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LE
PREMIER
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Depuis que la deliberation fut faite parmy les bergeres de Lignon, d’aller
dans trois jours toutes ensemble visiter la desguisée Alexis, Amour qui se
plaist à tourmenter avec de plus cuisantes peines, ceux qui le servent,
& qui l’adorent avec plus de perfection, commença de faire ressentir à
la bergere Astrée de certaines impatiences, qui se pouvoient dire aveugles,
& des quelles elle eut pu
malaisément donner quelque bonne raison : car l’on en eust bien peut-estre
trouvé quelqu’une au violant desir qu’elle avoit de voir Alexis, parce qu’on
luy avoit rapporté que son visage ressembloit à celuy de Celadon, si la
resolution de l’aymer n’eust point d’abord preocupé l’esprit de cette sage
fille, ou plustost si cette resolution n’eust point esté devancée par une
amour desja grande & impatiente : & sans doute l’on peut dire
qu’elle estoit née cette nouvelle Amour, puis que tous les effects qu’une
naissante affection a accoustumé de produire, se trouvoient dés lors en
l’ame de cette nouvelle Amante, de sorte que les trois jours qui avoient
esté pris pour faire ce tant aggreable voyage, & qu’elle nommoit trois
siecles de longues & fascheuses années, luy sembloient si longs, qu’elle
eut bien voulut que sa vie eut esté d’autant abregée, pourveu que le jour si
desiré vint tant plustost luy donner le contentement qu’elle esperoit : Mais
lors qu’Alexis sceut par son frere, que veritablement Astrée devoit la
visiter dans si peu de temps, quel sursaut fut celuy de cette déguisée
Druyde ? Elle ressentit tout à coup deux bien differentes passions, encores
qu’un mesme sujet les eut produites dedans une mesme ame : sa joye ne fut
pas petite de penser que dans si peu de jours elle joüyroit de l’agreable
veuë de sa bergere, & pourroit l’entretenir, encore que sous ces habits
empruntez : mais sa crainte n’estoit guere moindre, quand elle pensoit que
si elle estoit recognuë, sa maistresse auroit occasion de l’accu ser de desobeyssance, & d’avoir
contrevenu à ses commandemens, faute qu’elle n’eust voulu commettre pour la
perte mesme de sa vie, & reproche qu’elle n’eust pu souffrir sans la
mort : Car ayant conservé son affection jusques en ce temps-là, pure &
exempte de toute sorte de blasme, elle eut beaucoup plustost choisi de
n’estre plus, que de la noircir de la moindre tache d’infidelité, ou de peu
de respect : Et toutesfois suivant la coustume de ceux qui ayment bien, elle
retenoit plus souvent ses pensers sur les agreables images que son espoir
lui representoit, que sur celles de la crainte, si bien qu’elle commença de
trouver le terme de trois jours trop reculé, & accusoit en son
impatience ceux qui l’avoient ainsi ordonné sans raison.
Que si Leonide qui sçavoit tous les secrets de son cœur, & qui sembloit
estre destinée à n’avoir jamais ce qu’elle desiroit, mais à contribuer
seulement toute sa peine, & toute son industrie au contentement
d’autruy, n’eut par ses doux entretiens, & par ses complaisances
ordinaires accourcy la longueur de ses jours ennuyeux, elle eut passé sans
doute une assez fascheuse vie : Mais combien cette attente eust-elle esté
beaucoup plus difficile à toutes deux, si le berger eust sceu l’impatience
d’Astrée, & si Astrée eust esté asseurée que ce n’estoit pas la
ressemblance de son berger : mais son berger mesme qu’elle verroit où elle
alloit chercher cette Druyde ? Et considerez combien Amour est mauvais
maistre, & combien il paye mal la peine de ceux qui le servent : il
donne à ces Amants tout ce qu’ils
sçauroient desirer, car il fait qu’ils meurent d’amour l’un pour l’autre,
& il n’y a point de desir en leur ame plus ardent que celuy de cette
reciproque volonté : mais comme s’il estoit jaloux que les humains jouyssent
de ces contentemens, qui sont les plus grands que les Immortels puissent
avoir, il veut qu’ils ignorent le bien qu’il leur fait, & que dans cette
ignorance ils n’en jouïssent point. Car Celadon ayant esté si cruellement
condamné à un eternel bannissement, que pouvoit-il accuser de cette
injustice, que le changement de l’amitié de sa Bergere ? Et Astrée l’ayant
veu precipiter dans les eaux de Lignon ; & depuis ayant eu opinion que
son esprit estoit revenu vers elle lors qu’elle dormoit, que pouvoit-elle
penser, sinon que l’amour du Berger n’ayant pu souffrir la cruauté de son
commandement, il avoit recouru à la mort pour fuir l’insupportable sentence
de son courroux ? Et cette consideration la tourmentoit de si grands
repentirs, qu’elle estoit fort peu souvent seule, qu’incontinent les
souspirs ne tesmoignassent le regret de son ame : & les larmes, le
cuisant desplaisir qu’elle en avoit.
Le jour en fin tant impatiemment desiré fut devancé & par cette nouvelle
Druyde, et & par la nouvelle Amour d’Astrée, parce que toutes les deux
ne pouvant attendre le lever du Soleil, sortirent du lict dés la premiere
clarté de l’Aurore. Celadon qui fut le plus diligent, ne pouvant trouver
repos dans les plumes du sien, & accusant le Soleil d’être paresseux,
appelloit & con juroit l’Aurore
d’ouvrir promptement les portes du Ciel, afin de donner commencement à ce
jour bien-heureux, & si longuement attendu : & parce que sa lumiere
ne paroissoit point encore, il chanta dans le lict mesme tels vers.
SONNET
Sur une attente.
O Moments paresseux trainez si lentement :
O jours
longs à venir, longs à clorre vos heures,
Qui vous tient endormis
en vos tristes demeures ?
Vous souliez autresfois couler si
vistement.
O Ciel qui traines tout avec ton roullement,
Et qui
des autres Cieux les cadences mesures,
Dy moy qu’ay-je commis,
& par quelles injures
T’ay-je fait allantir ton leger
mouvement ?
Moments vous estes jours, jours vous estes années,
Qui de vos pas de plomb n’estes jamais bornées,
Que les siecles
plus longs vous n’alliez égalant.
Penelope de nuict deffaisoit sa journée,
Je croy que
le Soleil va ses pas rappellant
Pour prolonger le jour, & ma
peine obstinée.
Cependant que le berger se plaignoit de ceste sorte, le temps s’escouloit,
& peu à peu faisoit approcher l’heure de la premiere clarté du jour, qui
ne donna pas si tost par les vitres dans sa chambre, que de berger devenu
Druyde, en prenant les habits d’Alexis, elle laissa le nom de Celadon pour
celuy de la fille d’Adamas. Trop heureuse en ce changement si elle eut pu
aussi se despoüiller de la passion qui la faisoit déguiser de cette sorte !
Mais le cœur de Celadon, qui sous ces habits empruntez, ne laissoit de luy
demeurer dans l’estomach, n’eut jamais consenty à ce change, non pas mesme
quand la mort l’eut voulu ravir du lieu où il estoit. Vestu donc des habits
d’Alexis, aussi tost que la porte du logis fut ouverte, il s’en alla tout
seul dans un petit boccage qui regardoit sur la plaine, & d’où se
pouvoit remarquer presque tout le cours de la delectable Riviere de Lignon :
mais aussi-tost qu’il y eut jetté les yeux dessus, combien les arresta-t’il
promptement sur l’endroit où demeuroit Astrée, & se representant
l’heureuse vie qu’il avoit passée en ce mesme lieu, lors qu’en ses propres
habits, & non point sous un nom emprunté, il luy estoit permis d’estre
auprés de sa bergere. Que de souspirs luy desroba cette pensée, & que
d’agreables souvenirs luy remit-elle en la memoire ! Il s’alloit une à une
redisant les favorables responces, qu’à diverses fois sa bergere luy avoit
faites, lors que quelquefois pressé d’amour il la supplioit de luy donner
quelque asseurance de sa bonne volonté, ou quand la crainte le geloit, de
peur qu’en fin la haine de leurs parens
ne prevalut par dessus ses services ; là ne furent oubliées les traverses
d’Alcipe & d’Hippolyte, ny les contrarietez d’Alcé, ny le courroux de
leurs parens, ny les longs voyages qu’on luy avoit fait faire, ny les
finesses que l’Amour luy avoit enseignées, ny la constance qu’Astrée avoit
tousjours fait paroistre en toutes les difficultez qui s’estoient
presentées, ny bref une seule chose qui luy pust tesmoigner qu’elle l’avoit
aymé. Et apres considerant ce qui luy estoit avenu, lors qu’elle le bannit
de sa presence, & cherchant des yeux le lieu malheureux où il receut
cette rigoureuse ordonnance : Le voilà bien, dit-il, le monstrant du doigt,
l’endroit destiné à me ravir tous mes contentemens, & à donner naissance
à tous mes ennuis : Mais, s’escrioit-il apres estre demeuré quelque temps
les bras croisez & sans dire mot, Mais est-il possible que d’une si
grande affection il soit procedé une si grande hayne, d’une si grande
constance un si grand changement, & d’un si grand bonheur un desastre si
peu attendu ? Et lors se taisant comme s’il eust consideré avec admiration
la difference qu’il y avoit de sa vie passée à celle qu’il alloit trainant ;
Et bien, reprenoit-il un peu apres, & bien elle est veritablement
tres-grande cette difference que tu admires, mais tu en dois estre moins
estonné, de voir que tu sois encore en vie, apres avoir perdu tout ce qui te
pouvoit donner quelque volonté de vivre.
Astrée cependant qui de toute la nuict n’avoit pu clorre l’œil, ne vit pas
plustost paroistre la premiere blancheur de l’Aurore, que se jet tant à bas du lict, elle s’habilla en
diligence, & s’en alla avec la mesme haste trouver ses compagnes, qui
n’ayans pas tant de passion qu’elle, reposoient aussi avec moins
d’inquietude : Et quoy qu’en y allant elle vid Silvandre au carrefour de
Mercure, qui estoit couché dessus les marches du Terme ; si est-ce que pour
ne perdre un moment de temps, elle ne voulut parler à luy, à fin d’estre
plustost vers ces deux cheres amies, qu’elle croyoit bien encores treuver
endormies, mais qu’elle esperoit de faire haster tant plustost qu’elle y
seroit. Et d’effect les ayant treuvées bien avant encores dans leur sommeil
(car expressément ce jour elles avoient couché ensemble) elle les éveille,
les appelle paresseuses, & pour leur donner occasion de se lever plus
promptement, leur jette en terre & couvertes & linceuls, les
laissant beaucoup plus estonnées de voir faire une telle action à cette
Bergere, que non pas de se trouver nuës dessus le lict : mais elle estoit
excusable, puis qu’une plus forte passion que n’estoit pas son humeur l’y
contraignoit. O Silvandre ! que tu eusses eu d’obligation à cette Bergere,
si interrompant tes pensées elle t’eust emmené avec elle pour tesmoing de
cette action ? Juge quel effect cette veuë eust causé en toy, puis qu’Astrée
voyant ces beautez en demeura ravie ? Et dit en souspirant, Ha ! Diane, si
vous eussiez esté la troisiesme dans le Temple, pour certain Celadon vous
eust donné la pomme, & ce jour-là n’eust pas esté le commencement de
nostre malheureuse amitié. Astrée, luy respondit-elle, vous estes à ce matin si peu sage, que je ne sçaurois
croire vostre jugement estre bon : aussi est-ce le moindre de mes soucis,
que celuy de la beauté, n’y ayant plus rien au monde qui me la puisse faire
desirer. Si est-ce, respondit Astrée, que venant icy, j’ay rencontré une
personne, qui, je m’asseure, esliroit plustost la mort, que de souffrir la
continuation de cette volonté en vous : Et si vous l’aviez veu comme moy,
renversé dessus les marches du Terme de Mercure, les bras croisez, & les
yeux tendus contre le Ciel, vous croiriez que je ne ments pas. Je sçay bien,
dit-elle, que vous voulez parler de Silvandre : mais, ma sœur, ne
sçavez-vous que c’est par gageure ? Les feintes, repliqua Astrée, ne donnent
jamais de si veritables passions, & tenez moy pour la plus ignorante
personne du monde en ceste science, si Silvandre ne vous aime passionnément,
& si cette amitié, quelque traictement que vous luy puissiez faire, ne
l’accompagne dans le cercueil : Car ces personnes melancoliques, & qui
sont lantes & tardives à aimer, quand une fois elles s’esprennent,
jamais plus leur amour ne s’esteint. Je vous avouë, ma sœur, respondit
Diane, que dés le commencement que cette gageure se fit, j’eus cette mesme
apprehension ; & n’eust esté que je cogneus que vous le vouliez ainsi,
jamais je n’y eusse consenty, sçachant assez combien ces feintes sont
dangereuses, & combien sont importuns la pluspart de ceux qui aiment,
desquels ordinairement l’opiniastreté procede de vouloir vaincre ce qu’ils
jugent de plus malaisé : mais puis
que le mal de ce Berger est procedé de la permission que vous luy avez fait
avoir de moy, je suis resoluë qu’aujourd’huy sera le dernier jour qu’il en
aura le congé : car en la presence d’Alexis & de Leonide, je donneray le
jugement de Philis & de luy : aussi bien les trois Lunes sont escoulées,
& le retardement que j’y ay mis n’a esté que pour le desir que j’avois
que la Nymphe vist la fin de cette action, comme desja elle avoit assisté au
commencement. Astrée se teut pour ne luy desplaire : mais Philis prenant la
parole. Et quoy ma sœur, luy dit-elle, avez vous opinion que quand vostre
jugement sera donné, s’il vous ayme, il cesse de vous aymer ? J’ay opinion,
respondit Diane, qu’il ne parlera pas à moy de la sorte qu’il a fait, &
que s’il m’ayme, il en aura toute la peine. O Diane, repliqua Philis, que
vous l’entendez mal : A cette heure vous pouvez feindre, que tout ce qu’il
vous dit, c’est pour nostre gageure, au lieu que quand cette excuse n’y sera
plus, vous serez obligée de recevoir ses paroles à bon escient. Je sçay
bien, reprit Diane, que ce que vous dites est vray : mais s’il parle à moy
autrement qu’il ne doit, je le traitteray en façon qu’il n’y retournera pas
la seconde fois. Philis alors se mettant à rire, O ma compagne, luy
dit-elle, nous en avons bien veu d’autres qui avoient faict ces mesmes
resolutions, & qui en fin ont esté contraintes de les changer : car
dites moy je vous supplie, s’il continuë à vous en parler apres la premiere
defence que vous luy en ferez, que sera-ce pour cela ? le tuerez-vous s’il y
contrevient ? Je ne le tueray pas,
respondit Diane, mais je parleray bien à luy, de sorte que s’il m’ayme, il
craindra de ne me plus importuner, & s’il ne m’ayme pas, il plaindra la
peine de feindre plus avant. Au contraire, luy repliqua Philis, s’il ne vous
ayme pas, il ne se souciera guere de vous déplaire, & s’il vous ayme,
son affection l’empeschera de vous obeyr en ce qui contrevient à son amour :
car, ma sœur, soyez asseurée qu’une violente passion peut bien estre
contrariée, mais non pas effacée entierement : vous verrez qu’il obeyra
peut-estre quelque temps à vos rigoureuses deffences : mais peu apres il
rompra toutes considerations, & comme un torrent qui rencontre en son
cours quelques empeschemens, au commencement s’arreste, puis peu à peu se
renforçant, non seulement il emporte cette deffence, mais surmontant ses
propres bords, inonde, & assable tous les champs d’alentour ; De mesme
dis-je, vous verrez qu’apres s’estre contraint quelques jours, son affection
l’emportera par-dessus toutes vos deffences, & Dieu vueille que ce ne
soit avec tant de violence que chacun ne le recognoisse. Et si cela avient,
comme vous devez croire qu’il aviendra, qu’est-ce que vous luy ferez de
plus, que de renouveller encores ces premieres deffences ? Je veux bien
qu’elles soient plus rigoureuses, mais en fin ce ne seront que des paroles,
& croyez moy qu’elles ont fort peu de force sur ceux qui aiment, comme
je croy que fait Silvandre. Ma sœur, adjousta froidement Diane, je n’ay
encores jamais veu de ces opiniastres dont vous parlez, & quand j’en ren
contreray, je chercheray les
moyens de m’en défaire, ne croyant pas que le Ciel nous ait fait si
miserables, que nous ayant desnié la force, il ne nous ait donné la prudence
pour nous pouvoir conserver. Ainsi alloient discourant ces belles Bergeres
cependant qu’elles s’habilloient, & desja estans prestes, apres avoir
donné la charge de leurs trouppeaux à quelques jeunes enfans qui demeuroient
au logis, elles s’acheminerent au carrefour de Mercure, où chacun se devoit
assembler, pour apres s’en aller au Temple de la bonne Deesse, & de là
vers Alexis. Silvandre avoit devancé tous les autres, comme celuy qui
n’avoit contentement que quand il voyoit Diane, ou quand, sans estre
interrompu, il pouvoit entretenir ses pensées. Lors qu’elles y arriverent,
ce Berger chantoit, & estoit tellement ravy en son imagination,
qu’encores qu’elles fussent tout aupres de luy, si est-ce qu’il ne les
appercevoit point. Les paroles qu’il disoit estoient telles :
SONNET,
Qu’il ayme en lieu trop haut.
Mon cœur qui t’eslevant d’un vol trop temeraire,
Ne
vois de ton desir la fole trahison,
Et qui sans y penser avales le
poison
Sous un sucre trompeur, que penses-tu de faire ?
Mon cœur ne vois-tu pas qu’il seroit necessaire
Pour
trouver quelquefois à ton mal guerison,
De nous hausser plus haut
que ne veut la raison,
Ce garçon imitant, qui ne creut à son
pere.
Je voy bien que tu dis, qu’en un sujet si beau,
Il
vaut mieux que la mer nous serve de tombeau,
Et qu’Amour dans la
perte a mis la recompense.
O mon cœur ! il est vray, je ne t’en dédis pas :
Mais
pour n’estre deceus, n’ayons donc esperance
De nul autre bon-heur,
que de ce beau trespas.
Diane le voyant en cest estat, cogneut bien qu’Astrée & Philis luy
avoient dit la verité, & qu’il se preparoit un grand combat pour elle,
parce que depuis la mort de Filandre, elle n’avoit jamais eu ressentiment de
bonne volonté, que pour ce Berger. Et toutesfois ne pouvant souffrir que
Silvandre la servist, pour estre une personne incognuë, elle se voyoit
contrainte d’user d’extreme rigueur contre l’affection de ce Berger, &
peut-estre en quelque sorte contre la sienne propre. Durant ces pensées,
Philis qui aymoit Silvandre, depuis qu’en partie il avoit esté cause de
faire cesser la jalousie de Lycidas, en eut pitié, & se tournant vers
Diane, luy dict fort bas en l’oreille. J’avouë, ma maistresse, que ce berger vous aime mieux que moy,
& je crains fort que si vous estes juste juge, je ne perde ma cause. Et
parce que Diane ne luy respondit rien, ayant l’esprit diverty ailleurs, lors
qu’il eust finy ses vers, elle feignit, selon sa coustume, de le vouloir
contrarier. Et quoy, Berger, dict-elle en le surprenant, faites-vous si peu
de conte de la compagnie qui est icy, que vous ne daignez seulement la
regarder ? Silvandre s’estant esveillé à cette voix, car il estoit dans ses
pensées, comme dans un profond sommeil, se releva promptement, & apres
avoir salüé ces Bergeres : J’avouë, dit-il, à ce coup, que Philis m’a
obligé, encores peut-estre que son intention ait esté au contraire. Vostre
ingratitude, respondit Philis, est si grande envers moy, que je ne
conseilleray jamais personne de vous obliger, puis que vous le recognoissez
si mal. Et puis continuant, Est-ce ainsi Berger, dit-elle, que vous me
remerciez de la peine que j’ay prise de vous advertir de vostre devoir, en
vous faisant avoir la veuë de ce que vous dites que vous aymez ? Quand ce ne
seroit que l’incivilité dont vous usiez, en ne rendant l’honneur à ces
Bergeres que vous leur deviez, encores me seriez vous infiniment redevable,
& devriez user d’autre recognoissance que vous ne faites. Silvandre
respondit froidement à cette Bergere, Vous me faictes souvenir, Philis, de
ces chevres, qui apres avoir remply le vaze de leur laict, donnent du pied
contre, & le cassent : car m’ayant en quelque sorte obligé, vous rompez
cette obligation par les reproches dont vous usez envers moy ; &
d’autant qu’elles me sont aussi
difficiles à supporter, qu’il m’est impossible de ne recognoistre une grace
lors que je l’ay receuë, je suis contraint de leur respondre, apres avoir
avoüé encor une fois pour ma satisfaction que je vous suis redevable, mais
non pas tant que vos paroles nous veulent persuader : car qu’est-ce que je
vous dois, & qu’avez-vous fait pour moy ? cela mesme que feroit l’aboy
de Driopé, si quelqu’un survenoit quand Diane est endormie. Je confesse
toutesfois que la peine que vous y avez prise merite d’estre recognuë, mais
quelle recognoissance vous doit-on ? celle-là mesme que Diane a accoustumé
de faire à son cher Driopé, lors qu’il a faict quelque chose qui luy a esté
agreable ? que si vous luy demandez quelle elle est, elle vous dira que pour
toute recompense elle luy met la main sous le menton, l’approche de sa joüe,
& luy donne deux ou trois petits coups sur la teste : Puis que vous
n’avez rien fait davantage pour moy, vous devez estre contente du mesme
payement. Astrée & Diane ne se peurent empescher de rire de cette
plaisante responce, & Lycidas mesme qui y estoit survenu en mesme temps,
lors que Diane ayant repris son haleine, dit à Silvandre, Encores oubliez
vous, Berger, que quelquefois pour le caresser d’avantage, je luy crache au
nez. S’il ne tient qu’à cela, ma maistresse, dict Silvandre, que je ne sorte
de l’obligation que je luy ay, j’y satisferay tout à cette heure : & à
ce mot il s’avança, faisant semblant de luy vouloir prendre le dessous du
menton, mais elle se recula, & feignant un visage severe, dit au Berger,
Si vous satisfaites à toutes vos
debtes avec mesme monnoye, je suis d’avis que ceux à qui vous devez vous en
quittent aussi bien que je fay, puis que le payement en est si mauvais :
& toutesfois, ingrat, si ne pouvez vous nier que l’obligation que vous
m’avez ne soit grande, quand ce ne seroit que pour avoir changé vos
fascheuses pensée. en la veuë de cette belle Diane. Cette obligation,
dit-il, est grande, si vostre intention est telle que vous la dites : mais
parce que tout present qui vient de l’ennemy, peut estre soupçonné de
trahison, pourquoy ne diray-je qu’en ce bien que vous m’avez fait, vostre
dessein a esté tout au contraire ? Et quel, repliqua Philis, pourroit-il
avoir esté ? Vous avez peut-estre pensé, dit-il, que les rigueurs de ma
Maistresse, me donneroient plus de peine que l’incertitude de mes pensées,
ou bien, parce que vous sçavez que plus on void la chose aymable, & plus
l’amour s’en augmente : vous avez creu ne me pouvoir faire mourir plus
promptement qu’en me faisant voir cette Bergere, afin d’en faire de sorte
augmenter ma flamme, qu’il n’y ait plus d’esperance de salut pour moy. Mais
Philis, ne croyez pas que je refuse cette mort, puis que je sçay bien que je
ne la puis eviter, & qu’il n’y a vie qui soit plus desirable.
Cette dispute eust bien plus longuement duré entre ce Berger & cette
Bergere, n’eust esté qu’ils virent desja assez pres d’eux une grande
trouppe, qui se venoit assembler au carrefour de Mercure, pour de là s’en
aller tous ensemble voir Alexis. Et parce que pour se desennuyer ils alloient chantant tour à tour,
Silvandre se teust pour escouter un Berger, qui disoit tels vers, &
lesquels il sembloit que Diane fut bien aise d’escouter, tant pour la
douceur de la voix de celuy qui les chantoit, que pour mettre fin à leur
discours avant que toute la trouppe fut arrivée.
STANCES
Contre une Bergere inconstante.
I.
Esprit plus dangereux que la mer n’est à craindre,
Et
de qui l’amitié m’apprend à desaimer :
N’esperez que vos feux
puissent plus r’allumer
Ce qu’ils pûrent estaindre :
C’est un
peu sage Nocher,
Qui battu de mesme orage,
Contre le mesme
rocher
Se perd d’un second naufrage.
II.
Vous estes plus glissant qu’un glacé precipice,
Plus
on vous veut serrer, & moins on vous estraint :
Malheureux est
celuy que le Ciel a contraint
A vous faire service :
Vous estes pour son
tourment,
Luy Sisiphe, & vous la roche
Qui retombe
incessamment,
Quand du sommet elle approche.
III.
Vostre ame qui sans chois brusle de toute flame,
Sous
tant de divers feux estouffa mon ardeur,
Par un contraire effect,
produisant la froideur
Dont se gele mon ame :
Par des
contraires, en l’air
On oit gronder le tonnerre,
Qui devancé
d’un esclair
Fait trembler toute la terre.
IIII.
Ce n’est donc sans raison, si dénouant mes chaines,
Je sorts de la prison où j’ay languy pour vous :
Je vivray bien
contant de faire voir à tous
Que vos armes sont vaines :
Et
pour marque de vainqueur,
Je paindray pour mes trophées
Des
flames dessous un cœur :
Mais des flames estouffées.
Ce Berger qui chantoit, fut bien tost recogneu pour estre Corilas, qui se
souvenant encores des tromperies de Stelle, ne pouvoit cacher la haine que
veritablement il avoit conceuë contre elle. D’autre costé, la Bergere apres
l’avoir recherché, & recogneu qu’elle y perdoit son temps, changea aussi
son amitié en haine : Ce qui estoit
tellement recogneu de chacun, que l’on les nommoit ordinairement les amis
ennemis : à ce coup la Bergere ne luy respondit point, parce qu’au mesme
temps qu’elle voulut ouvrir la bouche, Hylas se mit à chanter tels vers, qui
sembloient avoir esté faicts aussi bien pour sa deffence, que pour celle de
l’humeur du berger qui les chantoit.
SONNET,
D’aymer en divers lieux.
Si l’Amour est un bien comme on nous faict entendre,
Le bien communiqué, ce me semble, vaut mieux.
Qui sera le Timon
severe & sourcilleux
Qui reprendra le mien, plus je pourray
l’estendre ?
Si c’est un mal aussi, qui me sçauroit deffendre
De
finir promptement ce qu’on dit vicieux ?
Soit donc ou bien ou mal
d’aymer en divers lieux,
Ou de cesser d’aymer, nul ne me peut
reprendre.
Les Cieux s’aiment entr’eux, & d’un lien d’aimant
L’un avec l’autre Amour estraint chasque Element.
Et n’aymeray-je
pas, ne voyant rien qui n’ayme ?
La Nature en changeant se rend belle çà bas.
Rien
n’est en l’Univers qui ne change de mesme :
Et voyant tout changer,
ne changeray-je pas ?
A ces dernieres paroles cette troupe se trouva si pres d’Astrée & de ses
compagnes, qu’elles se vindrent salüer & donner le bon-jour, & par
ainsi l’on cessa de chanter pour se demander des nouvelles les unes aux
autres, & sçavoir comme la nuict avoit esté passée parmy elles : un seul
Hylas faisoit paroistre de ne se guere soucier de tout ce qu’elles
faisoient, & s’adressant à Silvandre : Eh mon amy, luy disoit-il, &
n’y a-t’il personne icy qui sçache aymer que moy ? Que s’il y en a quelque
autre, à quoy vous amusez vous tous de perdre ainsi le temps en ces petites
niaiseries, au lieu de l’employer à s’en aller vitement vers la belle
Alexis ? Je m’asseure, respondit Phylis, qui l’ouyt, que nous y serons assez
tost pour avoir le loisir d’y employer toute ta constance : Vous vous
trompez, mon ennemie, respondit Silvandre, il a raison de nous haster,
autrement il est dangereux que la fin de son amour ne devance le
commencement de nostre voyage. Tu penses peut-estre, dict Hylas, me blasmer
fort, en disant que je n’ayme pas long-temps ; & au contraire je tiens
que c’est l’une des plus grandes loüanges que tu me puisses donner : car
dy-moy Silvandre, celuy qui en un quart-d’heure fait plus de chemin qu’un
autre en tout un jour, n’est-il pas estimable ? & le Masson qui bastit
une maison en un mois, qu’un autre
n’oseroit entreprendre en un an, n’est-il pas tenu pour meilleur maistre ?
Si tu voulois rendre, respondit Silvandre, ton Amour un laquais, je pense
que plus il pourroit aller viste, & plus il seroit estimable : mais pour
le Masson duquel tu parles, tu te trompes Hylas, à croire celuy qui se
diligente le plus estre le meilleur artisan : car ce nom doit estre donné à
celuy qui faict le mieux ce qu’il entreprend, & non pas à qui s’en
depesche plustost, parce que ceux cy gastent presque ordinairement l’ouvrage
où ils mettent les mains. Hylas vouloit respondre lors que toute cette belle
compagnie commença de s’acheminer vers le temple de la bonne Deesse, où
Chrisante les attendoit à disner, parce que cette venerable Druyde ayant
sçeu leur deliberation, & voulant elle aussi rendre ce devoir à la belle
Alexis, elle avoit prié ces belles & discrettes bergeres de passer à
Bon-lieu, affin de se mettre dans leur trouppe. Les bergeres qui creurent
cette compagnie leur estre fort honorable, ne luy voulurent refuser ceste
requeste ; & par ainsi Silvandre à ces dernieres paroles rompit
compagnie à l’inconstant Hylas, pour prendre Diane sous les bras, & luy
aider à marcher, plein de contentement de se voir aupres d’elle sans que
Paris y fut : Que si alors la deguisée Alexis eut eu la veuë assez bonne,
elle les eut bien pu voir partir du carrefour de Mercure, parce qu’estant en
ce petit boccage relevé, elle n’avoit jamais pu oster les yeux de l’endroit
où elle pensoit que fut alors la belle Astrée, si ravie en ses pensées,
qu’il sembloit que sa veuë fut at
tachée où elle regardoit, sans faire autre action qui montrast qu’elle fut
en vie, sinon qu’elle respiroit, ou pour mieux dire souspiroit de tant en
tant.
Cette pensée l’eust longuement entretenuë si Leonide ne l’en eust divertie :
Ceste Nymphe qui ne pouvoit assez bien amortir ces flames qui la souloient
brusler pour Celadon, se plaisoit de sorte en la compagnie d’Alexis, qu’elle
ne l’abandonnoit que le moins qu’il luy estoit possible. Et parce que le
sage Adamas avoit bonne memoire de ce que Silvie luy en avoit dit, encores
qu’il recogneust assez l’extréme affection que le berger portoit à la belle
Astrée, si ne pouvoit-il s’empescher de vivre en une peine extréme, sçachant
bien que sa niepce n’estoit pas si peu agreable, qu’elle ne peust pour
quelque temps faire oublier à un jeune cœur tous les devoirs de la loyauté :
Et ceste consideration eust bien eu tant de force sur luy, que jamais il
n’eust permis que ce jeune berger fust entré en sa maison, sous le nom &
les habits de sa fille Alexis, si l’Oracle ne luy eust promis que quand
Celadon auroit son contentement, sa vieillesse aussi seroit contente pour
jamais : car y estant si fort interessé, il choisist plustost la peine de
veiller de pres les actions de l’une & de l’autre, que de perdre le bien
que le Ciel luy en promettoit. Et parce qu’il ne pouvoit tousjours estre
aupres d’elles, d’autant que les affaires & domesticques &
publicques l’appelloient bien souvent ailleurs, il avoit commandé à Paris de
ne les abandonner que le moins qu’il pourroit, de peur qu’Alexis ne s’ennuyast si elle demeuroit
seule.
Ce matin, aussi tost qu’il sceut qu’elles estoient hors du logis, & que
Paris trop long à s’habiller n’estoit avec elles, il sortit incontinent
apres, & suyvant sa niepce, fut presque aussi tost qu’elle dans le
boccage, où Alexis avoit desja quelque temps entretenu ses pensées. Le bruit
que la Nymphe fit en arrivant fut cause que Celadon tourna le visage vers
elle, & qu’il aperceut la venuë du Druide, à qui elle portoit un si
grand respect, qu’encores qu’elle eust mieux aimé demeurer seule pour avoir
plus de commodité de penser en Astrée.: si est-ce que feignant le contraire,
elle l’alla treuver & luy donner le bonjour, avec un visage plus joyeux
que de coustume, dequoy Adamas s’estant pris garde, apres luy avoir rendu
son salut, il luy dict, Que le bon visage qu’il luy voyoit à ce matin, luy
estoit un presage que ceste journée luy seroit heureuse. Dieu vueille, mon
Pere, respondit Alexis, que vous en receviez du contentement : car quant à
moy je n’en espere point que par ma mort : que si vous me voyez plus joyeuse
que de coustume, c’est que tous les jours que je paracheve, il me semble
avoir aproché d’autant la fin du supplice que la fortune m’a ordonné ;
imitant en cela ceux qui sont contraints de faire un long & penible
voyage, & qui tous les soirs quand ils sont arrivez à la fin d’une
journée, content la quantité des lieuës qu’ils ont faictes, leur semblant
que c’est autant de diminué de la peine qu’ils doivent avoir. Le Druide luy
res pondit froidement : Mon enfant,
ceux qui vivent sans esperance d’allegement en leurs miseres, offensent non
seulement la providence de Tautates, mais aussi la prudence de ceux qui ont
pris le soing de leur conduite : Et en cela j’aurois occasion de me plaindre
doublement de vous, d’un costé pour le tiltre de Druide que j’ay en ceste
contrée, à cause de l’offense que vous faites à Dieu, & de l’autre,
comme Adamas, de celle que vous me faites, puis que l’Oracle vous a remis
entre mes mains. Mon Pere, respondit Alexis, je serois tres-marry d’offencer
nostre Tautates, ny vous aussi : & si mes paroles n’ont peu me bien
expliquer, je vous diray que mon intention n’a pas esté de douter de la
providence de nostre grand Dieu, ny de vostre prudence : mais ouy bien de
croire que sa volonté n’est pas de me donner jamais contentement tant que je
vivray, & que mon malheur est si grand qu’il surpasse toute la prudence
des humains. Il faut que vous sçachiez, reprit Adamas, que la mécognoissance
d’un bien receu, faict bien souvent retirer la main du bien-faicteur, &
la rend plus chiche qu’elle n’estoit auparavant : Prenez garde que vous ne
soyez cause que le Ciel en fasse de mesme, car vous recognoissez si mal
celuy qu’il commence de vous faire, qu’avec raison vous pouvez craindre
qu’au lieu de continuer, il ne vous charge de nouveaux supplices. Ne
considerez-vous point qu’ayant demeuré perdu si longuement dans un sauvage
rocher, où il n’y avoit que luy & vous, qui vous y sceussiez, il y a
conduit par ha zard Silvandre pour
vous donner quelque consolation ? Et pour la rendre encores plus grande,
n’a-t’il pas fait qu’Astrée mesme vous y soit allé treuver : que vous l’ayez
veuë, voire que vous l’ayez presque oüye, & les plaintes qu’elle faisoit
pour vous ? Quel commencement de bonheur pouviez vous esperer plus grand que
celui-là ? Je ne vous mets point icy en conte les visites de Leonide &
de moy, car peut-estre vous ont-elles esté importunes, mais si feray bien la
pensée qu’il me donna de vous conduire chez moy, sous le nom & sous les
habits de ma fille Alexis, parce que c’est de luy, sans doute, qu’elle
vint : d’autant que faisant dessein de vous remettre au comble de vos
felicitez, il a voulu que comme la fortune, sans que vous ayez fait faute,
vous a ravy vostre bien : de mesme il vous soit rendu sans que vous y ayez
en rien contribué. Et d’effect, quel commencement est celuy-cy ? Et croyez
vous que sans son ayde particuliere, ces habits qui vous couvrent peussent
abuser les yeux de tant de personnes ? Qui est-ce de tout vostre hameau,
mesme de vos amis plus familiers qui ne vous ait veu & mécogneu ? Il n’y
a pas jusques à vostre frere qui n’y ait esté trompé : Et là ne s’arrestant
les faveurs de Tautates, n’a-t’il pas mis en la volonté d’Astrée de vous
venir visiter ? Et pouvez vous desirer un commencement plus favorable pour
vostre restablissement ? Et toutesfois plein de mécognoissance, vous vous
plaignez, ou pour le moins ne recevez ces biens-faits de bon cœur : Prenez
garde, mon enfant, vous dis-je encor un coup, que vous ne le faciez courroucer, & que changeant les
biens aux maux, il n’appesantisse de force sa main sur vous, que vous ayez
juste occasion de vous douloir. Mon Pere, respondit Alexis, je recognois la
bonté de Tautates, & le soing qu’il vous plaist avoir de moy, mieux que
je ne le sçaurois dire, mais cela n’empesche pas qu’il ne me reste encores
assez de maux pour m’arracher de la bouche les plaintes que je fais : car je
suis comme le pauvre malade, que mille sorte de douleurs affligent tout à
coup, encores que l’on luy en oste quelques-unes, il luy en reste tant
d’autres, que les plaintes justement lui peuvent bien estre permises.
Le Druide luy vouloit respondre lors qu’il vid venir Paris : car de peur
qu’il n’entendist leur discours, & que par ce moyen il recognust que
ceste Alexis déguisée n’estoit pas sa sœur, il fut contraint de remettre à
une autrefois ce qu’il luy vouloit dire : Et cependant la prenant par la
main, & se mettant entre-elle & Leonide, il commença de se promener
parmy ce boccage, feignant de n’avoir point veu Paris, qui arriva presque en
mesme temps : mais si propre en ses habits de Berger, qu’il estoit aisé à
cognoistre qu’Amour avoit esté celuy qui ce matin l’avoit habillé : Il est
vray que s’il y avoit esté soigneux, Leonide qui en se flattant avoit
opinion que sa beauté ne devoit guere ceder à celle d’Astrée, n’y avoit pas
espargné l’artifice ny tous les avantages qu’elle se pouvoit donner, affin
qu’Alexis la voyant ainsi parée, & faisant comparaison d’Astrée à elle,
la simplicité de l’habit de la Ber
gere ternist en quelque sorte sa beauté naturelle. Alexis seule vestue comme
de coustume sembloit ne se gueres soucier de cette visite, encore que ce
fust celle qui y avoit le plus d’interest : mais n’en voulant donner
cognoissance à personne, elle ne voulut rien adjouster à son habit
ordinaire ; outre qu’elle sçavoit assez que ce n’estoit plus la beauté qui
luy devoit redonner le bon-heur qu’elle desiroit, mais la seule fortune :
tout ainsi que seule & sans raison elle le luy avoit osté, &
toutefois en cet habit simple & sans artifice elle paroissoit si belle,
que Leonide n’en pouvoit oster les yeux.
Apres quelques propos communs, Paris qui estoit passionnément amoureux de
Diane, & qui pour luy estre plus agreable, avoit pris les habits de
Berger, ne pouvant attendre sa venuë, dit au sage Adamas, que s’il le luy
permettoit, il iroit volontiers treuver ces belles Bergeres qui devoient
venir visiter sa sœur, pour les conduire par un chemin plus court & plus
beau, qu’il avoit appris depuis peu. Le Druide qui sçavoit bien l’affection
qu’il portoit à Diane, & qui n’en estoit point marry, pour les raisons
que nous dirons cy apres, loüa son dessein, luy remonstrant que la
courtoisie entre toutes les vertus, estoit celle qui attiroit plus le cœur
des hommes, & qui estoit aussi plus propre & naturelle à une
personne bien née.. Avec ce congé, Paris prit incontinent le chemin de
Lignon, & descendant à grands pas la colline, quand il eust passé sur le
pont de la Bo[u]teresse, il suivit la riviere, prenant un petit sentier à
main droite, qui en fin le
conduisit dans le bois où estoit le vain tombeau de Celadon ; & passant
plus outre parvint au pré qui estoit devant le temple d’Astrée.: Mais à
peine avoit-il mis le pied dedans, qu’il aperceut à l’autre costé deux
hommes à cheval, dont l’un estoit armé, & avoit en la main droite un
gesse, en l’autre un escu, le heaume couvert par derriere d’un grand panache
blanc & noir, qui alloit flottant jusques aupres de la crouppe du
cheval, le corselet & les tassettes escaillées, & les mougnons
enlevez en muffles de lyons, qui sembloient de vomir la cane du brassal, la
cotte de maille descendant jusques aupres de la genoüilliere, où les greves
s’attachoient à boucles d’argent. Son espée mousse, & qui sembloit de se
tourner presque en demy cercle, pendoit à son costé attachée à l’escharpe,
qui luy servoit de baudrier, de la mesme couleur que le panache, & qui
rompuë en divers lieux ne sembloit estre que le reste des bois, & d’un
long voyage, aussi bien que son panache presque gasté des pluyes & des
ronces.
Aussi-tost que Paris l’apperceut, se souvenant de ce qui estoit autrefois
advenu à Diane, lors que Filidas & Filandre furent tuez, il se rejetta
dans le bois : & toutesfois desireux de sçavoir ce qu’ils feroient, les
alla accompagnant des yeux à travers les arbres. Il vid donc qu’aussi tost
qu’ils furent entrez dans le pré, & qu’ils eurent apperceu l’agreable
fontaine qui estoit à l’entrée du Temple, le Chevalier voulant mettre pied à
terre, l’autre, qu’il jugea estre son Escuyer, courant promptement, luy tint
l’estrieu, & print son cheval,
que débridant, sans respect du lieu, il laissa paistre l’herbe sacrée :
Cependant le Chevalier se coucha aupres de la fontaine, où s’appuyant d’un
coude, & s’estant deffait de l’autre main son heaume, prit deux ou trois
fois de l’eau dedans la bouche, & s’en refreschit & lava le visage.
Paris le voyant desarmé, creut que son intention n’estoit pas de faire du
mal à personne, & cette opinion luy donna la hardiesse de s’en approcher
d’avantage, se cachant toutefois le plus qu’il pouvoit dans l’espaisseur des
arbres, entre lesquels il vint si pres d’eux, qu’il pouvoit voir & ouyr
tout ce qu’ils faisoient & disoient. D’abord il remarqua que ce
Chevalier estoit jeune & beau, quoy qu’il parut en son visage une
extreme tristesse, & apres considerant ses armes, il jugea qu’il estoit
Gaulois, n’estans gueres differentes de celles qu’il avoit accoustumé de
voir, & de plus qu’il estoit amoureux : car il portoit, d’argent, à un
Tygre, qui se repaissoit d’un cœur humain, avec ce mot :
Tu me donnes la mort, & je soustiens ta vie.
Il eust peut-estre regardé toutes ces choses plus long-temps & plus
particulierement, s’il n’en eust esté empesché par les souspirs de ce
Chevalier, qui ayant tenu quelque temps les yeux immobiles sur la fontaine,
revenant en fin en luy mesme, comme d’un profond sommeil, avec des sanglots
qui sembloient de luy devoir arracher la vie : il vid que levant les yeux au
Ciel, il dit assez haut à mots interrompus, telles paroles :
SONNET,
C’est faute de courage que de supporter tant d’infortunes.
Faut-il encor se flatter d’esperance,
Faut-il encor
escouter ses appas ?
Faut-il encor marcher dessus les pas
De
cette folle & trompeuse creance ?
N’avons nous point encor la cognoissance
Que nostre
bien pend de nostre trespas :
Et que l’honneur desormais ne veut
pas
Que nous ayons plus longue patience ?
Ces maux, ces morts, ces tourmens infinis,
Jamais de
nous ne se verront bannis,
Et seulement nous vivrons à
l’outrage.
Celuy qui peut tant d’offences souffrir,
Sans
promptement se resoudre à mourir,
A bien un cœur, mais n’a point de
courage.
Ces paroles furent suivies de plusieurs souspirs, qui en fin changez en
sanglots, furent accompagnez d’un torrent de larmes, qui coulant le long de
son visage s’alloient mesler avec l’eau de la fontaine : Quelque temps apres
s’estendant du tout en terre, & laissant aller negligemment les bras, il
devint pasle, & le visage luy changea, de sorte que son Escuyer qui
avoit tousjours l’œil sur luy, le voyant en cet estat[,] de peur qu’il
n’évanoüyt, y accourut promptement, le mit en son giron, & luy jetta un
peu d’eau au visage, si à temps que n’ayant du tout perdu la cognoissance
& les forces, il revint plus aisément en luy-mesme : mais ouvrant les
yeux, & les haussant lentement contre le Ciel. O Dieux ! dit-il, combien
vous plaist-il que je languisse encores ? Et puis relevant les bras, il
joignit les mains sur son estomach, que ses yeux noyoient d’une si grande
abondance de larmes, que son Escuyer ne se peut empescher de souspirer : De
quoy s’appercevant : Et quoy Halladin, luy dit-il, tu souspires ! ne
sçais-tu pas qu’il n’y a personne au monde à qui il doive estre permis qu’à
moy, si pour le moins cette permission doit estre donnée au plus miserable
qui vive ? Seigneur, respondit l’Escuyer, je souspire à la verité, mais plus
pour voir un si grand changement en vous, que pour le desastre que vous
plaignez : Car estre trompé d’une femme, estre trahy d’un rival, que la
vertu s’acquiere des envieux, & que la fortune favorise quelquefois
leurs desseins, je ne trouve cela nullement estrange, puis que c’est presque
l’ordinaire : mais je ne me puis
assez estonner de voir ce courage de Damon, que jusques icy j’ay creu
invincible, & duquel vous avez rendu tant de preuves, & pour lequel
vous avez tant esté estimé & redouté des amis & des ennemis, flechir
à cette heure, & se laisser abbatre sous un accident si commun, &
auquel les moindres courages ont accoustumé de resister. Est-il possible,
Seigneur, que quand ce ne seroit que pour ne point mourir sans vengeance,
vous ne vueilliez vous conserver jusques à ce que vous ayez treuvé Madonthe,
pour en sa presence tirer raison de ceux qui sont cause de vostre
desplaisir ? Considerez pour Dieu qu’une calomnie qui n’est point averée
tient lieu de verité, & que cela estant, Madonthe a eu raison de vous
traitter comme elle a fait. A ce nom de Madonthe, Paris vid que le Chevalier
reprenoit un peu de vigueur, & que tournant les yeux à costé, comme
essayant de regarder celuy qui parloit à luy : Il luy respondit d’une voix
assez lente, Ah ! Halladin mon amy, si tu sçavois de quels supplices je suis
tourmenté, tu dirois que c’est faute de courage, pouvant mourir, de les
souffrir plus longuement : Dieux qui voyez & oyez mes injustes douleurs,
& mes justes plaintes, ou donnez-moy la mort, ou ostez-moy la memoire de
tant de desplaisirs. Les Dieux, respondit l’Escuyer, se plaisent autant à
favoriser de leurs graces ceux qui essayent avec courage & prudence de
s’ayder eux-mesmes en leurs infortunes, qu’à combler de disgrace ceux qui
perdant & le cœur & le jugement, ne sçavent recourir qu’aux prie res & aux vaines larmes. Pourquoy
pensez vous qu’ils vous ayent donné une ame plus genereuse qu’à tant
d’autres personnes ? Croyez-vous que ce soit pour en user, & vous en
servit seulement aux prosperitez, ou aux rencontres de la guerre ? C’est,
Seigneur, pour en produire les effects en toutes les occasions qui se
presentent, & principalement aux adversitez : afin que ceux qui verront
ces vertus en vous, loüent les Dieux d’avoir mis en un homme tant de
perfections, & que les considerant en vous, ils ayent cognoissance de
celle de l’ouvrier. Et voudriez-vous maintenant trahir leur intention, &
les esperances que chacun a eu de vous ? Je me souviens, Seigneur, d’avoir
ouy dire à ceux qui vous ont veu en vostre enfance, & en vostre plus
tendre jeunesse, que dés le berceau vous donniez cognoissance d’un courage
si relevé, & si genereux, que chacun jugeoit que vous seriez en vostre
temps exemple à chacun d’une ame invincible : Et voudriez-vous bien pour si
peu démentir de si favorables jugemens ? Plusieurs femmes ont creu chose
honteuse de flechir aux coups de la fortune : Et quoy qu’elles soient d’un
naturel soubmis & flechissant, si est-ce que s’estans vertueusement
opposées à ses desseins, elles l’ont bien souvent contrainte de les changer.
Et vous qui estes nay homme, dont le seul nom vous commande d’estre
courageux, vous qui estes Chevalier nourry parmy les plus durs exercices de
la guerre, Vous qui vous estes acquis tant de reputation dans les plus
grands perils ? Vous dis-je, en fin qui estes ce Damon, qui n’a jamais rien treuvé de trop
hasardeux, ny de trop difficile pour la grandeur de son courage, vous
laisserez vous tellement abatre par cet accident, & abatu perdrez vous
de sorte le courage, que vous vueilliez mourir sans faire une seule action,
je ne diray pas digne du nom que vous portez de Chevalier, mais de celuy-là
d’homme seulement ? Halladin, Halladin, respondit le Chevalier en
souspirant, toutes ces considerations seroient bonnes en une autre saison,
ou à un autre homme que je ne suis pas. Helas ! quelle action puis-je faire
qui me contente, sinon de mourir, puis que toutes les autres desplaisent à
celle pour qui seule je veux vivre ? Tu sçais bien que Madonthe est la seule
chose que je desire : mais puis qu’elle est perduë pour moy, que veux-tu que
je desire que la mort, si je n’ay plus d’esperance de treuver quelque
relasche à mes peines, qu’en elle seule ? Mais comment sçavez-vous,
respondit l’Escuyer, que cette Madonthe soit perduë pour vous ? Mais
toy-mesme, dict le Chevalier, comment sçais-tu qu’elle ne le soit pas ?
Permettez-moy, repliqua-t’il, de vous dire que je le puis mieux sçavoir que
vous : Car, Seigneur, quand vous me commandâtes de luy porter vostre lettre,
& la bague de Thersandre, & à la meschante Leriane le mouchoir plein
de vostre sang, je les rencontray de fortune ensemble ; & quoy que la
perfide & malheureuse qui est cause de vostre mal, demeurast immobile au
message que je luy fis de vostre part, si est-ce que j’aperceu premierement
paslir Madonthe, puis trembler, & en fin voyant vostre sang, & oyant vostre mort, elle fust
tombée de sa hauteur si on ne l’eust soustenue, tant elle fut surprise de
douleur : Et si je vous eusse creu en vie, il n’y a point de doute que je
vous en eusse aporté quelque bonne nouvelle. O Halladin mon amy, dict le
Chevalier, que voila une foible conjecture ! si tu cognoissois le naturel
des femmes, tu dirois avec moy que ces changemens procedent plustost de
compassion, que de passion : car il est certain que naturellement toute
femme est pitoyable, & que la compassion a une tres-grande force sur la
foiblesse de leur ame, naturel que mal-aisement peuvent-elles si bien
changer, qu’il n’y en demeure tousjours quelque ressentiment. Et c’est de là
d’où vient ce que tu as remarqué en Madonthe : Mais, ô Halladin ! ce n’est
ny pitié ny compassion : mais amour & passion que je desire d’elle,
& c’est ce que pour moy tu ne verras jamais en son ame. O Dieux !
s’escria l’Escuyer, & à quoy estes vous reduits, puis que vous estes
vous mesme le plus cruel ennemy que vous ayez ? Je n’eusse jamais pensé
qu’un desplaisir eust peu de cette sorte changer le jugement : Mais soit
ainsi que Madonthe ne vous ayme point, si toutefois, vaincu d’amour vous en
desirez les bonnes graces, quelle apparence y a t’il que vous ne deviez
aller où elle est, & non pas fuir comme vous faites & les hommes
& les lieux habitez ? Puis, dit-il, que la haine s’augmente, plus on
void la chose haïe, ne fuy-je pas avec raison la veuë de Madonthe, en ayant
recogneu la haine ? & si estant privé de ce qu’on desire, tout ce que l’on voit est desagreable :
Pourquoy treuves-tu tant estrange que ne pouvant voir Madonthe, je ne
vueille voir personne ? Ne sois point si cruel, Halladin, que de me ravir
encores ce peu de soulagement qui me reste. Mais qu’est-ce, Seigneur,
repliqua l’Escuyer, que vous cerchez en ces lieux champestres &
sauvages ? La mort, dict le Chevalier, car c’est d’elle seule que j’espere
quelque allegement. Si cela est, adjousta l’Escuyer, encor vaudroit-il mieux
aller mourir devant les yeux de Madonthe, pour luy faire voir que vous
mourez pour elle, que non pas de languir comme vous faites parmy les rochers
& les bois solitaires, sans que personne le sçache. Tu dis fort bien,
Halladin, respondit le Chevalier en souspirant : mais ne sçais-tu pas
qu’elle s’en est fuye avec son cher Thersandre, & se tient cachée de
tous, pour jouïr de luy avec plus de commodité ? Penses-tu que dés l’heure
que le fleuve où je me precipitay, ne voulut me donner la mort, je n’eusse
recouru au fer & au feu, si je n’eusse eu le dessein que tu dis ? Mais
helas ! il semble que toutes choses soient conjurées contre moy, puis que
pour mon regard le fer ne tuë point, & l’eau ne peut noyer. A ce mot,
les larmes luy empescherent la parole, & la pitié fit le mesme effect en
l’Escuyer : de sorte qu’ils demeurerent quelque temps sans parler. Paris qui
les escoutoit attentivement, oyant au commencement nommer Madonthe, ne
pouvoit se figurer que ce fut celle qu’il avoit veuë déguisée en Bergere,
avec Astrée & Diane : mais quand il ouyt le nom de Thersandre, il
cogneut bien que sans doute c’estoit
elle, & cela le rendit plus attentif, lors que l’escuyer reprit ainsi la
parole. Quant à moy, si j’estois en vostre place, je ne voudrois pas mourir
pour une personne qui m’auroit changé pour un autre : que si toutefois ce
desplaisir me transportoit de sorte que je me resolusse à la mort, je
voudrois que celuy qui seroit cause de ma perte me devançast & mourust
de ma main : car outre que je crois la vengeance en semblable chose estre un
souverain bien, encores voudrois je faire cognoistre à celle qui m’auroit
changé, la mauvaise election qu’elle auroit faite ; & puis quelle
apparence y a-t’il de laisser heritier de nostre bien celuy qui se resjoüit
de nostre mort ? Je vous conseillerois donc, Seigneur, si vous estes resolu
à cette cruelle fin, qu’auparavant vous fissiez mourir, je ne dis pas
Madonthe (car je m’asseure que vous ne hayrez jamais ce que vous avez tant
aymé, encor que l’outrage que vous en avez receu y en pourroit bien convier
d’autres) mais Thersandre ce ravisseur de vostre bien, & à qui desja
vous n’avez laissé la vie que pour estre instrument de vostre mort. Or en
cecy, respondit incontinant le Chevalier, j’avoüe que tu as raison, &
qu’il faut qu’il meure, en quelque lieu que je le trouve, & fust-ce
devant les yeux de cette ingratte : mais ne sçais tu pas, Halladin, qu’il se
tient caché ? Ah le malicieux qu’il est ! il a bien jugé que je prendrois
cette resolution ; & pour y remedier, luy, Madonthe, & sa nourrisse
se sont tellement perdus, que personne ne sçait où ils se sont retirez. O
Dieux ! si ma destinée est telle
que je ne doive jamais avoir contentement de ce que j’aime, permettez au
moins que par la vengeance j’en reçoive de ce que je haïs.
Cependant qu’il parloit ainsi, & que Paris n’en perdoit une seule parole,
le miserable berger Adraste venoit chantant à haut de teste des vers mal
arrangez, & sans suitte : Ce malheureux Amant depuis le jugement que la
Nymphe Leonide donna contre luy, en faveur de Palemon, ressentit tellement
la separation de Doris, que n’en ayant plus d’esperance l’esprit luy en
troubla : il est vray qu’encores avoit-il quelquefois de bons intervalles,
& lors il parloit assez à propos : mais incontinant il changeoit &
disoit des choses tant hors de sujet, qu’il esmouvoit à pitié ceux qui le
cognoissoient, & contraignoit de rire les autres. Et parce que son mal
estoit venu d’amour, cette impression aussi comme la plus vive & la
derniere, luy estoit tellement demeurée en la memoire, que toutes ses folies
n’estoient que de ce suject, & lors que les bons intervalles luy
permettoient de se recognoistre, il ne les employoit qu’à se plaindre de la
rigueur de Doris, de l’injustice de Leonide, de la fortune de Palemon, &
de son propre malheur. Ces estrangers se teurent pour l’escouter, mais
malaisément eussent-ils peu entendre ce qu’il disoit, puis qu’il n’y avoit
pas une parole qui se suivist : Luy toutesfois ravy en sa pensée, sans les
voir, s’en vint chantant jusques aupres d’eux, & n’eust esté le
hannissement des chevaux, peut-estre eust-il passé sans les voir ; Le
Chevalier qui parmy ses paroles avoit
souvent ouy repliquer le nom d’Amour, de beauté & de passion, cogneut
bien de quel mal il estoit tourmenté, & desireux de sçavoir en quelle
contrée il estoit, s’estant relevé avec l’ayde de son Escuyer, il luy parla
de ceste sorte. Amy, ainsi les Dieux te soient favorables, dy nous en quelle
contrée nous sommes, & quel est le mal que tu vas plaignant ? Adraste
qui comme je vous ay dict n’avoit rien en sa pensée que son amour, regardant
ferme le Chevalier, luy respondit, Elle est si belle qu’il n’en y a point
qui l’égale : mais Palemon me l’a ravie : Le Chevalier pensoit qu’il parlast
de la contrée, & Adraste entendoit de Doris : Surquoy il reprit tout
estonné. Et comment estoit-elle à toy ? Elle l’estoit par raison,
respondit-il, & aussi sera-elle bien tienne, si tu ne portes ce fer
inutilement, & si tu as le courage de tuer ce ravisseur du bien
d’autruy. Et qui est ce Palemon, repliqua le Chevalier. C’est Palemon ?
respondit froidement le berger. J’entens bien, adjousta l’estranger, qu’il
se nomme Palemon, mais quel est-il, & quelle est sa condition ? A ceste
demande Adraste commença de se troubler un peu plus qu’il n’estoit, &
regardant d’un œil hagard le Chevalier, il respondit : Palemon, c’est celuy
qu’Adraste n’ayme point. Et Adraste, reprit le Chevalier, qui est-il ? Alors
le berger entrant du tout en sa frenaisie, fit un grand esclat de rire,
& puis tout à coup se mettant à pleurer, il dit : Si la menteuse Nymphe
ne s’est pas souciée de son Amour, Doris qui au commencement toutesfois en
pleura, s’en alla en fin : Et quoy
que je l’appellasse, elle ne tourna pas seulement la teste pour me
regarder : Mais, dit-il tout en sursaut, traitte-t’on ailleurs de ceste
sorte ? Le Chevalier au commencement estonné de ses paroles, cogneut en fin
qu’il avoit l’esprit troublé, & parce qu’il jugea qu’Amour en estoit
cause, il en eust plus de pitié, & se tournant vers son Escuyer ; Voila,
dit-il, si je ne meurs bien tost, la fortune que je cours, car sans doute ce
berger est devenu fol d’Amour. L’Amour, reprit incontinant Adraste, est plus
aymable que Palemon, & s’il n’eust jamais esté, je croy que Doris seroit
icy, ou moy là où elle est. Et suivant ce propos, le malheureux berger dit
des choses si mal arrangées, que quelquesfois l’Escuyer estoit contraint
d’en sousrire, dequoy s’appercevant le Chevalier, Tu te ris, luy dit-il,
Halladin, de ce pauvre berger, & tu ne consideres pas que peut-estre
bien tost tu auras le mesme sujet de te rire de moy. De moy, dit incontinant
le berger, je suis Adraste, & voudrois bien sçavoir si Palemon vivra
long temps.
Et parce qu’il reprenoit tousjours de ceste sorte, la derniere parole qu’il
oyoit, le Chevalier qui s’ennuyoit d’estre diverty de ses pensées, commande
à son Escuyer de brider leurs chevaux, & montant dessus s’en alla à
travers le bois, par le mesme chemin que Paris estoit venu, qui fut deux ou
trois fois en volonté de se faire voir à lui, & lui offrir, comme à
estranger, toute sorte d’assistance, à quoy il luy sembloit estre obligé,
fut pour les loix de l’hospitalité, fut pour le voir atteint du mesme mal
qu’il souf froit : mais il eust peur
que s’il s’engageoit aupres de ce Chevalier, il ne perdit l’occasion de
faire service à Diane ; outre que cognoissant Thersandre & Madonthe, il
avoit volonté de les advertir de ce qu’il avoit appris : Ces considerations
furent cause que reprenant le chemin qu’il avoit laissé il continua son
premier dessein.
A peine estoit-il hors de ce bois, que jettant la veuë dans le grand pré qui
le joignoit, il vid venir la belle troupe qu’il alloit cherchant, & qui
s’en venoit au petit pas, tantost chantant, & tantost discourant de
diverses choses. Entre les autres, il y avoit Astrée, Diane, Philis, Stelle,
Doris, Aminthe, Celidée, Florice, Circene, Palinice, & Laonice : Car
encor que quelques-unes de celles-cy fussent estrangeres, si est-ce que le
desir de voir la beauté d’Alexis, que chacun loüoit si fort, & les
raretez qu’on disoit estre en la maison d’Adamas, les fit joindre à ceste
compagnie ; Il y avoit aussi plusieurs bergers, entre lesquels estoit
Lycidas, Sylvandre, Hylas, Tyrcis, Thamire, Calidon, Palemon, & Corilas,
qui ne cessoient ou de chanter, ou de discourir, comme j’ay dit, pour
tromper la longueur du chemin : & de fortune quand Paris les apperceut,
Hylas chantoit tels vers.
STANCES,
De son humeur inconstante.
Je le confesse bien, Philis est assez belle,
Pour
brusler qui le veut :
Mais que pour tout cela je ne
sois que pour elle,
Certes il ne se peut.
Lors qu’elle me surprit, mon humeur en fut cause
Et
non pas sa beauté,
Ores qu’elle me perd, ce n’est pour autre
chose
Que pour ma volonté.
J’honore sa vertu, j’estime son merite,
Et tout ce
qu’elle fait :
Mais veut-elle sçavoir d’où vient que je la
quitte :
C’est parce qu’il me plait.
Chacun doit preferer, au moins s’il est bien sage,
Son propre bien à tous :
Je vous ayme, il est vray, je m’ayme
d’avantage :
Si faites-vous bien vous.
Bergers si dans vos cœurs ne regnoit la faintise,
Vous en diriez autant.
Mais j’ayme beaucoup mieux conserver ma
franchise,
Et me dire inconstant.
Qu’elle n’accuse donc sa beauté d’impuissance,
Ny moy
d’estre leger.
Je change, il est certain : mais c’est grande
prudence
De sçavoir bien changer.
Pour estre sage aussi qu’elle en fasse de mesme,
Esgale en soit la loy,
Que s’il faut par destin que la pauvrette
m’aime,
Qu’elle m’ayme sans moy.
A ces dernieres paroles, Paris se trouva si pres, que Silvandre le
recogneut : & parce qu’il tenoit Diane sous le bras, il jugea bien qu’il
déplairoit à sa Maistresse, s’il ne quittoit à Paris la place par honneur,
qu’il n’eust jamais quittée à personne par Amour : Afin donc de l’obliger en
cette action, il luy dict assez bas, Commandez-moy, ma Maistresse, de vous
laisser, afin que ce que je ne puis faire de ma bonne volonté, je le fasse
par vostre commandement. Berger, dit-elle en sousriant, puis que vous jugez
qu’en cette faveur que vous me faites, ce commandement vous puisse servir,
je le vous commande. O Dieux ! dit le Berger, qui se pourroit empescher
d’estre entierement à vous, puis que vous obligez mesmes en desobligeant ?
Il n’osa luy dire d’avantage, de peur que Paris ne l’oüit, car il estoit si
pres, que Diane s’avança pour le salüer, & le reste de la trouppe aussi.
Et Silvandre n’eust plustost quitté la place, que son rival la prit avec
autant de contentement, qu’il l’avoit laissée avec regret. Apres quelques
discours ordinaires, & que Paris s’apperceut que Madonthe ny Thersandre
n’estoient point en cette compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane : à
quoy Laonice respondit, que ce matin elle s’estoit trouvée mal, & que
Thersandre luy avoit tenu
compagnie. J’eusse bien voulu, adjousta Paris, l’avoir rencontrée icy pour
l’advertir que quelques-uns de ses ennemis sont arrivez en cette contrée,
afin qu’elle & Thersandre s’en donnent garde. Silvandre qui avoit
tousjours l’œil sur Diane, oüit ce que Paris disoit ; & parce qu’il
estimoit fort la vertu de Madonthe, il se chargea de l’en advertir à son
retour. Laonice qui ne cerchoit occasion que de se venger de ce berger,
remarqua la promptitude dont il s’estoit offert à faire cet office, afin de
s’en servir en temps & lieu. Diane mesme qui commençoit d’avoir quelque
bonne volonté pour ce Berger, y prit garde, comme nous dirons cy apres : de
quoy Laonice s’aperceut bien : mais cependant pour ne faire trop attendre la
venerable Chrisante, toute la trouppe se mit en chemin ; Et parce que Diane
avoit prié Philis, de ne laisser Paris pres d’elle, sans qu’elle y fut, de
peur qu’estant seul il ne luy parlast de son affection, elle se mit de
l’autre costé de la bergere, & la prit sous le bras. Calidon conduisoit
Astrée, & Tyrcis & Silvandre s’estoient mis ensemble ; quant à Hylas
sans prendre party, il estoit tantost le premier, & tantost le dernier
de la trouppe, sans s’arrester particulierement aupres de pas une de ces
Bergeres, & sur tout ne faisoit non plus de semblant de Philis, que s’il
ne l’eust jamais veuë : dequoy Tyrcis entroit en admiration, & apres
l’avoir quelque temps consideré, il ne peust s’empescher de luy dire fort
haut : Est-il possible Hylas, que vous soyez aupres de Phillis, sans la
regarder ? Hylas feignant de ne l’avoir point enco res veuë, tourna la teste d’un costé & d’autre
comme s’il l’eust voulu chercher, & en fin arrestant la veuë sur elle :
Je vous asseure, luy dit-il, ma feu maistresse, que j’ay tellement le cœur
ailleurs, que mes yeux ne m’avoient point encore averty que vous fussiez
icy : mais à ce que je voy vous y estes aussi bien que moy, je ne sçay si
c’est le mesme suject qui vous y ameine. Il pourroit bien estre semblable,
respondit Philis, mais nous y sommes avec differente compagnie : car vous y
estes avec le desir de voir la belle Alexis, & moy avec le regret de
vous avoir perdu, & mesme au jeu de la plus belle, comme vous dites. Il
ne falloit point, respondit Hylas, adjouster ceste condition d’avoir perdu
au jeu de la plus belle, pour augmenter le desplaisir que vous en devez
avoir : car si vous considerez bien la perte que vous avez faite, vous
jugerez qu’elle ne pouvoit estre plus grande, ny que vous ne pouviez rien
perdre que vous deussiez avoir plus cher. Et à quoy, respondit Philis,
puis-je recognoistre ce que vous dites ? A ce qui vous en est avenu,
adjousta Hylas : car me perdant si promptement, ne sçavez-vous que la
premiere chose que le Ciel nous oste, c’est ce qui vaut le mieux ? Et quoy,
interrompit Tyrcis, est-il possible Hylas, que vous pensiez le Ciel estre
cause de vostre humeur inconstante ? Tout ainsi, respondit Hylas, qu’il
l’est des vaines larmes que vous respandez sur les froides cendres de Cleon.
Les choses qui ne dépendent pas de nous, adjousta Tyrcis, & dont les
causes nous sont incogneuës, le respect que nous portons aux Dieux, nous les faict ordinairement
r’apporter à leur puissance & volonté : mais de celles dont nous
cognoissons les causes, & qui sont en nous, ou que nous produisons,
jamais nous n’en disons les Dieux auteurs, & mesmes quand elles sont
mauvaises, comme l’inconstance : car ce seroit un blaspheme. Que
l’inconstance, respondit Hylas, soit bonne ou mauvaise, c’est une question
qui ne sera pas vuidée aisément, mais que la cause n’en soit incogneüe, ou
si nous la cognoissons qu’elle ne vienne des Dieux ; Ah Tyrcis ! il faut que
vous le confessiez, ou que chacun recognoisse qu’en vos larmes vous avez
pleuré vostre cerveau, car la beauté n’est-ce pas un œuvre de nostre grand
Tautates ? Et qu’est-ce qui me fait changer que ceste beauté ? Si Alexis
n’eust pas esté plus belle que Philis, je n’eusse jamais changé celle-cy
pour elle : que si vous niez que la beauté en soit la cause, il faut bien
qu’elle soit incognüe à toute autre, puis que je ne la cognoy pas moy-mesme,
& estant telle, pourquoy ne la rapporterons-nous à Dieu, sans
blaspheme ? puis mesme que nous voyons par l’effect que ce changement est
bon & raisonnable, estant selon les loix de la nature, qui oblige chaque
chose à chercher son mieux. Que la beauté, respondit froidement Tyrcis, soit
un œuvre de Tautates, je l’avoüe, & de plus, que c’est la plus grande de
toutes celles qui tombent sous nos sens : mais de dire qu’elle soit cause de
l’inconstance, c’est une erreur, tout ainsi que si on accusoit le jour de la
faute de ceux qui se fourvoyent, parce qu’il leur faict voir divers che mins ; & moins encores
s’ensuit-il que si la cause vous en est incognüe, elle le doive estre à tout
autre : car plus grand est le mal, moins est-il recogneu du malade, &
pour cela faut-il conclurre, que le sçavant Myre ne le puisse non plus
recognoistre. Et quant à ce que vous dites que cette inconstance est selon
les loix de la nature, qui ordonne à chacun de chercher son mieux, prenez
garde, Hylas, que ce ne soit d’une nature dépravée, & toute contraire à
l’ordonnance que vous dites : car quelle cognoissance avez vous eue jusques
icy, que ç’ait esté vostre mieux ? quant à moy, je n’y remarque pour vostre
plus grand avantage que la perte du temps que vous y employez, que la peine
inutile que vous y prenez, & que le mépris que chacun fait de vostre
amitié : Si vous estimez que ces choses vous soient avantageuses, j’avouë
que vous avez raison : mais si vous vous en raportez aux jugemens qui ne
sont point attaints de vostre maladie, vous cognoistrez bien tost que c’est
le plus grand mal qu’en l’aage où vous estes vous puissiez avoir.
Diane qui prit garde que Tyrcis parloit à bon escient, & que peut-estre
Hylas s’en fascheroit, voulut les interrompre, & empescher que ce
discours ne passast plus outre, dequoy faisant signe à Philis, elle la pria
de prendre la parole, ce qu’elle fit incontinant de ceste sorte. Mon feu
serviteur, luy dict-elle, autrefois vous vous plaigniez qu’en toute cette
trouppe vous n’aviez ennemy que Silvandre, il me semble qu’à cette heure
Tyrcis a pris sa place. Ma feu maistresse, respondit Hylas, ne vous en estonnez, c’est
l’ordinaire que les mauvaises opinions prennent pied aisément parmy les
personnes ignorantes. Tyrcis vouloit respondre lors qu’il en fut empesché
par le pauvre Adraste, parce qu’estant arrivé dans les bois de Bon-lieu, ils
le virent parlant aux arbres, & aux fleurs, comme si ç’eussent esté des
personnes de sa cognoissance, quelquefois il se figuroit de voir Doris,
& lors mettant un genoüil en terre il l’adoroit, & comme s’il luy
eust voulu baiser la robbe, ou la main, il luy faisoit de longues harangues,
où l’on n’eust sçeu remarquer deux paroles bien arrangées : d’autrefois il
luy sembloit de voir Leonide, & lors il usoit de reproches, en luy
souhaittant toutes sortes de mauvaises fortunes : mais quand il se
representoit Palemon, ses jalousies estoient bien plaisantes, & les
discours aussi du bonheur qu’il s’imaginoit : car encores qu’ils fussent
fort confus, il ne laissoit de rendre tesmoignage de la grandeur de son
affection. Ceste trouppe passa fort pres de luy, & quoy que sa veuë
seulement fit pitié à chacun, si est-ce que quand il apperceut Doris, il les
toucha tous encores plus vivement, parce qu’il demeura immobile comme un
terme, & les yeux tendus sur elle, & les bras croisez sur
l’estomach, sans dire mot sembloit estre ravy : Et en fin la monstrant de la
main, lors qu’elle passa devant luy, il dit avec un grand souspir, La
voila ; & puis l’accompagnant des yeux, il ne les destournoit point de
dessus elle, tant qu’il pouvoit la voir, mais quand il la perdoit de veuë,
il se mettoit à courre, & la
devançoit, & sans tourner les yeux sur nul autre de la trouppe, il
s’arrestoit devant elle, & la laissoit passer sans luy dire autre chose,
& l’alla accompagnant ainsi jusques au sortir du bois : car (comme s’il
y eust eu quelque barriere pour l’en empescher) il n’osa outrepasser le lieu
où la premiere fois Diane le vid aupres de Doris, mais de là la suivant des
yeux, quand il la perdit de veuë, il se mit à crier, Or Adieu Palemon, &
garde la moy bien, & à ce mot se r’enfonça dans le bois, où presque il
demeuroit ordinairement, parce que ç’avoit esté le lieu où Leonide avoit
donné son jugement contre luy. Chacun en eut pitié, horsmis Hylas, qui apres
l’avoir quelque temps consideré s’en prit à rire : Et se tournant vers
Silvandre, Voila berger, luy dit-il, l’effect de la constance que vous loüez
si fort. Qui de nous deux, à vostre avis, court plus de danger de luy
ressembler ? Les complexions plus parfaites, respondit Silvandre, sont plus
aisément alterées : Et quant à moy, adjousta-il en sousriant, j’aymerois
mieux estre comme Adraste, que comme Hylas. Le choix de l’un, dict Hylas,
est bien en vostre pouvoir, mais non pas de l’autre ? Comment l’entendez
vous, reprit Silvandre ? L’intelligence, continua Hylas, n’en est pas
difficile : Je veux dire que si vous voulez, vous pouvez bien devenir fol
comme Adraste, vostre humeur y estant desja assez disposée, mais vous
n’aurez jamais tant de merites que vous puissiez ressembler à Hylas. C’est
en quoy vous estes le plus deceu, repliqua Silvandre : car les choses qui
despendent de la volonté peuvent estre en tous ceux qui les veulent, d’autant qu’il n’y a rien de si
grand, que ceste volonté ne puisse embrasser : mais celles qui despendent de
quelque autre ne s’acquierent pas de ceste sorte, les moyens estans bien
souvent difficiles : C’est pourquoy chacun qui le veut, peut estre vertueux
ou vicieux, mais non pas sain, ou malade. Or l’estat où est le pauvre
Adraste n’est pas volontaire, mais forcé, comme venant d’une maladie dont
les remedes ne sont point en ses mains, & celuy où vous estes despend
entierement de la volonté. Si bien que vous voyez par raison, qu’il est plus
aisé de vous ressembler, qu’à ce berger miserable. Et quand il seroit ainsi,
adjousta Hylas, encores vaudroit-il mieux estre comme moy, qui puis, si je
veux, me delivrer de ce mal que vous dites, que comme Adraste, puis qu’il ne
s’en peut défaire. Il est vray, respondit froidement Silvandre : mais ne
voyez-vous pas que si vous laissiez l’inconstance, vous ne vous
ressembleriez plus, & j’ay dict que j’aymerois mieux estre comme
Adraste, que comme Hylas ; c’est à dire Adraste fol, & Hylas
inconstant ? Vrayment, interrompit Philis, c’est trop presser mon feu
serviteur, il faut que je die pour luy que l’inconstance est encores plus
recevable que la folie, puis qu’elle n’oste pas l’usage de la raison, qui
est ce me semble ce qui nous rend differens des bestes. Vous vous trompez
bergere, reprit Silvandre, car le mal d’Hylas & d’Adraste sont
veritablement des maladies : mais celle d’Hylas est d’autant plus à
rejetter, que les maladies de l’ame sont pires que celles du corps : car pour la raison que vous
alleguez, elle n’est pas considerable en ce que l’ame, quoy qu’elle ne
produise les effects tels que ceux des autres hommes, si la cause en vient
du deffaut du corps, ne laisse pour cela d’estre raisonnable, comme nous
voyons en ceux qui sont surpris du vin. Or le mal d’Adraste vient sans doute
de la foiblesse de son cerveau, qui n’a peu soustenir le grand coup que
l’ordonnance de la Nymphe Leonide luy a donné : mais celuy d’Hylas procede
d’un jugement imparfaict, qui luy empesche de discerner ce qui est bon ou
mauvais, & qui par ce defaut porte sa volonté aux vices dont il a fait
habitude ; Et parce que l’ame raisonnable est celle qui donne l’estre à
l’homme, & le rend differant des bestes, il est beaucoup meilleur, selon
vostre mesme opinion, d’avoir le corps imparfait que l’ame ; Voire je diray
bien plus, il vaudroit beaucoup mieux estre un beau Cheval, ou un beau
Chien, que d’avoir la figure d’un Homme, & n’en avoir pas la forme telle
qu’elle doit estre, parce qu’un cheval est un animal parfaict, & celuy
qui a l’ame defaillante en sa principale partie telle que l’entendement, en
est un infiniment imparfait, & ainsi je concluds, qu’il vaut mieux estre
malade comme Adraste, que comme Hylas.
Chacun se mit à rire de ceste conclusion, & l’éclat en fut tel, que Hylas
ne pust de long-temps parler pour estre ouy : Et lors qu’il voulut prendre
la parole, ils virent la sage Chry
sante, qui les ayant apperceus de loing, venoit vers eux, avec bonne trouppe
de ses Vierges. Cela fut cause que mettant fin à leurs disputes, ils
s’avancerent tous pour la salüer, & luy rendre l’honneur qui estoit deu
à sa vertu, & à la profession qu’elle faisoit.
Fin du premier livre.
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LE
DEUXIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTREE
de Messire Honoré d’Urfé.
Le Temple de la bonne Déesse, où presidoit la Venerable Chrysante,
estoit au pied d’une agreable coline, qu’un bras de la belle riviere de
Lignon lavoit d’un costé de ses claires ondes, & de l’autre s’eslevoit
un boccage sacré au grand Thautates. Dans ce Temple somptueux que les
Romains avoient dedié à Vesta, & à la Bonne Déesse, servoient les
Vierges Vestales, selon les coustumes des Romains : La premiere d’entr’elles
se nommoit Maxime, & les Vierges Druides faisoient leurs sacrifices selon la Religion des
Gaulois dans le boccage sacré. La venerable Chrysante leur commandoit à
toutes, quoy qu’elle fust Gauloise & de l’ordre des Druydes. D’autant
que quand les Romains, sous pretexte de vouloir secourir les Heduoys, qu’ils
nommoient leurs amis & confederez, se saisirent des Gaules, & là les
soubmirent à leur republique, l’une des principales marques de leur victoire
fut de faire adorer leurs Dieux par tous les endroits de leur usurpation ;
ne leur semblant pas d’en estre entierement possesseurs, s’ils n’y rendoient
leurs Dieux interessez, & obligez de la leur conserver : Et toutefois
pour ne se monstrer au commencement trop insupportables, ils permirent aux
Gaulois, qui n’adoroient qu’un Dieu, soubs les noms de Thautates, Hesus,
Tharamis, & Bellenus, de conserver leurs anciennes coustumes, & de
vivre en leur premiere Religion, pourveu qu’ils souffrissent aussi la leur,
sçachant bien qu’il n’y a rien qui soit plus difficile aux hommes que
d’estre tyrannisez en leur croyance. Et pour cette cause quand ils entrerent
dans les Estats des Segusiens (outre la consideration de la Déesse Diane, à
qui ils pensoient que cette contrée appartint) ils ne voulurent y changer
aucune des coustumes, ny pour la police de mœurs, ny du gouvernement, ny de
la Religion : mais quand ils trouverent en ce boccage sacré un Autel dedié à
la Vierge, qui enfanteroit, à l’imitation de celuy des sages Carnutes, &
dessus la figure d’une Vierge qui tenoit un enfant entre ses bras, & que
la divinité qui y estoit adorée
estoit servie par des filles Druides, ils y eurent beaucoup plus de respect,
estimant que ce lieu estoit consacré soubs autre nom, ou à la Bonne Déesse
(au service de laquelle les hommes ne pouvoient assister) ou à la Déesse
Vesta, sur le temple de laquelle ils avoient accoustumé de mettre la statuë
d’une Vierge avec un enfant entre ses bras. En cette opinion, pour ne
diminuer en rien l’honneur & le service qui estoit rendu à l’une de ces
deux Déesse, qu’ils avoient en tres-grande reverence, ils y bastirent un
temple à toutes deux, avec deux Autels esgaux : Et en l’honneur de la bonne
Déesse l’appellerent Bon-lieu, & en celuy de Vesta y mirent des
Vestales. Et parce qu’ils estoient infiniment religieux envers les Dieux
qu’ils adoroient, ne sçachant si ces Déesses vouloient estre servies à la
façon des Romains ou des Gaulois, & aussi pour contenter les habitans de
la contrée, ils y laisserent les Vierges Druides en leurs anciennes
coustumes & ceremonies, ausquelles comme à celles qui estoient les
premieres, ils donnerent toute authorité en ce qui estoit des mœurs & de
la conduite de l’œconomie ; & par ainsi la venerable Chrysante estoit
maistresse absoluë & des Vierges Druides, & des Vestales.
Ce Temple estoit grand, & plus spacieux encores qu’on n’eust jugé en le
voyant, parce qu’il estoit de forme ronde, ayant sa couverture de plomb ;
sur le milieu & plus haut de laquelle s’eslevoit la statuë d’une Vierge
tenant un enfant entre ses bras. Dans le milieu du Temple estoient posez les
deux Autels avec une si juste
distance, que l’un n’estoit point plus esloigné du milieu que l’autre. Aux
costez de chacun, il y avoit un petit Arc de marbre blanc, soustenu de trois
colonnes, sur lesquel[le]s on mettoit les premices, & les fruicts avant
que de les offrir. A la porte il y avoit un vaze où ils tenoient l’eau
qu’ils nommoient Lustrale, en laquelle la torche qui servoit à l’Autel quand
ils avoient celebré les choses divines, avoit esté premierement
esteinte.
Lors que cette troupe fust rencontrée par la venerable Chrysante, il estoit
encore si matin, que les sacrifices journaliers n’estoient pas commencez :
ce qui fut cause qu’apres les premieres salutations elle y convia ces belles
Bergeres, disant aux Bergers, qu’elle estoit bien marrie de leur oster cette
agreable compagnie, mais qu’elle y estoit contrainte par l’ordonnance de la
Déesse, qui vouloit que les hommes fussent bannis de ses Autels.
Paris, Calydon, & Sylvandre qui y avoient le plus d’interest,
respondirent qu’ils estoient bien en colere contre le peu de merite des
hommes, puis qu’il estoit cause que leurs Déesses ne les avoient pas jugez
dignes d’assister à leurs sacrifices, qu’ils ne laisseroient cependant de
les supplier de se contenter de leur faire ce mal, & qu’elles ne missent
de mesme dans les cœurs de leurs Bergeres une semblable haine contre les
hommes. A quoy la venerable Chrysante respondit, que ces sages Déesses
n’avoient pas banny par haine les hommes de leurs Autels, mais pour quelques
bons respects, & peut-estre pour ren- dre leurs Vestales plus attentives à leurs mysteres,
n’en estant point distraites par la veuë des personnes de qui les
perfections les pourroient faire penser ailleurs. Hylas qui n’avoit guere de
devotion aux Dieux de son pays, & par consequent beaucoup moins à ceux
qui luy estoient estrangers, prenant la parole pour Paris & pour
Sylvandre, luy respondit : Si ces Déesses ne nous veulent point de mal, je
m’en remets à ce que vous en dites : mais si m’avoüerez vous, Madame, que
nous avons occasion de nous plaindre d’elles, & qu’il nous est bien
permis de desirer que s’il ne leur plaist de changer d’avis, on ne leur
fasse plus de sacrifice en ces contrées, ou pour le moins qu’il soit defendu
aux Belles, qui se trouveront en la compagnie d’Hylas, d’y aller, pour
quelque occasion que ce soit. Berger, dit la venerable Chrysante, Dieu
n’exauce que les souhaits qui sont justes, & qui sont faits avec une
bonne intention. A ce mot, elle se retira dans le Temple, parce qu’une
Vestale estoit venuë sur le sueil de la porte crier, selon leur coustume,
pour la troisiesme fois :
Loing d’icy, loing profanes.
Cela fut cause que Hylas ne put luy respondre, comme il eust bien desiré :
car aussi-tost qu’elle fut entrée, les portes furent fermées, de sorte que
Paris & tous ces Bergers furent contraints de les aller attendre dans le
boccage sacré, où le Druide devoit faire le sacrifice, quand celuy de Vesta
seroit achevé.
Ces Vierges Vestales estoient vestuës de robbes blanches, presque carrées,
& si longues par le derriere, qu’elles les pouvoient jetter sur leurs
testes pour se voiler, quand elles entroient dans le Temple pour sacrifier.
Ce jour estoit dedié à Vesta : car pour n’estre surchargées de trop de
sacrifices, les jours estoient separez, où l’on sacrifioit à Vesta, ou à la
bonne Déesse. Or celuy-cy estant pour Vesta, aussi-tost que le Temple fut
fermé, & que toutes les Vierges Vestales & Druides, & les
Bergeres eurent pris leurs places, elles se prosternerent en terre au
premier coup que la Vestale Maxime donna d’un livre sur un banc, qui se
levant & prenant un rameau de laurier qu’une jeune Vestale luy presenta,
& qui estoit moüillé dans l’eau qu’ils appelloient Lustralle, qu’elle
luy portoit apres dans un vaze d’argent, elle s’en jetta un peu dessus,
& puis en fit de mesme sur toute la compagnie, qui prosternée recevoit
cette eau avec grande devotion. Apres, s’estans toutes relevées, & elle
retournée en son siege, une autre jeune Vierge luy presenta une corbeille
pleine de chapeaux de fleurs : elle en mit un sur sa teste, & en feit de
mesme à six autres qui se vindrent mettre à genoux à ses pieds, & qui
estoient celles qui devoient servir au sacrifice : l’ une incontinent alla
prendre le Simpulle, petit vase, avec lequel elles souloient sacrifier :
l’autre prit le coffre des parfums qui se nommoit Acerra : la troisiesme
porta le gasteau de fromant nommé Mole-salée, qui estoit couronné de
fleurs : l’autre portoit l’eau qui devoit servir au sacrifice, car en ceux
de Vesta on n’y usoit point de vin :
Et en celuy-là mesme de la bonne Déesse on ne le nommoit pas vin, mais
laict : la cinquiesme portoit le faisseau de Verveine : & la derniere un
panier de fleurs & de fruicts. Estans toutes devant elle, elle
s’achemina jusqu’au pres de l’Autel de Vesta, au devant duquel elle se
prosterna, & ayant quelque temps demeuré à genoux, elle commença un
hymne en la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales qui estoient dans
le Temple continuerent : & ayant chanté le premier couplet, elles se
leverent toutes, ayant chacune un flambeau en la main, & marchant deux à
deux : les plus jeunes passerent les premieres, & les anciennes apres,
& puis les six qui portoient les chappeaux de fleurs, & enfin la
Maxime avec son baston pastoral, & allerent trois tours à l’entour de
l’Autel, commençant à main gauche, à la fin desquels chacune se remit en sa
place, horsmis la Maxime & celles qui estoient chargées des choses
necessaires pour le sacrifice : car celle qui portoit le faisseau de
Verveine le posa à main gauche sur l’Autel, où le feu estoit tousjours
allumé & gardé nuict & jour par deux Vestales, parce que quand il
s’estaignoit, elles croyoient qu’il leur devoit arriver quelque grand
desastre, & la Vestale qui estoit en garde estoit rudement chastiée par
le Pontife : & puis on le r’allumoit, non à d’autres feux materiels,
mais aux rayons du Soleil, qui ramassez en des vases de verre, faisoient
éprandre ce feu qu’ils nommoient sacré. L’autre Vestale qui portoit les
fleurs & les fruicts, les posa sur l’arc de marbre dont nous avons
parlé : Et les autres quatre
demeurerent debout devant la Maxime, qui alors se prosternant devant l’Autel
s’accusa à haute voix de ses fautes, puis advoüa qu’elle n’oseroit approcher
le sainct Autel de la Déesse, se sentant soüillée de trop de vices, &
trop indigne de luy offrir chose qui luy fust agreable, si ce n’estoit par
son commandement. Et puis s’en approchant encor d’avantage, elle baisa &
encença l’Autel de tous costez, & enfin laissant l’encensoir au pied, y
mit quantité d’encens & de parfums, dont l’odeur remplissoit tout le
Temple : Et lors prenant la Mole-salée & couronnée de fleurs, & la
tenant d’une main fort eslevée, de l’autre elle prit le coing de l’Autel,
& puis se tournant du costé de l’Orient, elle profera à haute voix &
lentement les paroles qu’une Vestale luy disoit mot à mot, & qu’elle
lisoit dans un livre, de peur d’y faillir, ou de les mal prononcer : car
lors que cela arrivoit, elles croyoient que les sacrifices n’estoient pas
agreables à la Déesse, & les falloit recommencer. Les paroles estoient
telles :
O redoutable Déesse, fille de la grande Rhée, & du
puissant Saturne, qui nourris & eslevas Jupiter en ton giron, lors
que sa mere le tenoit caché : Vesta que les Thirreniens appellent LABITH
HORCHIA, & qui és la premiere & la derniere engendrée de toy,
reçoy ceste de- vote immolation
que nous faisons pour le peuple & Senat Romain, pour la conservation
des Gaulois, & pour la grandeur & prosperité d’Amasis nostre
Dame souveraine. Et nous fay la grace que ton feu qui est en nostre
garde, ne s’esteigne jamais, & que la requeste qu’apres la victoire
obtenuë sur les Titans tu fis au grand Jupiter d’estre tousjours Vierge,
ait aussi bien esté obtenuë pour nous que pour toy, puis qu’estant
toutes à toy, nous pouvons aussi avec raison estre estimées une partie
de toy-mesme.
Aux dernieres paroles de ceste supplication, tout le chœur des Vierges
respondit, Qu’il soit ainsi. Et lors elle posa la Mole-salée sur l’Autel,
puis le panier de fleurs & de fruicts que la Vestale qui en avoit la
charge luy presenta, & de tout ensemble en mit un peu dedans le feu qui
estoit allumé pour le sacrifice, avec force encens & drogues
aromatiques : Et puis prenant de l’eau dans le vase dit Simpulle, en tasta
un peu, & en arrosa la Mole-salée, les fleurs, les fruicts & le feu.
Toutes ces choses achevées, se reculant un peu de l’Autel, elle commença un
hymne à la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales continuerent, à la
fin duquel il y en eut une qui
estoit vis-à-vis de la Maxime, qui se tournant vers les autres, dit à haute
voix, Il est permis de s’en aller : Qui estoit signe que le sacrifice estoit
achevé.
Lors la venerable Chrysante, qui sans se mesler en ses sacrifices, ny les
Vierges Druydes aussi, y avoit seulement assisté pour le respect qu’elle
portoit à l’authorité Romaine, sortit du Temple & avec toute sa suitte,
horsmis les Vestales, qui se retirerent en leurs demeures, s’en alla au
boccage sacré, où les Vacies & Bergers l’attendoient, les uns pour le
sacrifice : mais les autres, autant pour la devotion qu’ils portoient à
leurs Bergeres, qu’à leur grand Thautates.
Hylas impatient en apparence plus que tous les autres, pour le desir qui le
pressoit de voir bien tost sa tant aimée Alexis, fut contraint pour ne
perdre point ceste bonne compagnie, d’assister au sacrifice du Vacie : mais
sa plus ardente oraison fut, que Thautates se contentast des plus courtes
ceremonies pour ceste fois, à fin que tant plustost on prist le chemin qu’il
desiroit ; Et d’effect à peine le dernier mot du sacrifice fut prononcé,
qu’il se leva, & contraignit toute la trouppe d’en faire de mesme. Mais
sa haste ne fut pas moindre lors que le disner fust achevé : car voyant que
la venerable Chrysante se remettoit sur le discours, Madame, luy dit-il en
l’interrompant, si vous ne donnez ordre à nostre depart, une partie de cette
trouppe a fait dessein de vous aller attendre aupres de la belle Alexis.
Philis prenant la parole pour la venera- ble Chrysante ; Et quelle mauvaise humeur, dit-elle,
est la vostre, Hylas, de vous fascher en ce lieu, & où esperez vous de
trouver une meilleure compagnie ? Ma feu maistresse, respondit-il, si je
vous aimois comme j’aime Alexis, & que vous ne fussiez point icy, je
dirois pour respondre à vostre demande, que la meilleure compagnie pour moy
seroit où vous seriez : Mais parce que cela n’est pas, je vous diray pour la
mesme raison, que la meilleure compagnie pour moy est aupres d’Alexis ;
& pour vous rendre preuve que je dis vray, si vous ne partez à ceste
heure mesme, il n’y a plus d’Hylas pour vous aujourd’huy. A ce mot, faisant
une grande reverence, il se preparoit de s’en aller, lors que toute la
trouppe accourant autour de luy, essaya de l’arrester à moitié par force :
Et cependant qu’il se debattoit pour s’eschapper de leurs mains, ils virent
entrer un homme que la venerable Chrysante recogneust incontinant pour estre
de la maison d’Amasis, qui la vint advertir de sa part, que sa maistresse
venoit coucher chez elle, pour faire le lendemain un sacrifice aux Dieux
infernaux, à cause de quelque fascheux songe qu’elle avoit fait. Ce messager
fut cause qu’Hylas pressa encore d’avantage, voyant que la venerable
Chrysante ne pouvoit estre de la partie, & son importunité fut telle,
que ces belles bergeres furent forcées de partir plustost qu’elles n’eussent
fait, quoy que le desir d’Astrée fust assez grand pour la convier de se
haster : mais sa discretion luy faisoit dissimuler, ce que la franchise
d’Hylas ne luy permettoit pas de pouvoir faire. Ayant donc pris congé, elles se mirent en
chemin, accompagnées de ces gentils bergers : & parce que quelquefois
les sentiers estoient estroits, chacun prit à conduire celle qui luy estoit
la plus agreable, horsmis Silvandre, qui par respect avoit esté contraint de
quitter Diane à Paris ; & d’autant que Philis avoit esté priée de Diane
de ne la point laisser seule aupres de luy, de crainte qu’il ne revint aux
mesmes discours de son affection, que quelques jours auparavant il luy avoit
tenus, toutes les fois que le chemin le pouvoit permettre, Philis prenoit
Diane de l’autre bras, & mesloit le plus qu’elle pouvoit ses discours
parmy les leurs, feignant de le faire sans dessein.
Il advint qu’estans sortis du bois, & ayans passé Lygnon, sur le pont de
la Bouteresse, le chemin s’eslargit de sorte qu’ils pouvoient aller
plusieurs de front : ce qui donna commodité à Philis d’appeler encore
Lycidas aupres d’elle, & voyant que Silvandre estoit pour lors contraint
d’entretenir Hylas ; Et bien Silvandre, (luy dit-elle fort haut, afin
d’interrompre plus honnestement Paris) à vostre advis, qui a rencontré
meilleure place de nous deux ? Je crois, respondit le Berger, que celle que
j’ay dés longtemps est la meilleure. Vous auriez, dit Philis, de fortes
raisons, si vous me faisiez avoüer ce que vous dites, & vous auriez fort
peu d’affection si vous le croyez ainsi. La verité, respondit froidement
Silvandre, ne laisse d’estre vraye, encore qu’on ne la croye pas, si bien
que quelque jugement que vous fassiez, ou de la place que je tiens, ou de l’affection que je porte à Diane,
il ne peut les changer ny rendre autres qu’elles sont : car il n’est pas
plus vray que Philis est Philis, que la place que je tiens est meilleure que
la vostre. J’ay tousjours oüy dire, adjousta Philis, que plus on est pres de
la personne aymée, & plus l’Amant se contente. Vous avez, repliqua le
berger, ouy dire la verité. Toutesfois, continua Philis, me voicy pres de
Diane, & il me semble que vous en estes fort esloigné. J’en suis encor
plus pres que vous, respondit-il, car si vous estes à son costé, je suis en
son cœur. Je ne te plains donc plus, interrompit Hylas, de la peine que je
pensois que tu eusses de marcher : car à ce conte, il ne tiendra qu’à Diane
que tu ne fasses de longs voyages sans guere travailler tes jambes :
Silvandre sousrit de cette response, & puis respondit froidement. Je
sçay bien Hylas, que tu n’entens pas ce que je dis ; aussi n’estoit-ce pas à
toy à qui je parlois, mais à Philis, qui à la verité est bien autant
ignorante des mysteres d’Amour, mais qui toutesfois a si bonne volonté de
les apprendre, qu’elle merite mieux que toy de les ouyr. Voicy, dict Hylas,
une loüange qui n’est pas à desdaigner pour Philis, disant qu’elle desire
d’apprendre les mysteres d’Amour : que s’il est ainsi, & qu’elle vueille
estudier en mon escole, je les luy apprendray à bon marché. Tous les bergers
se mirent à rire des paroles d’Hylas, & parce que Silvandre prit garde
qu’Astrée & Diane baissoient les yeux, il voulut changer de discours,
& pour ce, il luy dict : Je voy bien, Hylas, que tu enseignes ta
doctrine fort librement : mais pour
revenir à ce que j’ay dit à Philis, je te repliqueray encores que je suis
plus prés de Diane, qu’elle n’est pas, encor qu’elle soit à ses costez,
parce que Diane est en mon cœur. Vous avez dict, reprit incontinant Philis,
que vous estiez en son cœur. Et je l’avoüe encores, respondit Silvandre. Si
est-ce, adjousta Philis, qu’il y a bien de la difference, & mesme selon
ce que je vous en ay ouy dire autresfois : car j’entendrois que vous aymez
Diane, si on me disoit qu’elle fust en vostre cœur ; & qu’elle vous
ayme, si l’on disoit que vous fussiez dans le sien. A parler, dit Silvandre
avec le commun, on l’entend comme vous le dites, mais quand on discourt avec
les personnes un peu mieux entenduës, l’un signifie l’autre. Et en voicy la
raison. Estre en quelque lieu s’entend de deux sortes, l’une, quand le corps
occupe une place, & lors la surface de la chose contenuë est le lieu ;
l’autre c’est quand l’ame, qui est toute spirituelle, agit en quelque lieu :
Car rien ne pouvant agir immediatement en quelque lieu qu’il n’y soit, il
s’ensuit que si mon ame agit de cette sorte dans le cœur de Diane, qu’elle y
est. Or si comme nous avons dit autresfois, l’ame vit mieux où elle aime,
que où elle anime, puis que le vivre est une action immediate de l’ame, il
s’ensuit que si j’ayme Diane, je suis veritablement en elle. Cela respondit
Philis, est un peu bien obscur pour moy, toutefois encor ne preuveriez-vous
par là, sinon que vostre ame y est, & non pas Silvandre, & par ainsi
ma place est encore la meilleure, puis que pour le moins une partie de moy, & celle que j’ay ouy dire
estre la plus fertile en passions, qui est le corps, est plus prés que vous
n’estes pas. J’avoüe, respondit-il, que du corps vous en estes plus pres que
moy ; mais il ne faut pas conclurre pour cela, que vostre place soit la
meilleure, parce que l’ame est de telle sorte superieure au corps, qu’au
prix d’elle il n’est de nulle consideration, tant s’en faut qu’il puisse
tenir quelque rang aupres d’elle. Pleust à Dieu, Berger, dit Hylas, que nous
fussions tous deux amoureux d’une mesme bergere ; car puis que tu mesprises
si fort le corps, je le prendrois fort librement pour moy, & je te
laisserois volontiers l’esprit, quand mesme ce seroit celuy du plus sçavant
de nos Druides : & pour te monstrer que je te dy vray laisse moy le
corps d’Alexis, & je te laisse l’esprit d’Adamas, qui est un si sçavant
homme. Chacun se mit à rire du party que l’inconstant presentoit à
Silvandre, & cela l’empescha de luy respondre si tost : mais peu apres
il prist la parole de ceste sorte.
Si chaque chose estoit prisée selon son merite, il est certain que le choix
que tu fais n’est pas le meilleur, parce que le corps que tu veux seulement
aimer, n’est pas un object digne d’estre aymé de l’ame, d’autant que l’amour
doit tousjours adjouster quelque perfection à l’Amant, comme chacun avouë,
quand on dit, que l’amour est desir d’un bien qui defaut. Et par cette
ordonnance l’Amant seroit obligé d’aimer tousjours quelque chose de plus
qu’il ne seroit pas : Mais concedons à ces esprits qui sont tant abaissez,
qu’ils ne font que trainer par terre, sans se pouvoir re- lever à ce qui est par-dessus eux,
qu’ils puissent aimer ce qui leur est esgal : Je m’asseure qu’il n’y a
personne qui pour le moins ne confesse, qu’il est honteux de s’abaisser à
l’amitié de ce qui est moins que nous ne sommes. Que si cela est vray,
comment pourroit-on estimer le corps digne d’estre aimé de l’ame, puis qu’il
est si vil & abaissé par-dessous elle ? Mais outre que cette amour est
honteuse, je tiens qu’elle est impossible, ou pour le moins insensée, si
nous voulons y adjouster les conditions que la vraye amour doit avoir : Car
celuy qui aime, n’a point de plus violent desir que d’estre aimé de la chose
aimée ; mais n’est-il pas impossible que celuy qui n’aime que le corps, en
soit aimé, d’autant que l’amour peut estre seulement en l’ame ? Et par là ne
vois-tu pas, Hylas que ceux qui aiment le corps, sont imitateurs de la folie
de Pigmalion, qui devint amoureux d’un marbre ? Aussi pour monstrer que cela
ne se doit point, la nature y repugne, & je m’asseure que tu l’avoüeras
si l’on te le demande : car confesse la verité, Hylas, si Alexis estoit
morte, en aimerois-tu le corps ? Et parce qu’il ne respondoit point : Tu es
muet, continua Silvandre, est-ce la verité qui te confond, ou la honte
d’avoir eu une si mauvaise opinion ? Ny l’un ny l’autre, dit Hylas, mais que
veux tu que je responde ? Penses-tu que je sois un devineur ? Ne sçais-tu
que quand les yeux voyent ce qu’ils n’ont point veu, le cœur pense ce qu’il
n’a point pensé ? Je parle fort asseurement des choses passées quand il m’en
souvient, & des presentes quand je les sçay : mais des futures, Eh ! mon amy, pour qui me prends tu ?
Penses-tu que ce soit moy qui aye instruict les Sybilles, ou que j’aye esté
en leur escole pour apprendre à predire ? Silvandre mon amy, si tu veux
discourir avec moy, parlons des choses dont les hommes peuvent parler, sans
entrer dans les secrets des Dieux : laissons leur les choses futures, puis
qu’ils ont retenu cela en leur partage ; Et si tu me demandes, si j’ayme le
corps d’Alexis, je te respondray qu’ouy, & de telle sorte (quoy que tu
sçaches dire de tes resveries & de ton amour de l’ame) que si elle
n’avoit point de corps, je ne l’aimerois point : mais quand tu me demanderas
ce que je ferois quand ce corps n’aura point d’ame, je te renvoyeray vers
ceux qui sçavent predire l’avenir, & si tu veux, tu pourras aller avec
eux visiter les Destinées, & nous rapporter des nouvelles de leurs
conseils ; & moy, cependant que tu feras ce long voyage, je continueray
d’aimer le beau corps d’Alexis, non tel qu’il sera d’icy à cent ans, mais
tel qu’il est, c’est à dire l’ouvrage des Dieux le plus beau, & le plus
parfait.
Ainsi disoit Hylas, & Silvandre luy vouloit respondre, lors que suivant
le chemin il fallut passer une petite planche, où chacun des Bergers s’amusa
à aider à sa Bergere mieux aimée. Et lors qu’elles furent toutes de l’autre
costé, & que Silvandre voulut reprendre la parole, il en fut empesché
par Diane, qui oyant une Bergere, & un Berger qui chantoient, le pria de
les escouter. Toute la trouppe tourna les yeux vers le lieu d’où la voix
venoit, & s’approchant peu à peu, ils virent une Bergere assise à
l’ombre d’u- ne touffe d’arbres,
& un Berger à genoux devant elle, & peu apres ils commencerent
d’oüir leurs paroles un peu plus distinctement. Elles estoient telles :
ALCIDON, DAPHNIDE.
DIALOGUE.
ALC. Vous verra-t’on jamais changer,
Puis que vous
estes si legere ?
DAPH. Alcidon n’est pas mon Berger,
Ny Daphnide vostre
Bergere :
Le Destin qui commande à tous
Ne nous fit pas
naistre pour nous.
ALC. Jamais le Destin n’accusez
D’une chose si
volontaire.
DAPH. Vous aussi ne vous abusez
De rien obtenir au
contraire :
Car soit Destin, soit volonté,
Enfin le sort en
est jetté.
ALC Vueillez ou ne me vueillez point,
Me donnant à
vous je suis vostre.
DAPH. Si nostre vouloir ne s’y joint,
Ce qu’on nous
donne n’est pas nostre :
Et je refuse franchement
De vous
recevoir pour Amant.
ALC. Recevez moy pour serviteur,
Si vostre Amant je ne
puis estre.
DAPH. Non non, je ne vous veux, Pasteur,
Ny pour
serviteur, ny pour maistre :
Et si vous voulez vostre bien,
De
moy n’esperez jamais rien.
ALC. Quoy que fasse vostre rigueur,
Mon feu sera
tousjours extreme.
DAPH. C’est bien avoir faute de cœur
D’aymer si fort
qui ne vous ayme :
Car un bon cœur devroit chasser
Par le
mépris un tel penser.
ALC. Mais pourquoy ne se changera
Enfin ce farouche
courage ?
DAPH. S’il peut changer, ce ne sera
Que pour vostre
desavantage :
Mais que je vous ayme, Berger,
Vous n’y devez
jamais songer.
A peine la Bergere eust finy ces dernieres paroles, que cessant de chanter,
& voyant que le Berger vouloit continuer, elle luy dit, C’est assez
Alcidon : si vous voulez que je m’arreste icy plus long temps, je vous prie
cessez ou changez de discours, & croyez que ceux-cy ne vous acquerront
jamais rien de plus avantageux envers moy qu’un accroissement de mauvaise
volonté. Il y a long-temps, respondit le Berger, que si je n’avois non plus
d’esperance en la justice d’Amour qu’en la vostre, je n’aurois pas seulement
cessé de parler à vous, mais aussi de vivre. Et quelle esperance est la
vostre, dit Daphnide, puis que s’il estoit juste, ce Dieu de qui vous
parlez, il y a long temps que vous serviriez d’exemple à tous ceux qui ont
la hardiesse de l’outrager ? N’offencez point, dit Alcidon, celuy de qui la
puissance ne se mesure qu’à sa volonté, & de qui le pouvoir ne vous a
point tousjours esté tant incognu, que vous le deviez maintenant mespriser
comme vous faites. La Bergere eust repliqué, n’eust esté qu’elle vit
approcher cette troupe, qui luy donna sujet de se taire.
Astrée & le reste de la compagnie, qui avoient ouy ce que ces estrangers
avoient chanté, & entr’ouy une partie de ce qu’ils avoient dict plus
bas, conviez de la beauté de la Bergere, & de la bonne mine &
gentille disposition du Berger, tant pour satisfaire à leur curiosité, qu’au
devoir, auquel les loix de l’hospitalité, religieusement observées en cette
contrée les obligeoient, s’addresserent à la Bergere, & apres l’avoir
saluée, luy offrirent & à toute sa trouppe toute sorte d’assistance : car en mesme temps s’approcherent
d’elle deux autres Bergeres & un Berger, qui s’estoient escartez entre
quelques arbres, attendant que la chaleur fust un peu abatue. Daphnide
voyant cette belle troupe s’offrir à elle avec des paroles si pleines de
courtoisie, luy respondit avec toute la civilité qui lui fut possible, &
puis leur dit en general à toutes. Je ne m’estonne plus si le Ciel favorise
de ses graces cette contrée plus avantageusement que les autres, puis
qu’elle est habitée par des personnes si accomplies de toute sorte de
merite. Astrée prenant la parole luy respondit : il n’y a personne icy qui
ne soit fort disposée à vous faire service, tant pour satisfaire à nos
Ordonnances, qui nous commandent de rendre toute assistance aux estrangers,
que pour avoir la gloire de servir des personnes qui le meritent comme vous,
& vostre compagnie. Je commence, respondit l’estrangere, à bien esperer
de la fin de mon voyage, puis que ma premiere rencontre a esté si bonne. Et
puis que les offres que vous me faites me doivent donner la hardiesse de
m’enquerir de ce qui m’est necessaire de sçavoir ; Je vous supplie donc,
belle Bergere, de me dire s’il y a une fontaine en cette contrée qui
s’appelle De la verité d’Amour, & où elle est ? Astrée tournant l’œil
sur Paris, & sur Silvandre, comme leur en demandant des nouvelles,
demeura sans parler. Qui fust cause que Sylvandre prit la parole, & luy
dit, Belle Bergere, la fontaine que vous demandez est veritablement en cette
contrée : mais Amour est cause qu’il vaudroit autant qu’elle n’y fust point, estant remise en la
garde de quelques animaux enchantez, qui en defendent l’accez. Et où
est-elle ? reprit Astrée. Comment, dit l’Estrangere, vous estes de ce pays,
& vous ignorez où est une chose si rare ? cela est presque incroyable,
& mesme à ceux qui verront vostre visage, qui estant si beau, ne peut
pas avoir esté veu sans amour, ny vous par consequent, sans curiosité de
sçavoir la verité de l’affection de ceux qui vous ayment, qui, à ce que j’ay
ouy dire, se voit en cette fontaine. Je sçay bien, dit Astrée en rougissant
un peu, que vostre courtoisie vous fait parler de mon visage si
avantageusement, vous semblant d’estre obligée pour les offres que je viens
de vous faire, de me gratifier de cette sorte : & c’est pourquoy je ne
vous respondray point à cela : mais quant à la curiosité que vous croyez qui
doive estre en moy, outre que l’occasion n’y est point, parce que je n’ay
jamais eu assez de bon-heur pour estre aymée de cette façon, encores avons
nous une coustume parmy nous, que jamais nous ne recourons à la fontaine
dont vous parlez, pour cognoistre la volonté de ceux qui nous servent, ayant
un moyen beaucoup meilleur, & plus asseuré. Et quel est-il, dit
incontinant l’Estrangere, afin que l’un me deffaillant, je puisse recourre à
l’autre ? C’est, respondit Astrée, le temps & les effets. Encore, dit
Daphnide, que chacun le die comme vous, si tiens-je cette cognoissance bien
incertaine, & certes je le puis dire, comme y ayant esté trompée. Si
cela nous estoit avenu, reprit Diane, nous y userions d’un autre remede. Et
quel est-il ? dict l’estrangere.
C’est de ne plus rien aimer du tout, respondit Diane. Voila, dit Alcidon, un
remede bien injuste, puis qu’il punit l’innocent, & ne chastie point le
coulpable : car celuy qui a trompé une Bergere en feignant de l’aimer, ne se
soucie pas de n’estre point aimé d’elle, & par ainsi il ne reçoit point
de chastiment de sa faute : & si de fortune elle vient à estre bien
aimée de quelque autre, luy qui n’aura point offencé en portera toute la
peine. Voila, gentil Berger, interrompit Hylas, comme nos Bergeres sont
aussi injustes, que vous les voyez estre belles : & si pour tout cela,
nous ne pouvons nous empescher de les aymer ; jugez ce que nous ferions si
elles avoient l’esprit aussi doux que le visage. L’une de ces bergeres oyant
parler Hylas de cette sorte, commença à tenir les yeux arrestez sur luy, luy
semblant de le cognoistre : & sans doute, sans l’habit qui le déguisoit
un peu, elle n’eust pas demeuré si long temps en cette peine : Mais enfin
pour ne se point méprendre, elle s’adressa à Thamire, & luy demanda
assez bas, si ce berger qui parloit n’estoit pas Hylas, & luy ayant
respondu que ouy, elle revint vers Daphnide, & s’aprochant à son
oreille, luy dit, Madame, vous parlez à Hylas sans le cognoistre.
L’estrangere changeant de couleur, & se mettant une main sur le visage,
comme de honte d’estre veuë de luy, revestuë de ces habits, se recula un pas
ou deux, s’escriant, MON DIEU, Hylas, que l’habit que vous portez vous
change, je ne sçay si le mien m’en fait autant ? Lors Hylas s’approchant
d’elle, il la considera attentivement, si bien que quoy qu’il y eust long
temps qu’il ne l’eust veuë &
que l’habit de Bergere la changeast beaucoup, si la recognut-il pour
Daphnide, estimée la plus belle Dame qui fust en Arles, ou dans la Province
des Romains ; dequoy il demeura si estonné, qu’il ne sçavoit s’il songeoit,
ou s’il veilloit. Enfin apres estre demeuré fort long-temps à la considerer,
il se retira d’un pas, & plus ravy en admiration qu’il ne se peut dire,
se mit à la regarder, & à la considerer, sans pouvoir proferer une seule
parole ; Dequoy l’autre estrangere s’apercevant ; C’est sans doute,
dit-elle, que voicy la contrée des merveilles, puis que j’y vois des
Bergeres qui surpassent les personnes plus civilisées, des beautez sans
curiosité, & ce qui est de plus merveilleux, des Hylas sans parole.
Hylas à ce mot tournant les yeux sur celle qui parloit, il la recogneut pour
estre Carlis, & l’autre Stiliane, & Hermante avec eux ; cette veuë
le rendit si confus, que sans pouvoir parler, il courut embrasser Hermante
son cher amy, & apres l’avoir tenu quelque temps en ses bras, se separa
de luy pour le reprendre par deux ou trois fois : enfin reprenant la parole,
Est-ce bien, dit-il, mon cher Hermante que je vois, & que je tiens entre
mes bras ? Celles que je voy icy est-il possible que ce soient les plus
belles de la Province des Romains ? Et je dirois de l’Univers, si la contrée
où nous sommes en estoit dehors : Quoy ! je voy donc la belle, & tant
admirée Daphnide, la glorieuse Stiliane, & cette Carlis, qui la premiere
m’apprit à aymer ? Les Dieux m’ont fait trop de grace de vous avoir conduite
icy, Madame, dit-il, s’addressant à Daphnide, avec vostre compagnie, croyant quant à moy, que c’est
pour vous faire estre tesmoing de ma gloire, & de ma felicité. Hylas,
respondit incontinant l’Estrangere, vous n’aurez jamais contentement, où
comme vostre amie je ne participe ; mais si vous estes estonné de me voir en
cet equipage, je ne le suis pas moins de vous avoir rencontré, & deguisé
comme vous estes, & en un lieu où je n’avois aucune esperance de vous
trouver : mais comme que ce soit, je tiendray cette rencontre pour
tres-heureuse, si elle me fait participer à la gloire & à la felicité
que vous possedez. Madame, interrompit Carlis, il n’a garde de se resjouyr
si fort de ma venuë, ny de celle de Stiliane. Et pourquoy, ma premiere
maistresse, entrez-vous en cette opinion ? dit-il : Ne sçavez vous pas que
l’on tient que les premieres amours ne s’effacent jamais ? Toutefois,
dict-elle, vous monstrez le contraire, puis que l’amour ne peut pas estre
quand l’oubly oste la memoire de la chose aimée ; & vous ne pouvez nier
que vous ne nous ayez mescogneuës & oubliées. Je suis fait, dict Hylas,
tout d’une autre façon que le reste de ceux qui se meslent d’aymer : car
jamais je ne perds la memoire de celles que j’ay aymées, ny jamais mon
affection ne s’efface : Il est bien vray que quelquefois ma memoire se
couvre d’oubly, comme le brasier de cendre, & que mon affection se
lasse, comme l’arc qui a demeuré trop long-temps tendu : mais comme le
brasier pour peu qu’il soit soufflé se descouvre vif & ardant, &
l’arc, quand on le retend, est aussi fort qu’auparavant, de mes- me est-il de ma memoire, & de
mon affection lors que ceste cendre de l’oubly est ostée par la veuë &
par la presence, ou bien que mon amour par quelque nouvelle faveur se
renforce de desir, & d’esperance. Je voy bien, dict Stiliane, qu’en fin
Hylas est tousjours Hylas. Mais, adjousta Daphnide, nous sçaurons à loisir
un peu plus de vos nouvelles : cependant afin que nous ne fassions quelque
erreur envers ces belles & honnestes bergeres, dites nous, Hylas, qui
elles sont, & si Astrée ou Diane, ne sont point en cette compagnie.
Madame, respondit Hylas, si vous estes venuë en ceste contrée pour ce seul
suject, vous pourrez vous en retourner quand vous voudrez, car les voila
toutes deux devant vous, dict-il, les luy monstrant. Lors Daphnide
s’avançant les salüa encores une fois, & apres les avoit quelque temps
considerées, Il est vray, dict-elle qu’en cecy la renommée est moindre que
la verité, & qu’il est certain que vostre beauté surpasse ce que l’on en
dit. Madame, respondit Astrée en rougissant, les personnes qui vivent comme
nous faisons, peuvent dire qu’elles sont au monde sans y estre : car ne
voyant que nos bois, & nos pasturages, à peine peut la renommée se
charger seulement de nos noms, tant s’en faut qu’elle en doive raconter
quelque chose, & en son silence nous pensons luy estre infiniment
favorisées : car ce nous est beaucoup de bon-heur, que ne pouvant rien dire
de nous à nostre advantage, elle n’en die rien du tout. Vous direz ce qu’il
vous plaira, reprit Daphnide, mais puis que j’ay cognoissance de vos noms
si faut-il que la renommée me
l’ait donnée, estant de sorte esloignée de vos demeures, que n’ayant jamais
esté icy, je ne sçaurois les avoir apris que par elle : Et je voy maintenant
qu’encores qu’elle parle fort avantageusement de vous, elle est toutes fois
infiniment inferieure à la verité, & qu’en cela elle vous faict tort.
Madame, dict Diane, vostre courtoisie est celle qui nous donne cet avantage,
& quoy que nous soyons presque hors du monde, comme vous disoit ma
compagne, si voudrions nous bien estre telles qu’il vous plaist de nous
figurer, parce que la perfection est tousjours desirable en qui que ce soit.
Vous ne devez point, repliqua l’Estrangere, en desirer plus que vous en
avez, car vostre desir outrepasseroit la puissance de la Nature, ne croyant
point qu’elle puisse faire deux differentes beautez plus parfaites. Et que
diriez-vous, Madame, interrompit Hylas, qu’encores qu’elles soient telles,
je n’en ay jamais esté amoureux, ou c’est si peu que ce n’est rien ? Je
diray, respondit Daphnide, qu’il n’appartient pas à tous les oyseaux de se
plaire en la pure lumiere du Soleil, ny par consequent à vostre mauvaise
veuë en ces trop grandes beautez. Tout au contraire, Madame, repliqua
Hylas : c’est parce qu’il y en a de plus belles en ceste contrée qu’elles ne
sont, & vous sçavez qu’Hylas aime sur tout la beauté. Je croiray
difficilement ce que vous dictes, respondit l’Estrangere. Je le vous feray
avoüer, dit-il, si vous voulez venir où toute ceste trouppe s’en va. Et
afin, discrettes Bergeres, continua-t’il se tournant vers Astrée & Diane, que vous ne vous mescontiez,
sçachez que vous voyez devant vous, sous ces habits de berger & de
bergere, la plus belle Dame, & le plus gentil Chevalier de la Province
des Galloligures, & que peut-estre vostre contrée n’eust jamais une plus
grande faveur du Ciel, que de les recevoir : C’est pourquoy, gentil Paris,
vous ne devez pas souffrir qu’ils se separent de ceste compagnie, qu’Adamas
ne les ait receus en sa maison. Paris & les bergeres s’adressant à
Daphnide, s’excuserent de ne luy avoir rendu l’honneur qu’ils luy devoient,
& la supplierent de sorte de vouloir faire ceste faveur au grand Druide,
qu’en fin elle y consentit, tant pour satisfaire à la priere que Paris,
& ces belles bergeres luy faisoient, que pour le desir qu’elle avoit de
parler au sage Adamas, sur les affaires qui la conduisoient en ce lieu,
ayant desja fort ouy parler de sa prud’hommie.
Le contentement d’Hylas ne fut pas petit quand il vit ceste resolution. Et
parce que Daphnide avoit fort bonne cognoissance de son humeur, &
qu’elle l’avoit cogneu en l’Isle de Camargues & en Arles, elle luy fit
par les chemins plusieurs demandes, ausquelles les bergeres respondoient
quelquefois pour luy, & quelquefois Silvandre : & quoy qu’il voulust
se contraindre un peu devant Daphnide, Stiliane, & Carlis, si est-ce
qu’il ne pouvoit s’empescher d’eschapper bien souvent en ses responces,
& mesme quand Silvandre prenoit la parole ; dequoy ces Estrangeres
rioient de sorte, qu’en fin
s’adressant à Daphnide. Je croy, luy dit-il, Madame, que prenant l’habit de
ces bergeres, vous en avez aussi pris l’humeur, puis que les discours de ce
berger vous plaisent si fort : car il ne sçauroit ouvrir la bouche pour me
contredire, qu’elles n’en rient à haut de teste. Mais Silvandre mon amy,
continua-t’il, se tournant vers le berger, sois certain que c’est de toy que
ceste belle Dame se mocque, & non pas de moy, parce que n’ayant esté
nourry qu’aux villages, tu ne sçais guere bien comme il faut parler à celles
qui luy ressemblent : Et pource si tu m’en crois, tu ne continueras plus ce
qui est tant à ton desavantage. Gentil berger, dit incontinant Daphnide, ne
croyez point Hylas : vous sçavez assez quel il est, & j’aurois trop de
desplaisir que vous eussiez ceste opinion de moy. Madame, respondit
Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches Hylas &
moy, & toutesfois nous ne nous croyons guere l’un l’autre : Mais Hylas,
dit-il, se tournant vers luy, tu te trompes fort, si tu crois que je n’aye
point de cognoissance de ceste belle Dame : j’aurois en vain esté si
longuement parmy les Massiliens, & il faudroit bien que j’eusse eu les
oreilles bouchées, & les yeux clos, si je n’eusse oüy parler de son
merite, ny veu sa beauté : Je sçay, Hylas, peut-estre mieux que toy, qui est
la belle Daphnide, qui Alcidon, & qui le grand & redoutable Roy
Euric : peut-estre te raconterois-je plus particulierement la prise qu’il
fist & de la ville des Massiliens, & de celle d’Arles, qu’autre qui
le voulust faire : & pour-ce ne pense encor que je sois berger, m’estonner par tes discours,
n’ayant pas non plus que toy, porté tousjours la houlete, & la
pannetiere que tu me vois. Daphnide alors prenant la parole : A la verité,
dit-elle, Hylas, ce berger monstre qu’il ne me cognoist pas mal, & je
croy aux paroles qu’il tient, qu’il en sçait plus que vous ne pensiez ; mais
gentil berger, dit-elle, si ce ne vous est importunité, dites nous où vous
avez apris ce que vous racontez ? Madame, respondit Silvandre, j’ay esté
longuement dans les escoles des Massiliens, où vostre nom a esté tant chanté
des Bardes, qu’il n’y a personne qui ne l’ait oüy. Et comment estes-vous
maintenant, dit-elle en ceste contrée avec cet habit de berger, & qui
vous y retient ? La Fortune, dit-il, m’y a conduit, & l’Amour m’y
arreste. Et moy, dit Hylas, l’Amour m’y a conduit, & Alexis m’y fait
demeurer. Et qui est, dit-elle, en sousriant, ceste bien-heureuse Alexis ?
C’est celle là, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte, & paslir
d’envie, la voyant si belle, qu’il n’y a beauté qui puisse egaler la sienne.
Vous en dites beaucoup, Hylas, respondit-elle, pour n’estre pas creu, &
trop pour estre creu du tout. Que diriez vous, repliqua-t’il, si je vous en
disois autant qu’il y en a, puis que n’ayant seulement que commencé d’en
parler, vostre croyance est si foible ? Si vos yeux ne me servoient bien
tost de tesmoings contre vous-mesme, je m’efforcerois de le vous tesmoigner
par mes paroles : mais je me remets à eux, & au jugement qu’ils en
feront ; mesme que j’espere que ce sera si tost, que vous souvenant encores
de mes paroles, vous avoüerez en
vostre ame qu’elles sont veritables, si ce n’est que vous m’accusiez de n’en
avoir pas dit assez. Alcidon alors prenant la parole, Pour l’amour de vous
Hylas, dit-il, on vous avoüera que vostre maistresse est belle : mais
qu’elle surpasse Daphnide, si les paroles me deffailloient pour soustenir le
contraire, j’y mettrois le sang & la vie. Et moy, dit Hylas, d’un visage
fort serieux, tant qu’il ne faudra que des paroles pour soustenir ce que
j’ay dit, je le maintiendray contre qui que ce soit : mais soudain qu’il
faudra y employer du sang, je ne le quitteray pas seulement à vous, mais à
tous autres qui voudront soustenir le contraire : car je fay profession de
parler, & non pas de tuer ; Chacun se mit à rire, & de telle sorte
qu’Alcidon ne peut luy respondre de long temps.
Sans doute leurs discours eussent continué plus longuement, s’ils ne se
fussent trouvez si pres de la maison d’Adamas, qu’ils furent contraints de
se taire pour la considerer : Cependant Alexis pour avancer d’autant le
contentement qu’elle se promettoit de la veuë d’Astrée, s’estoit accoudée
sur une fenestre, qui regardoit du costé de la plaine, & discouroit avec
Leonide du prochain contentement qu’elle attendoit. Mais lors qu’elle
aperceut ceste belle & grande trouppe, s’asseurant qu’Astrée en estoit,
elle tressaillit toute, & à mesure qu’elle se venoit approchant, elle
alloit aussi discernant tantost une bergere, & tantost un berger de sa
cognoissance : mais lors qu’elle recogneut Astrée, ô Dieu que devint-elle !
Elle demeura longuement la veüe sur
elle sans dire mot, comme ne pouvant saouler ses yeux de cest agreable
object, en fin avec un grand souspir, & la monstrant du doigt à
Leonide : La voila, dit-elle, la plus belle & la plus aimable bergere de
l’Univers, imitant presque en ce transport Adraste en sa folie. Et apres
s’estre teüe pour quelque temps, elle se recula un pas de la fenestre, &
pliant le bras l’un en l’autre sur l’estomac : Mais, ô Dieu ! dit-elle,
comment m’oseray-je presenter devant ses yeux, puis qu’elle m’a commandé le
contraire ? Vous voicy encore, respondit Leonide, en vostre vieille erreur :
n’avez vous pas assez debattu avant que venir icy, ces mesmes considerations
contre Adamas ? & avez vous desja oublié les raisons, que si prudemment
il vous a rapportées ? Ne croyez pas, repliqua Alexis, que je les aye
oubliées, mais je sçay bien aussi que comme que ce soit, Astrée me verra
& je la verray ; qu’elle parlera à moy, & que je parleray à elle :
& n’est ce pas cela contrevenir à ce qu’elle m’a defendu ? Va-t’en, me
dit-elle, je me souviendray toute ma vie de ces cruelles paroles. Va-t’en
déloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy, que je ne te le
commande. La Nymphe qui vit bien que si ce discours passoit plus outre, il
ne pouvoit que donner beaucoup d’inquietude au Berger, pour ne le continuer
d’avantage elle luy respondit. Il ne faut plus Alexis, vous remettre devant
les yeux ces considerations : la pierre en est jettée, & il n’est plus
temps de demander conseil, si vous devez voir Astrée, les choses sont en tel
estat, que de necessité il faut
passer plus outre : mais voicy bien l’heure que vous devez monstrer que vous
estes homme, & que vous venez de cest Alcipe, de qui le courage a tant
esté estimé de chacun. Il faut, dis-je, que changeant de visage & de
façon, vous receviez Astrée sans vous estonner, & qu’à son abord vous
ayez tant de puissance sur vous mesme, que personne ne s’aperçoive de ce que
vous voulez tenir caché. Car il faut que vous sçachiez que les premieres
impressions sont celles qui durent le plus long-temps, & sur lesquelles
on fait un plus seur jugement ; & pource resolvez-vous à vous déguiser
de sorte, que ceux que vostre habit abusera, ne puissent estre détrompez par
vos actions. Ha, Madame ! dict Alexis, que ceux qui sont sains donnent
aisément conseil aux malades [!] Ne voila pas desja une faute, reprit
Leonide, pourquoy ne m’appellez vous vostre sœur, & non pas Madame ?
Puis que vous sçavez bien que, comme Adamas veut que j’appelle Paris mon
frere, de mesme il m’a ordonné que je vous nommasse ma sœur ; & si vous
faictes autrement, quel soupçon ne donnerez vous point de vous-mesme ? Voyez
vous, Alexis, vostre visage ressemble si fort à celuy de Celadon, que si
vous voulez qu’il ne soit point recogneu, il vous faut user d’un grand
artifice pour le desguiser. Ma sœur, respondit Alexis, puis qu’il vous
plaist que je vous nomme de cette sorte, je m’estudieray de n’y plus
faillir, mais souvenez-vous que jamais personne ne fut plus empeschée que
vostre miserable sœur en cette occasion, & que si la fortune ne luy
ayde, je ne sçay comment elle
pourra tromper les yeux d’Astrée, envers laquelle elle n’a jamais usé de
feinte ny de déguisement. C’est aux occasions, dit la Nymphe, qu’il faut
faire paroistre ce que nous valons ; efforcez vous un peu, & faictes
comme on dict, de necessité vertu, & vous asseurez que l’authorité
d’Adamas est si grande, & sa preud’hommie telle en l’opinion de chacun,
que pour peu que vous vous y aidiez, il n’y a pas apparence que l’on entre
en doute, que vous ne soyez sa fille.
Elle parloit de cette sorte, quand Adamas ayant esté adverty de la venuë
d’Astrée, entra dans la salle pour r’asseurer un peu Alexis, qui ne fut pas
une petite prudence : car elle estoit tant hors d’elle mesme, qu’il estoit
bien necessaire de la preparer à cette rencontre, de peur qu’estant
surprise, elle ne donnast trop de cognoissance de ce qu’elle estoit. Et lors
qu’ils estoient plus avant en discours, on les vint advertir que toute cette
trouppe estoit desja dans la basse court du chasteau. Alexis changea toute
de couleur, & les jambes luy tremblerent de sorte qu’elle fut contrainte
de s’assoir. Leonide qui s’en prit garde, affin de mieux couvrir leur
dessein, dict à Adamas, qu’il seroit à propos de fermer les vanteaux des
fenestres, & ne laisser que fort peu de clarté dans la salle, afin que
l’on s’apperceust moins des changemens du visage d’Alexis, & que cest
artifice seroit encore à propos pour empescher que la grande chaleur
n’entrast si fort dans le logis. Le Druide qui trouva cest advis fort bon,
le commanda à ceux qui l’estoient
venu advertir de l’arrivée des Bergeres. Mais s’ils estoient bien empeschez
de leur costé, Astrée ne l’estoit gueres moins du sien, à qui le cœur
battoit de sorte, qu’elle en estoit elle mesme toute estonnée. Ce qui la
contraignit, s’approchant de Philis, de luy dire à l’oreille ; Je vous prie
ma sœur, trouvez quelque excuse pour nous faire un peu arrester icy, car
j’avouë que l’esperance que j’ay de voir en Alexis le visage de Celadon, me
met si fort hors de moy, que je crains, si je n’ay le loisir de me
r’asseurer un peu, de donner trop de cognoissance de ce que je desire de
cacher à chacun, mais particulierement à ces Estrangers. Philis qui estoit
advisée, s’approchant de Daphnide, Madame, luy dict-elle, n’estes vous point
lasse de ceste aspre montée ? si vous le trouviez à propos, je m’asseure que
toute ceste compagnie seroit bien aise de reprendre un peu d’haleine avant
que de monter à la salle. Quant à moy, dict-elle, je suis bien de cest
advis, & je n’osois le proposer, de peur de vous desplaire à toutes.
Hylas qui ne pouvoit souffrir qu’on luy retardast le contentement de voir sa
chere Alexis, Madame, dit-il, si vous n’estiez en si bonne compagnie, je
n’oserois vous laisser seule ; mais puis que cela est, vous ne trouverez pas
mauvais que j’aille dire que vous venez : car j’aime mieux reprendre haleine
aupres d’Alexis, & contenter mes yeux des beautez que j’ay laissées dans
la maison, que d’estre icy, & ne contempler que les statuës, qui sont
dans les niches de ces murailles. A ce mot sans attendre personne, ny mesme
la responce de Daphnide il monta
l’escallier, au haut duquel à l’entrée de la salle, il rencontra Adamas,
Leonide, & Alexis : Et parce qu’ils avoient jugé tous trois que l’amour
de Hylas serviroit beaucoup à couvrir ce qu’ils vouloient tenir caché, ils
luy firent la meilleure chere qu’ils peurent, & mesme le Druide apres
l’avoir embrassé en sousriant luy dit : Il est aisé à cognoistre qui de
toute ceste trouppe est le plus de nos amis. Si la haste, dit Hylas, que
j’ay euë de venir le premier vous en a donné quelque cognoissance, le
retardement que je mettray à m’en aller le dernier ne vous en rendra pas
moins de tesmoignage : Mais je voudrois bien que ma venuë fust aussi
agreable à vostre compagnie comme elle a esté desirée de moy. Il n’en faut
nullement douter, dit Leonide, n’est-il pas vray, ma sœur? J’avouë,
respondit Alexis, que quant à moy j’en reçois beaucoup de contentement.
Hylas alors s’approchant d’elle, Voyez vous belle Alexis, dict-il assez bas,
comme je ne suis guere difficile a contenter : pourveu que de vous trois,
vous seule l’ayez agreable, ce m’est assez. Et quoy, reprit Leonide,
feignant fort à propos d’en estre faschée, estimez vous, glorieux Berger, si
peu le reste de la compagnie ? Je vous asseure que je m’en vengeray, &
qu’avant que la journée se passe, vous vous repentirez du mespris que vous
avez fait de moy. Elle profera ces paroles avec un visage severe, &
representant fort bien ce faint mescontentement. Mais Hylas, qui de son
naturel ne se soucioit de femme du monde, que de celle qu’il aimoit. Je m’en
repentiray, dit-il, lors que la belle
Alexis se repentira de ce qu’elle a dit, & avant que cela soit, si vous
ne voulez perdre vos peines, ne cherchez point de vous venger de moy. Et
lors qu’elle s’en repentira, ne prenez non plus la peine de faire cette
vengeance : car le desplaisir que j’en auray sera si grand, que vous n’y
sçauriez rien adjouster. Mon serviteur, respondit Alexis, tant que vous
m’aimerez, cette vengeance ne se fera donc point, car vostre bonne volonté
m’est trop chere.
Il vouloit respondre lors qu’Adamas l’interrompit, luy demandant qui
estoient les bergers & bergeres qui venoient. Je suis bien aise, mon
pere, luy respondit-il, que vous m’ayez fait souvenir de le vous dire : car
en partie j’ay devancé cette trouppe pour vous en advertir, & je l’avois
oublié, tant la veuë d’Alexis m’empesche de penser ailleurs ; sçachez donc
qu’Astrée, Diane, & Philis y sont, & plusieurs autres des hameaux
voisins, ensemble quelques estrangers, comme Florice, Cyrcene & leur
compagnie : mais cela ne m’eust pas convié de vous en venir donner advis,
n’eust esté la rencontre que nous avons faicte en chemin de la belle
Daphnide, & du gentil Alcidon, qui desguisez avec des habits de berger,
viennent en cette contrée chercher la fontaine de la Verité d’Amour : car
Daphnide est la plus estimée Dame de la province des Romains, & Alcidon
le plus aymé Chevalier de Thierry, & du grand Euric, & par ainsi
vous voyez que je ne suis pas le seul estranger, qui changeant mon habit me
desguise de celuy de berger, pour vivre heureusement en vostre con- trée. Adamas, luy respondit, Est-il
possible que ce soit cette belle Daphnide, de qui le grand Euric Roy des
Visigots a esté tant amoureux ? Et Hylas luy ayant respondu, que c’estoit
celle-là mesme, il continua. Encore que je ne l’aye jamais veuë, je ne
laisseray pas de la cognoistre, parce que j’en ay un pourtraict, qu’on m’a
asseuré luy estre fort ressemblant, si ce n’est que l’habit qu’elle porte
m’en puisse peut-estre empescher. Je feray toutefois semblant de n’en rien
sçavoir, pour pouvoir rendre à nos bergeres l’accueil que je leur dois.
Leurs discours eussent bien continué d’avantage, s’ils n’eussent esté
interrompus par la venuë de toute la troupe : car Astrée, encore que ce fust
elle qui fust cause du retardement, ne pouvant toutefois se priver plus
long-temps de la veüe de ce visage tant aimé, en fist signe à Philis, qui
pour complaire à sa compagne, s’adressant à Daphnide & à Paris, leur
dict tout haut : Hylas par son impatience nous empesche de reprendre nostre
haleine à nostre aise, nous contraignant de le suivre : car que dira Adamas,
quand il sçaura par luy que nous sommes icy ? Vous avez raison, dit
Daphnide, & prenant Astrée, & Diane par la main, elles
s’acheminerent toutes de compagnie : Et parce que l’escallier estoit large,
elles marchoient toutes trois ensemble, & le reste de la trouppe venoit
confusément apres. Adamas les attendoit à l’entrée de la salle, où il les
reçeut avec le meilleur visage qui luy fut possible, & feignant de ne
point cognoistre Daphnide ny Alcidon, il adressa sa pa- role aux bergers de sa cognoissance, & leur dit en
sousriant ; Et quoy, glorieuses bergeres, vous mesprisez de sorte vos
voisins, que si je ne m’en fusse plaint, ma fille eust esté long temps icy
sans que vous eussiez daigné la venir voir ? Astrée qui prit garde
qu’encores qu’il parlast à toutes, toutefois il adressoit sa parole
particulierement à elle, luy respondit aussi pour toutes : C’est ainsi, mon
pere, que les choses qui dependent de plusieurs sont bien souvent retardées,
encores qu’elles soient jugées devoir estre faites promptement. Cette
excuse, dict Adamas, n’est guere bonne, & me semble que chacune de vous
en particulier me devoit cette cognoissance d’amitié pour celle que je vous
porte à toutes. Lors Diane prenant la parole, Mon pere, dict-elle en
sousriant, vous sçavez bien que plusieurs ayment mieux donner ce qu’ils ne
doivent pas, que de s’acquitter de leurs debtes : Mais si nous avons fait
cette faute, nous n’en sommes pas demeurées sans chastiment, nous privant si
long-temps de la chose du monde qui merite le plus d’estre veüe. Et à ce
mot, parce que Daphnide s’estoit reculée expressement, apres avoir salüé
Leonide, Astrée s’avança pour en faire de mesme à la déguisée Alexis : mais
quelle devint-elle, quand elle jetta les yeux sur son visage ? Et quelle
devint Alexis, quand elle vit venir Astrée vers elle pour la baiser ? Mais
en fin, ô Amour ! en quel estat les mis-tu toutes deux quand elles se
baiserent ? La Bergere devint rouge comme si elle eust eu du feu au visage,
& Alexis, transportée de contentement se mit à trembler comme si un grand accez de fievre l’eust
saisie. Hylas qui avoit remarqué de quel courage sa Maistresse avoit salüé
cette bergere, en devint si jaloux, qu’il ne peut souffrir qu’elle la tint
plus long-temps en ses bras, & cette jalousie fut cause qu’il les
separa, & que Diane eust le loisir d’entrer en la place d’Astrée, &
apres elle Philis, & puis le reste de la trouppe.
Mais Adamas qui desiroit de couvrir le plus qu’il luy estoit possible les
changemens de visage, & les troubles de l’esprit de sa fille, apres que
les premieres salutations furent faictes, & que confusément toute la
troupe fut entrée dans la salle, il mit Alexis au lieu le plus obscur, &
lors qu’il voulut les faire asseoir, il fit semblant de prendre garde à
Daphnide, & à toute sa suitte, & pource s’adressant à Thamire, il
luy demanda fort haut, qui estoient ces belles Estrangeres. Hylas, luy
dit-il, mon Pere vous en dira plus de nouvelles que moy, s’il vous plaist de
prendre la peine de luy en demander : car je ne puis vous en dire autre
chose, sinon que les ayant rencontrées en venant icy, il nous a dit qu’elles
estoient principales Dames de la Province des Galloligures. Lors Paris
s’approchant d’Adamas, luy dit que c’estoit la belle Daphnide, & le
renommé Alcidon, si cogneus & pour la beauté, & pour le merite dans
la Cour du grand Euric. Le Druide feignant de n’en avoir rien sçeu encore,
fist semblant de se courroucer à Paris, de ce qu’il ne l’en avoit point
adverty, & lors s’adressant à elle ; Madame, luy dit-il, pardonnez à mon
ignorance, & accusez vostre habit si je ne vous ay pas rendu l’honneur qui vous est deu. Mon
pere, respondit Daphnide, quand je me suis déguisée de ceste sorte, ce n’a
jamais esté en intention d’estre recognuë en ceste contrée, où je ne suis
pas venuë pour y tenir le rang de Daphnide, mais seulement pour y trouver le
repos que les Dieux m’y ont promis ; & je crois bien que sans Hylas,
j’eusse peu achever mon voyage aussi incognüe que je le desirois : mais puis
que sa rencontre m’en empesche, je vous supplie, mon Pere, que la
cognoissance que vous avez de moy ne vous porte pas à ces devoirs de respect
& d’honneur desquels vous parlez, mais à m’aider à trouver les
salutaires remedes que les Dieux m’ont fait esperer de recevoir en ceste
contrée. Adamas avec beaucoup d’honneur, & de soubmission luy
respondit : qu’il essayeroit de la servir en tout ce qu’il seroit capable,
& que toutefois il ne pretendoit pas se dispenser pour cela de l’honneur
qu’il luy devoit : Et lors luy presentant une chaire, & de mesme à
Alcidon, & à tout le reste de la compagnie, chacun ayant pris sa place,
Astrée se trouva auprés d’Alexis, & Leonide de l’autre costé, qui
empescha que Hylas ne se peut mettre aupres de sa nouvelle Maistresse :
& parce qu’il luy sembloit qu’elle s’amusoit trop avec Astrée, &
qu’il ne pouvoit souffrir de se voir privé si long temps de son entretien,
il l’alloit interrompant, & la contraignoit bien souvent de luy
respondre. Phillis prit garde au visage d’Astrée, qu’il l’ennuyoit, &
qu’elle eust bien voulu en estre déchargée pour entretenir plus commodément
ceste Druide, si res- semblante à
son Berger tant aimé, & pour descharger sa compagnie d’une telle
importunité, elle dit à Hylas : Mon feu serviteur, encore n’y a-t’il que les
anciennes amitiez ; ceste Maistresse que vous estimez si fort, est si belle,
qu’elle ne fait pas grand cas de vous, revenez vers moy qui vous aime &
qui vous estime comme vous meritez. Hylas qui estoit passionnément amoureux
d’Alexis, Ma feu Maistresse, dit-il à Phillis, vous ne prenez pas garde à
qui vous parlez quand vous mettez en avant ces anciennes amitiez : car il
suffit de les nommer telles pour me les faire haïr : & pour vous
monstrer que ce n’est pas d’aujourd’huy que j’ay ceste opinion, oyez des
vers que j’ay faits il y a long-temps sur ce sujet, lors que venu de
Camargue, j’estois encore sur les rives de l’Arar, & que selon la
coustume, aux Bacchanales, nous nous déguisions pour dancer. Et lors
s’approchant de Phillis, il dit tels vers :
AMOUR AUX DAMES,
CONDUISANT LES VENTS
pour dancer.
Je suis Amour, cet Enfant
Qui commande à toute
chose,
Et qui de tous triomphant,
De tous à mon gré dispose :
La jeunesse, les apas,
Et
les ames sans malices,
Le ris, le jeu, les esbas
Sont mes plus
cheres delices.
Enfant j’aime les enfans,
Chacun aime ses
semblables,
Et des vieux je me deffens,
Comme d’Amour
incapables :
Où sont aiguisez mes dards,
Où sont mes flammes
esprises,
Qu’entre les enfans mignards
Et leurs jeunes
mignardises ?
Aussi j’ayme la beauté,
Qui comme nouvelle rose,
Sous les rayons de l’Esté,
N’est encore bien esclose :
Et
tiens pour un grand mal-heur
D’aimer long-temps une belle ;
Car plus que la vieille fleur,
J’aime l’espine nouvelle.
Qui veut donc suivre l’Amour,
Aime une tendre
jeunesse,
Qu’il change de jour en jour,
Pour tousjours d’une
maistresse
Ne r’alumer le tison.
Que mes loix veulent qui
meure :
Amour est vieux & grison
Quand il dure plus d’une
heure.
Mais je ne sçay toutesfois
Quelle est l’erreur
estrangere,
Qui meslant parmy mes loix
Sa doctrine
mensongere,
Vient enseigner à l’Amant
Une nouvelle
science,
Que quelques-uns vont nommant
Du faux tiltre de
Constance.
Elle dit qu’il faut aimer
Jusque dans la
sepulture,
Et qu’on doit mesestimer
Qui cherche une autre
advanture :
Voire comme si son mieux
Chacun ne devoit pas
suivre :
A quoy serviroient les yeux,
Et pourquoy faudroit-il
vivre ?
Or pour deffendre les miens
D’une si grande
folie,
A ceste heure je m’en viens
Des cavernes d’Eolie :
Où dans de profonds cachos,
Pres du centre de la terre,
Les
vents qu’on y tient enclos,
Sans cesse se font la guerre.
Je les ameine avec moy,
Ces vents legers, ô mes
Dames,
Pour vous inspirer ma loy,
Et pour chasser de vos
ames,
Avec la legereté
Qu’ils ont euë en leur naissance,
Ceste opiniatreté
Que vous appellez Constance.
Venez donc troupeau leger,
Venez je vous en supplie,
Dedans ces cœurs vous loger
Pour chasser ceste folie :
Faites
que d’orenavant
A bien aimer on s’apreste :
Mais qu’Amour
comme le vent
Meure soudain qu’il s’arreste.
Esloignez esloignez vous,
O vous ames trop
austeres,
De mes Autels & de nous,
Et de mes sacrez
mysteres :
Non, vous ne meritez pas
D’avoir part à nostre
gloire,
Contentez vous du trespas
Dont nous aurons la
victoire.
Si vous voulez donc, continua Hylas, que je revienne vers vous, ne me parlez
plus de ces anciennes amitiez, car je tiens pour ma devise,
Une heure aimer, c’est longuement,
C’est assez d’aimer
un moment.
Et ne pensez que l’estime que vous dites faire de moy me puisse attirer, car on ne se soucie gueres
d’estre estimé des personnes de qui on a quitté l’amitié, & qui nous
sont indifferentes. Silvandre prenant la parole pour Philis, La reputation,
dit-il, que chacun desire si fort, qu’est ce autre chose que ceste estime
que tu mesprises tant ? & si elle est mesme estimable parmy les ennemis,
pourquoy ne le sera-t’elle Hylas, parmy les personnes que tu as tant
aimées ? Je voy bien, respondit froidement Hylas, que Silvandre n’a pas la
place qu’il desire non plus que moy, & que pour décharger sa colere sur
quelqu’un, il me vient faire des contes, dont les nourrisses endorment leurs
enfans : Mais, Silvandre mon amy, contre la mauvaise fortune il faut avoir
bon cœur, & cependant nous contenter de dire que ce siecle est fort
depravé, que les faveurs ne suivent jamais les merites, & que quelque
jour la Fortune cessera de nous persecuter.
Hylas parloit de ceste sorte à Silvandre, parce que Leonide pour favoriser
Paris, avoit mis Diane au milieu, de sorte que Silvandre ne pouvant s’en
approcher, avoit esté contraint de se mettre entre Celidée & Florice, ce
qui estant recogneu de chacun, fut cause qu’ils se mirent tous à rire de
ceste responce : Et Philis particulierement qui dit : Il faut advoüer,
Silvandre, qu’à ce coup il vous est advenu comme à celuy qui veut separer
deux personnes qui ont l’espée en la main, & qui se mettant au milieu en
demeure blessé, encore qu’il n’ait point de querelle. Si vous n’aviez point,
respondit Silvandre, esprouvé bien souvent que les armes d’Hylas n’ont ny pointe ny tranchant, je ne
m’estonnerois pas tant que je fais, de ce que vous dites : mais, Bergere,
l’ayant essayé tant de fois, je ne sçay comment vous pouvez avoir ceste
opinion. Ne vous en estonnez, dit la bergere, car il a changé d’armes,
maintenant il ne combat pas sous les siennes, & celles dont il vous a
blessé, sont empruntées d’une personne qui a accoustumé de vaincre. De ceste
sorte, respondit-il, je vous avoüeray une partie de ce que vous dites. Et
moy, interrompit Hylas, je diray avec plus de verité, que vous ne sçauriez
ny l’un ny l’autre, me blesser ny de vos armes, ny de quelque autre que vous
puissiez emprunter : car entre vos mains pour bonnes qu’elles soient, elles
demeureront sans force contre moy. Et entre les miennes, dit Florice, qu’en
direz vous ? Que je ne me souviens plus, respondit-il, si vous en avez
jamais eu. Vous ne direz pas ainsi de moy, adjousta Cyrcene. J’advoüeray,
dit-il, que quand je ne vous vy qu’un peu, je vous aimay beaucoup, &
quand je vous vy beaucoup, je ne vous aimay que fort peu. Sa veuë, dit
Palinice, a fait en cela comme le scorpion qui guerit la blesseure qu’il a
faite ; mais je m’asseure que vous ne direz pas cela de moy. De vous,
dit-il, comme s’il eust esté estonné, eh ! par Hercule, dites moy comment
vous appellez vous, à fin que je sçache si vostre nom ne me blessera point
mieux que vostre visage ? Je voy bien, reprit Stiliane, qu’il n’y a que moy
qui l’ait peu vaincre. Le peu, respondit Hylas, que je demeuray dans vostre
prison, monstra assez quelle fut vostre vi- ctoire. A la verité, continua-t’elle, vous en
sortistes, mais ce ne fut pas sans payer vostre rançon. Si je vous ay payée,
repliqua-t’il, je ne vous doy plus rien, & si vous pensiez de me pouvoir
surmonter aussi aisément que vous fistes, vous vous tromperiez fort ; je
suis bien devenu plus grand guerrier que je n’estois pas, & je vous
conseille de ne vous y point hazarder ; car vos armes ne sont pas d’assez
bonne trampe pour fausser les miennes. Croyez Stiliane, adjousta Carlis,
qu’Hylas n’est que pour moy, & que comme j’ay esté la premiere qu’il a
aimée, je dois estre aussi la derniere : n’est-il pas vray, Hylas ?
Souvenez-vous, luy dict-il, Carlis, qu’il est certain que tout revient à son
commencement, & que tout ainsi qu’au commencement que je vous vy, je ne
vous aimoy point, de mesme aussi la derniere fois que je vous revoy, je n’ay
point d’Amour pour vous.
Il n’y eust personne qui se pust empescher de rire, oyant les gracieuses
responces d’Hylas, qui continuerent fort long-temps, cependant qu’Alexis
& Astrée parloient ensemble : Mais encores qu’il semblast qu’Alexis
deust bien employer ce temps, que la fortune luy concedoit, si est-ce
qu’elle demeura long-temps, sans sçavoir par où commencer, estant empeschée
par tant de considerations, que peut-estre cette commodité se fust escoulée
inutilement, si Astrée n’eust commencé la premiere à parler. Car cette
déguisée Druide voyant devant elle celle qui luy avoit faict le commandement
de ne se laisser jamais voir à elle, craignant d’estre reco- gnuë ou à la voix ou à la parole,
ou en quelqu’une de ses actions, estoit de sorte interdite, qu’elle n’osoit
ouvrir la bouche : ce qu’Astrée attribuoit au peu de privauté qui estoit
entr’elles, ou bien qu’ayant tousjours esté nourrie parmy les Vierges
Druides, & ne sçachant guere des affaires de cette contrée, elle estoit
en peine de quoy luy parler : Mais la Bergere estoit bien deceuë, puis que
ce qui l’en empeschoit, c’estoit tout le contraire & pour en sçavoir
trop. Et parce que ce visage qui luy representoit celuy de Celadon, aussi
bien en la memoire que devant les yeux, luy donnoit un extreme desir de
gaigner les bonnes graces d’Alexis, qui ne luy estoient desja que trop
acquises, elle fut la premiere à rompre le silence de cette sorte. Quand je
considere la beauté de vostre visage, & les graces dont le Ciel vous a
avantagée par dessus les plus belles de nostre aage, je l’appelle presque
injuste d’avoir voulu priver si long-temps cette contrée de ce qu’elle a
jamais produit de plus rare, en vous cachant parmy les Vierges Druides, si
loing de nous : mais quand je me remets devant les yeux, que de tout ce qui
est en l’Univers, il n’y a rien d’assez digne pour servir la grandeur de
DIEU : Je dis qu’il est tres-juste d’avoir faict choix de vous, comme de la
chose du monde la plus parfaicte. Pleust à Dieu, dict froidement Alexis, que
les perfections que la civilité vous fait dire estre en moy, y fussent aussi
veritablement que tous ceux qui vous voyent les recognoissent en vous, afin
que je fusse en quelque sorte aussi digne de servir nostre grand Thautates, que d’affection je dedie
le reste de mes jours à son service : Je ne rougirois pas, belle Bergere, de
vous ouyr tenir ce langage, qui me reproche plustost ce qui me defaut, qu’il
ne me represente ce que je suis. Je serois marrie, reprit Astrée, que vous
eussiez si mauvaise opinion de moy, que de croire que je ne sçache
recognoistre en quelque sorte les perfections qui sont en vous : car encore
que le Ciel m’ait faict naistre bergere, & ne m’ait donné guere plus
d’esprit qu’il en faut pour vivre parmy les bois, si est-ce que comme la
clarté du Soleil est veuë par tous les yeux ausquels elle esclaire, quoy que
plus ou moins, selon qu’ils en sont capables, de mesme m’est il permis de
voir vos perfections & en recognoistre assez pour les admirer, quoy que
j’avoüe que plusieurs autres à qui Thautates aura donné plus de jugement les
remarqueront mieux : mais ne les sçauroient estimer d’avantage que je fais.
Je ne contrediray jamais, repliqua Alexis, à un si favorable jugement ; mais
je prieray seulement Dieu que quand vous m’aurez mieux cogneuë vous ne le
revoquiez point : car encores que mon dessein, ny ma profession ne me doive
pas laisser en ce lieu fort longuement, si est-ce que ce me sera tousjours
un extreme contentement d’estre aux bonnes graces de toutes celles qui vous
ressemblent, & particulierement de vous, de qui j’ay desiré il y a long
temps la cognoissance : & vous asseure que ce desir me fit laisser mes
compagnes avec moins de desplaisir, quand je sçeus que je verrois Astrée.
Madame, respondit la bergere, cette fa- veur en toute façon est extreme : car si vous en avez
eu la volonté si esloignée de nous, ce bonheur ne peut-estre mesuré : &
si c’est seulement pour nous obliger que vous le dites, ne sommes nous pas
bien-heureuses que cette pensée ait esté en vous ? Mais je diray bien avec
verité, que la nouvelle de vostre venuë remplit toute cette contrée & de
tristesse & de joye : de tristesse oyant dire vostre maladie, & de
joye nous asseurant de recevoir cet honneur de vous voir. Et toutefois, dit
Alexis, belle Bergere, vous avez tant retardé de venir icy, que si autre que
vous me le disoit, je ne le croirois pas : Mais pour changer de discours,
dictes moy je vous supplie, à quoy passez-vous ordinairement le temps ? car
on m’a fait entendre que la plus heureuse vie du monde, est celle des
Bergers & Bergeres de Forests. Elle est, dit Astrée, veritablement
heureuse pour ceux qui n’ont point esté plus aymez de la fortune : car vous
sçavez, Madame, que ceux qui ont esté heureux, quand ils perdent une partie
du bien qu’ils ont possedé, ressentent plus de desplaisir, que s’ils avoient
esté tousjours mal-heureux. Il est vray, dict Alexis, mais en vostre vie
champestre & retirée, je ne croy pas que vous soyez guere sujettes à ces
coups de fortune. Nous ne les sommes pas tant, dit Astrée, que celles qui
vivent dans les Cours, & dans le maniment du monde : mais tout ainsi que
les lacs, encor qu’ils soient moins spacieux que la mer, ne laissent d’avoir
leurs orages & leurs tempestes ; de mesme est-il de nous, car nous avons
aussi nos infortunes & nos malheurs : Et je sçau- rois bien qu’en dire, ayant depuis peu perdu presque
en mesme jour & mon pere, & ma mere, perte qui m’a de sorte affligée
que je ne pense pas de long-temps m’en pouvoir remettre. Et y a t’il
long-temps, respondit Alexis, car il me semble d’en avoir oüy parler ? Il y
a environ quatre ou cinq Lunes, dict la Bergere, jour qui me sera à jamais
deplorable ! & à ce mot elle fit un grand souspir. Il est bien ennuyeux,
dict Alexis, de perdre ceux à qui on est obligé de porter tant d’affection ;
si n’y a t’il rien de si naturel que de voir mourir le pere avant les
enfans : encor vous doit-ce estre une grande consolation qu’ils vous ayent
laissée en aage de vous sçavoir conduire. Une des choses, dit Astrée, qui
m’a aussi vivement touchée en leur mort, c’est que presque j’en suis la
cause. Il est certain, dict Alexis, que vous me remettez en memoire d’en
avoir oüy dire quelque chose, & me semble qu’on me raconta qu’ils
s’estoient noyez en voulant vous retirer d’une riviere où vous estiez
tombée. Pardonnez moy, Madame, dit Astrée. Il est vray que je tombay dans la
mal-heureuse & diffamée riviere de Lignon, voulant ayder à un berger qui
s’y noya : & parce que les mauvaises nouvelles sont incontinent portées,
ma mere Hypolite le sçeut, & comme on augmente tousjours au conte, on
luy dit que je m’y estois noyée ; elle fut surprise d’une si grande frayeur,
que jamais depuis elle ne se peust remettre, & mourut incontinent apres,
& mon pere du regret de sa perte la suivit bien tost ; Et ainsi je fus
privée en mesme temps, & de pere & de mere. Astrée ne peut raconter ces choses sans estre fort
esmeuë, & Alexis de mesme, mais feignant que c’estoit pour la
compassion, elle luy dict. Et qui estoit le pauvre berger qui se noya ? Je
ne croy pas, dict froidement Astrée, que son nom soit cogneu de vous : il se
nommoit Celadon, & estoit frere de Licidas, que vous voyez icy. Est-ce,
continua Alexis, Celadon fils d’Alcippe, & d’Amarillis ? C’est celuy là
mesme, dict Astrée. Je cognois son nom, respondit Alexis, & je me
souviens d’en avoir ouy fort souvent parler : Ce fut à la verité un
malheureux accident. Je vous asseure, Madame, reprit Astrée, que depuis ce
temps là, il semble que toute sorte de plaisir se soit banny de nostre
rivage, car autrefois on ne voyoit que jeux & resjouyssances parmy nous,
à cette heure chacun est saisi d’un tel assoupissement, qu’on ne jugeroit
jamais que nous fussions celles que nous soulions estre : Et quant à mon
particulier, j’en ay bien eu du sujet ayant perdu un pere & une mere,
qui me tenoient si chere, que maintenant me voyant traiter autrement par mon
oncle, entre les mains de qui je suis tombée, je le ressents doublement :
mais, Madame, je vous enttretiens d’ennuyeux discours, pardonnez-moy s’il
vous plaist. Tant s’en faut, repliqua Alexis, que vous m’obligez infiniment,
& me faites un extréme plaisir de me raconter ces particularitez qui
vous touchent : car outre que vostre merite, & vostre vertu obligent
chacun à vous estimer, il faut que vous croyez que particulierement je
desire que vous m’aimiez, & pour-ce continuez si vous me voulez faire
plaisir. Mada- me, dict Astrée, si
Dieu m’a faict cette grace de vous donner cette bonne volonté à mon
advantage, je la reçois pour tresgrande, & vous jureray, si toutefois
vous me le permettez, & que vous ne pensiez que ce soit outrecuidance,
que dés le moment que j’ay eu l’honneur de vous voir, il y a eu quelque
chose qui m’a tellement donnée à vous, que rien ne m’en retirera que la
mort.
Alexis vouloit respondre, & peut-estre fussent elles entrées bien avant
en discours, si la jalousie de Hylas ne les en eust empeschées : mais tout
effrontément ne pouvant plus supporter cette longue conference entre ces
deux Amants, il se vint mettre à genoux devant Alexis, & luy prenant une
main, la luy baisa avant qu’elle s’en fut pris garde, tant elle estoit
attentive à son discours : s’en estant enfin apperceuë, elle retira sa main,
& luy dit. Et quoy, mon serviteur, ces belles bergeres de Lygnon, ont
elles accoustumé de vous permettre ces familiaritez ? Les Vierges Druides,
d’où je viens, trouveroient cela fort estrange. Ma Maistresse, dict Hylas,
tout ainsi que je ne me conduis pas selon les incivilitez de ces bergeres
dont vous parlez, aussi ne devez vous suivre les austeritez de ces Druides ;
autrement ny vous ny moy n’en recevrons pas beaucoup de contentement. Je ne
sçay, dit Alexis, ce que vous voulez dire, mais si say bien qu’il vous
faudra avoir de fortes raisons, pour m’empescher de suivre les exemples des
sainctes Vierges, parmy lesquelles j’ay esté si longuement nourrie. Je croy
bien, dict froidement Hylas, ce que
vous dictes, mais vous devez aussi penser qu’il ne vous faut pas de moindres
persuasions pour me faire changer de naturel. Je serois bien marrie,
respondit Alexis, de vous contraindre d’en changer, car je vous veux bien
tel que vous estes : mais permettez que la Loy soit esgale entre nous, c’est
le moins, que comme à vostre Maistresse, vous me deviez accorder. Il est
vray, dict Hylas, mais comment l’entendez vous ? Je l’entends, continua
Alexis, que comme je vous veux bien tel que vous estes, que vous me
vueilliez bien aussi telle que je suis, & qu’ainsi sans que vous
changiez ny moy d’humeur ny de complexions, nous nous entre-aymions
tousjours comme nous avons commencé. Je veux bien, dit Hylas, une partie de
ce que vous dites, mais l’autre n’est pas selon mon intention : Et je crains
que vous n’ayez trop apris parmy ces Clergesses des Carnutes. Chacun se mit
à rire du discours de Hylas : Et cependant Adamas entretenoit Daphnide &
Alcidon de cette sorte :
Madame, luy disoit-il, je ne doute point que ce ne soit pour un bon sujet
que vous soyez venüe en cette contrée ; car autrement vous n’eussiez pas
pris une si grande peine, vous qui estes nourrie & eslevée dans les
douceurs, & delicatesses de la Cour, & qui luy avez si longuement
servy de lustre, & de loy : Et je n’aurois garde de vous en demander la
cause, si ce n’estoit ce que vous m’en avez desja dit. Car cognoissant par
là que vous attendez quelque service de moy, le desir que j’ay de vous en
faire, me rendra plus hardy à vous
supplier de me le dire, à fin que je vous y serve & selon vostre merite,
& selon mon devoir. Mon pere, respondit Daphnide, & l’asseurance que
j’ay en vostre preud’hommie, & la necessité que j’ay de vostre
assistance, me feront tousjours remettre entre vos mains, & ce secret
& un plus grand encores si j’en pouvois avoir. Et je dis si j’en pouvois
avoir, car je ne croy pas que jamais il s’en presente un qui soit plus
important pour moy que celuy cy. J’estimeray, dit le Druyde, ma condition
plus heureuse, lors que j’auray plus de moyen de m’employer pour vostre
service : Et pour vous faire paroistre combien j’ay fait d’estime de vostre
merite, avant que d’avoir eu l’honneur de vous voir, si vous voulez prendre
la peine de voir une gallerie qui est en ceste maison, vous trouverez que
vostre pourtrait y est au rang qu’il merite. Je n’eusse jamais creu, dit
Daphnide, que chose si peu digne d’estre ny veuë ny conservée, eust esté si
soigneusement recherchée par le grand Adamas : toutefois puis que cela est,
je veux croire que les Dieux qui sont bons, vous ont donné ceste curiosité,
afin de m’ayder en ceste occasion dont tout mon repos & contentement
peut proceder. Et pour vous dire ce que c’est, je le feray avant que de
partir d’aupres de vous, aussi a-ce esté la principale occasion qui m’a
conduite icy : Cependant, mon pere, dites moy je vous supplie, en quel lieu
de ceste contrée est la Fontaine de la Verité d’Amour, & par quel moyen
pourray-je y aller ? Il est fort aisé, dit le Druyde, de vous dire en quel
lieu est ceste Fon- taine, car elle
n’est pas loing d’icy : mais je croy impossible maintenant que vous y
puissiez aller, pour les dangereux enchantemens qui y ont esté faits, à
cause de Clidaman & de Guyemants, il y a quelques Lunes, par lesquels
certains Lions, & quelques autres animaux sauvages y ont esté mis pour
la garder, lesquels ont tant de force & d’agilité, qu’il n’y a point
d’apparence que par force on y puisse rien faire. S’il ne faut, dit Alcidon,
que mettre la vie pour le service de Madame, elle aura bien tost le
contentement qu’elle desire. Je croy bien, dit froidement le Druide, que si
la valeur & le courage pouvoient quelque chose contre les enchantemens,
la belle Daphnide auroit ce qu’elle desire, par le vaillant & courageux
Alcidon : mais il faut que vous sçachiez que toute la force de tous les
hommes ensemble, ne sçauroient rompre le moindre sort qui se fasse ;
d’autant que les esprits qui sont d’un genre superieur aux hommes, sont
tellement puissants, qu’un seul pourroit par sa propre puissance ruiner tout
l’Univers, si le grand Thautates pour la conservation des hommes ne les en
empeschoit. Or ces esprits par les conventions qu’ils font avec ces hommes
qui se nomment Magiciens ; (quoy que ce nom soit trop honorable pour eux)
s’obligent si estroittement à executer ce qu’ils promettent, qu’il n’y a
force humaine qui les en puisse empescher : de sorte que pour en voir la
fin, ou il faut recourre aux vœux & aux supplications, à fin que Hesus,
le Dieu fort, fléchy par nos sacrifices les rompe, ou bien il faut attendre
que le temps prefix, & les con-
ditions ordonnées par ceux qui ont fait l’enchantement aviennent. Et quelles
sont les conditions ? dit Alcidon : Elles sont, adjousta Adamas,
veritablement estranges ; car l’enchantement ne peut finir qu’avec le sang ;
& la mort du plus fidelle Amant, & de la plus fidelle Amante, qui
fut oncques en ceste contrée. Voila, dit Daphnide, un estrange sort, &
qui ne peut estre que mal-heureux. Pourveu, reprit Alcidon, que l’Amante se
peust trouver, je fournirois bien de ce fidelle Amant. Ouy, respondit
Daphnide en sousriant, pourveu qu’aimer en divers lieux, fust fidelité.
Puissiez vous seulement, repliqua-t’il, produire aussi bien les tesmoignages
de la vostre, qu’Alcidon iroit librement mettre sa vie en ce hazard. Je vous
asseure, dit Daphnide, que je ne suis point si desesperée, que de me vouloir
faire mourir pour finir cet enchantement, & s’il ne doit jamais prendre
fin que par ce moyen, ce ne sera pas moy qui esprouveray l’avanture. Si
est-ce, Madame, adjousta Alcidon, qu’il semble que les Dieux ayent ceste
volonté, puis qu’ils nous ont commandé d’y venir. J’obeïray, dit Daphnide,
tant qu’il me sera possible à la volonté des Dieux : mais pour me faire
faire ceste preuve, il faudra bien qu’ils me le commandent plus clairement
& plus absolument. Voila que c’est, repliqua Alcidon, que d’une foible
amitié. J’avoüe, dit-elle, que si cela tesmoigne la foiblesse de la mienne,
vous aurez tousjours plus d’occasion de la croire telle : car je ne sçaurois
me resoudre à estre sacrifiée pour le public. Outre que n’y ayant rien que j’ayme maintenant,
pourquoy serois-je tant hors de moy, que de me vouloir priver de vie pour
quelqu’un, puis qu’encor que j’aymasse plus que je ne sçaurois dire, je ne
le voudrois pas faire ? Et que j’estimerois celuy hors du sens qui seroit de
contraire opinion, n’y ayant pas grande apparence que celuy qui aime bien,
vueille se priver de la veuë, de la presence, voire de la jouyssance de ce
qu’il aime, pour mettre fin à un enchantement.
Mais mon pere, dit-elle, se tournant vers Adamas, je voy bien qu’Alcidon me
contraint de vous descouvrir le suject qui nous ameine icy : S’il vous
plaist nous nous retirerons à part, je le feray tres-volontiers, à condition
que vous nous donnerez le conseil que vous jugerez le meilleur. Madame, dit
le Druide, je voudrois vous pouvoir aussi bien conseiller, que d’affection
je m’offre à vous rendre toute sorte de service ; Et s’il vous plaist nous
laisserons icy toute ceste bonne compagnie, & vous prendrez la peine de
venir en une galerie qui est pres d’icy, où vous ne serez accompagnée que de
ceux que vous appellerez. A ce mot se levant, Adamas s’adressant à Leonide,
à Paris, & a Alexis, & leur commanda de demeurer avec ces belles
bergeres & gentils bergers, cependant qu’il conduiroit Daphnide dans la
galerie ; Et vous Hylas, dit-il, luy mettant une main sur l’espaule, je vous
supplie d’entretenir ceste bonne compagnie, & comme l’un de nos
meilleurs amis, faire l’honneur de ma maison. Encores, dit froidement Hylas,
que j’aye plus accoustumé de faire le des- honneur que l’honneur des maisons où je me trouve, si
est-ce que pour vous obeïr, je le feray, pourveu que ma maistresse me
promette de faire ce que je luy diray : Chacun sousrit de ceste responce
d’Hylas, & Alexis mesme qui mettant la main sur les yeux comme si elle
eust eu honte, luy dit d’une fort bonne grace ; Vous voudriez peut-estre mon
serviteur, vendre vos paroles trop cherement. Non, non, dit incontinant
Hylas, je ne veux que parole pour parole. Si cela est, dit Alexis, &
qu’Adamas me le permette, je le veux bien. Priez donc, ma belle maistresse,
dit-il, toute ceste trouppe, & Hylas avant tous les autres, de vous
tenir compagnie pour tout aujourd’huy, & un peu plus long-temps encores
si vous voulez : car il n’y auroit pas apparence que tant de bons amis se
separassent si tost. Adamas qui fut fort aise de ceste requeste, prenant la
parole avant qu’Alexis put respondre. Je vous asseure Hylas, dit-il, que je
vous en prie tous de bon cœur, & que celuy qui ne m’accordera ceste
demande, me desobligera grandement. Et moy, respondit incontinant Hylas, je
vous dis pour tous, que nous vous obeyrons, & d’aussi bon cœur que vous
nous en priez, & de plus, qu’encores que tous les autres s’en voulussent
aller, j’y demeurerois plustost seul, pour vous rendre preuve de la
puissance que vous avez sur moy. Je vous asseure Hylas, interrompit
Daphnide, que vous avez merveilleusement bien profité en ceste contrée,
& que vous y avez de sorte appris la civilité, que quand vous serez en
Camargue vous en pourrez tenir escole. Madame, dit Hylas, si tous mes escoliers devoient estre
semblables à ma maistresse, je ne dis pas que je n’en prisse la peine ; mais
autrement, croyez que je ne voudrois pas leur enseigner ce que j’en sçay, si
ce n’est qu’il y en eust quelqu’une comme vous. Vous m’obligez de me mettre
à l’esgal de ceste belle Dame, dit-elle monstrant Alexis. Pardonnez moy,
Madame, reprit incontinant Hylas, je n’ay jamais pensé à faire ceste faute :
aussi faudroit-il bien un plus sain jugement que le mien, qui est desja
tellement prevenu par l’affection que je porte à celle que vous dites, que
je ne puis ny voir, ny juger chose quelconque, qui ne soit à son
avantage.
Daphnide eust respondu si elle eust oüy ces paroles, mais elle s’estoit
desja fort esloignée, sans s’amuser à luy, & avoit emmené avec elle
Alcidon, Stiliane, Carlis, & Hermante : le reste demeura dans la sale,
où la collation leur fut apportée, attendant l’heure du soupper.
Fin du deuxiesme livre.
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LE
TROISIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
LA galerie où le sage Adamas conduisit Daphnide & Alcidon, estoit
plus considerable pour les curiositez qui s’y trouvoient, que pour la
magnificence de sa structure, parce qu’encores que les marbres des portes
& des fenestres rendissent son bastiment fort beau & fort riche,
& que les justes distances des jours, la reglée proportion de la hauteur
& de la largeur y fussent exactement observées selon la longueur qu’elle
avoit, & que les lambris & les dorures n’y fas- sent point espargnées, si est-ce
que le soing que le sage Druyde avoit eu de l’enrichir de toutes les choses
plus rares que produit non seulement l’Europe, mais & l’Asie &
l’Affrique, & non seulement de son temps, mais de tous les siecles
passez, & desquels la memoire n’estoit point entierement perdue,
surpassoit de telle sorte la richesse du bastiment, que si le premier
attiroit les yeux par sa beauté, l’autre retenoit les esprits en admiration
de tant de raretez qui surpassoient mesme la pensée.
La voûte qui sembloit estre soustenuë sur une grande frise, estoit toute
peinte des plus anciennes Histoires des Gaulois, depuis le Grand Dis
Samothes, jusques à ce Francus, qui pour estre absent & empesché à
d’autres conquestes, laissa l’administration des Estats aux Druydes &
aux Chevaliers Gaulois. Là n’estoit oublié le Grand Dryus, qui par
l’institution des Druydes avoit laissé la religion & les loix de ses
peres à ses futurs neveux : Ny aussi le pourtrait du Grand Hercule Gaulois
quand il espousa la Princesse Galathée, & qu’avec son eloquence &
ses armes il attira les Gaulois à la civilité, & à la generosité par son
exemple. La se voyoit Sigouesus & Bellonesus, dont l’un passant les
Alpes vainquit & nomma la Gaule Cisalpine : & l’autre passant la
forest Hircinie, fonda le Royaume des Boyens. Bref, on voyoit les Gaulois
sous Brennus triompher dans Rome de ces grands Citoyens, & pesant l’or
de leur rançon adjouster encore sur le poix l’espée victorieuse de leur
vainqueur : & de là passant en la Grece, fonder les Galathes, & se
moquans des vaines superstitions
de ces Idolatres, ravir l’or & les tresors du Temple d’Apollon, &
s’en revenir victorieux en leur patrie.
Au dessous des frises dorées, & chargées de ce que les pays estrangers
ont de plus rare, se voyoit une seconde frise, qui avec diverses sortes de
festons rapportoit un tres-grand ornement à cet edifice : dans l’entre-deux
comme dans des niches estoient placées les statuës des Empereurs Romains, le
Grand Cesar jusques au troisiesme Valentinian. Mais l’une des plus curieuses
choses de ce beau lieu, estoit l’entre-deux des fenestres remplis des cartes
de toutes les Provinces particulieres de la Gaule, si fidelement & si
justement rapportées, que l’on pouvoit en se promenant apprendre non
seulement les distances des lieux, mais les situations des villes, les
climats des Provinces, les cours des fleuves, les passages des rivieres,
& la propriété de chaque endroit de ce petit monde. Et pour faire
remarquer encor plus la curiosité du Druide, on n’avoit point oublié dans
ces cartes, ny bataille remarquable, ny siege d’importance, qui n’eust esté
mis en l’endroit mesme où il avoit esté faict : de sorte que l’espouvantable
siege d’Alexia, & toutes les signalées expeditions de Cesar se voyoient
dans les mesmes lieux où elles avoient esté faites.
A l’entour de ces cartes, on voyoit les portraits au naturel des Princes qui
avoient dominé ces Provinces de temps en temps : de sorte que du costé de la
seconde Belgique l’on voyoit Pharamond, Clodion, & Meroüée, & aupres
de luy, mais sans couronne,
Childeric son fils, parce qu’il n’estoit pas encore Roy des Francs, son pere
estant encore en vie. En la carte des Sequanois & Hedvois, l’on voyoit
Athanaric, & sa femme Blisinde, qui encores qu’il n’eust jamais passé le
Rhin, ne laissoit d’y estre mis comme pere du vaillant Gaudiselle premier
Roy des Bourguignons, qui vint sur les rives de l’Arar & du Rosne :
Auprez de ce Roy estoit sa femme la sage & pieuse Theudelinde. Apres eux
leur fils Gundioch, qui le premier asseura veritablement sa Couronne dans
les Gaules : & enfin Gondebaut avec ses trois freres, Chilperic,
Godomar, & Godegesile. Bref, le Druyde avoit esté si curieux, qu’il
estoit malaisé d’y desirer quelque chose qui n’y fust pas. De sorte que
Daphnide, Alcidon & leur compagnie alloient admirant toutes ces raretez,
comme les plus curieusement recherchées qu’ils eussent jamais veües. Et de
fortune jettant les yeux sur la carte d’Aquitaine, la belle Daphnide y vid
de suitte ces vaillans Visigotz qui y avoient regné. Depuis qu’elle les eust
aperceus, il luy fut impossible d’en retirer la veuë, parce qu’elle en
recogneut & le nom & le visage de plusieurs, & entre autres de
Torrismond, de Thierry son frere, & du vaillant Euric, pres duquel elle
se vit peinte, telle qu’elle estoit en l’aage de dix-huit ou vingt ans :
elle tint longuement les yeux dessus, & apres les destournant sur le
portraict d’Euric, elle ne se put empescher de souspirer, & de dire : O
grand Euric, que la journée fut mal-heureuse, qui te ravit à ton sceptre,
& aux tiens, & que j’ay bien
occasion de te regretter, puis qu’il ne m’a esté permis de te suivre !
Madame, reprist Alcidon, il faut advoüer que la perte du grand Euric a esté
generale, mais elle eut esté encore plus grande, si la vostre y eut esté
adjoustée. Et pensez vous que les Dieux, en vostre conservation, n’ayent pas
eu soing de moy ? Vous vous trompez Madame, car leur bonté est telle, qu’ils
ne rejettent jamais les justes supplications qui leur sont faites. C’est
dequoy je me suis estonnée, dit Daphnide, puis qu’ils ne les rejettent
point, pourquoy la mienne n’a pas esté exaucée, qui a esté faicte avec tant
de justice & de raison : car y a-t’il rien de plus juste ou de plus
raisonnable, que d’accompagner en la mort celuy qu’on a tant aymé en la
vie ? Adamas qui prenoit garde que ce discours ne pouvoit qu’estre fort
ennuyeux à cette belle Dame, l’interrompit en la conviant de s’asseoir,
& la suppliant de vouloir conformer sa volonté à celle du grand
Thautates, & de croire que toutes les choses estoient si sagement
disposées par luy, que la prudence humaine estoit contraire d’avoüer qu’elle
estoit aveugle au pris de la sienne : Lors Daphnide s’asseant aupres
d’Adamas, & le reste de la compagnie, elle prit la parole de ceste
sorte.
HISTOIRE
D’Euric, Daphnide, & Alcidon.
Je sçay bien, mon Pere, que le grand Thautates faict toutes choses pour
nostre mieux : car nous aymant comme l’œuvre de ses mains, il n’y a pas
apparence qu’il deffaille d’amitié envers nous : Mais si me permettrez vous
de dire, que tout ainsi que les medecines que l’on faict prendre au malade
pour sa santé, ne laissent d’estre ameres & difficiles à avaler : de
mesme ces coups que nous recevons de la main du grand Dieu, encor qu’ils
soient pour nostre bien, ne laissent d’estre bien pesans à qui les reçoit,
& que celuy qui se plaint de ce que Dieu ordonne, manque veritablement à
ce qu’il doit : mais que celuy qui gemit, & se deult de l’aigreur des
coups, ne fait que payer les tributs de sa foiblesse & de son humanité.
J’avouë que les biens que j’ay receus de sa main sont sans nombre, & que
les faveurs surpassent de beaucoup les adversitez que j’ay euës : mais
d’autant que nous sommes plus sensibles au mal qu’au bien, je suis
contrainte de dire que les desplaisirs que j’ay receus m’ont presque effacé
la memoire de mes bon-heurs. Et que pour ce suject, estant resoluë de me
retirer des orages du monde, il n’y a rien eu qui m’en ait empeschée que la poursuitte que ce
Chevalier m’a faite, que je nomme importunité quand je parle à luy : mais
qu’à vous, je puis avec plus de verité appeller du nom d’opiniatreté. Et
parce que c’est l’occasion qui nous conduit en ceste contrée, je vous
supplie, mon pere, de me permettre de vous raconter ce qui s’est passé entre
nous, afin que la fontaine de la Verité d’Amour nous estant interdite, nous
puissions par vostre bon conseil & avis, sortir de la peine où nous
sommes tous deux.
Sçachez donc que Thierry ce grand Roy des Visigots, estant si honorablement
mort en la bataille donnée aux champs Cathalauniques contre Artile, il
laissa plusieurs enfans apres luy, non seulement successeurs à sa Couronne,
mais aussi à son courage, & à sa valeur, celuy qui recueillit sa
succession le premier, fut Torrismond son fils aisné : celuy cy estant receu
& couronné dans Toulouse, fit dessein de mettre son principal estude,
non seulement à estendre les limites de son Royaume, mais aussi à le rendre
plein de Chevaliers & de Dames, les plus accomplis qu’il luy seroit
possible. Et il sembla que le Ciel en mesme temps se pleust d’aider &
favoriser ceste volonté : car jamais Ataulfe ny Vuailla ses predecesseurs,
ny mesme le grand Thierry son pere, n’avoit eu tant d’accomplis Chevaliers,
ny tant de belles & sages Dames, que ce grand & genereux Roy. Ma
fortune voulut qu’en ce temps-là je fus menée à la Cour par ma mere qui y
estoit retenuë, par les charges que mon pere y avoit : je ne pouvois avoir
alors que quinze ou seize ans :
mais j’avoüeray bien que je ne cedois à autre de mon aage, en la bonne
opinion de moy-mesme, fust pour l’asseurance de ma beauté (que la flatterie
des hommes qui m’approchoient, m’avoit donnée) fust pour l’amour que chacun
porte à soy-mesme (qui me faisoit juger toutes choses plus parfaites en moy
qu’aux autres) tant y a qu’il me sembloit que j’attirois les cœurs aussi
bien que les yeux de tous ceux qui estoient en la Cour. Le Roy mesme, qui
estoit l’un des plus acomplis Princes qui eust jamais esté entre les
Visigots, n’avoit point desagreable de me voir, & de me caresser : mais
d’autant qu’il n’y avoit point de conformité en nos aages, il se retira de
moy, considerant bien que ceste amour estoit plus propre & convenable à
un plus jeune qu’il n’estoit pas.
En ce mesme temps, Alcidon estoit aupres de luy, & je puis dire sans le
flatter, encor qu’il soit icy, que c’estoit le Soleil de la Cour, & que
la beauté de son visage, la parfaite proportion de sa taille, son adresse,
sa bien-seance en toutes choses, sa douce humeur, sa courtoisie, sa valeur,
la vivacité & gentillesse de son esprit, sa generosité, & bref tant
d’autres perfections qui le rendoient recommandable, luy acqueroient au
jugement de tous, l’avantage en toutes choses sur tous les plus relevez,
& estimez de son temps. Aussi le Roy qui estoit infiniment, desireux que
sa Cour esclairast par toute l’Europe, & que les grands & vertueux
desseins de ses Chevaliers, la rendissent plus recommandable aux autres
nations, voyant le merite d’Alcidon en ceste ten- dre jeunesse, en voulut prendre un soing particulier,
s’asseurant bien, que si ceste plante estoit soigneusement cultivée, il en
naistroit des fruits si doux & si estimables, qu’il en recevroit du
contentement, & sa Cour de la gloire.
Ne rougissez point, Alcidon, de m’oüyr parler de vous si avantageusement en
vostre presence ; Je veux, dit-elle, se tournant vers luy, que vous sçachiez
que la haine que justement je vous porte, ne m’empesche pas de voir ny de
dire la verité : & par ce qu’elle s’arresta, comme si elle eust voulu
qu’il respondit : C’est, dict-il, ce qui m’estonne que vous voyez en moy des
choses si cachées, que peut estre tout autre qui me cognoistra bien, vous
contredira, & que vous ne vueillez voir ny croire mon extréme affection,
& mesme estant telle qu’autre que vous, qui me cognoisse, ne la peut
ignorer. Et quand J’ay longuement debatu cela en mon ame, enfin je n’en puis
trouver autre raison, sinon que peut estre vous estes de l’humeur de ceux
qui loüent tousjours ce qui est à eux, & lors qu’ils s’en veulent
deffaire, c’est lors qu’ils font paroistre de l’estimer d’avantage. Nous
vuiderons, dit-elle, ce differant une autre-fois, & reprenant le fil de
son discours, elle continua de ceste sorte :
Torrismond ayant fait dessein de rendre Alcidon le plus accomply qui luy
seroit possible, & sçachant bien que les plus belles actions, & les
plus genereux desseins prenoient naissance de l’Amour, à fin de luy en
mettre les semences en l’ame, il luy commanda de m’aimer & de me servir.
Alcidon qui n’estoit pas si jeune (encor qu’il n’eust à peine attaint la dix-&-huictiesme
année de son aage) qu’il ne jugeast bien quelle faveur le Roy luy faisoit,
& que tout son avancement despendoit de luy obeyr, se resolut de ne
manquer aucunement à ceste ordonnance, qui eut tant de force sur son ame,
que comme si c’eust esté un arrest prononcé mesme par le destin, il se donna
à moy autant qu’en cet aage il le pouvoit estre. Et parce que pour nourrir
la jeunesse en tous les honnestes exercices qu’il se pouvoit, le Roy faisoit
tenir le bal fort souvent, avec des courses de bagues, des joustes, &
des tournois ; il advint que bien tost apres qu’Alcidon eut receu ce
commandement, le bal se tint en la presence de Torrismond & de la Royne.
On avoit de coustume de se parer quand le bal se tenoit : de fortune ce jour
là, comme si c’eust esté à dessein, & luy & moy, nous trouvasmes
vestus de blanc. Et parce qu’il desiroit faire cognoistre au Roy combien il
vouloit obeyr à ses commandemens, lors que le grand bal commença, il me vint
prendre ; dequoy le Roy s’aperceut, & remarquant que la jeunesse de l’un
& de l’autre, ne nous permettoit pas la hardiesse d’ozer parler l’un à
l’autre, il s’en prist à rire, & dist à ceux qui estoient autour de
luy : Je ne sçay qui a assemblé ce couple, mais si c’est la Fortune, elle
monstre en cela qu’elle n’est pas tant aveugle qu’on la dit, car je ne croy
pas qu’il s’en puisse faire un plus à propos. Ils sont aussi innocents que
leurs habits le monstrent, & je m’asseure qu’ils n’ont pas eu encore
seulement la hardiesse de se dire un mot. Et il avint comme le Roy le disoit : car le jeune
Alcidon, fut par honte, ou que quelque estincelle d’amour qui commençoit de
s’espandre en son ame, le retint en ce respect) laissa passer tout le soir
sans parler à moy, qui de mon costé estant encore sans dessein, ne l’y
conviay point, mettant tout mon estude à estaler aux yeux de chacun, les
beautez que plusieurs en me flattant me disoient estre en moy.
Depuis ce jour, ceste affection s’alla bien augmentant, & avec tant de
force, que si Amour pour moy luy lioit le cœur, en eschange il luy deslioit
bien la langue pour raconter & alleger son mal : & j’avouë que ses
merites & ses services donnerent tant d’eloquence à ses paroles, que je
fus enfin persuadée qu’il m’aymoit, & peu apres qu’il meritoit d’estre
aymé. Durant ce temps, il s’avança de sorte aux bonnes graces de son
maistre, qu’il n’y avoit charge aupres de luy pour grande qu’elle fust, à
laquelle il ne deust raisonnablement aspirer : & d’effect, apres luy
avoir donné un si libre accez aupres de sa personne, qu’il n’y avoit lieu si
retiré qui luy fust interdit, il luy en donna une des plus belles de sa
Couronne, encor que peut estre son bas-âge en eust esloigné quelque autre :
il est vray que tant d’aimables perfections rendoient sa jeunesse si
recommandable, que l’envie mesme de la Cour, ne blasma point l’eslection que
le Roy en avoit fait. Mais, ô sage Adamas, dans le comble de ces
prosperitez, Thorrismond cogneut bien puis apres, qu’il n’y a rien au monde
de durable, & que la Fortune qu’avec raison on peut peindre à deux visages, afin d’entremesler
les maux aux biens, ne veut pas que les humains ayent tousjours la veuë de
l’un seulement, qu’au contraire elle leur monstre tantost l’un & tantost
l’autre, selon qu’il luy plaist de se tourner. Car ce grand Roy au milieu de
son Royaume, & de toutes ses forces, fut malheureusement tué par un
Myre, que les Romains nomment Cyrurgien. Ce meschant patricide estant
appellé pour tirer du sang au Roy, au lieu de le saigner comme on a
accoustumé, luy couppa de sorte la veine, qu’il ne put jamais estancher le
sang, fut qu’il le fit par mesgarde ou par meschanceté : tant y a que le Roy
voyant ce malheureux accident, de colere prist un couteau de la main gauche,
& en tua le Myre : mais cela ne luy servit de rien, car il le suivit
incontinant, & mourut bien tost apres, au grand desplaisir de tous ses
subjets.
Jugez, mon pere, si ceste mort inopinée ne fut pas bien effroyable aux plus
asseurez, & à plus forte raison à ma mere, & à moy : elle fust cause
qu’aussi-tost que nous pusmes, nous nous retirasmes en la Province des
Romains, où estoit nostre bien & nos maisons, craignant quelque tumulte
dans ce Royaume, privé d’un si grand Roy. Quant à Alcidon, son desplaisir
fut tel, que l’on croyoit qu’il ne vivroit pas, & sans que je le redie à
ceste heure, il sçait bien que je ressentis ses ennuis, & regrettay sa
perte, comme nostre amitié me le commandoit, encores qu’il eust de telle
sorte oublié & moy, & les promesses d’amitié qu’il m’avoit faites,
que je n’eus jamais de ses nouvelles durant tout ce temps-là. A Torris- mond succeda son frere Thierry, qui
en mesme temps prist la Couronne des Visigots, & le desir de
l’augmenter : & pour en trouver sujet, ayant sceu que le Roy des Sueves
vouloit estendre ses limites dans l’Espagne (quoy qu’il eust espousé sa
sœur) il luy manda, que s’il ne se desistoit de ceste entreprise, il s’y
opposeroit : de quoy Richard ne faisant compte (c’est ainsi que s’appelloit
le Roy des Sueves) Thierry passa les Pirenées, le combatit, & le
surmonta : Thierry estant mort fort tost apres, Euric son frere luy succeda,
qui par sa valeur se sousmit presque tous ses peuples revoltez : & apres
voyant que les Romains qui nous appelloient leurs anciens amis &
confederez, nous vouloient sousmettre comme le reste des Gaules, il tourna
ses armes vers nous, je veux dire en la Province des Romains.
Je ne m’arresteray point à vous déduire par le menu ses victoires : puis que
cela sert fort peu à nostre discours : je me contenteray de vous dire
qu’apres avoir pris la ville des Massiliens, il vint assieger celle d’Arles,
parce que jusques en ce temps-là, je n’avois point eu de nouvelles
d’Alcidon, & il n’avoit non plus eu de memoire de moy, que s’il ne
m’eust jamais veuë. Mais alors comme s’il se fust esveillé d’un profond
sommeil, il se ressouvint de m’escrire : Vous pouvez juger, mon pere, si un
jeune courage comme le mien, je veux dire glorieux à outrance pour la bonne
opinion que j’avois de moy-mesme, avoit ressenty ce long silence, que je ne
sçavois de quel nom appeller, ne me pouvant figurer que ce pust estre
mespris, me semblant que je valois
trop pour estre mesprisée. Tant y a que pensant plus souvent en luy qu’il
n’avoit pas fait en moy, j’avois cent & cent autres fois juré de ne me
soucier plus de luy, & que quand il reviendroit à moy avec toutes les
sousmissions qui peuvent estre imaginées, je ne le regarderois jamais
autrement que d’un œil indifferant. Et je ne nieray pas toutefois que ceste
perte ne me touchast l’ame de quelque desplaisir, lors principalement que
nos enfances me revenoient en la memoire, & que je tournois les yeux sur
le souvenir qui m’estoit resté de ses merites, & de ses perfections ; de
sorte que quand je receus ses lettres, je demeuray irresoluë, si je devois
les lire ou les renvoyer cachetées : enfin il le faut confesser, l’amour
surmonta le dépit : car je l’avoüe, je l’avois aimé, & ne m’estois peu
encore si bien retirer de ceste affection, que je n’y fusse assez engagée,
pour me convier à sçavoir de ses nouvelles, & quel estat je pouvois
faire de luy : je rompis donc le cachet, & leus telles paroles :
LETTRE
D’Alcidon à Daphnide.
Je ne sçay, Madame, si vous ne recognoistrez plus cette
escriture, ou si vous aurez encores memoire du nom d’Alcidon, tant mes
malheurs m’ont longuement
esloigné de vous, & empesché de vous en rafraischir la memoire par
quelque bon service. si vous vous en souvenez encore, & si la perte
de deux maistres tant aymez, & les loingtains voyages où les armes
m’ont employé continuellement me peuvent servir d’excuse envers vous, je
vous supplie, Madame, & par la memoire du Grand Thorrismond, &
par la donation qu’il vous fit de moy, vouloir pardonner à mon silence,
& au long-temps que je n’ay eu l’honneur de vous voir, attendant que
je puisse par vostre permission vous faire sçavoir de bouche, les
occasions qui m’ont privé de ce bien ; & si vous voulez surpasser
entierement mes esperances par vos faveurs, ordonnez moy en quel lieu il
vous plaist que je reçoive ce contentement : & vous verrez
qu’Alcidon ne fut jamais plus à vous qu’il l’est encores, & que les
fruicts verds, qu’il vous dedia, vous ont esté fidelement conservez
jusques en ceste saison, que
vous le trouverez moins incapable de vous faire service, qu’en ce temps
que vous luy fistes l’honneur de le recevoir pour vostre serviteur tres
humble.
Que c’est, sage Adamas, que des flateries dont Amour abuse la jeunesse ! Je
ne leus pas si tost ceste lettre, qu’encore que je sceusse bien le contraire
de ce qu’il m’escrivoit, toutefois je ne consentisse incontinant à me
laisser voir à luy. Il est vray, que craignant la legereté des hommes, &
mesme des jeunes hommes : & particulierement celle d’Alcidon, de
laquelle les tesmoignages estoient encor assez vifs en ma memoire, Je fis
dessein au commencement de ne me monstrer point si volontaire à sa premiere
supplication, mais de le laisser un peu en ceste incertitude, afin de luy en
donner plus de desir, sçachant assez que l’amour aspire tousjours à ce qu’il
croit luy estre le plus deffendu ; & en ceste deliberation je mis la
main à la plume pour luy faire une desdaigneuse responce, & telle que
son silence de deux ans pouvoit meriter : mais quelque demon, je ne sçay si
je le dois dire bon ou mauvais, m’en empescha, me representant le merite
d’Alcidon, sa jeunesse qui estoit excusable, les divers accidens qui
estoient survenus durant ce temps-là : & bref les dépits qu’une
affection mesprisée fait concevoir en un jeune courage : de sorte que
changeant mon premier dessein, je me resolus de le voir, en intention de luy
faire apres payer chere- ment sa
faute ; si de fortune je le voyois bien embarqué à m’aymer. En ceste
resolution je luy escrivis telles paroles :
RESPONCE
De Daphnide à Alcidon.
Ce n’est pas l’amour, mais la curiosité, qui me conseille
de vous permettre de me voir ; ne prenez donc point le congé que je vous
en donne à vostre avantage : mais soyez meilleur mesnager de la faveur
que vous recevez d’elle, que vous n’avez esté de celles que vostre
enfance vous a fait avoir de moy. Et Adieu.
L’armée pour lors estoit autour d’Arles, & le Grand Euric ayant pris la
ville des Massiliens, faisoit dessein de forcer celle-cy, & de se rendre
maistre de toute la Province des Romains, & de ruiner & ravager tous
ceux qui ne voudroient se sousmettre à luy. En ceste resolution, il renforce
son armée, & fait le degast par tout où il n’a pas esperance que ses
armes puissent attain- dre : ce fut
lors que le Veniscin, les Reyois, les Tricastins, Arause, Albe des Helviens,
Valence, & Plusieurs autres sentirent la fureur de ses armes, cependant
qu’il s’opiniatroit au siege de ceste forte ville, qui comme chef de ceste
Province resistoit plus que tout le reste, tant pour sa force naturelle, que
pour le grand nombre de gens de guerre qui s’estoit jetté dedans.
Quant à mon pere, lors que nous sortismes ma mere & moy de la Court,
apres la mort de Thorrismond, il s’estoit retiré dans une place forte, qu’il
avoit dans l’Aquitaine. La charge qu’il en avoit, & son âge le luy
commandant ainsi : car il avoit plus de deux siecles. Ma mere, qui avoit
redouté la guerre, pensant la fuïr s’en estoit venüe dans ceste Province des
Romains, & ce fut là où depuis elle fut la plus forte. Il est vray que
quand elle y vit venir l’armée du Grand Euric, elle se retira dans les
extremitez du Veniscin le long de la riviere de Sorgues, où elle avoit une
maison assez bonne, & une de ses sœurs mariées, à quatre ou cinq lieuës
de là, avec un Chevalier des principaux de la contrée.
Lors que je receus les nouvelles d’Alcidon, l’indisposition de ma mere me
donna commodité de pouvoir disposer plus librement de moy-mesme : car son
mal procedant de son long aage, & non point d’autre maladie violente, à
laquelle les remedes pussent apporter guerison, elle estoit bien aise que je
me divertisse & passasse mon temps, tantost à me promener le long de la
riviere, & tantost à visiter mes voisines, dont la plus part estoient de
mes parentes ou alliées. Je manday
donc de bouche à Alcidon par celuy qui m’apporta sa lettre, que s’il se
trouvoit à Lers, qui est un chasteau situé sur le Rosne, le quatriesme de la
Lune suivante, je le verrois, & que je choisissois ce lieu là, parce que
je sçavois bien que le maistre du logis estoit de ses amis, & serviteur
du Roy Euric : mais qu’il y vint le plus secrettement qu’il pourroit, parce
que si on sçavoit qu’il y fust, outre la fortune qu’il courroit, pour estre
dans le pays de ses plus grands ennemis, encor ne me seroit-il pas possible
d’y aller, pour ne donner sujet aux envieux de médire.
A ce mot la belle Daphnide se teut pour quelque temps ; & comme si elle
eust pensé à ce qu’elle avoit encor à dire, elle passa la main deux ou trois
fois sur son front. Enfin, relevant le visage, & se tournant vers
Alcidon, Je voulois continuer, luy dict-elle : mais il est plus à propos,
que tout ainsi que j’ay dit ce qui me touche, vous racontiez aussi ce que
vous avez faict, afin que le sage Adamas oyant par nos bouches mesmes, ce
qui est arrivé à chacun de nous, il puisse estre mieux asseuré de la verité.
Alcidon alors respondit, Vous me commanderez tout ce qu’il vous plaira,
Madame, & moy j’obeïray tousjours à ce que vous m’ordonnerez plus
promptement, & plus librement qu’il ne vous plaira pas de me le faire
sçavoir : mais il me semble que vous blessez beaucoup la preud’hommie de ce
grand Druide, quand vous dictes qu’il aura plus de creance à mes paroles,
quand je parleray de ce qui me touche, qu’aux vostres : estant tres-certain
que vous sçavez mieux ce que je fais, & que je pen- se que moy-mesme, que je ne fais ny
ne pense rien que par vous, & cela est si vray, que si vous aviez dict
que ma vie fut une mort, je ne vivrois pas un moment, tant tout ce qui est
de moy, est soubsmis à tout ce qu’il vous plaist d’ordonner. Adamas alors
prenant la parole, Seigneur Chevalier, dict-il, si j’estois autant amoureux
de ceste belle Dame que vous l’estes, ceste creance pourroit bien avoir
quelque lieu : mais cela n’estant pas, il est certain que ce que vous me
direz de vous mesme, me donnera plus d’asseurance de la verité : Et puis que
la discretion vous en donne l’authorité, vous ne devez point en faire de
difficulté. Comment, interrompit Daphnide, que je luy en donne l’authorité,
non seulement cela : mais de plus, je le luy ordonne, afin que suivant ce
qu’il dict, il ne puisse me desobeyr, sans encourir le blasme d’une personne
qui ayme plus en parole qu’en effect ? Alcidon alors faisant une grande
reverence : Ce tesmoignage, dit-il, est bien foible pour esgaler le desir
que j’ay de vous obeyr ; toutesfois, il n’y aura jamais rien qui me fasse
contrevenir à vos commandemens. Et lors il prist la parole de ceste
sorte.
Je ne rediray point icy ce que ceste belle Dame a dict, ny moins veux-je
entreprendre de m’excuser de ce qu’elle me blasme : car je m’asseure qu’il
se trouvera quelque lieu plus commode, avant que ce discours finisse, auquel
je pourray luy remonstrer mes raisons, & luy faire cognoistre la
sincerité de mon affection, ou bien qu’elle me permettra quand j’auray finy,
de raconter ce qu’elle m’ordonne,
de me pouvoir deffendre, non pas contre elle, mais seulement contre les
mauvaises impressions qu’elle peut avoir receuës de la calomnie dont je voy
que mon innocence est accusée : Et par ainsi reprenant le discours où elle
l’a laissé, je diray seulement que quand sa response me fust donnée, &
que de bouche je sceus par celuy que je luy avois envoyé, ce qu’elle me
mandoit, & qu’il ne tiendroit qu’à moy que je n’eusse le bon-heur de la
voir, jamais homme ne se creut plus heureux, ny ne fust plus contant, ny
plus satisfaict de sa fortune que moy : Cent fois je releus & rebaisay
la lettre qu’elle m’escrivoit, & cent fois je me fis redire ce qu’elle
me mandoit, & à chasque fois j’embrassois ce fortuné messager : &
parce que c’estoit un homme en qui je me fiois grandement, & qui
plusieurs fois m’avoit rendu preuve de sa fidelité : aussi s’il n’eust esté
tel, je ne l’eusse pas employé à une affaire qui me touchoit si vivement :
Je luy faisois cent & cent demandes d’enfant, ne me pouvant saouler de
luy faire dire si elle estoit aussi belle que je l’avois veuë, si elle
monstroit de m’aymer, & sur tout, s’il n’avoit point recogneu qu’elle
aymast quelque autre chose. Et quand il me respondoit selon mon desir, je
l’embrassois avec un si grand transport, qu’il juroit ne m’en vouloir plus
rien dire, puis qu’en luy faisant ces caresses, il craignoit que je ne
l’estouffasse entre mes bras.
Lors que Thierry mourut, il laissa sa Couronne, comme cette belle Dame vous a
desja dict, à son frere Euric,
Prince qui pour ses grandes & vertueuses actions, acquist par le
consentement de chacun, le tiltre & le surnom de Grand, & qui
sembloit avoir esté conservé par le Genie de la Gaule, parmy tant de
dangers, comme le seul des hommes capable de luy rendre & sa splendeur,
& son repos. Or ce Prince ne Succeda pas seulement à la Couronne de ses
freres, mais aussi à leurs desseins & volontez : de sorte qu’il me prist
en la mesme affection que Thorrismond m’avoit fait paroistre : évenement qui
est assez rare aux changemens des Princes, de qui les successeurs peu
souvent affectionnent ceux que leurs devanciers ont aymez : toutefois plus
pour mon bon-heur que pour mon merite, j’eus cette fortune, que comme
j’avois esté eslevé par Thorrismond, & maintenu par Thierry, je fus
chery & favorisé du grand Euric, non plus comme enfant, mais comme homme
en aage de luy pouvoir rendre le service auquel ses predecesseurs m’avoient
obligé. Et la bonne volonté de ce grand Roy m’avoit tellement rendu familier
aupres de sa personne, qu’il y avoit fort peu de choses que je luy peusse
celer, & moins ce qui estoit de l’Amour que toute autre : parce que ce
Prince ; encor qu’il fust grand en tout, surpassoit toutesfois tous ceux de
son aage en courtoisie & en Amour. Cette fois ne pouvant ny ne devant
esloigner son armée sans son congé, je pris le temps qu’il estoit seul en
son cabinet, où apres un petit sousris. Seigneur, luy dis-je, trouverez vous
bon que je propose une entreprise que j’ay extremement à cœur, & qu’en-
semble, je vous supplie de me
permettre de l’executer ? Alcidon, me respondit-il, vostre courage vous
porte tousjours à ce qui est le plus dangereux ; & je voudrois bien que
vous fussiez meilleur mesnager de vous mesme que vous ne l’avez pas esté
jusques icy : Car encor que la fortune se fasse paroistre amie en quelques
occasions, si est-ce qu’une personne prudente ne doit pas la tenter si
souvent qu’il l’ennuye, ou luy donne suject de luy monstrer l’inconstance de
son humeur : toutesfois, dites moy quelle est cette entreprise ; &
d’autant que j’ay plus d’experience que vous, s’il y a apparence qu’elle se
puisse faire, je le vous diray, ou bien je vous enseigneray comme elle devra
estre disposée. Seigneur, luy repliquay-je en sousriant, si c’estoit de Mars
que cette entreprise despendit, je croirois bien recevoir de vous, en la
vous proposant, l’instruction qu’il vous plaist me promettre : mais ne
voulant en ce dessein qu’Amour pour guide, Amour dis-je, qui est aveugle
& enfant, il n’y a pas apparence d’y demander l’ayde de vostre prudence
ny experience. Le Roy alors en m’embrassant, Ny mesme en cela, dit-il,
Alcidon, mes advis ne vous seront point inutiles : car, comme vous sçavez,
je ne suis pas moins soldat d’Amour que de Mars. Et sur ce propos, me
prenant par la main, il ne me laissa en repos, qu’il n’eust apris de moy le
nom de Daphnide, & le lieu où je devois aller : il l’avoit souvent ouy
nommer, mais il ne l’avoit jamais veuë, & sçavoit fort bien par le
rapport qu’on luy en avoit fait, que c’estoit une tresbelle Dame : cela fust cause qu’au lieu de me
distraire de mon dessein, il m’offrit non seulement de m’y faire assister,
mais de m’y accompagner luy-mesme : & lors qu’il vit que je n’y voulois
point consentir, il m’ordonna d’y aller avec peu de personnes : mais sur des
bons chevaux, & avec des gens qui n’eussent point de peur du peril,
parce que d’y aller fort accompagné, c’estoit donner trop de cognoissance à
l’ennemy de mon passage. Que sur tout je ne sejournasse dans aucune ville ny
bourg : mais que je me resolusse de marcher d’une traicte, ou bien de
repaistre dans quelque bois, en cas de necessité : Mais, me dict-il,
souvenez-vous, si cette belle vous fait paroistre de la bonne volonté, de ne
perdre point l’occasion : car outre que l’incommodité de la guerre vous
empeschera de la voir fort souvent, & ainsi vous ne pourrez recouvrer
les occasions perduës, encores faut-il que vous sçachiez qu’il y a une
certaine heure en la volonté des femmes, que si on la rencontre, on obtient
tout ce qu’on leur peut demander, & au contraire si on la perd sans s’en
servir, jamais plus, ou pour le moins fort rarement, se peut-elle recouvrer.
Apres ces conseils d’Amour & plusieurs autres, qu’il seroit trop long à
raconter, il me donna congé de partir.
Le Chasteau de Lers, où Daphnide avoit choisi le lieu de nostre entreveuë,
estoit situé sur le bord de ce grand fleuve du Rosne, dans le Veniscin,
& à la verité c’avoit esté avec beaucoup de jugement que cette belle
Dame avoit faict cette eslection, parce que le Seigneur de ce lieu- là estoit serviteur & officier du
Roy Euric, & le servoit en son armée, en ce qui concernoit les Machines
de guerre, ayant commandement sur les Cathapultes, Belliers, &
Janclides, & autres tels instruments, & de plus, estoit mon amy fort
particulier. La femme de ce Chevalier estoit en quelque sorte parente de
Daphnide, si bien qu’il estoit presque impossible de choisir un lieu plus
commode, n’y ayant qu’un seul mal, que pour y aller de nostre armée, il
falloit faire dix ou douze grandes lieuës, & tousjours dans le pays de
l’ennemy : & quoy que le peril fut grand, si est-ce qu’Amour qui me
commandoit ce voyage, me fist clorre les yeux à tous les dangers que je
pourrois courre pour luy obeyr.
Je prends donc avec moy celuy qui m’avoit apporté la responce de cette belle
Dame, tant pour l’asseurance que j’avois en luy, que pour l’asseurance que
j’avois en luy, que pour me servir de guide, parce qu’il sçavoit fort bien
tous les chemins de cette contrée, y ayant esté eslevé & nourry ; &
afin d’obeyr à ce que le Roy m’avoit commandé, je ne pris avec luy que deux
autres Chevaliers ; & ainsi tous quatre bien montez, nous nous mettons
en chemin une heure apres disner, & sans estre recognus de personne, car
nous avions pris d’autres habits ; nous commençons nostre voyage, sous la
faveur d’Amour, qui fut bien telle, qu’apres avoir marché le reste du jour
& toute la nuict, suivante, sur le lever du Soleil nous arrivasmes à
Lers, où la maistresse du logis me receut avec tant de courtoisie, que je
creus au commencement qu’elle fust avertie du dessein qui me con- duisoit : mais peu apres je
recognus qu’elle n’en sçavoit rien, & que toute la bonne chere qu’elle
me faisoit ne procedoit que de l’amitié qu’elle sçavoit que son mary me
portoit ; car elle monstra une trop grande curiosité de descouvrir le sujet
de mon voyage. Cela fut cause que pour le cacher mieux, je lui fis entendre
que je marchois pour une affaire de tres-grande importance au service du
Roy, & que n’osant aller de jour, de peur d’estre recogneu, je la
suppliois de ne vouloir point dire mon nom, & de commander que la porte
de chasteau se tint tousjours bien fermée, & que la nuict estant venuë,
je partirois le plus secrettement qu’il me seroit possible. Elle comme
tres-avisée, & tres-desireuse que le Roy, avec lequel son mary estoit,
fut bien servy, y donna tel ordre, que fort peu de personnes sçavoient dans
sa maison mesme, que je fusse Alcidon, & d’autant plus que j’avois
changé de nom en entrant.
Desja la moitié du jour estoit passée, sans que j’ouisse aucune nouvelle de
cette belle Dame, ou pour le moins, si le jour n’estoit point tant avancé,
il me sembloit bien, tant je trouvois l’attente longue, qu’il fut encores
plus tard, & j’en avois une telle impatience, qu’il estoit bien mal aisé
qu’elle ne fust recognuë, pour peu que l’on eust eu de cognoissance de mon
dessein. Apres avoir quelque temps supporté cette peine, le desir que
j’avois de devancer par la veuë le bonheur que j’esperois recevoir ce jour
là, me fit monter au plus haut d’une tour, faignant de vouloir descouvrir le
pays. Il n’y eust petit ha- meau
autour de nous, bois ny coline, de qui je ne demandasse le nom, ny isle dans
le Rosne, ny rocher de qui je ne m’enquisse, me semblant de mieux couvrir
mon inquietude : mais rien ne me pouvoit contenter, quoy que ceste vertueuse
Dame fit veritablement tout ce qui luy estoit possible, pour me rendre ce
sejour moins ennuieux.
Enfin, apres une longue & tres-longue attente, & lors que je
commençois de desesperer de mon bien, je vis venir un chariot du costé par
où je sçavois qu’elle devoit arriver, & le monstrant à ceste honneste
Dame, elle demeura quelque temps à le considerer : enfin s’estant un peu
approché, elle se tourna vers moy. Si je ne me trompe, me dit-elle, ce
chariot vient icy, & si c’est celuy que je juge, vous y verrez l’une des
plus belles filles de ceste contrée. Et qui est-elle, luy respondis-je assez
froidement ? Je ne sçay, me dit-elle, si vous ne l’avez jamais veuë avec sa
mere en la Cour du Roy Thorrismond : mais si cela est, je m’asseure que vous
vous souviendrez bien de son nom : car encor qu’elle soit ma parente, je ne
laisseray de dire avec verité, qu’il n’y avoit rien de plus beau qu’elle,
encore qu’elle ne fust en ce temps-là qu’un enfant : C’est, continua-t’elle,
la jeune Daphnide ; A ce mot, je fis semblant de ne m’en souvenir que fort
peu, & puis tout à coup, Si fay, si fay, luy dis-je, je m’en souviens,
elle avoit son pere & sa mere, avec laquelle elle demeuroit : car elle
n’estoit pas des filles de la Royne. Elle n’en estoit pas, dit-elle, pour un
sujet que peut-estre vous n’au- rez
pas sceu, car vous estiez trop jeune : mais en effect, c’estoit une pure
jalousie de la Royne, qui avoit opinion que Thorrismond la vit de trop bon
œil, & toutefois je vous asseure qu’en ce temps-là ce n’estoit qu’un
enfant, comme vous jugerez bien lors que vous la verrez : car il n’y a rien
de si jeune qu’elle est encores. Comment, luy dis-je, Madame, je vous
supplie que je ne la voye point, de peur que je ne sois descouvert, &
que mon entreprise ne soit rompuë : car si cela arrivoit, outre la fortune
que je courrois, encor feroy-je un fort mauvais service au Roy mon maistre,
qui pretend faire un grand effect sur ses ennemis par ce moyen. Elle
respondit alors que je n’eusse point de crainte de cela, tant parce que
Daphnide à sa priere le tiendroit secret, que parce que son pere, comme je
sçavois, estoit si affectionné serviteur du Roy, qu’elle n’avoit garde d’y
faillir. Moy qui mourois d’envie de la voir, je feignis toutefois de me
laisser emporter à ceste persuasion, & enfin je luy dis : Je suis tant
serviteur de toutes les Dames, que je ne me puis imaginer qu’il y en ait une
seule qui me vueille faire mal ; & puis estant si belle que vous me
dites, je ne croiray jamais qu’il m’en puisse avenir un plus grand que de ne
la voir point. A ce mot, on vit que le chariot prenoit le chemin de la
porte, qui nous asseura que c’estoit elle : & la maistresse du logis
toute réjouye de si belles hostesses, me prenant par la main, me dit : Ne
vous plaist-il pas que nous l’allions recevoir ? Allons, luy dis-je en
sousriant, allons nous remettre entre ses mains, peut estre que ceste sousmission nous garentira mieux que
la resistance, puisque c’est ainsi que les ames genereuses sont surmontées
plus aisément.
Avec semblables discours, nous donnasmes presque le loisir à ces belles Dames
d’entrer dans la basse-court du Chasteau, où la maistresse du logis les alla
recevoir, & leur disoit à l’oreille, l’hoste qu’elle avoit chez elle,
& qu’elles sçavoient y estre aussi bien qu’elle mesme, je dis elles :
parce qu’avec la belle Daphnide il y avoit deux de ses sœurs fort belles,
mais non toutefois approchantes à la beauté de ceste belle Dame. Quant à
moy, j’estois retiré dans une salle basse, d’où je faisoit semblans de
n’oser sortir pour n’estre apperceu, mais il fust tres-à propos pour ne
descouvrir ma passion, que je fusse seul à leur arrivée, parce que j’estois
de sorte transporté, qu’il eust esté bien mal-aisé qu’on ne s’en fut
apperceu pour peu qu’on eust voulu remarquer mes actions ; & mesme quand
elles commencerent de sortir du chariot : car la premiere qui mit pied à
terre me sembla si belle, & il y avoit si long temps que je n’avois veu
Daphnide, que j’avoüe que je disois en moy-mesme, c’est celle-cy : puis
voyant la seconde plus blanche encore & plus belle, je me reprenois,
& me sembloit que c’estoit celle là : mais je ne demeuray pas long temps
en ceste erreur : car incontinent apres ceste belle Dame se fit voir, qui me
ravit de telle sorte, que je ne sçay ce que j’eusse fait, si j’eusse esté en
lieu où il m’eust fallu contraindre : Mais les ceremonies qu’elles firent
ensem- ble à leur rencontre, &
les baisers qu’elles se donnerent, furent cause que j’eus le loisir de me
remettre un peu. Si bien que quand elles entrerent dans le logis, je
m’estois tellement r’asseuré, qu’apres les avoir saluées, je peus dissimuler
mon émotion ; & lors m’adressant à celle qui d’abord avoit repris sur
mon ame toute l’auctorité qu’elle y souloit avoir, & plus grande encore,
je luy dis : Madame, puis que la Fortune l’a voulu ainsi, j’avouë que je
suis vostre prisonnier, Seigneur Chevalier, me respondit-elle fort haut,
nous ne refusons point cét advantage sur vous : mais nous aymerions mieux
que nostre merite nous l’eust acquis, que nostre fortune. Vostre merite,
repliquay-je, vous en peut donner de beaucoup plus grands, & la fortune
vous donne celuy cy, comme estant trop peu de chose pour vostre merite. Si
ay-je creu autrefois le contraire, dit-elle d’une voix plus basse, lors que
vous me faisiez ces mesmes asseurances : mais avec des paroles qui
monstroient plus de sincerité, que celles dont vous usez maintenant. En ce
temps là, respondis-je, la presomption de la jeunesse me persuadoit ce que
je vous disois : mais maintenant que j’ay plus de cognoissance de ce que je
vaus, j’en parle aussi avec plus de verité. Que si toutesfois vous voulez
qu’il soit ainsi, il faut dire que justement la fortune vous redonne ce qui
estoit desja à vous : Cela, adjousta-elle en sousriant, n’est pas sans
difficulté, cependant pensez de quelle sorte vous payerez vostre rançon pour
sortir de nos mains : car il ne faut point que vous esperiez d’avoir liberté
par autre moyen. Le prix de ma
rançon, repliquay-je, pour excessif qu’il soit, ne me sçauroit estre si
difficile à trouver, qu’à faire prester consentement à mon cœur de vouloir
sortir de vos mains : Et quoy, dit-elle en sousriant, vous vous souvenez
encore de l’escole du Roy Thorrismond, & des propos dont vous souliez
entretenir les Dames en ce temps la ? Aussi luy dis-je, le dois-je faire
avec vous, puis que vous aussi vous usez des mesmes yeux & des mesmes
beautez dont vous souliez vaincre tous ceux qui vous osoient regarder. Je
pensois, respondit-elle, que des personnes toutes de fer & de sang,
comme sont ceux qui suivent le Roy Euric ne parlassent que de meurtre &
de carnage : mais à ce que je vois par tout où est Alcidon, il est tousjours
Alcidon : c’est à dire, la mesme courtoisie & la mesme civilité : &
à ce mot elle entra dans la sale avec toute la compagnie.
Les premieres ceremonies estans passées, nostre courtoise hostesse nous
faisant apporter des sieges, je croy que par civilité, & non par autre
dessein, elle m’en fit donner un aupres de Daphnide, un peu reculé du reste
de la compagnie, de sorte que me voyant en lieu où je pouvois parler plus
librement, & l’affection, & mon devoir me convierent d’entrer sur
les remercimens, pour la faveur que je recevois d’elle en ceste entre-veuë.
Mais lors que je voulus ouvrir la bouche, elle m’interrompit avec un visage
severe, & me mettant la main sur les miennes, elle me dit : Vous ne
devez pas croire Alcidon, que vous me soyez obligé de ceste visite, car je
ne la vous ay accordée, que pour
vous punir, sçachant bien que pour peu que vous m’ayez aymée en mon enfance,
vous mourrez maintenant d’amour, me voyant telle que je suis. C’est
veritablement le sujet qui m’a fait prendre la peine de venir icy, je veux
dire pour vous chastier, & non pas pour vous gratifier : car puis que
vous vous estes rendu tant indigne des faveurs que vous avez receuës de moy,
j’ay voulu espreuver si les chastimens vous feroient mieux recognoistre
& ce que vous me devez, & ce que vous vous devez à vous-mesmes. Vous
semble-t’il, oublieux que vous estes, que ceste beauté que vous voyez devant
vous merite, ayant esté aymée par vous, & mesmes ayant eu tant de
tesmoignages de sa bonne volonté, vous semble-t’il, dis-je, qu’elle merite
d’estre mise en oubly, & que deux ans se soient escoulez sans que vous
en ayez eu mémoire ? Pensez-vous, infidelle, qu’un silence si long puisse
estre excusé par les incommoditez & les miseres du temps ? & qu’il y
ait ny rigueur, ny cruauté de guerre qui me puisse persuader que ce ne soit
un defaut d’affection, & non pas d’occasion ? Je scay bien que si je le
vous permets, vous ne manquerez pas d’excuse, & qu’il ne tiendra qu’a
moy que je ne croye que ce silence est un tesmoignage de vostre affection,
parce que je sçay bien que c’est l’ordinaire de ceux qui ayment fort peu, de
dire beaucoup, mais je vous deffends de parler, non pas que je craigne que
vous me persuadiez ce que je dis, je suis assez resoluë à ne vous croire
point : Mais parce que je ne veux pas mesme que vous ayez ce contentement de dire devant moy
quelque chose qui vous soit si agreable, que vous seroient les excuses dont
vous useriez en ceste occasion, & par là vous cognoistrez que ceste
veuë, de laquelle vous pensez m’estre obligé, ressemble au sucre empoisonné,
qui avec sa douceur ne laisse de donner la mort. Je voulus respondre : mais
je n’ouvris pas si tost la bouche, qu’en m’interrompant elle me dit : Et
quoy Alcidon, vous vous souciez aussi peu de me desobliger en ma presence,
que vous avez fait en mon absence ? ce n’est pas le moyen de vaincre
Daphnide. Que vous plaist-il donc, luy dis-je, que je fasse ? Souffrez,
dit-elle, & taisez vous. C’est ainsi que par le silence se doit expier
le peché de vostre silence. A ce mot je me teus pour luy obeyr, monstrant
toutefois par mon visage combien je souffrois de peine, de ne pouvoir parler
en ma deffence : Elle au contraire, monstrant un œil plus favorable, apres
s’estre teuë quelque temps, reprit ainsi la parole.
Ceste Daphnide que vous voyez devant vous, oublieux Alcidon, c’est celle-là
mesme à qui vous fistes les premiers sermens de fidelité, & qui la
premiere aussi vous donna la foy que vous luy demandastes, de vous aymer
autant qu’elle vivroit, c’est celle-là de qui vous avez si souvent moüillé
la main de vos larmes encores innocentes, lors qu’elle faisoit semblant de
ne vous croire pas, ou qu’elle estoit un peu lante à vous respondre, avec
d’aussi grandes asseurances de bonne volonté, que celles que vos paroles luy
donnoient. Mais elle se peut bien dire aussi à vostre confusion, qu’elle est la seule qui a sceu
conserver sans tache la foy qu’elle vous avoit donnée, puis qu’encores
qu’elle ayt eu tant d’occasion de vous laisser, que dis-je laisser ? mais de
vous haïr : Elle a toutesfois tousjours continué de vous aimer, & de
cherir en son ame les agreables asseurances que vous luy aviez données :
& quoy qu’elle ait en tant de sujet de se desabuser, jamais son cœur n’y
a peu consentir, ayant resolu de plustost quitter la vie, que les gages si
chers que vous luy aviez donnez de vostre amitié. Ces yeux qui ont esté si
souvent idolatrez par le jeune Alcidon, sont tesmoins qu’encores qu’ils en
ayent esté privez si longuement, n’ont jamais veu tarir la source de leurs
larmes, quand je me suis si souvent ressouvenuë de nostre enfance & de
vos jeunes promesses, que je voyois si trompeuses lors qu’en tant d’années
ou plustost de siecles, vous n’avez pas eu mémoire d’une personne à qui vous
aviez promis un eternel souvenir. Oyez Alcidon, oyez quelle a esté ma vie,
depuis la mort de ce grand Roy, à qui vous & moy avions tant
d’obligation : & vous jugerez que vous estes le plus injuste de tous
ceux qui vivent, & que vostre silence vous auroit rendu indigne de
l’amitié de toute sorte de personnes, si mon affection n’estoit encore plus
grande que vostre offence.
Alors elle commença de prendre depuis le commencement de nostre separation,
jusques à ceste entreveuë, ne laissant en arriere une seule occasion où elle
avoit peu sçavoir de mes nouvelles, pour me reprocher l’oubly dont elle m’accusoit ; & au contraire pour
me tesmoigner la mémoire qu’elle avoit eu de moy, elle me raconta presque
tout ce qui m’estoit arrivé de plus remarquable, & lors qu’elle eut
longuement continué, & que veritablement je demeurois estonné qu’elle en
sçeut tant de particularitez : Vous estes esbahy, me dict-elle, que je vous
raconte de cette sorte vostre vie : mais si vous eussiez esté tel que vous
deviez estre, c’eust esté par vous que je l’eusse apprise, non pas par
quelque autre, & par ainsi ce qui est maintenant tesmoignage du deffaut
de vostre amitié, l’eust esté de la durée de vostre affection, parce que le
soing que vous eussiez fait paroistre de sçavoir de mes nouvelles, & de
me donner des vostres, eus testé un aussi glorieux tesmoing de vostre amour,
que vostre silence a esté un signe honteux de vostre oubly.
Elle continua de cette sorte en ses reproches, & à me raconter & sa
vie & la mienne, plus d’une heure durant, sans que jamais elle me
permist d’ouvrir la bouche pour ma deffence, ny pour luy respondre. Enfin
cette orgueilleuse beauté pensant avoir assez tiré de preuve de la puissance
qu’elle avoit sur moy, changeant tout a coup & de visage & de
parole : Maintenant me dit-elle, Alcidon, je vous permets de parler, me
contentant de vous avoir osté la parole deux heures durant en me voyant, en
eschange des deux ans que volontairement vous avez esté muet pour moy en mon
absence. C’est bien, luy dis-je en sousriant, user d’une grande bonté, que
de changer les années en des heures. Je l’a- voüe, me repliqua-t’elle, mais c’est d’autant que la
faute que vous avez commise est telle, qu’aussi bien ne sçauroit-elle estre
esgalée par quelque grandeur de supplice, que l’on vous peust donner, &
qu’aussi bien je me veux monstrer autant pitoyable envers vous, que vous me
recognoissez maintenant puissante a vous punir si je le voulois. Madame, luy
dis-je alors, que je baise vos belles mains, pour remerciment de tant de
faveurs & de graces que vous me faictes : si je n’avois peur qu’on ne
s’en aperceust, je me jetterois à vos pieds, pour vous tesmoigner combien je
reçois de bon cœur l’honneur que vous me faictes : mais ne l’osant pas, vous
recevrez la volonté que j’en ay, au lieu de cette sousmission, & pour ne
point contredire le jugement que vous en avez faict, j’avoüe ma belle Dame,
la faute dont vous m’accusez : mais si vous me permettiez de vous dire, non
pas pour ma deffence, mais pour la verité seulement, l’occasion qui m’a
rendu muet, peut-estre jugeriez-vous que je serois aussi tost digne de
loüange que de blasme. Maintenant, dict-elle, que je vous ay pardonné &
donné permission de parler, vous pourrez dire tout ce qu’il vous plaira,
& Dieu vueille que vous ayez de si bonnes raisons, que je puisse estre
persuadée que vous m’ayez tousjours aymée, comme vous m’aviez promis. Je
diray donc, continuay-je, qu’ayant receu l’extreme déplaisir que vous pouvez
bien penser que je ressentis, par la mort de ce maistre qui m’avoit tant
aymé, & relevé par ses faveurs presque par-dessus l’envie de ceux de mon
aage, je jugeay que j’offencerois
grandement sa mémoire, & que cette offence seroit avec raison estimée
ingratitude, si je souffrois que quelque petite espece de contentement
s’approchast seulement de mon ame, tant s’en falloit que je deusse ny
rechercher, ny recevoir les grands plaisirs, ou les grandes joyes. Si vous
avez creu quelquefois que le jeune Alcidon ait aymé passionnément la belle
Daphnide, vous me ferez bien l’honneur, Madame, de croire aussi que le
contentement de sçavoir de ses nouvelles devoit estre l’un des plus grands
qu’il peust recevoir en ce temps-là : Mais puis qu’en temps de dueil nous ne
permettons pas mesme à nostre corps de l’habiller autrement que de noir,
pour ne mettre rien autour de nous, qui ne tesmoigne & ne nous
represente nostre tristesse, à plus forte raison ce triste & desolé
Alcidon devoit-il pas, pour esloigner toute resjouyssance de son ame, se
priver de ce contentement, & de tout celuy qui luy pouvoit venir de
vous, qui estes tout son bien & toute sa felicité ? J’esleus donc, pour
satisfaire & à mon devoir & à mon affliction, de m’interdire
l’honneur de vos nouvelles, afin de ne voir ny n’ouyr rien qui me peust
divertir de ma tristesse : Mais Amour sçait, & ce miserable cœur aussi
qui vous aime, ou plustost qui vous adore, si de tous mes plus cuisans
ennuis, il y en a eu un seul qui lui ait esté plus sensible, que celui de se
voir esloigné & de vostre presence & de vostre mémoire. Et deux
choses principalement vous le doivent tesmoigner. La premiere, que si ce
n’estoit la passion que j’ay pour
vous, l’aage où je suis ne me permettroit pas de vivre, comme j’ay faict
solitaire & sans amour, parmy un si grand nombre de belles Dames. Et
l’autre, qu’aussi-tost que le temps par ses diverses revolutions, a guery en
quelque sorte l’extreme regret que la perte que j’avois faite m’avoit donné,
la continuelle pensée que j’avois de vous ne m’a jamais laissé en repos, que
je n’aye eu l’honneur de vous voir, sans que le danger des chemins, &
sans que l’esloignement du Grand Euric, qui ne cede point envers moy à la
bonne volonté que Thorrismond m’a faict paroistre, m’en ait peu empescher :
Me voicy donc, Madame, à vos pieds, pour vous resigner toutes mes affections
& toutes mes pensées, & pour vous supplier de les recevoir, non pas
comme un present nouveau, ou une nouvelle acquisition, mais comme une chose
qui est vostre dés qu’encor enfant, mon destin, mon maistre, & mon cœur
me donnerent à vous : Je reçois, me dit elle avec un visage assez riant, je
reçois vostre excuse, comme on faict d’un mauvais payeur, le payement d’un
debte, quoy que la monnoye soit un peu legere : & je veux croire ce que
vous me dites, à condition que jamais à l’avenir vos actions ne me donneront
sujet d’en douter.
Lots que je voulus luy respondre, je fus interrompu par la maistresse du
logis, qui nous vint advertir qu’il estoit heure de soupper : nous remismes
donc le reste de nostre discours apres le repas, qui ne fut pas si tost finy
que feignant par civilité de vouloir entretenir l’une de ses sœurs, elle
s’aprocha de nous, & m’ayant un peu sepa- ré des autres, nous reprismes les mesmes devis que
nous avions laissez : mais avec tant de contentement pour moy, que j’avouë
n’en avoir jamais eu auparavant un plus grand ; une partie du soir se passa
de ceste sorte : enfin l’heure du repos nous contraignant de nous separer,
nous advisames qu’il n’y avoit pas grande apparence pour une entre-veuë si
courte, d’avoir fait un si dangereux voyage, outre que nous prevoyons bien,
qu’il seroit mal-aisé de nous revoir de long-temps, & toutesfois estant
contrainte de partir le lendemain, pour ne donner soupçon à nostre hostesse,
nous fusmes longuement en peine de choisir quelque lieu qui fust commode.
Enfin elle me dit, mais avec une parole assez douteuse, Je ne voudrois pas
Alcidon, vous mettre en danger, mais puis que vous m’en pressez si fort, je
vous diray bien que j’ay une sœur mariée à cinq ou six lieuës d’icy, où
nostre entre-veuë se pourroit bien faire, si ce n’estoit que mon beau frere
est fort ennemy du Roy Euric, & toutesfois s’il n’y avoit encores que
ceste difficulté, nous y pourrions remedier, mais vous diriez que c’est par
malheur, qu’il y faict une grande assemblée pour le mariage d’une de ses
sœurs, & voyez comme toutes choses nous sont contraires : Je ne pense
pas qu’en toute cette Province, il y ait un seul Chevalier qui ne soit
ennemy du Roy vostre maistre. J’avouë, mon père, que je trouvay ce dessein
un peu dangereux : mais quand je me representois qu’il n’y avoit que ce
moyen d’estre aupres de ceste belle Dame, je ne trouvois point de peril qui
ne fust moindre que celuy de son
esloignement, cela fut cause que je luy respondis : Que jamais le danger ne
seroit ce qui me feroit perdre une heure de sa veuë, pourveu qu’elle me le
commandast, que seulement je la suppliois de me faire guider, & de
donner ordre que quand je serois dans le logis, je ne fusse veu de
personne : car je m’asseurois que sous son favorable commandement, il n’y
auroit rien qui me peust nuire.
Avec ceste resolution, nous nous separasmes, & le matin m’ayant laissé un
des siens, qui luy estoit tres-fidelle, elle partit sans que j’eusse
l’honneur de la voir, expres pour oster tout soupçon à nostre hôtesse, &
pour avoir plus de loisir à pourvoir à ma seureté. Quant à moy je partis sur
les trois heures du soir avec ma guide, apres avoir fait les remercimens à
mon hostesse, ausquels sa courtoisie m’avoit obligé. Je ne raconteray point
icy la fortune que je courus, par les diverses rencontres que nous fismes,
parce qu’Amour me garantit de tout mal, monstrant assez par là qu’il
commande aussi bien au Dieu Mars, qu’à tous les autres. Le lieu où je fus
conduit estoit bien l’un des plus solitaires de toute ceste contrée, &
tel qu’il faloit veritablement pour cacher les entreprises d’un Amant. Le
long de ce grand fleuve du Rosne on trouve un grand nombre de belles villes,
qui semblent prendre plaisir de se mirer dans ses ondes, & de
contraindre en plusieurs endroits la furie de sa course : Mais l’une des
plus belles & des mieux peuplées, c’est Avignon, à cinq ou six lieuës de
laquelle du costé d’Orient
s’estend une valée, qui pour estre close de trois costez par des hautes
colines & de grands rochers, fut au commencement appellée Val-close,
& enfin par corruption du langage, duquel le vulgaire ignorant, est
tousjours le maistre, elle fut nommée Vaucluse, du bout de ceste valée,
& sous les pieds de certains grands & espouventables rochers sous
une fontaine merveilleuse, qui donné commencement à la riviere de Sorgues,
qui fort peu loing de là se separant en deux bras, fait comme une petite
isle, où est située la maison où je devois aller, & qui pour estre
assise entre ces deux ruisseaux, & environnée de leurs claires ondes, a
pris le nom de l’isle. Le lieu d’où ceste fontaine sort est à la verité pour
sa solitude en quelque sorte venerable, mais un peu horrible pour les
rochers qui y sont tout à l’entour, & pour ce fort peu frequentée des
personnes. Et ce fut là où ma guide me fit mettre pied à terre, &
laisser tous ceux qui estoient venus avec moy, qui le firent avec un grand
regret, & par mon commandement. De cette source jusques à l’Isle il y a
un peu plus d’un quart de lieuë, traitte que je fis avec d’autant plus
d’incommodité, que je marchois à pied & de nuict, & avec des doubtes
& des incertitudes si grandes, qu’Amour faisoit bien paroistre en moy,
que non seulement il est aveugle, mais qu’encores il oste la veuë à tous
ceux qui sont à luy. Enfin nous parvinsmes sur les huict ou neuf heures du
soir à l’entrée du jardin de cette maison, où quoy qu’on m’eust promis que
je trouverois la porte ouverte,
elle estoit toutesfois fermée, & encore demeura long temps à s’ouvrir,
depuis que nous eusmes fait le signal. Jugez, sage Adamas, quelles pensées
en ce temps-là me pouvoient passer par l’esprit, & si quelque temps
apres que j’ouys mettre la clef dans la serrure, je n’avois point d’occasion
de douter que Mars ne se presentast à ceste porte au lieu de Venus :
Toutesfois amour plus fort encore que toute autre passion, me faisoit
resoudre à tous les pires evenemens qui me pouvoient menacer. Enfin estant
en ceste peine, la porte s’ouvre, & d’abord se presente à mes yeux une
belle Dame vestuë comme on a accoustumé de peindre la Déesse Diane, les
cheveux espars, le sein & les espaules découvertes, la manche retroussée
par-dessus le coude, les brodequins dorez en la jambe, le carquois sous
l’aisselle, & l’arc d’yvoire en la main gauche. Je fus ravy la voyant si
belle, & estonné la trouvant en cét habit : mais je sçeu depuis qu’elle
s’estoit ainsi déguisée en Diane, à cause de la conformité de son nom, parce
qu’elle se nommoit Delie, qui est l’un des noms de Diane, & pour dancer
ce soir avec ses sœurs, & d’autres jeunes Dames qui estoient venuës pour
honorer ceste grande assemblée. D’abord qu’elle me vit, Entrez, me dit-elle,
me prenant par la main, entrez Chevalier, & venez esprouver cette
perilleuse avanture sous la conduite de Diane. Je luy respondis, Sous la
faveur d’une telle Déesse, il n’y a rien que je n’entreprenne. Les
entreprises quelquesfois, dit-elle, semblent fort aysées au commencement,
qui apres se trouvent bien difficiles, & prenez garde que celle où vous vous mettez ne soit de
ceste qualité. Si celle-cy n’estoit grande, repliquay-je, je ne fusse pas
venu de si loing pour m’y esprouver. Je suis bien aise, me dit-elle, de vous
voir avec ceste resolution, & sçachez qu’Amour & la Fortune aydent à
une ame courageuse : Et pour vous monstrer combien je desire de vous voir
venir à bout de ce que vous entreprenez, je vous donne sauf conduit pour
tout ce qui est en ceste maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre
maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre maistresse, & de ceste
Diane qui parle à vous : J’accepte, luy dis-je, ceste asseurance, & en
disant ce mot je mis le pied sur le sueil de la porte, & luy baisant la
main ; J’accepte, luy dis-je, encore un coup ceste asseurance limitée, car
de penser qu’il y en aye quelqu’une qui me puisse deffendre, ou des yeux de
ma Maistresse, ou des vostres, ce seroit estre trop ignorant de leur
pouvoir, & ce ne seroit pas un moindre defaut de courage d’en demander
pour ne mourir, en voyant tant de beautez, puis qu’il n’y a point de mort
plus glorieuse, ny point de trespas plus desirable. Or bien, dit-elle, avant
que vous sortiez de ceste avanture, nous verrons quelle sera vostre fortune,
& quel vostre courage ; cependant ne laissez d’entrer ceans, ô vaillant
chevalier, mais aux conditions de ceux qui ont accoustumé d’y entrer : Et
quelles sont-elles ? luy dis-je, vous les sçaurez, me respondit-elle, quand
vous y serez : Et quoy, luy dis-je, faites vous difficulté de me les
declarer de peur de m’estonner ? vous vous trompez belle Diane, car je la
veux espreuver à quelque condition que ce puisse estre, pourveu qu’il n’y en ait point qui
contrarie à l’affection que j’ay voüée à ma Maistresse : A ce mot j’entray
dedans tout seul, & elle referma la porte, & celuy qui m’avoit
conduit retourna dans les rochers de Vaucluse. Me voila donc tout seul avec
Delie dans ce jardin, & faut que j’avouë qu’elle s’estoit tellement
avantagée par ce bijarre habit, qu’elle se pouvoit dire fort belle, &
qu’un cœur qui n’eust point esté preoccupé, eust trouvé assez de subjet en
elle pour bien aymer : Et parce qu’elle vit que je demeurois muet à la
considerer, pensant que ce fust d’impatience de n’aller point assez
promptement vers la belle Daphnide, elle me dit en sousriant : Et quoy Dam
Chevalier, avez-vous eu tant de hardiesse à l’entrée de ce lieu, pour
monstrer si peu de courage maintenant à parachever ceste avanture ? Et quel
deffaut belle Diane, luy dis-je, remarquez vous en mon courage, pour me le
reprocher ? Que faut-il que je fasse, & contre qui me faut-il esprouver
pour monstrer ma valeur ? Comment, respondit-elle en mettant une main sur le
costé, n’avez-vous point devant vous un assez fier & courageux ennemy,
pour vous faire mettre la main aux armes ? J’avouë, luy dis-je, belle
Déesse, que vous estes un fier & tres-dangereux ennemy, pour une
personne qui auroit un cœur : mais certes contre moy vos armes seront bien
vaines, qui m’en suis privé pour le donner à ceste Daphnide qui le possede
il y a si long temps : de sorte que s’il ne me revient autre profit de ma
perte, j’auray pour le moins celuy-cy, qu’elle me guarentira de l’ou- trage qu’à ce coup je pourrois
recevoir de vos yeux. Et quoy, me dit-elle, je n’ay donc point d’esperance
de pouvoir gaigner quelque chose en vous ? Vous pouvez, luy respondis-je,
esperer de gaigner en moy tout ce qui est à moy. Vous voulez dire,
reprit-elle, toute autre chose sinon vostre cœur. Et bien bien Alcidon, vous
n’estes pas encore reduit à la bonne foy, mais avant que vous eschapiez de
mes mains, je vous feray parler d’un autre langage. J’en ay bien veu
d’autres, qui au commencement disoient comme vous, & qui toutesfois
avant que le combat fust achevé trouvoient bien un cœur pour payer leur
rançon, se donnant volontairement pour vaincus ; Ceux là, respondis-je, ou
ne l’avoient que presté, ou s’ils l’avoient donné, le desroboient pour le
vous redonner : mais cela ne peut advenir en moy, qui ne l’ay pas seulement
donné, mais la volonté, l’ame & la vie aussi. Et si vous aviez du
courage, vous qui me reprochez d’en avoir si peu, vous ne voudriez pas
esprouver vostre valeur ny vostre force contre une personne sans deffence,
comme je suis, ou bien si en toute façon vous desirez d’essayer la force de
mes armes, vous me devriez conduire où est mon cœur, afin qu’alors, sans
supercherie vous fissiez sur moy la preuve de ce que vous valez : Mais
certes maintenant quel honneur sera le vostre, de vaincre une personne desja
vaincuë ? Il sera, ô belle Diane, tout tel que si vous donniez des coups de
lance à celuy qui seroit desja mort, qui est proprement blesser d’autres
blessures. Je vous entends bien, me
dit-elle, vous voudriez que je vous menasse promptement vers Daphnide : mais
ne croyez point, Alcidon, que nostre inimitié soit si cruelle, que je ne
l’eusse desja fait, s’il eust esté temps ; Voyez-vous, me dit-elle alors,
ceste fenestre où il y a des balustres qui se jettent un peu en dehors,
c’est celle-là de la chambre de Daphnide : quand il sera temps que vous y
alliez, on y mettra un flambeau pour nous en advertir : mais asseurez vous
que si vous avez de la peine icy, vostre maistresse n’en a pas moins où elle
est, à se desmesler de tant d’importuns, qui comme de fascheuses mouches luy
sont continuellement à l’entour, & mesmes de son beau-frere, qui pensant
luy faire plaisir, ne bouge d’aupres d’elle : mais pour peu que vous soyez
honneste homme, vous ne vous ennuyerez point en ma compagnie : car il y en a
plusieurs qui m’ont asseurée que quand je voulois, elle n’estoit point trop
desagreable, & je suis en humeur de traicter avec vous de telle sorte,
que ce que vous ne voudrez pas faire de bonne volonté, je le vous feray
faire de force, je veux dire qu’en despit que vous en ayez je vous veux
empescher de vous ennuyer. Il faut confesser encore un coup, luy dis-je,
qu’il est impossible d’avoir un cœur, & ne vous point aymer : Car, belle
Delie, il y a en vous tant de perfections, que de quelque costé qu’on vous
regarde on y rencontre de tres-grands sujets d’Amour. Vous pensez tousjours,
me dit-elle, eschapper de mes mains avec ceste excuse, mais avant que nous
nous separions, je vous en feray bien trouver un, & si cela advient, que direz vous Alcidon ? Je
diray, repliquay-je, que vous faites des miracles, ce qui ne doit point
estre trouvé estrange, puis que vostre beauté égalant la puissance des plus
grands Dieux, il vous doit estre aussi bien permis d’en faire qu’à eux :
mais me permettez vous de parler librement ? Je vous en supplie, me
dit-elle, car vous voyez bien comme je fais. Je diray donc, continueray-je,
belle Diane ; Qu’il est vray que la Lune est le plus beau flambeau qui
reluise maintenant au Ciel (& de fortune, alors la Lune esclairoit)
& s’il n’y avoit point de Soleil, ne faudroit-il pas dire que ce seroit
le plus bel Astre de tous ? Je l’avouë respondit Delie, mais que voulez vous
entendre par là ? Je veux dire, repris-je, que de mesme la belle Diane à qui
je parle, seroit la plus belle du monde, si elle n’avoit point de sœur,
& qu’il n’y a que cela qui l’empesche d’emporter ce tiltre par-dessus
toutes les plus belles Dames. Si j’avois, dit-elle, une creance aussi facile
à vous adjouster foy, que j’ay d’ambition d’estre ceste belle de qui vous
parlez, je vous promets, dit-elle Chevalier, par cet arc & par ces
fleches, que si je ne pouvois la tuer de ma main, pour le moins je
l’empoisonnerois, ceste sœur qui m’empesche ce prix de beauté : mais j’ay
grand peur que si je m’en estois privée, il ne m’avint puis apres comme à la
Lune quand elle ne peut plus voir son frere, qui devient & obscure &
laide : je veux dire qu’aussi ma sœur n’estant plus aupres de moy, je
perdrois toute la beauté que j’ay pour vos yeux, qui à ce que je vois ne me
trouvent belle, que d’autant que je
suis accompagnée de ceste sœur.
Je voulois luy respondre, mais le flambeau tant desiré parut enfin à la
fenestre, & mon affection qui m’y faisoit ordinairement tenir les yeux,
ne me permist pas de perdre le temps a luy respondre, pour ne m’esloigner
davantage le contentement d’estre aupres de ma belle Maistresse. Monstrant
donc le signal a Delie, je la suppliay de parachever le bien qu’elle avoit
commencé de me faire : Je le veux, me dit-elle, en me prenant par la main,
aussi sçavez-vous bien que c’est l’ordinaire de la Lune, de qui je porte le
nom, d’esclairer la nuict & servir de guide à ceux qui sont égarez :
Quoy qui m’en puisse avenir, luy dis-je, je vous suis obligé de la vie,
encores que je craigne fort que ceste obligation ne me soit bien cher
vendue, puis que vous m’allez remettre entre les mains de celle de qui la
beauté fait mourir tous ceux qui la voyent ; outre qu’estant si accoustumée
de voir languir & mourir, il y a grande apparence qu’elle n’aura pas
beaucoup de compassion de ma peine. Ceux, dit-elle, que je prends en ma
protection, ne sont jamais si mal traitez, & soyez certain, que si cela
eust deu estre, ce n’eust pas esté moy qui vous eust ouvert la porte, car je
ne conduiray jamais personne au supplice : & quant à ce que vous dites
de sa beauté qui fait mourir ceux qui la voyent, n’ayez peur, Chevalier, de
ceste fortune, vos armes sont bonnes & bien espreuvées, car ceux qui
doivent perdre la vie pour voir quelque chose de beau, meurent tous quand
ils me voyent, si bien que vous
n’estant point mort lors que vous m’avez veuë, ne craignez plus de le faire,
pour quelque autre beauté que ce soit.
Nous allions parlant de ceste sorte, & d’une voix assez basse, lors que
nous arrivasmes au corps de logis, où estoit la bien-heureuse demeure de ma
Maistresse, & trouvant une petite porte ouverte, nous montasmes par un
escalier fort estroit, jusques à la porte de la chambre, avec le moindre
bruit qu’il nous fut possible, & lors Delie me faisant arrest et, entra
seule qu’il nous fut possible dedans pour voir qui y estoit : mais elle
trouva qu’il n’y avoit que la belle Daphnide, qui feignant d’avoir mal à la
teste, s’estoit mise sur un lict, pour se demesler de tant de gens, &
pour mieux feindre, n’avoit rien laissé d’allumé dans la chambre, qu’une
petite bougie, faisant semblant de ne pouvoir souffrir la clarté : Elle
retourne incontinant me querir, & me prenant par la main me mene dans la
ruelle du lict de sa sœur, en luy disant, Voyez Daphnide, ce que Diane a
pris en sa derniere chasse : J’avouë, dis-je en sousriant, que je serois
vostre, si un cœur pouvoit estre à deux : mais estant desja à ma belle
Maistresse, c’est à elle à qui je me viens rendre, avec protestation de ne
vouloir jamais sortir d’une si belle prison ; C’est en quoy, dit Delie, vous
monstrez avoir peu de jugement, aymant mieux vous rendre à une Nymphe, comme
est ceste Daphné, qu’à une Déesse telle que je suis, & mesme à une
Diane, qui est la Maistresse de toutes les Nymphes. Jupiter, Apollon, &
pres- que tous les autres Dieux,
luy dis-je, ont ordinairement mesprise l’amour des Déesses, pour suivre
celle des Nymphes, & si jamais il n’y en eut une si belle que celle-cy,
entre les mains de laquelle je remets & ma vie & mon ame : & a
ce mot me jettant a genoux, je luy pris la main, que je baisay plusieurs
fois, sans qu’elle fist semblant de me respondre, tant elle estoit hors de
soy : Dequoy s’apercevant Delie : Est-ce à bon escient, dit-elle, ma sœur,
que vous voulez estre adorée de ce Chevalier, le laissant ainsi à genoux
devant vous sans luy rien dire ? Elle alors comme revenant d’un profond
sommeil, me relevant me salüa, & puis respondit à la sœur ; il faut
Delie, que ce Chevalier me pardonne ceste faute, & qu’il ne la prenne
pas comme procedant d’incivilité, mais de la crainte dont je suis saisie,
pour le danger où je le vois à mon occasion : Je m’estonne, dit Delie, de
vous voir si poltronne, estant ma sœur : Moy, dis-je, qui suis si hardie,
que d’aller prendre le plus vaillant Chevalier de l’armée du grand Euric :
mais quand cela ne seroit pas, comment pouvez vous avoir faute de courage,
ayant le cœur du vaillant Alcidon, ainsi qu’il dit ? Ah ! genereuse Delie,
luy respondis-je, en souspirant, c’est veritablement un mauvais signe pour
moy, de voir ma Maistresse si peureuse, car cela monstre qu’elle n’a pas
receu ce cœur dont vous parlez, autrement elle auroit plus de pitié du mal
qu’elle me fait, que de crainte du peril où je suis : Si je pouvois Alcidon,
respondit ma belle Maistresse, remedier quand je voudrois aussi bien à l’un
comme à l’autre, vous auriez quelque
raison de faire ce jugement, mais souvenez-vous que si je n’aymois point ce
Chevalier qui se plaint de moy, ny je ne serois maintenant en la crainte où
je me trouve, ny lui au peril où je le vois. Je lui respondis, Si ces
paroles sont veritables, garantissez moy, Madame, du mal qui me peut venir
de vous, & ne doutez point que quand tous les hommes ensemble me
voudroient faire mal, j’en pusse recevoir, estant favorise de l’honneur de
vos bonnes graces. Delie alors en sousriant, Je voy bien, dict-elle, que
pour peu que vous demeuriez ensemble, la peine de l’un se changera en
contentement, & la crainte de l’autre en asseurance. Et toutesfois pour
empescher que la fortune ne vous interrompe vos desseins, parlez le plus bas
que vous pourrez, & je vay m’asseoir sur ce coffre aupres de la bougie,
faisant semblant de lire, pour l’esteindre si quelqu’un vient, ou pour
l’entretenir, & luy dire de vos nouvelles, sans qu’il vous en vienne
demander. Mais, Chevalier, dit-elle s’adressant à moy, souvenez-vous que
quand je vous ay ouvert la porte, & que je vous ay permis de vous
essayer en cette aventure, ç’a esté avec promesse que vous m’avez faite,
d’observer les conditions qui vous seroient proposées quand vous seriez
entré : si vous estes comme je vous tiens, digne du nom de Chevalier errant,
il faut que vous mainteniez vostre parole : Vous m’avez, luy dis-je, si bien
tenu ce que vous m’avez promis, que je serois bien lasche & recreu
Chevalier, si je n’en faisois de mesme. Vous estes donc obligé, me dit-elle, suivant les conditions
qui sont establies en ce lieu, de n’entreprendre, pour occasion que ce soit,
ny pour quelque commodité qui se presente, ou qui vous soit donnée, chose
quelconque contre l’honneur des Dames qui sont icy, au contraire vous devez
estre contant des faveurs qu’elles voudront vous faire, sans que vous en
puissiez rechercher ny demander de plus grandes. Plustost, luy respondis-je,
mon espée me soit mise dans le cœur, que je reçoive jamais une pensée
contraire à cette ordonnance. Tout Chevalier d’honneur y est obligé par le
nom seulement qu’il porte, & je cognois bien maintenant que c’est icy
l’aventure de la parfaite Amour, puis que ce respect est l’une des
principales ordonnances d’Amour : J’ay bien tousjours pensé, respondit
Delie, que vous ne contreviendrez jamais à cette coustume, cognoissant assez
la discretion & l’honnesteté d’Alcidon, mais je me resjouys grandement
que vous l’aprouviez, comme vous faictes paroistre, puis qu’elle n’est
establie que pour vous. Comment, dis-je, ceste coustume n’est establie que
pour moy, & faut-il en faire pour retenir ma seule indiscretion ? a-t’on
eu opinion que je sois plus outrecuidé que tous les autres Chevaliers
errans ? Ce n’est pas cela, me dict-elle, mais n’est-il pas raisonnable que
cette contraincte soit establie pour vous seul, en cette adventure que vous
nommez de la parfaicte Amour, puis qu’il n’est permis qu’a vous seul de
l’esprouver : mais d’autant que pour en venir à bout, vous devez avoir à
faire avec un plus rude champion que je ne suis pas, afin que vous ne puissiez vous plaindre de
supercherie, je vous laisse seul aux mains avec cét ennemy qui est aupres de
vous.
A ce mot, sans attendre ma responce, elle se recula, & s’alla asseoir
avec un livre en la main, comme elle nous avoit dit, nous laissans seuls ma
belle maistresse & moy : dequoy me sentant transporté de contentement,
apres m’estre assis sur le lict aupres d’elle, je luy pris la main, & la
baisant plusieurs fois, je luy dis : Est-il bien possible, Madame, que
quelquefois & mon sang & ma vie me puissent aquitter envers vous de
cette extréme obligation ? Ne pensez pas, me dit-elle, qu’elle soit petite,
& si vous sçaviez toutes les peines que j’ay eues pour vous rendre ce
tesmoignage de ma bonne volonté, vous l’estimeriez sans doubte plus que vous
ne faictes : car encore que ma sœur se monstre maintenant si hardie, croyez
moy Alcidon, qu’elle n’a pas tousjours esté ainsi, & qu’il n’a pas fallu
de foibles persuasions pour l’y faire consentir. Et puis quel artifice
a-t’il fallu pour tromper non seulement mon beau-frere, mais tous ses parens
& ses amis, ou pour mieux dire toute une Province entiere, puis que le
malheur a voulu que cette assemblée se soit ainsi rencontrée pour nous
incommoder ? mais tout cela encores est fort peu au prix de ce que je vous
vay dire. Considerez Alcidon, quelle resolution a esté la mienne, de mettre
mon honneur & vostre vie en un si grand hazard : car vous permettre de
me venir trouver en ce lieu, & à ces heures, n’est ce pas mettre &
l’un & l’autre en compromis ? Madame, luy dis- je en luy rebaisant la main : pour respondre en
quelque sorte à l’extreme affection que j’ay pour vous, Amour & vous,
seriez bien injustes, si vous ne me donniez que des preuves ordinaires de
vostre bonne volonté. J’avouë bien que celle-cy est par dessus mon merite :
mais confessez aussi qu’encore n’egale-t’elle point mon affection, puis que
ce n’est seulement que se fier entre les mains de la Fortune. Et mon
affection est telle, que la mort mesme toute asseurée ne me sçauroit
divertir de vostre service. Alcidon, me respondit-elle, Dieu vueille que si
la bonne volonté que vous avez pour moy est telle que vous dites, elle
puisse continuer autant que ma vie : mais je crains fort que ce ne soit
l’amour d’un jeune cœur, ou pour mieux dire, que ce ne soit ou la sœur ou le
frere de celle que j’ay desja veuë en vous. Madame, luy dis-je, les doutes
entrent ordinairement dans les ames de ceux qui ne sont pas bien affermis en
la creance qu’ils ont, & ceux que je vois maintenant en vous, me
tesmoignent ce que je crains le plus, qui est une foible amitié de vostre
costé, car l’un des premiers effects d’une vraye amour, c’est d’oster à
l’Amant toute sorte de meffiance de la personne aymée, aussi est-il
impossible de pouvoir aymer celuy duquel on se deffie. C’est en quoy, me
repliqua-t’elle, vous devez cognoistre la grandeur de mon amitié, puis
qu’ayant tant de justes occasions de douter de vous, toutefois elle est
encore plus forte que tous ces empeschemens, & me contraint de vous
rendre de tels tesmoignages de ma bonne volonté : S’il vous plaist, luy
dis-je, Madame, que je le prenne de
ce biais, j’avoüe que ce sera à mon advantage : & toutesfois ne pouvant
laisser la perfection de l’amour qui est en moy sans deffence, permettez moy
de vous dire, qu’à tort vous m’accusez de jeunesse, puis que j’ay desja deux
fois dix ans. Ah ! me dit-elle, Alcidon, avant qu’il y ait tant soit peu
d’asseurance, il en faut avoir deux fois douze : Je me mis à rire, & luy
respondis, Cela, Madame, est bon pour ceux qui n’aiment que des beautez
ordinaires, mais pour moy & pour vous, le temps n’y sert de rien, parce
que vos liens & vos nœuds sont trop forts, & trop serrez, pour
pouvoir se deffaire en quatre ans. Et quoy donc, me dict-elle, apres quatre
ans vous pensez-vous en pouvoir deffaire ? Pardonnez moy, Madame, luy
respondis-je en sousriant, mais je veux dire, que ces quatre ans estans
passez, j’auray les deux fois douze ans, aage où vous dites, qu’il se faut
asseurer, & perdre toute meffiance.
Elle me vouloit respondre, lors que Delie se mit à tousser, pour nous
advertir qu’elle oyoit venir quelqu’un, & incontinent apres son
beau-frere entra, auquel faisant signe du doigt, elle le fist arrester à la
porte, où elle l’alla trouver au petit pas, & feignant de ne vouloir
point esveiller sa sœur, elle marchoit comme si elle eust mis les pieds nuds
sur des espines. Son beau-frere luy demanda des nouvelles de Daphnide, &
comme elle se portoit. Elle a plaint, luy dit-elle, longuement, & elle
ne faict que de s’endormir. Et quoy, luy respondit-il, ne viendrez vous
point danser, & les habits que vous avez mis seront-ils inutiles ? Je ne sçay, mon frere, luy
dit-elle, peut-estre que la grande douleur de ma sœur passera, si elle peut
un peu dormir : si cela est, j’yray finir nostre dessein avec les autres,
mais si son mal continuë, il faudra que nous remettions la partie à une
autrefois, & si vous venez d’icy à une demie-heure, nous en serons
asseurez.
Son beau frere s’en retourna avec ceste resolution, & elle s’en vint nous
redire tous leurs discours : & lors que je luy dis, qu’elle le devoit
remettre au lendemain : elle me respondit : Je voy bien, Alcidon, que vous
avez pris par la frequentation le naturel des Princes, qui ne pensent jamais
qu’à ce qui les touche, & n’ont point de soucy des interests d’autruy :
vous ne vous souciez gueres de ce qui nous peut avenir lors que vous n’y
serez plus, pourveu que tant que vous y demeurerez, vous y soyez sans
incommodité. Vous avez tort, luy dit la belle Daphnide, d’expliquer si mal
ce que ce Chevalier a dit, car je m’asseure qu’il a plus de soin de nous,
que vous ne dites : mais s’il nous aime, comme je le croy, il ne faut pas
trouver estrange, qu’il se plaise de demeurer aupres de nous sans compagnie
le plus long-temps qu’il pourra, & toutefois il me semble fort à propos,
quand nostre beau-frere reviendra, que vous luy disiez que je me porte
mieux, & que s’ils veulent venir danser ceans, j’en seray bien aise,
pourveu qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins
d’instrumens, & qu’apres avoir dancé le bal, que vous & vos
compagnes avez appris, on s’en aille
en quelqu’autre lieu, car nous ferons mettre Alcidon dans ce petit cabinet
qui est dans cette ruelle, & moy je ne tiendray que les rideaux de
devant ouverts, & demeureray sur le lict, afin de leur monstrer qu’il
n’y a personne ceans.
Ce conseil fut trouvé bon, & pour me monstrer le lieu, elle prit une
petite clef, & sans se bouger de dessus le lict, elle ouvrit la porte,
& faisant apporter la chandelle, me monstra le petit cabinet, où il n’y
avoit place que pour deux petites chaires & une table : le lieu estoit
tout lambrissé & doré, & si proprement accommodé, qu’il monstroit
bien que c’estoit la petite retraite, où la maistresse du logis venoit seule
entretenir ses pensées, & qui en avoit remis la clef à Daphnide pour s’y
retirer, quand elle se faschoit d’estre parmy tant de personnes : En ce lieu
donc, me dit-elle, vous pourrez demeurer en asseurance, & mesme si vous
laissez la porte un peu entr’ouverte, vous pourrez voir quand ma sœur &
ses compagnes danseront, & encores que vous soyez accoustumé à voir la
somptuosité, & les magnificences de ce grand Euric, si est-ce que je
m’asseure que ce bal ne vous sera point desagreable, pour la diversité des
habits, & pour la nouveauté des inventions. Je luy respondis, que toutes
choses me seroient tousjours tres-agreables, pourveu qu’elles luy plussent,
& que je demeurasse aupres d’elle.
Cependant que nous parlions ainsi, le beau-frere revint, & si doucement,
de peur qu’il avoit de reveiller Daphnide, qu’il ne s’en fallut guere qu’il ne nous surprit. Delie donc
qui l’entr’ouyt la premiere, nous faisant signe s’y en alla, & emporta
la bougie expressément pour empescher que je ne fusse veu, & d’abord,
relevant un peu la voix, Vous avois-je pas bien dict, mon frere, luy dit
elle, que si nous avions un peu de patience, ma sœur nous verroit dancer :
la voila qui est esveillée, & avec un si bon courage qu’elle nous veut
voir : N’est-il pas vray, ma sœur, continua-t’elle, adressant sa parole à ma
belle maistresse : Il est vray ma sœur, respondit elle, mais mon frere, je
vous supplie qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins
d’instrumens, car j’ay peur que le bruit ne fasse renouveller mon mal de
teste. Le frere infiniment aise de ses nouvelles, retourna incontinant pour
les dire à ceste bonne compagnie, & pour donner ordre à tout ce qui
estoit necessaire : cependant j’eus loisir de me mettre dans le petit
cabinet, & elle d’acommoder de sorte & les rideaux de son lict,
& la tapisserie, qu’il estoit impossible de me voir, encores que la
porte fust assez entr’ouverte, pour me laisser voir presque tout ce qui se
feroit dans la chambre.
A peine avions nous bien accommodé toutes choses, quand une grande partie des
Chevaliers assemblez vint dans la chambre, avec un grand nombre de belles
Dames, & entre autres Stiliane, & Carlis, qui ont accompagné icy ma
belle maistresse. Apres quelques paroles de civilité, (car il faut avoüer
que les Chevaliers de la Province des Romains & du Veniscin, sont des
plus courtois de toute la Gaule) chacun se mit a dis- courir de ce que bon luy sembloit : mais enfin tous
leurs discours vindrent à parler du Roy Euric, & de la guerre qu’il
faisoit, de laquelle ressentant tous grandement l’incommodité, il n’y en
avoit un seul qui ne s’en pleignist, & qui porté de passion ne médit de
ce grand Roy : le moindre mal qu’ils en disoient, c’estoit de l’appeler
barbare & cruel, la ruyne des Gaules & de toute l’Europe, &
apres ils entroient sur les souhaits. L’un le desiroit estre son prisonnier,
l’autre de le voir mort, l’autre d’avoir rompu toute son armée : & les
plus avantageux souhaits pour luy, estoient qu’il n’eust jamais esté.
J’escoutois tous ces discours, & jugez quel traitement j’en devois
esperer si j’eusse esté trouvé. Je croy qu’ils n’eussent pas de long temps
cessé de parler de ce grand Roy, selon leur passion, n’eust esté qu’on ouyt
quelque instrument, qui fit cognoistre que Delie & ses compagnes
estoient prestes à danser : chacun se mit en la place plus commode pour bien
voir, & peu apres ces belles Dames entrerent, mais si bien vestues,
& d’une cadance si nouvelle, & le tout avec une si gentille
invention, qu’il faut avoüer qu’il n’y avoit rien de plus beau. Je ne
sçaurois redire maintenant ce que c’estoit, aussi ne sert-il de rien pour ce
qui nous touche : seulement je diray, qu’entre les autres representations,
il y avoit des filles vestues, les unes en Déesses, & les autres en
Nymphes, qui representoient toutes les choses qui se forment en l’air. Je me
ressouviens des vers de celle qui representoit le foudre : ils estoient
tels.
STANCES.
I.
Mortels, je ne suis pas ce foudre espouvantable,
Dont
s’arme Jupiter, & se rend redoutable,
Lors que tout en colere
il tonne dans les Cieux ;
Mais ce foudre d’Amour, plein d’esclairs
& de flames,
Qui ne suis eslancé que par le clein des
yeux,
Dont Amour va bruslant les genereuses ames.
II.
Je ne fais mes efforts sur un rocher sauvage,
Ny
dessus un escueil, l’horreur de quelque plage,
Ny sur un corps
humain, acte plein de rigueur.
La butte de mes coups n’est chose si
petite,
Sans point toucher le corps je sçay blesser le cœur,
Et parmy tous les cœurs, celuy qui le merite.
III.
Et voyez, ô Mortels ! de combien je devance
Du fondre
accoustume l’ordinaire puissance :
Il ne s’ose approcher des
superbes Lauriers.
Et moy tout au rebours, je ne frappe
personne,
Qui n’ait dessus le front par ses effects guerriers,
Des Lauriers meritez la superbe Couronne.
Mais, ô sage Adamas ! ce que je vous raconte est hors de propos, & suffit
seulement que je vous die, qu’encores que ce qui estoit representé fust
veritablement tres-beau & tres-bien dancé : toutesfois le temps me
duroit fort qu’il ne fust finy : parce qu’il me sembloit que c’estoit autant
me desrober du temps que je pouvois bien mieux employer. Quand il pleust a
Dieu ce bal s’acheva, & quand il pleut au Dieu du sommeil, il commanda a
toute l’assemblée de se retirer. Delie demeura seule dans la chambre avec sa
sœur, & lors le prisonnier d’Amour sortit de sa prison, & non point
sans dire des injures à Delie, de ce que leur representation avoit esté si
longue. Voyez, dit-elle, comme vous estes de mauvaise compagnie ; de tant de
Chevaliers qu’il y avoit icy, je m’asseure que vous estiez le seul qui s’y
faschast : Mais, ma sœur, puis qu’il est si difficile, je vous conseille de
le chasser de ceans : car comment pouvez vous esperer de le contenter vous
seule, puis que toutes ensemble nous ne l’avons peu faire ? Ma sœur, dit
Daphnide froidement, toutes les choses qui sont au monde ne nous sçauroient
contenter, si ce contentement ne vient de nous-mesmes, comme toutes les
drogues de tous les Myres de l’Univers ne sçauroient guerir un corps, si le
corps par sa propre vertu n’en retire sa guerison, c’est pourquoy il faut
qu’Alcidon, s’il veut estre content, se vueille contenter soy-mesme, &
non pas esperer que le grand nombre de personnes le puisse faire. Madame,
luy respondis-je, si j’avois en ma puissance la volonté comme les au- tres hommes, je pourrois vouloir ce
que vous dites : mais puis que je l’ay remise entre vos mains, c’est de vous
de qui mon contentement depend, & selon ce que vous dites, pour faire
que je sois content, il faut que vous vueillez que je le sois. Ma sœur, dit
Delie en sousriant, ne pleignez plus le temps que vous avez tenu ce
Chevalier en cage au chevet de vostre lict, car il me semble qu’il a fort
bien apris à parler. Delie, repliqua Daphnide, en se mettant une main sur le
visage pour cacher sa rougeur, Vous estes si peu sage, que je ne sçay, si
vous continuez, quelle vous deviendrez.
Apres quelques autres discours, elles furent d’avis de me mettre dans le
petit cabinet, jusques à ce qu’elles fussent deshabillées, & que leurs
filles de chambre s’en fussent allées. Mais quand elles m’ouvrirent la
porte, je trouvay que Delie s’estoit mise au lict avec sa sœur : & parce
qu’elle prit bien garde que je n’en estois pas trop satisfait : Et quoy
Chevalier, me dit-elle, il semble que vous me fassiez la mine, pourquoy me
regardez-vous de si mauvais œil, puis que c’est vous qui estes cause que je
suis icy ? Je voy bien, luy respondis-je, que j’en suis cause aussi n’en
puis-je estre marry, puis que ma belle Maistresse le veut ainsi : Il est
vray que j’eusse esté bien aise de pouvoir parler à elle sans tesmoin, Vous
n’avez donc pas envie, me dit-elle, de tenir ce que vous luy direz : car ne
sçavez vous pas que pour faire un bon contract, il y faut tousjours des
tesmoins ? Amour, luy repliquay je, nous serviroit de tesmoin. Amour,
dit-elle, ne peut pas estre tesmoing,
car il faut qu’il soit juge, & peut estre encor ne pourra-t’il pas estre
juge, car il est dangereux qu’il ne soit lui-mesme complice de vostre
tromperie, Si Amour ne peut pas estre tesmoing, repris-je lors, en ce qui
est de l’amour, encor moins Diane, qui s’en est tousjours declarée ennemie.
Si je n’en puis estre tesmoing, dit elle, j’en seray le denonciateur pour en
faire la punition. Jugez, respondis-je, si vous y estes en ce dessein, si je
n’ay pas occasion de vous desirer hors de là ? Daphnide, qui n’avoit point
encores parlé, nous interrompant, & s’adressant à moy. C’est moy,
dit-elle, Alcidon, qui luy ay ordonné de se mettre où elle est, & le
dessein qui me l’a fait faire est tant à vostre advantage, que quand vous le
sçaurez, vous en serez peut-estre glorieux. Car ce n’est pas pour tesmoigner
contre vous, ny pour vous accuser, comme elle dit. Je suis trop asseurée de
la discretion d’Alcidon, & de la puissance qu’il m’a donnée sur luy.
Mais ayant plus de doubte de moy que de vous, j’ay voulu qu’elle fust icy
pour m’empescher par sa presence de faire plus que je n’ay resolu : Si de
fortune la bonne volonté que je vous porte me vouloit faire outrepasser ce
que je dois contre le dessein que j’en ay fait : J’avoüe, Madame, luy dis je
froidement, que ceste crainte que vous avez est bien glorieuse pour moy,
mais le remede que vous y apportez est bien cruel & importun. Il faut,
me respondit-elle, Alcidon, que vous m’aymiez comme je vous ayme, & que
comme je fais gloire d’aymer un Chevalier sans reproche, de mesme vous
pensiez que celle qui merite
d’estre aymée de vous, doive estre non seulement sans blasme, mais sans le
soupçon mesme du blasme.
Nos discours furent longs sur ce sujet, & si agreables, que je ne me
donnay garde que le jour parust à travers des vitres, & des vanteaux :
nous commençasmes alors à consulter si je devois partir ou demeurer. La
belle Daphnide qui estoit tousjours en peine de me voir en ce danger, au
commencement estoit d’opinion avec Delie que je m’en allasse avant qu’il
fust plus grand jour : mais quand je l’eus un peu r’asseurée, & que je
luy eus remonstré que de long temps peut estre ne pourrois-je pas retrouver
la commodité de la revoir, elle consentit a mon sejour, quoy que Delie y
contrariast : mais enfin l’Amour l’emporta par-dessus ses raisons, & fut
resolu que je demeurerois encores tout ce jour en ce lieu bien-heureux,
& que la nuict estant venuë, je pourrois partir avec plus de seureté. Et
à fin que je ne demeurasse point tout seul en ma petite prison, la belle
Daphnide resolut de tenir le lict tout le jour, feignant de se ressentir du
mal du jour passé, car le cabinet estoit si pres du chevet de son lict, que
nous pouvions parler ensemble sans estre oüys du reste de la chambre. Ceste
resolution estant prise, Delie se chargea d’avertir de nostre dessein celuy
qui m’avoit conduit, afin qu’il donnast ordre à tout ce qui estoit
necessaire, tant pour empescher que ces Chevaliers qui estoient venus avec
moy ne fussent apperçeus, que pour les faire trouver au lieu & à l’heure
que nous avions prise.
Plusieurs fois oyant discourir nos Druides de l’estat & de la vie du
grand Thautates, & des ames immortelles des hommes, qui apres ceste vie,
pour recompense de leurs vertus s’en vont dans le Ciel aupres de luy, où
elles doivent demeurer à jamais, Je me suis grandement estonné, &
presque ne pouvois comprendre que ce ne fust une vie bien desagreable &
ennuyeuse que la leur, puis, à ce qu’ils disent, qu’ils n’y boivent, ny
mangent, ny dorment, ny font aucune autre chose que perpetuellement penser
& contempler, me semblant que le temps leur devoit estre bien long, le
passant tout en imaginations. Mais j’avouë que depuis ce temps j’ay recogneu
le contraire, lors que je considerois combien promptement & agreablement
pour moy se passoient les heures pres de ceste belle : car je ne fus de ma
vie plus estonné, que quand je vis esclairer le jour, ne me semblant pas que
la nuict eust duré une heure, tant elle avoit passé, ou plustost s’en estoit
envolée promptement.
Chacun estant desja levé dans le logis, Delie fut contrainte d’en faire de
mesme, & il fallut que je me renfermasse dans ma prison : car elle ne
voulut jamais permettre que je la visse habiller, parce qu’il falloit
qu’elle fut servie de ses filles. Je luy offris bien, & l’en suppliay,
de me permettre que je fisse ce matin l’office de ses Damoiselles, mais ce
fut en vain, quoy que sa sœur en sousriant luy dit, que j’estois si
accoustumé de donner la chemise au grand Euric, qu’il ne falloit point
douter que je ne la sçeusse bien donner a elle aussi. Vous sçavez bien, luy
respondit-elle, que la chemise des
femmes est cousue jusques en bas, ce que ne sont pas celles des hommes,
& je craindrois qu’en me la mettant il ne la décousist, ou la dechirast,
& par ainsi il vaut mieux que ce soient mes filles. Criez, dit Daphnide,
s’il vous fait mal. Il n’est plus temps, respondit Delie, de crier quand le
mal est fait, il faut que ce soit auparavant, afin qu’il ne se fasse : Et
pour conclusion, dit-elle en sousriant, encore que cet oyseau soit bien
privé, il faut qu’il demeure en cage. Vous voyez Alcidon, dit Daphnide,
comme mes persuasions ont peu de force. Madame, luy respondis-je, je ne
parle point pour ma liberté, puis que je voy que vos paroles sont inutiles :
mais je prie Amour que quelques fois il me vange d’elle. Amour, dit-elle,
n’a rien affaite avec Diane. Et toutesfois, luy dis-je, pour baiser un
Endimion, ceste Diane quitta bien le Ciel. Et peut-estre encores ne fut-elle
pas si desdaigneuse, que pour une toison elle ne favorisast le Dieu Pan,
encore qu’il eust les pieds de bouc & des cornes en la teste. La Diane,
dit-elle, dont vous parlez, respondra quand elle voudra a ceste calomnie :
mais je vous diray bien que si je ne change fort d’humeur, je ne voudray
jamais que celuy que je baiseray l’endorme, & quant aux cornes de Pan,
il est certain que s’il advient que j’ayme quelqu’un, j’aymeray tousjours
mieux qu’il les porte que moy. Et toutefois, luy dis-je, la Lune de qui vous
avez le nom les porte bien : c’est parce, me respondit-elle, qu’elle n’est
point mariée, & ce qu’elle en fait, ce n’est que pour advertir les
Amants ausquels elle esclaire la
nuict en leurs larcins, que les cornes qu’ils vont faire à autruy leur
seront quelquefois renduës par d’autres : Mais, continua-t’elle, tous ces
discours sont bons, vous avez beau prolonger, si faut-il entrer en ce
cabinet : & a ce mot passant le bras par-dessus sa sœur, elle me poussa
dedans & ferma la porte sur moy, & puis appellant ses filles qui
estoient en une garderobbe voisine, elle s’habilla sans faire bruit,
feignant que Daphnide se trouvoit mal, & puis laissant les fenestres
fermées, s’en alla donner ordre à ce que nous avions resolu. Cependant,
encor qu’il y eust quelques personnes dans la chambre, nous ne laissasmes de
parler ensemble, sans toutesfois ouvrir la porte ; & quoy que ce fust
d’une parole assez basse, si est-ce qu’une fille passant assez pres du lict
entr’ouyt, non pas les paroles, mais ouy bien le sifflement qu’en parlant
bas on fait pour prononcer quelques lettres, & de fortune cela fut en
mesme temps que Delie soigneuse de nous, s’en revint en la chambre, qui fut
cause que ceste fille s’adressant à elle, luy dict qu’elle pensoit que sa
sœur fut plus malade qu’elle ne disoit : Et pourquoy ? dit Delie, Parce,
respondit la fille, qu’elle resve, car je l’ay ouye parler toute seule : Et
qu’a-t-elle dit ? repliqua Delie, Je n’ay pas ouy, adjousta la fille, les
paroles bien distinctes, mais asseurez vous qu’elle parle. Vous estes bien
plaisante, reprit Delie, ne sçavez vous pas que c’est sa coustume, aussi
tost le matin qu’elle est esveillée de faire ses prieres &
recommandations aux Dieux, taisez vous, & n’en parlez point. Cette fille
creut Delie, qui peu apres s’ap-
procha de nous, & nous fist ce conte, nous avertissant de parler un peu
plus bas : Je le feray, luy respondis-je, mais belle Delie, ne vaudroit-il
pas mieux faire sortir chacun dehors, affin que ceste porte me peust estre
ouverte ? Ah, Ah, dict-elle, en se mocquant de moy, Je suis a ceste heure
belle Delie, & tantost j’estois une Diane cornuë, & qui aymois Pan
le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame douce, &
qui aymois Pan le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame
douce, & qui reçoit fort bien les enseignemens qu’on luy donne, il faut
que vous demeuriez encores où vous estes, jusques à ce que vous ayez bien
apris à parler de Diane, car autrement elle seroit en colere, & pourroit
vous chastier & nous aussi. A ce mot, elle s’en alla faire sortir toutes
ses filles, & commanda à l’une de faire apporter quelque consommé pour
donner à sa sœur : mais parce qu’elle n’avoit gueres souppé, qu’elle en
apportast plus que de coustume : La fille revint incontinent avec ce qu’elle
luy avoit commandé, & elle refermant la porte & entr’ouvrant un peu
une fenestre, s’en vint l’apporter à sa sœur : & se joüant comme de
coustume : Je veux, dict-elle, que ce Chevalier sorte pour cognoistre de
quelle façon je me sçay vanger des injures qu’il m’a faictes : & lors
ouvrant la porte : Venez Dam Chevalier, continua-t’elle, & voyez de peur
que j’ay que vous ne mouriez, avant que j’aye eu le loisir de vous faire
souffrir les supplices ausquels je vous ay destiné, je vous apporte icy
dequoy vous nourrir un peu, car je serois trop marrie que vostre trespas
devançast mon entiere vengeance. Elle proferoit ces pa- roles avec tant de grace, qu’il estoit impossible de
s’empescher d’en rire : Et apres que sa sœur eut un peu repris d’haleine ;
Mais dict-elle, Delie, comment avez vous eu ce que vous luy apportez, &
ne s’en sera t’on point apperceu ? Ouy, respondit-elle, si je n’avois pas
plus d’invention que vous : contentez-vous qu’un de ses jours je vous veux
vendre, & que ce sera vous mesmes qui en ferez le marché, sans que vous
en sçachiez rien : Et pour ne laisser refroidir ce que je vous apporte,
prenez-en un peu, aussi bien ay-je dict que c’estoit pour vous, & le
reste sera pour ce Chevalier, à qui je veux tant de mal : Il vaut mieux,
dict-elle, le luy laisser du tout, car je m’asseure qu’il en a plus de
besoin que moy, pour la longue traite qu’il a faicte sans manger. Voire, dit
Delie, pourveu qu’il ne meure pas, encor n’est-il que trop heureux, & à
ce mot elle contraignit sa sœur d’en prendre un peu, & puis voulut que
j’en fisse de mesme : & parce que je m’en excusois, Non, non, dit-elle,
recevez-le, car je ne sçay si d’aujourd’huy vous mangerez autre chose que
des confitures, qui sont dans ce petit cabinet, de peut d’estre descouvert
par tant de gens qui sont ceans : Et prenez le cas que ce que vous faictes
tous deux, ce soit boire en nom de mariage.
Avec semblables discours, nous passasmes tout le matin, & l’heure du
disner estant venuë il me fallut renfermer, affin de n’estre veu par ceux
qui luy apportoient la viande ; & le malheur voulut qu’elle n’avoit pas
presque finy le repas, que toute la chambre fut pleine de ces Chevaliers dont peut-estre y en avoit il
plusieurs qui en estoient frapez d’Amour : & de fortune le beau-frere
s’assyant sur le pied du lict, en fit mettre des principaux dans des sieges
en la ruelle. & si pres de moy que je ne pouvois presque souffler sans
estre ouy. Considerez, sage Adamas, en quel estat j’eusse esté s’il me fust
venu volonté de tousser ou d’esternuer ?
La pluspart de leurs discours estoient de la guerre du Roy Euric, & des
preparatifs qui se faisoient en divers lieux pour luy resister, dequoy je
fus bien aise d’estre adverty, pour en donner advis au Roy, qui depuis ne
luy fut pas inutile : mais le plus fascheux fut, qu’ils demeurerent à
l’entretenir jusques au soir ; je vous laisse à penser leur peu de
discretion, puis que la voyant malade, ils ne laisserent de demeurer presque
tout le jour autour de son lict. Enfin se voulant aller promener, ils la
laisserent toute seule, & lors les portes estans fermées, je sortis du
cabinet, que Delie me vint ouvrir : Et bien, me dict-elle en l’ouvrant, que
vous semble de ceste aventure, & comment la nommerez vous, sera-ce du
nom de parfaitte Amour ou d’extreme patience ? Ce sera, luy dis-je, de celuy
de la plus agreable que j’eus jamais : Et toutes fois, adjousta Daphnide,
Que direz vous du long temps que vous avez esté dans ceste caverne ? Je
diray, luy respondis-je, Madame, que cela ne doit pas estre trouvé estrange,
puis que l’on dict bien, qu’en un certain temps, lors que l’Ours voit
esclairer le Soleil, il se renferme dans sa caverne pour quarante jours. Et
pourquoy n’ay-je deu me renfermer
dans la mienne pour quelques heures, puis que j’ay veu ce matin vos beaux
yeux qui sont mes Soleils, esclairer avec tant de clairté, que jamais je ne
les vis si beaux ? Vous en direz, reprit Delie, tant de miracles que vous
voudrez, mais si ne sçaurois-je croire que la liberté ailleurs, ne vous fust
bien aussi agreable que ceste prison, & mesme avec une si grande
contrainte. Si Diane, luy respondis-je, sçavoit que c’est que d’aimer, &
quel contentement on reçoit d’estre aupres de la personne aymée, elle ne
seroit pas tant incredule qu’elle est, & au contraire, elle croiroit
qu’à ce coup, puis qu’elle nomme le lieu où j’ay esté une prison ; J’ay
trouvé le proverbe faux, qui dict, nulle belle prison : car je n’ay jamais
esté dans le Palais du grand Euric avec plus de plaisir ny de
contentement.
Nous continuasmes quelque temps ce discours, avec tant de felicité pour moy,
que les heures ne me sembloient que des momens. Et celle du souper estant
venuë, il me fallut encore renfermer : mais ce fut pour peu de temps : car
Daphnide ayant, comme je croy, pitié de me laisser seul si longuement, se
hasta de sorte que sa sœur se plaignoit qu’elle n’avoit pas eu le loisir de
manger, toutesfois elle eut mémoire de moy, & je ne sçay comment, ny
avec quelle excuse elle me fit garder quelque chose, quoy que veritablement
ce fut sans que j’en eusse affaire : seulement je suppliay la belle
Daphnide, puis qu’il falloit que je partisse si tost, de vouloir pour le
moins s’exempter ce soir de la visite, pour ne dire importunité de tous ces
Chevaliers, afin que le temps qui
me restoit pust estre employé aupres d’elle, ce qu’elle pourroit faire en
feignant de se trouver mal, & que la longue demeure qu’ils avoient
faicte aupres de son lict en estoit cause. Elle y consentit avec quelque
peine, & soudain Delie leur alla donner à tous le bon soir de sa part,
& faire ses excuses de ce qu’elle se retiroit de si bonne heure.
Me voila cependant seul aupres de ma belle Maistresse : car Delie, de peur
que personne ne m’y surprist, nous avoit enfermez dedans, & avoit
emporté la clef. L’amour alors & la commodité me donnerent un grand
assaut, car aymant passionnément cette belle Dame, & me voyant seul
aupres d’elle, c’estoit assez pour me convier à la rechercher de quelque
chose de plus : mais il y avoit encores deux autres tres-grandes
considerations. L’une, les asseurances qu’elle me donnoit de sa bien
vueillance, qui ne me devoit pas rendre peu hardy : & l’autre, les
preceptes que j’avois du Grand Euric, de ne point perdre l’occasion. Et
toutesfois jugez, Madame, de quelle qualité est l’affection que j’ay pour
vous : vous sçavez bien que je ne vous en fis point d’autre semblant, sinon
que me mettant a genoux au chevet de vostre lict, & vous prenant une
main, je la vous baisay avec un grand souspir, tant le respect qui
accompagne tousjours une grande amour, eut alors de pouvoir sur moy. Il est
vray, sage Adamas, que ayant demeuré de cette forte quelque temps, je luy
dis, presque comme hors de moy : Et bien Madame, comment ordonnez-vous que
je vi- ve ? Je ne veux pas, me dict
elle, que ce soit comme vous avez faict par le passé : car maintenant que
vous avez cette preuve de ma bonne volonté, je ne le vous pardonnerois
jamais. Voila, luy respondis-je, Madame, une dure ordonnance & à
laquelle je proteste de desobeyr. Comment Alcidon, dict-elle, se levant sur
le lict tout en sursaut : Comment vous protestez de me desobeyr, pensez-vous
bien à ce que vous dites ? Et de fortune en mesme temps Delie mit la clef
dans la serrure, & nous oüysmes qu’elle ouvroit la porte : cela fut
cause que craignant que quelqu’un ne fust avec elle, je me retiray dans le
cabinet sans luy point faire de response : mais quand elle eut refermé la
porte, & que je la revis seule, je revins en ma place, & voulus
reprendre la main de ma belle Maistresse, mais elle toute en colere la
retira, en me disant si haut que Delie l’entendit, Vous me ferez plaisir
Alcidon, puis que vous estes en cette volonté de ne m’importuner pas
d’avantage. Delie oyant ces paroles eut opinion que j’eusse recherché sa
sœur de quelque chose qui luy fust desagreable, & cette opinion luy fit
dire en sousriant, Voicy une grande colere, & je vois bien que les bons
ouvriers en peu d’heure font beaucoup de choses, puis que je les voy si
changées depuis que je m’en suis allée. Je gage, continua-t’elle, Chevalier,
que vous avez contrevenu aux coustumes que je vous ay dites de cette
aventure. Ah non ! respondit sa sœur, mais peut estre a-t’il bien fait pis,
car s’il eut fait ce que vous dites, il n’eust esté que parjure Amant, au lieu qu’en ce qu’il a
fait, il se declare perfide & traistre. Voila, luy dis-je, sage Delie,
deux grandes injures, & toutesfois je les endure patiemment, jusques a
ce que nous ayant ouy tous deux, vous jugiez & ordonniez quelle
reparation elle me doit faire : car je vous veux bien pour mon Juge.
Vrayment, dit Daphnide, voila le Chevalier le plus outrecuidé qui fut
jamais, il ose bien demander reparation en ce qu’il ne doit attendre que
punition : Mais Delie, puis qu’il vous veut bien pour son Juge, je vous veux
bien aussi pour le mien, oyez ce qu’il a dict, & le condamnez au
supplice qu’il merite, si toutesfois il s’en peut trouver un qui puisse
égaler son offence. Et afin qu’il ne die pas que je le rapporte trop
aigrement, je veux bien que vous l’oyez de sa bouche mesme. Alors je
respondis froidement, Voyez mon Juge, combien mon affection surmonte la
rigueur de Madame, elle requiert que vous me punissiez cruellement : &
moy, si j’ay failly, je vous fay pour son contentement la mesme requeste :
mais si c’est elle qui a faict, non pas une faute (je ne croiray jamais
qu’elle en puisse faire) mais quelque injure à mon amour, je ne requiers pas
qu’elle soit punie : car si je luy voyois du mal, je mourrois de peine, mais
qu’il luy soit ordonné de ne plus offencer ny d’effect ny de pensée
l’affection que je luy porte. Je veux bien, respondit Delie, estre vostre
Juge à ces conditions, faictes moy donc entendre vostre different : Aprenez
le je vous supplie, luy dis-je, de sa propre bouche : car outre que je sçay
qu’elle ne peut dire que la verité, encore est-il raisonna- ble, que vous sçachiez par elle, puis
qu’elle m’accuse qu’elle est la faute dont elle demande que je sois puny. Il
est vray, dit Delie, c’est à vous à parler la premiere. Je vous l’auray
bien-tost fait entendre, reprit-elle, car nous n’avons pas eu long
discours ; il m’a dit ces mesmes mots : Comment, Madame, ordonnez vous que
je vive ? Je luy ay respondu, Je ne veux pas que ce soit comme vous avez
fait par le passé : car à ceste heure que vous avez quelque preuve de ma
bonne volonté, je ne le vous pardonnerois jamais. Il m’a respondu, C’est une
trop dure ordonnance, & à laquelle je proteste de desobeyr, & lors
que je luy reprochois ceste desobeyssance, vous estes entrée, & m’avez
empeschée de sçavoir ce qu’il vouloit respondre : voila tout ce que nous
avons dit. Lors Delie se tournant vers moy, Daphnide a-t’elle dit la
verité ? Ouy, mon Juge, luy respondis-je, & c’est dequoy je vous demande
justice : car des injures de perfide & de traistre, je n’en dis rien,
parce que vous les avez ouyes, & outre cela, ce n’est qu’une suitte de
la premiere offence : Mais, dit Delie, comment entendez vous qu’elle vous
ait offencé, puis que selon ce que vous avoüez, c’est vous qui avez fait la
premiere faute ? Car, Chevalier, respondez moy, ne vous dites vous pas Amant
de ceste belle Dame ? Ouy, luy respondis-je, & avec tant de verité, que
quand je cesseray de l’aymer, je cesseray de vivre. Or, reprit Delie, ne
sçavez-vous qu’une des principales loix d’Amour, c’est que l’Amant obeysse
aux commandemens de la personne aymée ? Ouy, luy res- pondis je, pourveu que ces commandemens ne soient
point contraires à son affection, comme si elle commandoit de n’estre point
aymée, elle ne devroit pas estre obeye. Vous avez raison, reprit Delie : car
toute chose naturellement fuit ce qui la destruit : mais comment pouvez vous
vous excuser de n’avoir failly à ce precepte d’Amour en ceste occasion où
vous avez non seulement trouvé dure l’ordonnance qu’elle vous faisoit de
l’aymer, mais de plus, avez protesté de luy desobeyr ? Mon Juge, luy
respondis je, je ne l’ay pas seulement protesté, mais je le proteste
encores, & avec une telle resolution, que si j’avois à mourir & à
remourir autant de fois que j’ay vescu de jours depuis l’heure de ma
naissance, je l’eslirois plustost que de faire autrement. Voyez, dit alors
Daphnide, tout en colere, oyez comme il parle, & le punissez s’il se
peut comme il merite. Mon Juge, interrompis je alors en sousriant : Que ma
belle maistresse me commande d’entrer pour son service dans des bataillons
armez, qu’elle m’ordonne de me jetter dans un feu ; voire, s’il luy plaist
toute à ceste heure, que je me mette ce poignard dans l’estomach, je le
feray devans ses yeux pour luy obeyr, & pour luy rendre tesmoignage du
pouvoir qu’elle a sur moy, & si elle ne croit mes paroles, qu’elle en
tire telle preuve qu’elle voudra : car je suis tres-asseuré qu’elle ne me
commandera jamais rien de si hazardeux, que mon amour ne me donne assez de
force & de courage pour l’executer incontinent : Mais ne vous souvenez
vous point que quand sous l’habit & sous la faveur de Diane, vous me receutes à la preuve de ceste
adventure, je vous promis d’en observer les coustumes, pourveu qu’elles ne
m’ordonnassent rien qui fust contraire à mon Amour ? Je m’en souviens,
respondit Delie, Vous ne devez donc point, repris je, ô mon Juge ! trouver
mauvais que j’aye fait ceste mesme protestation à ma maistresse : puis que
si j’eusse fait autrement, j’eusse esté traistre & perfide envers elle
& envers Amour. Je luy demande comment il luy plaist que je vive. Je ne
veux pas, me dit-elle, que ce soit comme vous avez fait par le passé. Mais
si par le passé je l’ay aymée autant qu’un cœur peut aymer, en m’ordonnant
que je ne fasse pas comme j’ay fait, n’est ce pas me commander que je ne
l’ayme plus ? Et ne serois-je pas desloyal & perfide, si j’obeyssois à
une telle ordonnance ? Non, non, Madame, continuay-je m’adressant à
Daphnide, si vous ne sçavez point quels sont vos yeux. Sous pretexte que
vous ne les voyez que dans un miroir, ne pensez pas que nous qui les voyons
en eux mesmes, n’en ressentions les blesseures jusques en l’ame, & ne
recognoissions que veritablement ceux qui ont esté blessez n’en peuvent
jamais guerir. Je vous ay aymée enfant, j’ay continué homme, & je vous
aymeray dans le cercueil en despit de la froideur de la mort, rien ne
m’esloignera jamais de ceste resolution, & ceste pensée sera tousjours
dans mon cœur tant que je vivray, & parmy mes cendres apres mon trespas.
Delie alors en sousriant, Je vois bien, dit-elle, qu’Amour est un enfant,
& que peu de chose le fait
pleurer. J’ordonne pour accorder vostre differend, qu’Alcidon pour
chastiment de la faute qu’il a faite d’oser respondre à Daphnide si
absolument, qu’il luy desobeyroit encores qu’il en eust raison, sans delay
baisera la main de sa maistresse, & que Daphnide pour la punir de ce
qu’elle luy avoit commandé une chose qu’elle n’eust pas voulu avoir effect
si elle l’eust bien entendue, baisera Alcidon pour tesmoignage de son
repentir. Ce jugement fut de mon costé executé avec beaucoup de
contentement, & tout le reste du soir nous nous entretinsmes de si
agreables discours, que quand j’oyois un horologe qui estoit sur la table,
il me sembloit qu’il sonnoit les quarts d’heure, & non pas les heures
entieres.
Je n’aurois jamais fait si je voulois raconter tous les discours qui furent
entre nous, & de peur d’estre trop long, je diray seulement, qu’en fin
estant pressé de partir apres avoir reculé mon depart tant qu’il m’estoit
possible : Je repris la main de ma belle Maistresse, & mettant un
genoüil sur un carreau, je luy dis, Enfin, Madame, me voicy à la fin de mon
bon heur, Delie & le temps me pressant de partir : Je voy bien que l’un
ny l’autre ne ressent point ma passion, mais vous qui en estes la cause,
serez vous aussi insensible comme eux ? Alcidon, me respondit-elle ne vous
pleignez point de moy, & vous souvenez, que si je ne vous aimois, je
n’eusse pas eu la resolution de vous voir icy, puis que s’il n’y alloit que
de ma vie, ce seroit peu de chose, mais y mettant la vostre aussi, & mon
honneur, vous devez croire que la
passion qui m’a bousché les yeux à toutes ces considerations doit estre
tres-grande. Madame, luy dis-je, c’est ce qui me fait estonner qu’ayant
desja fait tant pour moy, vous fassiez à ceste heure si peu : Alors sa sœur
s’estoit un peu esloignée, & faisoit quelque chose par la chambre,
Daphnide me respondit : Souvenez vous, Chevalier, que ceste aventure de
laquelle Delie vous a donné l’entrée, ne se doit point achever par
importunité de demandes, mais par perseverance & longueur de temps. A ce
mot elle me serra la main que je luy baisay, avec un grand souspir : Tout ce
que je puis faire donc, c’est, luy dis je, de supplier le grand Saturne, qui
conduit les heures, le temps, & les saisons, de les faire passer si
viste, que le poinct de mon bonheur puisse arriver avant mon trespas, si
pour le moins il doit avenir quelquefois ; autrement qu’il fasse si tost
passer celuy de ma vie, que l’ennuy & la peine n’ayent pas le loisir de
me donner la mort. Vivez content, me dit-elle, Chevalier, & souvenez
vous que je vous ayme : Ce furent les dernieres paroles qu’elle me dist pour
lors, parce que par malheur, l’Horologe sonna mi-nuict, qui estoit l’heure
que je devois partir : & Delie, de peur que celuy qui m’attendoit à la
porte du jardin ne fust apperceu, ne voulut me permettre de demeurer un
moment davantage, outre que j’estois si affligé de m’en aller, que presque
je ne sçeus luy dire Adieu ; pour le moins je n’ay point de mémoire de ce
que je luy dis. Je partis donc de ceste sorte si confus, que j’estois au
milieu du jardin, avant que je disse, ny res- pondisse un mot a Delie, dequoy je mettant à moitié
en colere : Et quoy, Chevalier, me dit-elle, en me tirant par le bras, avez
vous laissé la langue avec le cœur au lieu d’où vous venez ? Je ne sçay, luy
dis je, belle Delie, ce que j’y ay laissé, ny ce que j’en ay rapporté, mais
bien que ceste aventure où je me suis esprouvé, donne les plus grandes
esperances, & les moindres effects qu’on puisse imaginer. Et quoy, me
dit Delie, ingrat Chevalier, que vous estes, vous estiez vous imaginé de
devoir obtenir d’avantage de ma sœur ? Beaucoup moins, luy dis-je, quand je
regardois mon merite, mais beaucoup plus aussi, quand je considerois mon
affection. Si vous aviez, respondit-elle, un jugement bien sain, vous
eussiez fait peut estre une proposition en vous mesme toute contraire, car
vostre merite devoir obtenir beaucoup, estant Alcidon tant estimé de tous
ceux qui le cognoissent, qu’il n’y a rien à quoy son merite ne le puisse
justement faire attaindre : mais vostre amour ne devoit pretendre à chose
quelconque pour encores, estant si jeune, que je ne sçay comment on luy
puisse si tost donner le nom seulement d’Amour : pour le moins on ne le
devroit pas faire, s’il est vray qu’on ne donne point le nom d’homme à un
enfant qui est encor au berceau. Comment, respondis-je, belle sœur de ma
Maistresse, vous estimez mon amour jeune, qui est nay en moy presque aussi
tost que la cognoissance du bien & du mal, & vous le croyez petit,
encore qu’il surpasse en grandeur les plus grands Geans qui furent jamais
enfantez de la terre ? Je l’estime
jeune, me dit-elle froidement, parce qu’il n’est nay que depuis le jour
avant que vous ayez commencé d’entrer en ceste avanture : Et je l’estime
petit au prix de ce qu’il sera, & que raisonnablement il doit estre.
Mais, me dit-elle en me serrant la main, laissons ce discours, & dites
moy quand avez-vous opinion de nous revoir, & quelle resolution en
avez-vous prise avec ma sœur ? Vous avez ouy, luy respondis je, tous nos
discours, & je suis tant outré de desplaisir de me separer d’elle, que
je n’ay plus de mémoire de chose quelconque. Puis que cela est, dit-elle en
sousriant, vostre maistresse a bien fait de ne vous point favoriser
davantage, car aussi bien ce desplaisir que vous dites vous l’eust fait
oublier : Ne croyez pas cela, repliquay-je soudain, car tout ainsi que je
n’ay pas oublié que je n’ay point receu les contentemens esperez, de mesme
jamais je n’eusse perdu le souvenir des faveurs tant desirées. Ne vous
figurez point ce que vous dites, respondit-elle, car la mémoire que vous
avez de ce que l’on a fait pour vous, c’est parce qu’on se souvient
tousjours beaucoup mieux du mal que du bien receu, & que l’amertume
demeure plus long-temps en la bouche que la douceur. Mais puis que vous
n’avez point resolu autre chose avec ma sœur, je vous conseille de vous
resoudre en vous mesme de la revoir le plustost, & le plus souvent que
vous pourrez : car souvenez-vous qu’il n’y a rien que les yeux qui fassent
naistre l’amour, ny rien qui le fasse croistre d’avantage que de s’entrevoir
souvent. Voyez vous Alcidon, je vous veux tesmoigner que je vous ayme, & puis que vous avez
entrepris ceste avanture, & que ç’a esté moy qui vous en ay ouvert la
porte, je vous donneray des advis tels, que si vous les suivez, sans doute
vous en viendrez à bout. J’ay un peu plus d’aage que ma sœur, cela est cause
que j’ay un peu plus d’experience qu’elle, & peut-estre que vous aussi,
mais n’abusez pas des enseignemens que je vous donneray, si vous ne voulez
vous en repentir. Ma sœur vous ayme, elle me l’a dit, & veritablement je
le croy, & vous le pouvez bien juger, par le hazard où elle s’est mise
pour vous voir, mais elle est fort jeune, & par ainsi naturellement
subjette aux imperfections de la jeunesse. La jeunesse est prompte à
recevoir toutes sortes d’impressions, mais aussi prompte à les perdre, &
cela d’autant que l’humidité de leur memoire est comme de la cire bien
molle, où l’on imprime aysement tout ce qu’on veut, mais qui encor plus
aysément perd ces figures imprimées, & mesme pour peu qu’on y en
presente de nouvelles. Il faut donc pour eviter ce danger, & si vous
voulez tousjours estre aymé, & bien aymé, que par vostre presence, vous
renouvelliez souvent ces premieres images, & ne le pouvant par la
presence, autant qu’il seroit necessaire, vous le fassiez par lettres &
messages, car lors que ces entre-veuës inesperées adviennent, ou ces
messages non attendus, ils font un beaucoup plus grand effect, parce qu’en
Amour, les biens & les contentemens esperez semblent estre deus, &
que ce soit une injure s’ils sont ou retardez ou refusez, au lieu que les autres qui viennent
avant l’esperance, font en l’ame de qui les reçoit, comme les coups qui
n’ont point esté preveus, c’est à dire des effects beaucoup plus grands. Si
je pouvois, luy dis-je, belle Delie, me desobliger au peril de ma vie, des
faveurs que je reçois de vous, je m’estimerois infiniment redevable a la
fortune : mais n’osant esperer tant de bon-heur, je vous supplieray
seulement de croire, que pour tesmoignage de l’estime que je fais de vostre
jugement & de vos bons advis, je les observeray religieusement, &
conserveray la memoire des obligations que je vous ay, jusques a la fin de
ma vie, & pour me desgager en quelque sorte de ce que je vous doy,
n’ayant point de cœur pour le pouvoir faire dignement, je m’oblige a vous en
remettre un entre les mains, que vous estimerez beaucoup plus que celuy qui
souloit estre à moy, & qui est maintenant à Daphnide. Alcidon me
dit-elle, en sousriant, je voy bien par vos discours, qu’il est vray que
toute chose tourne à son commencement, puis que quand vous entrastes en ce
jardin, vous me tinstes les mesmes propos de la perte de vostre cœur, que
vous faites maintenant que vous en sortez. Je prie Dieu que celle qui l’a,
le possede long-temps, & cependant je verray quels seront les effects de
vos promesses, tant en l’observation de mes advis, qu’en la remise de ce
cœur que vous me promettez.
A ce mot estans arrivez à la porte du jardin, je pris congé d’elle, &
ayant trouvé celuy qui m’attendoit pour me guider, nous nous mismes au petit pas, pour retrouver nos
rochers : mais comme si le Ciel eust voulu plaindre nostre separation, tout
a coup il se troubla & couvrit de tant de nues, que non seulement nous
perdismes la clarté de la Lune, mais fusmes de sorte moüillez de la pluye,
que nous fusmes contraincts de nous retirer sous un arbre, attendant que
ceste grande furie fust passée. Celuy qui me conduisoit perdit de sorte la
cognoissance du chemin, que quand nous voulusmes aller où estoient ceux qui
m’attendoient, il s’esgara, & me mena jusques à la source de la fontaine
qui donne & le nom & le commencement à la riviere de Sorgues. Ceste
fontaine est toute en tournée de si grands rochers, à l’extremité de ceste
valée, qu’elle semble estre enclose par eux, comme si c’estoient de hautes
murailles, sinon du costé d’où nous venions. Quand ceste source est en son
repos, elle semble un grand puits, qui laisse escouler ses eaux pour estre
trop remply. Mais, me disoit celuy qui me servoit de guide, quelquefois
ceste fontaine est la plus espouvantable qu’il se puisse dire : car voyez
vous la hauteur de ce rocher qui est à main gauche, je vous asseure que bien
souvent elle faict sauter ses eaux jusques la, & que ses boüillons
s’eslevent avec une telle furie, & avec un si grand bruit, qu’il n’y a
tempeste de mer qui l’egale : Et n’en sçait on point la cause ? luy dis-je,
Non, me respondit-il, car quelquefois elle entre en ceste furie, lors que le
temps est le plus beau, & d’effect vous voyez qu’à ceste heure qu’il
pleut, elle est aussi calme que les autres sources : Il faut repliquay- je, que cela vienne de quelques
vents enfermez qui font cest effort pour sortir.
Cependant que nous parlions ainsi, la pluye se renforça, & parce que je
rencontray la concavité d’un rocher, soubs lequel on pouvoit estre à
couvert, je luy dis, que j’estois d’avis qu’il allast chercher ceux qui
m’attendoient : car je ne pouvois plus aller à pied, & que cependant que
je me reposerois, la pluye peut estre passeroit, & qu’apres la Lune
venant à esclairer, elle nous ayderoit a trouver le chemin.
Or mon pere, je vous raconte cecy, non pas pour servir a nostre discours,
mais seulement pour vous dire une avanture estrange, & que peut-estre
jugerez vous telle quand vous l’aurez ouye. Lors que celuy qui me guidoit
fut party pour faire ce que je luy avois commandé, & que je me vis seul
sous ce rocher sauvage, Amour qui eut pitié de moy ne voulut pas que
longuement je fusse sans luy, aussi n’y avoit-il pas apparence que depuis si
peu de temps j’eusse quitté le lieu où il estoit en sa gloire, & que je
n’eusse point de souvenir. Je fus donc incontinent accompagné des douces
pensées de Daphnide, & apres les avoir quelque temps entretenuës, enfin
je me mis à chanter tels vers, considerant combien l’absence estoit ennemie
de l’Amour.
SONNET,
Les contentemens d’Amour
peu asseurez.
Quand on y songe bien, que l’Amour est penible,
Que
d’une grande peine on tire peu de fruict :
Et qu’aux effects
d’Amour, celuy n’est guere instruit
Qui pense qu’un bon-heur y
puisse estre paisible.
Dés le commencement un desir invincible,
Ne nous
laisse en repos ny le jour ny la nuict :
Incontinant l’espoir qui
pas à pas le suit,
Apres un vain travail se trouve estre
impossible :
Toutesfois cét espoir, pour un plus grand tourment,
N’abandonne jamais, ny n’esloigne l’Amant,
Qui s’ayde à se tromper,
& qui s’y fortifie.
Que si par un hazard ce bien nous attaignons,
Par une
absence, helas ! soudain nous l’esloignons :
Or ayme pauvre Amant,
& sur l’Amour te fie.
A peine avois-je finy ces dernieres paroles, qu’il me sembla que le temps
s’estoit esclarcy, & que la Lune ayant persé les nuages plus espais,
esclairast plus belle que je ne l’avois jamais veuë : cela me fit sortir de
dessous cette concavité du rocher où je m’estois mis pour éviter la pluye,
& cependant que je regardois du costé d’où je pensois que ceux qui
m’accompagnoient deussent venir ; J’oüys la source de la fontaine qui
sembloit de boüillonner, je m’encourus incontinent sur le bord, pensant
qu’elle s’esleveroit ainsi que j’avois ouy dire, & voulant voir ceste
merveille, je me tins quelque temps un peu reculé du bord. Je vis chose à la
verité estrange à ouyr, & difficile à croire : Je vis, dis-je, l’eau
s’eslever par dessus ses bords : comme si ce n’eust esté qu’un seul
boüillon, & estant venuë à la hauteur de trois ou quatre peids, elle se
creva tout à coup, & à mesme temps s’aparut un vieillard de la ceinture
en haut, avec la barbe jusques à l’estomach, & les cheveux longs,
flottans sur ses espaules & le long de son visage, qui tous moüillez
sembloient autant de sources, qui toutes s’assembloient avec celle qui
sortoit d’une grande urne qu’il tenoit sous le bras gauche. Ce viellard
estoit couronné d’Algue & de joncs, & pour sceptre tenoit en la main
droicte un grand rozeau. Cependant que je demeurois estonné de ceste veuë,
je vis que tout à l’entour de luy, l’onde commençoit de se souslever en
divers boüillons, & qu’estant presque à sa mesme hauteur, soudain qu’il
les eust touchez ils se creverent comme avoit faict le premier, & en
mesme temps se virent autant de
Nayades autour de luy, qu’il y avoit eu de boüillons en la fontaine, toutes,
comme luy portant honneur, s’inclinerent devant luy, & sans que je les
peusse entendre, deviserent ensemble quelque temps : & puis s’estant
relevé par dessus elles, comme en un trosne que l’eau mesme luy faisoit,
elles vindrent comme pour hommage lui baiser la main & luy faire un
present. L’une luy presentoit un siege couvert de mousse & de limon :
L’autre une guirlande de joncs & de rozeaux : une autre, une ceinture
d’Algue : une autre, un panier de chastagnes cornuës ; l’une luy offroit un
bouquet de fleurs de joncs, l’autre un filé plein de divers poissons ; bref
il n’y eut une seule qui pour luy donner quelque preuve de sa bonne volonté
ne luy presentast ce qu’elle avoit peu recouvrer le long de ces bords. Apres
qu’il eut receu tous ces presents, & que pour tesmoigner combien il les
avoit agreables, il les eust remerciées par divers signes ; J’ouys que d’une
voix haute & un peu aigre, il dit :
Divines Nayades à qui les destinées ont ordonné de vivre dans mes eaux, &
qui vous pleignez d’estre confinées dans ma petite source, au lieu que vous
voyez vos sœurs nager à bras estendus dans le large sein du Rosne & de
la Durance, Cessez vos plaintes, & avec moy vous réjouyssez de
l’avantageuse eslection qu’elles ont faite pour nous : puis qu’encores que
l’estenduë de nostre domination, ne soit pas égale en grandeur aux autres,
elle les surpasse aussi en tant d’autres privileges, que nous n’avons point
d’occasion d’envier aucun de
nos voisins : Car nostre vie est douce & reposée : nul ne vient
interrompre nostre sommeil, ny nos agreables passetemps, nos rives ne sont
jamais ensanglantées d’homicides, jamais nos eaux ne sont troublées par les
cheutes ny precipices des sales torrents : & jamais nous ne les voyons
empunaisies par la puante poix dont reluisent les vaisseaux. Mais ce qui
nous doit le plus contenter, voire ce qui nous doit rendre glorieux par
dessus tous les plus grands fleuves de l’Europe ; c’est, ô mes divines
sœurs, l’infaillible promesse que nous avons du Destin, & que depuis peu
encores il m’a reconfirmée avec ces paroles : Heureux Demon de Sorgues,
escoute, me dict il, ce que je te promets ; vingt & neuf siecles Gaulois
ne seront point plustost escoulez, que sur tes rives viendra le Cigne
Florentin, qui soubs l’ombre d’un laurier chantera si doucement, que
ravissant les hommes & les Dieux, il rendra à jamais ton nom celebre par
tout le monde, & te fera surpasser en honneur tous les fleuves, qui
comme toy se desgorgent dans la mer.
Il vouloit continuer, lors qu’oyant quelque bruit, & comme je croy,
appercevant venir ceux qui me cherchoient, je fus tout estonné que luy &
toute la troupe frapant des mains tout à coup dans l’eau, ils la firent
rejallir si haut que je les perdis de veuë, & je demeuray comme endormy,
ainsi que me dirent ceux qui me trouverent, non pas si pres de la fontaine
que je pensois estre, mais au mesme lieu où m’avoit laissé celuy qui les
estoit allé querir.
Voila, dit Adamas, veritablement une merveilleuse vision, que je penserois
quant à moy estre un songe, mais non pas de ceux qui viennent ordinairement,
car celuy-cy sans doute signifie que quelque grand & remarquable
personnage habitera ces solitaires rochers, & rendra ces rives
glorieuses par la grande renommée qu’il acquerra, qui se doit juger devoir
estre tres grande, puis que les promesses en sont faites par les destinées,
avec des paroles si avantageuses. Je ne sçay, respondit Alcidon, si ce fut
songe : mais il est bien certain qu’il me sembloit de veiller. Et puis il
continua de ceste sorte.
Je montay à cheval, & pour abreger, je ne m’arresteray point à vous
deduire les particularitez de mon retour, tant y a qu’apres plusieurs &
divers perils, j’arrivay où j’avois laissé le Roy Euric, qui me receut avec
beaucoup de caresses ; & parce qu’outre l’honneur qu’il me faisoit de
m’aymer, encor se plaisoit-il infiniment de sçavoir les bonnes ou mauvaises
fortunes qu’on avoir en Amour, me prenant par la main, il me conduisit dans
une chambre retirée, où ne pouvant estre ouy de personne ; Et bien, me
dict-il, soldat d’Amour, vostre entreprise a-t’elle esté heureuse ou
malheureuse ? Seigneur, luy dis je, quand il vous plaira que je vous en
fasse le recit, vous en pourrez mieux juger que moy. Je veux, me dit il, que
ce soit à cette heure mesme, car je meurs d’envie de sçavoir si vous estes
aussi heureux en Amour, que je l’ay esté en guerre. Alors pour luy obeyr, je
luy racontay tout ce que je viens de vous dire : mais je me repentis bien
de- puis de luy avoir parlé si
avantageusement & de la beauté & de l’esprit de Daphnide : car je
m’aperceus qu’il eut un grand contentement de sçavoir que je n’avois eu que
des paroles & des baisers, & lors que je voulus remedier à la faute
que j’avois faite, il ne fut plus temps. Toutefois pour luy donner le
change, je me mis à parler tant à l’avantage de Delie, que je creus au
commencement de l’y pouvoir embarquer : Et le Roy qui estoit trop fin pour
ne s’en appercevoir pas, afin de ne me mettre en soupçon, en fit si bien le
semblant, que peut estre tout autre y eust esté trompé aussi bien que moy. O
que c’est une grande imprudence à un Amant, de donner cognoissance de son
affection à son maistre ! Car il esveille en luy quelquesfois des pensées
qu’il n’eust jamais euës, & qui en fin par l’esperance le rendent sinon
possesseur de son bien, pour le moins pretendant & recherchant une mesme
chose. Et Dieu sçait quelle est la force de l’ambition sur l’esprit des
femmes, & mesme des femmes qui ont une ame genereuse. Cependant que nous
parlions de ceste affaire, on vint avertir le Roy que ceux de la ville
d’Arles avoient resolu de se remettre en ses mains aux conditions qu’il leur
avoit fait proposer : assavoir de la conservation de leurs franchises &
privileges, sans laquelle ils n’eussent jamais consenty à le recognoistre,
tant les peuples & habitans de ceste ville sont courageux & hardis.
C’est, me dit alors le Roy me tirant un peu à part, pourquoy je vous ay
demandé si vous aviez esté aussi heureux en amour que moy en guerre : car
ceste ville est le chef de ceste
Province, & le donnant à moy comme elle fait, il faut croire que toutes
les autres en feront bien tost de mesme a son exemple Seigneur, luy
respondis je, c’est un fort bon presage pour moy, & si je viens a bout
de mon dessein, je ne voudrois pas avoir changé ma prise a la vostre. Le Roy
m’embrassa en sousriant : & puis me dit tout haut, Nous sçaurons une
autrefois le reste de vos nouvelles, cependant je vay mettre ordre à
contenter ceux de ceste ville pour convier les autres à faire comme elle.
C’est, luy dis-je. Seigneur, le meilleur conseil que vous puissiez suivre :
car un grand Roy, comme vous estes, doit s’efforcer de se sousmettre les
peuples plus par la douceur que par la force.
Cependant que le Roy travailloit de son costé, j’en faisois de mesme du
mien : car en mesme temps je depeschay Alizan, qui estoit le nom de celuy
que Daphnide m’avoit donné pour me guider, & parce qu’elle se fioit
grandement en luy, & que desja sa fidelité & son affection
m’estoient cogneues, je le priay de faire en sorte que je peusse par sa
prudence revoir encore ceste belle Dame, que je n’oublirois jamais
l’obligation que je luy avois, de laquelle je m’acquitterois en toutes les
sortes qu’il voudroit. Il part avec un mot de lettre, & me promit de
veiller à mon contentement, & qu’il ne laisseroit perdre une seule
occasion sans m’en donner advis, & sans me tesmoigner le desir qu’il
avoit de me faire service.
Il me laisse de ceste sorte, mais avec tant d’a- mour, que je n’avois autre pensée que celle de
Daphnide. J’espreuvay bien alors que les Amants ne mesurent pas le temps
comme les autres hommes, selon le cours des moments & des heures : mais
selon l’impatience de la passion qui les possede : car les jours me
sembloient des Lunes, tant je les trouvois longs, n’ayant point de nouvelle
de ceste belle Dame. Alors mon plus doux entretien, quand je me pouvois
distraire des hommes, c’estoit ma pensée, qui continuellement me
representoit tout ce qui s’estoit passé en ce voyage : mais parce que
c’estoit d’autant plus augmenter mes desirs, je me souviens qu’un jour je
souspiray tels vers sur ce sujet :
STANCES,
Sur une absence.
I.
He pourquoy ma memoire
Maintenant de ma gloire
Te veux tu souvenir :
Puis que par ceste absence
J’ay perdu
l’esperance
D’y pouvoir revenir ?
II.
Dis tu pas que Madame
Conserve dans son ame
L’espoir de mon retour :
Et qu’il faut que de mesme
J’espere,
si je l’ayme,
De la revoir un jour ?
III.
Que comme la pensée
D’une peine passée
Plaist
quand elle revient,
Une gloire obtenuë
De mesme continuë,
Quand on s’en ressouvient.
IIII.
Tay-toy, tay-toy flateuse
En ma fortune heureuse
Autrefois je me pleus :
Mais ores l’ayant euë,
Le souvenir me
tuë
Du bien que je n’ay plus.
V.
Et que l’espoir encore
De voir ce que j’adore
M’apporte guerison :
C’est
une flatterie
Pleine de tromperie :
Mais vuide de raison.
VI.
Helas ! Que l’esperance
Sert de peu d’allegeance
Contre le mal presant :
Et que le mal excede
De beaucoup le
remede
Qu’elle va produisant.
VII.
Cesse donc, ô memoire,
De r’appeller la gloire
Que je regrette icy,
Tu reblesses mes playes,
Alors que tu
t’essayes
De les guerir ainsi.
Le grand Euric n’ayant plus rien à faire autour de ceste ville, qui apres un
si long siege s’estoit renduë à luy, voulut pour quelques jours rafraichir
son armée, qui avoit esté grandement travaillée en ceste occasion, & la
separant en divers lieux, ne retint pres de sa personne que ce qui estoit
necessaire pour sa seureté : & parce que c’estoit sa coustume que quand il faisoit treve
avec Mars, il recommençoit la guerre avec l’Amour, & avec la chasse, il
s’adonna a tous les deux incontinent qu’il en eut le loisir, n’y ayant rien
que son courage genereux hayt d’avantage que l’oisiveté, aussi souloit-il
dire, que de vivre sans rien faire, c’estoit s’enterrer avant que d’estre
mort. La charge que j’avois m’appelloit ordinairement aupres de sa personne,
mais l’affection que je luy portois m’y retenoit encores d’avantage, c’est
pourquoy j’estois tousjours à ses costez. Il est vray que ceste nouvelle
amour ou plustost ce renouvellement de mon ancienne affection envers
Daphnide, me rendoit tellement pensif, qu’à peine pouvois-je parler à
personne ; dequoy le Roy s’appercevant un jour qu’il estoit à la chasse,
fust qu’il voulut se mocquer de ma passion, ou que desja il se pleust d’ouyr
parler de celle qui me lioit & la langue & le cœur ; il m’appella,
& en sousriant me dit, C’est trop mespriser les personnes presentes pour
les absentes, que de demeurer continuellement sans parler pour ne point
interrompre vos pensées. Seigneur, luy dis-je, la necessité doit servir
d’excuse à qui luy obeyt : A ce que je vois Alcidon, repliqua-t’il, il n’y a
que moy qui aye perdu en ceste avanture. Et comment cela, Seigneur ? Luy
dis-je : Parce, continua-t’il, que Daphnide, d’un demy serviteur qu’elle
avoit en vous, c’est ainsi que l’on pouvoit parler de vostre affection
envers elle, elle en a gaigné un tout entier : Et vous au lieu que vous
n’aviez qu’un maistre, vous avez à ceste heure & un maistre & une maistresse : Mais
moy j’y ay perdu, car au lieu que tout seul je vous possedois, maintenant
j’ay un compagnon qui y a part, & Dieu vueille encores que ce ne soit la
plus grande. Si je pensois, repris je incontinent, que ceste affection me
peut divertir en quelque sorte du service que je vous dois : c’est sans
doubte, Seigneur, qu’au lieu de l’amour, j’eslirois plustost la mort, me
jugeant trop indigne de vivre, si jusques à mon dernier souspir je ne
continuois en ce dessein : Mais si sans manquer à vostre service, je puis
parvenir au bon heur qu’Amour me promet, & que mon cœur avec tant de
passion souhaitte, je ne pense pas qu’il y ait de la perte pour vous, puis
qu’un bon maistre, tel que vous estes, desire tousjours de voir que ceux qui
sont à luy ayent du contentement, J’avouë, me dit-il en riant, que ceste
affection, pourveu qu’elle ne vous fasse point plus de mal, ne m’en fait
point aussi : mais je crains fort, que comme une maladie ne peut pas
demeurer longuement sans augmenter ou diminuer, si la vostre ne diminuë bien
tost, elle ne s’augmente de sorte que nous ne vous perdions. Et pource il
faudroit, ou vous en divertir, ou y mettre quelque remede. Seigneur, luy
dis-je, le soing qu’il vous plaist avoir de moy me garentit de toute sorte
de peril : mais de guerir ou diminuer mon affection, c’est entreprendre une
chose impossible, & à laquelle je ne consentiray jamais. Voila, me dit
le Roy, une forte & grande passion. Seigneur, respondis-je, si vous en
voyez le suject, je m’asseure que vous diriez qu’elle est encores trop
petite pour l’égaler. Mais,
adjousta-t’il, est-il croyable qu’elle soit aussi belle que vous la dites ?
Seigneur, luy respondis-je, si je ne craignois d’estre moy-mesme la cause de
ma ruyne, je vous en dirois, & avec verité, encore d’avantage : mais
j’ay grande peur que je n’aiguise par ce moyen le fer qui m’ostera la vie :
Et comment l’entendez-vous ? me dit-il. Et parce que je ne respondois
point : Parlez Alcidon, continua-t’il, dites moy librement quelle est vostre
crainte, & me l’estant fait commander deux ou trois fois, enfin je
continuay. J’ay peur, & non point Seigneur sans raison, que Daphnide
estant si belle ne gaigne autant sur vostre ame que sur la mienne : que si
ce mal-heur m’arrivoit, il est bien certain que la mort seroit mon recours,
mais une mort si desesperée que mes plus grands ennemis en auroient pitié.
J’ay cogneu, me dit il alors, il y a quelques jours, par les propos que vous
m’avez tenus, que vous estiez en ceste doute, & j’ay voulu parler à vous
expressément pour vous en ester. Je ne voudrois par faire ce tort à qui que
ce fut des miens, sçachant assez combien l’on peut ressentir une telle
injure, à plus forte raison, à vous à qui j’ay donné assez de tesmoignage
d’une particuliere bien-vueillance. Vivez contant & asseuré de ce costé
là : car je vous jure par la coronne que je porte, qu’il n’y a beauté
humaine qui me puisse porter à une telle faute. Seigneur, luy dis-je, si je
pouvois je me jetterois à vos genoux pour vous remercier de ceste grace, que
je n’estime pas moins qu’une nouvelle vie, vous pouvant jurer avec verité,
que la peine où j’en estois m’eust
mis dans le cercueil, si elle eust continué.
Nos discours n’eussent pas si tost cessé, si la chasse venant vers nous, ne
nous y eust contraints : quant à moy je demeuray le plus contant homme du
monde, m’asseurant en la parole qu’il m’avoit donnée, & cela fut cause
que depuis toutes les fois qu’il m’en parloit, je luy en disois franchement
tout ce que ma passion m’en faisoit juger. Quelques jours s’escoulerent de
cette sorte, sans que j’eusse nouvelle d’Alizan, qui ne m’estoit pas une
petite peine : mais en mesme temps les affaires du Roy le convierent (pour
recevoir quelque place qui se vouloit mettre en ses mains) de s’acheminer
avec partie de son armée, du costé où Daphnide demeuroit. Ayant sçeu cette
resolution par le Roy, je luy dis, transporté de joye, A ce coup Seigneur,
je recevray la faveur que vous me voulustes faire, quand j’allay voir ma
maistresse : car vous passerez à la porte de sa maison. Je m’en resjouys, me
respondit-il : car nous verrons si elle est si belle que vous la figurez,
& si je parle à elle, je recognoistray bien tost si vous en devez
esperer quelque chose.
Voila donc le Roy en chemin, & pour ne particulariser ce qui ne touche
point au discours que j’ay à vous faire, je laisseray sage Adamas, à ceux
qui escriront ses faicts, ample subject des plus belles histoires, de
raconter les exploicts de guerre qu’il fit en ce voyage, & diray
seulement, qu’estant à une lieuë de la maison de Daphnide, le Roy me dict
qu’il vouloit la voir, & que
par honneur il n’oseroit passer si prez d’elle & de sa mere, sans ceste
demonstration de bien-vueillance envers le pere, qui l’avoit servy & le
servoit encores si dignement. Je luy respondis, J’ay grande peur, Seigneur,
qu’a ceste fois l’Amour ne se mesle avec l’honneur. Vous voicy, me dit-il,
en sousriant, en vostre premiere folie. Ne croyez vous pas ce que je vous ay
juré avant vous l’avoir promis ? Si je l’eusse faict c’eust esté tromperie,
mais à ceste heure ce seroit perfidie ; perdez ceste opinion si vous ne me
voulez offencer, & au contraire soyez certain que je vous y rendray tous
les bons offices que vous pouvez attendre du meilleur de vos amis.
Je depeschay incontinent vers Daphnide, pour l’advertir de la venuë du Roy ;
& quand nous fusmes à la veuë de la maison, je me voulus mettre devant,
mais il me commanda de demeurer pres de luy : Parce, me dit-il a l’aureille,
en sousriant, que je sçay bien que ma veuë sera plus aggreable si je vous y
mene, que si j’y allois tout seul : J’estime, luy dis-je, que ceste Dame a
trop de jugement pour ne recognoistre, comme elle doit, l’honneur que vous
luy faictes : mais prenez garde, Seigneur, que vous n’alliez en lieu où vous
ne perdiez le nom d’invincible, que vous vous estes acquis jusques icy : car
je vous asseure que ce lieu se peut appeller la maison des Graces : Daphnide
estant accompagnée de deux sœurs qui ne cedent point à autre qu’à elle,
& si je n’eusse esté desja engagé, il y en a une qui s’appelle Delie,
qui sans doute m’eust acquis entierement : N’est-ce pas, me respondit le Roy, celle de qui vous m’avez
parlé ? C’est, luy dis-je, Seigneur, celle-là mesme, qui est bien la plus
accomplie Dame que je vis jamais, si, comme je luy ay dit, elle n’avoit
point de sœur : C’est à elle, repliqua le Roy, en sousriant, à qui il faut
que je m’adresse. Et a ce mot, nous arrivasmes si pres du Chasteau, que les
Dames estans sur le pont, le Roy mist pied à terre pour les salüer, &
puis prenant la bonne mere par la main entra dans la salle, où il
l’entretint quelque temps, luy demandant des nouvelles de sa santé, & de
celle de son mary, & si elle n’avoit point peur de la guerre. Cependant
je parlois à la belle Daphnide, qui encore que tousjours tresbelle, ce
jour-là toutesfois il se peut dire qu’elle se surpassoit soy-mesme, ayant
adjousté à sa beauté naturelle tant de grace par l’agencement de son habit
& de sa coiffure, que je ne vis jamais rien qui meritast tant d’estre
aymé. Delie estoit aupres d’elle, & parce que ravy en la contemplation
de ce que mes yeux regardoient, je demeuray quelque temps avant que de
parler, Vous vous en allastes, me dit-elle assez bas, sans cœur, & à ce
que je vois vous revenez sans langue, si vous en perdez autant à chaque
voyage, pour peu que vous en fassiez, celle à qui vous estes ne sera guere
bien servie de vous. Vous pensez vous moquer, luy dis-je, belle Delie, mais
il est bien certain, que si celle qui vous empesche d’estre la plus belle du
monde continuë, je ne sçay ce que je deviendray. Et de qui parlez vous ? dit
Daphnide, De vous, Madame, luy respondis-je, qui vous plaisez à faire mourir
tout le monde d’A- mour,
adjoustant tant de beauté à celle que la nature vous a donnée, qu’il ne faut
point que personne espere de vous voir sans donner sa liberté pour rançon ;
Je veux croire, respondit-elle, pour favoriser Alcidon, que cela seroit, si
chacun me voyoit avec les yeux d’Alcidon. Mais laissons ce discours, &
nous dites quel est vostre chemin ? Je sçay bien, luy dis-je, que celuy qui
m’a conduit icy est celuy de ma felicité, & que quand je partiray, ce
sera celuy de mon enfer. Vous estes gracieux, respondit Daphnide en
sousriant, Je vous demande où va le Roy, & où s’adresse vostre armée ?
Je voulois luy respondre, mais le Roy qui m’appella me contraignit de m’en
aller vers luy : Alcidon, me dit-il, venez moy servir de tesmoing : N’est-il
pas vray que la forte & puissante ville d’Arles s’est remise en nos
mains ? Il est certain, Seigneur, luy respondis-je, & que bien tost si
vous voulez continuer d’exercer vos armes, il faudra chercher d’autres
Royaumes, & enfin d’autres mondes, tant elles sont heureuses à vaincre
& à surmonter : On ne me veut pas croire, reprit le Roy, c’est pourquoy
je vous prie de raconter à cette Dame incredule, de quelle sorte non
seulement Arles, mais presque toute cette Province, qui se disoit des
Romains, est maintenant à nous. Ce n’est pas Seigneur, respondit la bonne
vieille, que je ne croye tout ce que vous me dictes, mais c’est que
veritablement nous avons jusques icy tenu cette ville imprenable. Non, non,
repliqua le Roy, je veux qu’il le vous fasse entendre par le menu, affin
qu’une autre fois vous ne doutiez
point de ce que je vous diray : Et a ce mot me donnant le change, il me mit
en sa place & prist la mienne ; Je le recognus bien, mais parce qu’il
avoit accoustumé de faire ainsi bien souvent, je ne m’en estonnay point, ny
pour lors je n’entray point en soupçon : au contraire je fus bien ayse de le
voir prez de Daphnide, parce que Delie s’estoit voulu reculer, il la retint,
& parla quelque temps à toutes deux : il me fut impossible d’en ouyr les
discours, tant parce qu’il estoit un peu esloigné, que d’autant que je
parlois continuellement à ceste bonne vieille. Mais il faut advoüer, que
quand peu apres je vis que le Roy prenoit Daphnide par la main, & la
retiroit seule vers une fenestre, je commençay d’entrer en doute, & la
parole me mouroit bien souvent dans la bouche, ou si je parlois, c’estoit
comme une personne qui resve : je ne pouvois de là où j’estois sinon
remarquer leurs visages, & leurs actions, & tout ce que j’en voyois,
me faisoit soupçonner ce que je redoutois le plus, de sorte que j’eusse bien
voulu qu’il fust venu quelque forte alarme, pour faire partir le Roy d’où il
estoit : Je ne sçay s’il y demeura long-temps, car il me dura si fort que
j’eusse juré le jour estre deux fois passé, si je n’eusse bien veu que la
nuict n’estoit point encore venue. Enfin le Roy print congé, & remontant
à cheval continua son voyage. Daphnide me voyant partir, & le suivre, me
fit signe qu’elle vouloit parler à moy, qui fut cause que je commanday à
l’un des miens qu’il fit cacher mon cheval, afin que j’eusse subjet de
demeurer un peu apres la trouppe, & il le fit si à propos que quand j’eus mis le Roy à cheval,
le mien ne se trouva point, de sorte qu’encore qu’il m’apellast deux ou
trois fois, si fallut-il que je demeurasse, feignant toutesfois de me
courroucer à ceux qui estoient à moy, du peu de soing qu’ils avoient. Le Roy
& presque toute la trouppe partit, & faisant semblant de rentrer
dans le logis, seulement pour ne laisser ces belles Dames au Soleil, je
tiray à part Daphnide : Et bien Madame, luy dis-je, que vous semble du grand
Euric ? Mais vous, me dict-elle, que pensez-vous des discours qu’il m’a
tenus ? Je sçay, luy respondis-je, qu’il n’y a rien de plus accomply que ce
grand Roy. Or, me repliqua-t’elle, je vous veux dire de mot à mot, les
propos que nous avons eus, & par là vous jugerez qui des deux vous ayme
le mieux : Lors qu’il m’a retiré vers la fenestre comme vous avez veu, afin
que Delie ne le peust ouyr, quoy que par civilité il l’eust arrestée avec
moy, au commencement : il m’a dit, Je ne m’estonne plus si Alcidon s’est mis
au hazard où il a esté pour vous voir, car il est certain qu’il n’y a rien
au monde de si beau que vous estes belle, & que tout ce que j’ay veu
jusques icy ne peut estre estimé tel, quand on vous a veuë. Il m’a faict un
peu rougir en me tenant d’abord ces discours, & mesme lui oyant parler
de vous, & de chose que je ne pensois pas qu’il sceut : toutesfois
faisant semblant de ne sçavoir ce qu’il vouloit dire, je luy ay respondu, Je
ne sçay, Seigneur, à quel propos vous me parlez d’Alcidon, ny quel est le
hazard qu’il a couru, mais si fay bien qu’il n’y a rien en moy qui merite, ny d’y arrester vos
yeux, ny d’employer les belles paroles d’un si grand Roy. Et quoy, m’a-t’il
dit, belle Dame, pensez-vous que Alcidon soit party de mon armée sans mon
congé, & sans me dire où il alloit ? Les ordonnances de la guerre sont
trop rigoureuses contre ceux qui font autrement, & de plus asseurez-vous
qu’il est trop jeune pour avoir une si bonne fortune, & la pouvoir taire
Je suis si peu guerriere, luy ay-je respondu, & l’aage d’Alcidon
m’importe si peu, que je ne me suis jamais enquise jusques icy, ny quelles
sont les ordonnances de la guerre, ny le silence de celuy de qui vous
parlez. Et quoy, m’a-t’il repliqué, vous pensez donc que je ne sçache pas
qu’il vous a veuë par deux fois : au commencement chez un Chevalier qui a
charge des machines de guerre en mon armée : & puis chez vostre sœur, où
vous l’avez tenu dans un cabinet autant qu’il y a voulu demeurer ? Non non,
ma belle Dame, il n’y a rien qu’il ne m’ait raconté, & si
particulierement, que vous ne m’en sçauriez rien dire d’avantage. Il faut,
luy ay-je respondu, qu’Alcidon se fie beaucoup en vous, car je ne croy pas,
Seigneur, que cela soit des ordonnances de la guerre. Et en disant ces
paroles, j’ay esté contrainte de me mettre la main sur le front, feignant de
me frotter les sourcils de honte que j’avois, de penser que le Roy sçeust
toutes ces particularitez. Mais luy en sousriant, Ce ne sont pas, m’a-t’il
dict, des ordonnances de la guerre, mais ouy bien de celles de la vanité des
jeunes personnes, qui ne peuvent rien taire que ce qu’ils ne sçavent pas,
afin que si ce sont des affaires
d’Estat, on pense qu’ils y soient des plus avancez ; & si ce sont de
celles d’Amour, on les croye plus aymables, en ce disant plus aymez qu’ils
ne sont. Et lors me retirant la main du visage : Mais a t’il continué ? ne
soyez point faschée que je le sçache, puis que vous aimant & honorant
comme je fais, je n’ay garde d’en faire jamais semblant, & seulement si
vous m’en croyez, & si vous voulez ne vous point ruiner de reputation,
retirez vous de cette jeunesse, & rompez toutes recherches : car soyez
certaine, que tout ainsi qu’il m’en a parlé à cette fois, il en fera de
mesme, si l’humeur luy en vient, à quelqu’autre qui ne sera pas si discret
que je suis. Et toutefois vous ne luy en devez pas sçavoir mauvais gré, car
encor a-t’il esté fort retenu, & plus que son aage ne le permet, de n’en
parler qu’à moy seul. Jugez, me dict-elle, Alcidon, en quel estat vous
m’avez mise, de luy declarer ces choses, que sur tout vous deviez taire : Je
ne sçay comme je n’en suis beaucoup plus en colere contre vous, quand je
considere le tort que vous m’avez faict. Madame, luy dis-je avouë que j’ay
fait une tres-grande faute, mais je m’asseure que vous l’excuserez, s’il
vous plaist, de vous souvenir de quelle sorte nous avons vescu durant la vie
de son predecesseur, je veux dire le Roy Thorrismond, car celuy-là ayant
esté par son commandement la cause de nostre premiere amour, j’ay pensé que
celuy-cy ne me faisant pas paroistre moins de bonne volonté, en favoriseroit
l’accomplissement : mais à ce que je vois, leurs desseins en ce qui me
touche sont bien differens, puis
que celuy-là n’avoit autre volonté que de me rendre bien-heureux, me donnant
ce qu’il eust bien voulu pour luy-mesme : & celuy-cy au contraire, de me
rendre le plus malheureux homme qui vive, me ravissant ce qu’il pense estre
à moy, & sans quoy il sçait bien que je ne veux pas mesme la vie. Car je
prevoy, par la cognoissance que j’ay de son humeur qu’il vous veut aimer,
& que la façon dont il vous a parlé de moy, n’a pas esté pour haine
qu’il me porte, ny pour le croire comme il le dit, mais seulement qu’ayant
dessein d’acquerir vos bonnes graces, & croyant que vous me faites
l’honneur de m’aimer, il me veut mettre mal avec vous, afin que vostre
esprit n’estant point engagé ailleurs, il puisse plus aisément vous gagner
& venir à bout de ses desseins : Mais, Madame, si vous pensez qu’il
puisse parvenir à ce qu’il desire, & qu’un jour j’aye à voir ce
changement en vous, je vous adjure par la memoire du grand Thorrismond, qui
nous a tant aimez, de ne souffrir point que je vive, mais de me le dire de
bonne heure, afin que par ma mort je previenne un si malheureux accident.
Daphnide alors en sousriant, Je suis bien aise, me respondit-elle, de vous
voir en la peine où vous estes, tant pour vous empescher une autrefois de
retomber en la mesme faute que vous avez faite de parler si librement de ce
que vous devez taire, que pour recognoistre par la crainte que vous avez du
Roy & de sa bonne volonté envers moy, que veritablement vous m’aimez.
Mais, Alcidon, je vous aime trop aussi pour vous y laisser plus longuement : vivez donc en asseurance
de ce costé la, & soyez certain, que tant qu’Alcidon m’aymera, jamais
autre ne sera aymé de Daphnide, & qu’il n’y a ny grandeur, ny authorité
du Roy qui me fasse jamais changer ceste resolution.
Nous eussions bien discouru plus longuement, n’eust esté que le Roy qui
m’avoit envoyé querir par deux fois, y t’envoya pour la troisiesme, en peine
comme je croy de ce que j’estois pres de Daphnide, sçachant bien qu’elle me
diroit, si elle avoit le loisir, quelque chose de ce qui me touchoit. Je
party donc apres avoir baisé la main à ma belle Maistresse, & avoir pris
asseurance d’elle, que si le Roy continuoit, elle ne laisseroit rien passer
sans me le dire. Et je m’en vins au galop apres le Roy, que je trouvay assez
pres de la, qui s’estoit arresté à faire voler expres, comme je pouvois
juger, pour avoir excuse de m’attendre, afin que si je ne fusse pas si tost
venu, il eust peu me renvoyer querir. Quand je fus aupres de luy, Je vous ay
envoyé querir, me dit il, parce qu’il est fort dangereux de venir apres une
armée avec peu de gens, d’autant que si l’ennemy a envie de faire quelque
effect, c’est tousjours en semblable occasion, & mesme que j’ay eu advis
par mes espies que l’ennemy n’est pas loing. Je le remerciay du soing qu’il
avoit eu de moy, & quoy que je n’en fisse pas semblant, si cognus-je
bien, que quand il disoit que l’ennemy n’estoit pas loing, il ne mentoit
pas, puis qu’il estoit si pres de moy, & je n’en avois point pour lors
un plus dangereux, ny un plus cruel
que luy. Et voyez, sage Adamas, quelle est la folie d’Amour ? je me
ressentois de sorte de l’offence qu’il me faisoit, que si ce n’eust esté de
peur d’encourir le blasme de Chevalier peu fidele, je ne sçay ce que je
n’eusse point fait contre luy : Et toutefois encor que par plusieurs fois
j’eusse resolu de me plaindre, au moins à luy, du tort qu’il m’avoit fait,
si est-ce qu’ayant un peu consideré ce qui en pouvoit advenir, je fis
dessein de dissimuler, & faire semblant de n’en sçavoir rien, sçachant
bien qu’en toutes personnes les desirs qui sont contrariez se rendent plus
violents, & qu’en ceux qui ont la puissance, il n’y a rien qui ait plus
de pouvoir de les retenir ou empescher d’user de violence, que quand ils
pensent que leur dessein n’est pas entierement recogneu : Mais la grande
contrainte en la quelle je vivois, me travailla de sorte que je tombay
malade : & voyez, mon pere, quelle estoit mon affection, puis qu’elle
eut le pouvoir de me reduire en l’estat où je fus depuis. Le Roy ne pensoit
pas au commencement que mon mal fust si grand que je le ressentois : mais
augmentant de jour à autre, & ses affaires le contraignant de ne se
guere arrester en un lieu, il fut enfin contraint de me laisser dans la
ville d’Avignon, au rapport de ses Medecins, qui luy dirent la grandeur de
mon mal.
Je demeuray donc en ceste ville si mal, que sans le contentement que je
recevois des lettres de Daphnide par le moyen d’Alizan, je ne sçay ce que je
fusse devenu, tant pour la tristesse qui m’avoit saisi, que pour le
desplaisir de ne suivre le Roy en
ses conquestes, ne pouvant assez dire combien je regrettois la perte de ces
belles occasions : & toutefois au commencement je demeuray plus de huict
jours dans le lict, avant que j’eusse des nouvelles de Daphnide, parce
qu’elle n’estant point avertie de mon mal, & me croyant a l’armée, elle
y avoit envoyé Alizan. Cependant, moy qui pensois qu’elle sçeust ma maladie,
je me consommois d’ennuy & de desplaisir, ayant opinion que son silence
procedoit de faute de bonne volonté, & lors je blasmois &
l’inconstance & l’ambition des femmes, pensant que l’affection que le
Roy luy avoit fait paroistre, en fust asseurément la cause. Enfin ma
patience ne pouvant plus souffrir que je vesquisse en ceste incertitude, je
luy envoyay celuy des miens, qui la premiere fois luy avoit porté de mes
lettres, & en l’extremité de mon mal, je luy escrivis ce peu de
mots :
LETTRE
D’Alcidon à Daphnide.
J’ay bien à ce coup occasion de me plaindre de ma fortune,
me voyant delaissé en mesme temps de mon Maistre, & de ma Maistresse
(je ne sçay, Mada- me, s’il
m’est encor permis de vous nommer ainsi) Mais aussi me dois je bien
loüer d’elle, qui jugeant que c’est à tort que l’un & l’autre me
traitte de ceste sorte, ne me veut laisser plus long temps en vie, pour
ne me faire souffrir cest injuste supplice plus longuement.
Or voyez, sage Adamas, comme Amour se plaist quelquefois de blesser & de
guerir ceux qui sont à luy presque eu mesme temps ? Alizan ayant esté envoyé
en l’armée pour sçavoir de mes nouvelles, & ayant appris que j’estois
demeuré malade en Avignon, retourna en diligence vers sa maistresse, qui me
le depescha tout aussi tost, & de fortune le mesme jour que je luy avois
escrit, de sorte qu’à la mesme heure presque que celuy que je luy envoyois
arriva vers elle, Alizan me vint trouver qui m’apporta les siennes ; elles
estoient telles :
LETTRE
De Daphnide à Alcidon.
Ce porteur qui vous est allé chercher bien loing vous
trouvera plus pres, à mon grand regret : que je sçache l’estat de vostre
santé, si la mienne vous est chere.
Quand je receus ce message, & qu’apres je sçeus de bouche, que le sujet
pourquoy elle ne m’escrivoit que si peu de mots, n’estoit seulement, que
pour la creance qu’elle avoit qu’estant si malade comme on luy avoit dit, je
n’en peusse pas lire d’avantage, Vous sçaurois-je representer, sage Adamas,
quel fut mon contentement ? l’estois à la verité fort mal, les Medecins qui
ne sçavent que les remedes du corps, avoient travaillé en vain pour ma
guarison, puis qu’elle ne despendoit que de l’ame. Il est vray que dés
l’heure que le fidele Alizan fut arrivé, je repris un peu de force, &
pour ne manquer au commandement que je recevois de Daphnide, je le renvoyay
le lendemain au matin avec une telle responce :
RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.
C’est à vous, Madame, à qui il faut demander des nouvelles
de la santé d’Alcidon, puis qu’elle sera tousjours toute telle qu’il
vous plaira : si vous luy continuez l’honneur de vos bonnes graces, il
se porte bien ; autrement il n’est pas seule- ment mort, mais il ne veut pas mesme avoir
vescu.
D’autre costé, Daphnide voyant l’opinion ou plustost la jalousie où j’estois,
fut bien aise qu’Alizan m’en peut oster, parce qu’elle sçavoit fort bien que
j’avois une grande creance en luy ; & pour faire encor plus paroistre sa
bonne volonté, elle me renvoya celuy qui l’estoit allé trouver de ma part,
avec tant de bonnes paroles, & tant d’asseurance de ne point changer de
volonté, que je fus contraint de la croire, sa responce fut telle :
RESPONCE.
De Daphnide à Alcidon.
S’il est vray qu’on juge autruy par soy mesme, j’ay grande
occasion de douter de la foy que vous m’avez promise, puis que vous
faites un si mauvais jugement de la mienne : N’est-ce point que si vous
estiez en ma place, l’ambition l’emporteroit par dessus l’Amour ? Ah !
nn, je ne veux point mesme avoir ceste opinion de vous : car j’avouë Alcidon, que
si je l’avois, je ne vous aymerois point tant que je fais. Ne me faites
non plus ce tort, si vous ne voulez que je croye que de vostre costé
vous commencez de diminuer l’affection que vous m’avez jurée.
Nous continuasmes plusieurs jours à nous escrire de ceste sorte, avec tant de
contentement de mon costé, que le mal fut : contraint de me quitter, &
lors que je commençois de reprendre mes forces, & que j’esperois de jour
en jour de pouvoir monter à cheval, Alizan me vint trouver pour m’apporter
deux lettres que le Roy luy avoit escrites de l’armée. Et pour me rendre
plus de tesmoignage de la franchise dont elle y usoit, elles estoient
encores cachetées, & accompagnées de ce mot de lettre :
LETTRE
De Daphnide à Alcidon.
Nous commençons de faire la guerre, j’envoye deux coureurs
en vos prisons, personne n’a
encore parlé à eux, ils sont prisonniers à discretion, traitez-les comme
il vous plaira, je les vous donne comme je feray tous les autres qui me
tomberont entre les mains.
Je receus en mesme temps un grand plaisir & un grand desplaisir : Je ne
sçaurois representer combien j’eus de contentement de voir que Daphnide me
tint si bien ce qu’elle m’avoit promis : mais je receus un coup bien cuisant
quand je vis que le Roy l’entreprenoit contre ce qu’il m’avoit juré. Car de
me retirer de Daphnide, je le jugeois impossible, & je sçavois fort
bien, que si l’esprit de ceste belle Dame se trouvoit assez fort pour lui
resister, Euric transporté de passion s’en prendroit à moy, &
m’esloigneroit de sa Court. Que si aussi elle fléchissoit, & qu’elle se
laissast vaincre, il n’y avoit point d’esperance de salut pour moy. En ceste
doute je demeuray longuement incertain ; enfin l’Amour estant tousjours en
mon cœur le plus fort ; je me resolus de luy conseiller de ne plus recevoir,
s’il luy estoit possible de semblables messages, & toutefois la
curiosité me fit desirer de voir ce que le Roy luy escrivoit, ayant opinion
que si je faisois autrement, aussi ne laisseroit-elle pas de les lire, sans
que je le sçeusse, ayant donc dés long-temps apris, que c’est prudemment
faict de donner ce qu’on ne peut vendre, je luy fis une telle responce.
RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.
Ces deux prisonniers ne sont pas de qualité de demeurer
longuement en mes prisons ; je les vous renvoye tous deux : mais prenez
garde que si vous en escoutez d’autres, on ne die que forteresse qui
parlemente se veut rendre.
Je serois trop ennuyeux à vous raconter toutes les lettres qu’en ce temps là
nous nous escrivismes : car n’estans qu’à six ou sept lieuës l’un de
l’autre, nous avions presque tous les jours de nos nouvelles ; tant y a que
le Roy ayant resolu de vaincre aussi bien en Amour, qu’en guerre,
s’opiniastra de sorte en la recherche de cette belle Dame, que quelque
excuse qu’elle puisse trouver, il faut qu’elle avouë, que si ce ne fut
Amour, ce fut pour le moins l’ambition qui la convia de l’escouter, & de
recevoir cette recherche. O Dieux ! quelle est la folie de celuy qui pense y
avoir quelque chose de certain dessous la Lune, je veux dire qui ne soit
sujecte au changement ? Cependant que nous continuons de nous escrire, le Roy continuë de
son costé son entreprise, & moy qui croyois avoir occasion de me rire de
luy, je me treuvay enfin estre non pas le moqueur, mais le moqué. Pardon, ma
belle maistresse, si cette verité vous offence, elle me contraint de sorte
que je ne puis luy nier les paroles que vous oyez. Et bien bien, Alcidon,
interrompit Daphnide, ce n’est pas icy le lieu où je vous veux respondre,
continuez vostre discours comme il vous plaira. Alors Alcidon reprit ainsi
la parole.
Le Roy ayant achevé ce qu’il avoit entrepris contre ses ennemis, s’en revint
par le mesme chemin qu’il avoit faict en allant, expres pour voir sa
nouvelle maistresse : & toutesfois afin que je n’en sceusse rien, il
passa le soir avant que son armée, estant presque seul, & logea dans sa
maison. Il avoit tellement choisi ceux desquels il s’estoit faict
accompagner, que je n’en sçeus rien de long temps apres, & encore par
une rencontre telle que je diray bien tost. Cependant le Roy vint en
Avignon, où il me fit l’honneur de s’enquerir de moy, & parce que je
recevois un extréme desplaisir de la poursuitte que je voyois qu’il faisoit
de cette belle Dame, je ne me pouvois remettre de la maladie que j’avois
euë : mais ny bien malade, ny bien guery, j’allois trainant ma vie avec tant
de melancolie, que je n’estois pas cognoissable. Le Roy qui en fut adverty
m’envoya visiter plusieurs fois, & luy mesme prit la peine de me voir,
& toutefois sans jamais me parler de Daphnide, ny me faire semblant de
l’avoir veuë, ou d’en avoir memoire : Je n’avois garde de mon costé de luy en ouvrir la
bouche : mais je diray bien que j’avois un si grand regret de me voir si mal
traitté de ce maistre, à qui j’avois fait tant de service, & mesme
contre sa parole, que sa veuë rengregeoit de sorte mon desplaisir, que
jamais il ne sortoit de ma chambre, que mon mal ne s’augmentast.
Depuis ceste derniere fois que le Roy fut chez Daphnide, elle ne m’escrivit
plus que par acquit, & seulement pour m’oster la cognoissance de de ce
qu’il falloit enfin que je sceusse : car les amours des grands Princes ne
peuvent guere demeurer sans estre descouvertes. Quant aux lettres qu’elle
recevoit, elle ne m’en envoyoit plus comme elle souloit, si ce n’estoit de
celles où il n’y avoit point d’apparence de grande intelligence entre eux,
& encores fort rarement. J’allois ainsi vivotant avec tant de
desplaisir, que quand je m’en ressouviens, je m’estonne comme cent fois il
ne me mit dans le cercueil. Quelquefois sur le soir quand le temps estoit
beau, & que le Soleil avoit perdu sa grande force, je m’allois promener
sur les rives du Rosne, du costé de la maison de cette belle, & là
presque seul j’allois entretenant mes pensées, jusques à ce que le jour se
cachoit sous la terre : Et lors revenant au logis, je continuois presque le
reste de la nuict en ces mesmes imaginations. Combien de fois, tenant
presque pour certaines les conjectures que j’avois de mon malheur, ay-je
voulu sortir de cette vie, qui ne me restoit plus, à ce que je jugeois, que
pour me donner du temps à ressentir mieux mes ennuis & ses trahisons ?
Combien de fois avec desdain ay
je recogneu le tort que j’avois d’aymer une beauté si volage ? & en
mesme temps combien de fois ay-je faict resolution de rompre les perfides
liens de mon servage ? Perfides les pouvois-je bien dire ! puis que ses
serments & ses promesses, qui avec sa beauté m’attachoient à son service
avoient esté si vains & si trompeurs : Mais helas ! combien de fois
aussi ay-je recogneu que n’estant plus à moy-mesme, je ne pouvois rien faire
ny resoudre que selon la volonté de celle à qui j’estois ? Or jusques icy,
sage Adamas, mon mal m’estoit encores incertain, & je pouvois dire que
je le devançois par le soupçon : mais voicy comme enfin la verité me fut
descouverte.
Je m’allois promenant, comme je vous ay dit, quelquefois sur les rives du
Rosne, non pas pour me divertir, mais pour mieux entretenir mes mortelles
pensées. Un soir que j’estois prest à m’en retourner à mon logis : (O
Dieux ! pourquoy ne le fis-je un peu plustost, j’eusse pour le moins
d’autant éloigné le cuisant desplaisir que je receus alors, & qui
faillit de me conduire au tombeau) ne voila pas un jeune Chevalier de la
Court, qui estoit fort de mes amis, le pere duquel servoit le Roy en la
recherche qu’il faisoit de cette belle Dame, qui passa tout contre moy à
cheval sans me recognoistre, ne jugeant pas que celuy qu’il voyoit ainsi
seul à ces heures, peust estre Alcidon, qu’il sçavoit ne marcher jamais si
peu accompagné, mais passant un peu plus outre, & recognoissant un jeune
Escuyer qui me servoit, il luy
demanda ce qu’il faisoit en ce lieu, & luy ayant respondu, qu’il
attendoit que je me retirasse, il me monstra du doigt : soudain ce Chevalier
rebroussant chemin, mit pied à terre, & m’ayant salüé, me supplia de luy
pardonner la faute qu’il avoit faite, de passer si pres de moy sans me
cognoistre. Apres quelques propos communs que nous eusmes ensemble sur ce
subject, je luy demanday, d’où il venoit, & où il alloit. Luy qui estoit
infiniment ignorant de l’amour que je portois à cette belle Dame, & qui
n’avoit cognoissance que de celle du Roy, par le moyen de son pere, me
respondit assez franchement. Je viens d’un lieu où l’on a eu memoire de
vous : car je vous en apporte une lettre pour tesmoignage, & lors
mettant la main dans la poche, il la prit, mais ensemble une autre que je
vis toute semblable à la mienne, n’y ayant qu’un chiffre sur le ply. Je
recognus incontinent l’escriture, & mon soupçon me persuada aysément que
celle qui n’avoit qu’un chiffre s’adressoit au Roy, & toutesfois pour en
estre plus asseuré, voyant la franchise don ce jeune Chevalier parloit à
moy, en prenant celle qu’il me presentoit, je luy demanday pour qui estoit
l’autre. Pour qui peut-elle estre, me respondit il, que pour le Roy ? mon
pere qui est tombé malade, me la donnée pour la luy porter. Il m’en parloit
de cette sorte, croyant que je sçeusse aussi bien cette nouvelle amour du
Roy, que je n’avois pas ignoré presque toutes les autres qui avoient devancé
celle-cy, & voyant qu’il y alloit si bonnement, quoy que le coup me fit une profonde blesseure, si
ne laissay-je de sousrire, non pas de ce qu’il disoit, mais de sa naïfveté :
Et en mesme temps je luy dis, Je croy mon cher amy, que vous ny vostre pere
n’estes pas sans peine : Comment Seigneur, me respondit-il, sans peine ? Je
vous jure que jamais tous les voyages de guerre que le Roy nous a faict
faire, ne nous en ont tant donné que ce traistre & maudit Amour, &
mesmes depuis que le Roy en s’en revenant alla voir cette belle Dame, &
jugez-le par la maladie que mon pere y a prise. Mon cher amy, repliquay je
en l’embrassant, ceux desquels les grands Princes se servent en semblables
occasions ne sont pas ceux qu’ils ayment le moins : c’est pourquoy vous
n’estes pas peu obligé à cette belle Dame, qui sera cause, outre vostre
merite, que le Roy vous cherira & aymera beaucoup plus que de coustume.
Seigneur, me dit-il, je ne sçay ce qui en pourra arriver, mais j’ay grand’
peur que cette Dame de qui vous parlez le possedera tellement tout, qu’elle
n’en fera point de part à personne. Le desplaisir que ces paroles me
rapporterent me contraignit de luy donner congé beaucoup plustost que je
n’eusse pas fait, perdant & le courage & la curiosité d’en sçavoir
d’avantage, & pour le faire en aller, je luy dis que le Roy l’attendoit
avec impatience, & qu’il ne luy esloignast point d’avantage ce
contentement.
Je demeuray de cette sorte tout seul, sinon accompagné de tant de fascheuses
& mortelles pensées, que plus d’une heure se passa avant que je me
peusse resoudre à me laisser voir à person- ne : enfin la nuict me contraignit de me retirer
dans la ville, d’où je faisois dessein de partir le lendemain tout seul,
& m’esloigner de sorte de tous les hommes, qu’il n’y en eust plus qui me
peussent tromper. Et pour commencer, j’entray dans mon logis par un escalier
desrobé, & n’ayant que cét Escuyer avec moy, je me jettay dans le lict
sans estre veu de personne des miens, luy commandant de dire à tous ces
Chevaliers qui m’attendoient, que je m’estois trouvé mal, & que je leur
donnois le bon-soir. De toute la nuict je ne peus clorre l’œil : mais
incessamment ravassant, l’Aurore me trouva sans que la volonté seulement de
dormir me fust venuë. Et lors que je me voulois preparer à la resolution que
j’avois faite, la fiévre me reprit si violente que je fus contraint de la
remettre à une autre fois. Je n’avois point encores leu la lettre que
Daphnide m’escrivoit, n’ayant ny assez de courage pour la voir, ny assez de
haine pour la jetter dans le feu : mais ne sçachant auquel des deux me
resoudre, je la tenois entre les mains, & sans la lascher, pour quoy
qu’il me fallut faire, je la garday deux jours de cette sorte sans bouger du
lict. Enfin la colere me transportant, le soir que je me vis seul : Il faut,
dis-je en moy-mesme, il faut voir les trahisons de cette perfide, & puis
l’arracher si bien de nostre memoire, qu’il n’y en demeure plus qu’un
eternel mespris. A ce mot me relevant sur le lict, je l’ouvris, & à
l’ayde d’une bougie qui estoit en la ruelle de mon lict, je leus ce qu’elle
m’escrivoit.
Mais à quoy serviroit-il, sage Adamas, de re- dire icy ses paroles, qui n’avoient esté escrites
qu’en intention de m’abuser encore plus longuement ? Mais pourquoy aussi ne
les redire pas, puis qu’il est necessaire que le Medecin recognoisse la
playe, s’il luy veut donner les remedes necessaires ? Je les diray donc, non
pas pour ma consolation, mais pour vous faire entendre comme je fus
traité.
LETTRE
De Daphnide à Alcidon.
N’auray-je jamais autre nouvelle, sinon qu’Alcidon se
porte mal ? Ne le reverray-je jamais tel qu’il estoit quand il entra
dans l’aventure de la parfaite Amour ? Et mes vœux ne seront ils jamais
exaucez, ou si les Dieux veulent eternellement demeurer sourds aux
supplications que je leur fais pour sa santé ? O Dieux ! s’il doit estre
ainsi, abregez mes jours, pour abreger ma peine, ou changez moy le cœur,
afin qu’il ne soit pas si sensible pour luy. Et vous Alcidon, ou
resolvez vous à vous guerir,
ou à me faire mourir de douleur.
Voila pas, ô mon pere ! la plus cruelle lettre que je peusse recevoir, apres
avoir descouvert la trahison dont elle usoit envers moy, tout transporté de
colere, je luy fis ceste responce :
RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.
La guerison d’Alcidon ne depend plus que de la mort, aussi
n’ayant trouvé fidelite ny en son Maistre, ny en sa Maistresse, à quoy
voudroit-il vivre plus longuement parmy les perfidies ? Et ne vous
pleignez plus que les Dieux soient sourds : ils ont enfin exaucé vos
supplications, puis que ne voulant redonner la santé à celuy de qui la
vie ne vous pouvoit plus servir que de regret d’avoir manqué à tant de
sermens inutiles, ils vous ont changé le cœur comme vous desiriez, le rendant insensible pour moy,
mais trop sensible pour un autre, qui peut estre fera un jour la
vengeance de tant de perfidies, & de trahisons, & tenez cet
augure pour veritable : car les Dieux sont trop justes, pour ne me
vanger, & vous punir.
Je donnay ceste lettre à celuy des miens qui luy avoit porté la premiere que
je luy avois escrite, & luy commanday de s’en revenir sans apporter
aucune responce. Ce desplaisir me fut si cuisant que mon mal s’augmenta
beaucoup, dequoy le Grand Euric estant averty, & ne pouvant me sçavoir
si malade sans me venir voir, encore qu’il eust un peu de honte de m’avoir
enlevé ceste belle Dame, contre les promesses qu’il m’avoit faites. Une
apres-disnée il me fit l’honneur de me venir visiter : J’estois à la verité
fort malade, & toutefois ma plus grande douleur, estoit le souvenir du
larcin qui m’avoit esté fait, de sorte que quand on me dist que le Roy
venoit en mon logis, je tressaillis, comme si un nouvel accez me saisissoit.
Et quand je le vis, il ne me demeura point de sang au visage. Peut-estre
s’en fust-on pris garde, si ce n’eust esté que le lieu où j’estois n’avoit
guere de clarté, & que la pasleur est un effect de la maladie. Il
s’assist au chevet de mon lict, & apres m’avoir demandé des nouvelles de
mon mal, & que je luy eus respondu : comme la civilité & l’honneur
que je recevois me le
commandoient. Il approcha sa chaire, & tournant le dos à toute la
troupe, commença de parler plus bas : Et voyant que je ne disois presque pas
une parole, il pensa me reveiller en me parlant de Daphnide, n’estant encor
averty que je sçeusse ce qui se passoit entr’eux. Il me demanda donc, comme
se portoit ceste belle Dame, & s’il y avoit long temps que je n’avois eu
de ses nouvelles : Je luy respondis froidement, que je croyois qu’elle fust
en bonne santé, & que je n’avois point eu de ses nouvelles depuis le
jour qu’elle luy avoit escrit par un tel, & lors je luy dis le nom de
celuy qui m’avoit donné ceste derniere lettre. Le Roy rougit, & au
commencement voulut nier d’en avoir receu : mais je luy dis, qu’il me
pardonnast, & qu’il s’en ressouvint bien, parce qu’elle me le mandoit
ainsi : Comment, me dit-il alors, elle le vous a donc mandé ? Ouy, luy
respondis-je, Seigneur, & de plus le contentement & l’honneur
qu’elle a receu de vous voir à vostre retour chez elle. Il demeura à ce mot
un peu confus, voyant que je sçavois si bien ce qu’il pensoit que
j’ignorasse le plus, & apres s’estre teu quelque temps. Il faut,
Alcidon, me dit-il, que j’avoue la debte, encores qu’à ma confusion. Il est
vray que je l’ay veuë, ceste belle Dame dont vous parlez, & que j’en ay
eu des lettres. Et de plus, que je l’ayme autant que ma vie. Je ne puis nier
qu’en ceste action je ne sois le plus mauvais maistre & le moins fidelle
amy qui se trouve, vous ayant traicté de ceste sorte, apres vous avoir
promis tant de fois le contraire : mais avoüant que je vous ay fait ceste
trahison, que puis-je dire
autre chose pour ma deffence, sinon que je me suis trahy moy-mesme avant que
vous trahit ? Je m’estois persuadé, que comme il n’y a homme vivant qui
jusques icy m’ait peu surmonter : de mesme, il n’y avoit point d’apparence
qu’une femme le peut faire, & en ceste opinion je vous ay promis avec
tant d’asseurances & de serments, ce que depuis je ne vous ay peu tenir.
La cognoissance que j’avois euë de ma force contre les hommes, m’a poussé en
ceste erreur de mépriser celle des Dames. Et mon regret est d’autant plus
grand que cest Alcidon qui en reçoit le mal. Alcidon que j’ay tousjours tant
aymé, qu’il faut bien croire que puis que j’ay fait contre luy ceste
perfidie, il m’a esté impossible de faire autrement. Voila, mon cher amy, la
confession que librement je vous fais de l’outrage qu’en despit de moy je
vous ay faite, avec protestation, que si je puis me demesler des liens dont
je suis à ceste heure si estroitement serré, je le feray d’aussi bon cœur
que je receus jamais les plus grands contentements dont le Ciel m’ait
jusques icy voulu favoriser. Le Roy me dit ces paroles assez mal arrengées,
& avec un visage qui tesmoignoit qu’elles partoient du cœur, & parce
que je vis qu’il se taisoit, je luy respondis : Seigneur, tout ce qui est au
monde y doit estre pour servir à vostre grandeur, & à vostre
contentement : à plus forte raison, Alcidon qui n’y demeure que pour vous
faire service, & le Ciel qui l’a bien recogneu, prevoyant qu’il m’estoit
impossible de vivre, & d’estre privé de Daphnide, afin de la vous donner
plus absolument, me veut oster la
vie, de laquelle je ne verray jamais si tost la fin que je la desire : puis
que mon desastre veut qu’elle soit si necessaire à vostre contentement.
Je ne peus à ce mot retenir les larmes, & le Roy esmeu à ce que je croy
de ma douleur, apres avoir quelque temps demeuré sans parler, me dit : Vous
ne sçauriez, Alcidon, me vouloir tant de mal, que le tort que je vous fais
le merite : Je le recognois, & voudrois avec mon sang y pouvoir
remedier : peut-estre le feray-je avec le temps, mais pour ceste heure il
n’y faut point penser, & toutefois pour vostre satisfaction, je suis
resolu à tout ce que vous voudrez : guerissez vous seulement, & croyez
que je ne feray pour vostre contentement, que ce que je ne pourray pas
faire. Et à ces dernieres paroles le Roy se retira en son logis, me laissant
avec tant de desplaisirs, qu’il n’est pas croyable qu’un autre que moy peust
vivre avec tant de douleurs, d’ennuis & de desespoirs.
Fin du troisiesme livre.
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LE
QUATRIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Alcidon pressé du cruel souvenir de ses peines passées, & de
l’outrage qu’il luy sembloit d’avoir receu en ceste occasion, & de son
Maistre & de sa Maistresse, perdit la parole, de sorte que quand apres
s’estre teu quelque temps, il la voulut reprendre, la voix ne le luy permit
pas, & falut que par force il demeurast un assez long espace de temps
sans parler : Enfin s’efforçant, il dit à toute peine : Vous voyez, Madame,
comme pour vous obeyr, je suis allé renouvellant mes playes, avec tant de desplaisir, que si
celuy-cy n’esgale par sa grandeur celuy que je receus quand ce desastre
m’advint, il le surpasse pour le moins par sa longueur, puis qu’il ne sera
jour de ma vie que je ne pleigne la cruelle & desastreuse fortune que
j’eus en ce temps-là, car veu la cruauté dont vous usez envers moy, je
n’espere plus en pouvoir perdre le souvenir que par la perte de ma vie ; ce
m’est toutesfois quelque espece de contentement parmy la douleur que ce
souvenir m’a r’apportée, quand je pense que je la reçois par vostre
commandement, & pour avoir obey à ce que vous m’avez ordonné : Mais si
vostre rigueur n’est plus grande encore que ma patience, & si vous
pouvez estre esmeuë de quelque compassion, soulagez moy, je vous supplie,
Madame, d’une partie de ce fardeau que vous m’avez imposé, je veux dire de
continuer ce discours de mes malheurs, & desquels vous pourrez parler
avec plus d’asseurance, puis que le personnage que je fais en tout ce qui me
reste à dire, c’est seulement de souffrir ce qu’il vous a pleu me faire
endurer : & si vous avez eu quelque raison de vouloir que le sage Adamas
aprit de ma bouche la verité des choses que j’ay faites, il me semble que je
ne vous fais pas une requeste desraisonnable, quand je vous supplie que par
vos paroles aussi, il puisse entendre ce qui est procedé de vous
entierement. Adamas, sans attendre la responce de Daphnide, se tournant vers
elle, Il me semble, Madame, luy dit-il, que ce Chevalier a raison, & que
par l’ordonnance mesme que vous luy avez faite, vous y estes obligée : Mon pere, respondit-elle, la loy
n’est pas égale entre luy & moy, toutesfois puis que vous le trouvez
bon, je feray tout ce qu’il vous plaira, aussi bien ay-je recogneu,
qu’encores qu’il die la verité, si est-ce que comme les bons Orateurs, il ne
laisse de lascher tousjours quelque parole à l’avantage de sa cause, &
lors apres estre demeurée muette quelque temps, elle reprit ainsi le
discours.
SUITTE DE L’HISTOIRE
de Daphnide, &
d’Alcidon.
C’est avec beaucoup de raison qu’on a tousjours dit, que ceux qui sont
interessez ou preocupez de quelque passion, ne peuvent estre Juges bien
equitables, d’autant que le jugement estant offencé, il ne peut faire ses
fonctions parfaites, non plus qu’un bras ou une jambe qui est blessée de
quelque grand coup. Alcidon en rend un bon tesmoignage par les consequences
qu’il a tirées si souvent à mon desavantage, plus porté de la passion que de
la raison qu’il s’en figure ; & parce que mon discours seroit trop long,
si je voulois reprendre tous les poincts où il s’est laissé transporter, je
ne m’y arresteray pas, mais seulement diray avec verité ce qui reste de
nostre fortune, & laisseray à vostre jugement de discerner sa passion d’avec la verité. Et
pour reprendre ce propos où il l’a laissé, je vous diray, mon pere, qu’ayant
receu la lettre qu’il m’avoit envoyée, & à laquelle je ne peus faire
responce, parce que celuy qui me l’avoit apportée s’en estoit retourné par
son commandement, sans me dire Adieu, Je demeuray la personne du monde la
plus desolée, me voyant blasmer avec quelque apparence de raison, d’une
chose à laquelle je ne pouvois guere remedier. J’appris incontinent apres
par des lettres du Roy, tous les discours qu’ils avoient eus ensemble, &
puis par Alizan, que j’y avois envoyé expres (sans toutesfois luy escrire)
quel estoit son mal, & combien on le jugeoit dangereux. Je demeuray
longuement à discourir en moy-mesme sur ce que j’avois à faire : car d’un
costé l’affection que je luy portois me convioit d’aller où il estoit pour
luy faire entendre combien il estoit abusé, & de l’autre, je n’osois
l’entreprendre de peur d’estre blasmée. Je fus longuement irresoluë avant
que de pancher entierement d’un costé, & enfin le second voyage
qu’Alizan y fit me contraignit par son retour de m’y en aller, parce qu’il
me rapporta de si mauvaises nouvelles de sa maladie, que mettant à part
toute autre consideration, je me resolus de l’aller voir, & en cette
deliberation, je commençay de chercher quelque excuse à mon voyage. Elle se
presenta assez bonne bien tost apres, parce que la paix estant faicte, mon
beau-frere fut contraint d’aller en Avignon pour r’avoir l’un de ses parens
qui avoit esté faict prisonnier dans une ville qui s’estoit renduë au grand Euric, & parce
qu’il avoit voulu contredire à cette resolution generale, ceux du lieu s’en
estoient saisis, & encore que la paix fut depuis publiée, si est-ce
qu’ils ne le vouloient point remettre en liberté, de peur que si la guerre
recommençoit, il ne fist quelque entreprise sur eux, & prevoyant qu’il y
auroit de la difficulté à son eslargissement, parce qu’il jugeoit bien que
le Roy aymeroit mieux favoriser ceux qui pris avoient volontairement son
party, & que l’affaire par consequent pourroit prendre un long trait de
temps, il voulut y mener sa femme, & elle le pria de faire en sorte que
je l’y voulusse accompagner, tant pour faciliter son entreprise, que pour
estre accompagnée quand elle seroit contrainte de parler au Roy. Soudain que
le mary m’en ouvrit la bouche, ayant opinion que c’estoit le plus honorable
pretexte que je pourrois prendre, je luy promis de faire tout ce qu’il
voudroit, & qu’il falloit seulement avoir le congé de ma mere : la bonne
femme le luy accorda sans difficulté aussi tost qu’il luy en fit entendre le
subject, de sorte que deux jours apres nous partismes, & de fortune
nostre logis se rencontra vis à vis de celuy d’Alcidon. Le bruit de son mal
estoit fort grand, & le Roy l’alloit voir fort souvent, parce que
veritablement il l’aymoit : mais quand il fut adverty de mon arrivée, pour
avoir la commodité de me voir, il se monstra encore plus desireux de sa
santé : car au lieu qu’il ne le voyoit qu’une ou deux fois la sepmaine :
depuis il y alla tous les jours, & en allant ou venant il passoit
d’ordinaire en mon logis. Quant à
moy, le lendemain que je fus arrivé, j’envoyay vers Alcidon, & luy
manday par Alizan, que s’il l’avoit agreable je le verrois volontiers, &
soudain que j’eus sa responce, je m’y en allay. Je le trouvay fort mal,
& pour lors sa chambre estoit pleine de Mires & de Medecins ; de
sorte que pour cette fois nos discours ne furent que de sa maladie : à quoy
il respondoit fort peu, & tousjours en souspirant, il est vray que son
mal couvroit cela, parce qu’on pensoit que c’estoit l’ardeur de la fievre.
Le jour d’apres, je pris le temps si à propos, que je le trouvay presque
seul, & lors m’aprochant de luy, apres luy avoir demandé en quel estat
il se trouvoit, il me respondit avec les larmes aux yeux, & d’une voix
assez foible & languissante. Et comment, Madame, me demandez vous
l’estat du mal que vous m’avez faict, vous le devez mieux sçavoir que moy,
ny que tous mes Medecins ? Alcidon, luy respondis-je froidement, il est
certain, que je sçay une partie du mal de vostre esprit : mais je suis fort
ignorante de celuy du corps, & c’est celuy-là qui me met en peine : car
pour l’autre, quand vous voudrez m’escouter, je m’asseure que vous en serez
bien tost guery. Ah Daphnide ! me dict-il avec un grand souspir, je voy bien
que s’il est ainsi, vous avez plus de soucy de ce qui le merite le moins :
car s’il y a quelque chose en moy qui puisse estre recommandable, c’est
cette ame avec laquelle je ne vous ay pas seulement aymée, mais adorée d’une
si pure & entiere affection, que je ne croy pas qu’autre que vous la peut jamais mespriser. Cette
responce, repris-je, est un tesmoignage de vostre mal, mais ayez seulement
le soucy que vous devez avoir de la guerison du corps, & vous verrez que
pour l’ame le mal n’en est pas mortel, si pour le moins il vous est encore
resté quelque peu de raison. Je sçay, me respondit-il, que le mal n’en est
pas mortel : car s’il l’estoit, il y auroit quelque esperance de le voir
finir un jour, & je suis tres-asseuré qu’il durera autant que mon ame,
que nos Druides m’ont enseigné estre immortelle : mais si est bien celuy du
corps, puis que s’il ne s’augmente comme je desire, j’avanceray de mes
propres mains le terme de ma vie, affin de n’avoir plus des yeux d’amour
pour voir une personne qui en a si peu dans l’ame. Je voy bien,
repliquay-je, que vous estes blessé, & que vostre plus grand mal gist en
l’opinion, vous croyez que la recerche du grand Euric a eu tant de pouvoir
sur moy, qu’elle m’a faict effacer l’affection que je vous ay promise.
N’est-ce pas cela vostre mal, Alcidon, vous semblant d’avoir une tres-juste
occasion de vous douloir de moy, & de vostre fortune, qui vous a fait
aymer une personne volage & inconstante ? Il me respondit alors
froidement, Si vous sçavez aussi bien guerir, que recognoistre mon mal,
j’avoüeray que vous estes un tres-bon Medecin. Il m’est plus aisé, luy
respondis-je, de le guerir, qu’il ne m’a esté de le recognoistre, parce que
l’ame est difficilement descouverte quand elle veut, & ç’a esté par
hazard que j’ay tiré cette cognoissance de vos paroles, au lieu qu’à vostre
guerison la raison & la verité m’ayderont ; & pour commencer, dites moy, Alcidon, à quoy avez vous
recogneu que je ne vous aymois plus ? N’est-ce point aux responces que j’ay
faictes au Roy, & que j’ay souffert d’estre veuë & recherchée de
luy ? Mais despoüillez-vous un peu de passion, & sans avoir aucun
interest en cecy, considerez qui est le Roy Euric, qui je suis, & en
quelle saison nous sommes : vous verrez qu’Euric est un Prince qui peut tout
ce qu’il veut, & à qui les Citez, ny les Provinces, voire ny les
Royaumes entiers n’ont peu faire jusques icy resistance, quand son ambition
luy a faict tourner ses armes contr’eux ; & croyez-vous qu’Amour soit
une moins forte passion, ou que j’aye plus de pouvoir de resister à sa
force, que tant de milliers de personnes ? Vous sçavez que je suis sa
sujette, que je suis & demeure dans le païs de sa conqueste, & en
une saison où il semble que toutes choses soient permises, me croiriez vous
bien avisée de le desdaigner & de le rejetter ? Penseriez vous vous
mesme de vivre & de demeurer pres de luy, ou dans ses Estats avec
asseurance, s’il voyoit que je le traittasse de cette sorte, sçachant par
vostre bouche l’amour que je vous porte, laquelle il accuseroit de tout le
mauvais traitement qu’il recevroit de moy ? Est-il possible que vostre
passion vous ayt de sorte aveuglé, que vous n’ayez peu voir que ce seul
remede estoit celuy qui me pouvoit donner le moyen de vous voir ? Enquoy ne
se change point un Amour desdaignée ? Le nom de haine est trop peu de chose,
& qui voudroit bien representer ce qui s’en produit, il faudroit in- venter une parole qui signifiast
haine, colere, rage, desir de vengeance, & plus encores, puis que la
tyrannie & la cruauté s’y meslent. Or considerez, Alcidon, en quels
termes je vous mettois, & moy aussi, si j’eusse suivy ce conseil. La
moindre chose eust esté un commandement qu’il vous eust faict, de ne vous
trouver jamais dans ses Estats, & à moy mille outrages, & mille
mesdisances que vous ny moy n’eussions jamais peu supporter sans mourir, ou
sans vengeance. Voyez à quelles extremitez nous estions, & quels
contentemens nous eussions deu esperer en vivant de cette sorte ? &
avoüez que mon conseil a esté le meilleur, puis qu’il nous met hors de tous
ces dangers, & nous donne le moyen de vivre ensemble, avec plus de
commodité que nous n’eussions jamais eu. Helas ! Madame, me respondit-il,
qu’il est aisé de cognoistre que toutes ces raisons ne sont que des
excuses : car si vous eussiez eu le dessein que vous dites, pourquoy vous
fussiez vous cachée de moy ? & pourquoy dés ma premiere plainte ne me
les eussiez vous descouvertes ? & non pas user d’une telle tromperie,
qui se peut dire trahison, & laquelle je n’eusse jamais sceuë, si la
fortune pour me faire sçavoir que j’estois veritablement malheureux, n’eust
voulu me la descouvrir. Je vous avoüeray en cecy la verité, luy
respondis-je, je vous recognus si esloigné de cét advis, que je pensay
n’estre pas à propos de le vous dire, & devoir user envers vous, comme
l’on faict avec les petits enfans qui sont malades, ausquels on oint de
quelque douceur les bords du vaze où est la medecine, afin que trompez ils l’avalent plus
aisément, & que par ceste tromperie ils se conservent la vie,
m’asseurant que vous ne le trouveriez point mauvais, quand vous sçauriez mon
intention, & que vous en ressentiriez le profit & le remede. Remede,
helas ! me dict-il, avec un grand souspir plus amer & plus difficile à
prendre, que ne sçauroit estre le mal que vous voulez guerir. Tous les
malades, luy respondis-je, quand l’on leur presente les medecines en disent
autant que vous, mais quand ils en ressentent les bons effects, & que la
santé leur revient, alors ils en loüent les medecines & les Medecins,
& avec salaire & remerciment. J’espere que bien tost vous en ferez
de mesme : Il me vouloit respondre : mais il en fut empesché par une grande
troupe de Chevaliers qui le venoient visiter, & peu apres je le laissay
avec eux, non pas entierement guery du mal d’esprit, mais tellement disposé,
que mes raisons commencerent d’y trouver place. Et parce que je desirois sur
toute chose sa santé, je fus soigneuse de le revoir deux ou trois jours
suivans, durant lesquels je luy representay tellement le juste dessein qui
me faisoit vivre avec Euric de cette sorte, qu’enfin luy mesme y consentir,
voyant, comme je crois, que les affaires estoient en un tel estat, qu’aussi
bien n’y pouvoit-il plus remedier : Et sur ce discours je lui promis, que
comme nostre affection avoit esté la premiere que j’avois euë, qu’elle
seroit aussi la derniere, avec laquelle je luy promettois de m’enfermer dans
le tombeau. Que celle que je porterois à Euric s’appelleroit Raison d’Estat,
& celle que je continuerois
avec luy, Amour du cœur.
Voila, mon pere, les remedes desquels j’usay pour guerir ce malade, qui
furent si bons qu’il commença à se r’avoir, & peu apres à sortir du
lict, & enfin avant que je partisse d’Avignon il fut guery entierement,
& tellement resolu à me voir favoriser le Roy, que bien souvent
lui-mesme l’accompagnoit en mon logis quand il me venoit visiter. Il est
vray qu’il me falut user d’un tres-grand artifice pour persuader au Roy, que
je m’estois du tout esloignée d’Alcidon, & Alcidon mesme n’eut pas peu
de peine à luy faire paroistre, que pour son respect il n’avoit plus aucun
dessein sur moy, parce qu’ayant sceu la bonne volonté qui avoit esté entre
nous, & luy m’aymant bien fort, & par ainsi me jugeant fort
agreable, il ne pouvoit penser que le respect eut eu tant de pouvoir sur
Alcidon, que d’esteindre l’affection qu’il m’avoit portée : & puis
considerant Alcidon jeune & beau, & luy desja fort avancé en son âge
chenu & ridé, accidens qui ne sont pas souvent cause de faire naistre
l’Amour, & mesme dans un jeune cœur comme le mien, & qu’il avoit
trouvé empesché ailleurs à son abord, il ne se pouvoit figurer que j’eusse
du tout quitté Alcidon pour luy. Et par ainsi il vesquit longuement avec
soupçon d’estre trompé : mais la discretion d’Alcidon, & la froideur
dont j’usois avec luy, luy firent enfin perdre ceste opinion, & cela fut
cause que se croyant seul possesseur de ma bonne volonté, il ne fit point de
difficulté de monstrer tout ouvertement l’affe- ction qu’il me portoit, de sorte qu’apres avoir fait
à ma supplication ce que mon beau-frere desiroit, il manda à mon pere &
à ma mere, qu’ils vinssent le trouver, afin de trouver occasion de me
retenir aupres de luy avec quelque bonne excuse. Encores que l’un &
l’autre fust fort vieux, si est-ce que l’ambition, qui tousjours jette ses
racines plus avant dans l’ame des vieilles personnes, que dans les jeunes
cœurs, les fit resoudre de laisser les commoditez de leurs maisons pour luy
obeïr, en esperance de devenir plus grands par ses faveurs.
Nous voila donc à la suitte de la Cour, où le Roy ne trompa point leurs
esperances : car il les combla & de bien & d’honneur, desquels
toutefois ils ne jouyrent gueres longuement, fust que leur aage estoit
parvenu au terme que nul ne peut outrepasser, ou que les incommoditez de la
Cour, qu’il est impossible à tout autre qu’au Roy, d’éviter, eussent abregé
leur vie, tant y a que peu de temps apres ils moururent tous deux, &
sembloit qu’ils ne fussent venus à la suitte du Roy, que pour m’y laisser
presque en possession : car autrement je n’y eusse osé venir, au lieu que
m’y trouvant toute portée, je m’y arrestay au commencement, sous l’excuse de
vouloir donner ordre à quelques affaires domestiques qu’ils m’avoient
laissées, & puis pour la poursuite de quelques procez imaginez, &
enfin quand l’affection du Roy envers moy fut du tout descouverte, sous
l’esperance d’estre sa femme, ainsi que luy-mesme en faisoit courre le
bruit.
Durant tout ce temps, il se passa peu de jours sans que je ne donnasse la
commodité à Alcidon de me voir en particulier, & que je n’employasse
pour le moins deux heures aupres de luy, qui me sembloient tousjours trop
courtes quand il faloit nous separer. Il sçait bien que je ne mens pas,
& que plusieurs fois pour luy donner ce tesmoignage de ma bonne volonté,
je l’ay mis & moy aussi, en de tres-grands hazards, & de la vie
& de l’honneur. Il est vray certes que j’ay un tres-grand sujet de me
loüer de luy & de sa discretion, pouvant dire, que quelque commodité que
je luy aye donnée, ou quelque familiarité que je luy ay fait paroistre, il
n’a jamais monstré de vouloir outrepasser avec moy les bornes de
l’honnesteté. Et encore que je croye bien, qu’il pensoit que je ne le
souffrirois pas, toutesfois je ne laisse de luy estre grandement obligée de
ne m’avoir point donné sujet de me douloir de luy.
Vivant de ceste sorte avec beaucoup de contentement, encores que je fusse en
continuelle inquietude, que le Roy ne recognut la continuation de nostre
bonne volonté, & que cela ne luy donnast occasion de changer, comme il
avoit desja fait au desavantage de quelques autres, je m’aperceus qu’il y
avoit quantité de Dames principales, qui toutes aspiroient de posseder ce
grand Prince, fust pour la gloire de commander à celuy à qui tant de
milliers d’hommes vaincus obeïssoient, fust pour l’esperance de venir à la
Couronne, si l’amour le convioit de les espouser. Et entre celles qui
tenoient le premier rang, j’en
remarquay deux. L’une qui se nommoit Clarinte, & l’autre Adelonde. Quant
à Clarinte, j’avouë n’avoir jamais rien veu qui meritast mieux d’estre aimé
& servy, ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour estre
aimable. En premier lieu, l’envie n’eust sçeu trouver à redire en son
visage. Et puis elle avoit la main la plus belle qui se peut voir, la taille
si droite & deliée, & la façon & la majesté telle, qu’elle
sembloit estre vrayement née pour porter la couronne sur la teste, aussi
bien que plusieurs de ses ayeuls avoient fait autresfois, & ce qui
rendoit ses coups encor plus inévitables, c’estoit qu’à la beauté de ce
corps estoit joint un des plus beaux esprits de l’Univers, de qui les rayons
paroissoient en toutes ses actions : mais particulierement en sa parole, qui
estoit si charmante, que pour n’en point estre pris, il n’y avoit autre
remede que de ne la point escouter. Bref, j’avouë que si j’eusse esté homme,
je l’eusse servie, quelque traitement que j’en eusse peu recevoir. Et
d’effect, toute fille que j’estois, je ne me pouvois souler de la voir,
& de demeurer aupres d’elle, quoy que tant de perfections & de
merites me donnassent assez de sujet de la hayr, à cause du dessein que
j’avois, & la pretension que je recognoissois en elle.
Quant à Adelonde, c’estoit veritablement une belle dame, mais n’approchant en
rien à la beauté de Clarinte, ny à ses merites, & de plus, qui estant
mariée, ne pouvoit avoir les hautes pretensions de celle-cy, de sorte
qu’encores qu’il m’ennuyast fort de voir Euric la caresser, toutefois elle ne me donnoit pas
les grands soupçons que j’avois de l’autre, & cela fut cause que je me
resolus de divertir l’esprit de ce Prince premierement de celle-cy, &
puis avec plus de loisir d’Adelonde, & mesme que je voyois desja qu’il
s’y laissoit presque aller, & qu’encores qu’au commencement il feignit
de la visiter, non point par amour, mais par honneur seulement, depuis
quelques jours il y alloit plus souvent que de coustume, & se cachoit de
moy le plus qu’il pouvoit. Je m’en apperceus assez tost, outre que les
espies que je tenois secrettement aupres de ce Prince, m’en advertirent
incontinent ; & cognoissant qu’il y falloit remedier & sans perdre
temps, apres avoir cherché en moy-mesme ce que j’y pourrois faire, enfin je
jettay l’œil sur Alcidon, me semblant que s’il me vouloit seconder en cecy,
mon dessein pourroit heureusement reüssir : & parce qu’il estoit
necessaire de l’effectuer promptement à la premiere occasion que je peus
parler seule avec luy, je luy tins un tel langage :
J’ay demeuré quelque temps irresoluë, si je vous devois faire entendre une
chose qui me travaille plus que je ne sçaurois vous representer, craignant
que l’affection que vous me portez, ne vous fasse recevoir mes paroles
autrement que je ne desire, & toutefois si vous considerez de quelle
sorte j’ay vescu avec vous par le passé, & quel tesmoignage je vous ay
donné de ma bonne volonté, je m’asseure que vous jugerez avec moy, que la
seule necessité de nos affaires me contraint de vous faire la priere que
j’ay dilayée jusques icy. Vous
sçavez qu’en la fortune où je suis, je n’ay pour envieuses de mon bien que
toutes celles qui me voyent, de sorte que j’ay à me garder de toutes, comme
des personnes qui voudroient bien estre en ma place ; L’affection que vous
m’avez promise, & celle que je vous porte, vous convyent d’avoir soing
de moy, mais plus encore vostre propre conservation : car encor qu’on ne
sçache pas l’estroicte amitié qui est entre-nous, si est-ce qu’il y a peu de
personnes qui n’ayent remarqué que vous avez tousjours porté mes affaires
avec passion. Or les maximes d’Estat veulent que la mesme fortune du chef
soit commune à tous les membres, si bien que vostre ruine est toute
evidente, si la mienne advient. Je vous ay voulu remettre cecy devant les
yeux, afin que vous ne trouviez point estrange ce que je suis contrainte de
vous proposer pour nostre conservation. Vous voyez que Clarinte, soit
qu’elle s’appuye sur la grandeur de ses parens, soit qu’elle fasse ce
dessein sur la force de sa propre beauté, s’estudie de gagner la bonne
volonté d’Euric, & qui pis est, qu’elle n’y travaille pas du tout en
vain, me semblant que ce Prince commence de la trouver plus agreable que je
ne desirerois. Vous cognoissez l’humeur assez changeante de celuy avec qui
nous avons affaire, & que jusques icy il ne s’est trouvé personne qui
l’ait peu arrester : Si Clarinte vient au bout de ses desseins, jugez de
quelle sorte elle nous esloignera de la Cour, afin de ne tomber en la mesme
confusion où elle nous auroit mis ? C’est pourquoy maintenant que les choses ne sont point tant
avancées, que nous n’y puissions remedier, il faut que nous recherchions
tous les artifices que nous pourrons imaginer pour nous mettre à couvert de
cet orage. De penser que nous puissions user de violence, & y faire
consentir l’esprit blessé de ce Prince, c’est estre bien ignorant des
effects qu’Amour a accoustumé de produire à son commencement, puis qu’il n’y
a rien qui le rende plus grand que les contrarietez qu’il y rencontre,
semblable en cela au brasier que le vent rend plus grand & plus allumé :
de croire aussi qu’en dissimulant, ou ne faisant pas semblant de le
cognoistre, le temps puisse nous y apporter quelque bon remede, c’est un
fort mauvais & fort dangereux conseil, parce que encores que l’Amour qui
n’est point contrarié, peu à peu de soy mesme se destruise, & enfin
devienne presque moins que rien, si est-ce qu’en ceste occasion, l’attente
est si perilleuse que le danger en est du tout inévitable, puis que jamais
l’Amour ne diminuë qu’apres la possession. La possession de Clarinte ne sera
jamais sans mariage, le mariage estant, encor qu’Euric vint à changer
d’Amour, elle ne laissera pas d’estre Royne des Visigots, & nous par
consequent subjets à toutes ses volontez & violences : De sorte qu’apres
y avoir longuement pensé, je n’ay peu trouver autre remede au peril qui nous
menace, que celuy que je vous vay dire, lequel je vous conjure encores une
fois de vouloir prendre en bonne part, & non point d’un autre sens que
je le vous propose. Vous n’estes point ignorant de combien de graces le Ciel & la nature
vous ont relevé par dessus le reste des hommes : La preuve que vous en avez
fait partout où il vous a pleu, vous en rend assez certain. Je ne fais point
de doute que pour peu que vous vueilliez employer vos yeux à regarder
Clarinte, elle en ressentira incontinent les charmes ordinaires, & quoy
qu’elle n’eust point en l’estomach un cœur de chair, mais de rocher, elle
n’en sçauroit eviter les coups, si vous mettez en effect ma priere, il
aviendra sans doute, ou qu’elle vous aymera & soudain mesprisant Euric
& toute son ambition, elle se donnera toute à vous, ou qu’Euric voyant
que vous la recherchez, & qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en
retirera, & ainsi nous eviterons ce malheur qui nous menace si fort : Si
vous y sçavez quelque meilleur moyen, je vous supplie de le proposer, afin
que nous voyons auquel nous avons à nous prendre. J’ay differé longuement de
vous faire ceste ouverture, craignant que vous n’eussiez opinion que je vous
proposois ce party pour vous esloigner de moy, car tant s’en faut, tout ce
que je vous en dis, n’est seulement que pour pouvoir à l’avenir demeurer
ensemble, & avec plus de contentement & de seureté.
Voila les paroles dont j’usay avec Alcidon, luy monstrant si à nud mon
intention, qu’il me sembloit bien ne luy donner nulle occasion de se
mescontenter, ou de soupçonner que j’eusse autre dessein que celuy que je
luy disois, & toutefois quelque asseurance que je luy donnasse du
contraire, ny quelque raison qu’il recogneut luy-mesme, il ne peut se persuader que ce ne fust
pour l’esloigner entierement de moy, & avec cét esloignement m’obliger
d’autant plus le grand Euric. Parce qu’apres s’estre teu quelque temps,
& avoir tenu assez longuement les yeux en terre, il les releva, &
avec un sousris qui monstroit bien son mescontentement, il me respondit,
Dieu vueille, Madame, qu’en cecy je vous puisse aussi bien servir que vous
le desirez : car quant à moy, sans qu’il soit necessaire de me raporter tant
de considerations, comme vous avez pris la peine de faire, il suffit de me
dire que vostre volonté est telle, mais le cœur me dit, qu’un tres-grand
malheur pour moy doit prendre origine de ce commandement. Je luy obeiray
toutesfois, non pas pour creance que j’aye des faveurs dont vous dites que
le Ciel m’a esté si liberal : car la preuve me monstre assez le contraire,
n’ayant jamais rien aymé que vous, qui vous estes ravie de moy, mais pour
vous faire seulement cognoistre que jusques à la mort je vous veux obeyr. O
Dieux ! est-il possible que le Roy estant aimé de vous, ne soit point
encores content, s’il ne me rend entierement miserable ? O Alcidon ! as-tu
bien le cœur de supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoy ne les
souffriras-tu pas, puis que c’est la belle Daphnide qui te l’ordonne ainsi ?
& lors se tournant vers moy avec une grande reverence : Ouy, Madame, me
dit-il, je feray ce que vous me commandez, & me deust-il aussi bien
couster la vie que toute sorte de contentement.
A ce mot, ils s’en voulut aller, mais je le retins par le bras, & apres luy avoir representé de
nouveau tout ce que je viens de dire, & adjousté encores toutes les
meilleures considerations que je peus, je le priay, que quoy qu’il vid
nostre perte asseurée, toutefois si c’estoit chose qui luy faschast si fort,
de ne faire pas ce que je lui avois dit, parce que toutes autres infortunes
me seroient plus aisées à supporter que son desplaisir : mais que s’il
vouloit un peu donner de lieu à la raison, il verroit bien que c’estoit à
tort qu’il entroit en ces opinions, & qu’il m’offençoit grandement en
les recevant : Madame, me dit-il, si je vous offence en cela, j’en feray
bien tost la penitence, en ce que vous me commandez, & telle que je
m’asseure que vous en aurez pitié, & Dieu vueille que ce ne soit point
trop tard : Toutefois je me suis de sorte sousmis entierement à vostre
volonté, que je vous proteste d’obeyr à ce que vous m’avez commandé, &
ne croyez point que j’y faille, sinon en tant que la puissance me manquera,
& quoy que vous voyez le trouble où vous m’avez mis par ce commandement,
ne pensez pas je vous supplie, qu’il procede d’ailleurs que de ma trop
grande affection, qui ne me peut permettre de m’esloigner de vous, ou d’en
servir une autre (encor que ce soit par fainte) sans une tres-grande peine :
Alcidon, luy dis-je alors, luy jettant un bras au col, ce n’est pas de ceste
heure que j’ay commencé de recognoistre les effects de vostre bonne volonté,
ny combien outre vos merites elle m’oblige à vous aimer : mais croyez aussi,
que si la mort ne me surprend bien tost, je sortiray quelquefois de ces debtes, & me desobligeray un
jour de ce que je sçay bien que je vous dois, par d’aussi grands
tesmoignages de mon amitié envers vous, que vous m’en avez rendu, & que
j’en reçois maintenant. Et affin que vous puissiez prevoir quel est mon
dessein, je vous promets, Alcidon, & vous jure devant le Dieu qui punist
les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de
Clarinte, sera mise par moy sur mon conte, & que ce sera moy qui vous en
payeray.
Il me semble, que si Alcidon m’aymoit, ces paroles le devroient contenter,
& toutesfois je vis bien qu’il se mettoit en ceste entreprise à
contre-cœur, & seulement pour ne vouloir pas me desobeyr : Si est-ce que
pour observer ce qu’il m’avoit promis, il s’y resolut, & selon sa
discretion naturelle, il commença cette recherche, en laquelle, certes, il y
trouva plus de difficulté que nous n’avions pensé, & y en eust bien eu
encor d’avantage, si la fortune qui s’est tant pleuë à le favoriser en tout
ce qu’il a voulu aymer, ne luy eust elle-mesme osté les plus grands
empeschemens, par la rencontre que je vous vay dire.
HISTOIRE
De l’artifice d’Alcyre.
Il est aisé à juger que Clarinte estant belle, & telle que je la vous ay
dite, & nourrie dans une Cour si remplie de Chevaliers jeunes &
genereux, n’estoit pas demeurée si long-temps sans estre servie, &
peut-estre encor sans aymer. Entre tous il y en avoit deux, qui sous
pretexte du parentage qu’ils avoient avec elle, s’estoient plus avancez en
ses bonnes graces : l’un s’appelloit Amintor, & l’autre Alcyre, tous
deux, certes, tres-vaillans & tres-aimables Chevaliers, & qui, si je
ne me trompe, embarquerent au commencement cette belle Dame en cette
affection, sous le nom de l’amitié. Ruse assez ordinaire, & de laquelle
Amour se sert bien souvent pour surprendre celles qui semblent estre plus
difficiles à le recevoir dans leurs ames. Outre le parentage qui estoit
entre ces deux Chevaliers, & qui les devoit lier ensemble d’une
estroicte amitié : encore la longue nourriture qu’ils avoient euë ensemble,
la conformité des exercices ausquels ils s’adonnoient, & leur mesme
aage, les avoit conviez d’estre freres d’Armes, & de se jurer l’amitié
& l’assistance, ausquelles ce nom oblige ceux qui en font profession :
Mais Amour qui ne veut point souffrir de compagnon, deffit bien tost cette societé, de la sorte que je
vous diray. Le feu est difficilement tenu caché sans que la fumée ne s’en
apperçoive : mais je croy qu’il est encores plus mal-aisé de couvrir
longuement une grande affection, & mesme à ceux qui peuvent y avoir
quelque interest. Ceste raison fut cause outre celle de l’ordinaire
practique, que ces deux Chevaliers s’apperceurent bien tost de l’Amour l’un
de l’autre, & d’autant qu’Alcyre recogneut que Amintor l’emportoit par
dessus luy, apres avoir recherché tous les justes moyens qu’il se peut
imaginer pour le devancer, & qu’il eut esprouvé que tous ses efforts luy
estoient inutiles, il se resolut de recourre à la finesse, & à
l’artifice, lui semblant que pour vaincre, il n’y avoit point de ruse qui
peut estre blasmée.
C’est presque une chose ordinaire, que toutes les personnes de condition un
peu relevées, choisissent entre ceux qui les servent, quelqu’un qui leur est
plus agreable, & auquel ils se confient plus qu’à tout autre. Clarinte
en avoit fait de mesme entre les filles qui la servoient : car il y en avoit
une qu’elle aymoit, & en laquelle elle se fioit entierement ; Alcyre qui
sçavoit combien ces personnes ont de puissance & de credit aupres de
celles qu’elles servent, avoit de longue main recherché la bien-vueillance
de cette fille ; & comme il estoit fort accomply Chevalier, & fort
liberal, il se l’estoit tellement acquise, que pour peu qu’il voulust s’y
pener d’avantage pour le nouveau dessein qu’il faisoit, il luy fut aisé d’en
donner cognoissance telle qu’il luy pleust à Amintor. Ayant donc acquis
cette fille de cette sorte,
toutes les fois que son compagnon le rencontroit aupres de la belle
Clarinte, il luy laissoit la place, & s’en alloit entretenir cette fille
qu’il esloignoit des autres, & s’il s’apercevoit qu’Amintor le
regardast, il souscrivit avec elle, & avoit tousjours quelque secret à
luy dire à l’oreille, faisant tout ce qu’il pouvoit pour le faire entrer en
quelque soupçon. Amintor qui prit garde incontinent à cette nouveauté,
suivant le naturel de ceux qui ayment, soupçonna bien tost ce qu’Alcyre
desiroit de luy persuader, à sçavoir que cette familiarité procedoit de
quelque autre plus grande, mais plus cachée qu’il avoit avec sa maistresse.
Et d’autant qu’il estoit homme plein de franchise, & qui ne pouvoit rien
porter dessus le cœur contre personne, un jour qu’il le trouva à propos, il
luy dit : Est-il possible, Alcyre, que vous ayez autant d’affaire avec cette
fille de Clarinte que vous en faites de semblant ? Alcyre qui vit reüssir si
bien son dessein, ne luy respondit au commencement qu’avec un petit sousris.
Et apres, Que voulez-vous, continua-t’il, que je vous die ? vous possedez
tellement la maistresse, qu’il faut quand vous y estes, si je ne veux
demeurer seul, que je parle à celle que vous me laissez. Il me semble,
adjousta Amintor, qu’autresfois vous ne souliez point faire ainsi, & que
je ne suis point plus possesseur de la maistresse que je le soulois estre.
Qui a-t’il donc de nouveau ? Alcyre demeura quelque temps sans respondre,
& le regardant sousrioit, comme faisant le fin, dont Amintor se troubla
encor davantage, & voyant qu’il ne disoit mot : Que veut dire, reprit-il, que vous ne me respondez
point, y ay-je quelque interest, ou n’est-ce point à mes despens que vous
vous entretenez ensemble ? S’il est ainsi, pour le moins que je le sçache,
afin que j’aye ma part au passetemps. Alors Alcyre prenant un visage plus
serieux : Amintor, luy dict-il, quand nous ne serions pas si proches parens
que nous sommes, vous me devez croire assez vostre amy, pour ne vous point
traitter de la sorte que vous dites : Mais il est certain qu’il y a
long-temps que je vous eusse adverty de ce que vous desirez de sçavoir à
cette heure, si je n’eusse eu peur de vous faire desplaisir, & cette
mesme consideration m’en empeschera encore, si vous ne m’asseurez du
contraire. Je ne vous asseureray pas, dict-il, de n’avoir point de
desplaisir de ce que vous pourriez me dire, & mesme estant à mon
desadvantage : mais si feray bien, que je vous auray une tres-grande
obligation, si vous me dites ce que c’est, afin d’y remedier, ainsi que je
jugeray estre à propos. Si vous me promettez, dict Alcyre, d’en user avec
discretion, & vous servir de l’advertissement que je vous donneray,
seulement pour sortir de la tromperie où l’on vous retient ; je suis tout
prest à le vous dire, comme vostre parent & vostre amy : mais autrement
je ne le feray pas, puis que sans vous profiter en rien, il me pourroit
beaucoup nuire. Et Amintor le luy ayant promis avec toute sorte
d’asseurance, Alcyre reprit ainsi la parole. Sçaches Amintor, qu’apres avoir
longuement servy la belle Clarinte, ma bonne fortune a esté telle, qu’elle
s’est entiere- ment donné a moy,
& que je la possede. Ah Dieu ! s’escria le Chevalier, Qu’est-ce que vous
me dites ? vous possedez Clarinte ? Je la possede veritablement, reprit
froidement Alcyre, & en mettez vostre esprit en repos : car elle est
mienne de telle sorte, qu’il se passe fort peu de nuicts que je ne sois
aupres d’elle, & c’est pourquoy vous voyez que je m’en retire en
compagnie le plus que je puis, affin d’en oster la cognoissance aux plus
curieux, ainsi qu’elle m’en a prié. O Dieu ! dit Amintor, en levant les
mains joinctes en haut. O Dieu ! ne la punirez vous point, la trompeuse
& la perfide qu’elle est ? Je vous asseure, adjousta Alcire, que
plusieurs fois j’ay voulu vous en advertir, estant marry de vous voir trompé
comme vous estiez : mais (ainsi que je vous ay dict) j’ay eu peur que vous
n’en eussiez trop de desplaisir. Amintor alors pliant les bras sur son
estomach, & ayant demeuré quelque temps sans parler, reprit enfin de
ceste sorte. J’aurois une grande occasion de me douloir de vous, Alcyre, en
ce que vous m’avez ravy Clarinte, si je ne sçavois bien que la poursuitte
que vous & moy en avons faicte, n’a point esté au desceu l’un de
l’autre : mais que comme ceux qui courent au prix, plusieurs entrent dans la
course, & un seul le gaigne, de mesme je n’ay point d’occasion de me
douloir de vous, si vous l’avez emportée cette Clarinte plustost que moy, au
contraire, j’ay beaucoup de subject de me loüer de vous pour la declaration
que vous me faictes, afin que je ne demeure plus longuement deçeu. Il ne
reste pour le comble de ceste obligation qu’une chose, de laquelle je vous veux conjurer, qui
est de me faire sçavoir aussi bien par mes propres yeux ce que vous me
dites, que je viens de l’apprendre de vous par les oreilles. J’y feray,
respondit Alcyre, pour vostre contentement tout ce que je pourray : mais je
crains fort que ce ne sera que rengreger vostre desplaisir. Mon desplaisir,
respondit Amintor, ne s’en augmentera point, & quand il adviendroit
autrement, il ne seroit que bien à propos, afin que j’aye tant plus de
courage de faire la resolution que je dois. Alcyre fit semblant de demeurer
un peu empesché sur ceste demande, encore qu’il l’eust desja preveuë, &
qu’il s’y fust preparé dés le commencement. Et enfin il luy respondit : Je
ne sçay, Amintor, comme je pourray satisfaire à vostre curiosité : car
encore que je le desire bien fort pour vostre contentement, je vois une
grande difficulté de vous pouvoir mettre dans sa chambre : parce que ce
n’est pas tous les soirs que j’y vay, mais seulement lors que la commodité
le luy permet, laquelle elle ne me fait sçavoir que lors que chacun est
desja presque couché, heure tant incommode, que je ne crois pas que vous y
puissiez entrer sans estre veu. Non, non, dit Amintor, ce n’est pas ce que
je demande, je fais bien la mesme consideration, il me suffira d’estre
aupres de vous quand vous y entrerez. S’il ne tient qu’à cela, dit-il
incontinent, vous serez bien tost satisfait, & peut-estre dés ce soir
mesmes, si vous demeurez en vostre logis, & Amintor luy ayant promis de
l’y attendre, ils se separerent sur ceste resolution.
Jugez, sage Adamas, à quelles impostures nous sommes sujettes par l’exemple
de ceste sage Dame, qui encore qu’innocente, est toutefois par la finesse
d’Alcire estimée & blasmée par Amintor, comme tres-coulpable ? Il s’alla
renfermer dés l’heure mesme dans sa chambre attendant avec impatience que le
rusé Alcyre le vint advertir. Luy cependant desireux d’achever aussi bien
son entreprise, qu’il luy sembloit d’y avoir donné un bon commencement,
& ayant desja de longue main resolu ce qu’il avoit à faire : L’heure
estant venuë que chacun estoit prest de se mettre au lict, il se demesle de
tous ceux qui estoient d’ordinaire avec luy, & vient trouver Amintor
pour le conduire où il luy avoit promis. Le Roy Euric qui se plaisoit
grandement parmy les Dames, afin d’avoir plus de commodité de nous voir,
nous avoit logées Clarinte, Adelonde & moy dans son Palais, feignant que
c’estoit pour nous faire plus d’honneur. Le quartier de Clarinte estoit
presque à plein pied de la Cour, & ne falloit que monter trois ou quatre
marches pour y aller, & estant sur ce petit perron, on entroit dans sa
chambre par deux divers endroits : par l’un on trouvoit une grande salle,
& une antichambre avant que d’y entrer. Par l’autre, on passoit par une
petite gallerie fort obscure, qui conduisoit en son cabinet par une porte
desrobée, & c’estoit où Clarinte couchoit ordinairement : & quand on
vouloit passer plus outre sans entrer dans son cabinet, il ne falloit
qu’ouvrir une porte tout aupres, par laquelle on entroit dans une
tres-grande salle qui condui- soit
hors du Palais, par une porte fort peu frequentée.
Alcire ayant de long temps fort bien remarqué tout ce que je viens de dire,
conduisit Amintor dans ceste petite galerie, où estant sans point de
lumiere, lors que desja chacun estoit retiré, il luy dit, Vous verrez
Amintor, qu’aussi tost que je heurteray à la porte du cabinet, on me viendra
ouvrir : mais je vous supplie, suivant ce que vous m’avez promis, de vous en
retourner sans faire bruit aussi tost que vous m’aurez veu entrer dedans :
& puis le laissant à quatre ou cinq pas de la porte, il fit semblant
d’aller grater contre celle du cabinet de Clarinte, & il alla à l’autre
par laquelle on entroit dans la grande salle, & qui pour estre toute
proche ne pouvoit estre discernée par Amintor, & apres y avoir demeuré
quelque temps, il revint vers luy, & luy dit doucement à l’oreille :
Nous avons un peu trop tardé, elles estoient desja à moitié endormies, mais
j’ay ouy qu’elles se levent : je vous supplie encor un coup, quand je seray
entré, de vous en aller le plus doucement que vous pourrez, & cependant
de vous reculer encor un peu plus, de peur que si les flambeaux estoient
encor allumez, vous ne fussiez veu quand la porte s’ouvrira. Amintor le fit,
ne pensant point à sa finesse, qui ne tendoit à autre fin qu’a l’esloigner
d’avantage de la porte du cabinet, de peur qu’il ne peust s’appercevoir de
sa ruse. S’estant donc raproché le plus doucement qu’il peut de ceste porte,
il ouvrit luy-mesme celle qui alloit dans la grande sale, & y entrant la
referma inconti- nent apres,
parce que le ressort estoit fait de telle façon, qu’en la poussant, elle se
fermoit d’elle mesme : & Alcyre qui l’avoit remarquée, y estoit venu un
peu auparavant, & l’avoit laissée entr’ouverte. Amintor qui l’ouyt
ouvrir & fermer incontinent, eut opinion que veritablement c’estoit
celle du cabinet de Clarinte, & il est bien croyable que tout autre y
eust esté aussi bien trompé que luy, estans si proches l’une de l’autre,
& le lieu si obscur : toutesfois pour en estre plus asseuré, il vint
prester l’oreille à la porte, pour ouyr s’ils parleroient ou feroient
quelque bruit : mais ou fust que veritablement au bruit qu’Alcire avoit
fait, quelqu’un s’esveilla dans la chambre de Clarinte, ou que l’aprehension
le luy fist sembler ainsi, tant y a qu’il eut opinion d’ouyr quelque bruit,
ce qui le transporta de sorte qu’il fut prest plusieurs fois d’enfoncer la
porte à coups de pied. Enfin se souvenant de la parole qu’il avoit donnée,
& de la proximité qui estoit entr’eux, & en quelle confusion il
mettroit toute sa maison, il eut assez de pouvoir sur luy pour s’en
empescher & s’oster de là, mais avec tant de regret, que de toute la
nuict il ne peut reposer. D’autre costé, Alcyre ayant si bien joüé son
personnage, & craignant qu’Amintor ne le vint chercher en son logis, ne
voulut point y retourner, ny en lieu où le lendemain quelqu’un peust dire de
l’avoir veu, & à ceste occasion passa toute la nuict dans quelques
grottes d’un jardin, dont il s’estoit fait donner la clef.Jugez en quel
estat il avoit mis Amintor, & combien un Amant doit avoir de prudence, pour eviter les artifices
d’un Rival. Le desplaisir de ce Chevalier fut tel, que ne le pouvant
declarer à personne, il fut enfin contraint de se mettre dans le lict, &
alla quelque temps disputant contre le mal, avant que d’y vouloir donner
remede ; De quoy Clarinte estant avertie par le bruit qui en couroit,
poussée de l’amitié qu’elle luy portoit, & ignorant le sujet de sa
maladie, se resolut de l’aller visiter : mais elle le trouva si triste, qu’à
peine la peut il regarder, ce qu’elle attribuoit à la grandeur de son mal :
mais l’allant une autrefois visiter, & le trouvant encore plus
melancolique & plus froid que la premiere fois, elle ne se peut
empescher de luy dire : Il est certain Amintor, que vostre mal doit estre
fort grand, puis qu’il ne vous change pas seulement le visage, mais vous
rend d’une humeur si differente à celle dont vous souliez estre, que
veritablement vous n’estes plus recognoissable, Ha Clarinte ! luy
respondit-il en souspirant, combien eust-il esté à propos que ce changement
fut arrivé il y a long temps ? Elle demeura estonnée d’ouïr ceste responce,
& lors qu’elle vouloit continuer pour en apprendre d’avantage, les
Medecins s’approcherent de luy, de sorte que craignant que quelqu’un ne s’en
apperceust, elle n’osa repliquer, au contraire s’estant arrestée fort peu de
temps aupres de luy, elle se retira la plus mal satisfaire personne du
monde.
Cependant Alcire pour ne point perdre temps, apres avoir veu un si bon
commencement, & un progrez si favorable à ses desseins, pour se
prevaloir encor mieux des occasions qui se pour- roient presenter, se rendit beaucoup plus familier
d’Amintor, qu’il ne souloit estre, & demeuroit si assiduellement aupres
de luy, qu’il estoit impossible qu’il parlast à personne sans qu’il l’ouyst.
Car cognoissant bien que son mal procedoit principalement du desplaisir
qu’il recevoit de Clarinte, il ne vouloit point qu’elle l’en peust
desabuser, ny que quelqu’un luy fit recognoistre la verité : mais parce
qu’il n’avoit pas encore entierement accomply son chef d’œuvre, & qu’il
estoit necessaire, que comme il avoit trompé Amintor, il abusast aussi
Clarinte, afin que comme il la fuyoit, elle s’esloignast aussi de luy. Un
jour qu’il se trouva seul dans la chambre de son compagnon, & qu’il
recogneut que le mal le pressoit moins que de coustume, il fit semblant de
vouloir escrire quelque chose qui luy estoit d’importance : mais comme s’il
n’eust peu venir à bout de ce qu’il avoit à faire, il effaçoit tantost une
parole, & tantost rayoit une ligne toute entiere, & enfin feignant
de se dépiter contre soy-mesme, rompoit & le papier & la plume
contre la table, frappant de colere des mains dessus. Dequoy Amintor
sousriant, & ne sçachant d’où procedoit ceste façon de faire, luy
demanda, quelle occasion il en avoit : Je vous asseure, luy dit-il, que je
pense n’avoir pas aujourd’huy l’esprit bien fait. Ce matin le Roy m’a
commandé de faire pour luy une lettre de remerciment à une Dame, pour
quelques estroittes faveurs qu’elle luy a faites, & faut que je la luy
porte tout à ceste heure, afin qu’il ait le loisir de la rescrire : mais je
ne sçay où aujourd’huy mon esprit
s’en est allé : je ne puis lier deux paroles bien à propos, & parce
qu’Amintor aymoit Alcyre, & qu’il sçavoit bien qu’Euric avoit accoustumé
de donner bien souvent de semblables commissions à ceux qu’il aymoit le
plus, & qu’il jugeoit personnes d’esprit, il voulut essayer si son mal
luy permettoit de faire ceste lettre pour son amy, & pource luy ostant
le broüillart des mains afin d’en comprendre mieux le sujet apres y avoir un
peu songé ; Il escrivit telles paroles :
LETTRE
D’Amintor au nom du Roy Euric.
C’est à la grandeur de mon affection, & non pas de mon
merite, que vous avez voulu mesurer la faveur que j’ay receuë de vous :
mais à quoy faut-il que j’esgalle le remerciment que je vous en dois ?
Sera-ce point pour ne vous estre redevable à ceste mesme grandeur de mon
affection ? Mais estant infinie, avec quoy se pourroit-elle esgaller ?
avec ce qui est comme elle infiny, & telle est la volonté que j’ay
de vous faire service, laquelle je vous supplie de recevoir, comme celle
de la per- sonne du monde qui
vous ayme le plus, & qui y est aussi la plus obligée.
Ce qu’Alcyre desiroit sur toutes choses, c’estoit qu’Amintor escrivit ceste
lettre sur ce sujet, non pas pour la donner au Roy, ainsi qu’il en faisoit
le semblant : mais pour un autre effect qu’il avoit desseigné en luy-mesme.
Il loüe donc grandement la vivacité de son esprit, & la facilité qu’il
avoit de mettre ses conceptions par escrit, le remercie de ce qu’il a fait
pour luy, l’ayant osté d’une peine qui n’estoit pas petite, & la mettant
dans sa poche, s’en va feignant de la vouloir rescrire dans un petit cabinet
où il souloit se retirer pour semblable affaire. De fortune le broüillart
qu’il avoit fait demeura sur la table, que le pauvre malade serra dans une
layette, où il avoit accoustumé de mettre semblables papiers, sans autre
dessein, que de ne vouloir pas qu’il fust veu. Alcyre cependant prend de la
soye, & estant hors de la presence d’Amintor, cachette ceste lettre,
& y met un chiffre dessus, & puis s’en va trouver Clarinte, prenant
l’heure, qu’il pensa la pouvoir trouver plus seule. Deux jours estoient
desja passez depuis la derniere fois qu’elle avoit visité Amintor, &
qu’elle en estoit revenuë si mal satisfaite : Toutefois encor qu’elle
desirast beaucoup de sçavoir pourquoy Amintor luy avoit parlé de ceste
sorte ; si est-ce qu’elle n’avoit osé y retourner si promptement, de peur de
donner sujet aux médisans de mal parler d’elle : & maintenant voyant Al-
cyre, & sçachant la
familiarité qui estoit entre eux, encore qu’elle ne fust pas ignorante qu’il
l’aymoit aussi bien qu’Amintor, si ne peut-elle s’empescher de luy demander
comme se portoit son malade. Alcyre faisant semblant de ne sçavoir point que
son compagnon la servist, luy respondit si froidement : Je croy, Madame,
qu’il se portera bien, estant depuis peu devenu si joyeux, qu’il n’y a pas
apparence qu’il tienne longuement la chambre, puis que les Medecins disent,
que son mal ne procede que d’une grande tristesse. Je croy, respondit
Clarinte, que les Medecins ont fort bien jugé : & faut, s’il est si
joyeux que vous le dites, qu’il soit bien changé depuis que je ne l’ay veu :
car la derniere fois que je fus chez luy, à peine pouvoit-il ouvrir la
bouche pour parler à moy. Je ne sçay, respondit Alcyre, quel il estoit lors
que vous le vistes : mais si fais bien, que jamais homme ne monstra un
visage plus content qu’il fait depuis hier au matin : aussi n’est-ce pas
sans raison : si c’est avec raison que celuy se contente qui a obtenu ce
qu’il desire. Et je vous supplie Alcyre, dit-elle incontinent, faictes moy
sçavoir ce contentement, afin que comme sa parente & sa bonne amie, je
participe au plaisir qu’il en a. Je le ferois, repliqua-t’il, pour obeyr à
ce que vous me commandez : mais je sçay, Madame, que la pluspart des femmes
ne sçavent rien taire, & peut-estre s’il venoit à le sçavoir, je
perdrois son amitié que je tiens si chere. J’avouë, respondit-elle, que je
suis femme, mais non pas de celles-là que vous dites ne sçavoir rien taire,
ayant toute ma vie fait particu-
liere profession de ne parler jamais de ce que je promets tenir caché, comme
à cette fois je le vous proteste & le vous jure. Sur ceste parole,
dit-il, je le vous diray : mais à condition que vous n’userez point de la
puissance que vous avez sur moy, pour m’en faire declarer davantage que je
ne voudray. Ce seroit trop de discourtoisie, dit-elle, encore que je le
peusse faire, de vous y vouloir contraindre. C’est pourquoy je vous asseure
de ne vouloir jamais rien sçavoir de vous, que ce que vous mesme m’en
voudrez dire. Sçachez donc, reprit finement Alcyre, que le pauvre Amintor
est secrettement devenu amoureux d’une des principales & des plus belles
Dames de la Cour, & que l’aymant passionnément, & s’estant figuré
qu’elle devoit rendre à son affection quelque sorte de tesmoignage de bonne
volonté : il y a quelques jours qu’il en voulut retirer quelque preuve :
mais s’estant trouvé beaucoup moins heureux qu’il n’avoit eu opinion, il en
ressentit un si grand desplaisir, qu’il en devint malade, se donnant de
telle sorte du tout à la melancholie, qu’il y avoit peu de personnes qui ne
la jugeast estre la seule cause de son mal. Dequoy ceste belle Dame estant
advertie, esmeuë à quelque compassion le vint visiter, & depuis ayant
recogneu la grandeur de son affection, luy a donné autant de subject de se
contenter d’elle, que peu auparavant elle luy en avoit donné de
mescontentement : De vous dire quel il est, il n’y a point d’apparence :
Puis, Madame, que vous le pouvez juger par l’effect que je vous en dis, tant
y a que ce matin il a mis la main à la plume pour luy es- crire, & ne se fiant de
personne que de moy, m’a prié de luy porter sa lettre. Clarinte oyant ces
nouvelles, ne peut s’empescher de rougir infiniment surprise de la nouvelle
de cét Amour, & parce qu’elle ne vouloit pas qu’Alcyre s’en apperceust,
elle fit semblant de se moucher, & en mesme temps luy demanda qui estoit
ceste courtoise Dame, sans mesme oster le mouchoir du visage, pour empescher
que le changement de sa voix ne fust recogneu. C’est, dit Alcyre, ce que
vous m’avez promis de ne me commander pas de vous dire : mais pour vous
donner plus d’asseurance de mes paroles, & que vous puissiez mieux juger
ce que je vous dis, encore que sa lettre soit cachetée, je ne laisseray pas
de la vous monstrer ; parce que je reprendray bien son cachet sans qu’il le
voye, & lors ouvrant la lettre la luy presenta. Elle qui cognoissoit
fort bien l’escriture d’Amintor, soudain qu’elle y jetta les yeux dessus,
vit bien que veritablement il l’avoit escrite, & cela luy faisant
adjouster foy à tout ce qu’Alcyre venoit de luy dire : Elle leut avec une
grande émotion tout ce qui estoit escrit, qui luy donna encore plus de desir
de sçavoir à qui ce remerciment s’adressoit. Et ne me direz-vous point,
Alcyre, luy dit-elle, à qui ces belles paroles sont escrites ? Madame,
dit-il, je la vous eusse nommée dés le commencement, si je n’eusse promis le
contraire avec de si grands sermens, que j’aurois horreur de les rompre :
mais qu’il vous suffise que c’est l’une des plus belles Dames de la Cour :
Je le croy, dit Clarinte, puis que vous le dictes : Mais, continua-t’elle,
quelque beauté qui soit en elle,
si l’estimeray-je encor beaucoup moindre que sa courtoisie : & puis que
vous ne me voulez dire son non, ne me pouvant venger en autre chose, je ne
veux pas qu’elle ait le contentement de lire cette lettre, & en mesme
temps pressée du dépit, la rompit en diverses pieces. Alcyre feignit d’en
estre bien marry, & de l’en vouloir empescher, encor que ce fust son
moindre soucy : enfin voyant qu’il n’y avoit plus de remede, il fit semblant
de se consoler. Je diray, continua-t’il, qu’en tirant mon mouchoir, elle est
tombée dans le feu, où elle a esté plustost bruslée que je n’y ay pris
garde, & s’il veut il en refera un’autre.
Se pouvoit-il user avec plus de finesse, pour rompre une amitié des deux
costez, qu’Alcyre en cette occasion en inventa ? aussi fit-il un si grand
coup en l’un & en l’autre, que Clarinte abusée de cette lettre, &
Amintor deceu de ce qu’il pensoit avoir bien veu, estoient si mal
satisfaicts l’un de l’autre, qu’ils n’attendoient plus que l’occasion de se
voir, pour venir aux extremes reproches, qui fut cause que Clarinte n’alla
plus voir Amintor, & qu’Amintor laissa escouler plusieurs jours contre
sa coustume, sans l’envoyer visiter, ce qui ne faisoit que les affermir
d’avantage en l’opinion qu’Alcyre leur avoit fait concevoir.
Or voyez, mon pere, combien la fortune, quand elle veut, prepare le chemin
aisément à celuy qui luy plaist qui parvienne à la fin de ses desseins. J’ay
esté contrainte de vous dire un peu au long les finesses d’Alcyre, & les
mesconten- temens de Clarinte, afin
de vous faire mieux entendre, comme Alcidon pour effectuer la priere que je
luy avois faite, parvint aux bonnes graces de Clarinte : parce que c’est une
chose tres-asseurée, que sans cette dissension, il eust peu mal-aisément
venir à bout de son dessein : Mais comme il a tousjours esté tres-heureux en
tout ce qu’il a entrepris, il ne le fut moins à ce coup de rencontrer ce
hazard si à propos.
Alcidon a voulu couvrir tant qu’il a peu son infidelité, par les discours
qu’il a faits : & quoy que je me sois teuë quand il en a parlé, &
que quand il me vint retrouver la premiere fois, je n’en fisse point de
semblant, si est-ce que je sçavois tresbien que le long temps qu’il estoit
demeuré sans me faire sçavoir de ses nouvelles, avoit veu naistre d’autres
affections en luy, que celles qu’il avoit euës pour moy : car sans en
chercher de plus esloignées, je sçavois fort asseurément, que Torrismond
estant mort, lors que Thierry son frere prit la Couronne, il vit dans l’une
des villes d’Aquitaine Clarinte, & qu’il l’ayma : & si je voulois,
peut-estre luy pourrois-je bien dire & le temps & le lieu : mais il
suffit qu’en son ame il sçait bien que je dis vray. Et parce qu’Alcidon
faisoit semblant de ne vouloir point avoüer ce qu’elle disoit ; Non, non,
dict-elle, Alcidon, ne niez point la verité, vous sçavez que je dis vray,
& que peu de temps apres l’accident de Damon & de Madonthe,
Thorrismond venant à mourir, & Thierry luy succedant vous le suivistes
en ses voyages, & qu’au siege
d’une ville vous vistes cette belle Dame, de laquelle vous eussiez davantage
continué le service, si Thierry mesme ne fust mort presque aussi tost qu’il
fut Roy, & depuis vous en fustes distrait par le grand Euric, qui vous
occupa de telle sorte en ses diverses entreprises, que vous oubliastes aussi
bien Clarinte, qu’auparavant vous aviez eu peu de memoire pour moy : &
vous contentez Alcidon, que si je voulois, je vous raconterois, non
seulement le commencement & le progrez de cette affection, mais
peut-estre encores tant de particularitez de vostre vie, que vous vous en
estonneriez.
Je dis cecy sage Adamas, non pour luy reprocher son inconstance : car je sçay
bien que son âge ne luy permettoit pas alors d’estre plus constant, &
que je ne l’avois point obligé d’avoir plus de fidelité pour moy : mais je
le dis seulement pour vous faire entendre, qu’il eust beaucoup moins de
peine à faire cognoistre sa bonne volonté à cette belle Dame. Je ne nieray
pas, interrompit Alcidon, que du temps que vous distes, je n’aye veu
Clarinte, & que sa beauté ne m’ait ravy, par une rencontre fort
inesperée : Car au siege d’une ville, quelque intermission ayant esté faite
des armes, je m’approchay de la muraille où le Roy m’envoyoit, pour faire
retirer les soldats qui s’en approchoient trop ; Je vis cette belle Dame sur
les creneaux, où elle estoit venuë pour parler à quelqu’un de nostre armée
qu’elle cognoissoit : j’avouë qu’aussi tost que je la vis, je l’admiray,
& qu’elle faillit dés lors de me couster la vie, parce que la tresve se
rom- pant cependant que je la
considerois, je ne me donnay garde que je fus tout couvert de traicts &
de flesches, que ceux de la muraille me tiroient, & que comme elle
portoit en ses habits le signe de la mort, car elle faisoit le dueil de son
pere, sa veuë me fut presque mortelle de cette sorte : mais je ne
confesseray jamais que cela m’ait fait manquer à ce que je vous dois, &
que vous me faictes une extreme injure, quand vous en parlez autrement. Nous
en croirons, dit Daphnide, ce qu’il vous plaira, tant y a Alcidon, que cette
fois que par mon commandement vous lui parlastes d’amour, n’avoit pas esté
la premiere, & qu’à cette occasion l’accez vous en fut plus aysé.
Au commencement, toutesfois sçachant ce qui s’estoit passé entre nous,
d’autant que le Roy mesme le luy avoit raconté, elle ne laissa de rejetter
bien fort ses paroles : car il faut que vous sçachiez, mon pere, que le
grand Euric pensant s’avancer davantage en ses bonnes graces, luy faisoit
entendre, que toute la recherche qu’il me faisoit, n’estoit que pour
Alcidon, qu’il luy disoit estre passionnément amoureux de moy. Et parce que
ce Chevalier desireux de vaincre cette belle Dame, ne s’arresta pas au
premier refus qu’elle luy fit : Un jour qu’Euric s’estoit allé promener sur
le Rosne, & pour passer le temps en meilleure compagnie, avoit convié
une partie des Dames, entre lesquelles nous estions Clarinte & moy, je
pris garde qu’Alcidon s’en approcha, & apres avoir parlé quelque temps à
elle, je vis qu’il luy donna un papier qu’elle
prit, & incontinent apres le despliant le rompit & le jetta dans le
fleuve sans le lire. Je ne peus pour lors entendre ce qu’il luy avoit dit,
ny ce qu’elle luy respondit, parce que j’estois trop esloignée, & qu’ils
parloient fort bas : mais Alcidon me dit depuis, qu’il luy avoit dict : Ne
trouvez estrange, Madame, si je viens tenter en ce lieu ce que je n’ay peu
obtenir ailleurs, je veux dire, l’honneur de vos bonnes graces, parce
qu’ayant esté si malheureux quand je vous en ay suppliée sur la terre, je
veux essayer si l’Element de l’eau me sera point plus favorable, &
d’autant que quand je vous vois, mon ame s’employe tellement à vous
regarder, qu’elle oublie de parler : pour suppléer à ce deffaut, j’ay mis
dans ce papier une partie des choses que je voudrois bien, & que je ne
puis vous dire : Et à ce mot, il le luy presenta, elle qui eut peur qu’en le
refusant, elle ne fust cause que plusieurs s’en prinssent garde, le receut,
& luy dit : Vous avez eu raison, Alcidon, de penser que cet Element vous
seroit plus favorable que l’autre, s’il est vray que chacun favorise son
semblable, car vostre humeur inconstante ne ressemble en rien à la terre,
& si faict bien à l’eau qui ne s’arreste jamais : & pour vous
monstrer que j’en fais le mesme jugement, je luy donne ce papier où vous
dites avoir escrit ce que vous desirez, afin qu’il vous accorde vostre
requeste, m’asseurant bien que vous cognoissant aussi inconstant que luy, il
vous favorisera autant qu’il luy sera possible : Et à ce mot, rompant la
lettre en plusieurs pieces, sans la lire la jetta dans le fleuve. Ah, Mada-
me ! luy dit Alcidon, luy
voulant retenir le bras, est-ce ainsi que vous mesprisez la plus entiere
affection qui vous ait jamais esté offerte ? Ne vous contentez-vous pas,
injuste que vous estes, de me brusler le cœur par le feu de vos yeux, sans
en noyer les plaintes dans ce fleuve pour ne les voir pas ? Vous avez tort,
luy dit-elle froidement, de m’accuser d’injustice, puis que je me fais
paroistre tres-equitable de ne vouloir rien retenir de l’autruy, rendant à
cet Element si inconstant les pensées & les conceptions du cœur le plus
inconstant qui soit en l’Univers.
Cependant que Clarinte parloit de ceste sorte à ce Chevalier, le Roy
m’entretenoit, & toutesfois je n’estois pas si attentive à son discours,
que je n’eusse l’œil sur Alcidon, & m’asseurant bien que Clarinte feroit
quelque action, qui donneroit cognoissance de ce qu’il luy disoit, afin que
le Roy y prit garde, expressément sans luy respondre je tins quelque temps
les yeux sur eux, & parce qu’il me tira par le bras, comme s’il eust
voulu me faire revenir d’un sommeil : Je ne dors pas, luy dis-je, Seigneur,
voyez ce que je regarde, & lors je luy monstray Clarinte & Alcidon,
& de fortune au mesme temps que le Chevalier luy donnoit la lettre, de
sorte qu’il peut voir comme elle la rompit & la jetta dans l’eau. De
quoy je fus bien ayse, afin qu’il commençast de prendre garde à ceste
nouvelle amour, sçachant bien qu’en semblables affaires, il ne faut
seulement qu’en faire voir un peu, & laisser à la jalousie d’achever le
reste.
Depuis ce jour, Alcidon continua de sorte & poursuivit si bien son
entreprise, que la belle Clarinte, pensant que ce seroit un tres-bon moyen
pour gaigner Euric, & pour faire regretter à Amintor, la perte qu’il
avoit fait d’elle, fit semblant de luy vouloir un peu de bien : Je dis, fit
semblant, car veritablement pour lors elle n’avoit guere autre passion que
l’ambition, pour laquelle elle estoit bien ayse d’estre aymée du grand
Euric, & que le despit contre Amintor, croyant qu’il se fust retiré
d’elle pour quelque autre, à quoy elle jugeoit que la bonne chere qu’elle
faisoit à Alcidon luy pourroit estre fort profitable : car elle sçavoit bien
que pour r’appeller un Amant qui se retire, il n’y avoit rien de meilleur
que de faire naistre la jalousie, & pour en acquerir un de la qualité du
Roy, il n’y avoit artifice meilleur que de s’acquerir les bonnes graces de
ceux qui en sont aymez & favorisez, comme elle voyoit estre ce
Chevalier, afin que par leurs loüanges, ils portent l’esprit de leur maistre
à les aymer d’avantage, outre qu’elle en avoit ce luy sembloit un exemple en
moy qu’elle sçavoit bien avoir esté aymée d’Alcidon, & qu’elle pensoit
estre parvenuë aux bonnes graces du Roy par son moyen. En ceste
consideration doncques, elle commença d’escouter ce Chevalier, & de luy
faire quelque espece de petites faveurs : dequoy je recevois un tres-grand
contentement, pensant bien que quand le Roy s’en prendroit garde, il estoit
impossible selon son humeur, qu’il ne s’en offençast grandement, & tout
expres lors que je pouvois parler à Alci- don en particulier, je le solicitois tousjours de
s’avancer d’avantage en ses bonnes graces, & de la rechercher mesme à la
veuë d’Euric, pourveu que ce fust avec discretion, ce qu’il fit de telle
sorte, que non pas seulement le Roy & Amintor, mais presque toute la
Cour s’en prit garde, d’autant qu’au commencement ny Clarinte, ny Alcidon,
n’avoient pas grande opinion de s’aymer à bon escient, mais seulement pour
les desseins qu’ils avoient tous deux, lesquels ne pouvoient estre
accomplis, s’ils eussent tenu leur amitié secrette, parce que tout l’effect
qu’ils en esperoient devoit proceder de la cognoissance qu’ils en donnoient
à autruy.
Ils continuerent quelque temps de ceste sorte, durant lequel Amintor s’alla
tousjours plus opiniastrant contre l’affection qu’il portoit à Clarinte, ne
pouvant consentir que son cœur genereux aymast une personne, de laquelle il
pensoit avoir esté si laschement trahy. D’autre costé, elle qui pensoit
avoir encor plus d’occasion de le hayr, pour en avoir esté si indignement
delaissée, encore qu’elle feignit de ne s’en point soucier, si est-ce
qu’elle en ressentoit un despit si vif en l’ame, que ne pouvant s’en vanger
si tost qu’elle eust bien voulu, elle ne se pouvoit deffendre de l’extreme
tristesse, qui descouvre au visage les ennuis que le cœur veut tenir
cachez ; & comme la neige en roulant sur d’autre s’amoncelle &
s’agrandist, de mesme ce desplaisir peu à peu se joignant à d’autres ennuis,
dont la vie des hommes n’est que trop fertile, s’y joignant encores quelque
indisposition du corps, elle se
reduit en un tel estat, qu’enfin elle fut contrainte de se mettre au lict,
où tout son plus grand exercice estoit de souspirer & de plaindre.
Amintor en fut incontinent adverty, parce qu’à cause de leur parentage les
domestiques des uns & des autres avoient une tres-grande familiarité
ensemble : mais cela encor ne fut point suffisant de vaincre l’esprit
offencé de ce Chevalier. Il advint enfin, que le mal de ceste belle Dame
rengregeant de jour en jour, il fut adverty qu’une nuict elle avoit eu des
deffaillances qui avoient failly de l’emporter, & qu’on ne sçavoit
encore ce qui en arriveroit. Il avoit tenu bon jusques là, mais oyant parler
de mort, il fallut se rendre, & sans attendre d’avantage, se faisant par
force habiller, il se fit trainer tout malade qu’il estoit au mieux qu’il
peut au logis de Clarinte, qu’il trouva dans le lict, mais non pas
toutesfois en l’extremité qu’on luy avoit dite, parce qu’encore que la nuict
elle eust ce fascheux accident, le jour estant venu luy r’apporta de la
force & de l’allegement. Elle qui eust attendu toute autre visite
plustost que la sienne, & qui grandement offensée contre luy, n’en
pouvoit souffrir la presence qu’avec peine, pensant qu’il vint la voir pour
continuer ses tromperies, resolut de se faire effort, & en cachant son
mal, essayer de luy desplaire en tout ce qu’elle pourroit. En ce dessein
apres quelques propos communs, elle luy demanda des nouvelles de la Cour :
Car, dit elle, estant dans ce lict où vous me voyez, je n’en sçay que ce que
par pitié on m’en vient dire, & en eschange si vous prenez ceste peine, je vous apprendray des
miennes. Madame, dit froidement Amintor, il y a si long temps que je ne fais
la Cour qu’à mon lict, que ce n’est pas à moy à qui il se faut adresser pour
en apprendre : mais n’estant venu icy que pour sçavoir des vostres, vous
m’obligerez grandement de m’en dire, me resjouïssant cependant de vous voir
en un meilleur estat que l’on ne m’avoit pas figuré ce matin. Et quoy,
Amintor, respondit-elle, vous me pensiez peut-estre trouver morte ? Non,
non, je ne vous veux pas encor mettre en dépense d’un habit noir : &
pour vous monstrer que Dieu-mercy je ne suis pas reduite à un tel estat, je
veux en satisfaisant à la curiosité que vous avez de sçavoir de mes
nouvelles, vous monstrer que mes pensées tendent bien ailleurs, & lors
passant la main sous le chevet, elle ne tira un papier qu’elle luy presenta.
Tenez Amintor, continua-t’elle, lisez ces vers qui ont esté faits sur ces
fleurs que vous voyez attachées au chevet de mon lict, & puis si vous
n’en sçavez deviner l’autheur, je le vous diray. Avant, dit-il, que de les
lire, je penserois le pouvoir nommer asseurément, & lors les despliant,
il trouva qu’ils estoient tels :
MADRIGAL,
Sur un bouquet de fleurs aupres de Clarinte dans le lict.
Pres d’elle sur son lict un bouquet j’aperçeus,
Que
d’envie aussi tost contre luy je conceus :
O fleurs ! au pris de
moy, que vous estes heureuses,
En souspirant, leur dis-je, &
lors me reprenant,
Je dis incontinent :
Mais pour n’estre
amoureuses,
Belles fleurs, je vous croy
Moins heureuses que
moy.
Puis soudain au rebours, repensant en moy mesme,
Que je
n’ay point de mal, sinon parce que j’ayme :
Je te dis, ô bouquet !
mille fois plus heureux,
N’estant point amoureux.
Amintor ayant leu ces premiers vers, s’arresta pour considerer la lettre,
& apres y avoir quelque temps songé : Et bien, luy dit Clarinte, qu’en
pensez vous ? Jusques icy, respondit-il, je n’y voy rien qui me fasse
changer d’opinion, sinon l’escriture, qui veritablement n’est pas de celuy
que je pensois : mais, peut-estre, l’a-t’il fait expres pour en oster la
cognoissance à ceux qui les verroient. Je cognois bien, adjousta Clarinte,
que vous vous trompez : mais continuez de lire les autres, & peut-estre vous en donneront-ils plus
de cognoissance : ou vous mettront entierement hors de l’opinion où vous
estes. Lors Amintor continua de ceste sorte :
SONNET
Sur le mesme sujet.
Amour cueillit ces fleurs où prend la belle Aurore,
Ses roses, ses œillets, & ses lys tour à tour :
Qu’apres
ouvrant le Ciel & les portes du jour,
En tombant de ses mains,
tout l’Orient adore.
Belles fleurs que le Ciel de tant de grace honore,
Qu’heureuses vous serez en un si beau sejour ;
Vous mourrez, il est
vray, mais sur l’autel d’amour,
Autel où tous les cœurs voudroient
mourir encore.
Que vous vinstes, ô fleurs ! sous un heureux destin,
Vous nasquistes jadis dedans un beau jardin,
Et de mourir icy vous
estes destinées.
D’avoir changé de lieu, qu’il ne vous fasche pas,
Car
vous mourrez bien mieux que vous n’estes pas nées :
O Dieu ! qui
n’esliroit avec vous ce trespas ?
Je ne sçay, continua Amintor, si les vers qui suivent me feront perdre la
creance que j’ay : mais jusques icy je la tiens encores tres asseurée, &
reprenant le papier, il leut les autres, qui estoient tels :
SONNET
Sur le mesme sujet.
Je la vis dans le lict, un bouquet aupres d’elle :
O
combien en ces dons le Ciel est envieux !
Si j’estois comme vous,
aupres de ceste belle,
Quel plus heureux sejour voudrois-je entre
les Dieux ?
O fleurs ! si vous l’aimiez comme j’aime ses yeux :
La place où je vous vois à quelqu’autre nouvelle,
Vous ne
changeriez pas sous l’espoir d’estre mieux :
Mais la fortune en
nous n’est-elle pas cruelle ?
Le bien qui me deffaut, vous l’avez vainement,
Le
bien qui vous deffaut, je l’ay pour mon tourment,
Sur nous elle use
ainsi de double tyrannie.
Comme le Ciel se rit des choses de çà bas,
Il offre
ses presens à qui ne les void pas :
Mais à qui les void bien, le
cruel il les nye.
Amintor ayant achevé de lire ces vers, demeura fort empesché à juger qui en
estoit l’autheur : car au commencement il pensoit que ce fust Alcyre, mais
la conclusion de ces derniers luy en ostoit presque l’opinion. Clarinte qui
vit bien qu’il ne pouvoit le deviner les reprit, & monstrant d’en estre
fort soigneuse, les remit en la place où elle les avoit pris, & puis se
tournant à luy. Je vois bien, Amintor, luy dict-elle, que pour ce coup vous
n’en devinerez pas l’Auteur, si vous asseure-je que c’est une personne qui
merite autant de bonne fortune, qu’autre qui soit en la Cour. J’avouë,
Madame, respondit-il, que ces derniers vers m’ostent la cognoissance que je
pensois en avoir : Si ce n’est que pour se déguiser d’avantage, il se feigne
moins favorisé qu’il n’est pas. Que pensez-vous dire Amintor, reprit
incontinent Clarinte, & avez vous opinion que je fasse des faveurs à
quelqu’un ? Cela est bon pour celles à qui vous faictes tant de beaux &
grands remercimens : mais si vous n’avez oublié la façon dont j’ay vescu
avec vous, quand vous en avez recherché de moy ; vous vous souviendrez que
je ne suis point personne de qui il en faille attendre. Ha ! Madame,
respondit-il en souspirant, je n’ay que la memoire trop bonne de ce que vous
me dictes, aussi n’y a-t’il plus que ce seul souvenir qui me reste de tant
de services que je me suis efforcé de vous rendre. Mais, helas ! que mes
yeux sont de trop asseurez tesmoings pour pouvoir estre démentis ? Le mal de
Clarinte estoit grand, mais quand elle l’ouyt parler ainsi, elle se tourna
de furie de son costé : Et quel
tesmoignage, luy dit-elle, vous peuvent avoir rendu vos yeux, qui soit à mon
desavantage ? & parce qu’il ne respondoit point, retenu encor du respect
qu’il luy portoit, elle continua. Non, non, Amintor, que vostre silence
n’essaye point de couvrir sous le voile du respect la mauvaise volonté que
vous avez pour moy, & vous contentez de vos trahisons passées, sans
vouloir pour les excuser m’accuser de vostre faute. Vos yeux ny ceux de tous
les hommes ensemble, ne peuvent rien tesmoigner à mon desavantage, & si
font bien les miens, & ceux de plusieurs autres contre Amintor, comme
contre le plus perfide, & le plus ingrat qui vive. Si j’ay jamais
manqué, dit-il froidement, à l’honneur, & à la fidelité que je dois à
celle qui m’accuse de perfidie & d’ingratitude, je veux Madame que ce
moment soit le dernier de ma vie : Mais si vous me permettez de dire ce que
vous me demandez. Ouy, ouy, interrompit elle tout en colere, dites hardiment
tout ce que vous sçavez, mais soyez plus veritable en vos paroles qu’en vos
sermens : Si estois-je resolu, respondit-il, sans le commandement que vous
m’en faites, de l’ensevelir dans mon tombeau, & l’emporter avec moy,
pour m’empescher de regretter la perte de ma vie, ne l’ayant jamais desirée
que pour avoir l’honneur de vous rendre le fidelle service que je vous avois
voüé, & qui m’a esté interdict depuis le temps que j’ay sçeu, & veu
ce que vous me commandez de vous dire. J’attens avec impatience, dit
Clarinte, la fin de vostre discours, pour apres vous faire avouer que vous
estes le plus ingrat, & le plus
perfide qui soit en l’Univers. Ce que je vous tesmoigneray par vostre mesme
escriture : si vous n’estes aussi effronté à le nier, que vous estes
traistre & meschant au reste de vos actions. Amintor apres s’estre teu
quelque temps, reprit ainsi la parole. Puis que vous me le commandez,
Madame, & que vous m’asseurez de me dire aussi ce qui vous convie d’user
de telles reproches & injures contre moy, je satisferay à vostre desir,
avec protestation toutesfois, que si je mens en ce que je vay dire, je
puisse estre puny rigoureusement des Dieux avant que de partir de ce lieu :
mais aussi je vous supplie tres-humblement de vouloir mettre un peu vostre
esprit en repos, jusques à ce que j’aye eu le loisir de le vous raconter.
Quand vous m’avez monstré ces vers, j’ay creu que le bien heureux Alcyre en
estoit l’auteur : mais quand j’ay veu dans les derniers, qu’il se plaignoit
que ces fleurs avoient le bon-heur qu’il desiroit, & duquel il estoit
privé, j’ay changé incontinent d’opinion, si ce n’est qu’il l’ait dit ainsi,
pour feindre & pour se déguiser : car je l’ay veu si souvent entrer de
nuict dans vostre chambre, qu’il n’a pas occasion d’en souhaiter plus de
permission qu’il en a. O Dieu ! s’escria Clarinte, vous avez veu entrer de
nuict Alcyre dans ma chambre ? Ouy, Madame, je l’ay veu, respondit-il, &
ainsi les Dieux me soient en ayde, comme je l’ay veu de mes propres yeux.
Qui eust jamais creu, reprit-elle, une si meschante ame dans Amintor d’oser
dire une chose si fausse, & d’appeller encore les Dieux pour ses
tesmoings ? Je suis bien marry, Madame, respondit-il, que pour vous obeyr, je sois contraint
de vous tenir un propos qui vous est tant ennuyeux : mais soyez certaine que
je l’ay veu, de sorte que je ne l’eusse peu voir de plus pres, si je ne
fusse entré avec luy. Voicy, reprit Clarinte, la plus insigne meschanceté
qui fut jamais inventée, & vous Dieux qui maintenez les innocens, prenez
ma cause, faictes voir mon innocence, & punissez ces impostures : &
puis addressant sa parole au Chevalier : Il n’est plus temps,
continua-t’elle, de dissimuler, je veux que cette meschanceté soit averée,
& que le masque en soit osté. La vie ne m’est point chere au prix de
l’honneur, & la mort me sera tousjours plus agreable que cette calomnie.
Et pource, Amintor, parlez clair, & me dites quand, & comment vous
avez veu entrer Alcyre en ma chambre, ou autrement je croiray que tout ce
que vous dites n’est que vostre pure invention. Madame, respondit-il
froidement, Alcyre a esté celuy qui m’a desillé les yeux, m’ayant
premierement dit, & apres à cause de mon incredulité, fait voir les
extremes faveurs qu’il reçoit de vous, ayant voulu pour m’en rendre plus
certain, que je l’aye accompagné jusques à la porte de vostre chambre :
& sur ce discours luy raconta par le menu tout ce qu’il avoit veu, &
tout ce qui s’estoit passé entre Alcyre & luy, sans laisser depuis le
commencement jusques à la fin, chose qu’il eust veuë. Cette pauvre Dame fut
si estonnée de ce calomnieux artifice, qu’elle en demeura quelque temps sans
pouvoir ouvrir la bouche ; enfin revenant en soy-mesme, & ramassant ses
esprits ; Est-il possible,
dict-elle, qu’un esprit humain soit si meschant, que vous me racontez avoir
esté Alcyre contre moy, qui ne luy en ay jamais donné subject ? Il faut bien
que les Dieux soient infiniment plus clemens que les hommes, puis qu’ils
supportent sans la chastier, une si grande meschanceté. Premierement,
Amintor, je vous jure & proteste, qu’il n’y a rien au monde de plus faux
que cette imposture, & veux que les Dieux ne soient point Dieux pour
moy, mais Demons, affin de me chastier de la plus cruelle punition qui fut
jamais inventée contre parjure, s’il y a en toute cette meschanceté la
moindre chose qui soit vraye. Et en second lieu, je vous conjure par nostre
amitié passée, & par la memoire des promesses que vous m’avez faites si
souvent de vostre bonne volonté, outre l’obligation à quoy vous astraint le
parentage qui est entre nous, de vouloir averer cette meschanceté de telle
sorte, qu’il ne vous en demeure, ny à autre qui en ait ouy parler, la
moindre doubte qu’il y puisse avoir de la verité : & à cette condition,
& non point autrement, je vous pardonne l’offence que vous m’avez
faicte, de croire en moy une chose tant indigne de moy. Et quoy que je le
puisse faire avant que vous sortiez d’icy, si est ce que je desire pour ma
satisfaction, que comme Alcyre & vos yeux vous ont deceus, ce soient eux
aussi qui vous detrompent. Vous dites qu’il vient fort souvent me trouver :
voyez ce qu’il devient, & je m’asseure que vous trouverez qu’il va
ailleurs. Et toutesfois pour ne vous laisser si long-temps en cette mau- vaise opinion de moy, attendant
que par autre moyen vous en sortiez encore plus clairement, je vous veux
faire recognoistre qu’Alcyre voulant faire cette meschanceté, a bien eu
faute de jugement à ne la sçavoir pas faire. Vous m’avez dict, que quand il
vous conduisit à la porte de mon cabinet, c’estoit le jour qu’Euric accorda
à Daphnide la grace pour ce prisonnier, qu’il y avoit si long-temps qu’elle
luy demandoit. J’ay fort bonne memoire de ce jour là, pour un accident qui
m’arriva : & qui me l’a fait remarquer, c’estoit le quinziesme de la
Lune de Mars : Or je veux que vous oyez les tesmoignages de tous ceux de ma
maison, avant que j’aye le loisir de parler à eux, afin que vous cognoissiez
que Dieu permet bien que l’innocence soit calomniée, mais non pas oppressée.
Et il faut avoüer, qu’en cecy il m’a voulu monstrer une particuliere
protection, puis que plus de huict jours auparavant, & plus de huict
jours apres le quinziesme de la Lune de Mars, je ne couchois point à mon
logis, mais en celuy de ma mere, où j’allois tous les soirs, à cause de
quelque indisposition qui luy estoit survenuë. Si cela est, adjousta
Amintor, la meschanceté est veritablement toute descouverte. Vous verrez,
dict-elle, à cette heure mesme ce qui en est : Et à ce mot appellant toutes
ses filles, & en la presence du Chevalier, leur demandant en quel temps
elle estoit allée coucher la derniere fois au logis de sa mere, &
combien de nuicts elle y avoit demeuré, toutes respondirent de la mesme
façon qu’elle avoit desja dit, & verifierent de telle sorte l’imposture
d’Al- cyre, qu’Amintor n’en pouvoit
plus estre en doubte.
Si ce Chevalier demeura estonné oyant le tesmoignage, de tant de personnes,
qui ne pouvoit point estre mis en doubte, vous le pouvez juger mon pere :
puis qu’il avoit creu si asseurément le contraire, qu’il jugeoit impossible
qu’il fust autrement. Et apres que toutes ses filles se furent retirées, il
reprit ainsi la parole. Il faut avoüer, Madame, que l’imposture d’Alcyre a
esté grande, & que comme telle, elle a trainé deux grandes offences à sa
suitte : L’une qu’il a commise envers moy, & l’autre, qu’il m’a fait
commettre contre vous : & parce que je cognois aussi bien mon erreur que
sa meschanceté, je commenceray, Madame, dit-il se jettant à genoux devant
elle, à vous demander pardon de la mauvaise opinion que j’ay euë de vous,
vous suppliant de considerer combien malicieusement cette ruse a esté
inventée, & combien la vraye amour est ordinairement sujette à la
jalousie ; & puis quand j’auray obtenu le pardon que je vous demande, je
sçauray pourquoy Alcyre m’a voulu offencer de cette sorte, & luy
monstreray que je sçay mieux me servir de ce que je porte au costé pour
descouvrir ces malicieuses impostures, qu’il n’a d’infidelité à trahir un
ami, ny de malices à vouloir offencer la reputation de Clarinte. Elle qui
avoit tousjours conservé parmy ses depits plus violens, une fort bonne
volonté pour ce Chevalier, le voyant à genoux devant elle, le releva avec
courtoisie, & l’ayant fait r’asseoir, luy dit les larmes aux yeux.
Encore, Amintor, que la ruse dont a usé Alcyre ait esté tres-grande, si
est-ce que l’offence que vous m’avez faicte n’est pas petite, ayant creu de
moy une chose à laquelle vostre jugement ne devoit jamais consentir, ayant
eu dés si long-temps tant de tesmoignages du contraire. Mais quand je
considere l’affection que vous m’avez portée, sçachant bien de ne vous avoir
point donné d’occasion de me hayr, je veux charger de toute ceste faute la
jalousie, qui ordinairement accompagne ceux qui ayment, & de là tirant
cognoissance que vous ne m’avez offencée en cecy, sinon d’autant que vous
m’aymiez, je vous veux remettre ceste injure, à condition que vous ferez
deux choses pour moy : L’une, que puis qu’Alcyre vient si souvent me voir de
nuict, vous le suivrez, affin de sçavoir où il va, car il est tres-certain
qu’il ne vient point icy, & vous trouverez qu’il a quelque autre
assignation, laquelle je seray bien aise de découvrir, pour luy rendre le
desplaisir qu’il m’a voulu faire. Et l’autre, que vous me promettiez de ne
vous ressentir jamais de ceste offence contre luy, parce que je cognois bien
que vostre courage vous conviera d’en tirer quelque sorte de raison, &
c’est chose que je ne puis souffrir, parce que vous m’offenceriez plus qu’il
n’a pas fait : d’autant que vous feriez sçavoir à toute la Cour, ce qu’il
n’a faict entendre qu’à vous seul, & vous sçavez combien la calomnie
tache aisément la reputation des femmes, puis que nostre justification ne
peut estre qu’envers quelques particuliers, & les mesdisances
s’espandent par toutes les
oreilles. Madame, dit Amintor, ce dernier commandement m’est bien difficile,
& je vous supplie de considerer que quand ce ne seroit pas pour vous
vanger, encor suis-je obligé de faire cognoistre à cet imposteur que je ne
suis pas personne qui souffre telles offenses : parce que nostre reputation
est si chatoüilleuse, qu’encore que personne n’en sçache rien, toutesfois si
en nous mesmes nous pensons d’avoir souffert sans ressentiment quelque
indignité, nous ne sommes plus dignes d’estre appellez personnes d’honneur :
car la conscience vaut mille tesmoins. Amintor, luy dit-elle, je veux que
vous fassiez cela pour moy, & que vous ayez ceste consideration en
vous-mesmes, que si Alcire & vous sçavez la tromperie qu’il vous a
faite, vous aussi & Alcire, vous sçaurez sa meschanceté & sa
perfidie ; & pour ce qui vous touche, quand vous vous souviendrez que
tout Chevalier est obligé autant à l’honneur des Dames, comme au sien
propre, vous cognoistrez, Amintor, que vous devez avoir soin du mien, &
que vous ne devez point faire action qui le puisse blesser. Je ne remets
point devant vos yeux, à quelle obligation vous peut lier l’affection que
autrefois vous m’avez promise : car je sçay assez combien maintenant elle a
peu de pouvoir envers vous. Madame, interrompit Amintor, pour vous monstrer
que vous n’avez jamais eu plus de pouvoir sur moy que vous en avez encore,
je feray ce que vous me commandez, mais aussi à condition que vous me direz,
quelle est la perfidie dont vous m’accusez, & si ceste invention n’est point venue de la mesme
boutique d’Alcire. Je crois, dit elle, que cela pourroit bien estre,
toutesfois vostre escriture que je cognois fort bien, m’empesche de dire que
vous soyez accusé faussement. Et lors faisant apporter sa bource, [il:
corriger elle, VER 1619] prit le papier rompu, qu’Alcire luy avoit baillé,
& luy en presentant une piece : Vous ne pouvez pas nier, dit-elle, que
vous n’ayez escrit cela ? & Amintor l’ayant considerée quelque temps :
l’avoüe, respondit-il, que c’est de mon escriture. Or voyons, adjousta
Clarinte, ce que ces pieces rejoinctes nous diront de la perfidie que je
vous reproche : car je confesse que la lettre m’a esté mise entiere entre
les mains : mais le despit que j’ay eu de me voir si laschement trahye de la
personne de qui je le devois estre le moins, me l’a fait rompre comme vous
la voyez. A ce mot, sans qu’Amintor luy respondit rien aussi estoit-il trop
estonné, elle s’efforça de se relever un peu, & en espandant les pieces
sur la couverte, elle les remit aisement ensemble, & luy fit lire le
remerciment qu’il faisoit pour quelque extreme faveur receuë. Amintor se
remettant en memoire le temps qu’il escrivit ceste lettre, & par quel
artifice on luy avoit tirée des mains. Il faut avoüer, dit-il, Madame,
qu’Alcire est le plus fin, rusé & malicieux homme qui fut jamais ; Il
est vray que j’ay escrit cette lettre, & que je la luy ay donnée, mais
pour coppie seulement & sans estre cachettée : & continuant son
discours luy raconta tout ce qui s’estoit veritablement passé en cest
affaire. Mais, continua-t’il, je viens de me souvenir d’une chose qui m’est
demeurée entre les mains, qui
confirmera ce que vous avez dit, que Dieu n’abandonne jamais l’innocence,
& qui vous monstrera la verité de ce que je vous dis : ce sera donc avec
vostre permission, que j’envoyray querir une layette où j’ay mis le papier
qu’Alcire broüilloit, quand il feignoit de ne pouvoir venir à bout de
satisfaire aux commandemens du Roy, par lequel vous verrez que ce que j’ay
escrit, n’a esté que pour le soulager, ainsi que je disois. La volonté que
Clarinte avoit de bien verifier ceste malice, luy fit trouver à propos de
voir ce papier, lequel ayant esté apporté incontinent apres, tesmoigna
clairement la verité de tout ce qu’Amintor avoit dit, qui donna un tel
contentement à Clarinte (car elle recognut fort bien la lettre d’Alcire) que
tendant la main au Chevalier, & se laissant aller dans le lict : Je vous
demande pardon, Amintor, lui dit-elle, de la mauvaise opinion que j’ay
conceuë de vous, vous protestant qu’à l’avenir, il n’y aura jamais artifice
qui me mette en doute de vostre affection. Madame, respondit Amintor en luy
baisant la main, je dois marquer ce jour pour l’un des plus heureux de ma
vie, puis que tant inopinément il m’a fait deux si grands biens, &
lesquels je ne pouvois recevoir par aucun autre moyen : L’un de m’avoir fait
cognoistre que mes yeux m’avoient trahy, & l’autre de vous avoir fait
voir que je ne suis point autre que vostre fidele serviteur, & je suis
tellement hors de moy de deux si bonnes rencontres, que j’avouë n’avoir
point assez de parole pour en remercier & vous & ma bonne fortune.
Il vouloit continuer, lors que la survenuë du Roy l’en
empescha, qui ayant esté adverty du mal de ceste belle Dame, la venoit
visiter presque tout seul, de peur que la compagnie ne luy donnast de
l’incommodité : Et il arriva tant à l’impourveuë, qu’il surprit les pieces
de la lettre qui estoit encore sur le lict. Quant à Amintor, il serra
promptement les siennes : mais Clarinte fut si surprise de voir arriver
Euric, cependant que ce Chevalier estoit aupres d’elle, qu’elle ne se
souvint point de cacher les siennes : Si bien que le Roy les ayant
apperceuës y mit la main si diligemment, qu’elle ne le peut jamais empescher
d’en prendre toutes les pieces, & quelque priere qu’elle luy fit, ne
voulut en façon quelconque les luy rendre, au contraire les serrant
curieusement dans son mouchoir, apres s’estre arresté pres d’elle fort peu
de temps, se retira dans son cabinet, où rapieçant la lettre la mit toute
d’ordre : mais quand il vit le remerciment qu’Amintor faisoit (car il en
recognoissoit bien l’escriture) jugez quel il devint. Tous les Amants sont
d’ordinaire jaloux : mais sur tous ceux que je vis jamais, ce Roy l’estoit
infiniment, fust qu’il aymast avec plus de violence, ou que son courage
genereux ne peust supporter que celle à qui il faisoit l’honneur de se
donner, ne se donnast entierement à luy seul : Et ceste jalousie le porta à
une si grande hayne contre ceste belle & sage Dame, qu’il ne se contenta
pas de me le dire, & de monstrer la lettre d’Amintor : mais il le
raconta à chacun, & suivant sa passion, y augmenta de sorte, que toute
la Cour avoit dequoy con- tenter sa
curiosité & sa médisance.
Or voyez, mon pere, comme ce petit broüillon, que l’on nomme Amour, se plaist
à se mocquer de ceux qui le servent ? Je desire de rompre l’amitié d’Euric
& de Clarinte, & pour le faire, je me sers d’Alcidon : Amour qui me
veut gratifier, afin que je n’en aye point d’obligation à ma prudence,
suscite Alcire, qui avec une lettre qui tombe, comme je vous ay dit, entre
les mains du Roy, fait ce que je recherchois. Alcire veut oster à Clarinte
un serviteur, & par ses artifices luy donner sujet de hayr ce Rival,
& au contraire la mauvaise satisfaction de Clarinte, est cause qu’elle
reçoit Alcidon en ses bonnes graces : & par ainsi Alcire au lieu d’un
Rival s’en trouve deux : Alcidon d’autre costé qui donne des vers à Clarinte
pour acquerir ses bonnes graces, donne occasion à Amintor de r’entrer en
bonne intelligence avec elle, & de cognoistre la tromperie que luy avoit
fait Alcire. Alcire tire une lettre des mains d’Amintor, pour le faire hayr
de la belle Clarinte, & ceste lettre au contraire est cause qu’il en
perd luy-mesme les bonnes graces. Mais ce qui fut le pis, & qui est la
cause de mon voyage en ces contrées : voulant faire perdre un serviteur à
Clarinte, je luy en donnay un, & me le ravis à moy-mesme pour luy en
faire un present. Car Alcidon depuis ce temps, se donna de sorte à elle,
qu’il ne fut plus mien que de bouche, & à elle de cœur & d’ame :
Volage & inconstante humeur des hommes, où trouveras-tu jamais quelque
puissance assez forte pour t’arrester ?
Ce Chevalier donc, ayant commencé par mon commandement, continua de sa
volonté le service de ceste belle Dame, de telle sorte qu’elle se pouvoit
vanter, que si je luy avois osté un serviteur, elle m’en avoit aussi peu
ravir un autre, & avec d’autant plus d’avantage, que si elle aymoit
Euric, ce n’estoit que par ambition : mais Alcidon estoit veritablement aymé
de moy, qui toutefois pour le commencement ne ressentis pas la perte que je
faisois, pour l’extreme contentement que je recevois de me voir delivrée de
l’inquietude en laquelle Clarinte m’avoit retenuë depuis quelque temps. Mais
je ne jouys pas longuement de ce repos, & sembloit que le Ciel se
plaisoit à me voir sur de semblables espines : car à peine commençois-je de
me resjouyr de ceste si heureuse victoire, que je me vis contrainte de
reprendre les armes, pour ne me voir opprimée par une nouvelle ennemie.
Euric qui pensoit avoir esté grandement offencé de Clarinte, & qui
n’osoit point faire de demonstration du ressentiment qu’il en avoit, pour de
grandes & tres-prudentes considerations, se resolut de la faire repentir
de sa faute, & la chastier par l’envie qu’une autre luy donneroit des
faveurs qu’elle recevroit de luy, & qui eussent esté toutes à Clarinte
seule, si Clarinte se fust contentée de sa seule amitié. Et en ceste
resolution, au lieu qu’auparavant il aymoit en trois divers lieux, il se
resolut de mettre toute son affection, ou pour le moins toutes ses faveurs
pour quelque temps en un seul sujet.
Je vous ay dit, que quand je priay Alcidon de rechercher Clarinte, il y avoit
une autre Dame nommée Adelonde, à qui le Roy faisoit aussi paroistre de la
bonne volonté. A ce coup, pour se venger de Clarinte, il se donna du tout à
celle cy, & de telle sorte, qu’encores que sa naissance la rendit
beaucoup inferieure & à Clarinte, & à moy : Toutesfois à dessein il
la nous preferoit de telle sorte, que j’avouë que je fus deux ou trois fois
pour rompre avec luy : Mais en cela, Alcidon par ses sages advis, me
contraria tousjours, & fit en façon que je me vainquis moy-mesme, &
elle, & le Roy aussi par sa patience, si bien que je puis dire luy
devoir tous les contentemens que depuis j’en ay receus.
Adelonde qui se vit relevée par dessus son esperance, haussa encore
d’avantage ses pretentions, & voyant que le mary qu’autrefois elle
estimoit estre toute sa grandeur, estoit cause du retardement qui pouvoit
arriver aux effects de ses pensées, elle commença de desirer que bien tost
il la laissast seule : & quoy que l’aage qu’il avoit plus qu’elle, fust
pour le moins de deux siecles, si luy sembloit-il qu’il ne s’en yroit point
encores assez promptement, & eust bien voulu que sa compagnie ne fust
pas si longue que sa bonne complexion en ce vieil aage luy faisoit juger.
Mais comme elle avoit de l’impatience pour ce sujet, elle avoit encores
moins de limite en ce qui estoit de l’Amour que ce grand Prince luy faisoit
paroistre : car encores que chacun la jugeast tres-grande, si desiroit-elle
qu’elle le fust encores d’avantage : & en ce desir, il n’y avoit rien qu’elle ne
recherchast, ny aucun artifice qui luy semblast ou injuste, ou trop
difficile : cela fut cause que quelques-uns luy proposant de se servir de
charmes pour retenir l’esprit ondoyant de ce Prince, elle ne les refusa
point, au contraire, s’en servit comme d’un moyen ordinaire & permis.
Elle donne donc au grand Euric un bracelet de ses cheveux, où des lyons de
pierrerie servoient de fermoirs. Ces lyons avoient telle vertu, que tant
qu’il les porteroit au bras, il ne pourroit aymer qu’elle : peut-estre ne
sembleroit-il pas tant estrange que l’amour & l’ambition, qui sont deux
passions si puissantes, luy eussent fait commettre ceste faute ; si
s’arrestant là, elle n’y eust pas adjousté la seconde, qui veritablement ne
proceda que de faute de jugement : Mais pensant qu’il les auroit plus chers,
& qu’il seroit plus soigneux & de les porter continuellement, ou de
ne les point donner à personne : Elle luy dit, qu’un tres-sçavant Druyde,
& qui avoit un soing particulier de la conservation de sa Couronne,
sçachant combien de meschantes entreprises se tramoient contre sa vie &
contre son Estat, avoit fait ces lyons sous de certaines constellations,
& avec un si grand art, que tant qu’il les auroit au bras, il n’y auroit
jamais entreprise de ses ennemis, qui peut avoir effect contre luy, &
qu’au contraire, toutes les fois que quelqu’un entreprendroit quelque chose
à son prejudice, ces lyons l’en advertiroient, en luy serrant doucement le
bras avec les ongles.
Mais voyez, mon pere, comme le Ciel se moc- que de ceux qui recherchent de mauvais moyens pour
parvenir à leurs intentions. Ce que ceste belle Dame avoit pris peine de
recouvrer pour augmenter & se conserver la bonne volonté de ce grand
Prince, fut ce qui la luy fit perdre entierement : car aussi tost qu’il
sceut qu’elle usoit de charmes & de magie, il creut que toute
l’affection qu’il luy avoit portée, n’estoit procedée que de la force des
Demons, & non pas de beauté, ny de merite qui fut en elle, & deslors
en prit une si grande horreur, qu’il s’en retira plus viste qu’il ne s’en
estoit pas affectionné, & depuis quand il en parloit, il ne la nommoit
plus Adelonde, mais sa Cyrce & sa Medée.
Je vous ay fait ce discours, mon pere, non pas pour estre necessaire en ce
qui est d’Alcydon & de moy : mais seulement pour vous faire mieux
cognoistre quelle estoit l’humeur, & quel l’esprit du grand Euric, &
juger par là, si je n’avois pas suject de me servir pour conserver sa
bienvueillance de toute la plus prudente finesse qu’il m’estoit possible,
& si en ce que j’avois ordonné à Alcidon, j’avois eu raison ou non ? Or
ce qui reste à raconter de la vie de ce Prince, ne touche non plus à nostre
differend, puis que depuis ce jour, nous vesquismes comme nous faisions
auparavant. Le Roy revint à moy avec toutes les submissions & tous les
repentirs que peut faire & ressentir celuy qui a regret d’avoir offencé
une personne qui l’ayme. Et Alcidon continua d’aymer, & de servir devant
mes yeux Clarinte, ne me rendant plus les devoirs que mon amitié envers luy pouvoit meriter, &
que sa fidelité me devoit, si toutesfois il y en avoit encores en luy
quelque estincelle. Quant à moy je m’allois desmeslant le mieux qu’il
m’estoit possible des entreprises que mes envieuses me faisoient, &
conservant la bonne grace du Roy avec toute sorte de peine & de
solicitude, pouvant dire avec verité que la chose qui me travailloit le plus
parmi tant de soings qu’il me failoit [NB: forme déjà rencontrée plus haut,
VER Lanly] avoir, estoit le peu d’amitié que je recognoissois en ce volage
Alcidon, qui n’avoit pas honte de servir ceste Dame en ma presence, apres
m’avoir promis tant d’affection & de fidelité. Mais, mon pere, que
sert-il d’alonger ce discours, puis qu’il ne reste à vous dire que la perte
de ce grand Prince : mais à quoy la raconter, sinon pour me reblesser d’une
nouvelle playe sur une blessure qui ne guerira jamais qu’apres mon trespas ?
Et toutesfois il faut que je la vous die, puis que je dois cela pour le
moins à la memoire du plus grand & du plus genereux Prince qui commanda
jamais dans la Gaule. Sçachez doncques, sage Adamas, que le grand Euric
ayant espreuvé l’amitié de Clarinte n’estre pas asseurée, & celle
d’Adelonde toute pleine d’artifice, il jugea que la mienne seule estoit
digne de luy, puis que n’ayans peu soupçonner que j’aymasse autre personne
que luy, si ce n’est Alcidon, il m’en voyoit si retirée, qu’il ne pouvoit en
concevoir aucune jalousie : Et repassant par sa memoire toutes mes actions,
& avec combien de modestie j’avois supporté ses diverses affections,
& ses esloignemens, & avec combien de douceur je l’avois receu quand
il estoit revenu vers moy, faisant
apres comparaison de l’honneur de toutes les autres avec la mienne, je
laisse à part celle de la beauté, puis qu’il luy plaisoit de donner ce nom à
ce qu’il voyoit en mon visage, Il fit enfin la resolution que j’avois
desirée & recherchée avec tant de patience & de sollicitude : je
veux dire qu’il declara qu’il me vouloit espouser, & me faire à l’avenir
Royne, aussi bien de ses Estats que je l’estois il y avoit long-temps &
de son cœur & de son affection. Jugez, mon pere, si j’avois occasion
d’estre contente, & tous ceux qui m’appartenoient aussi : Helas !
j’esprouvay bien alors que le ciel ne nous donne jamais un grand bien pour
long-temps : Car ne voila pas que parmy les preparatifs des nopces, &
entre les rejouyssances & les contentemens, un parricide, tel peut-on
bien appeller celuy qui tue le pere du peuple, poussé de l’esprit le plus
malin d’enfer me le vint ravir, je puis dire d’entre les bras, d’un coup
qu’il luy donna en trahyson dans le cœur.
O Dieux ! comment supportez vous une si effroyable meschanceté sans la punir,
& comment n’ensevelissez vous dans le profond des abysmes ce monstre,
afin de mettre horreur aux meschans ses semblables, si toutesfois il y en
peut avoir quelque autre aussi desnaturé & aussi parfaitement meschant
parmy les hommes ? Vous pouvez penser quelle je devins, lors que cette
nouvelle me fut apportée par les clameurs de tout le peuple. Quant à moy, il
me seroit impossible de le pouvoir redire, car je perdis non seulement l’usage de la raison,
mais celuy aussi du sentiment si long-temps, que chacun me tenoit pour
morte : O bien heureuse ! si j’eusse peu clorre ma journée avec la sienne,
& enterrer avec luy aussi bien tous mes ennuys, que tous mes
contentemens l’ont suivy dans le tombeau : A ces dernieres paroles les
larmes l’empescherent quelque temps de pouvoir parler, & donnerent assez
de cognoissance du ressentiment qu’elle avoit encores de ceste grande
perte : mais s’estant essuyé les yeux, & repris un peu ses esprits, elle
continua de ceste sorte.
Pardonnez, s’il vous plaist, mon pere, à cette foiblesse de femme, & qui
peut-estre seroit excusable en un esprit plus fort que le mien, si les
causes en estoient aussi bien cogneuës, qu’elles sont vivement &
justement ressenties de moy, & me permettez qu’encores pour un peu de
soulagement, je vous die des vers qui furent faits en ce temps-là sur ce
sujet, parce qu’encores que ce soit un foible remede, toutesfois il me
semble que de se plaindre de son mal, donne quelque espece d’allegement. Ils
sont tels :
SONNET
Sur la mort du grand Euric.
Quand enfin des Guerriers, celuy qui tout dispose,
Voulut qu’en son midy se couchast le Soleil,
Et que jamais depuis l’on n’en
vist le reveil :
Ainsi disoit Daphnide au cercueil qu’elle
arrose.
Puis qu’icy mon Soleil, ta lumiere est enclose :
Puis
que c’est pour tousjours qu’on te cache à mon œil,
Reçoy ces
tristes vœux, que tesmoins de mon dueil
Je ne rompray jamais, qu’en
toy je ne repose.
Les pleurs qui de mes yeux voileront le flambeau,
Les
plaisirs que j’enterre en ton mesme tombeau ;
Les desirs estouffez
dont fut mon ame atteinte ;
L’amour qu’en un regret je change pour tousjours,
Tesmoigneront en moy de nos pures Amours :
L’ardeur vive à jamais,
estant la flame esteinte.
Or mon pere, continua Daphnide, pour laisser ces tristes resouvenirs, qui ne
peuvent que vous estre ennuyeux : & pour reprendre le sujet que j’avois
commencé, je vous diray, que cependant que j’estois toute en pleurs, &
que je ne pouvois trouver ny repos ny consolation en mon ame, ne voilà pas
ce cruel (il faut que je donne ce nom à Alcidon) ne le voilà pas, dis-je,
qui pour me surcharger de peine, laisse tout à coup sa Clarinte, & s’en
revient aussi effrontément vers moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à
autre personne ? J’avouë que je demeuray estonnée de le voir sans rougir, me
parler avec la mesme confidence, & avec les mesmes paroles qu’aupara-
vant : mais je fus encores
plus offencée, me semblant que c’estoit bien abuser de ma bonté, apres
m’avoir si mal traitée (car il n’y a rien qui offence plus une femme que de
la quitter pour en aymer une autre) de le voir revenir si effrontemen[t]
vers moy, & sans me demander pardon de l’outrage qu’il m’avoit fait, me
parler de son amour & de sa passion. Je supportay deux ou trois fois ses
discours sans luy respondre. Je croy qu’il attribuoit ce silence à la grande
douleur que je devois ressentir pour la perte que je venois de faire : mais
enfin voyant qu’il continuoit, la patience m’eschappa, & je fus
contrainte de luy dire : Cessez je vous supplie, Alcidon, de me tenir ces
langages, qui ne sont plus de saison entre nous : si par le passé ils nous
ont esté permis, maintenant que nous sommes & vous & moy si changez
de ce que nous soulions estre, il n’y a pas apparence de les continuer. Il
me vouloit respondre, mais l’empeschant avec une main que je luy mis contre
la bouche, je continuay : Ouy Alcidon, nous sommes changez & vous &
moy : moy parce qu’autrefois j’ay creu que vous n’aymiez qu’une seule
Daphnide, & maintenant je sçay asseurément le contraire, & vous
parce qu’autrefois vous estiez tout à moy, & maintenant c’est la belle
Clarinte qui vous a possedé : mais qu’elle jouysse paisiblement de cette
acquisition. Je vous promets Alcidon, que tant s’en faut que je la luy
debate, je prieray le Ciel qu’il la luy continuë mille siecles. Alcidon
monstra bien un grand estonnement, & de se vouloir justifier envers moy
de ce que je l’accu- sois : mais
estant si certaine de la verité, & ses paroles & ses discours
m’esmouvoient plustost au despit qu’à l’Amour. Depuis (car alors voyant
qu’il ne cessoit de parler, je le laissay tout en colere) il fit en sorte
qu’un matin il me surprit que je n’estois point encore du tout habillée,
& que de fortune il n’y avoit dans la chambre que Carlis & Stiliane,
qui sont, mon pere, ces deux belles filles que vous voyez, & parce
qu’elles estoient fort familieres avec nous, & que mesmes elles
s’estoient apperceuës de ce qui s’estoit passé du temps qu’Euric vivoit, ny
luy ny moy ne nous cachions guere d’elles, il se met d’abord à genoux, &
proteste qu’il ne s’en levera jamais si je ne luy promets de l’escouter
patiemment en ses justifications, & qu’apres il veut bien que j’ordonne
& de sa vie & de son contentement tout ce qu’il me plaira : Moy qui
estois desja assez tourmentée de mon mal-heur, je n’avois guere d’envie
d’adjouster à mes desplaisirs les importunitez que je prevoyois, &
opiniastre en ceste resolution, je ne voulois point l’escouter, sçachant
assez que les hommes d’esprit ne manquent jamais de paroles, quand ils
veulent persuader ce qu’ils desirent, & mesme Alcidon duquel je
n’ignorois, ny le bel esprit, ny la grace, & je craignois que je ne
tournasse à m’embarasser de bonne volonté avec une personne qui m’avoit si
indignement quittée pour un[e] autre. Enfin, & Carlis & Stiliane
oyant nostre dispute, me dirent que le Juge estoit injuste, qui condamnoit
la partie sans l’ouyr : Il est vray, leur respondis-je : mes cheres amies,
mais si vous aviez espreuvé comme
moy, combien sont puissans les discours de celuy que vous voulez que
j’escoute, vous me conseilleriez de leur fermer l’oreille, mieux que ne fait
le serpent à ceux de l’enchanteur : Toutefois puis que vous l’ordonnez
ainsi, je veux donc que vous soyez obligées à m’assister en tout ce qui m’en
peut avenir ; Et me l’ayant toutes deux promis : il se releva, & nous
nous assismes sur le pied de mon lict, où il parla tant, & se sçeut si
bien excuser, que non point contre mon opinion, car je me doutois bien qu’il
les gagneroit, elles furent presque tout à fait pour luy : Et parce que je
sçavois assez que ce n’estoient que des propos bien arrengez, & des
excuses bien fardées, mais sans aucune verité : je resistay de sorte,
qu’enfin nous nous resolumes de recourre à l’Oracle : il nous respondit
ainsi.
ORACLE.
Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests un
jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.
Cette responce assez obscure pour nous, qui n’avions guere de cognoissance de
cette contrée, & point du tout de la fontaine de la Verité d’Amour, nous
mit en peine ; & parce qu’Alcidon vouloit pour mieux dissimuler, me
monstrer un tres-grand desir de me
faire voir la verité de son affection ; il s’enquit de tant de costez, qu’en
fin il aprist des nouvelles de ceste fontaine : & ne nous laissa jamais
en paix, qu’il ne nous eust fait resoudre à ce voyage : Je vous avoüeray
bien mon pere, que son importunité peut beaucoup pour m’y disposer : mais
l’une des principales raisons qui me le fit faire, fut pour esloigner pour
quelque temps les lieux où je pouvois avoir de si cuisans regrets de la
perte que j’avois faite, me semblant que quand j’en serois loing, je n’en
aurois pas les ressouvenirs si vifs, ny si pressans : Et à cela s’ajousta
encores la curiosité de voir s’il estoit vray que ceste contrée fust si
heureuse, ou plustost ceux qui y habitent, comme alors que je m’en enquis
l’on me voulut faire entendre : car l’on me disoit des merveilles de la
beauté du lieu, de la douceur de l’air, de la quantité des rivieres, &
du bien qu’elles rapportoient, soit à la fertilité des campagnes, soit à
l’abondance des poissons. Mais quand on me racontoit la douce vie des
bergers & bergeres de Loire, de Furant, d’Argent, de Serant : mais sur
tous de Lygnon, je demeurois ravie & estonnée que toute l’Europe ne vint
habiter en Forests, ou que le Forests ne s’estendist par toute l’Europe.
Pour sçavoir donc si ceste renommée estoit veritable, je consentis à ce
voyage ; & parce que nous sçeusmes que presque tous y alloient vestus en
façon de bergers & bergeres, & aussi ne desirant pas estre
recogneuë, nous nous deguisasmes de la sorte que vous nous voyez, nous
semblant qu’il estoit plus à propos, tant pour ces raisons, que pour n’estre point obligées à
trainer une plus grande suite de personnes apres nous.
Vous avez ouy, mon pere, non seulement nostre vie passée, & nostre
differend, mais encores le sujet de nostre voyage & de nostre
déguisement ; il ne reste maintenant sinon que suivant vostre prudence
ordinaire, vous nous donniez & les adresses pour voir ceste fontaine,
& les conseils desquels vous avez accoustumé de consoler ceux qui vous
les demandent, & qui en ont besoin comme nous.
Ainsi finit la belle Daphnide, laissant Adamas extremement satisfait & de
sa prudence, & de son bel esprit ; & parce qu’il vid qu’elle
attendoit sa response, apres s’estre r’assis dans sa chaire, & avoir
quelque temps pensé à ce qu’il avoit à luy dire, il luy parla de ceste
sorte. Qui est celuy, Madame, qui n’a ouy parler du Grand Euric, & qui
parmy les merveilles de sa vie, n’a admiré la puissance que la beauté de
Daphnide a eu sur son ame ? Je croy que le Gange, & le Tyle en ont ouy
si souvent discourir, que vos noms y sont aussi cogneus que parmy les
Gaules : Mais j’avouë que la presence qui a accoustumé de diminuer l’opinion
que la renommée nous donne des choses absentes, me fait voir que celle de la
beauté & du merite de la belle Daphnide est beaucoup moindre que la
verité. Je loüe Dieu, que ma maison ait esté honorée de vous recevoir, mais
plus encores que je sois si heureux que de vous pouvoir rendre quelque
service : Car, & c’est sans flatterie que je le dis, je n’eus jamais plus d’affection au service
d’Amasis, & de Galathée, que j’en ay pour vous & pour Alcidon, &
j’estimeray le jour heureux qui me fera naistre le moyen de vous faire voir
par effect la verité de ce que je dis. Et quant à ce que vous me demandez,
que je vous conseille sur la responce de l’Oracle, je ne vous puis dire à
ceste heure autre chose, sinon que pour la fontaine que vous cherchez, il
est impossible que vous en receviez le benefice qu’il semble de vous
promettre, qu’il n’arrive pour le moins de grandes choses : Car, Madame, il
faut que vous sçachiez que ceste fontaine, comme je vous ay dit, est
veritablement en ce pays, & non pas fort loin de ceste maison. Mais il y
a quelque temps qu’à cause de Clidamant & de Guyemants, un sçavant
Druyde l’enchanta, & y mit des gardes qu’il est impossible de forcer,
tant parce que ce sont des animaux qui naturellement ne peuvent estre
surmontez qu’avec une tres-grande peine, & un tres-grand peril, que
d’autant qu’ils y sont retenus par enchantemens : & comme je vous en ay
desja discouru, tels charmes ne peuvent estre deffaits, que par le sang
& la mort du plus fidele Amant, & de la plus fidelle Amante qui se
puisse trouver. Et quels sont ces animaux ? interrompit Alcidon, car s’il ne
faut que mettre la vie, pour tesmoigner à ceste belle Dame que veritablement
je l’ayme & l’ay tousjours aimée, je suis prest à la donner de bon cœur.
Si vous trouviez, dit en sousriant le Druyde, comme je vous ay dit un’autre
fois, aussi bien la fidelle Amante, que vous estes disposé à faire le per-
sonnage du fidele Amant, peut
estre pourriez vous avec la perte de vostre vie, donner la veuë de ceste
fontaine à la belle Daphnide : Mais je croy que malaisément pourrez vous
rencontrer qui vous vueille vous y tenir compagnie ; & cela n’estant
pas, laissez ce dessein, & asseurez-vous sur ma parole, qu’il n’y a
force ny addresse humaine, qui en puisse venir à bout par autre moyen, que
par celuy qui a esté ordonné en faisant le sort. Il y a deux lyons les plus
grands & les plus furieux qui ayent jamais esté veus : & deux
Lycornes les plus hardies & les plus agiles qu’on sçauroit voir : ces
quatre animaux sont de telle sorte opiniastres à garder ce qui leur a esté
donné en charge, que jamais ils n’abandonnent l’entrée de la caverne où est
ceste fontaine, si ce n’est que l’un des Lyons va quelquefois chercher à
manger dans la forest voisine pour tous deux : car pour les Lycornes elles
se pa[i]ssent d’herbes & de fueilles comme les chevaux ou les cerfs. Et
c’est une chose estrange que ces animaux, quoy que tres-furieux de leur
naturel, ne font toutefois mal à personne, qui ne recherche point l’entrée
de la fontaine, de sorte que les petits bergers ne s’en estonnent non plus
que si c’estoient des chiens : mais quand l’on fait semblant d’approcher un
certain pilier, qui est planté assez pres de l’entrée, vous voyez ces Lyons
se herisser, grincer les dents, estinceler des yeux, & se foüetter de
leurs queuës : & les Lycornes frapper la terre du pied, baisser leurs
testes comme soldats qui presentent leurs picques, & si furieusement,
qu’il n’y a personne qui ne s’en
effroye.
Il ne faut donc point penser à la force : mais d’autant que je sçay bien que
le grand Thautates n’est point menteur, & que par son Oracle il vous a
respondu, que vous pourriez voir un jour dans le Forests la fontaine de la
verité d’Amour, il est bien à propos, ce me semble, que nous discourions un
peu sur ce sujet : car les Oracles ne sont jamais faux, mais bien souvent
l’interpretation est celle qui nous trompe, parce que quelquefois il les
faut entendre selon la parole pure & nette, & d’autrefois
allegoriquement. Pour venir maintenant à l’intelligence de celuy qui vous a
esté donné pour le prendre selon la parole, j’espererois que bien tost
l’enchantement de la fontaine pourroit estre deffait, si ce n’estoit que ce
mot, Un jour, me semble parler d’une chose qui est encore bien esloignée :
car c’est ainsi que nous avons accoustumé de dire, quand nous souhaittons de
voir quelquefois arriver ce qui nous semble trop long à venir : & ceste
consideration me fait dire, que peut-estre l’Oracle doit estre entendu de
l’autre sorte, laquelle j’expliquerois ainsi.
La proprieté de la fontaine de la verité d’Amour, est de faire voir, si
veritablement l’on ayme : doncques toutes les choses qui nous peuvent faire
voir la mesme chose, peuvent estre avec raison dites pour ce particulier là,
la fontaine de la verité d’Amour, c’est à dire, faisant le mesme effect que
feroit ceste fontaine, le temps, les services, & la perseverance le
peuvent faire. Il s’ensuit donc, que le temps, les services & la perseverance, sont ceste fontaine
de laquelle nous parlons : Et ce qui me fait plus arrester en ceste opinion,
c’est ce mot, Un jour : car cela denote une longueur de temps qui apporte
les occasions de faire service, & donne le loisir de monstrer la
perseverance. De dire pourquoy l’Oracle parlant par allegorie, a plustost
particularisé le Forests, que la Province des Romains : puis que là aussi
bien qu’icy, le temps pourroit faire ces mesmes effects, Il sera peut-estre
bien mal-aysé d’en dire la raison : & toutesfois, puis qu’aux Oracles
qui sont les paroles des Dieux, il faut croire qu’il n’y a rien ny de
superflu, ny de deffaillant, je penserois que ceste contrée eust esté esleuë
pour deux occasions. L’une, pour vous esloigner d’un lieu où vostre qualité,
vos affaires, & ceux de vos amis & parens vous pourroient tellement
distraire, que la moindre partie de ce temps qui doit estre employé à vous
faire avoir ceste cognoissance, seroit celle qui vous resteroit pour vous en
servir en ce que l’Oracle commande, au lieu qu’estant icy libres, & sans
contrainte, tout le temps sera vostre. L’autre, & que je crois estre la
plus veritable, c’est que le Ciel qui monstre de vouloir vostre
contentement, vous ordonne le sejour de ceste contrée pour quelque temps,
afin que par [l]a conversation ordinaire de ces sinceres bergers &
bergeres, vous recognoissiez mieux la sincerité de l’affection qu’Alcidon
vous porte, ou que s’il est autrement, la fausseté & la dissimulation en
soit tant plustost & tant plus aysément descouverte : car il n’y a rien
qui fasse mieux paroistre la blan-
cheur qu’en luy opposant quelque chose de bien noir. Je conclus donc, que
soit d’une sorte ou de l’autre, que l’Oracle doive estre entendu, vous devez
demeurer quelque temps en ceste contrée, tant pour voir si l’enchantement se
défera, que pour avoir le loisir de recognoistre la verité de l’affection
d’Alcidon, auquel cependant je donne toute sorte de bonne esperance : car il
faut croire que les Dieux sont comme les Mires, qui ne s’amusent point à
donner des remedes aux maladies incurables. Je veux dire, que s’ils eussent
recogneu que la colere de Daphnide eust deu estre perpetuelle, ils ne luy
eussent pas proposé ce remede.
Ainsi finit son discours le sage Druyde, & parce que Daphnide faisoit
paroistre de se vouloir lever, Adamas en fit de mesme : mais Alcidon le
retint, qui le supplia de faire r’asseoir Daphnide, afin qu’il peust en sa
presence luy dire quelque chose qui luy estoit de tres-grande importance :
Et lors, quoy que presque par force le Druyde l’ayant arrestée, Alcidon
reprit la parole de ceste sorte :
Celuy, mon pere, qui pour monstrer que son espée estoit plus ayguë que toutes
les choses qui se pouvoient imaginer, respondit, qu’elle l’estoit encores
plus que la calomnie, nous vouloit faire entendre qu’il n’y a rien qui perce
& l’ame & le cœur avec une plus profonde blesseure, &
veritablement je l’ay ressenty plusieurs fois, puis qu’il plaist ainsi à ma
fortune, & à ceste belle : mais il y a long temps que l’outrage ne m’en
a esté si cuisant qu’il l’est à ce coup, tant pour cognoistre qu’elle continuë ceste mauvaise
opinion qu’elle a conceuë de moy, que pour me voir blasmer devant une
personne telle que le sage Adamas. Et parce que je sçay bien qu’un blasme
qui n’est point verifié tient lieu de verité, & que j’aymerois mieux la
mort que de la voir vivre avec ceste opinion ; Je vous supplie, Madame, de
me permettre que je puisse dire en ma deffence ce que chacun est obligé pour
la verité. Et parce que le Druyde luy respondit, qu’il estoit raisonnable,
& que mesme c’estoit commencer d’employer le temps ainsi qu’il sembloit
que l’Oracle l’avoit ordonné, il continua de ceste sorte :
HARANGUE
d’Alcidon.
Ceste belle Dame a pris la peine de vous raconter, mon pere, assez au long la
suitte de ma miserable fortune, Et j’avouë qu’elle a dit la verité en tout
ce qui est de mes actions, sinon lors qu’elle en a voulu faire quelque
jugement : mais alors elle me permettra de dire qu’elle a bien fait
paroistre que l’œil ne peut voir quelque chose d’autre couleur que de celle
qu’est le milieu par lequel passe sa veuë : car ayant l’esprit preoccupé, ou
de l’amour du Roy, ou de l’ambition, elle ne pouvoit juger que de la mesme
sorte. Et par ainsi toutes les choses qu’elle voyoit en moy, luy sembloient
telles qu’elle les voyoit en elle.
Helas ! Daphnide, que c’est bien avec regret que je vous fais ceste
reproche, & que je voudrois bien la pouvoir rendre fausse avec mon sang,
& avec ma vie ! mais, & par les effects & par les paroles vous
ne l’avez tesmoignée que trop veritable. Quand vous me commandastes avec
tant de protestations d’amitié, de rechercher Clarinte, quelles furent les
promesses que vous me fistes ? vous les avez ouyes, mon pere, car elle les a
fidelement rapportées, & les raisons aussi pour lesquelles elle jugeoit,
qu’il estoit nécessaire que je recherchasse Clarinte, & toutesfois je ne
laisseray de les retoucher pour vous en rafraischir la memoire. Si l’on me
ruine, dict-elle, aupres d’Euric, vous le serez de mesme, parce que nostre
fortune est conjointe ensemble : Mais de quelle ruine me menace-t’elle, de
m’esloigner de la Cour avec elle ? si Clarinte, dit-elle, vient à bout de
ses desseins, jugez comme elle nous esloignera de la Cour ? Et quoy,
Daphnide, est-il possible que de passer le reste de vos jours avec une
personne qui vous ayme, & qui vous ayme comme je fais, soit un supplice
tant insupportable que vous le dites ? Ah ! que si vos paroles n’eussent pas
esté plus artificieuses que veritables, & que l’Amour eust eu autant de
pouvoir sur vous que l’ambition, vous ne m’eussiez jamais ordonné de
rechercher celle qui ne s’efforçoit de ruiner que ceste sacrée Ambition, qui
est cause de tous mes desplaisirs : au contraire vous eussiez embrassé
pleine de contentement, ceste occasion qui nous eust redonnez à nous mesmes,
& qui nous eust faict vivre
ensemble à longues années : Mais je vous supplie, mon pere, voyez la
plaisante excuse pour m’esloigner d’elle : Vous n’estes point ignorant,
dit-elle, de combien de graces le Ciel & la Nature vous ont relevé par
dessus le reste des hommes : si vous recherchez Clarinte, elle en ressentira
les effects, & soudain mesprisant Euric & toute son ambition, elle
se donnera toute à vous : O Amour ! ne me dois-tu pas la vengeance de ceste
trompeuse flaterie ? Elle me veut persuader que Clarinte quitera ceste mesme
ambition, qui est cause que Daphnide me rejette & me donne à un[e]
autre : mais pourquoy peut-on penser qu’elle me vueille ainsi esloigner
d’elle ? Est-ce pour quelque haine qu’elle me portast, ou pour quelque
importunité que je luy rendisse ? Nullement : mais pour la seule raison
qu’elle mesme allegue. Euric, dict-elle, voyant que vous la recherchez,
& qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en retirera : Voila, mon
pere, le seul suject de toute ceste longue & si artificieuse harangue,
elle pense que le Roy ne l’aimera point tant qu’elle souhaite, ou peut-estre
qu’il se faschera, s’il n’est entierement asseuré que je ne pense plus en
elle : & voila qu’elle me veut donner à Clarinte, afin qu’il s’en
apperçoive tant plustost : Et bien je ne plains pas ny le temps que j’y ay
employé, ny les soings & la peine que j’en ay euë, puis que ç’a esté en
luy obeissant. Mais, mon Dieu, n’ay-je pas subject de me douloir, qu’elle
m’ait deçeu par ses discours pour m’esloigner d’elle, qu’elle m’ait abusé de
promesse pour m’y arrester, & qu’à mon retour elle m’ait accusé de la
faute qu’elle a faicte ? Je vous
jure, dict-elle, devant le Dieu qui punit les faux sermens, que toute la
peine que vous employerez à la recherche de Clarinte, sera mise par moy sur
mon conte, & que ce sera moy qui vous en payeray. Est-il possible,
Daphnide, que vous ayez proferé ces paroles, & que maintenant vous vous
pleignez de la recherche que j’ay faicte avec tant de soing à ceste
Clarinte, puis que vous les deviez mettre sur vostre conte, & que
c’estoit vous qui m’en deviez payer ? N’avois-je pas raison de rendre le
conte de mes services le plus grand qu’il m’estoit possible ? Mais, me direz
vous, lors qu’Euric en perdit la fantaisie, vous ne deviez plus vous y
arrester : car ne sçavez-vous pas que l’occasion se changeant doit aussi
diversifier les entreprises ? J’avouë, Madame, que l’effect cesse lors que
cesse sa cause : mais puis que le Roy s’estoit distrait de l’amitié qu’il
portoit à Clarinte, pour la recherche qu’il cogneut que je luy faisois, si
j’eusse laissé ceste recherche, pourquoy ne peut-on pas juger avec raison
que peut-estre il eust renouvellé ceste amitié, & ceste derniere faute
eust esté pire que la premiere : Mais, belle Daphnide, si vous aviez volonté
que je revinsse, que ne me le commandiez vous ? Pouviez-vous croire de
n’avoir une entiere puissance sur moy, puis que vous en aviez fait des
preuves si signalées ? Mais voicy une plaisante accusation : Soudain,
dit-elle, qu’Euric est mort, le voila qui laisse sa Clarinte, & sans me
demander pardon, s’en vient aussi effrontément à moy, comme si jamais il ne
s’estoit donné à personne. Qu’est-ce que desormais il te faut faire, informé
[?Infortuné?] Alcidon, pour rendre tesmoignage de ta fidelité, puis que ce
qui en doit rendre plus de preuve, est pris pour asseurance du contraire ?
Je sers Clarinte par commandement & contre ma volonté, & seulement
comme disoit Daphnide, par raison d’Estat, & afin qu’Euric s’en
desgouste, & l’on trouve estrange qu’Euric estant mort, meure aussi en
mesme temps ceste feinte recherche, & que je l’enterre dans le mesme
tombeau, & si j’eusse fait autrement, n’eusse-je pas fait paroistre que
j’y avois quelque autre dessein ? Mais il falloit, dit-elle, me demander
pardon, avant que retourner à vivre comme de coustume avec moy. Bon Dieu !
est-il possible que celle qui m’a promis des payemens & des recompenses
pour faire ce qu’elle m’a commandé, vueille qu’au lieu du loyer je luy
demande des pardons ? Et dequoy, Madame, vous plaist-il que je le vous
demande ? de ce que vous avez servy, direz-vous, Clarinte ? Mais vous me
l’avez commandé & commande encores avec promesse de recompence : Mais
pourquoy, me direz-vous, Avez-vous si long-temps continué ? Mais pourquoy,
Madame, n’eusse-je pas continué si long temps, puis que j’attendois
tousjours vos commandemens ? ne pourroit on pas faire ceste mesme reproche
au forçat qui est attaché dans la galere, & de qui la liberté despend de
la volonté d’autruy ? Et si l’on luy demandoit pourquoy as-tu demeuré si
long temps en ceste captivité ? n’auroit-il pas raison de dire, Mais
pourquoy m’y avez-vous laissé si long temps ? vous dites que vous sçaviez bien que j’avois aymé
Clarinte & taschez de r’apporter quelque particularité, & si cela
est, & que ceste affection vous despleust, pourquoy me commandiez-vous
de la servir ? N’est-ce pas pour monstrer que l’ambition en vous avoit plus
de pouvoir que l’Amour ? & n’avoüerez-vous pas que puis que comme vous
dites j’en faisois difficulté, l’amour estoit plus fort en moy que vostre
ambition ? car toutes les raisons que vous m’alleguastes pour m’esloigner de
vous, n’estoient qu’en faveur de ceste execrable ambition, & si l’Amour
que vous dites que je portois à Clarinte avoit quelque force en moy,
pourquoy fis-je tous les refus de la servir qui me furent possibles ? &
pourquoy aussi tost que le pretexte que vous aviez pris d’Euric fut perdu
par sa mort, laissay-je ceste Clarinte que vous me reprochez ? Quelle
occasion en avois-je plus grande apres la mort d’Euric, si ce n’estoit celle
que j’ay veritablement alleguée de ma seule affection ? Si Clarinte m’avoit
plus mal traitté que de coustume : Si elle avoit fait quelque nouvelle
eslection, ou qu’il y eust eu quelque mauvais mesnage entr’elle & moy,
il y auroit quelque sujet de soupçonner que ce fust pour cela que je fusse
revenu vers vous : mais puis qu’elle ne m’en avoit point donné de sujet, que
pouvez-vous penser qui me l’ait fait quitter, que la seule affection que
j’ay conservée inviolable pour vous ? Mais, mon pere, peut estre que vous me
pourriez demander aussi pourquoy la belle Daphnide, qui m’avoit autrefois
fait paroistre tant de bonne volonté & avant & durant l’amitié
d’Euric, mesmes au peril de toute
sa fortune, auroit apres la mort de ce Prince changé cette volonté envers
moy, & ne m’auroit pas voulu recevoir : car il n’y a pas apparence
qu’une Dame si accomplie, & si pleine de jugement, change ainsi d’humeur
sans occasion : de sorte qu’il y a apparence qu’elle ait recogneu en moy
cette faute de laquelle elle m’accuse : Nullement, mon pere, mais en voicy
la raison, & ces paroles mesmes nous l’ont descouverte : Il est vray
qu’au commencement elle a aymé ce Prince par ambition, & comme elle
disoit par raison d’Estat : mais faut-il trouver estrange si l’on se brusle
quand on met le doigt dans le feu ? il faudroit plustost s’estonner si l’on
ne se brusloit pas, car ce seroit contre nature. Le grand Euric estoit
veritablement un Prince si accompagné de toutes les graces qui peuvent faire
aymer, que cette belle Dame peu à peu en fust prise sans y penser, & au
lieu de l’aymer comme elle disoit, elle l’ayma comme il meritoit. Et pour
monstrer que je dis vray, voyez, mon pere, quels desplaisirs furent ceux
qu’elle eut de sa perte, & quels ressentimens en a-t’elle conservez
jusques icy ? Qui ne jugera que ce sont des effects d’une veritable &
tres-ardente affection ? Je ne les veux pas remarquer par le menu : car ce
n’est que rendre ma playe plus profonde : mais elle me permettra bien de
vous dire des vers qu’elle fit quelque temps apres, lors comme je crois, que
je la recherchois avec trop d’importunité. Ils sont tels :
PLAINTE DE DAPHNIDE
sur la mort d’Euric.
STANCES.
I.
Que te sert-il Amour de reveiller mon ame,
Ne croy
point que mon cœur puisse estre rechauffé,
Le feu de ses desirs fut
alors estouffé,
Quand la mort insensible en esteignit la
flame.
II.
Insensible fut-elle aux excez de ma plainte,
Trop
insensible helas ! aux traits de la pitié ;
Puis que pour ne ravir
à mon cœur sa moitié,
Elle ne peut jamais de mes pleurs estre
atteinte.
III.
Elle voulut monstrer contre Amour sa puissance,
Luy
ravissant d’un coup ce qu’il eut de meilleur :
Amour comme un
enfant pleura bien mon malheur,
Mais que petite helas ! me fut
cette allegeance.
IIII.
Je vis clorre ses yeux : mais je vis à mesme heure
Clorre de mon bon-heur le desir & l’espoir,
Que puis-je desirer
ne le pouvant plus voir ?
Et quoy plus esperer, si ce n’est que je
meure ?
V.
Ma lévre r’assembloit les reliques aymées :
O cruel
souvenir ! de l’esprit ondoyant,
Quand la mort les ravit, de
vaincre ne croyant,
Si ses mains de deux morts ne restoient
diffamées.
VI.
Sa perte de la mienne à l’instant fut suivie,
Le fer
qui le frappa m’attaignit dans le cœur,
Ceste cruelle ainsi d’un
coup plein de rigueur,
Me fit mourir en luy, car il estoit ma
vie.
VII.
Aussi, puis que mon cœur a receu tel outrage,
Que ces
myrthes d’amour soient changez en cypres,
En cendres ses ardeurs,
ses plaisirs en regrets,
Qui le peut convier de vivre
d’avantage ?
VIII.
Toute flame soit donc à jamais estouffée,
Et tous les
fers rompus, desquels Amour se sert,
Et dessus ce tombeau soit à
jamais offert
Mon cœur privé d’amour en signe de trophée.
IX.
Grand Roy de qui la mort a peu seule en ton ame
Esteindre le beau feu, qui pour moy t’enflama,
Ce fut de ton amour
que le mien s’alluma :
J’enferme aussi mes feux où s’enferma ta
flame.
X.
Comme la terre esteint le feu de la Chimere,
Le mien
s’est estouffé des cendres d’un cercueil,
Et le Phœnix & moy ne
bruslons qu’au Soleil,
Mon Soleil n’estant plus, rien ne le peut
plus faire.
XI.
Donc je t’appends, ô mort ! ce cœur que tu
despoüilles
De l’object qu’en vivant il a jugé si beau :
Je ne
veux plus aymer que ce fatal tombeau,
Ny desirer que toy riche de
mes despoüilles.
Je m’asseure, sage Adamas, continua Alcidon, que vous jugerez aisément par
ces vers pleins d’une affection si extreme, & d’une resolution de ne
plus rien aymer, & lesquels elle ne desavouëra pas pour siens, que le
mauvais accueil que j’ay receu de ceste belle Dame ne procede point
d’ailleurs que de l’amour qu’elle portoit à ce grand Prince, lequel
toutefois m’ayant voulu déguiser, elle a tasché de rejetter sur ma faute ce
dequoy il falloit accuser les merites du Grand Euric, & mon malheur.
Mais, belle Daphnide, qu’il soit ainsi que vous ayez aymé, non point comme
vous disiez par raison d’Estat, mais à bon escient, contre qui pensez vous
avoir failly ? Ce n’est pas contre une personne qui n’ait assez d’Amour pour
pardonner, pour oublier, voire pour effacer tout à fait ceste offence ;
c’est contre Alcidon, sur qui vous sçavez que vous pouvez toute chose, il
est plus prest à vous donner sa vie & son ame, que non pas à vous
reprocher ceste injure : Pourquoy tardez vous à luy tendre les bras, & à
l’asseurer par ceste action, qu’il n’y avoit rien qui le peust reduire en
l’estat qu’il a esté que la seule
fortune du Grand Euric, à laquelle il n’y a rien qui ait peu resister que la
seule mort : ce ne me sera pas peu de gloire, que celle que j’ayme ait esté
adorée du plus grand Roy de l’Univers, ny peu de satisfaction à ce grand
Prince dans le cercueil, que si vous aymez quelque chose apres luy ce soit
cét Alcidon qui luy cede à la verité en fortune, mais qui le surpasse en
Amour. Si je dis quelque chose qu’en vostre ame vous ne jugiez
tres-veritable, reprenez moy de mensonge : mais si vous ne pouvez nyer ceste
verité, pourquoy me voulez vous affliger plus long temps, & me faire
faire la penitence d’un forfait que je n’ay pas commis ? A ce mot Alcidon se
levant de son siege, & se jettant à genoux devant la belle Daphnide,
& luy prenant la main. Je jure, dit-il, par ceste main, qui seule m’a
peu ravir le cœur, que jamais je n’ay rendu hommage qu’à elle seule, qu’elle
seule sera celle qui à jamais aura toute puissance sur moy : establissez
& ordonnez de moy & de ma fortune ce que vous voudrez. Alcidon
aymera & adorera Daphnide jusques dans le cercueil, quelque rigueur qui
soit en elle. Et vous, mon pere, dit-il, s’adressant au Druyde que le grand
Thautates a estably Juge en ceste contrée, que tardez vous de condamner
ceste belle à me rendre ce cœur qu’elle m’a tant de fois donné, & jure
ne le retenir, ny l’avoir agreable, que d’autant qu’il estoit à moy ? Si
elle s’excuse en m’accusant d’aymer quelque autre chose, est-il possible
qu’elle sçache mieux ce que je fais que moy-mesme ? Elle dit que j’ayme
Clarinte ; je jure & je
proteste que je ne l’ayme point : pourquoy se veut-elle plustost croire que
moy, elle qui ne peut voir que mes actions, & moy qui vois & mes
actions & mes intentions ? peut estre elle dira que je la veux tromper,
& elle ne se veut pas decevoir : Mais pourquoy la voudrois-je tromper ?
car si je ne l’ayme pas, qu’ay-je affaire de son amitié ? & si je
l’ayme, peut-elle penser que celuy qui aime quelque chose luy vueille mal
tout ensemble ?
Ainsi disoit Alcidon, y adjoustant encores tant d’autres semblables discours,
que Daphnide ne pouvant respondre qu’à mots interrompus : enfin le Druyde.
Il me semble, Madame, dit-il, que voicy l’Oracle esclarcy, & qu’il est
temps desormais de terminer ce differend. Pleust à Dieu, dit-elle, que je le
peusse faire en sorte que & Alcidon & moy, eussions le repos
d’esprit que nous ostons l’un à l’autre : Vous plaist-il, Madame, respondit
Adamas, que j’en sois juge ? Pourveu, dit-elle, qu’Alcidon y consente, &
qu’il ne contrevienne jamais à ce que vous en ordonnerez, ce ne sera pas moy
qui appelleray de l’ordonnance que vous en ferez. Je proteste, dit Alcidon,
qu’il n’y a rien qui me puisse empescher de vous aymer : mais je jure que
j’observeray en sorte le jugement du sage Adamas, que s’il m’est contraire,
vous n’aurez jamais importunité de moy : & si je manque à ce serment, je
veux que les sacrifices, le feu & l’eau me soient interdits à jamais :
Alors Adamas, apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme : enfin avec la
majesté de sa venerable vieillesse : Dites moy, dit-il, Madame, avez-vous bien aymé Alcidon ? Plus
que ma vie, respondit-elle : Et maintenant, reprit-il, luy voulez-vous mal ?
Je veux mal, dit-elle, non pas à luy, mais à sa legereté : Et s’il n’estoit
point volage, repliqua-t’il, & qu’il n’eust jamais aymé que vous,
l’aymeriez-vous encores, & ne seriez vous pas bien marrie de l’avoir
blasmé à tort ? Sans doute, dit-elle. Or de ceste legereté, continua le
Druyde, le pouvez-vous accuser pour d’autre que pour Clarinte ? Et n’est-ce
pas assez ? respondit Daphnide : Mais quand il alla servir Clarinte ne luy
aviez vous pas commandé, & luy ne le fit-il pas à contre-cœur ? J’avouë,
dit-elle, que je fus en cela imprudente, & luy dissimulé : Mais en
effect, dit Adamas, s’il s’en fust retiré, & qu’Euric eust voulu revoler
encore vers elle, n’eussiez vous pas blasmé Alcidon, d’avoir desobey à
vostre commandement ? Je pense qu’ouy, dit-elle. Or escoutez donc, reprit
alors le Druyde, vous Daphnide, & vous Alcidon : le grand Thautates, qui
par Amour a fait tout cet Univers, & par Amour le maintient, veut non
seulement que les choses insensibles, encores que contraires, soient unies
& entretenuës ensemble par liens d’Amour, mais les sensibles & les
raisonnables aussi. Et c’est pourquoy aux Elemens insensibles, il a donné
des qualitez qui les lient ensemble par sympathie, aux animaux l’amour &
le desir de perpetuer leur espece ; aux hommes la raison, qui leur apprend à
aymer Dieu en ses creatures, & les creatures en Dieu. Or ceste raison
nous enseigne que tout ce qui est aymable se doit aymer selon les degrez de
sa bonté : Et par ainsi ce qui en
aura plus, devra aussi estre plus aymé. Et toutesfois d’autant que nous ne
sommes point obligez à ceste Amour, sinon en tant que ceste bonté nous est
cogneuë : Il s’ensuit que plus le bon est recogneu, plus aussi doit-il estre
aymé : Mais puis que Dieu a fait toute chose pour l’Amour, & que la fin
de quelque chose est tousjours plus parfaite, nous pouvons aysément juger,
que puis que toutes les choses bonnes ont l’Amour pour leur but, que de
toutes, l’Amour est la meilleure. Or cognoissant ceste bonté de l’Amour,
nous sommes plus obligez par les loix de la raison, d’aymer l’Amour que
toute autre chose, & plus cet Amour est recogneu, plus aussi le devons
nous aymer.
L’Oracle qui vous a esté rendu sur le differend qui estoit entre vous, vous
reconfirme ce que je dis, car il est tel :
Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests un
jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.
C’est-à-dire, En Forests enfin vous recognoistrez que veritablement vous vous
aymez l’un l’autre, & lors vous sortirez de la peine où vous estes : Car
le grand Thautates qui vous a rendu cét Oracle, sçachant combien
religieusement vous rendez ce que vous devez & à luy & à la raison,
a bien creu que soudain que vous seriez asseurez de l’amitié l’un de l’autre, vous jugeriez
estre tres-raisonnable de vous aymer d’un amour égale à vos merites : Et
pour ce, Daphnide, puis que vous voyez qu’Alcidon vous ayme, car pourquoy
desireroit-il si passionnément d’estre aymé de vous, si veritablement il ne
vous aymoit ? Et vous Alcidon, puis que vous voyez l’amour de Daphnide
envers vous, car pourquoy seroit-elle jalouse de vous & de Clarinte, si
l’amitié qu’elle vous porte n’estoit mere de ceste jalousie ? Je vous
ordonne, ou plustost le grand Thautates le vous commande, qu’oubliant toutes
les choses passées qui peuvent alterer vos bonnes volontez, & que sans
attendre de voir autre fontaine de la verité d’Amour, vous vous reünissiez
d’affection, & r’allumiez de sorte ceste ancienne Amour, que comme la
cognoissance que vous avez de vos merites, vous oblige à vous aymer d’une
tres-grande affection ; vous fassiez paroistre que personne ne peut tant
aymer que vous, puis que personne ne peut avoir plus de causes d’Amour, que
le Ciel en a mis & en l’un & en l’autre.
A ce mot, Adamas les prenant par la main & les mettant l’une dans
l’autre : Qu’eternelles, dit-il, puissent estre ces unions : Il est
impossible de representer les contentemens d’Alcidon, qui se pouvoient dire
des transports ; ny de redire les remercimens que quelquefois il faisoit au
Druyde, & d’autrefois à Daphnide : mais la modestie & l’honnesteté,
avec laquelle elle luy respondoit, tesmoignoit assez la vertu & la
sagesse qui estoit en elle. Stiliane, Carlis & Hermante, qui estoient presens receurent un
extreme contentement de celuy d’Alcidon : car il avoit ce bon-heur qui
l’accompagnoit par tout, d’estre aymé de tous ceux qui le voyoient, de sorte
que tous s’en vindrent resjouyr avec luy, comme de la meilleure fortune qui
luy eust peu arriver.
Fin du quatriesme livre.
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LE
CINQUIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Ainsi se termina la dispute de Daphnide & d’Alcidon par la prudence
du sage Adamas. Encores qu’il jugeast bien que selon l’Oracle ils devoient
sortir entierement de l’opinion que la jalousie leur avoit fait concevoir
l’un de l’autre par la veuë de la fontaine de la Verité d’Amour : toutesfois
comme personne tres-advisée, jugeant par leurs discours qu’il ne leur
pouvoit rendre un meilleur office, ny plus à leur gré, que de les remettre
bien ensemble, il pensa estre à propos de leur expliquer l’Oracle de ceste
sorte : & en mesme temps les
conseiller, comme il fit, de sejourner quelque temps en ceste contrée, à fin
que s’il leur restoit encores quelque soupçon des choses passées, &
qu’il pleust au Ciel de rompre l’enchantement de la fontaine, ils peussent
en s’y regardant se guerir entierement de ceste maladie.
Cependant qu’en la presence d’Adamas ces choses se passoient de ceste sorte,
les bergers & bergeres qui estoient dans la salle avec Leonide &
Alexis, incontinent que la collation fut achevée, reprirent les divers
discours qu’ils avoient laissez : Mais Alexis & Astrée, pour n’estre
point interrompuës, se prenant soubs les bras, se mirent à promener d’un
bout à l’autre de la salle, qui ne fut pas une petite commodité pour
Alexis : car en ces divers tours elle pouvoit plus aysément cacher les
changemens de son visage, & excuser mieux les discours interrompus
qu’elle luy tenoit. Astrée qui n’estoit pas moins transportée de voir devant
elle un visage si ressemblant à celuy de Celadon, ne pouvant dissimuler son
contentement, fut bien ayse que ceste commodité de parler à Alexis luy fut
donnée en se promenant, tant pour n’estre point ouye de personne qui la
peust interrompre, que pour pouvoir avec plus de liberté luy representer
l’affection qu’elle lui portoit. Apres avoir donc fait deux ou trois tours
sans sçavoir ny l’une ny l’autre par où commencer, enfin Astrée fut la
premiere à parler ainsi :
De quelle sorte, Madame, dois-je marquer ce jour pour m’en ressouvenir à
jamais, & pour tesmoignage de
l’extreme faveur que j’y ay receuë, puis qu’il m’a esté si heureux que de me
faire cognoistre à vous, & de vous pouvoir asseurer de la volonté que
j’ay de vous faire service : Mal-aysément le pourray-je faire aussi
dignement que j’y suis obligée, si je n’y employe la marque que le grand
Thautates a voulu donner à nostre petit hameau, qui est le Guy sacré, que
ceste année il y a voulu faire croistre, presque pour augure du bon-heur que
nous devions recevoir de vostre venuë en ce lieu : monstrant bien par là,
que jamais sa main liberale ne s’employe à nous faire une grace seule, mais
qu’il l’accompagne tousjours de plusieurs autres. La grace & le
bon-heur, dit Alexis, est tout de mon costé, qui me suis treuvée icy en la
saison que ce Guy salutaire doit estre cueilly : car cela a esté cause que
j’ay eu le bien de vous voir & de vous cognoistre, qui estoit l’un de
mes plus grands desirs. Comment, Madame ? repliqua Astrée, nous feriez-vous
bien ce tort à toutes, & à moy particulierement, de croire que nous ne
soyons venües icy que pour ce Guy salutaire, duquel vous parlez ? Je veux
croire, respondit Alexis, tout ce qu’il vous plaira, mais vous me permettrez
de dire, que ce ce suject m’a fait avoir à ce coup le contentement de vous
voir : & qu’encores que je n’eusse point esté icy, vous n’eussiez pas
laissé d’y venir, pour convier Adamas au sacrifice du remerciment. Je vous
proteste, Madame, reprit incontinent la bergere, que vous seule estes celle
qui m’avez fait venir, & qu’il y a long temps que je n’ay eu un plus
grand desir que d’avoir le bien de
vous voir, vous suppliant de croire, que ny mon courage ny mon humeur, ne me
permettent pas de me mesler des choses publiques, les laissant à nos sages
Pasteurs qui les conduisent, & selon leur coustume, & selon ce
qu’ils jugent estre avantageux à ceste contrée. Je serois trop glorieuse,
adjousta Alexis, si je pouvois me le persuader ainsi, car ce seroit une
asseurance de ce que je souhaitte le plus, & que je cherirois autant que
chose qui me peust arriver le reste de ma vie : Mais dites moy, belle
bergere, ce Guy duquel nous parlons, en quel lieu a-t’il esté trouvé ? Si le
Soleil, respondit Astrée, vous permettoit de vous mettre à la fenestre, je
le vous ferois voir d’icy. Je pense, dit Alexis, que la montagne le couvre
desja de ce costé là : mais encores que cela ne soit pas, il me semble qu’il
est si tard, que la grande chaleur peut bien estre passée, & que par
ainsi nous n’en recevrons pas tant d’incommodité que de plaisir de la belle
veuë de ceste plaine : Et à ce mot ouvrant la fenestre, & s’accoudant
toutes deux dessus, apres avoir jetté les yeux d’un costé & d’autre,
Astrée commença de ceste sorte :
Voyez vous, Madame, le cours de ceste riviere, qui passant contre les
murailles de la ville de Boën, semble coupper ceste plaine presque par le
milieu, s’allant rendre au dessous de Feurs dans le sain de Loire, c’est le
malheureux & diffameé Lignon, le long duquel vous pouvez voir nostre
hameau, vis à vis de Mont-verdun, qui est ceste petite montagne qui s’esleve
en pointe de diamant, au milieu de la plaine, & qui semble un escueil dans la mer : car
telle pouvons nous dire que ressemble la plaine qui est tout à l’entour : Si
vous retirez maintenant vostre veuë un peu à main gauche, vous verrez le
Temple de la bonne Deesse, qui est ce Temple rond, au pied duquel passe un
bras de ce detestable Lignon ; un peu plus en là, & suivant ceste
fascheuse riviere, vous y remarquerez un petit bois, & c’est là où est
le chesne bien-heureux, qui porte le Guy sacré ceste année, &
veritablement c’est une chose remarquable, qu’il y a une forme de Temple
fait de petits arbres pliez les uns sur les autres fort artificieusement :
& que personne ne sçait ny celuy qui l’a faict, ny en quel temps on y a
travaillé : & toutefois il est si bien disposé & si bien entendu,
que tous ceux qui le considerent advoüent que celuy qui en a esté l’artisan
doit avoir esté un tres bon maistre : aussi nous pensons presque tous que ce
doit estre quelque Pan ou Egipan, ou quelque autre demy Dieu champestre qui
en a esté l’inventeur : car c’est l’ordinaire d’attribuer à quelque Dieu les
choses qui nous semblent belles, & desquelles l’autheur nous est
incogneu. Alexis feignant de ne sçavoir ce que ce pouvoit estre, faisoit
l’estonnée de tout ce que la bergere luy disoit, & pour mieux
dissimuler, faisoit semblant de ne pouvoir pas bien remarquer le lieu
qu’elle luy vouloit monstrer, & que toutesfois elle sçavoit mieux que la
bergere mesme qui le luy vouloit enseigner : & au contraire, la belle
Astrée la tirant un peu vers elle, & advançant la main pour luy faire
porter la veuë droicte au lieu où estoit ce Temple : Voyez vous, Madame, luy disoit-elle, ce bois qui
touche presque le bord de la riviere, portez vostre veuë un peu plus à main
gauche, vous verrez un petit pré qui semble plus verd que les autres qui
sont plus en là : c’est parce que l’herbe n’y est point foulée, & que le
bestail n’y est jamais conduit, d’autant que dés long-temps il est dedié à
quelque Divinité aussi bien que ceste touffe d’arbres qui le touche : Or ce
petit pré sacré semble avoir esté conservé de ceste sorte comme l’entrée de
ce Temple artificieux qui est dans ces arbres que vous voyez. Il me semble,
respondit froidement Alexis, que je commence de remarquer ce que vous
dictes, & mesme que je voy un arbre beaucoup plus eslevé que tous les
autres. Il est vray, dit incontinent Astrée, c’est celuy sur lequel est
appuyé le Temple, & qui pour estre le plus signalé a eu le bon-heur de
porter ceste année le Guy sacré pour lequel l’on doit faire le sacrifice du
remerciment. Si j’avois l’esprit de vous pouvoir redire les choses rares qui
y sont, & l’artifice avec lequel il est faict, je m’asseure que vous
vous en estonneriez : Entre les autres, j’y ay remarqué une image de la
Deesse Astrée (car ce Temple luy est dedié) toute differente de celles que
l’on a accoustumé de nous representer. Elle est vestuë en bergere, là
houlette en la main, & des troupeaux aupres d’elle, & ce que je
trouve plus estrange, c’est que ceux qui l’ont veuë aussi bien que oy,
asseurent qu’elle me ressemble. Alexis à ce discours ne peut s’empescher de
rougir, & il fut fort à propos que personne ne la peust voir : car il
eust esté trop aysé de remarquer
ce changement, duquel elle mesme se prenant garde, & ayant peur que si
de fortune Astrée eust tourné les yeux vers elle, elle ne s’en fust
apperçeuë, feignant de s’appuyer du coude sur la fenestre, elle se mist la
main sur le visage. Et pour ne luy donner le temps de la regarder : Je crois
belle bergere, luy dit-elle, que celuy qui a peint ceste Deesse de ceste
sorte l’a fait avec beaucoup de raison : car Astrée qui est la Déesse de la
Justice ne peut estre mieux representée qu’en bergere, avec la houllette
& les trouppeaux, soit pour monstrer que mesme dans les lieux plus
retirez & plus champestres, les innocens & les plus foibles sont par
elle maintenus en asseurance, soit pour faire entendre que par le moyen de
la justice l’on voit la paix & l’abondance parmy les hommes, qui toutes
deux ne se peuvent mieux representer que par les bergeres & par les
troupeaux. Mais je l’estime encores plus judicieux d’avoir donné vostre
visage à ceste Deesse : Car comment pouvoit-il mieux choisir, puis qu’il
avoit à presenter une divinité, que le patron le plus parfait que la nature
nous ait fait voir ; vostre beauté estant telle, que je veux croire que
ceste Astrée, si elle prend la peine de baisser les yeux sur cét Autel, se
glorifiera plus des traicts de ce beau visage, que du sien mesme, &
qu’elle aymera mieux estre veuë telle que vous paroissez en terre, que telle
qu’on la void dans le ciel. Ces loüanges, dit Astrée en rougissant, sont
trop grandes pour une personne si remplie de malheur que je suis : Et mesme
venant de vous, Ma dame, à qui
elles sont bien mieux deües, il est vray que telle que je puis estre, je
suis bien tellement vostre, que vous en pouvez & parler & disposer
comme il vous plaira, n’ayant pour ceste heure nulle autre plus grande
ambition que de pouvoir meriter le tiltre d’estre à vous. Alexis alors
tournant les yeux vers elle : Voulez vous, luy dit-elle[,] belle bergere,
que je croye ce que vous me dites ? Je vous supplie, Madame, dit incontinent
Astrée, & vous en conjure par ce que vous avez jamais le plus aymé.
Ceste conjuration, dit-elle, que vous me faites, outre ce qui est de vostre
merite est trop forte, pour permettre que vostre requeste ne vous soit
accordée ; c’est pourquoy pour ne manquer à celle par qui vous m’avez
conjurée, je vous promets d’oresnavant de croire tout ce que vous me dites
de vostre bonne volonté : mais avec condition que jamais vous ne vous en
repentiez. Et en eschange je vous donne ma foy, de ne vous refuser jamais
chose que vous vueilliez de moy, quand vous me la demanderez au nom de celle
que j’ayme le mieux. Madame, reprit incontinent Astrée, je veux que les
faisseaux de verveine & de fougere que nous presentons à Thautates,
quand pour nostre salut & pour nostre conservation l’on fait le
sacrifice du pain & du vin, soient rejettez des Vacies lors que je les
offriray : & que le feu ny la fumée n’en soient jamais agreables à
Hesus, Tharamis & Bellenus, si jamais je commets ceste faute envers
vous, à qui de nouveau je me redonne, & me consacre pour toute ma vie.
Et moy, dit Alexis, je vous reçois, belle bergere, du meilleur de mon cœur, & vous donne ceste main pour
gage de la foy, avec laquelle je me lie à vous d’une perpetuelle amitié.
Qui pourroit dire le contentement d’Astrée, & qui representer celuy
d’Alexis ? l’une pour se voir aux bonnes graces de celle aupres de laquelle
elle faisoit dessein de vivre le reste de ses jours, & l’autre pour ouyr
ces paroles si pleines d’affection de celle qu’elle aymoit plus que
soy-mesme : Et il faut croire que sans la crainte qu’Astrée avoit de ne
pouvoir pas faire consentir ses parens au dessein qu’elle avoit de suivre
cette chere Druyde en quelque lieu qu’elle allast, & sans l’opinion
qu’Alexis avoit qu’estant recogneuë, elle perdroit toutes ces faveurs, il
leur eust esté impossible de ne donner cognoissance à tous de l’excez de
leur contentement.
D’autre costé, Paris qui estoit aupres de Diane, & qui ne pouvoit assez
luy representer son extreme affection, ennuyé de se voir tant de personnes à
l’entour qui escoutoient ce qu’il disoit, afin de les entretenir à quelque
autre chose, pria Hylas, luy faisant presenter une Harpe, de vouloir chanter
quelque chose dessus pour empescher que cette bonne compagnie ne s’ennuyast
en sa maison. Hylas qui quelquesfois estoit assez complaisant, prenant ce
qu’on luy presentoit, accorda librement de faire ce que Paris desiroit,
pourveu qu’il fust ordonné aux autres d’en faire de mesme, &
particulierement à Silvandre. Ce berger qui avoit tousjours les yeux sur
Diane, cognoissant qu’elle avoit agreable de l’ouyr chanter sans en attendre le commandement,
prit la Harpe des mains d’Hylas, & chanta tels vers :
SONNET,
Qu’encores que son amour soit extreme, il croit de n’aymer point
assez.
Quand de tous les mortels les cœurs seroient unis
Pour aymer un sujet qui fust le plus aymable :
Leur passion encor
ne seroit point capable
D’esgaller mon amour, ny mes feux
infinis.
N’adorer rien que vous, & nous estre bannis
De
tout autre penser qui puisse estre agreable,
Languir, &
souhaiter ce mal est incurable :
Ou d’une prompte mort estre
soudain punis.
N’estimer de mon feu sinon la violence,
Brusler de
cent desirs, mais tous sans esperance,
De mon extreme amour sont
les moindres excez.
Et toutefois, ô Dieux ! quand je vous vois, Madame :
Je vois tant de sujet, & d’amour & de flame,
Que je
m’accuse encor de n’aymer point assez.
Sylvandre laissant toute la compagnie fort satisfaite de ce qu’il avoit
chanté, baisant la harpe la presenta à Corilas, qui la recevant de bon cœur,
& tournant les yeux du costé de Stelle, apres avoir accordé sa voix avec
l’instrument, chanta d’une voix fort agreable de ceste sorte :
SONNET,
Que son amour estainte, ne se peut plus r’allumer.
Tant de sermens jurez d’amour & de constance,
Que
perfide on vous oit profaner si souvent,
Ne sont pour nous tromper
que des propos de vent,
Qui se perdent en l’air, si tost qu’ils ont
naissance.
Vous sçavez qu’un brasier prend plus de violence,
Que
sans cesse l’on va de souffles esmouvant,
Et qu’un feu, qui couvert
languist auparavant,
Par le vent agité reprend sa violence.
Vous le sçavez trompeuse, & pensez en nos cœurs
De r’allumer les feux esteints par vos rigueurs
De ces propos de
vent, dont vous faites coustume.
Mais ne le pensez plus, en vain sont vos efforts,
Le
vent peut r’allumer des brasiers demy morts :
Mais ceux qui sont
esteints jamais il ne r’allume.
Stelle oyant les reproches que Corylas luy faisoit, le voyant finir tendoit
desja la main pour recevoir la harpe, & luy rendre ce qu’il luy avoit
presté : mais le berger qui s’en douta bien, ne la luy voulust donner,
disant qu’il n’estoit pas raisonnable que Hylas à qui l’on l’avoit
premierement donnée en fust si long temps privé : Et la luy presentant : Ne
vous offencez bergere, dit-il à Stelle, si je la remets à Hylas, puis que si
vostre dessein estoit de dire quelque chose selon vostre humeur, je
m’asseure qu’il vous satisfera, s’il chante selon son cœur. Hylas feignant
de s’offencer : Vous estes bien gracieux, luy dit-il Corylas, de vouloir
payer vos debtes avec l’argent d’autruy, pour le moins nous avons Stelle
& moy cet advantage, qu’estans tous d’une mesme opinion, nous avons
rencontré quelqu’un qui appreuve nostre humeur : mais la vostre est si
mauvaise, que vous estes le seul de vostre secte. Et lors prenant la harpe,
sans attendre la responce de Corylas, il chanta tels vers :
STANCES.
De l’inconstance.
I.
Avant qu’une amitié déplaise à sa compagne,
Il faut
cercher ailleurs de nouvelles amours ;
Que s’il ne nous avient de
mieux trouver tousjours,
Celuy n’est pas marchand qui ne perd &
ne gagne.
II.
Que si ce que l’on cherche à l’abord ne se monstre,
Il ne faut pour cela s’en aller despitant :
Le fondeur ne rompt pas
le moulle au mesme instant,
Que son essay premier, a mauvaise
rencontre.
III.
Mais quand nous aurons fait quelque fascheuse prise
Changeon-la de bonne heure, & nous en deffaison :
Voyez vous
ces marchands qui vivent par raison,
Comme ils offrent devant la
pire marchandise ?
IIII.
Ce qui nous rend prudens, n’est-ce l’experience,
L’experience n’est que d’avoir espreuvé
Cent diverses humeurs,
& s’estre conservé :
Ce qui nous rend prudens, c’est donques
l’inconstance.
V.
Que j’estime l’Amour que tout plaisir emporte
Sur le
premier object qui luy tente les yeux :
La riviere qui court, &
passe en divers lieux,
Contente beaucoup plus, que non pas une eau
morte.
VI.
Ceux qui d’estre constans, se donnent la loüange,
S’ils ayment longuement, sont eux-mesme inconstans,
En laideur, la
beauté se change par le temps :
Et qui l’ayme changée, il faut
aussi qu’il change.
VII.
Car sçavez vous que c’est, qu’une beauté passée ?
C’est un foyer qui chaud a d’autrefois esté,
Un grand Hyver qui suit apres
un grand Esté :
Bref, une eau qui boüillante est à la fin
glacée.
Phillis, qui ne pouvoit souffrir que Hylas s’en allast sans responce : Il me
semble, dit-elle, Sylvandre, que vous & moy avons grande raison de
respondre à cét inconstant berger, puis que c’est en la presence de nostre
Maistresse qu’il ose parler de ceste sorte, outre qu’en quelque lieu qu’un
vray Amant entende parler tant au desavantage de la fidelité, je croy qu’il
est obligé de la deffendre. Vous avez raison, mon ennemie, respondit
Sylvandre, & je l’aurois desja fait, si je n’eusse eu crainte d’estre
blasmé d’indiscretion en l’interrompant : Mais si Hylas veut redire les
mesmes vers que nous avons ouys, j’essayeray de luy respondre couplet par
couplet. Il me seroit mal-aysé, adjousta Hylas, & peut-estre peu
agreable à ceste compagnie, de rechanter les vers que je viens de dire :
mais afin que tu n’ayes point d’excuse Sylvandre, en voicy d’autres qui ne
sont point plus desagreables, & lors retastant la harpe, il voulut
commencer, quand Sylvandre luy fit signe qu’il attendist un peu, &
tirant de son costé sa musette, en accommode les hanches & le pipeau,
& apres l’avoir enflée & adjustée à sa voix, Me voicy prest, dit-il,
Hylas, de combatre, si tu n’as perdu le courage, ne laissons point escouler
le temps inutilement : car quant à moy qui ay la raison de mon costé, je
suis grandement hardy : Et moy, dit Hylas, comme le genereux Lyon desdaigne
les autres animaux, qui sont trop
inferieurs à sa force, de mesme c’est à contre-cœur que je me prens à toy,
puisque tu m’és tant inferieur, soit en esprit, soit en la bonne cause que
je soustiens, que je prevois bien la victoire ne m’en pouvoir estre guere
honorable. Et à ce mot, joignant la voix au son de la harpe, il commença de
ceste sorte : Sylvandre luy respondant couplet par couplet au son de
musette.
DIALOGUE.
Hylas & Sylvandre.
I. HYLAS.
Mon amour est un feu, son ardeur luy demeure
Autant
qu’il trouve object propre à l’entretenir.
L’object c’est mon
plaisir, qui ne voudra qu’il meure,
Que mon plaisir jamais il ne
laisse finir.
SYLVANDRE.
Mon amour est un feu, son ardeur luy demeure
Autant
qu’il trouve object propre à l’entretenir :
L’object c’est la
vertu[;] que la vertu ne meure,
Et jamais mon amour on ne verra
finir.
II. HYLAS.
Quand j’ayme, en mon amour je suis du tout extreme,
Et voila cet amour ne dure
longuement :
Mais la raison le veut, tout excez vehement
Ne
peut durer long temps sans se changer soy-mesme.
SYLVANDRE.
Quand j’ayme, en mon amour je suis du tout extreme,
Et voila cet amour dure eternellement :
Car la perfection ne craint
le changement.
Plus l’Amant est parfaict, plus ardamment il
aime.
III. HYLAS.
Fy de ces amitiez si longuement gardées,
Est-il rien
de plus doux qu’une jeune beauté ?
Mais qu’a l’Amant vieilly dedans
sa loyauté,
Que des rances amours, que des beautez ridées ?
SYLVANDRE.
Fy de ces amitiez mortes plustost que nées,
Est-il
rien de plus doux qu’une constante amour ?
Si l’amour est un bien,
qui n’en jouyst qu’un jour
Le doit bien regretter par des siecles
d’années.
IIII. HYLAS.
Mais voyez ces Amans que l’on nomme fideles,
Ne
sont-ce point plustost des esprits hebetez ?
Esprits sans point
d’esprit, qui ne sont arrestez
Que pour n’oser voler, ou pour
n’avoir des aisles ?
SYLVANDRE.
Mais voyez ces Amans que l’on nomme infideles,
Esprits qui faits de plume au vent sont emportez :
Pourquoy les
diroit-on, volant de tous costez,
Estre plustost Amans, que non pas
irondelles ?
V. HYLAS.
Quelle beauté voit-on en ces roses fanées ?
En ces
œillets flestris par la longueur du temps ?
Quels plaisirs
donneront ? quels tristes passe-temps ?
N’estans plus de saison ces
beautez surannées ?
SYLVANDRE.
Et comment les douceurs seront-elles goustées
De ces
fruicts qui trop verds n’ont goust ny sentiment ?
Et quels plaisirs
aussi donneront à l’Amant
Ces trop vertes beautez, qui semblent
avortées ?
VI. HYLAS.
Le temps consomme tout, rend la beauté moins belle,
Et n’est-ce estre imprudent d’amoindrir ces plaisirs ?
Il faut
doncques changer à tous coups nos desirs,
Pour jouyr à tous coups
d’une beauté nouvelle.
SYLVANDRE.
Le temps rend à la fin toute chose mieux faite,
Qu’est-ce qui n’a naissant quelque imperfection ?
Il faut donc
demeurer en mesme affection,
Si nous voulons avoir une amitie
parfaicte.
VII. HYLAS.
Quoy que ce soit, en moy ne fais point ta retraite,
O
sotte loyauté ! qui nous va decevant :
Si j’ayme, mon amour
ressemblera le vent,
Qui vit tant qu’il se meust, & meurt quand
il s’arreste.
SYLVANDRE.
Au contraire en mon cœur, viens selon ta coustume :
O
foy l’heur & l’honneur d’un veritable Amant,
J’estime en fin l’Amour comme
le diamant,
D’autant plus qu’il ne craint les marteaux ny
l’enclume.
Cependant que ces bergers chantoient de ceste sorte, & que le reste de la
compagnie estoit attentive à les escouter, Paris qui ne vouloit perdre ceste
commodité, s’approchant encores d’avantage de Diane. Fust-il jamais, luy
dit-il assez bas, une plus agreable humeur que celle d’Hylas ? Je croy,
respondit la bergere, qu’il n’y a point de difference entre luy & la
pluspart des autres, sinon qu’il dit plus librement son intention. Comment,
repliqua incontinent Paris, auriez vous bien ceste mauvaise opinion des
hommes, & les estimeriez-vous bien aussi inconstans que luy, sans y
mettre autre difference, que le taire, ou le dire ? Je n’ay point, respondit
Diane en sousriant, de mauvaise opinion des hommes : car je ne crois pas que
ce soit erreur à eux de faire comme Hylas, estant une chose assez naturelle
d’aymer ce qui nous est agreable : Et puis que la pluspart des bergers
n’aiment que pour se plaire, n’ay-je pas occasion de croire que par tout où
le plaisir les emporte, ils ne font point de difficulté d’aymer, suivant en
cela l’exemple de nos brebis, qui ne mangent pas tousjours d’une mesme
herbe, ny ne paissent tousjours en mesme pasturage, mais vont diversifiant
tantost dans les prez, & tantost sur les collines ou sous les ombrages ?
La bergere parlant de ceste sorte, sousrioit, pour monstrer qu’elle parloit contre sa
creance, & Paris qui s’en prit garde : Le party d’Hylas, dit-il, belle
bergere, seroit bien fortifié s’il avoit ouy ce que vous venez de dire :
mais je pense que si vous estiez condamnée à suivre ceste opinion, il seroit
bien difficile à vous y faire consentir : J’avouë, respondit-elle, que vous
dites vray : mais il ne le faut pas treuver estrange, puisque les bergeres
ne sont pas subjectes aux mesmes loix que les bergers, & que non
seulement elles fuyent l’inconstance, mais la constance aussi. Vos propos,
repliqua Paris, sont des Enigmes pour moy, s’il ne vous plaist belle bergere
de les dire plus clairement : J’entends, respondit-elle, que les filles de
ceste contrée, non seulement fuyent l’inconstance, parce qu’elles ne sont
point changeantes, mais la constance aussi, parce qu’elles ne s’attachent à
nulle amitié qui les y puisse obliger, aymant & estimant tout ce qui le
merite, non point avec amour & passion, mais par le devoir & par la
raison : Je le crois, adjousta froidement Paris, tout ainsi que vous, &
voudrois bien pour l’interest que j’y puis avoir, que quelqu’une pour le
moins entr’elles fust d’une autre humeur. Il faut, gentil Paris, reprit
Diane, que vous pardonniez à leur esprit grossier : car estans nourries dans
ces lieux champestres, & à moitié sauvages, pouvez-vous penser qu’elles
soient beaucoup differentes aux choses qu’elles voyent, & qu’elles
pratiquent ? Voyez vous combien la nourriture a de force par dessus la
raison ? Je m’asseure que de toute ceste trouppe il s’en trouvera fort peu
qui ne choisis sent plustost pour
leur contentement, de vivre avec leurs trouppeaux le long des rivages, &
sous le chaume de leurs petites cabanes, que dans ces grands Palais, &
parmy la civilité des villes. Et vous belle bergere, dit Paris, de quelle
opinion estes vous, & que vous semble-t’il de ceste maison, &
comment vous est-elle agreable ? Je serois, respondit Diane, de mauvais
jugement, si je ne la trouvois tres-belle : Elle le seroit encores
d’avantage, adjousta Paris, si ce qui y est maintenant y demeuroit
tousjours. Vous avez raison, repliqua Diane, car veritablement tant de
belles bergeres, & tant de gentils & discrets bergers, en rendent
non seulement la compagnie grande, mais la demeure fort aggreable. Ce n’est
pas, reprit Paris, la quantité, mais la qualité des personnes qui me la fait
estimer. Je le crois, dit elle, comme vous, puisque bien souvent les plus
grandes compagnies sont les plus ennuyeuses : mais celle-cy est telle, qu’il
faudroit estre de mauvaise humeur pour s’y fascher ; Je vois bien, repliqua
Paris, qu’encore vous n’entendez pas, ou plustost vous ne voulez pas
entendre ce que je veux dire : ce n’est pas de toute la trouppe de qui
j’entens parler : Mais, belle bergere, d’une seule, sans laquelle toute la
compagnie me seroit ennuyeuse. Diane feignant de ne le pouvoir entendre :
Celle-là, dit-elle froidement, vous est bien fort obligée, encore que ce
soit aux despens de toutes les autres. Personne de la compagnie, respondit
Paris, ne m’en doit sçavoir mauvais gré ; puis que sans celle que je dis, la
vie mesme me seroit desagreable.
Et à ce mot, s’estant teu pour quelque temps, & voyant que Diane ne
disoit rien. Je ne vis jamais, continua-t’il en sousriant, une bergere moins
curieuse que Diane : pourquoy ne me demandez-vous qui est celle de qui je
veux parler ? Ce seroit, dit-elle, une trop grande indiscretion : car je
suis bien asseurée que si vous voulez la nommer, vous me la direz : & si
vous la voulez taire, je serois trop indiscrette à vous en importuner.
Celle, adjousta Paris, à qui j’ay donné le cœur ne doit faire difficulté
d’en sçavoir les secrets, ny moy de les luy descouvrir. Les hommes,
respondit Diane, en faisant de semblables dons, donnent bien souvent &
retiennent : Si vous dites cela pour moy, repliqua incontinent Paris,
pardonnez-moy, belle Diane, si je dis que vous avez tort, puis que dés le
jour que je me donnay à vous, ou plustost que le Ciel m’y donna, ce fut
d’une si entiere volonté, que je n’auray jamais contentement, que vous n’en
ayez pris toute sorte de possession : Et c’est de vous de qui je parle,
& de qui je souhaitte la demeure en ceste maison, si j’y dois recevoir
jamais quelque contentement : J’aurois peu d’esprit, respondit la bergere en
rougissant, si l’honneur que vous me faites n’estoit receu de moy avec
respect, ainsi que je le dois à vostre civilité. Ne parlez point de respect,
interrompit incontinent Paris, mais au lieu de ce mot, mettez-y celuy
d’Amour : Ceste parole, respondit-elle, sied trop mal en la bouche d’une
fille : S’il ne vous plaist, repliqua-t’il, l’avoir en la bouche, ayez la
dans le cœur. Je n’ay garde, reprit Diane, car j’ay trop cher l’honneur que vous me faites de m’aymer,
& ceste faute m’en rendroit indigne.
Il y avoit quelque temps que Sylvandre & Hylas ne chantoient plus, &
que le reste de la compagnie demeuroit sans dire mot, & comme attendant
s’ils vouloient recommencer, qui fut cause que plusieurs s’apperceurent non
seulement de l’affection avec laquelle Paris entretenoit Diane, mais aussi
de la passion avec laquelle Sylvandre supportoit leurs longs discours : Ce
que considerant Hylas, & luy semblant d’avoir quelque avantage par
dessus luy, Cest assez chanter, luy dit-il, Sylvandre, entrons un peu en
raison, & me dis par ta foy, si tu es encore de la mesme opinion que tu
soulois estre ? Je n’ay pas accoustumé, dit Sylvandre, de beaucoup changer :
mais de quelle opinion veux-tu parler ? Es tu encor, reprit Hylas, dans le
cœur de Diane ? & elle est-elle encores dans le tien ? Pourquoy,
respondit Sylvandre, me fais tu ceste demande ? Parce, dit-il, que je veux
tout à ceste heure te faire avoüer le contraire. Il me semble, Hylas,
respondit le berger, que tu as longuement dormy pour te resveiller tant hors
de propos. Chacun se mit à rire & de la demande & de la response,
qui fut cause que Phillis prit occasion d’interrompre les discours de Paris
& de Diane, appellant sa compagne pour oüyr ceste gracieuse dispute : Et
en ce mesme temps, Hylas respondit, Berger, Berger, je ne m’esveille pas
tant hors de propos que tu penserois bien, puis que de mettre hors d’erreur
une personne, c’est une œuvre qui
n’est jamais hors de saison. Et responds moy seulement si tu es encore ainsi
que je t’ay ouy dire d’autrefois dans le cœur de Diane, & si Diane est
encores dans le tien ? Diane oyant ceste demande : Escoutons, dit-elle à
Paris, ce que veut dire Hylas, je m’asseure que ce sera quelque gracieux
discours. Alors ils oüyrent que Sylvandre respondit, Penses-tu Hylas, que si
tu changes continuellement, les autres en fassent de mesme ? nous sommes
& Diane & moy au mesme lieu que nous soulions estre. De sorte,
reprit Hylas, que tu es encore dans son cœur, & elle dans le tien. Il
est ainsi que tu le dis, adjousta le berger. Or respons moy Sylvandre,
continua Hylas, & me dis, je te supplie, puis que tu es dans le cœur de
Diane, si les discours que Paris luy tenoit à cette heure luy sont agreables
ou non ? Et vous Diane, puis que vous estes dans le cœur de Sylvandre,
dites-nous si Sylvandre voudroit que ces discours vous fussent
agreables ?
Il n’y eut personne en toute la compagnie, horsmis Sylvandre, qui ne se mist
à rire, & de telle façon qu’Astrée & Alexis tournerent la teste pour
sçavoir ce que c’estoit. Ce que Hylas ayant veu, sans attendre la responce
de Sylvandre, parce que le long entretien d’Astrée ne luy estoit pas moins
ennuyeux qu’à Sylvandre celuy de Paris, il s’en courut vers elle : Ma
Maistresse, dit-il à Alexis, ces bergeres de Lignon sont si flateuses, que
si l’on ne s’en prend garde, il est presque impossible de resister à leurs
charmes. Je crois, mon serviteur, respondit Alexis, que vous en parlez comme sçavant : Il est vray,
dit-il, que je n’ay pas attendu jusques icy à faire mon apprentissage : mais
si est-ce qu’elles ne se doivent pas attribuer la gloire de me l’avoir fait
faire. Car avant que d’aymer Philis, j’avois trouvé belle Laonice, &
auparavant Madonthe, & avant que toutes ces deux, Chryseïde : Et voila
ces trois belles estrangeres, dit-il monstrant Florice, Palinice, &
Circene, qui tesmoigneront que je n’estois pas mesme apprentif, quand le
long de l’Arar, je devins leur serviteur. Je ne dis pas, que si Carlis, qui
est dans la gallerie avec Daphnide, estoit icy, elle ne peust bien se donner
la loüange d’avoir esté la premiere qui a commencé de m’en faire la leçon.
Mais, dit Alexis en l’interrompant, pour glorieuse qu’elle puisse estre, je
ne croy pas qu’elle se puisse vanter, si elle a esté la premiere, qu’elle
soit aussi maintenant la derniere, puis qu’à ce que je vous oy dire, vous
n’en avez aymé, mon serviteur, qu’autant que vous en avez rencontré : Vous
deviez, dit-il, ma Maistresse, y adjouster ce mot de belles, car j’avouë que
par tout où j’ay peu remarquer la beauté, je l’ay aymée & servie : mais
il me semble que vous devez estimer ceste humeur qui m’a fait estre à vous,
& sans laquelle ceste mal-faite de Carlis m’eust possedé toute seule :
J’estimerois grandement, respondit Alexis, ceste humeur de laquelle vous
parlez, si je ne craignois, que comme elle est cause que maintenant vous
estes à moy, elle me donnera bien tost aussi le regret de vous perdre. Ah !
ma Maistresse, ne tenez jamais je vous supplie ce langage, car outre que vous offencez mon amour,
encore est-il impossible que jamais cela puisse estre, puis que l’on ne me
void aymer que la beauté, & hors de vous, il est impossible d’en
trouver. Je seray tres-ayse, respondit la Druyde, que vous ayez longuement
ceste opinion de moy, afin que je ne vous perde pas si tost que les autres :
mais j’aymerois encore mieux que vous eussiez tant de persuasion, que vous
peussiez faire croire à tous ce que vous dites de moy. Il ne faut point,
repliqua-t’il, de persuasion où la veuë en rend de si bons tesmoignages : Si
tous, respondit Alexis, me voyoient avec vos yeux, leurs tesmoignages me
seroient peut estre favorables : Je m’asseure, reprit Hylas, qu’il n’y a
personne icy qui démente ce que les miens me disent : Les vostres, respondit
Alexis, voyent bien ce qui est, mais vostre bouche dit ce que vous voulez,
& ces paroles avec lesquelles vous me loüez plus que je ne vaux,
tesmoignent assez que vous avez estudié en plus que d’une escole : Je
l’avouë, reprit Hylas, mais si puis-je dire sans vanité, qu’en moy
l’escolier a surpassé le maistre. Vous ne dites pas, interrompit Florice,
qu’au temps que vous estiez mon escolier vous preniez vostre leçon & de
Circene, & de Palinice aussi, & que si toutes trois unissions nostre
sçavoir ensemble, nous vous pourrions bien tenir encore quelque temps à
l’escole : Et comment, reprit incontinant Alexis, est-il possible, mon
serviteur, que vous ayez entrepris de les servir toutes trois en mesme
temps ? Jugez par là, ma Maistresse, dit-il froidement, & la grandeur de
mon courage, & si je ne
vous serviray pas bien, puis qu’à ceste heure je vous entreprens toute
seule.
Cependant qu’il discouroit de ceste sorte, Adamas, Daphnide, & Alcidon
sortirent de la galerie, parce que l’heure de soupper s’approchoit, &
apres avoir quelque temps parlé ensemble de divers discours, les tables
furent dressées, & si bien servies, que Daphnide mesme s’estonna qu’en
un lieu champestre on peust avoir les curiositez que la prevoyance du sage
Druyde leur fist voir. Et parce que le repas estant finy, chacun se remist
sur des discours divers qui durerent assez longuement, & qu’Adamas
remarqua que les yeux de la plus grande partie de ceste troupe commençoient
de s’appesantir, il convia Daphnide & Alcidon de s’aller reposer, &
les conduisit en leurs chambres, laissant à Leonide & à Paris, de mener
les bergeres & les bergers dans les leurs. Mais encore que la nuict fust
desja fort advancée, si est-ce qu’Alexis ayant conduit dans leur chambre
Astrée, Diane, & Phillis, ne se pouvoit separer d’elles : apres avoir
donné cent fois le bon soir, elle avoit tousjours à qui dire quelque chose.
Enfin Leonide qui apres avoir logé toutes les autres, l’estoit venuë
retrouver en ceste chambre, oyant l’horologe qui frappoit la mi-nuict, la
contraignit de se retirer. Les trois bergeres se voyans seules, encores
qu’il y eust divers licts dans la chambre, voulurent toutesfois coucher
toutes trois dans le plus grand, ne se pouvant qu’à grande peine
separer.
Cependant qu’elles se deshabilloient, Astrée ne pouvant guere parler d’autre chose que d’Alexis.
Mais, ma sœur, dit-elle, s’addressant à Philis, vistes vous jamais deux
visages si ressemblans que celuy de la belle Alexis & du pauvre
Celadon ? Philis respondit, Quant à moy j’avouë n’avoir jamais veu portraict
ressembler plus à celuy pour qui il a esté fait. Mais dites encore
d’avantage, adjousta Diane, que ne vistes jamais miroir representer plus
naïfvement le visage qui luy est devant. Et que diriez vous, ma sœur,
reprist Astrée, si vous aviez parlé particulierement à elle, puis que la
voix, le langage, la façon, les actions, les sousris, bref les moindres
petites choses qu’elle fait, sont si semblables à celles que je soulois
remarquer en Celadon, que n’y pouvant trouver aucune difference, plus je la
considere, & plus j’en demeure ravie ? Mon Dieu, reprit alors Philis, si
nous pouvions faire que le sage Adamas la voulust laisser quelque temps
parmy nous, je crois, ma sœur, que ce vous seroit bien du contentement :
N’en doubtez point, respondit Astrée, car je puis dire icy entre nous,
n’avoir jamais eu plaisir que celuy de voir Alexis, depuis la miserable
perte de Celadon : mais il ne faut pas esperer qu’Adamas vueille qu’elle y
vienne, l’ayant si chere, qu’à peine la peut-il perdre de veuë, ny qu’elle
mesme l’ait agreable, estant accoustumée à une autre sorte de vie : Et quand
il n’y auroit point d’autre empeschement, je suis si peu aymée de la
Fortune, que je serois trop outrecuidée de penser qu’elle me voulust faire
ceste grace. Ma sœur, reprit Diane, si nous voulons que ceste fille vienne dans nostre hameau, il faut
que nous y usions d’un peu d’artifice ; quelquesfois l’on obtient par
finesse ce qui seroit refusé, si ouvertement on le demandoit : & une
telle finesse n’est point blasmable, lors qu’elle ne fait mal à personne. Si
nous demandons ceste faveur au Druide, peut-estre que sa courtoisie est
assez grande pour ne nous la refuser, & peut-estre aussi y fera-t’il de
telles considerations, que nous ne l’obtiendrons pas : mais venons-y par un
autre moyen, supplions-le, & faisons que toute nostre trouppe en fasse
de mesme, de ne vouloir plus retarder le sacrifice du remerciment du Guy
sacré, il l’a desja promis aux bergeres qui l’en vindrent prier il y a
quelques jours : Si nous obtenons ce poinct sur luy d’y venir à ceste heure
mesme, je m’asseure qu’apres il ne fera point de difficulté d’y conduire
Alexis, tant parce que Leonide mesme y viendra, que pour accompagner
Daphnide, qu’il faut supplier d’y assister : outre qu’estant un sacrifice
assez solemnel, & sa fille estant Druide, il n’y a pas apparence qu’il
la laisse seule au logis en une telle occasion. Et toutesfois afin d’estre
preparées à toute chose, s’il advient qu’il en fasse quelque difficulté, il
en faut prier & elle & Leonide : car à ce que j’ay peu recognoistre,
elle ne se desplaist pas en nostre compagnie : & toutesfois parce
qu’elle a esté nourrie si differemment, il pourroit bien estre que par
civilité elle se contraint de vivre de ceste sorte avec nous, estant en la
maison de son pere : mais je suis d’avis que si nous la pouvons tenir en
nostre hameau, nous nous estudions toutes trois à luy donner tous les plaisirs que nous pourrons
& en ce que nous verrons qu’elle en prendra, c’est enquoy il faudra que
nous nous essayons de luy en donner d’avantage : car bien souvent l’opinion
fait de grands effects, & il peut bien estre que l’on luy aura figuré
nostre sorte de vie telle, que quand elle la verra de plus pres, elle ne la
trouvera pas tant desagreable. Vrayment, dit Phillis en branlant la teste,
elle seroit bien de fascheuse humeur si elle se desplaisoit avec nous, &
mesme si je veux entreprendre de luy plaire, qu’elle vienne seulement, je
veux mettre la vie qu’elle pleurera quand elle sera contrainte de nous
laisser. Astrée sousrit de l’ouïr parler si asseurément, & apres luy
dit : Ma sœur, je vous jure que si vous voulez avoir quelque plaisir en ma
compagnie, il faut que nous l’emmenions, autrement je suis une fille
perduë : Mais, dit Phillis, sçavez vous bien ce que je prevois, je ne crains
pas que nous ne l’emmenions par le moyen que Diane a proposé, ny qu’Alexis
ne se plaise avec nous, quand je voudray en prendre la peine : Mais je voy
desja, continua-t’elle se tournant vers Diane, que ceste Astrée nous
quittera pour ceste nouvelle venuë, & qu’elle ne fera non plus d’estat
de nous que si nous estions estrangers : Mais ma sœur, sçavez-vous ce qu’il
faut que nous fassions, si cela advient, ceste Alexis ne pourra pas
tousjours demeurer icy, & un jour elle s’en retournera à Dreux, ou vers
les Carnutes : alors il faudra que nous ne fassions non plus de conte
d’elle, qu’elle en aura fait de nous : Ah ! ma sœur, reprit Astrée en luy
mettant une main sur l’espaule,
& de l’autre se frottant les yeux, vous estes mauvaise de m’aller
remettre en memoire ceste separation, pour Dieu ne prevenons point par la
pensée le mal qui ne viendra que trop promptement. Non, non, repliqua Diane,
laissons toutes ces considerations à part, & faisons ce que nostre
amitié nous commande : Puis qu’Astrée depuis si long-temps n’a eu
contentement que celuy-cy, faisons tout ce que nous pourrons pour le lui
continuer, & encores qu’elle fit ce que vous dites, si nous l’aymons, en
devons-nous estre marries ? puis que toutes choses sont communes entre les
personnes qui s’entre-ayment : & pourquoy l’aymant comme nous faisons,
ne participerons nous à tout le contentement qu’elle en recevra ?
Avec de semblables discours, ces bergeres se mirent au lict, & apres
s’estre donné le bon soir, s’endormirent avec la resolution qu’elles avoient
prise : mais d’autre costé Alexis s’estant retirée dans sa chambre, &
Leonide avec elle, le Druyde y entra incontinent apres, qui ayant conduit
Alcidon & les vieux Pasteurs en leurs chambres, laissant le soing des
autres à Paris, s’en vint trouver Celadon, pour sçavoir ce qui s’estoit
passé entre luy & Astrée ; soudain qu’il le vit, apres avoir fermé la
porte sur eux, pour n’estre ouy de personne ; Et bien Alexis, luy dit-il en
sousriant, comment se porte Celadon ? De Celadon, respondit Alexis, je n’en
ay encores point de nouvelles : mais pour Alexis, elle m’a juré n’avoir
jamais en plus de contentement depuis qu’elle est vostre fille. Cela me
suffit, dict Adamas, pourveu
qu’il continuë : Mais dites moy en verité, Celadon, vous repentez vous à
ceste heure de m’avoir creu ? Il est impossible, respondit le berger, que
personne se puisse repentir de suivre vostre conseil : car vous n’en donnez
jamais que de fort bons : mais je vous diray, mon pere, que celuy que j’ay
receu de vous en ceste occasion, est bien plus dangereux pour moy, que
fortune que je puisse jamais courre : car si Astrée venoit à me
recognoistre, je jure & je proteste qu’il n’y a rien qui me peust jamais
retenir en vie, parce qu’outre la juste occasion qu’elle auroit de se
douloir de moy, pour avoir contrevenu au commandement qu’elle m’a fait,
encores aurois-je un si extréme desplaisir d’avoir manqué au respect que je
luy dois, que s’il n’estoit suffisant de m’oster la vie, il n’y auroit
invention que je ne recherchasse pour me donner une prompte & cruelle
mort. Et bien, bien, repliqua Adamas, je voy bien que vostre mal n’est pas
encores en estat de recevoir les remedes que je luy voulois donner, il faut
attendre que le temps l’ait meury d’avantage, & cependant resolvez vous
de ne me point desobeïr en ce que je vous ordonneray, autrement j’aurois un
grand suject de vous accuser d’ingratitude. Mon pere, respondit Celadon, je
ne manqueray jamais d’obeyssance envers vous, pourveu que vos commandemens
ne contreviennent à ceux que j’ay desja receus, & lesquels il m’est
impossible de ne point observer. Jamais, adjousta le Druyde, ce que je vous
conseilleray ne contrariera à ce que vous dites : mais il ne faut pas aussi que le malade pense
de sçavoir mieux les remedes qu’il faut donner à son mal, que le Medecin qui
en a pris la cure : demain je m’en veux aller en la compagnie de ces bergers
& bergeres, pour faire le sacrifice de remerciment du Guy salutaire qui
a esté trouvé en leur hameau, & de fortune sur le mesme chesne où vous
avez fait le Temple d’Astrée, qui ne me donne pas un petit augure de
bon-heur pour vous : Et parce que je suis contraint d’y mener comme de
coustume Paris & Leonide, il faut aussi que vous y veniez avec nous.
Ah ! mon pere, s’escria le berger, qu’est-ce que vous voulez faire de moy ?
& en quel danger me voulez vous mettre, & vous aussi ? puis qu’il a
pleu au bon Taramis que j’aye eu ce contentement de voir ceste bergere, de
parler à elle, & de n’en avoir point esté cogneu de personne de la
trouppe ; ne vous mettez point ny moy aussi en un plus grand hazard, vous
dis-je, de qui la bonne reputation seroit grandement offencée si l’on venoit
à le sçavoir, & moy, de qui la mort est tres-asseurée aussi tost que je
seray recogneu. Remercions ce grand Dieu de la grace qu’il m’a faicte, &
me laissez plustost retirer en quelque desert pour y achever mes miserables
jours. Vous voicy revenu, reprit Adamas, à vostre premiere leçon : le Dieu
que vous nommez m’a commandé de prendre soing de vous, en luy obeyssant je
ne crains point de faillir : car mon enfant, il faut que vous sçachiez qu’il
ne commande jamais que ce qui est juste & loüable : & quoy que
l’ignorance humaine fasse quelques- fois juger le contraire, nous voyons tousjours qu’à la fin celuy qui ne
se despart point de ce qu’il luy ordonne, surmonte toutes difficultez, &
esclaircit toutes ces petites doubtes qui pouvoient obscurcir la gloire de
ses actions ; de sorte que pour ce qui me touche, il faut que vous ne vous
en mettiez point en peine, non plus que pour ce qui est de vous, parce que
jamais Taramis n’entreprend une chose qu’il ne conduise à une parfaicte
fin : c’est luy qui fait par moy ce que vous voyez que je fais pour vostre
salut, me l’ayant commandé par son Oracle : Ne doubtez donc point que vous
& moy n’en devions recevoir du contentement. Celadon vouloit repliquer,
mais Leonide l’interrompit, luy disant : Voyez vous berger, il faut faire
bien souvent des choses pour autruy, que l’on ne feroit pas pour soy-mesme :
si Adamas vous laisse icy, que pensera-t’on de vous, puis qu’il est
contraint de nous y mener Paris & moy ? Quelle opinion aura t’on de vous
qui portez le nom de Druyde, ne venant point à un si solemnel sacrifice ?
puis que vous y estes si avant, il faut passer plus outre, & quand ceste
consideration n’auroit point de lieu, puis que Thautates vous a remis une
fois entre les mains d’Adamas, & que vous y avez consenty, il n’y a pas
apparence que vous puissiez vous en retirer sans offencer le Dieu &
Adamas aussi. Et le conseil en cela que vous devez prendre, c’est de fermer
les yeux d’oresnavant à toute sorte de considerations, & les remettre
toutes à sa prudence & à sa conduite.
Celadon à ce mot plyant les espaules : Puis, dit-il, mon pere, que les Dieux
vous l’ont commandé, & que vous en voulez prendre la peine, je vous
remets & ma vie & tout mon contentement. A ce mot le Druyde
l’embrassa & baisa au front, & prenant Leonide par la main luy donna
le bon soir, & le laissa reposer : mais ses pensées n’en firent pas de
mesme, qui toute la nuict ne firent que luy representer les agreables
discours qu’Astrée & luy avoient eus, sans oublier la moindre parole
qu’elle eust dite, ny la moindre action qu’elle eust faite, & qui luy
pouvoit rendre quelque tesmoignage qu’elle aymast encores la mémoire de
Celadon : & lors que ce penser l’avoit longuement entretenu, il se
reprenoit & le vouloit chasser de son ame, comme le jugeant contraire au
dessein qu’autrefois il avoit fait.
Et comment, miserable berger, disoit-il, te laisses-tu si tost flatter au
moindre bon visage que la fortune te fait, ayant si souvent espreuvé qu’elle
ne t’a jamais caressé que pour te tromper, ny jamais eslevé que pour te
faire tomber de plus haut ? souviens toy du bon-heur où tu t’es veu, &
si jamais il y a eu berger qui ait eu plus de suject de se dire bien-heureux
que toy, & incontinent tourne les yeux sur l’estat où ceste fortune t’a
reduit, & considere si tu pouvois tomber en un precipice plus profond :
& à ceste heure soubs pretexte que l’on te croit autre que tu n’es pas,
& que sous ce nom emprunté l’on te fait bonne chere, tu prends ces
faveurs pour tiennes, & tu ne consideres pas que tu desrobes sous le nom d’autruy ce que non
seulement on refuseroit au tien : mais que tu ne serois pas mesme si
effronté que de recevoir ny d’oser pretendre.
Ceste consideration aigrissoit de sorte la douceur de ses premieres pensées,
qu’il retomboit presque aux mesmes desespoirs où il vivoit autrefois dans sa
caverne, & peu s’en falut qu’il ne retournast à ses premiers desseins de
vivre esloigné de tout le monde : puis qu’il ne pouvoit esperer quelque
changement en ses miseres : Et faut croire que ceste resolution eust bien
esté assez forte pour luy faire executer ce dessein, n’eust esté que quelque
bon Demon luy remit devant les yeux ce que le sage Adamas venoit de luy
dire, luy semblant que si le Dieu eust cogneu que son malheur n’eust point
deu changer, il ne l’auroit pas mis entre les mains d’un si grand
personnage, & qui estoit en si bonne estime parmy tous ceux qui le
cognoissoient. Avec ceste consolation, apres s’estre longuement travaillé
dans le lict, & avoir passé la plus grande partie de la nuict, enfin sur
la pointe du jour, il s’endormit, & ne s’esveilla qu’il ne fust fort
tard : Astrée, Diane, & Phillis n’en firent pas de mesme, parce
qu’Astrée desirant passionnément de conduire Alexis en son hameau,
s’esveilla de bonne heure, & Diane craignant que Paris ne la vint
trouver au lict, quoy qu’elle le vist avec beaucoup de discretion, toutefois
ne se voulant mettre en ce danger, apres qu’elle eut cogneu qu’Astrée estoit
esveillée, elle se jetta à bas du lict, & contraignit Phillis d’en faire
de mesme, en luy reprochant : Et
quoy, mon serviteur, n’avez vous point de honte d’estre si endormy auprez de
vostre Maistresse ? Je croy, dit Phillis, faschée qu’elle luy eust rompu son
sommeil, que pour esveillée que vous soyez, vous le seriez encores plus, si
Sylvandre estoit en ma place. O mon serviteur, dit Diane, laissons Sylvandre
où il est : Il ne pense pas en nous, & nous ne pensons non plus en luy.
Quelque Amour que j’aye pour vous, reprit Phillis, si ne voudrois je pas
estre obligée d’y penser si souvent qu’il fait : Ce sont, repliqua Diane,
les mauvaises opinions que vous avez de luy : mais vous verrez que quand
j’auray donné le jugement qu’il attend, qu’incontinant il retournera à sa
premiere façon de vivre. Par vostre foy, interrompit Astrée, le croyez-vous,
ma sœur, comme vous le dites ? Quand vous demandez un serment de moy,
dit-elle, il faut bien que j’y songe un peu d’avantage avant que je vous
responde pour luy : mais si vous voulez sçavoir de moy ce que j’en voudrois,
je vous diray avec verité que je l’ayme tant, & moy aussi, que pour le
repos de tous deux, je souhaitterois ce que j’ay dit : Et par ma foy, dit
Philis en sousriant, je jure que vous estes menteuse, & pardonnez moy,
ma Maistresse, si cela vous offence : car il n’y eut jamais fille qui se
faschast d’estre aymée & servie d’une personne de merite, & j’en ay
bien veu plusieurs, qui au contraire estoient bien marries lors que ceux qui
avoient fait semblant de les aymer, changeoient de volonté, encores qu’elles
n’y eussent point de dessein : Et si je diray bien plus, que je n’en ay
jamais veu qui en leur ame
n’ayent eu quelque desplaisir de voir ces changemens : & moy-mesme, qui
n’aymoit point Hylas, je suis contrainte d’avouër que lors qu’il me quitta,
j’en eus du desplaisir, quelque mine que j’en fisse : & cela est
d’autant que tout ainsi que les recherches de ceux qui nous ayment, sont des
tesmoignages de nostre beauté & de nostre merite, de mesme leurs
esloignemens sont des preuves du contraire. Vous aurez, dit Diane, telle
opinion de moy qu’il vous plaira, mais si vous jureray-je que si c’estoit à
mon choix, je ne sçay lequel j’eslirois plustost, ou la continuation, ou la
fin de sa recherche, prevoyant qu’elles me rapporteront autant de desplaisir
l’une que l’autre : car s’il continuë, à quel dessein le souffriray-je ?
puis qu’il n’y a pas grande apparence que mes parens permettent que
j’espouse une personne incogneuë, & moy-mesme j’aurois honte que Diane
commist ceste faute : Et si nous nous separons d’amitié, je vous asseure que
je le regretteray longuement, me semblant que ses merites le rendent digne
d’estre aymé. Or celle-cy, dit Phillis, est l’une des plus grandes folies du
monde, les parens nous veulent choisir des maris, & nous sommes si
sottes que nous les laissons faire : cela seroit bon, si c’estoit eux qui
les deussent espouser : Et ne voila pas la mesme consideration qui a rendu
Astrée en l’estat où elle est, si ses parens luy eussent laissé la libre
disposition de soy-mesme, elle eust espousé Celadon, il seroit plein de vie,
& elle contente à jamais, au lieu que par leurs contrarietez, ils en ont
fait mourir l’un, & l’autre n’est en guere meilleur estat. Et main tenant pour achever de la ruiner du
tout, ce vieux réveur de Phocion luy veut donner Calydon, & s’est
tellement persuadé que cela devoit estre ainsi, qu’il ne luy laisse point de
repos : Ah ! que s’il avoit à faire à moy, je l’aurois bien tost resolu : Et
que feriez-vous, reprit Astrée, si vous estiez en ma place ? Je luy dirois
en fort peu de mots, dit elle, Je n’en feray rien : Et quelle opinion
auroit-on d’une fille qui parlast ainsi ? interrompit Diane. Et qu’est-ce
que l’on en diroit ? Ma Maistresse mamie, respondit Phillis, les paroles ne
sont que des paroles, & le vent les emporte, & les opinions ne sont
que des opinions, qui s’effacent aussi aysément qu’elles s’impriment, mais
espouser un mary fascheux, c’est un effect qui dure le reste de la vie ;
& c’est pourquoy j’estime que vous estes peu advisée, toute Diane que
vous estes, quand vous dites, que vous ne voudriez pas avoir espousé
Sylvandre, que vous avouëz d’avoir beaucoup de merites, & de l’avoir
agreable, & seulement parce que vous ne sçavez d’où il est. Eh, ma
Maistresse, mon cœur, ne voudriez vous point manger d’une belle pomme, si
vous ne sçaviez quel est l’arbre qui l’a portée ? Folie, & folie la plus
grande qui soit entre les hommes, qui se tuent de peine à poursuivre les
apparences, & ne se soucient point des choses qui sont réelles, &
veritablement bonnes. Dieu m’a fait une grande grace de m’avoir donné des
parens qui ne me traittent point ainsi, car je vous asseure que s’ils
estoient d’une autre humeur, je leur donnerois bien de l’exercice. Diane
alors en sousriant : je vois bien
mon serviteur, dit-elle, que vostre conseil est bon, mais il n’en faut guere
user. Dites moy je vous supplie ceste opinion que vous mesprisez si fort,
& ces apparences que vous blasmez, que sont-ce autres choses que la
reputation pour laquelle nous sommes obligées, non seulement de mettre ce
qui nous peut apporter du plaisir & du contentement, mais la propre
vie ? Car y a-t-il rien de si mesprisable qu’une fille sans ceste
reputation ? & y a-t-il condition au monde si miserable que celle de la
personne qui l’a perduë ? Je vous avoüeray, que qui la veut bien considerer,
trouvera que c’est une folie : Mais y a-t’il quelque chose parmy nous qui ne
soit folie, si l’on la veut bien rechercher ? Tout (mon serviteur) n’est
qu’une vaine ombre du bien que nous nous figurons, & toutesfois encores
que nous en recognoissions & vous & moy la verité ; parce que par le
commun consentement de tous, il est jugé autrement, ny vous ny moy ne
voulons point estre la premiere à rompre ceste glace. Et cela me faict
ressouvenir du conseil des Rats, qui resolurent que pour leur seureté, il
falloit attacher au col d’un Chat qui les devoroit une sonnette, afin de
l’ouyr quand il marcheroit : mais il ne s’en trouva point d’assez hardy en
toute la trouppe qui l’osast entreprendre.
Discourant de ceste sorte, ces belles bergeres s’habillerent, & Astrée,
sans sçavoir pour quel dessein, se coiffa & s’habilla avec plus de soing
qu’elle n’avoit fait depuis la perte de Celadon : à quoy Phillis prenant
garde, elle ne peut s’empescher de
sousrire, & la monstrant à Diane : Ma maistresse, luy dit-elle, je ne
sçay si les bergeres de Lignon sont de ceste humeur : Et de laquelle, dit
Diane, voulez vous parler ? Je voy, continua Phillis, qu’Astrée se donne
plus de peine à s’agencer que de coustume. Quant à moy, je n’en puis trouver
autre raison, sinon la nouvelle amour de ceste belle Druyde, & qui n’a
eu naissance que depuis hier. Dites moy, je vous supplie, si c’est l’humeur
des bergeres de Lignon, de s’affectionner si promptement, & plustost des
bergeres que des bergers ? Astrée respondit : Il est vray que j’ay plus de
curiosité de me rendre aymable que je n’eus jamais, aussi est il bien
raisonnable : car lors que j’ay esté recherchée par des bergers, j’ay creu
d’avoir assez de merites pour en estre aymée, sans que j’y misse plus de
peine que de me laisser voir : mais à cette heure si je veux acquerir les
bonnes graces de ceste belle Druyde, il faut que j’y rapporte les mesmes
soings que le serviteur a accoustumé de faire pour obtenir les bonnes graces
de sa Maistresse. Ma sœur, reprit Diane, ou nous sommes Philis & moy de
mauvais jugement, ou vous devez estre asseurée qu’il y aura plustost deffaut
de cognoissance en celles qui vous verront, si elles ne vous aiment, qu’en
vous faute de merite à vous faire aimer. En parlant de ceste sorte, elles
finirent de s’habiller, & en mesme temps qu’elles vouloient sortir de la
chambre, elles virent dans la sale voisine, Paris qui se promenoit avec
Leonide, & qui, à ce qu’il sembloit, l’entretenoit d’une grande
affection, parce que ces belles
bergeres furent aupres d’eux avant qu’ils les apperceussent : dequoy Paris
se trouva honteux quand il s’en prit garde, & apres les avoir salüées en
demanda pardon à Diane, qui luy respondit, n’y avoir point d’offence en ce
qui la touchoit : car estant la moindre des trois, les autres avoient plus
d’occasion de s’en plaindre ; si toutesfois il y avoit suject de plainte,
& sans attendre sa responce s’adressa à Leonide, & luy demanda,
comment elle avoit passé la nuict ? Mais vous, dit-elle, qui vous estes
levée si matin, n’avez-vous point trouvé quelque incommodité ou en la
chambre ou au lict qui en soit cause ? J’en ay trouvé sans doute, respondit
Diane, & en la chambre & au lict : mais c’est à cause de ceste belle
bergere, dit-elle, monstrant Astrée, qui nous a esveillées plustost que nous
n’eussions voulu, pour le desir qu’elle a de profiter le temps le mieux
qu’il luy sera possible, cependant qu’elle demeurera en ce lieu, je veux
dire d’estre le plus qu’elle pourra aupres de la belle Alexis, estant
demeurée de sorte sa servante dés qu’elle l’a veuë, que je ne sçay comme
nous l’en pourrons separer quand il faudra partir. Allons voir, dit Leonide,
si elle est éveillée, & je vous diray un secret que j’ay pensé pour
faire en sorte que ceste belle bergere ne s’en separe pas si tost, &
lors s’acheminant vers la chambre d’Alexis, Il faut, continua-t’elle, que
vous requeriez Adamas, que sans plus dilayer il aille aujourd’huy faire le
sacrifice du remerciment du Guy salutaire, & qu’il nous y meine toutes.
Je sçay qu’il ne vous en dédira point : car aussi bien faut il qu’il s’acquitte de ce devoir une
fois, & il n’a garde d’aller pour ce soir en autre logis qu’en celuy
d’Astrée, à cause de Phocion qu’il ayme & estime fort, & par ainsi
nous serons encores ensemble demain presque tout le jour : mais, belle
bergere, ne me decelez point : car peut-estre si Adamas sçavoit que je vous
eusse donné cet advis, il m’en sçauroit mauvais gré, & cela pourroit
estre cause qu’il en feroit quelque difficulté. Il n’est pas aussi
necessaire qu’Alexis le sçache, parce qu’elle est d’humeur si retirée,
qu’elle n’a jamais plus de contentement que quand elle est seule : Je ne me
soucie guere que Paris l’entende, sçachant assez qu’il se plaist si fort en
vostre compagnie, que ce ne sera jamais luy qui y contrariera. Je ne
dementiray jamais, respondit Paris, l’opinion que vous avez de moy : Alors
Astrée apres avoir un peu sousrit contre Diane & Phillis : Pensez-vous,
Madame dit-elle, qu’Adamas ne nous refuse point, ou bien qu’il y laisse
venir Alexis : car il est tres-certain que si tout le reste du monde y
venoit, & qu’Alexis seule y deffait, je serois de trop mauvaise humeur,
& faudroit que je m’allasse cacher pour ne point ennuyer la compagnie :
Vous voyez, interrompit Phillis, comme les bergeres de Lygnon ne sont point
dissimulées : Je vous jure, Madame, qu’elle ne ment nullement : Elle &
toutes les autres, reprit Leonide, en sont plus estimables : mais d’où vient
ceste grande amitié ? Dieu voulut, adjousta Astrée, que ce fut de sympathie,
parce que malaysément pourroit-elle estre de mon costé qu’elle ne fust aussi du sien, & si cela
estoit, je m’estimerois la plus heureuse qui fust jamais : S’il ne faut que
cela, dit la Nymphe, pour vous rendre contente, vous la devez estre sur ma
parole : car je ne fus de ma vie si estonnée que d’ouyr hyer au soir Alexis
tenir presque les mesmes discours de vous que vous tenez à ceste heure
d’elle, estant chose si inacoustumée à son humeur particuliere, qu’il faut
bien ce changement venir de quelque plus forte puissance que n’est pas son
naturel : Vous la rendrez si glorieuse, dit Philis, que nous ne pourrons
plus vivre aupres d’elle : & à ce mot elles arriverent dans la chambre
d’Alexis, où elles la trouverent encores dans le lict, d’autant qu’il estoit
assez matin, & que toute la nuict elle n’avoit peu trouver repos parmy
ses pensées, qui sans cesse l’avoient entretenuë tantost de ses desplaisirs,
& tantost de l’heureuse journée qu’elle avoit euë, & de la felicité
qu’elle esperoit encore la suivante : de sorte que sur le matin elle
s’estoit endormie, & s’estoit à peine esveillée lors que ceste belle
troupe estoit entrée dans sa chambre.
Elle fut à la verité grandement surprise de ceste visite inesperée, non pas
tant toutefois qu’elle ne se ressouvint de cacher la bague qu’elle avoit
prise à Astrée lors qu’elle se jetta dans Lignon, & que depuis elle
avoit tousjours portée au bras avec le mesme ruban duquel elle estoit
attachée, & aussi de serrer bien sa chemise sur son estomach, tant à fin
qu’on n’apperceut point le deffaut de son sein, que pour ne laisser voir à
la belle Astrée le petit portrait qu’elle avoit accoustumé de porter au col, & que la
bergere ne cognoissoit que trop bien. Elle mit donc la main à moitié sur son
visage, & de l’autre elle prit le linceul & s’en couvrit presque
toute, comme si elle eust eu honte de se laisser voir en cét estat. Leonide
pour mieux joüer son personnage : Que vous semble ma sœur, dit-elle, des
belles filles que je vous ameine pour vous ayder à lever ? Ma sœur, dit
Alexis se relevant un peu sur le lict, vous m’avez fait une grande honte, en
me faisant une si grande faveur : car que diront-elles de moy me trouvant
encores au lict ? Et que peuvent-elles dire, reprit la Nymphe, sinon que
vous estes paresseuse, & que les filles Druydes des Carnutes ne sont pas
si diligentes que les bergeres de Forests ? A ce mot toutes ces belles
bergeres luy donnerent le bonjour, & elle apres leur avoir rendu leur
salut avec la mesme courtoisie, se tournant du costé d’Astrée : Et vous
belle bergere, comment avez vous passé ceste nuict ? Voulez-vous ma sœur,
interrompit Leonide, que je le vous die pour elle ? Je vous proteste
continua-t’elle, qu’elle a couché icy aupres de vous : Aupres de moy ?
reprit incontinent Alexis. Aupres de vous ? continua Leonide, & si ce
n’a esté du corps, ç’a esté pour le moins de la pensée : De ceste sorte,
respondit Alexis, cela pourroit bien estre : & je le veux croire ;
d’autant plus que je vous puis asseurer belle bergere, dit-elle, prenant
Astrée par la main, que j’ay bien faict pour le moins la moitié du chemin :
car je ne sçay comment j’ay esté toute la nuict embroüillée parmy les
discours que nous eusmes au soir,
de telle sorte que je ne me suis peu endormir que quand le jour a paru.
Leonide pour donner commodité à ceste chere sœur d’entretenir plus
particulierement Astrée, prenant Diane & Phillis par la main, les retira
vers la fenestre qui avoit la veuë du costé de leur hameau, & l’ouvrant
s’y appuyerent toutes trois, cependant qu’Alexis faisant asseoir Astrée sur
son lict, & la tenant tousjours par la main, fut presque transportée de
l’extreme affection de la luy baiser : Enfin craignant de luy donner
cognoissance de ce qu’elle vouloit cacher, elle se retint, & se contenta
de la luy serrer & presser doucement entre les siennes deux. Et apres
avoir demeuré quelque temps muette : Je vous jure, luy dit-elle, belle
bergere, que toute la nuict j’ay pensé en vous, & aux discours que vous
me tintes : Mais dites moy, je vous supplie, est-il bien possible que
Phocion (ainsi que Leonide m’asseuroit au soir) vueille vous contraindre de
vous marier contre vostre gré ? Madame, respondit Astrée, il est vray qu’il
a ceste humeur : mais il est vray aussi qu’il n’y parviendra jamais : Non
pas que j’aye la hardiesse de luy contredire tout ouvertement, mais je
traitteray bien de sorte Calydon, que je luy en feray perdre la fantasie. Ce
n’est pas que je ne recognoisse que ce berger a beaucoup plus de merites que
je ne vaux, mais c’est que mon Genie ne sçauroit se bien accommoder avec le
sien. jugez, Madame, quelle apparence il y a que je croye Calydon estre
Amoureux de moy, que je sçay avoir
aymé Celidée plus que sa propre vie, & en avoir fait les excez de
desobeyssance que chacun sçait, & contre un oncle qui luy tient lieu de
pere, soit pour le soing qu’il a eu de luy depuis le berceau, soit pour les
biens qu’il en peut esperer : Mais, dit Alexis, j’ay ouy dire que depuis
qu’elle s’est blessée de la sorte que nous la voyons, il a perdu ceste
humeur, & qu’il ne l’ayme plus. Je crois, respondit Astrée, qu’il est
vray : mais s’il est ainsi, que puis-je esperer de son amitié, qui n’est née
que d’autant qu’il pense me devoir aymer, par le commandement de Thamire,
puis que celle qu’il a portée à Celidée, que chacun a recogneuë si ardente,
s’est esteinte lors qu’elle est devenuë moins belle ? Doncques aussi tost
que mon visage changera, son affection en fera de mesme. Qu’est-ce que je
deviendrois, si je recognoissois non pas ce changement, mais la moindre
diminution de la bonne volonté qu’il m’auroit fait paroistre ? Mais, madame,
continua-t’elle, avec un grand souspir, celle-là n’est pas la principale
difficulté : car peut-estre pourrois-je bien esperer de retenir cet esprit
en l’amitié qu’il me devroit, n’ayant pas si mauvaise opinion de moy-mesme,
que pour peu que je m’y voulusse estudier, je ne me peusse asseurer de luy.
Il y a bien une chose qui m’en retire d’avantage : Mais, Madame, vous
l’oserois-je bien dire, ou si je la vous dis, quelle opinion aurez vous de
voir que je vous parle si familierement de mes petites affaires ? Alexis
alors en luy resserrant la main : Si vous sçaviez, dit-elle, quelle est
l’amitié que je vous porte, vous n’useriez point de ces paroles avec moy, qui ne desire de
sçavoir vos affaires & vos intentions, que pour essayer de vous servir,
soit par mon propre moyen, soit par celuy d’Adamas, si vous le trouvez à
propos. L’honneur que vous me faites de m’aymer, reprit Astrée, est
veritablement, Madame, le bon-heur que j’ay recogneu pour moy, depuis quatre
ou cinq Lunes ; aussi le tien-je si cher, que j’aymerois mieux perdre la vie
que d’en estre privée : mais pour l’offre que vous me faites d’Adamas, je
vous supplie de ne luy en point parler, parce que je ne le veux employer en
chose de si peu d’importance, & de laquelle je viendray bien à bout,
m’asseurant de faire que Calydon mesmes s’en deportera : Dieu le vueille,
dit Alexis, mais je le croy difficilement, voyant la beauté de vostre
visage, & ayant ouy dire combien il a souffert de mespris de Celidée
sans changer. La beauté, belle Astrée, est une glu, de laquelle il est bien
mal-aysé de se despestrer, quand une fois l’on a donné de l’aisle dedans.
Madame, repliqua la bergere, ceste beauté n’est pas en moy, mais quand elle
y seroit, j’espere que ma resolution sera encores plus forte que toutes les
violences, ny les opiniastretez de l’Amour. Et c’est ce que je voulois vous
dire, car sçachez que plustost je me donneray mille fois la mort, si autant
de fois je pouvois revivre, que de me marier jamais, puis que le Ciel ou
plustost ma mauvaise fortune l’a voulu. A ce mot elle s’arresta pour prendre
son mouchoir pour s’essuyer les yeux, parce qu’elle ne peut retenir ses
larmes : Et voulant reprendre son
discours, la survenuë d’Adamas l’en empescha, qui de fortune entrant dans la
chambre, & y trouvant ceste bonne compagnie, fut bien marry de l’avoir
interrompuë, n’y ayant rien qu’il desirast plus que de voir Alexis &
Astrée ensemble, pour l’esperance qu’il avoit que ceste pratique remettroit
Alexis en son premier estat, & que par ainsi, suivant la parole de
l’Oracle, il verroit sa vieillesse contente & bien-heureuse : Toutesfois
feignant de l’avoir faict expres, il dit à Alexis apres avoir salüé toutes
ces bergeres : Et quoy, ma fille, vous voila encore au lict, & que
diront ces belles filles de vous voir si paresseuse ? Mon pere, respondit
Alexis, la faute en est à ma sœur qui les a amenées icy sans m’en advertir :
La faute, repliqua Adamas, en est vostre, qui estes encores dans la plume :
mais si elles me vouloient croire, elles vous foüeteroient de sorte qu’une
autre fois vous vous leveriez plus matin : Alors Astrée qui s’estoit levée
de dessus le lict pour salüer Adamas : Mon pere, dit-elle, il est
raisonnable que nous nous levions matin pour avoir le soing des trouppeaux
que nous avons en garde, & il l’est encores plus que la belle Alexis
conserve son beau visage, sans se donner tant de peine : Vous en direz,
respondit Adamas, ce qu’il vous plaira : mais je suis bien d’advis si elle
veut estre belle, qu’elle fasse comme vous : car vostre beauté luy apprend
que vostre recepte doit estre fort bonne. Astrée rougit un peu, &
vouloit luy respondre lors qu’on le vint advertir que Daphnide & Alcidon
estoient dans la sale qui l’attendoient : cela fut cause que pre nant ces bergeres par la main, il
laissa Alexis seule pour luy donner loisir de s’habiller, cependant qu’il
alloit monstrant à toute ceste belle trouppe les raretez de sa maison, qui
se pouvoit dire tres-belle & tres-curieusement enjolivée.
Apres que toute la compagnie fut assemblée, & que pour le contentement de
Hylas, Alexis fut arrivée : Adamas creut que pour attendre l’heure du
disner, il estoit à propos de leur faire voir les promenoirs, & cela
d’autant plus que ce jour là le Soleil estoit un peu couvert des nuës.
Chacun s’accompagna de celle qu’il luy pleust, horsmis Sylvandre, Hylas
& Calydon : Car Diane fut prise de Paris, auquel Sylvandre par respect
estoit contraint de la quiter, & Astrée estoit tousjours avec Alexis,
qui empeschoit que la nouvelle affection de Hylas, & de Calydon, ne
pouvoit recevoir le contentement de parler à ceste feinte Druyde, & à la
belle bergere. Quant à Calydon & à Sylvandre, ils n’en osoient point
faire de semblant : mais Hylas qui n’avoit pas accoustumé de se
contraindre : Ma Maistresse, dit-il aussi tost qu’ils furent hors du logis,
permettez que Calydon entretienne Astrée : Et qui sera celuy, dit Astrée en
sousriant, qui tiendra compagnie à Alexis ? Ne vous en mettez point en peine
bergere, dit froidement Hylas, celuy qui pourvoit l’Hyver de grains aux
oyseaux ne la laissera pas sans secours, & attendant qu’il luy en envoye
un meilleur, je m’y offre : Et en mesme temps sans attendre d’avantage, prit
Alexis de l’autre bras : Vrayment, dit Astrée à moitié en colere de se voir oster la
commodité d’estre seule aupres d’Alexis : Il est aysé à cognoistre, Hylas,
que vous n’estes pas des bergers de Lignon, car ils n’ont guere accoustumé
d’estre si hardis : Je le croy, dit Hylas, mais il y a bien apparence aussi
que des bergers soient si courageux que moy : Il me semble, repliqua Astrée,
que puis que vous en portez l’habit, vous en devez avoir le courage. Non,
non, respondit-il, bergere, DESSOUS UN FER ROUILLÉ N’EST MOINS PREUX UN
ACHILLE : au contraire si l’exemple de la vertu avoit quelque force en ces
bergers, Calydon que je vois là sans party, & vous regarder avec un œil
qui vous demande l’aumosne, en feroit autant que moy. Astrée baissa les yeux
en terre, craignant que pour peu que ce discours continuast, ce jeune berger
pourroit bien imiter Hylas, & qu’ainsi d’une faute elle en auroit fait
deux : Mais Hylas qui print garde à ceste mine, & qui eut opinion que si
quelque chose divertissoit Astrée, il pourroit plus aisément entretenir
Alexis : Il fit signe à Calidon, qui rendu plus hardy que de coustume, apres
avoir fait une grande reverence à la bergere la prit de l’autre costé sous
les bras, feignant que c’estoit pour luy ayder à marcher : La bergere qui
vit bien qu’il n’y avoit plus de moyen de s’en desdire, se tournant vers
Alexis ; Je confesse que les mauvais exemples, dit-elle, s’imitent plustost
que les bons, & qu’il faut que je me desdise de l’avantage que j’ay
donné aux bergers de Lignon : Que voulez vous y faire ? dit Alexis en pliant
les espaules, si nostre vie n’e
stoit meslée de ces amertumes, ne serions nous point trop heureuses ? Elle
respondit cela si bas, que ny Hylas, ny Calydon n’en entendirent rien, &
toutefois la froideur de laquelle la bergere receut Calydon, luy donna bien
quelque opinion, qu’elle eust eu plus agreable d’estre seule avec ceste
Druyde : mais feignant de ne le point recognoistre, il ne laissa de
continuer son dessein, de sorte qu’il n’y avoit plus personne sans party que
Sylvandre. Mais Laonice qui avoit tousjours nourry un esprit de vengeance
contre luy, & qui ne cherchoit que l’occasion de luy pouvoir rendre un
signalé desplaisir, depuis le jour que par son jugement elle perdit Tircis :
le voyant seul, pensa que peut estre elle pourroit en trouver quelque
moyen : Elle sçavoit desja l’affection qu’il portoit à Diane, & celle de
Diane envers luy, ne luy estoit pas du tout incogneuë, parce qu’ayant tant
aymé, il estoit impossible qu’elle ne se prit garde de leurs actions, &
mesme en ayant appris ce qu’en diverses fois elle en avoit ouy de leur
bouche mesme, c’est pourquoy le voyant seul & pensif, elle s’approcha de
lui, & feignant un visage tout autre qu’elle n’avoit le cœur. Que veut
dire, berger, ceste tristesse, dit-elle, qui est peinte en vostre visage,
estes vous peut estre amoureux ? Bergere, respondit Silvandre, j’ay tant
d’occasion d’estre triste, qu’il ne faut point me demander si l’amour en est
la cause : Je croy, adjousta-t’elle, que ce ne sont pas de nouvelles
occasions, & toutefois ces jours passez vous viviez plus content : mais
voulez vous que je vous die ce que
j’en pense ? Le subject de vostre melancolie vient ou du mal present, ou du
bien absent : Si vous ne m’expliquez d’autre sorte cet Enigme, dit le
berger, je ne sçay que vous respondre : Je veux dire, reprit Laonice, puis
que vous voulez que je vous parle plus clairement, que le mal present vous
tourmente, voyant qu’un autre a vostre place aupres de vostre Maistresse, ou
le bien absent, car je sçay que vous aymez Madonthe : Vous estes, dit
Sylvandre, sage bergere, une grande devineuse, car l’une des deux choses que
vous me dites veritablement me tourmente : mais toutefois, dit-il en
sousriant, non pas peut estre tant que vous penseriez bien. Quelquefois,
respondit Laonice, en semblable mal l’on ne pense pas estre si malade que
l’on est : mais à bon escient Sylvandre, lequel de ces deux maux vous presse
le plus ? Lequel, dit le berger, pensez vous que ce soit ? Je ne sçay, dit
Laonice, si je vous en dois dire mon opinion, car peut estre ne l’avouërez
vous pas : Si c’estoit une faute que d’aymer : Je confesse que difficilement
j’en avoüerois la debte : mais puis que pour ne faire tort à tous les hommes
(car je croy qu’il n’y en a point qui n’ait aymé quelquefois) il faut
plustost dire que c’est une vertu, ou pour le moins une action qui de
soy-mesme peut estre ny bonne ny mauvaise : Pourquoy pensez vous que je
fasse difficulté de dire la verité, puis qu’en la nyant je commettrois une
plus grande erreur ? Vous avez raison, berger, respondit Laonice : car toute
personne qui veut estre estimé homme de bien, doit sur tout estre soigneuse
de ne blesser jamais la verité.
Mais dites moy en vostre foy, Sylvandre, le bien absent ne vous tourmente
t’il pas d’avantage que le mal present ? Le berger qui ne vouloit point
donner cognoissance de son affection à ceste estrangere, ny à personne, s’il
luy estoit possible : voyant que d’elle-mesme elle bastissoit la tromperie
qu’il eust esté en peine de controuver, pensa estre à propos de la
continuer, & ainsi faisant un petit sousris, luy respondit : C’est une
chose estrange que la vivacité de vostre veuë. Je vous jure, discrette
Laonice, que je ne croyois pas y avoir personne qui s’en fust pris garde :
mais comment l’avez vous peu recognoistre ? Silvandre, luy dit-elle,
contentez vous que toutes ces feintes que vous faites pour Diane peuvent
bien amuser Thersandre, mais non pas ceux qui avec mes yeux remarquent vos
actions : presque tous ceux qui sont le long de la douce riviere de Lignon
ont tellement le cœur occupé en leurs propres affections, qu’ils ne prennent
garde à celles d’autruy, n’ayans des yeux que pour voir ce qu’ils ayment :
mais moy qui n’ay rien à faire qu’à considerer vos actions de tous, j’ay
fort bien apperçeu que Madonthe vous plaist d’avantage que Diane : mais ne
soyez marry que je l’aye recogneu, puis que peut-estre ne vous seray-je
point inutile. Madonthe m’ayme, & je pense qu’elle croira aysément ce
que je luy persuaderay : Je sçay que c’est que d’aymer, & quels ressorts
il faut toucher pour en avoir le contentement que l’on en desire, je vous
promets de vous y ayder & servir en toute ce que je pourray. Sil vandre ne se pouvoit presque
empescher de rire de l’ouyr parler de ceste sorte, & pour luy en
asseurer encores plus l’opinion qu’elle en avoit conceuë, la supplia de n’en
vouloir point faire de semblant, de peur que quelque autre ne s’en prist
garde, & sur tout n’en rien dire à Madonthe, parce qu’elle s’en
sentiroit offencée, & cela pourroit estre cause de ruiner tout son
dessein, qu’il la remercioit grandement des offres qu’elle luy faisoit,
lesquelles il ne refusoit point : mais qu’il ne vouloit accepter encores
pour plusieurs raisons que bien-tost il luy feroit sçavoir. Silvandre
pensoit ainsi faire le fin, mais Laonice qui feignoit de le croire
commençoit d’ourdir par là la meschanceté qu’elle luy vouloit faire, &
que depuis elle luy vendit si cherement. Cependant Paris, & Diane
estoient entrez bien avant en propos : car ce jeune homme brusloit d’une si
violente amour pour ceste bergere, qu’il ne pouvoit vivre avec aucun repos
que l’ors qu’il estoit aupres d’elle. Et il est certain que si ceste bergere
eust eu dessein d’aymer quelque chose, elle eust peu s’en embroüiller : mais
depuis la mort de Filandre, elle ne vouloit que l’Amour prist place parmy
ses affections, luy semblant que rien n’estoit digne d’estre mis au lieu où
un berger si parfaict que Filandre avoit esté si long temps. Que si elle
ayma depuis Sylvandre, ce ne fut pas par dessein, mais par une surprise que
luy firent les merites & les recherches de ce berger : De sorte que
jamais la bonne volonté qu’elle eust pour Paris n’outrepassa celle qu’une
sœur pourroit avoir pour un
frere, luy semblant d’estre obligée à celle-là par l’amitié qu’elle luy
portoit, & empeschée par un vertu incogneuë de l’aymer d’avantage que
comme son frere, & qu’en son cœur elle attribuoit à l’amour qu’elle
avoit portée au gentil Filandre ; luy toutefois de qui l’affection n’avoit
point de limites, apres luy avoir rendu tous les tesmoignages de son amour
qui luy avoient esté possibles, il se resolut de tenter enfin quelle seroit
sa fortune, & trouvant ceste occasion bonne, il pensa qu’il ne la faloit
point perdre. La tenant doncq sous les bras, il la separa un peu d’aupres
des autres : & cependant que chacun s’amusoit à diverses occupations, il
luy parla de ceste sorte : Est-il possible belle Diane, que quelque service
que j’aye essayé de vous rendre, n’ait peu vous donner cognoissance de
l’affection que je vous porte, ou si vous l’avez recogneüe, est-il possible
que ceste Amour soit demeurée jusques icy sterile, & sans avoir peu
donner naissance à un peu de bonne volonté en vostre ame ? Si l’offence fait
naistre la haine, pourquoy mes services encores que bien petits ne
produisent-ils en vous, non pas de l’Amour, car ce seroit trop de bon-heur,
mais quelque peu de bien-vueillance, qui vous les rende pour le moins
aggreables ? J’espreuve, & en cela je n’accuse que mon peu de merite,
& mon mal-heur trop grand : J’espreuve, dis-je, que tout ce qui est
profitable à tous les autres qui ayment, m’est entierement inutile. Mon
extréme affection vous outrage, mes services vous desplaisent, ma patience
se rend mesprisa ble, ma constance
ennuyeuse, & l’aage que je passe en vous aymant, servant, & adorant,
tellement infructueuse, que peut estre encores n’avez vous pas pris garde
que je sois à vous. Dieux ! ceste cruauté ou plustost ceste mescognoissance
pour ne dire ingratitude, accompagnera-t’elle tousjours ceste belle ame,
& jamais ne permettrez vous que ce cœur de diamant s’amolisse à mon
sang, que je verse par les yeux en forme de larmes ?
A ce mot, Paris se teut, tant parce qu’il eut peur que ses yeux ne fussent
assez forts pour retenir dans la paupiere les pleurs que ces paroles luy
arrachoient du cœur, s’il continuoit son discours, que pour donner loisir à
Diane de luy dire quelque parole qui le peust consoler, elle qui l’aymoit,
comme nous avons dit, ne pensant pas qu’il fust reduit aux termes que ces
propos faisoient paroistre, & ne voulant, s’il luy estoit possible,
qu’il partist mal satisfait, apres avoir tourné les yeux doucement vers luy.
Je ne pensois pas, luy dit-elle, gentil Paris, que vous me tinssiez jamais
un tel langage, qui est autant esloigné de mon intention, que le Ciel l’est
de la terre : vous me blasmez d’estre insensible, & de ne recognoistre
l’affection que vous me portez : & quelle me pensez vous estre, si ne
vous aymant point, je vis toutesfois de ceste sorte avec vous ? Comment
voulez vous que je vous rende plus de preuve de ma bonne volonté, qu’en vous
rendant toutes les fois que vous venez vers moy, tout le bon visage que je
suis capable de faire, si je reçois tout ce que vous me dites tout ainsi qu’il vous
plaist, si je vous responds avec toute la courtoisie, & toute la
civilité que je puis penser m’estre permise, & vous estre agreable ?
Qu’est-ce que vous desirez d’avantage de moy, ou que pensez vous que je
puisse de plus ? voyez vous que je caresse quelqu’un plus que vous ? voyez
vous que je vous laisse pour aller entretenir quelqu’autre, ou plustost ne
voyez vous point qu’il n’y a personne que je ne laisse pour avoir le bien de
parler à vous ? Ah ! belle bergere, dit Paris en souspirant, j’avoüe ce que
vous me dites, & que vous faites plus pour moy que pour tout autre :
mais que me vaut cela, si enfin vous ne faites rien pour personne ? Si mon
affection n’estoit point telle qu’elle est, je veux dire, si elle n’estoit
point extreme, je ne demanderois pas peut-estre avec tant d’importunité des
tesmoignages de vostre bonne volonté. Mais de tout ce que vous me dites que
vous faites pour moy, qu’est-ce que vous ne feriez pas pour le fils
d’Adamas, la premiere fois que vous le verriez, encore qu’il ne vous eust
jamais tesmoigné aucune affection ? Toutes vos actions envers moy sont
veritablement pleines de civilité, & de courtoisie : mais à cela n’y
estes vous pas obligée envers tous ceux qui vous voyent, & qui sont de
ma qualité ? Et pensez-vous que ces devoirs que vous rendez à mon nom &
à ma condition, puissent satisfaire pour ceux que mon extreme affection
pense que vous luy devez ? Nullement, belle Diane, souvenez vous qu’au fils
d’Adamas il faut ces courtoisies & ces civilitez : mais à l’amour de
Paris, il faut quelque
correspondance de bonne volonté, si vous ne voulez que je continuë à me
plaindre, & de vous comme insensible, & de moy comme le plus
malheureux qui ayma jamais tant de beauté. Diane alors, apres estre demeurée
muette quelque temps, luy respondit froidement : jusques icy j’ay tousjours
creu qu’il n’y avoit rien en mes actions qui ne vous deust contenter, me
semblant que je les avois disposées selon les regles que les filles doivent
observer, mesme lors qu’elles veulent honnestement plaire, & s’obliger
quelqu’un : mais à ce que je vois, je n’y suis pas parvenuë, & puis que
je me suis faillie de cette sorte, pour vous monstrer combien je vis
franchement avec vous, je vous veux dire ouvertement ma pensée, je vous
honore Paris, autant qu’homme du monde, & je vous aime comme si vous
estiez mon frere ; si cela ne vous contente, je ne sçay que vous pouvez
desirer de moy. Belle Diane, dit Paris, il est vray que cette declaration
m’est extremement agreable, & que je demeure plus que satisfait en
qualité de fils d’Adamas, mais nullement en celle de Paris, parce que mon
affection vous demande quelque chose d’avantage : c’est-à-dire, non pas
amitié, mais Amour pour Amour. Or en cecy, reprit incontinent la bergere, si
vous n’estes content & satisfait, prenez vous en à vous mesmes, qui
laissez aller vos desirs plus outre que vous ne devez, & j’aurois sujet
de justement me douloir de vous, si je le voulois prendre, de pretendre de
moy plus que je ne dois : Il est vray, repliqua Paris, que vous auriez le
sujet que vous dites, si je
recherchois de vous, belle bergere, quelque chose qui fust outre vostre
devoir : mais tous mes desseins estans fondez sur l’honneur & sur la
vertu, il me semble, qu’avec raison vous ne pouvez vous plaindre de mes
desirs ; & afin que je parle à cœur ouvert à celle à qui est ce mesme
cœur, sçachez belle bergere, que je me suis tellement donné à vous, que je
ne puis avoir ny repos ny contentement, que de mesme vous ne soyez mienne :
mais avec la condition que je le dois & puis desirer, qui est en vous
espousant. Vous me faites de l’honneur, respondit alors Diane froidement,
d’avoir cette volonté : j’ay les parens qui peuvent disposer de moy, c’est à
eux à qui je remets semblable affaire, & toutefois si vous voulez
sçavoir ce que j’en ay dans l’ame, je vous jure Paris, que ny vous ny
personne vivante ne me donne, ny donnera jamais à ce que je crois cette
volonté : Je vous aime bien comme mon frere, mais non pas pour mary : &
ne trouvez cela estrange, puis que je suis toute telle envers le reste des
hommes. O Dieux ! dit alors Paris, est-il possible que je ne reçoive jamais
un parfait contentement ? donques vous me voulez aimer pour vostre frere :
mais vous ordonnez que le reste de ma vie, cette Amour demeure
infructueuse : Que voulez-vous Paris, dit-elle, que je vous die ? avez vous
envie que je vous trompe, ou qu’avec des discours dissimulez je vous donne
des esperances qui n’auront jamais effect ? Il me semble qu’en cela je vous
oblige en vous descouvrant franchement ma resolution. O bergere ! la desobli
geante obligation qu’est
celle-cy, dit Paris en souspirant, & que de larmes & de peine pour
m’en acquitter faudra-t’il que je paye à vostre cruauté ?
Ils vouloient continuer lors que se rencontrant à la croisée de plusieurs
allées, ils en furent empeschez par le reste de la trouppe qui s’en
retournoit à la maison, Adamas les ayant advertis qu’il estoit heure de
disner, & mesme Alexis, qui ennuyée & des discours d’Hylas, &
d’estre si long-temps separée d’Astrée, alloit recherchant l’occasion de se
remettre pres d’elle, de laquelle Calidon l’avoit separée aussi-tost qu’elle
vid Diane. Je vous supplie, luy dit-elle, belle bergere, aidez moy à
respondre aux beaux discours d’Hylas : car je vous asseure que je ne sçay
plus m’en defendre. Ma Maistresse, dit Hylas, quand on ne se peut plus
deffendre, il se faut rendre, afin d’espreuver autant la courtoisie que l’on
a ressenty la force & la valeur de son ennemy : J’ayme mieux mourir, dit
Alexis en sousriant, que me mettre à la mercy d’un tel vainqueur. Et moy,
respondit-il, j’ayme mieux non seulement vous ceder la victoire, mais me
donner pour vaincu, que si pour me trop opiniastrer à ce combat vous y
mouriez : Veritablement, repliqua Alexis, vous estes courtois : mais voyez
vous, Hylas, je suis si glorieuse, & desire si peu de m’obliger, que je
ne sçay si je dois recevoir l’offre que vous me faites. Et pourquoy en
feriez vous difficulté ? dit Hylas, est-ce peut-estre pour la mespriser ?
Nullement, respondit Alexis, mais c’est que j’ay peur que d’estre victorieuse de ceste
façon, ne soit estre vaincuë. O Dieux ! s’escria alors Hylas, que j’ay
tousjours bien dit, qu’il estoit dangereux d’aymer une femme Clergesse,
& qui eust esté nourrie parmy ces Druydes des Carnutes : Je vous jure
par la foy & par l’amour que je vous porte, n’y avoir rien eu qui m’ait
tant donné d’apprehension quand je commençay de vous aymer, que ceste
consideration que vous n’estiez pas beste. Et quoy, interrompit Diane, qui
estoit bien aise de s’entremettre en leur discours, pour oster le moyen à
Paris de continuer les siens, Et quoy Hylas voudriez vous aymer une personne
qui le fust ? Je ne voudrois pas, dit-il, qu’elle le fust du tout, mais ouy
bien un peu, & pourveu qu’elle eust assez d’esprit pour croire tout ce
que je luy dirois, je ne me soucierois point qu’elle peust expliquer les
profondes sciences de nos sçavans Druydes : Mais, reprit Diane, si elle
n’avoit d’esprit que pour vous croire, vous auriez trop de peine au soing
qu’il vous faudroit avoir de sa conduitte : Vous vous trompez, dit il,
bergere, car ce qui se fait pour plaisir ne donne jamais peine :
quelques-uns le dient bien ainsi, adjousta Diane, mais je pense qu’ils sont
menteurs, car je croy bien que le plaisir les empesche de penser à la
peine : mais qu’ils n’en ayent point, c’est un erreur, puis que si
l’exercice est violent, on les void suer & halleter comme s’ils estoient
Pantois : Voyez vous pas, dit alors Hylas, & vous aussi Diane, vous
estes une de celles que je ne voudrois point aymer, vous avez trop d’esprit,
& vous me mettez en peine de vous respondre, & c’est ce que je ne voudrois pas : car au
contraire, je serois au comble de mes contentemens, si celle que j’aymerois
admiroit tout ce que je ferois & tout ce que je dirois : car de
l’admiration vient la bonne opinion, & de ceste bonne opinion l’amour
que je demande.
Sylvandre qui estoit là aupres, & qui ne cherchoit que l’occasion de
s’entremettre aux discours de Diane : L’admiration, interrompit-il, feroit
le contraire effect de ce que tu desires. Et pourquoy cela, dit Hylas, puis
que si elle m’admiroit, elle croiroit en moy toutes choses grandes &
parfaites, & lors que je luy parlerois je luy serois un Oracle, mes
prieres luy seroient des loix, & mes volontez des commandemens ?
L’admiration, reprit alors Sylvandre, feroit un effect tout contraire, parce
que les plus sçavans disent que l’admiration est la mere de la verité, &
cela d’autant qu’admirant quelque chose, l’esprit de l’homme est
naturellement poussé à rechercher d’en avoir la cognoissance, & ceste
recherche fait trouver la verité : Et ainsi, Hylas, quand tu dis qu’elle
t’admireroit, tu dis de mesme, qu’elle essayeroit de te cognoistre, & te
cognoissant, elle trouveroit que si elle avoit estimé quelque chose en toy,
elle s’estoit trompée, & alors en te mesprisant elle admireroit de
t’avoir admiré : Et toy aussi berger, respondit Hylas, tu es un de ces
esprits, que si tu estois fille je n’aymerois jamais : Mais quoy que tu
sçaches dire, si suis-je encores en la mesme opinion : car celuy qui admire,
cependant qu’il est en ceste admiration, n’est-il pas vray qu’il estime
infiniment ce qui la luy donne ?
Il est vray, dict Sylvandre, mais incontinent apres il change quand il vient
à la cognoissance de la verité, Or, reprit Hylas, cela me suffit : car de
dire qu’elle changera incontinent apres ; Mon amy, Sylvandre, luy dit-il en
luy donnant d’une main sur l’espaule, qu’elle se haste tant qu’elle pourra,
je luy pardonne si elle change plustost que moy, & si de fortune elle me
devance, sois asseuré que je l’auray bien tost attrapée : Plusieurs ouyrent
ceste responce, parce que Hylas parloit fort haut, & cela fut cause que
chacun en rit ; de sorte que ce discours les entretint jusques dans la
maison où les tables se trouvant couvertes d’abondance de vivres, chacun s’y
assit comme le soir auparavant.
Durant tout le repas l’on ne parla presque que de l’humeur de Hylas, &
pour luy donner subject de parler, il y en avoit tousjours quelqu’un qui
soustenoit son party. Et Stelle entre les autres, qui encores qu’elle le fit
en apparence pour plaire à la compagnie, toutesfois aussi ce n’estoit pas
contre son humeur, ayant toute sa vie suivy les regles de ceste doctrine ;
& Corilas qui en avoit autrefois ressenty les effects, l’oyant de telle
sorte fortifier le party de Hylas. Je voudrois bien, dit-il, s’adressant à
Sylvandre, te faire une demande si tu l’avois agreable ; & puis
continua : Dy moy berger, je te supplie, est-il vray que l’amour naisse de
la sympathie ? Tous ceux, respondit Sylvandre qui en ont parlé, disent
qu’ouy : Or, reprit Corilas, je suis donc le seul qui croit le contraire,
& s’ils sont fondez sur quelque raison, je m’en remets, tant y a que
j’ay l’experience pour moy : Car y
peut-il avoir deux humeurs plus semblables que celles de Hylas & de
Stelle ? & toutefois je ne voy point qu’il y ait de l’amour entr’eux. Il
n’y eut celuy en toute la table qui ne se mit à rire oyant la proposition de
Corilas : & lors que Silvandre vouloit respondre, Stelle l’interrompit,
en disant ; Je ne t’en desdis point berger, ny je ne rougiray jamais d’une
chose qui m’a redonné tout le repos duquel je jouys : car si je n’eusse
point changé lors que je commençay de t’aymer, que chacun considere combien
j’eusse eu peu de contentement en ceste amour : mais de ce changement, il
faut que tu en accuses la raison que Silvandre disoit tantost, qui est que
l’admiration est la mere de la verité : car d’abord ne te cognoissant point,
je t’admiray, & t’ayant recogneu, je te méprisay, de sorte qu’avec
raison l’on te peut donner pour ta devise ce mot, DE LOING, QU’EST-CE DE
PRES RIEN : Mais, dit-elle apres en sousriant, s’il est vray que je sois
inconstante pour t’avoir aymé quelque temps, & ne t’aymer plus
maintenant : pourquoy ne me dis-tu beaucoup plus constante, puis que n’ayant
changé qu’une fois & qu’un seul moment, maintenant je demeureray ferme
& resoluë tout le reste de ma vie à ne t’aymer point. La demande que
j’ay faicte, interrompit Corilas, n’est pas si vous estes volage ou non :
mais pourquoy l’estant & Hylas aussi, vous ne vous entre aymez, s’il est
vray que la sympathie soit cause de l’amour ? A cela dit-elle incontinent,
je te le diray sans que tu en mettes peine en personne, la sympathie peut
faire effect lors qu’il n’y a
point une plus grande force qui s’y oppose. Et celle qui peut estre entre
Hylas & moy pourroit avoir la force de faire naistre ceste Amour, si ce
n’estoit que t’ayant cogneu si peu digne d’estre aymé, tu m’as fait
concevoir une si mauvaise opinion de tous les autres bergers, que je ne sçay
quand je la perdray jamais. Je pense, dit Corilas froidement, que vous avez
raison bergere : car depuis que je vous espreuvay telle que vous sçavez, je
n’ay peu me figurer que celles qui estoient vestuës comme vous, ne
cachassent sous les mesmes habits les mesmes imperfections. Ah !
s’escrierent tous les bergers, Corilas, c’est trop de blasmer toutes les
autres. Non, dit Corilas, ce n’est pas mon intention de les blasmer, je ne
dis pas qu’elles ayent ces imperfections, mais seulement je dis, que je ne
me suis peu figurer qu’elles ne les eussent, & en cela je ne fais tort
qu’à moy mesme, qui n’ay le jugement de sçavoir recognoistre la verité :
mais de tout ce mal j’accuse ceste trompeuse, laquelle toutefois ne se peut
guere glorifier de ceste victoire, puis qu’elle luy a cousté si cher qu’elle
advoüe elle-mesme.
Daphnide & Alcidon escoutoient avec beaucoup de plaisir les petites
disputes de ces gentils bergers & belles bergeres, & admiroient que
ces esprits nourris & eslevez parmy les bois & les lieux champestres
fussent si polis & si civilisez : Mais parce que Daphnide avoit un
esprit curieux, & qui desiroit tousjours d’apprendre quelque chose, s’ad
dressant au sage Adamas ; Il me
semble, mon pere, luy dit elle, que pour separer ces deux amis ennemis (elle
avoit sçeu qu’on leur donnoit ce nom) & pour m’oster d’une ignorance
& satisfaire à une curiosité où j’ay vescu il y a long-temps, vous
pourriez bien nous dire, que c’est que ceste sympathie de laquelle ils ont
parlé, & si veritablement il y en a une qui fasse aymer, & par ainsi
vous nous donneriez tout à coup deux sortes de viandes : L’une pour le
corps, l’autre pour l’esprit. Madame, respondit Adamas, vostre curiosité est
loüable, & si je n’y satisfaisois, je serois à blasmer, tant pour
n’obeyr à ce qu’il vous plaist de me commander, que pour ne vouloir
instruire ceux qui le desirent, ainsi que ma charge m’y oblige. Et cela
d’autant plus que je le puis faire aysément, & en peu de paroles :
Sçachez donc, Madame, que Tautates le supréme createur de toutes choses, a
estably là haut où est sa principale demeure, le lieu où il crée toutes les
ames : & parce qu’il n’y a pas apparence que rien parte de la main d’un
si bon ouvrier, qui ne soit en sa perfection, & celle de l’ame estant
l’entendement, il la rend outre que par sa forme elle est raisonnable, par
participation intellectuelle. Or ceste participation, elle la prend de ceste
pure intelligence de la Planette, qui domine alors qu’elle est creée, &
ceste perfection qu’elle reçoit luy est tellement agreable, qu’elle brule
toute d’Amour, de l’intelligence qui la luy participe : Et tout ainsi que
l’Amant se forme une Idée en sa fantaisie de la chose aymée, le plus parfaitement qu’il luy est
possible, afin d’y replier les yeux de son ame, & se plaire en ceste
contemplation, lors qu’il est privé de la veuë du visage bien aymé. De mesme
ceste ame amoureuse de la supréme beauté de ceste intelligence & de
ceste Planette, lors qu’elle entre dans ce corps à qui elle donne la forme,
elle imprime non seulement ses sens, & le corps Etheré, dans lequel les
plus sçavans disent qu’elle est enveloppée, pour apres se joindre comme par
un milieu à celuy que nous voyons : mais aussi sa fantaisie de ce caractere,
de la beauté de laquelle elle a esté ardemment esprise dans le Ciel, &
d’autant plus qu’elle en peut rendre la figure, & la ressemblance
parfaicte, d’autant plus aussi se plaist-elle à la considerer & à la
revoir, & se plaisant en ceste contemplation, elle se forme une certaine
naturelle disposition d’estimer bon & beau tout ce qui luy ressemble,
& à repreuver generalement tout ce qui luy est dissemblable,
accoustumant de telle sorte son jugement à y porter la volonté, qu’enfin ce
decret se donne non point par discours de raison, mais tout ainsi que toutes
les autres choses qui se font en nous naturellement : voire mesme ceste
coustume se rend enfin une habitude, à laquelle nous ne pouvons contrevenir
sans nous faire un tres-grand effort. De là il avient qu’aussi tost que nous
jettons les yeux sur quelqu’un, s’ils rapportent à nostre ame, comme de
fideles miroirs qu’il y ait en ceste personne quelque chose qui ressemble à
ceste image, que nous nous sommes faites de la Planette, de l’intel ligence tant aymée nous l’aimons
tout incontinent, sans faire en nous mesme autre discours, ny autre
recherche de l’occasion de ceste bonne volonté, y estant portez par un
instinct qui se veut dire aveugle : & au contraire nous le hayssons si
nous trouvons qu’il en soit different, & c’est ce que l’on nomme
sympathie, qui est ceste conformité que nous rencontrons d’avoir les uns
avec les autres, & laquelle est la veritable source de l’Amour, &
non pas comme plusieurs ont creu que se fust toute beauté : car si la beauté
estoit la source de l’Amour, il s’ensuyvroit que toutes les belles personnes
seroient aymées de tous : Et au contraire nous voyons que non point les plus
beaux & les plus dignes, mais ceux-là seulement qui reviennent le plus à
nostre humeur, & avec lesquels nous avons le plus de conformité, sont
ceux que nous aymons le plus.
A ce mot, le Druyde s’estant teu, Daphnide reprit ainsi, J’avouë, mon pere,
que tout à un coup vous m’avez esclaircy plusieurs doutes : mais si en ay je
encor un, sur ce que vous venez de dire, qui n’est pas petit, & duquel
je voudrois bien avoir la resolution. S’il est vray que l’Amour vienne de
ceste ressemblance que je rencontre en celuy que j’ayme, d’où vient que de
mesme par ceste mesme ressemblance il ne m’ayme pas ? car si je l’ayme pour
ceste sympathie, & si ceste sympathie vient comme vous dites, il est
impossible que j’en aye pour luy, qu’il n’en ait pour moy : Je veux dire,
que si je suis née sous sa Planette, qu’il ne soit né aussi sous la mienne : Et toutesfois nous en
voyons tant qui n’ayment point ceux qui meurent d’Amour pour elle. Vostre
doute, respondit Adamas, merite d’estre esclaircie, & monstre bien
qu’elle part d’un esprit tel que celuy de Daphnide.
Sçachez donc, Madame, que comme je vous ay dit, l’ame se faict une image la
plus parfaite qu’elle peut de ceste Planette, & de ceste intelligence
qu’elle ayme. Mais d’autant que pour representer un visage si beau & si
parfait, la matiere est de telle sorte inferieure, qu’elle ne le peut faire
que fort imparfaictement : Il s’ensuit que ceste representation n’est pas
également parfaite en chacun, parce que la matiere du corps est quelquefois
mieux disposée aux uns qu’aux autres, & selon que l’ame la rencontre,
elle y travaille plus ou moins parfaictement : Et il avient de là que tout
ainsi que les couleurs, le pinceau, & la toile estans mal propres, le
Peintre n’en peut faire quelquefois que des pourtraits aussi fort grossiers,
& fort peu ressemblans à ce qu’il veut representer ; de mesme l’ame
rencontrant le corps mal disposé à recevoir la figure & les lineamens
qu’elle luy veut donner de ceste beauté qu’elle ayme, la ressemblance
demeure si imparfaite, qu’à peine y en a t’il quelques traits grossiers
& si mal-faits, qu’ils ne sont pas presque recognoissables en chose
quelconque : & quand cela se rencontre ainsi, sans doute celuy qui a la
representation plus parfaite de l’intelligence & de la Planette, sera
aymé par sympathie de celui qui l’a aussi, encore que plus mal-faite : car
l’ame de celuy-cy, quoy qu’elle
n’ait peu representer en son corps bien au naturel ce visage qu’elle ayme,
ne laisse d’en aymer le portrait qu’elle en void bien fait, en quelque lieu
qu’il soit, comme l’Amant celuy qu’un estranger aura de sa maistresse,
encores que le sien propre ne soit pas bien bon : Mais au contraire l’ame
qui aura rencontré une matiere bien disposée, & qui par consequent aura
l’idée & le patron bien representé, ne daignera pas seulement tourner
les yeux sur l’autre, soit qu’elle le mesprise pour le voir si mal fait, ou
soit qu’elle le mescognoisse pour en avoir si peu de ressemblance, & de
la procede ceste amour par sympathie qui n’est pas mutuelle.
Mais, interrompit Hylas, me permettez vous, mon pere, de vous faire une
demande ? Vous le pouvez, respondit Adamas, si ces amours viennent par
sympathie : D’où vient, dit Hylas, qu’apres avoir aymé quelque chose, l’on
cesse quelquefois de l’aymer, & que mesme on la mesprise, & que bien
souvent on la hayt ? Ceste demande, respondit l[e] Druyde en sousriant, est
propre à Hylas, & vous voyez qu’il est vray que ceste sympathie est un
instinct aveugle, puis qu’Hylas aymant, & cessant d’aymer un mesme
subject, toutefois il ne sçait pourquoy il le fait ainsi. Or je le vous
diray Hylas, afin qu’à l’avenir vous sçachiez la raison des choses que vous
practiquez si bien.
Figurez vous, Hylas que les impressions que l’ame fait en son corps, par
lesquelles elle se represente ceste beauté superieure de son intelligence,
& de sa planette, sont veritablement cor porelles : Car en la fantaisie elle met les
lineamens, comme un Amant en son imagination ceux de la chose bien aymée,
& les represente de telle sorte en ses sens & en sa complexion,
qu’elle rendra son humeur ou melencolique, si elle tient de Saturne, ou
joyeuse, si c’est de Jupiter, & ainsi des autres. Et apres comme nous
avons desja dit, elle prend une si grande coustume de contempler &
d’approuver ces choses, qu’elle en fait une habitude, laquelle encores qu’il
soit difficile de changer ou de perdre, toutefois ainsi que toutes les
autres, peut estre & changée & perduë : Ce que l’on voit
ordinairement avenir en la cire par la force du cachet : car encore qu’on y
ait imprimé une figure, toutefois si l’on veut, en y mettant un autre
cachet, elle perd la marque du premier ; tant parce que l’ame n’ayant
imprimé ce caractere en ses sens, & en son corps, que parce que ceste
beauté celeste luy plaisoit : Il est certain que si par nonchalance, elle
vient à ne s’y plaire plus, ou bien que quelque nouvel object, auquel sa
volonté se laisse aller, marque sa fantaisie d’une autre figure, elle perd
la premiere ressemblance, & n’en retient rien du tout : Et alors celuy
qui aura esté aymé de luy, ou qui l’aura aymé par sympathie, perdant ceste
ressemblance qu’il avoit perdu aussi l’amour qui en estoit causée : car tout
ainsi que les habitudes, la sympathie aussi se peut perdre & acquerir.
Mais, Hylas, si toutes les fois que vous avez changé, vous avez imprimé en
vous une nouvelle idée de quelque autre chose, il n’y en doit guere plus
avoir en tout le mon de, qui n’ait
esté quelquefois imprimée en vous, de sorte que ma fille peut esperer que
vous serez plus constant pour elle que pour les autres, non pas pour meriter
plus que celles qui l’ont devancée, mais pour avoir esté la derniere. Chacun
se mit à rire oyant ceste conclusion, & peut estre Hylas eust respondu
quelque chose, n’eust esté qu’Astrée prit la parole :
Mais dit-elle mon pere, s’il est vray que l’Amour vienne de cette sympathie,
que veut dire que l’on aura veu fort long-temps une personne sans l’aimer,
& qu’apres l’on l’aime ? La response, dit Adamas que j’ay faite à Hylas,
peut servir à cette demande : au commencement cette personne n’avoit pas
encore le caractere de la beauté de ceste intelligence, & depuis par une
nouvelle marque, comme d’un cachet nouveau il le peut avoir imprimé : Mais
en voicy encores une raison assez claire.
Depuis que l’ame est enveloppée de ce corps que nous avons, tant qu’elle y
est enfermée comme dans une prison, elle n’entend ni ne comprend chose
quelconque que par les sens, par lesquels, comme par des portes luy vient la
cognoissance de tout ce qui est en l’Univers. Et non seulement elle n’entend
ny ne comprend que par eux, mais encores ne peut ny entendre ny comprendre
que par des representations corporelles, quoy qu’elle contemple les
substances incorporelles. Il advient de là qu’elle ne peut avoir sa
cognoissance qu’autant parfaite que ses sens la lui peuvent representer,
& que s’ils sont faux & trompeurs, ils la deçoivent, & luy font
faire un jugement faux, comme
nous voyons en ceux qui sont malades, qui trouvent les viandes, pour bonnes
qu’elles soient, de tres-mauvais goust, parce que le leur est depravé. De
mesme, ceux qui ont mal aux yeux verront quelquefois les choses doubles, ou
une couleur pour autre, ou bien encores que l’œil ne soit pas mal disposé,
les milieux par lesquels la vision se fait quelquesfois ne laissent de les
tromper, comme à travers un verre bleu tout ce qu’il verra luy semblera de
mesme couleur, dedans l’eau un baston bien droit luy semblera tortu, &
toutes choses plus grandes ou plus petites, selon la qualité des lunettes
par lesquelles il regarde. Or ces faussetez estans representées par les sens
pour vrayes, l’ame qui leur adjouste toute creance, en fait incontinent le
jugement, qui ne peut estre que faux, parce que les choses presupposées,
& desquelles elle tire ses consequences sont telles : Le jugement estant
fait, la volonté incontinent s’y porte & y consent, la volonté, dis-je
qui a pour son subject le bon, & ce qui est jugé tel, ou qui au
contraire fuit de ce qu’elle pense estre mauvais. Et par là vous pouvez
entendre, belle bergere, que la raison qui est cause que nous voyons quelque
temps sans aymer une personne, qu’apres nous aimons : c’est ou que nos yeux
& nos sens, qui doivent representer ces choses à l’ame, ne font pas
soigneusement leur office, ou les milieux par lesquels ils agissent, ont
quelque imperfection qui les empesche de les pouvoir fidelement representer,
lesquelles estans ostées, ils viennent à descouvrir la verité, & à la
redire à nostre ame, qui alors
recognoissant cette ressemblance se met à aimer ardemment ce qu’auparavant
elle avoit veu sans aimer, & sans s’en soucier.
Diane qui escoutoit fort attentivement Adamas : Mon pere, luy dit-elle, &
moy aussi, si ce ne vous estoit importunité, je voudrois bien vous faire une
demande. Jamais, respondit Adamas, ce qui procede d’une si gracieuse bergere
ne peut avoir ce nom : Mais je crains que je ne pourray peut-estre vous
respondre assez bien. Je ne suis, repliqua-t’elle en sousriant, plus
difficile que ma compagne, & puis la profonde cognoissance que le sage
Adamas a de toutes choses, n’a garde de manquer au doute d’une ignorante
bergere comme je suis : Dites moy donc je vous supplie, mon père, puis que
l’Amour procede de cette sympathie, qui est une image representée en nous de
l’intelligence & de la planette sous laquelle nous naissons, que veut
dire que les personnes belles sont aimées presque ordinairement de chacun ?
car il faudroit donc que tous ceux qui les aiment fussent naiz sous mesme
planette, ce que l’on void bien n’estre pas par le temps de leur
naissance.
Je me suis bien douté, respondit Adamas, que cette subtile bergere me feroit
une demande qui ne seroit pas commune : mais il faut essayer de lui
respondre. Toutes les choses qui sont belles, encore qu’elles soient
diverses, ne laissent pas d’avoir entr’elles quelque conformité, comme aussi
toutes les bonnes : Et c’est pourquoy quelques uns ont dit, qu’il n’y avoit
qu’un bon & un beau, à la
similitude duquel toutes les choses bonnes & belles sont jugées estre
telles. Or ces planettes & ces intelligences qui leur president ne sont
bonnes ny belles, sinon qu’en-tant qu’elles ressemblent le plus à ce supréme
Bon & Beau ; & quoy qu’elles soient entr’elles separées &
diverses, si est-ce que comme que ce soit, elles ne sont aimables ny
estimables qu’en-tant qu’elles sont bonnes & belles, & cette bonté
& beauté ayant tousjours de la conformité, encore qu’elles soient en
divers sujets, il ne faut trouver estrange si plusieurs aiment les personnes
qui sont belles, encores qu’elles ne soient pas nées sous mesme Planette,
puis que chacun remarque en leur beauté quelque chose qui est conforme à
celle de la sienne propre.
Me voila, interrompit Hylas, le plus content homme du monde : car je viens
d’apprendre une chose qui m’est grandement avantageuse : Et toy Silvandre,
dit-il se tournant vers le berger, tu as raison de demeurer muet, car ce
discours ne faict rien pour toy. Je ne sçay, respondit froidement Silvandre,
en quoy il t’avantage si fort. Ignorant berger, reprit Hylas, n’as-tu pas
ouy que le sage Adamas a dit, que l’occasion pour laquelle les belles
personnes estoient aymées de tant de gens, estoit parce que leur beauté
participoit avec quelque conformité à celle de toutes les autres planettes
& intelligences ? Je l’ay fort bien ouy, respondit Silvandre ? mais
enquoy est-ce que cela t’est advantageux ? En ce que, repliqua Hylas, si
j’aime tant de diverses beautez, il faut que j’aye de la conformité avec toutes, & ainsi je me puis dire
plus beau que toy qui n’en regardes qu’une seule. Je pense, reprit Silvandre
en sousriant, que si ta raison est bonne, tu n’es pas seulement plus beau
que moy, mais plus que tous ceux de ceste contrée, quand ils seroient joints
tous ensemble : Mais il ne faut pas entendre le discours du sage Adamas de
ceste sorte : Au contraire, si tu te souviens de ce qu’il a respondu à
Daphnide, tu cognoistras que c’est signe d’un grand deffaut en toy, qui as
ce pourtraict de ton intelligence & de ta Planette si mal faict, qu’il
n’y a pas une de ces belles qui ne desdaigne de voir en toy une si grande
imperfection d’une chose si parfaite.
Chacun se mit fort à rire, & Hylas eust bien repliqué quelque chose pour
sa deffence, n’eust esté qu’on se leva de table, estant desja assez tard. Et
parce qu’Astrée avoit fort bonne mémoire du conseil que Leonide luy avoit
donné, de prier Adamas de vouloir venir en leur hameau faire le sacrifice
qu’il avoit promis pour l’action de grace du Guy salutaire, elle tira à part
Diane, Philis, Celidée, Stelle, & les autres bergeres, & leur
proposa, qu’il luy sembloit qu’ayant eu ceste grace de Tautates, d’avoir en
leur hameau le Guy sacré, il ne falloit pas estre paresseuses de l’en
remercier, parce que cela les rendroit indignes de la continuation de ses
graces : Et puis que leurs bergers en estoient desja venus prier le Druyde,
elles se monstreroient trop nonchalantes, si avant que de partir pour s’en
retourner, elles ne joignoient leurs supplications aux prieres qu’ils
avoient faites, & que mesme
afin de ne point differer d’avantage une si bonne œuvre, il falloit essayer
de l’emmener avec elles en s’en retournant : Il n’y en eut une seule qui
n’approuvast ce qu’Astrée avoit dit, & apres avoir consideré qui
d’entre-elles seroit bonne à faire la priere pour toutes : elles furent
d’avis que Diane accompagnée de toutes, luy en porteroit la parole, ce
qu’elle accepta, encores qu’elle en fit au commencement quelque difficulté,
& sans dilayer d’avantage s’approchant d’Alexis, elles luy firent
entendre qu’elles desiroient de parler au sage Adamas, & qu’elles la
supplioient que ce fut par son moyen. Alexis qui ne sçavoit ce que c’estoit,
s’approchant d’Adamas, luy fit sçavoir le desir de ces discrettes bergeres,
& en mesme temps Diane luy fit la supplication, de laquelle ses
compagnes l’avoient chargée. Et y adjousta, qu’elles s’estimeroient
grandement favorisées de luy, si sans plus dilayer, elles pouvoient
l’emmener à leur retour pour cest effect : Et ensemble le supplioient
d’ordonner à la belle Druyde sa fille, & à la Nymphe Leonide, de vouloir
honorer ce sacrifice de leur presence. Le Druyde luy respondit, Belles &
discrettes bergeres, vostre requeste est si juste, & moy tellement
obligé de procurer que le grand Tautates soit honoré & servy en ceste
contrée, que pourveu que vous m’accordiez une chose que je vous demanderay,
je suis tout prest de faire tout ce que vous voulez de moy. Je ne croy pas,
respondit Diane, qu’il y ait entre nous bergere qui ait la hardiesse, ny la
volonté de refuser ce qu’il vous plaira de nous ordonner : Je vous demande donc, reprit Adamas, que
vous demeuriez encores aujourd’huy en ceste maison, tant afin que j’aye plus
longuement le contentement de vous y voir, que pour avoir le loisir de
donner ordre à toutes les choses necessaires au sacrifice, & je vous
promets que demain je vous reconduiray en vostre hameau, & qu’encores je
supplieray ceste belle Dame, dit-il, se tournant vers Daphnide, de vouloir
prendre la peine d’assister à ceste action de grace : tant pour rendre cet
honneur à nostre grand Tautates, que pour vous obliger toutes, & ne
point rompre si tost ceste bonne compagnie : Nous n’avons garde, dit Diane,
de contrevenir à ce que vous voulez de nous, estant de toute sorte si fort à
nostre avantage.
Ainsi fut resolu le voyage d’Adamas, qui en mesme temps pour s’acquiter de sa
promesse, supplia Daphnide d’y vouloir assister, laquelle s’y accorda
librement, tant pour luy complaire, que pour estre bien ayse de voir un peu
la façon de vivre de ces bergers & bergeres de Forests, desquelles elle
avoit tant ouy parler. Alexis fut un peu estonnée de voir qu’il falloit
retourner en son hameau, craignant tousjours infiniment d’estre recogneuë.
Toutesfois voyant que la chose estoit resoluë, elle dissimula le mieux
qu’elle peut ceste crainte : Et parce qu’Astrée apres qu’elles eurent
remercié le Druyde de ceste grande faveur, s’en vint resjouyr avec elle, de
ce qu’elles possederoient plus longtemps le bon-heur de sa presence : C’est
moy, dict Alexis, belle bergere, qui dois faire ceste resjouyssance, & qui puis dire avec
verité n’avoir jamais eu rien qui m’ait pleu, depuis que je suis partie du
lieu où j’ay estéjeslevée, que le contentement de vous voir. Madame, dit
Astrée, Dieu me garde de douter jamais de chose que vous me disiez : Mais
j’avouë bien que s’il y en avoit quelqu’une qui me peust mettre en doute, ce
seroit celle cy, parce que malaysément me puis-je persuader, qu’une personne
qui vaut si peu : & qui est si malheureuse, ait quelque chose qui
merite, ou qui soit capable de recevoir une si grande faveur : Belle
bergere, respondit Alexis, outre que je ne mens jamais, croyez que
j’eslirois plustost la mort que d’estre menteuse à vous que j’ayme si fort :
& qu’avant que je vous esloigne, vous cognoistrez la verité de mes
paroles : Vous plaist-il Madame, que je le croye de ceste sorte ? Non
seulement, dit Alexis, il me plaist, mais je vous en supplie de tout mon
cœur : Promettez-moy donc, dit Astrée que vous aurez agreable que je demeure
le reste de ma vie aupres de vous, & si vous le faites, vous me rendrez
la plus heureuse & contente fille de l’Univers : Astrée, dit Alexis, en
luy mettant une main sur la sienne, J’ay peur que vous ne vous repentiez
bien tost de ceste resolution : Si vous recognoissiez, dit la bergere,
l’humeur d’Astrée, vous ne croiriez pas, Madame, que cela peust arriver, car
j’ay ce naturel de jamais ne changer une resolution quand je l’ay prise.
Alexis alors demeura sans parler, & se retirant d’un pas l[a]s regardoit
avec le mesme œil qu’elle avoit lors qu’elle luy com manda de ne se faire jamais voir à elle, & ceste
pensée luy remit si vivement devant les yeux tout ce qui s’y estoit passé,
qu’il luy fut impossible de n’en donner quelque cognoissance par les larmes
qui luy vindrent aux yeux, & que toutefois elle eut encores assez de
force pour retenir. Astrée qui remarqua en elle un si grand changement,
demeura de son costé fort estonnée ne s’en pouvant imaginer le subject,
& ne luy semblant pas que ce qu’elle luy avoit dit luy peust desplaire,
& en ceste peine ayant demeuré toutes deux quelque temps sans parler,
enfin la bergere fut la premiere à reprendre ainsi la parole, Je vous voy,
Madame, tout à coup si fort changée, qu’il m’est impossible de n’en estre en
peine : car si j’en estois la cause, ou par mes discours ou autrement : Je
vous jure la foy que je vous doibs, comme à la chose du monde que j’aime
& que j’honore le plus, que je vous en vengerois bien tost ; Que si
aussi je ne la suis pas, dites moy je vous supplie si ma vie y peut
remedier, & vous verrez que je n’ay rien de si cher que vostre service.
Alexis qui recogneut la faute qu’elle avoit faicte, se reprenant, essaya de
la cacher au mieux qu’il luy fut possible, & pource elle lui dit en
souspirant. Il est vray, belle bergere, que le changement que vous avez
remarqué en mon visage est procedé de vous, & toutesfois vous n’en avez
point de coulpe : mais seulement mon ame trop sensible au souvenir que vous
luy avez donné par vos paroles : & afin que vous sortiez de peine, il
faut que vous sçachiez qu’estant nourrie parmy les vierges Druydes des Carnutes, dans tout
le grand nombre qu’il y en a, je fis eslection d’une, qui entre toutes me
sembla la plus aymable, & je suis bien asseurée que je ne me trompay
point en mon choix, estant estimée telle de toutes nos compagnes, &
ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour se faire aymer :
elle estoit belle, & née de l’une des principales maisons de la contrée,
elle avoit l’esprit semblable à la perfection du corps, accomplie en toutes
ses actions de toute sorte de courtoisie & de civilité : Mais il faut
que j’avoüe qu’apres avoir commencé d’aymer ceste fille, ce qui me lia par
apres si estroitement avec elle, fut l’opinion que j’eus qu’elle m’aimoit,
& il est vray que ceste cognoissance vraye ou fausse redoubla de telle
façon l’amitié que je luy portois, que je me donnay entierement à elle : Je
dis de telle sorte que je ne pouvois vivre sans elle, ny elle à ce qu’elle
me disoit sans moy ; Nous vesquismes ainsi plusieurs années avec tant de
contentemens & tant de satisfactions l’une de l’autre, que jamais l’on
ne peut remarquer dans l’enfance où nous estions que la plus parfaite amitié
de l’aage le plus parfait. Mais cependant que plus satisfaicte de ceste
fortune que les plus grands Monarques ne sont de posseder toute la terre,
j’allois joüyssant de mon bon-heur, ne voilà pas que ceste belle & tant
aymable fille me quitte, & se separe de telle sorte d’amitié d’avec moy
qu’elle ne me veut plus voir, & sans m’en dire le subject me hayt &
me chasse d’aupres d’elle ? Le sursaut que je receus de ce chan gement fut si grand, & le coup
si sensible, que me donnant du tout à la douleur, je tombay en la maladie
que vous avez sçeuë, & de laquelle je ne suis pas encore ny n’espere
jamais estre bien guerie. Et lors que vous m’avez tenu ce langage de vostre
humeur ferme & arrestée : je me suis ressouvenuë de semblables discours
que si souvent cette belle & sage fille m’a tenus, & depuis si mal
observez, & ceste pensée a esté cause du changement que vous avez
recogneu en mon visage. Madame, dit Astrée, je suis marrie d’avoir esté
cause de vostre ennuy : Je m’asseure que vous m’en jugerez bien innocente,
& que si j’en eusse sçeu quelque chose, je n’eusse pas commis ceste
faute : mais qui eust jamais pensé, vous voyant si belle & si remplie de
ces perfections, qui peuvent convier & retenir la bien-vueillance de
tout le monde, que vous eussiez rencontré une fille de l’humeur dont vous la
dépeignez, & si peu advisée que de laisser volontairement eschapper de
ses mains un bon-heur que chacun doit desirer & rechercher si
soigneusement ? Mon Dieu ! Madame, combien me semble-t’il que j’eusse esté
plus curieuse de la conservation d’un si grand bien, si le Ciel outre mon
merite m’eust eslevée à une si grande fortune ? & avec combien de soing
la rechercherois-je, si je pensois qu’avec peine & travail je la peusse
quelquefois obtenir ? mais le Ciel qui m’a regardé d’un mauvais œil à ma
naissance, ne me veut pas estre si favorable au cours de ma vie. Belle
bergere, dit alors Alexis, je vous supplie si vous ne voulez me deso bliger grandement, n’accusez
jamais de deffaut ceste belle & tres-sage fille pour m’avoir traitée de
ceste sorte : car je ne puis souffrir sans un extreme desplaisir qu’elle
reçoive du blasme de ce qu’il faut seulement accuser mon deffaut, & le
mauvais astre sous lequel je suis née. Et quant au desir qu’il semble que
vous ayez d’entrer en sa place, c’est moy, belle Astrée, qui le devrois
souhaiter & rechercher avec toute sorte d’artifice, mais une seule chose
m’en empesche : Et croyez moy, que si ce n’estoit ceste consideration, mes
desirs surpasseroient les vostres : Mais, belle bergere, je crains
qu’encores que d’abord vous me fassiez le bien de me juger digne de vostre
amitié ; lors que vous m’aurez plus particulierement recogneuë vous n’en
fassiez un jugement tout contraire, & qu’il ne vous convie à me traicter
de la mesme sorte que ceste belle & sage fille de qui je regrette la
pette avec tant de desplaisir : & si cela m’arrivoit, je ne sçay ce que
je deviendrois, pouvant dire avec verité que je suis si foible à semblables
coups, que je ne sçay comme la vie m’est demeurée apres les avoir receus. Et
puis qu’il a pleu au grand Tautates que je les aye suportez, j’avouë que la
crainte de retomber en un semblable inconvenient me faict toute fremir,
& me glace le cœur. Il ne vous plaist pas, Madame, reprit Astrée, que je
die que ceste belle fille a eu tort de vous traicter ainsi, & moy qui ne
veux vous desplaire pour quelque consideration que ce soit, je ne veux pas
le dire : mais si feray bien avec vostre permission, que jamais elle
n’acquerra chose de si grande valeur que celle qu’elle a perduë ; & que si Bellenus par une particuliere
faveur me mettoit en sa place, tout le reste du monde ne me seroit rien au
prix de ceste faveur, laquelle j’essayerois de conserver, non seulement avec
le soing & la peine, mais avec le sang & la vie. Ah ! belle bergere,
dit Alexis en souspirant, ce seroit à moy, quand ce bonheur m’arriveroit à
qui ce soing devroit estre reservé : mais croyez moy, ma belle fille, que
vous ne sçavez ce que vous demandez quand vous desirez mon amitié : J’avoüe,
Madame, ce que vous dites, respondit Astrée, mais cela d’autant que le bien
que je recherche est si grand, qu’il ne peut estre compris de la foiblesse
de mon entendement : Mais si ce n’est mon peu de merite, qu’est-ce qui vous
peut empescher de me faire ceste grace, puis que j’appelle Bellenus pour
tesmoing ? que si je l’obtiens de vous, je la conserveray plus cherement que
ma vie ; je dis ceste vie qui ne me peut estre que tres-desagreable, si je
suis refusée, & que tres-heureuse si vous m’en jugez digne. Alexis alors
toute pleine de contentement, luy prenant la main & la luy serrant un
peu : Belle bergere, lui dit-elle, souvenez vous où nous laissons ce
discours, nous le finirons demain en nous en allant en vostre hameau, &
cependant soyez asseurée que j’ay plus de volonté de vous aymer & servir
que vous ne le sçauriez desirer.
Ce qui fut cause qu’Alexis remit ce discours à une autrefois, ce fut pour ne
le pouvoir continuer plus long-temps, sans donner quelque soupçon à ceux qui
les regardoient, & qui voyant
les changemens de son visage eussent peu s’en estonner, & lesquels elle
esperoit pouvoir mieux couvrir par les chemins, où la pluspart attentifs à
marcher n’attendent qu’à choisir les plus commodes passages : mais outre
cela, elle faisoit dessein de se conseiller & avec Adamas & avec
Leonide, de ce qu’elle avoit à faire en ceste occasion : Et de fortune,
Hylas qui ne pouvoit supporter de si longs entretiens sans qu’il en eust sa
part, comme s’il y eust esté envoyé expres, vint interrompre leur propos. Ma
maistresse, luy dit-il, vous entretenez si longuement & si soigneusement
ceste bergere, que si vous continuez vous me ferez croire que vous trouvez
les bergeres de ceste contrée plus aymables que les bergers : De cela, dit
Alexis, n’en soyez point en doute, & n’en accusez que la nature, qui
veut que chacun ayme son semblable : mais mon serviteur, ne vous en fachez
point, car il me restera encor assez d’amour pour vous. Je croyois, reprit
froidement Hylas, que pour avoir esté nourrie parmy les sçavantes filles
Druydes, vous sçeussiez mieux les ordonnances de la nature que vous ne
faictes : mais puis que vous en estes sortie si ignorante, il faut, ma
maistresse, que je vous instruise mieux qu’elles n’ont pas fait : Peut-estre
mon serviteur, respondit-elle en sousriant, y perdriez vous & le temps
& la peine aussi bien qu’elles ; c’est pourquoy je ne vous conseille pas
de l’entreprendre. Toutesfois, repliqua Hylas, je ne puis surporter
l’outrage que vous me faites, sans m’en plaindre, puis mesme que vous ne
voulez pas estre instruite de vos er reurs. Je serois bien marie, dit Alexis, si Hylas se pleignoit de moy à
bon escient, mais je croy qu’il se jouë : Et comment ? reprit Hylas,
penseriez vous que je ne fusse en colere quand je vous oy dire que vous
aurez encor de l’amour de reste pour moy, apres que vous aurez aymé ces
bergeres, puis qu’il semble que vous me vueillez donner ce dequoy elles
n’auront pas affaire, & seulement le reste des autres ? J’entends, ma
maistresse, que ce seront elles qui auront ce reste apres moy, puis que
toutes les raisons le veulent ainsi : S’il n’y a que cela qui vous fasche,
mon serviteur, respondit Alexis en sousriant, nous y mettrons ordre nous
separerons mon amitié en deux, une des parties sera pour aymer ces bergeres,
& l’autre les bergers, & parmy les bergers vous serez le premier que
j’aymeray. Mais de ces deux parties, adjousta Hylas, laquelle sera la
premiere & la plus grande ? Il ne faut point douter, respondit Alexis,
que ce ne soit celle qui doit estre employée pour les bergeres, & avec
raison, parce que des bergers vous estes le seul que vous voulez que j’ayme,
& des bergeres, il n’y en a point que je ne vueille aymer & servir :
Vrayement, dit alors Hylas, j’avouë que vous avez raison, & que j’ay eu
tort de vous accuser d’ignorance, puis que vous en sçavez mesme plus que
Silvandre.
Cependant qu’ils parloient ainsi, le reste de la compagnie s’entretenoit
diversement dans la sale, & Philis qui avoit continuellement l’œil sur
Astrée, voyant que Calydon s’aprochoit d’elle, & sçachant assez combien
ce lui estoit une pesante charge que celle de parler à luy en particulier, elle s’avança
pour les interrompre : & laissa Silvandre seul aupres de Diane : car de
fortune Paris desirant de se conseiller avec Leonide, s’estoit retiré avec
elle dans une chambre, de sorte que Silvandre avoit eu le loisir de
s’approcher de ceste bergere, aupres de laquelle Philis avoit aussi
tousjours demeuré, jusques à ce que Calydon l’en fit partir : Et parce
qu’ils se faisoient continuellement la guerre ; Je ne veux pas, ma
Maistresse, dit-elle en s’en allant, que vous me jugiez si jalouse, que je
ne vueille laisser quelquefois ce berger seul aupres de vous : je suis si
asseurée de ma bonne fortune, & de son peu de merite, que je ne le
craindray jamais : Et pour vous monstrer que je dis vray, je vous laisse
tous deux pour assister Astrée en ce grand combat que je vois luy estre
preparé par cét ennemy qui l’approche : Et sans attendre leur response,
s’alla joindre aux costez d’Astrée, qui jugeant bien à quelle occasion elle
y venoit, la prit par une main, & passant l’autre bras sur le sien la
tenoit la plus pres d’elle qu’elle pouvoit, pour donner subject à Calidon de
ne la point acoster : Mais ce jeune berger, qui estoit veritablement touché
de la beauté d’Astrée, ne se peut empescher de s’y en venir : & parce
que la recherche qu’il luy faisoit estoit au sçeu de Phocion, qui l’avoit
pour tres-agreable, & par l’avis de Thamire qui la luy avoit conseillée,
il luy sembla qu’il n’importoit point de parler à la bergere en la presence
de quelqu’autre ; qu’au contraire, peut-estre Phillis lui ayderoit à luy
declarer son affection, puis qu’elle devoit croire que c’estoit l’avantage de sa compagne.
Phocion en ayant desja fait le mesme jugement, luy qui estoit tenu pour le
plus sage Pasteur de son temps, & Oncle de la bergere : & qui depuis
la mort de ses père & mere, en avoit tousjours eu le mesme soing que si
elle eust esté sa fille.
S’approchant donc avec cette asseurance de cette belle bergere : Ne seray je
point importun, luy dit-il apres l’avoir salüée, si sans estre appellé, je
viens estre le troisiéme en vostre conseil ? Jamais Calidon, respondit
Astrée, ne sçauroit avoir ce nom, en quelque lieu qu’il aille, & mesme
venant vers des personnes qui l’estiment tant que nous faisons : Je
voudrois, respondit le berger, que cette estime fust changée en amour.
Quelquefois, ajousta la bergere, nous desirons des choses au dommage
d’autruy, & qui ne nous sont point avantageuses. Je croy, ajousta
Calidon, ce que vous dites pouvoir avenir en toute autre occasion qu’en
celle qui se presente : car que mon desir soit à vostre desavantage,
permettez moy de dire, belle bergere, que vous ne le devez point penser,
puis que le sage Phocion le juge d’autre sorte. Phocion qui en prudence
& en sagesse est tenu pour l’Oracle de tous les plus sages bergers de
cette contrée, & qui m’a fait l’honneur de m’accorder la requeste que je
luy en ay fait faire par Thamire. De dire aussi que ce que je souhaitte soit
à mon dommage, tant s’en faut qu’il puisse estre ainsi, qu’au contraire, je
n’auray jamais bien ny contentement que ce bon-heur ne m’arrive. Je ne sçay,
repliqua Astrée avec un visage un peu plus rude, quelle peut estre la requeste dont vous parlez :
mais si fay bien que si c’est chose qui me touche, il n’y a personne qui
vous doive ny puisse promettre rien contre ma volonté, puis mesme que mon
pere & ma mere, pour mon mal-heur, m’ont esté ostez. Et quant à ce que
vous dites de Phocion, vous ne sçauriez me raconter tant de choses de sa
prudence, que je n’en croye encores d’avantage : mais cela ne conclud pas,
que nous fassions luy & moy un mesme jugement : & quoy que le sien
puisse estre le meilleur, il y faudra bien du temps à m’y faire consentir :
& pour dire le vray, je croy que si ce sage Pasteur sçavoit les choses
que j’ay dans l’ame, il laisseroit bien-tost cette opinion : Et c’est ce qui
me faict vous supplier de vouloir changer la vostre, car si vous la
continuez, outre que vous n’y avancerez rien, encore n’en retirerez vous que
du mescontentement & pour vous & pour moy. Les belles, reprit
Calidon, sont comme les Dieux, elles veulent estre vaincuës par
supplications. Je ne sçay, dit-elle incontinent, quelles sont les belles,
mais si fais bien, que vos paroles, ny vos prieres envers moy, ne vous
acquerront jamais chose qui vous soit agreable pour ce sujet. Peut-estre,
ajousta-il, quand vous me verrez mourir devant vos yeux, vous n’aurez pas
tant de cruauté, que la pitié ne puisse trouver place parmy tant de beautez.
Si vous continuez, respondit Astrée, vous me ferez croire que vous pensez
encore parler à la belle Celidée : mais voyez vous Calidon, & vous &
moy meritons mieux, car il n’est pas raisonnable que nous ayons le reste de
quelque autre, & plutost que
cela fust, je vous dis franchement que pour vous en divertir, je prendrois
la resolution de Celidée. Puis que la mort m’a osté ce que je desirois, je
ne veux plus qu’elle puisse avoir cet avantage sur moy, & ne pensez pas
que je n’estime & n’honore vostre merite autant que de berger de cette
contrée, & que je ne me recognoisse vostre obligée, en la recherche que
vous faites de moy, & mesme avec l’intention que je sçay que vous avez :
Mais ne vous persuadez pas aussi, que toutes ces considerations me fassent
jamais changer de volonté : Et tenez cecy pour un Arrest escrit des Dieux
dans l’immuable Destin. PUIS QU’ASTRée A PERDU LA PREMIERE CHOSE QU’ELLE A
AYMEE, ELLE N’A PLUS D’AMOUR QUE POUR TAUTATES, AU SERVICE DUQUEL, ELLE
PASSERA LE RESTE DE SES JOURS, AINSI QU’ELLE LUY A PROMIS. Et vous souvenez,
Calidon, que si vous ne croyez cette prophetie, le temps vous la fera
trouver si veritable, que vous vous repentirez d’avoir esté trop
incredule.
Ceste response si resoluë qu’Astrée fit, estonna de sorte le berger qu’il
demeura sans replique, & la bergere le voyant ainsi confus, se levant
d’aupres de luy, laissa Philis en sa place, & s’en alla trouver Alexis,
qui la voyant aprocher & cognoissant à ses actions qu’elle estoit
troublée, laissa Hylas, pour sçavoir d’elle ce qu’il y avoit de nouveau :
Madame, luy dit-elle avec un sousris meslé de desdain, vous direz que je
n’ay pas assez affaire à supporter mon fardeau, si ces Amants sans party ne
me venoient encores sur charger
de leurs importunitez. Je vous asseure que Calidon a fort bien sçeu choisir
son temps, c’est bien à ceste heure que les discours d’amour me plaisent, je
le conseille de continuer, s’il ne veut que perdre sa peine, il pense
peut-estre parler à Celidée, ou que je ne sois icy que pour payer le temps
qu’il a perdu en la servant : & sur ce propos raconta à la Druyde tous
les discours qu’il luy avoit tenus, & la responce qu’elle luy avoit
faicte avec une si grande passion, qu’Alexis cogneut bien que mal-aisément
recevroit-elle jamais du mal de ce Rival.
Cependant Silvandre estoit aupres de Diane, elle assise & luy à genoux,
mais si plein de contentement de se voir pres d’elle sans y estre empesché
de Paris ny de Philis, qu’il ne pouvoit assez remercier Amour d’une si
grande faveur. Ma belle maistresse, luy dit-il, par où commenceray-je à vous
remercier de la grace que vous me faictes de vous arrester icy, où la
compagnie que vous y avez ne peut que vous estre importune, au lieu que vous
pourriez passer beaucoup mieux ces heures avec les doux entretiens de ces
gentils bergers & de ces discrettes & belles bergeres ? Silvandre,
luy respondit-elle, encores que je vueille bien que vous me soyez obligé, si
est-ce que vous ne devez pas croire qu’en cecy je fasse pour vous tant que
vous dites, puis que je m’asseure n’y avoir une seule de la trouppe qui ne
voulut avoir changé avec moy, & je vous jure, berger, que je ne les
envie point toutes ensemble : Si je pensois, reprit Silvandre, que vo stre cœur consentist à ce que
vostre langue profere, je me dirois le plus heureux berger de l’Univers :
S’il ne vous faut que cela, repliqua Diane, pour estre heureux, asseurez
vous sur ma parole que vous avez tout l’heur que vous sçauriez souhaiter. Et
quel tesmoignage en puis-je avoir ? dit Silvandre : Vous estes personne de
tant de jugement, respondit la bergere, que vous recognoistrez assez la
verité quand il vous plaira de la rechercher : Outre que si cela n’estoit
pas vray, qu’est-ce qui me pourroit obliger de demeurer icy, puis que je
pourrois trouver autant d’excuses que j’en voudrois pour aller ailleurs
chercher l’entretien qui me seroit plus agreable que le vostre ? mais j’ay
bien plus à craindre que Silvandre ne s’ennuye aupres de moy, n’y ayant rien
qui luy puisse arrester que sa seule civilité : Ma belle maistresse,
adjousta incontinent Silvandre, cest excez de courtoisie dont il vous plaist
user envers moy à ce coup, m’offence plus que vous ne sçauriez croire, puis
que si vous avez ceste opinion de moy, ou vous me tenez pour personne de peu
de jugement, ou vous faites un grand tort au vostre & à mon affection :
car il faudroit bien que je fusse sans cognoissance, si je ne voyois les
perfections de la belle Diane, puis que chacun les void, les advouë &
les admire : Seroit-il possible que Silvandre fust le seul entre les hommes
qui demeurast aveugle pour ne voir point un soleil si esclatant ? ou le
voyant, si je ne l’admirois ? Aussi faut-il que je confesse que
veritablement je suis tellement esbloüy par une si grande lumiere quand je
suis aupres de vous que je n’ay
plus des yeux que pour voir, ny esprit que pour adorer ceste Diane en terre,
que je tiens bien plus advantagée que celle qui est dans les Cieux, puis que
celle là y est surmontée par la beauté de son frere, & celle-cy surpasse
tout ce qui est en l’Univers. Silvandre, respondit la bergere en sousriant,
je vous promets de dire tout ce que vous voudrez de moy, qui me recognois
assez pour telle que je suis : mais qui ne veux point trouver estrange que
la feinte que vous avez entreprise vous fasse tenir ces discours : Mais à
propos de vostre gageure avec Phillis, jusques à quand ordonnez vous berger,
que je sois vostre Maistresse ? & quand voulez vous que je change ce nom
avec celuy de vostre Juge ? Les discours que je vous tiens, respondit
incontinent le berger, sont si veritables, qu’ils n’ont rien de commun avec
ceste gageure : & quant à ce nom de maistresse duquel vous parlez,
croyez belle Diane, que vous pouvez prendre celuy de Juge quand il vous
plaira : mais non pas vous despoüiller jamais de celuy de maistresse, que
non pas la gageure ny la feinte, mais vos perfections & mon affection
vous ont si justement acquis sur mon ame. Je vous ay desja dit, reprit la
bergere, que je trouve bon que vous parliez de ceste sorte, jusques à ce que
ceste feinte soit achevée : mais enfin quand voulez vous que nous sortions
de ceste affaire tous trois ? car il me semble qu’il a tantost assez
continué, & que le terme des trois Lunes est presque doublé : Quant à
moy, dit Silvandre, je n’avanceray ny ne recule ray le temps qu’il vous plaira, estant tres-asseuré,
que quoy qui en arrive, je ne changeray point de condition : Ne parlons
jamais, dit Diane, de l’avenir sinon avec doute, puis qu’il n’y a que les
Dieux qui le puissent sçavoir, & dites moy Silvandre, voulez vous que
nous employons ceste apresdinée à terminer ce different ? Il me semble que
la commodité y est bonne, & l’assistance telle que nous la sçaurions
desirer. Silvandre qui craignoit, quelque mine qu’il fit, l’humeur de Diane,
& qui sçavoit bien qu’il ne falloit plus esperer de vivre avec elle de
ceste sorte quand ceste feinte seroit ostée, demeura un peu surpris, &
ne respondit pas si tost à la bergere, qu’elle ne cogneust bien la peine en
laquelle il estoit, & cela ne faisoit que l’asseurer d’avantage de la
verité de son affection. Et toutefois feignant comme de coustume, Vous ne
respondez point berger, dit-elle, voulez vous que nous prenions ceste
commodité, ou bien que nous retardions jusques à demain, que nous serons
dans nostre hameau ? Voyez comme je suis Juge traictable, je m’en remets à
vostre volonté : Mon Juge, dit alors Silvandre en sousriant, avant que je
vous responde, passons quelques articles entre nous, promettez moy que
vostre jugement ne me sera point desavantageux, & que la chose du monde
qui m’est la plus aggreable, ne me sera point deffenduë, & avant que de
partir de ce lieu, je veux bien recevoir vostre jugement : Mon jugement, dit
froidement Diane, sera juste : Et quant à la deffence que vous craignez, si
vous me faictes entendre de quoy vous voulez parler, je vous y respondray : Silvandre
alors prenant un visage plus posé : Je ne suis jamais entré en doute, mon
Juge, luy dit-il, que vous ne fussiez tres-juste : mais n’avez vous pas ouy
dire que la justice extreme est une extreme injustice ? Et parce que je vous
vois desirer une explication sur ma seconde requeste, je suis d’opinion, ma
maistresse, continua-t’il en sousriant, que nous remettions ceste affaire à
une autre fois, afin que j’aye un peu plus de temps pour mieux instruire mon
juge.
A ce mot, ils furent interrompus par Adamas, qui convia Daphnide & le
reste de la compagnie d’aller au promenoir, puis que la chaleur du jour
estant abbatuë, l’on auroit plus de plaisir dehors que dedans la maison : Et
parce que la plus grande partie estoit bien ayse de prendre un peu d’air,
& que la beauté du lieu les y convioit, toute la trouppe s’y achemina,
les uns chantant, & les autres discourant de ce qui leur estoit le plus
aggreable.
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LE
SIXIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Ce Chevalier qui avoit esté trouvé aupres du Temple d’Astrée ayant pris le
mesme chemin que Paris avoit faict, se trouva bien tost sur le pont de la
Bouteresse, & peu apres sur le haut de la plaine qui découvre le
chasteau & la grande ville de Marcilly. D’abord le pays luy sembla
tres-agreable : car d’un costé il voyoit les fertiles montagnes de Cousant,
qui descendant par de petites colines jusques dans la plaine, monstroient
toute leur crouppe enrichie de vigno- bles, & le plus haut de grand bois de haute
fustaye, qui sembloient avoir esté posez la par la sage Nature pour leur
servir de cheveux : La plaine apres s’alloit estendant jusques à
Mont-brison, & suivant tousjours ces delectables colines s’eslargissoit
du costé de Surieu, de Mont-rond, & de Feurs, avec tant de petits
ruisseaux & de divers estangs, que la veuë ainsi diversifiée en estoit
beaucoup plus plaisante : & parce que le chemin qu’il avoit pris le
conduisoit à Marcilly, y ayant la teste tournée, ce fut aussi le premier
lieu où il jetta les yeux. Ce chasteau relevé sur la pointe d’un rocher,
& qui se faisoit voir de fort loing, remit incontinent en sa mémoire le
lieu où la premiere fois il avoit veu Madonthe : car sa grandeur, ses tours,
& la somptuosité du bastiment avoit beaucoup de ressemblance avec le
lieu où elle souloit demeurer. Ce souvenir luy remit devant les yeux les
agreables journées qu’il avoit passées aupres d’elle, & les extrémes
ennuis qui l’avoient accompagné depuis sa disgrace : Et parce que ceste
comparaison ne se pouvoit faire sans apporter un grand trouble en son ame,
ce pauvre Chevalier fut enfin contraint de mettre pied à terre au premier
ombrage qu’il rencontra, où laissant son cheval entre les mains de son
Escuyer, il s’alla estendre sous un arbre, & haussant les yeux aux Ciel
demeuroit de sorte ravy en ceste pensée, qu’il ne voyoit ny n’oyoit chose
quelconque qui se fit autour de luy. L’Escuyer qui aymoit passionnément son
maistre, & qui ressentoit jusques en l’ame, la miserable façon de vivre
de ce Cheva- lier, maudissoit en
son cœur & l’Amour & celle qui en estoit la cause : & de fortune
au mesme temps qu’il despitoit le plus, & contre l’un & contre
l’autre, il ouyt une voix qu’apres avoit escoutée quelque temps, il cogneut
estre d’un Chevalier qui se plaignoit & de l’ingratitude & de
l’inconstance d’une Dame : & parce qu’il jugea que ceste excuse seroit
bonne pour retirer son maistre de ces importunes & fascheuses pensées :
Seigneur, luy dit-il, oyez je vous supplie ce que chante ce Chevalier qui
est aupres de vous : Et que veux tu, luy respondit-il, que je me soucie des
affaires d’autruy ; ne te semble-t’il pas que je sois assez chargé des
miennes ? Celles d’autruy, repliqua l’Escuyer, nous soulagent quand nous
nous en sçavons bien servir : A ce mot, ils ouyrent que le Chevalier qui
estoit aupres d’eux chantoit ces vers.
STANCES,
En se plaignant de sa Dame, il les
blasme toutes.
I.
Elle a changé mon feu, la volage qu’elle est,
Pour
une moindre flame,
Pour faire voir à tous qu’elle est femme en
effet,
Et que c’est qu’une femme.
II.
Mais devois-je pretendre en cet esprit leger
Amour
moins passagere ?
Car puis qu’elle estoit femme, il falloit bien
juger
Qu’elle seroit legere.
III.
L’Onde est moins agitée, & moins leger le vent :
Moins volage la flame,
Moins prompt est le penser que l’on va
concevant,
Que le cœur d’une femme.
IIII.
Ah je ne me plains pas de me voir offencer,
Ny
qu’elle se retire :
Mais qu’estant une femme, il faloit bien
penser
Qu’encore elle estoit pire.
V.
Dieux ! quel fut le peché que l’homme avoit commis,
Quand on fit la Pandore ?
Pour certain il fut grand, puis que ses
ennemis
Vous faictes qu’il adore.
VI.
Nostre fier ennemy, ce sexe avec raison,
O Dieux ! se
peut bien dire,
Si nous faisant languir & mourir en
prison,
Il ne faict que s’en rire.
VII.
Il se mocque de voir, que l’homme qui se dit
Avoir
tant de courage,
Languissant en prison, n’a le
cœur ny l’esprit
De sortir du servage.
VIII.
Il se mocque de voir que l’homme qui çà bas,
Par
raison est le maistre,
Ayme mieux vainement l’adorer, que non
pas
Estre ce qu’il doit estre.
IX.
Cruelle engeance, helas ! le Ciel pour nostre ennuy
T’a de beauté pourveuë,
Puisque tu ne t’en sers qu’au mal-heur de
celuy
Qui peu sage t’a veuë.
Le Chevalier oyant blasmer de ceste sorte contre raison toutes les femmes,
pour la faute que quelqu’une pouvoit avoir commise, fut grandement offencé
contre celuy qui parloit si indiscretement : & luy semblant que de la
souffrir sans vengeance, & de laisser ces bla[s]phemes impunis, c’estoit
commettre une grande faute contre la belle Madonthe, à l’heure mesme il eust
mis la main à l’espée pour l’en faire desdire, & crier mercy des
injurieuses paroles qu’il avoit proferées, n’eust esté qu’il pensa estre
plus à propos de luy donner occasion de le rechercher du combat : Parce,
disoit-il, que s’il a du courage, il ressentira l’offence, & en voudra
avoir raison, & s’il n’en a point, il me seroit trop honteux de la
combatre. En ceste resolution le Chevalier se releva, & se tournant du
costé de ce Chevalier, apres avoir quelque temps pensé à ce qu’il de- voit dire, haussant la voix le
plus qu’il peust, & prononçant le plus distinctement qu’il lui estoit
possible, il se mist à chanter tels vers :
STANCES,
Que sçachant le changement de sa
Dame, il devoit ou
mourir, ou
guerir de despit.
I.
Toy qui d’une beauté regretes l’inconstance ;
Et qui
de son erreur vas les autres blasmant :
Sois avec moins d’amour ou
moins de sentiment,
Et de l’oubly te sers, ou de la patience.
II.
Oublie ou ses beautez, ou mesprise l’outrage,
Si ton
cœur y consent, il est desja guery ;
Et s’il en faict refus, tu
doibs estre marry
De ton mal beaucoup moins que du peu de
courage.
III.
Tu ne fus onc blessé que d’une esgratigneure :
Car
deslors qu’on te dit son cruel changement,
Si vrayement tu
l’aymois, devois-tu pas Amant,
Ou guerir du despit, ou mourir de
l’injure ?
IIII.
De l’Amour offencé ne chercher la vengeance,
C’est
estre par ses loix complice du forfaict :
Et qui s’estonnera si cét
Amour t’a faict
Partager à la peine aussi bien qu’à
l’offense ?
V.
Cesse donc une fois, cesse donc de te plaindre,
Soit
pour jamais ton feu dans le despit estaint,
Si tu plains
toutesfois, plains toy de t’estre plaint,
Et d’evanter ton feu
quand il le faut esteindre.
Ces vers furent chantez si haut & si clairement que celui qui en avoit
esté cause les ayant bien entendus, ne peut croire qu’ils n’eussent esté
dits contre luy ; & parce que c’estoit l’un des plus audacieux
Chevaliers de toute la contrée, il en conceut un si grand despit, que sans
attendre plus longuement se laçant le heaume, car il estoit armé de tout le
reste, il s’en vint à travers les arbres où il avoit ouy la voix : L’autre,
qui attendoit de voir quel ressentiment il feroit de ceste responce :
soudain qu’il l’ouyt venir, prit aussi son habillement de teste, &
s’appuyant sur son Gesse l’attendit, resolu s’il ne se ressentoit de ces
paroles, d’y en adjouster de telles, qu’il luy peust donner subject de venir
au combat : mais l’arrogance de celuy contre lequel il avoit affaire, estoit
telle qu’il ne falloit pas beaucoup de peine pour le faire venir aux mains,
tant pour la confiance qu’il avoit en sa force & en son adresse, que
pour estre neveu de Polemas, l’authorité duquel estoit tellement accreuë
depuis le depart de Clidamant & de Lindamor, qu’il luy restoit fort peu
pour se rendre Seigneur absolu des Segusiens. Ce Chevalier s’appelloit
Argantée, surpassant de sa taille la commune hauteur de ceux du païs, &
tellement bien proportionné de tout le reste du corps, qu’il estoit aisé à juger qu’il estoit de grande
force, & de grand courage. Il avoit recherché fort long temps une des
Nymphes de Galathée, & qu’il fut vray ou non, tant y a qu’il s’estoit
figuré d’estre aymé d’elle : elle se nommoit Silere, tres-belle &
tres-bien aparentée : mais lors qu’il voulut la presser de quelque
tesmoignage de bonne volonté, & qu’elle refusa de luy en donner, suivant
son humeur outrecuidée, il voulut user d’une certaine authorité sur elle,
qu’elle ne peut trouver bonne, & choisit plustost de rompre entierement
d’amitié avec luy, que de supporter plus long temps son arrogance. Luy qui
se vid tout à coup trompé de son esperance, entra en si grande colere contre
elle, qu’il en conceut une haine incroyable contre toutes les femmes, &
depuis ce temps ne cessa d’en dire tous les maux qu’il se pouvoit
imaginer.
Argantée donc suivant sa coustume, s’approchant plein d’arrogance du
Chevalier, sans le salüer & sans faire action de civilité : Est-ce pour
moy, luy dit-il, Chevalier ce que tu viens de chanter ? L’estranger qui
n’estoit guere endurant de son naturel, & desja fort mal satisfait de
luy : Fay luy, dit-il, tout ainsi que si c’estoit pour toy : Je voy bien,
adjousta Argantée, & à tes armes, & à ton langage que tu es
estranger : car si tu me cognoissois, tu parlerois d’une autre sorte : Mais
puis que cela est, ou monte à cheval, ou mets la main aux armes comme tu es,
& je te feray cognoistre ta folie & ta temerité. Il ne faut point,
dit l’estranger, perdre le temps, & pour ce tout à pied que nous sommes, nous aurons bien tost
vuidé nostre different, & je m’asseure que tu avoüeras, que je te
cognois mieux que tu ne me cognois pas. A ce mot il se jette dans le grand
chemin, où ayant donné son gesse à son Escuyer & pris son escu, il mit
l’espée en la main, & l’attendit d’une façon si asseurée, qu’Argantée
jugea bien qu’il devoit estre gentil Chevalier.
Lors qu’ils estoient prests à commencer leur combat, ils ouyrent un grand
bruit de chevaux & de chariots, qui venoient de Marcilly droit vers eux,
cela convia Damon de dire, qu’il luy sembloit plus à propos de se rejetter
dans le bois, & laisser passer ceste troupe, de peur d’estre
interrompus. Mais Argantée qui se doutoit bien que c’estoit Galathée, ou
Amasis, & qui estoit bien ayse de faire ostentation de sa force & de
son adresse : Non, non, dit-il, Chevalier, il ne faut jamais se cacher que
pour mal faire ; en ceste contrée l’on n’est point empesché de faire les
actions bonnes & genereuses : & pource ne perdons point le temps
comme tu dis, si ce n’est que le cœur te manque à soustenir & demesler
ta querelle. Ma querelle, dit-il, est si juste, que quand en toute autre
occasion je n’aurois point de courage, j’en prendrois pour celle-cy, non
seulement contre toy, mais contre tous les hommes du monde : Mais si comme
tu dis, il se faut cacher pour les mauvaises actions, je ne sçay où tu
pourrois trouver un lieu assez retiré pour toy qui soustiens une chose si
fausse & tant indigne de l’ordre de Chevalerie que l’on t’a donné, puis que tu blasmes les Dames,
que tout Chevalier est obligé de maintenir, de servir & de deffendre ?
Eh mon amy, respondit Argantée en se mocquant, & depuis quand, laissant
l’estat de Chevalier, es-tu devenu harangueur sur les grands chemins ? C’est
avec celle-cy, dit-il, luy monstrant son espée, que j’ay accoustumé de
haranguer, & si tu as le courage, tu verras si je ne sçay pas mieux
faire que tu ne sçay bien dire.
A ce mot il s’avance l’espée haute, & l’estranger le va rencontrer
couvert de son escu, & plein d’un si grand despit, pour les reproches
qu’il luy avoit faites, qu’il sembloit que le feu lui sortoit des yeux :
& là ils commencerent l’un des plus furieux combats qui se peut voir
entre deux Chevaliers. A peine s’estoient ils donnez les premiers coups, que
toute la troupe qu’ils avoient ouy venir, arriva sur le mesme lieu : &
parce que le combat se faisoit au milieu du chemin, & que tous
recogneurent Argantée, ils s’arresterent pour voir quelle en seroit l’issuë.
Galathée qui estoit celle qui alloit dans ces chariots avec ses Nymphes,
hayssoit comme aussi toutes les autres Dames, l’arrogance d’Argantée, &
eussent bien voulu qu’elle eust esté chastiée par cét estranger : mais
d’autant qu’elles sçavoient la grande force qu’il avoit, elles craignoient
fort pour le Chevalier incogneu, encores que sa belle presence, & le
commencement du combat donnast une fort bonne opinion de luy ; & parce
que Galathée vid Polemas aupres de son chariot, elle l’appella, & luy
demanda, qui estoit celuy qui
combatoit contre Argantée, & quel estoit le subject de leur querelle,
& qu’il seroit peut-estre bien à propos de les separer. A quoy il
respondit, que ce seroit leur faire tort, que de leur empécher de finir leur
differend, puis qu’ils combatoient sans supercherie, & que pour sçavoir
qui estoit le Chevalier, & d’où venoit leur querelle, il ne voyoit là
personne qui le sçeust dire, que cét Escuyer estranger. Polemas fit cette
responce, parce qu’il croyoit qu’asseurément Argantée seroit vainqueur, ne
se pouvant persuader que l’estranger fust tel, qu’il peust luy faire
resistance : & il estoit bien aise que Galathée vit la force &
l’adresse de ceux qui estoient à luy. Elle suivant la curiosité des Dames,
& desireuse de cognoistre cét estranger, fit appeler l’Escuyer, auquel
elle demanda qui estoit le Chevalier estranger, & d’où venoit leur
querelle ? Le subjet de leur combat, respondit-il, Madame, est fort juste du
costé de mon Maistre, car oyant que cét autre Chevalier disoit mal des
femmes, il ne l’a peu endurer, luy semblant que c’est contrevenir à l’ordre
de Chevalerie. Quant à vous dire quel il est, je suis bien marry qu’il me
soit deffendu : mais je m’asseure qu’aussi-tost qu’il aura finy le combat,
s’il vous plaist, Madame, de le sçavoir, il a trop de courtoisie pour ne
vous obeyr. Polemas sousrit l’oyant parler de cette sorte, & comme par
mocquerie luy dict, Tu as raison Escuyer mon amy, de dire que Madame le
sçaura apres le combat, car si l’on veut mettre son Epitaphe sur son
tombeau, il faudra que tu nous le die : Seigneur Chevalier, luy respondit-
il, si mon maistre n’estoit
sorty d’entreprise plus dangereuse que celle-cy, il ne seroit pas venu de si
loing qu’il a faict : & à ce mot se retira au lieu où il souloit
estre.
Durant tous ces discours, les Chevaliers avoient continué si furieusement
leur combat, & Damon avoit tant de desir d’en venir à bout avec de
l’honneur, qu’il n’y avoit celuy des assistans qui ne l’estimast pour un
tresbon Chevalier, & mesme Galathée & ses Nymphes, aux yeux
desquelles se lisoient leurs contentemens, quand Damon avoit quelque
avantage, ce que elles ne vouloient point dissimuler, encores que Polemas
s’en prist garde, puis que c’estoit pour leur sujet que ce combat se
faisoit.
Il y avoit desja plus d’une demie heure qu’ils avoient commencé, & leurs
armes estoient en plusieurs lieux rompuës & descloüées lors que Argantée
se ressentit un peu las, & commença de n’aller plus si legerement, ny de
frapper de si grands coups : au contraire, Damon sembloit non seulement de
se maintenir tousjours aussi frais, mais de redoubler & sa force &
sa legereté, ce qui estonna grandement Polemas, mais plus encores Argantée,
qui en son cœur estima beaucoup plus son ennemy qu’il n’avoit faict : mais
peu apres que l’espée de l’Estranger atteignoit presque à tous les coups sur
la chair, on vit entierement affoiblir Argantée, fust pour la perte du sang,
fust pour les incommoditez des blesseures qui estoient grandes. Alors
Polemas se repentoit à bon escient de n’avoir empesché ce combat, & eust
bien voulu que quel- que bon demon
eust inspiré Galathée pour l’interrompre. Elle qui jugea bien le desplaisir
qu’il en ressentoit, encores qu’elle ne l’aymast point, voulut toutefois luy
donner cette satisfaction, pour le respect du service qu’il faisoit à sa
mere : Et ne jugeant pas qu’elle peust mieux separer ces Chevaliers, que de
les en prier elle mesme, elle mit pied à terre, & avec une grande
quantité de ses Nymphes, s’approcha des combatans, à l’heure qu’Argantée ne
se pouvant plus soustenir estoit tombé sur un genoil, & sembloit qu’à la
veuë de ces belles Nymphes, il s’estoit mis expres à genoux pour leur
demander pardon du mal qu’il avoit dict des femmes : mais parce qu’il sembla
à Polemas que Galathée alloit trop lentement, & que son neveu qui
tomboit desja, seroit du tout des-honoré s’il retardoit d’avantage : il fit
signe à quelques-uns des siens, qui soudain à course de cheval allerent pour
heurter Damon, qui ne se doutant de cette supercherie, n’y eust point pris
garde sans le cry de Galathée & des Nymphes, auquel tournant la teste,
il vid venir sept ou huict Chevaliers l’espée en la main qui le menaçoient.
Tout ce qu’il peut faire fut de se reculer vers son Escuyer, & gauchir
au hurt des chevaux le mieux qu’il put : mais sa disposition fut tres-grande
& admirée de tous, puis que sortant de ce long combat où il avoit bien
eu le loisir de se lasser, aussi tost que ces Chevaliers furent passez,
& que son Escuyer luy presenta son cheval, il sauta dans la selle sans
mettre le pied à l’estrieu : Aussi ne luy falloit-il pas moins de diligence
pour se garantir de l’ou- trage
qu’ils luy vouloient faire : car à peine avoit-il pris & ajusté la bride
de son cheval, qu’il les eut tous sur les bras, quelque deffence que
Galathée leur sçeust faire, qui se trouva bien empeschée avec ses Nymphes
parmy tous ces chevaux. Quant à Polemas, il feignoit de ne point voir cette
confusion estant aupres d’Argantée, où il faisoit l’empesché à commander
qu’on le mit à cheval pour le faire promptement emporter. Cependant les
Chevaliers assaillirent de sorte l’Estranger, qu’encores qu’en deux coups il
en mit deux hors de combat, si est-ce qu’il ne peut si bien faire qu’il ne
fust un peu blessé à l’espaule, & que son cheval ne luy fust tué de
plusieurs coups qu’ils luy donnerent dans les flancs. L’estranger qui le
sentit deffaillir soubs luy, se demeslant des estrieux, sauta legerement en
terre, & ce qui luy servit de beaucoup, fut que les autres chevaux ne
vouloient point approcher du sien qui estoit mort : toutesfois il luy estoit
impossible de se sauver à la longue, sans le secours inesperé qui luy
survint.
La Nymphe qui voyoit faire un si grand outrage à ce Chevalier, ne pouvant le
supporter, crioit & menaçoit ceux de Polemas : mais l’un d’entre eux qui
les conduisoit, & à qui il avoit fait signe, sçachant bien la volonté de
son maistre, & faisant semblant de ne point ouyr Galathée, commandoit
tousjours qu’on tuast le Chevalier, lors que de fortune l’un des Lyons de la
fontaine de la Verité d’Amour cherchant à manger, s’en vint parmy ces
chevaux : il estoit si grand &
si espouvantable, que tous les chevaux lors qu’il vint à passer parmy eux,
en prirent une si grande frayeur, qu’il n’y eut ny Chevalier, ny Escuyer qui
peust estre maistre du sien : Au contraire ronflant de peur, & se
jettant dans les bois & à travers les hayes, les emporterent bien loing
de là sans s’arrester : mesmes celuy de Polemas & de l’Escuyer de
l’estranger prenant le frain aux dents, s’en allerent jusques dans la ville
de Boën, sans que ny ponts, ny passages estroits les en peussent empescher ;
ceux qui estoient attelez aux chariots en eurent une si grande frayeur,
qu’en despit des cochers ils se mirent en fuitte, & ne s’arresterent
qu’à plus d’une lieuë de là, sinon ceux qui verserent, lesquels encores ils
trainerent tous versez de telle furie qu’ils les mirent presque du tout en
pieces, & les roüages & attelages des autres furent si mal traittez,
qu’il leur fut impossible de les r’amener de ce jour-là. Quant à Argantée,
on l’avoit mis à cheval, mais il luy fut impossible de s’y pouvoir tenir
dessus, ayant esté abandonné de tous ceux qui le tenoient, de sorte qu’aux
premiers eslans que le cheval fit, il tomba à terre si malheureusement pour
luy qu’il se tordit le col ; ainsi finit le plus glorieux & arrogant
Chevalier de toute la contrée : & son cheval de fortune venant de
frayeur heurter l’estranger, il se donna sans qu’il y pensast de l’espée
dans le corps, & alla tomber mort auprez de son maistre. La Nymphe loüa
Dieu de ceste rencontre, car elle sçavoit bien que ce Lyon ne luy feroit
point de mal, estant enchanté de telle sorte qu’il ne pouvoit offencer personne, sinon ceux qui
vouloient espreuver l’avanture. Et toutefois peu apres elle ne fut pas sans
crainte, car le Lyon qui n’estoit venu que pour chercher à vivre, voyant le
cheval mort de l’estranger, se jetta dessus pour s’en saouler : Mais le
Chevalier qui en avoit receu tant de bons services, pensa que ce seroit
ingratitude, ou faute de courage, de le laisser devorer sans le deffendre :
Il s’avança donc l’espée haute pour le frapper, ce que voyant la Nymphe,
& craignant que le Lyon ne se mit en furie, & n’offençast ce
Chevalier, elle se mit à crier, & à le supplier de ne le point frapper :
mais luy qui en toute façon ne vouloit souffrir ceste indignité, ne laissa
de marcher droit au Lyon, & parce qu’il avoit le dos tourné, il ne le
voulut frapper par derriere, mais le huant le fist tourner de son costé. Le
furieux animal se voyant menacer avec l’espée qu’il tenoit haute, fit un
saut à costé, comme s’il eust voulu aller vers ces belles Nymphes : ce que
craignant le Chevalier, il ne fut guere moins prompt à courre entre deux, si
bien que le Lyon qui se le trouva encore au devant, fist un grand
rugissement, & battant de sa queuë le terrain, & roüant les yeux
ardens, faisoit semblant de luy vouloir sauter dessus, & sans
l’enchantement qui l’en empeschoit, il n’y a point de doubte qu’il l’eust
fait : mais cette force estant plus grande que la sienne, il fut contraint
de se destourner au petit pas & s’aller paistre du cheval d’Argantée,
duquel apres s’estre saoulé, il emporta une partie du reste suivant sa
coustume à l’autre Lyon, qui estoit
demeuré à la garde de la fontaine. Le Chevalier voyant que le Lyon alloit du
costé d’Argantée, craignant qu’il ne le voulust devorer, demeura tousjours
en garde aupres du corps, ne voulant souffrir qu’un si vaillant Chevalier
fut traitté de cette sorte. Mais lors qu’il le vit partir, il s’en retourna
vers les Nymphes, qui ayans veu faire de si genereuses actions à ce
Chevalier, l’estimoient toutes grandement : Il s’adressa d’abord à Galathée,
la jugeant pour telle qu’elle estoit, tant pour la Majesté qui estoit en
elle, que pour l’honneur que les autres luy portoient, & apres l’avoir
salüée, il la supplia luy vouloir pardonner l’incommodité qu’à son occasion
elle avoit receuë : Je suis bien marrie de la vostre, luy respondit-elle,
& bien en colere contre l’indiscretion de ceux qui vous ont assailly
tant inconsiderément & en ma presence : mais je vous promets, Seigneur
Chevalier, qu’outre le chastiment que vous leur avez donné, je les feray
punir comme ils meritent : Madame, respondit le Chevalier, je serois bien
marry que ceux qui sont en vostre service receussent quelque desplaisir pour
moy, je desire trop de les servir tous, & au contraire, je vous demande
leur grace, Madame, & vous supplie de ne me la point refuser : C’est à
vous, Seigneur Chevalier, dict-elle, à la leur donner, s’il vous plaist,
puis que c’est vous qu’ils ont offencé, & ces Dames & moy vous avons
trop d’obligation pour vous refuser ce que vous nous demanderez, nous ayant
si bien deffenduës de ce discourtois Chevalier, & voulu deffendre de ce
fu- rieux Lyon : mais nous
parlerons de cecy une autrefois, cependant il me semble que je vous ay veu
blessé à l’espaule, il faudroit pour le moins estancher le sang, attendant
que nous puissions estre en lieu où vous soyez pensé. Madame, respondit-il,
cette blesseure dont vous parlez est petite, & ce que vous dites que
j’ay fait est peu de chose au prix de ce que je dois, & que je desire de
faire pour vostre service : mais puis que tous ceux qui vous accompagnoient
sont escartez, commandez moy s’il vous plaist où vous voulez que je vous
conduise, afin que je vous laisse en lieu seur, car à ce que je vois ceste
contrée a des animaux trop dangereux pour marcher sans bonne garde. Galathée
alors se sousriant, Je vois bien, dit-elle, Seigneur Chevalier, que vous
estes estranger, puis que vous ne cognoissez pas ce Lyon, il faut que vous
sçachiez qu’il est enchanté, de sorte qu’il ne peut faire mal à personne,
sinon à qui veut espreuver l’avanture de la fontaine qu’il garde, & si
vous ne l’eussiez point effarouché, il n’eust pas seulement fait semblant de
nous voir. Malaysément, dit-il, eusse-je souffert devant mes yeux, qu’il
eust mangé ce pauvre cheval qui est mort pour moy, ny moins ce Chevalier,
qui encores qu’indiscret estoit toutesfois vaillant & courageux. Silvie
qui avoit passé derriere le Chevalier pour voir sa blesseure prit garde
qu’elle alloit tousjours saignant, qui fut cause qu’elle dit à Galathée,
Prenez garde, Madame, que vous discours ne soient trop longs pour ce
Chevalier, car il perd beaucoup de sang : Alors elles s’approche- rent toutes de luy, & presque
par force, apres luy avoir détaché le brassal gauche, luy banderent sa playe
qui n’estoit pas grande avec leurs mouchoirs, & luy firent une escharpe
pour luy soulager le bras avec leurs voiles, & apres luy remirent le
brassal comme il souloit estre : Alors Galathée fut d’avis, puis que l’on ne
voyoit point revenir leurs chariots de s’en aller au petit pas à
Mont-verdun, où elles les pourroient attendre avec commodité, se doutant
avec raison qu’ils se fussent rompus dans quelques precipices : Et parce que
le chemin estoit court & fort beau, toutes les Nymphes apreuverent ce
qu’elle avoit proposé, & ainsi le Chevalier la prist d’un costé sous les
bras, & Silvie de l’autre pour l’ayder à marcher : toutes les autres la
suivoient sans parler d’autre chose que de la valeur & du merite de
l’estranger ; les uns loüoient son combat, les autres blasmoient l’outrage
qu’on luy avoit voulu faire, quelques-unes admiroient son asseurance, &
quelques autres ne pouvoient assez estimer la deffence qu’il avoit faite
pour son cheval mort, & celle qu’il avoit voulu faire du corps
d’Argantée, mais toutes desiroient passionnément de sçavoir qui il estoit,
tant la valeur a cela de propre qu’elle s’aquiert une merveilleuse faveur
parmy les Dames.
Il n’avoit point encores haussé sa visiere, & marchoit sans faire
semblant de l[e] vouloir faire, lors que Silvie voyant la curiosité de
toutes ses compagnes. Il me semble, dit-elle, Madame, que nous avons trop
d’obligation à ce brave Chevalier pour demeurer plus long temps sans cognoistre & son visage &
son nom, si vous nous le permettez, nous esprouverons sa courtoisie comme
nous avons desja veu sa valeur, aussi bien marche-t’il avec trop
d’incommodité, ayant tousjours la visiere baissée, tout ainsi que s’il
estoit encore aux mains avec Argantée ; Le Chevalier sans attendre que
Galathée respondit. Pour mon visage, dit-il, Madame, il ne vous sera point
caché quand il vous plaira de le voir, mais pour mon nom, je vous supplie de
permettre que je le cele, aussi bien ne le cognoistriez vous pas. Galathée
respondit, Il faut gentil Chevalier que vous nous contentiez en tous les
deux, & vous n’en devez point faire de difficulté : car si vous voulez
vous celer, puis que vous dites que vostre nom est si incogneu, aussi bien
ne le cognoistrons nous point, & vous nous aurez satisfaites. Je voy
bien, Madame, respondit-il, qu’il est plus aysé de vaincre les Chevaliers
pour vaillans qu’ils soient, que de se deffendre des belles Dames. J’useray
donc de supplication, & des deux choses que vous me demandez, je
satisferay à l’une maintenant, & remettray s’il vous plaist l’autre
jusques à ce que nous soyons à Mont-verdun. Ce sera donc, adjousta Galathée,
avec condition que vous m’accorderez encores une chose que je vous
demanderay. Il n’y a rien, repliqua le Chevalier, que vous ne me puissiez
commander, & à quoy je ne satisfasse de tout mon pouvoir. Et à ce mot
haussant la visiere de son heaulme, il parut fort beau, il estoit jeune,
& la peine du combat & l’eschauffement de la visiere abatuë à cause
de l’haleine, luy avoit donné une
si vive couleur, qu’on ne recognoissoit point en son visage la tristesse
qu’il avoit dans l’ame, & cela fut cause qu’elles le trouverent toutes
si beau, qu’elles desirerent avec plus d’impatience de sçavoir qui il
estoit, & n’eust esté qu’ils virent venir la vieille Cleontine avec une
bonne troupe de ses filles Druydes, & quelques Vacies & Eubages, il
est certain qu’elles ne luy eussent point donné de delay, & qu’il eust
fallu dire non seulement son nom, mais quelle fortune l’avoit conduit icy,
ce que Galathée ne luy cela pas : mais il respondit : Voyez vous, Madame,
comme l’on ne doit jamais desesperer de l’assistance du Ciel, & mesmes
quand on a la raison de son costé.
Cependant qu’ils parloient ainsi, la sage Cleontine se trouva si pres, que
Galathée s’avançant un peu, la receut en ses bras, & la tint quelque
temps embrassée, lui disant, Que vous semble ma mere de l’equipage avec
lequel nous vous venons trouver ? Je pense que malaysément eussiez vous creu
que je vous fusse venu voir de ceste sorte. Je ne croiray jamais, Madame dit
Cleontine, que vous preniez la peine de venir vers moy, car lors que vous
aurez affaire de mon service, vous me commanderez de vous aller trouver :
mais je sçay bien aussi que vous honorez assez nostre grand Thautates, pour
venir visiter avec plus d’humilité encores le sainct lieu, où il luy plaist
de rendre ses Oracles. J’avouë, dit Galathée, que mon dessein estoit bien de
venir icy, mais non pas à pied ny si tost : Voi- la, adjousta Cleontine, comme la bonté du grand Dieu
se recognoist tousjours d’avantage, faisant naistre sans que nous y
contribuyons rien du nostre bien souvent des occasions pour luy rendre de
plus grands devoirs que nous n’avions pas desseigné, afin d’avoir plus de
subject de nous faire de nouvelles graces. A ce mot Galathée s’avança pour
salüer les vierges Druydes ; & puis continuant le chemin de Mont-verdun,
& ne voyant point Celidée parmy les autres, elle lui demanda où elle
l’avoit laissée ? Madame, luy dit-elle, il ne fut jamais un plus heureux
mariage que celuy de Tamire & d’elle, & je ne croy pas que ceux qui
les verront ensemble ne prennent envie de se marier : Et qu’est il, adjousta
la Nymphe, de Calidon, & comment vit-il avec elle ? O Madame ! respondit
Cleontine, il est entierement guery du mal qu’elle luy avoit faict, il n’a
plus d’autres pensées que d’espouser Astrée : Comment, reprit la Nymphe,
Calidon veut espouser Astrée, & elle le veut-elle bien ? & qui
est-ce qui traite ce mariage ? C’est, dit elle, Phocion oncle d’Astrée,
& Thamire, qui voudroit bien luy voir des enfans, puis qu’il n’en peut
point avoir de son costé. Mais je croy que difficilement ce mariage se
fera : car Astrée en est tant esloignée, qu’il y aura bien de la peine à l’y
faire consentir : Et pourquoy, dit Galathée, ayme-t’elle quelque autre
berger ? Nous n’oyons point dire, reprit Cleontine, qu’elle en ayme
maintenant, mais elle ne s’est pas peu empescher apres la mort de Celadon,
de declarer l’amitié qu’elle luy portoit, & mesme depuis quelque temps, luy faisant dresser un vain
tombeau. Et qu’est il devenu ce berger duquel vous parlez, dit la Nymphe ?
Je croy, Madame, respondit Cleontine, qu’il y a sept ou huict Lunes qu’il se
noya ; Et pourquoy, dit la Nymphe, luy fit-on ce vain tombeau ? Parce,
Madame, dit Cleontine, que nos plus sçavans Sarronides & Druydes nous
font entendre que l’esprit de celuy qui meurt va errant plusieurs siecles,
quand les survivans ne rendent pas ces devoirs de la supulture : Et d’autant
que l’on n’a jamais peu trouver le corps de Celadon, on luy a dressé ce vain
tombeau duquel je vous parle : Comment, reprit Galathée, lors qu’il se noya,
le corps aussi se perdit, & depuis l’on ne l’a jamais retrouvé ? Jamais,
Madame, dit Cleontine, l’on n’en a peu sçavoir nouvelle, & s’il ne faut
pas croire que tous les bergers d’alentour, n’y ayent usé de toute la
diligence qu’il estoit possible : car il n’y eut jamais berger en ceste
contrée mieux aymé, aussi veritablement il le meritoit, & s’il eust eu
le bonheur d’estre cogneu de vous, Madame, je m’asseure que vous en eussiez
faict le mesme jugement. Et à ce que je puis sçavoir, il y avoit fort
long-temps que ce berger servoit Astrée : mais si discretement que personne
ne s’en estoit aperceu : & cela d’autant moins qu’il y avoit fort peu
d’apparence qu’il y deust avoir de l’amour entre-eux, à cause de l’inimitié
qu’il y avoit de long-temps entre leurs peres. Et d’autant que l’amour qui
est couvert est beaucoup plus violente, il y a de l’apparence que la leur la
devoit estre, tant pour ce
subject que pour le merite du berger & de la bergere : car je vous puis
bien dire, madame, avec toute verité, que je ne vis jamais rien de plus beau
ny de plus accomply que ceste fille : Or Phocion qui est son oncle, &
qui comme son plus proche parent en a le soing, veut maintenant la marier à
Calidon, il est veritablement bien gentil berger : mais il y a tant de
difference de luy à Celadon, qu’il n’y a pas apparence que la bergere y
puisse consentir en ayant encores la memoire si fraische : Et toutesfois
Calidon ne laisse de l’esperer, & se tient le plus pres d’elle qu’il luy
est possible : Quant à Thamire, il vit le plus heureux & contant du
monde, & dict que les blesseures du visage de Celidée estant des
tesmoignages de sa vertu, la luy rendent si belle & si aymable, qu’il ne
sçait s’il doit desirer qu’elle fust autrement, & en ce contentement il
est si satisfait qu’il ne la peut esloigner d’un pas : je suis bien marrie
qu’elle ne soit icy pour avoir l’honneur, toute laide & deffigurée
qu’elle est, de vous faire la reverence, Mais Astrée, Diane, Philis, &
les autres bergeres des hameaux voisins sont cause qu’elle n’y est pas,
l’ayant depuis hyer conviée d’aller de compagnie visiter la fille d’Adamas,
qui ne fait que de revenir d’entre les vierges Druydes des Carnutes, &
que l’on tient pour l’une des plus belles filles & des plus discrettes
de toute la contrée : Peut-estre, dit Galathée, reviendra-telle ce soir,
& nous pourrons bien la voir encores : Je le voudrois, respondit
Cleontine, mais j’ay grande peur que Thamire qui l’y a accompagnée ne soit cause du retardement : car
pour peu qu’il soit tard, il ne la laissera pas mettre en chemin, ayant trop
de soing de sa santé : outre que j’ay sçeu que la venerable Crysante vouloit
aussi estre de la partie, & qu’elles la sont allé prendre à Bonlieu,
pour toutes ensemble faire ceste visite.
Ainsi alloit discourant Cleontine, & sans en faire semblant, Galathée
apprenoit des nouvelles de Celadon, de l’amour duquel elle ne se pouvoit
deffaire, bien estonnée toutefois de ce que l’on ne sçavoit qu’il estoit
devenu. Et lors repensant en soy-mesme que ce berger n’estant point en ceste
contrée, elle avoit accusé à tort Leonide, elle fit dessein de la r’appeller
aupres d’elle, & pour cét effect se resolut de passer chez Adamas, tant
pour l’amener avec elle, que pour l’esperance qu’elle avoit d’y rencontrer
ceste Astrée, de laquelle elle avoit tant ouy parler, afin de juger si sa
beauté estoit telle, qu’elle peust convier Celadon de mespriser si fort la
sienne. Et en ces pensées elle ne peut s’empescher de souspirer assez haut ;
dequoy Cleontine s’appercevant : Que veut dire cela, Madame, luy
demanda-t’elle, je vous oy souspirer, avez vous quelque chose qui vous
fasche ? Galathée qui ne la vouloit pas pour secretaire de ses pensées, luy
respondit, Je souspire ma mere, parce que je suis en peine de Clidamant,
vous sçavez le lieu où il est, & s’il n’y a pas occasion de craindre
pour luy : Plusieurs jours sont passez qu’Amasis ny moy n’en avons point de
nouvelles, & depuis quelque temps les Vacies nous advertissent que la
plus-part des victimes lors qu’ils viennent à visiter les entrailles, se trouvent deffaillantes aux plus
nobles parties ; De plus, j’ay eu tout plein de songes fascheux : Je vous
asseure que toutes ces choses me tiennent en peine, & ma mere qui est
encores plus aprehensive que je ne suis pas, a trouvé bon que nous fissions
des sacrifices, & que je vinsse consulter cét Oracle, où je pensois
venir au retour de Bon-lieu, où j’allois faire faire quelque sacrifice aux
Dieux infernaux au lieu d’elle, qui avoit ce dessein ce matin, mais qui
depuis empeschée de quelques affaires qui luy sont survenuës, m’a commandé
d’y aller en sa place. Madame, respondit alors la sage Cleontine, nostre
grand Thautates est si bon, que quand nos erreurs le convient à nous
chastier, il fait ce qu’il peut pour nous en advertir, afin que la crainte
du mal futur nous fasse tourner vers luy, & qu’avec sacrifices,
supplications, & amendemens, nous appaisions son ire, & nous
divertissions les chastimens preparez en de nouvelles graces. C’est
pourquoy, Madame, il ne faut pas mespriser ces advertissemens : car lors que
cela advient, il appesantist d’autant plus sa main sur nous, que nous avons
eu peu de soing de ses advis. Qu’Amasis & vous preniez donc bien garde à
ces demonstrations, puis qu’il faut croire qu’asseurément elles ne sont
point faites sans raison : & repassez devant vos yeux vos actions, &
s’il y en a quelqu’une que vous puissiez juger n’estre pas bonne,
reprouvez-la vous mesme, sans attendre que Thautates le fasse un peu plus
sensiblement : Apres considerez ce qui se fait en vostre maison, & s’il
y est offencé en quelque chose,
reformez-la en sorte que cela ne se commette plus : Enfin jettez l’œil sur
toute la contrée, & avec diligence vous informez des abus qui s’y
commettent, pour chastier ceux qui en sont les autheurs, car l’Estat où le
vice demeure impuny, & la vertu sans loyer, est bien tost desolé.
Sçachez, Madame, que le Prince & son Estat ne font qu’un corps, duquel
le Prince est la teste, & comme tout le mal que le corps ressent luy
vient de la teste, de mesme tout le mal que souffre la teste luy procede du
corps, Je veux dire aussi que comme Thautates chastie le peuple pour les
fautes que commet le Prince, de mesme il punit le Prince, pour celles que
son peuple commet. Voila, Madame, le conseil que je vous puis donner, &
lequel je ne vous ay peu taire, pour le deub de la vacation que je fais.
Galathée remercia avec beaucoup de courtoisie la sage Cleontine, & luy
promit de non seulement penser souvent à ses prudentes remonstrances, mais
de les representer encores à Amasis, afin de les ensuivre. Et apres elle
adjousta, que l’accident qui venoit de luy arriver la troubloit beaucoup :
car outre la mort d’Argantée, l’insolence de Polemas en sa presence luy
estoit si desplaisante, qu’elle en estoit blessée bien avant dans l’ame.
Madame, luy respondit Cleontine, il faut bien souvent excuser les premiers
mouvemens, car ils ne sont pas en nostre puissance : & si nous ne
supportons entre nous les deffauts de l’humanité, comment voulons nous que
Thautates les nous supporte ? Mais, dit Galathée, contre un estranger, & qui avoit
raison, & puis en ma presence ? Croyez, ma mere, que c’est une hardiesse
qui procede d’autre chose que de courage, & que cela me fait juger qu’il
se tient pour si puissant, qu’il pourroit bien encores entreprendre quelque
chose de pire. A la verité, dit Cleontine, quand le sujet perd ce naturel
respect qu’il doit à son seigneur, ou il le faict par faute de jugement, ou
pour se sentir si puissant qu’il n’en craint point l’indignation, &
c’est à quoy il faut bien prendre garde.
Avec de semblables discours elles arriverent en la maison de la sage
Cleontine, où Galathée entra, tant pour se reposer, que pour faire penser
l’estranger, auquel toutes ces Nymphes ne pouvoient faire assez d’honneur
& de demonstration de bonne volonté. Et mesme Silere, qui en un autre
saison eust eu moins agreable sa victoire lors qu’Argantée n’estoit point
sorty avec elle des termes de la discretion : mais depuis que son amour
s’estoit changée en mesdisance, elle luy avoit pris une haine si grande,
qu’elle eut bien le courage de le voir mort sans luy donner une seule larme,
tant l’injure presente efface aisément les services passez.
Le Chevalier fut incontinent desarmé & visité par les Mires, qui ne luy
trouverent que la seule blesseure de l’espaule, qui estoit encores si petite
qu’ils n’en firent point de cas : seulement ils luy conseillerent de
demeurer au lict ce jour là à cause du sang qu’il avoit perdu, tant par les
chemins que durant le combat. Galathée qui desiroit avant que de partir de
ce lieu de faire faire le sacrifice
qu’elle avoit resolu pour consulter l’Oracle, envoya querir des taureaux
& autres choses necessaires pour le lendemain matin, puis qu’alors il
estoit trop tard, & mesme que le Chevalier estranger la supplia qu’il
peust en mesme temps consulter l’Oracle, & joindre ensemble leurs
sacrifices, elle le permit pour le gratifier en cela, encores que ce ne fust
pas bien la coustume, & cependant envoya de tous costez pour faire venir
ses chariots, & faire chercher l’Escuyer du Chevalier incogneu.
Apres qu’ils eurent disné, & que chacun estoit attendant des nouvelles de
ceux qui s’estoient escartez, Galathée s’estant assise au chevet du lict du
Chevalier, voyant qu’il y avoit un grand silence dans la chambre, elle luy
dict ; Il me semble, Seigneur Chevalier, qu’encores que nous vous ayons
toutes beaucoup d’obligations du combat que vous avez fait contre
l’outrecuidé Argantée en nostre faveur ; toutefois vous nous estes encores
obligé de quelque chose : car lors que nous vous avons prié de hausser
vostre visiere, nous vous avons ensemble supplié de nous dire vostre nom,
& quelle fortune vous a conduit en ceste contrée, vous avez bien
satisfait à l’une de nos requestes en vous laissant voir : mais l’arrivée de
la sage Cleontine vous a empesché de satisfaire à l’autre partie de nostre
demande ; & toutefois si vostre combat nous avoit faictes desireuses de
voir vostre visage, vous devez croire que la veuë que vous nous en avez
permise nous a augmenté l’envie d’entendre qui vous estes, afin de sçavoir à
qui nous avons tant d’o-
bligation, & quel subject vous a faict venir icy pour vous y servir, si
nous en avons le moyen : Maintenant que nous sommes de loisir, & qu’il
ne faut craindre que le parler puisse nuire à vostre blesseure, nous vous
redemandons l’accomplissement de cette debte. Je n’avois jamais ouy dire,
Madame, respondit le Chevalier en sousriant, que demander quelque chose à
une personne l’obligeast de la donner. Sortez en cela d’erreur, repliqua la
Nymphe, car il faut que vous sçachiez, Seigneur Chevalier, que c’est un
particulier privilege des Dames de cette contrée, & vous sçavez bien que
l’on est obligé aux loix du pays où l’on se trouve. Il est vray, Madame,
dict-il, mais la difficulté que j’en fais n’est point sans raison, ne me
pouvant imaginer que ce vous soit chose agreable d’ouyr la miserable fortune
du plus desastré Chevalier qui vive, si toutesfois on doit appeller vivre,
de trainer ses jours entre toutes les infortunes & les miseres qu’un
homme puisse jamais rencontrer. Vous ne devez pour cela faire difficulté,
luy dit Galathée, de nous dire vos desplaisirs, à nous, dis-je, qui ne
desirons que de vous servir. Madame, interrompit il, s’ils estoient
contagieux, vous auriez bien occasion de les craindre. Non, non, Seigneur
Chevalier, reprit-elle, chacun porte son fardeau, & je m’asseure qu’en
toute cette compagnie, il n’y a celuy qui ne pense en avoir le plus grand,
ne laissez donc de nous descouvrir vostre blesseure, quelquefois quand on la
dict, on rencontre des personnes qui donnent des remedes inesperez. Ce ne
sera jamais l’espe- rance des
remedes de guerison, repliqua-t’il, qui me fera monstrer la mienne, sçachant
bien que mon seul remede est en la mort : mais seulement pour vous obeyr,
& pour satisfaire à la curiosité de ces belles Dames. Et lors se
relevant un peu sur le lict, il reprit de ceste sorte :
SUITTE
De l’Histoire de Damon & de
Madonte.
Je penserois avoir une grande occasion de me douloir de la fortune, qui m’a
si cruellement & si continuellement poursuivy depuis le jour de ma
naissance, ou pour le moins depuis que je me sçay cognoistre, si je ne
considerois que ceux qui s’en plaignent sont plus cruels envers le grand
Thautates qu’ils ne sont envers les hommes, puis que nous laissons bien à
chacun la libre disposition de ce qui est sien, & nous ne voulons pas
qu’il puisse à son gré disposer de nous comme si tout l’Univers, & tous
les hommes particulierement n’estoient pas siens, & faits de ses mains :
Ceste consideration m’a lié bien souvent la langue, lors qu’en l’excez de
mes douleurs j’ay voulu murmurer contre ceste fortune, qui ne semble avoir
puissance que de me mal faire, tant & si longuement elle m’a travaillé,
& toutesfois si en la
violence du mal il peust estre permis de jetter quelque souspir, non pas
pour se douloir, mais seulement pour tesmoignage que l’on le ressent, ne
vous estonnez point, Madame, je vous supplie, si en la suite de ce discours
vous me voyez quelquesfois contraint de souspirer par le souvenir de tant
d’infortunes ; & croyez que si ce n’estoit vostre expres commandement je
n’aurois garde de vous raconter ma miserable vie, & dont le souvenir ne
me peut apporter qu’un rangregement de mes peines.
Sçachez donc, Madame, que je suis d’Aquitaine, eslevé par le Roy Thorrismond,
l’un des plus grands Roys qui ait commandé sur les Vissigots, Prince si bon
& si juste qu’il se faisoit aymer de ses peuples comme s’ils eussent
esté Vissigots. Ce Roy se pleut à relever sa Cour pardessus tous les autres
des Roys ses voisins, fust par les armes, fust par la gentillesse &
civilité de ceux qui demeuroient pres de sa personne : De sorte que nous
estions une bonne troupe de jeunes enfans, qui fusmes nourris pres de luy
aussi soigneusement que si nous eussions esté les siens propres. De ceste
mesme volée fut Alcidon, Cleomer, Celidas, & plusieurs autres, qui tous
sont reüssis tres-accomplis Chevaliers : Je fus donc nourry parmy eux, &
puis dire que ceste nourriture est la seule apparence de bonne fortune que
j’aye recogneu en toute ma vie : Mon pere qui s’appelloit Beliante, &
qui par sa vertu s’estoit acquis une grande authorité prez de Thierry, &
telle qu’il fut grand Comte de son
Escuyer[ie], me laissa orphelin que j’estois encores au berceau, commençant
la fortune dès ce temps-là la persecution que depuis elle a tousjours
continuée : car ne voulant pas que je me prevalusse du credit que mon pere
s’estoit acquis, elle me l’osta que j’estois encores au tetin, & ma mere
bien tost apres, craignant comme je crois que le bien que ceste ennemie
fortune leur avoit fait, si j’eusse esté en un aage capable de le sçavoir
conserver, ne fut demeuré entre mes mains, aymant mieux, la cruelle qu’elle
estoit, me donner occasion de porter le dueil dans le berceau, & avec
mes langes mesme. Au sortir de mon enfance, je tournay les yeux sur une
belle Dame, le nom de laquelle je desirerois fort de taire aussi bien que le
mien, pour ne point descouvrir entierement mon mal. Non, non, interrompit
Galathée, il faut que nous sçachions & son nom & le vostre, comme la
chose que nous desirons le plus : Je vous diray donc, dit-il, que je
m’appelle Damon, & elle Madonthe : Comment ? reprit incontinent la
Nymphe, ce Damon qui a servy Madonthe fille de ce grand Capitaine Aquitanien
nommé Armorant, qui fut tué en la bataille d’Attila sur le corps du vaillant
Roy Thierry, & que Leontidas avoit prise pour la faire espouser à son
Nepveu ? Vous estes ce Damon qui poussé de jalousie se batit contre
Thersandre, fort peu de temps avant la mort de Thorrismond. Je suis,
respondit froidement le Chevalier, ce mesme Damon duquel vous parlez, c’est
à dire, le plus infortuné Chevalier qui vive, & qui ait jamais vescu : Vous m’estonnez infiniment,
dit-elle, car il y a long temps que chacun vous tient pour estre mort :
& de fait vostre Escuyer n’apporta-t’il pas un mouchoir plein de vostre
sang à vostre maistresse, ou plustost à la meschante Leriane, pour
tesmoignage de vostre mort ? Il est vray, respondit le berger avec un grand
souspir, mais la fortune qui ne me vouloit pas tenir quitte à si bon marché,
ordonna que je vivrois pour avoir encor un peu plus de loisir de me faire du
mal : Vrayement, dit la Nymphe, il y en a plusieurs de bien trompez, car
l’opinion de vostre mort est telle par toutes ces contrées, que l’on ne
tient rien de plus certain : Et je me souviens que quand la nouvelle en vint
icy, & que l’on racontoit vos Amours, vostre jalousie, & vostre
mort, plusieurs vous plaignoient, non seulement pour vous estre perdu pour
un si mauvais subject, mais encores pour n’avoir point vescu un peu
d’avantage, pour voir la vengeance que l’on prit peu apres de la cauteleuse
& malicieuse Leriane, leur semblant à tous que vostre fidelité &
vostre affection meritoient bien que vous partissiez de ceste vie, pour le
moins avec la satisfaction de sçavoir l’innocence de la pauvre Madonthe.
Mais comment est-il possible que vous soyez sauvé, & que je vous voye
maintenant icy ? Madame, respondit le Chevalier, puis que vous sçavez toutes
ces choses aussi bien que moy, je veux dire tout ce qui m’est advenu jusques
au combat de Thersandre, & à l’opinion de ma mort, je ne m’amuseray donc
point d’avantage à les vous redire,
& seulement puis qu’il vous plaist me le commander, je vous raconteray
ce qui s’est passé depuis, ce qui me fera passer sous silence une grande
partie de ce que j’avois à vous dire, & abreger par ainsi une grande
partie de mes cruelles peines.
Il est certain que je sortis du combat que j’avois eu contre Thersandre
blessé en divers lieux, mais entre les autres, j’avois deux tres-grandes
playes qui me donnoient esperance d’en mourir, ne voulant plus vivre, puis
que celle pour qui seule la vie m’estoit chere, m’avoit si cruellement
trahy. En ce dessein je prenois les chemins plus escartez, pensant que le
sang venant à me deffaillir, à la fin j’acheverois ceste malheureuse vie :
Et avec ceste resolution, lors que je me sentis deffaillir, je commanday à
Halladin mon Escuyer, de porter à Madonte la bague que j’avois ostée à
Thersandre, & à Leriane ce mouchoir plein de sang : L’un pour monstrer à
celle que j’aymois, qu’elle avoit eu tort de preferer à moy une personne qui
le meritoit moins : & l’autre, pour saouler s’il se pouvoit la cruauté
de Leriane : Je cogneus bien par la response qu’il me fit, que si par
deffaillance je demeurois entre ses mains, il me porteroit en lieu où il me
feroit guerir par de soigneux remedes en despit que j’en eusse : Ceste
cognoissance fut cause que me sentant deffaillir, je m’efforçay de gaigner
la riviere de la Garonne, & de fortune en un lieu où la rive estoit si
haute, & de tant en tant si pleine de poinctes des rochers qui
s’avançoient, que je creus asseurément que me laissant aller en bas, je serois en pieces avant que
je puisse donner dans l’eau : mais mon fidele Escuyer qui n’ostoit jamais
l’œil de dessus moy, recogneut mon dessein à mes yeux comme je croy, qui
demonstroient l’horreur de la mort prochaine, & pour m’en empescher
s’avança pour me retenir. Voyez, Madame, que c’est qu’un homme desja resolu
de mourir, de peur que j’eus qu’il ne me retint, je fis un si grand effort
pour me jetter promptement en bas, que mon saut fut tel, que je ne touchay
point les poinctes avancées des rochers, tant j’allay avant dans le fleuve :
Ainsi la fortune se plaist à se servir pour un contraire effect des choses
que nous faisons à autre dessein : car l’extreme desir que j’avois de
mourir, se peut dire avoir esté cause de m’empescher de mourir. Mon Escuyer
cria & courut bien promptement à moy, mais ce fut en vain, car encores
qu’il me prit par un bout de ma juppe, le bransle que je m’estois donné fut
si grand, que ne me voulant point lascher, je l’emportay avec moy dans le
precipice, & ce fut bien un miracle comme il ne se froissa contre ces
rochers, car ne s’estant pas eslancé comme moy, il tomba parmy ces pointes,
que je pense les Dieux l’avoir voulu sauver tant inesperément, pour
apprendre aux autres qu’ils n’abandonnent jamais ceux qui se jettent dans
les perils pour secourir leurs maistres. Il tomba donc dans le fleuve sans
rien rencontrer, mais si estourdy de la hauteur de sa cheutte, & du
danger où il estoit, que sans prendre garde à ce que je devenois, il ne
pensa plus qu’à sortir du fleuve,
ce qu’il fit quelque temps apres avec beaucoup de peine, & ayant tant
avalé d’eau qu’il estoit à moictié noyé. Quant à moy n’ayant ny la force, ny
la volonté de me sauver, je fus incontinent englouty de l’onde, où je perdis
à mesme temps toute sorte de cognoissance : mais parce que ce fleuve est
grandement impetueux, aussi tost que le courant m’eut pris, il m’emporta à
plus d’une demye lieuë de là, tantost dessus & tantost dessous l’eau :
& sans doute je ne me fusse point arresté, que je ne fusse entré dans la
Mer, sans quelques Pescheurs qui de fortune alloient par la riviere avec
leurs petits bateaux : Ils me virent de loin, & ne pouvants au
commencement juger ce que c’estoit, le desir de gain les convia de se
separer, l’un d’un costé, & l’autre de l’autre, pour ne me point
faillir : mais quand je fus un peu plus prés, ils recogneurent que c’estoit
une personne, & lors outre l’asseurance du gain, esmeus de charitable
compassion, ils me jetterent ainsi que je passois aupres d’eux certains
crochets attachez à une longue corde, qui de fortune se prirent dans mes
habits, & puis me retirant peu à peu me joignirent à leur petit bateau,
me conduisirent au bord, & m’estendirent sur le sable, où m’ayant
despoüillé, ils virent les grandes blesseures que j’avois, & qui
paroissoient encores toutes fraisches. Ils furent à la verité bien
estonnez : mais plus encores quand foüillants dans mes poches ils me
trouverent quantité d’argent, & aux doigts trois ou quatre bagues de
valeur : il y en eut un d’entr’eux qui dit, Ce jour est nostre bon- heur, ou nostre malheur
entierement : car voicy dequoy nous faire riches pour le reste de nos
jours : mais si la justice en est advertie, & que nous n’en ayons rien
dit, l’on dira sans doubte que c’est nous qui l’avons tué : si nous le
disons toute ceste richesse nous sera ostée, & encore ne sçay-je si l’on
ne nous blasmera point d’en avoir recelé, par ainsi de quelque costé que
nous nous tournions il y a bien du peril pour nous. Tous furent en ceste
mesme doute, & ne sçavoient à quoy se resoudre, lors qu’un d’entr’eux
qui avoit un peu de resolution d’avantage : Freres, dit-il, enterrons-le
dans ce gravier le plus avant que nous pourrons, gardons pour nous le bien
que Tautates nous a envoyé sans en vouloir faire part à ceux qui sans doute
nous l’osteroient tout, nous sommes bien asseurez que nous ne sommes point
coulpables de ceste meschanceté, ne l’estans point, soyons encores plus
certains que Dieu ne delaisse jamais les innocens, c’est pourquoy partageons
entre tous quatre ce que nous avons trouvé, & si quelqu’un de la troupe
veut faire autrement, je suis resolu avec la part qui me viendra, de m’en
aller & passer à mon ayse le reste de ma vie. Soudain que celuy-cy eust
parlé de ceste sorte tous les autres l’approuverent, & soudain mirent la
main à l’œuvre. Avant toute chose, ils se mirent à faire la fosse pour
m’enterrer, & ne voulurent point partager ce qu’ils avoient trouvé
qu’elle ne fust faite, afin que chacun y travaillast de meilleure
volonté.
Cependant qu’ils se hastoient de la finir, il y eut un vieil Druyde, qui
voyant ces Pescheurs de loing, eut
opinion qu’ils partageoient leur pesche, & parce qu’il faisoit une vie
fort exemplaire , ne vivant que d’aumosnes , jeusnant presque tous les
jours, il estoit honoré & respecté de chacun : Ce bon vieillard en ses
jeunes ans avoit comme les autres suivy les folles apparences du monde :
mais ayant espreuvé combien les promesses en estoient menteuses, il s’estoit
retiré de la frequentation des hommes, au sommet d’un petit rocher, qui
estoit sur le bord de ce fleuve, & pour vaquer plus librement à la
contemplation, s’estoit entierement deffait de tous les biens qu’il avoit
eus de ses ancestres, action qui l’avoit rendu si estimable en toute ceste
contrée, qu’il estoit craint & redouté comme un vray amy de Tautates. Ce
Druyde donc voyant ces pescheurs ainsi le long du gravier, vint sur son
petit asne, leur demander quelque chose de leur pesche : ils estoient si
attentifs à leur ouvrage, qu’ils ne se prirent garde de luy qu’il ne fust
assez pres d’eux, pour recognoistre que c’estoit un corps despoüillé, &
non pas du poisson comme il avoit pensé. Je ne sçay lesquels ne furent plus
estonnez, ou eux de le voir si proche, qu’il estoit impossible de me cacher,
ou luy de se rencontrer à un meurtre : car il creut incontinent que
c’estoient eux qui m’avoient tué ; & cela d’autant plus que s’aprochant
d’avantage, il voyoit le sang encores tout vermeil, car de temps en temps il
en sortoit tousjours quelque goute : mais quand il fut arrivé, & qu’il
vid les blesseures toutes fraisches & toutes sanglantes, il commença de
les reprendre rude- ment, &
de les menacer du chastiment & de Dieu, & des hommes : Pensez-vous
mal-heureux que vous estes, leur dit-il, que quand vous cacheriez ce corps
dans le centre de la terre, la justice de Thautates ne le fasse pas
descouvrir à la veuë de tous ? Et pensez-vous que la vengeance que ce sang
crie devant son throsne ne vous atteigne en quelque lieu de l’Univers où
vous puissiez vous enfuyr ? Combien estes-vous insensez pour un miserable
gain qui vous trompe, d’avoir commis une si execrable meschanceté ? Eux qui
n’estoient pas meschans, comme ils monstrerent bien depuis, & portoient
un tres-grand respect à ce Druyde, se jetterent à genoux devant luy,
s’asseurants qu’ils estoient innocens de ce sang, luy raconterent comme ils
m’avoient retiré de l’eau, & quel estoit leur dessein, qu’il pouvoit
bien juger que les blesseures qu’il voyoit en ce corps ne pouvoient estre
faictes sans armes & qu’ils n’en avoient point, & que quand ils
l’avoient veu venir vers eux, s’ils eussent faict ceste meschanceté, ils
s’en fussent fuïs aysément, & passé de l’autre costé du fleuve pour se
sauver : mais qu’ils l’avoient expressément attendu pour leur justification,
en cas qu’à l’advenir l’on les en voulust accuser : ce bon-homme considerant
toutes ces raisons, commença de prendre opinion qu’ils disoient vray, &
pour le mieux recognoistre, se fit descendre & s’approcha de moy, &
voyant les blesseures si fraisches : Mais m’asseurez-vous, dit-il, que vous
estes innocens de ceste mort ? Nous vous le jurons, dirent-ils, par le Guy
sacré de l’an neuf. Vous estes
doublement punissables, si c’est vous qui l’ayez commis, continua-t’il, que
si vous ne l’avez pas fait, vous ferez bien d’en rechercher les homicides :
car sans doute ils ne doivent pas estre loing d’icy, & s’ils ne se
trouvent, il est dangereux que vous n’en soyez accusez : Et parce que je ne
voudrois que des innocens eussent du mal, ny que des malfaicteurs
demeurassent impunis : Dites moy, où sont les habits qu’il avoit quand vous
l’avez trouvé ? Eux alors, comme si desja ils eussent esté entre les mains
des Juges, sans plus se souvenir de la resolution qu’ils avoient faite, luy
representerent non seulement ce qu’il demandoit, mais aussi tout ce qu’ils
avoient trouvé ; fust de l’or ou des bagues. Alors le bon Druyde, Je croy
veritablement, dit-il, que vous estes innocens, puis que si librement vous
monstrez ces choses precieuses, & soyez certains que Dieu vous aydera,
soit en ceste occasion, soit en toute autre, tant que vous vivrez avec ceste
preud’hommie, & soudain se jettant à genoux & leur faisant signe
qu’ils en fissent de mesme. O grand Thautates ! s’escria-t’il, joignant les
mains en haut, & tenant les yeux contre le Ciel, qui as un soing
particulier des hommes, destourne de nostre chef la vengeance de ceste mort,
& vueille par ta bonté amender ceux qui l’ont commise. Et parce que mes
blesseures saignoient de moment à autre, il leur dict qu’il falloit me
laver, & finir le pitoyable office qu’ils avoient commencé pour me
mettre en terre, & qu’ils fussent asseurez que quoy que le soupçon fut
grand con- tre eux, toutesfois le
Dieu tout-puissant ne les delaisseroit point. Que quant à ce qu’ils avoient
trouvé sur moy, ils le gardassent fidellement sans le partager entre-eux,
affin de le rendre si les parens du mort le venoient recognoistre, que si
personne ne le demandoit, ils s’en pourroient servir comme d’un present que
le Ciel leur avoit voulu faire, à condition de me le rendre en l’autre vie.
A ce mot, il se baissa, pour encores que foible, s’ayder à me rendre ce
dernier & pitoyable office, & leur demanda une piece d’or, pour
selon la coustume me la mettre dans la bouche quand ils m’enterreroient. Ces
pauvres Pescheurs tres-aises d’avoir un si bon tesmoing de leur innocence,
firent incontinent tout ce qu’il leur avoit commandé : & le bon Druide
luy mesme me prit entre ses bras pour avoir part à cette bonne œuvre : mais
me tenant de cette sorte embrassé, il luy sembla que j’estois encores chaud,
cela fut cause qu’il me mit incontinent la main sur l’endroit du cœur, qu’il
sentit comme trembler. Courage, dit-il, mes enfans, je croy que ce Chevalier
aura encores assez de vie pour vous descharger de la calomnie qui vous
pourroit estre mise dessus : & que le grand Tautates vous aime, &
veut que les coulpables soient chastiez, car il est encores chaud, & je
sens que le cœur luy debat : & lors me laissant un peu aller la teste
contre bas, l’eau que j’avois dans le corps commença de sortir en abondance,
& le bon Druide prenant leurs mouschoirs, banda mes playes le mieux
qu’il peut, & leur commanda d’apporter leurs rames, pour m’en faire comme un brancart, pour m’emporter
plus doucement. Cependant qu’ils y travailloient tous, le bon Druide alla
chercher quelques herbes sur le rivage (car il en cognoissoit fort bien la
vertu) pour mettre dessus mes playes, & pour me redonner un peu de
vigueur : il ne tarda gueres à revenir, & les froissant entre deux
cailloux, m’en mit & dans les blesseures & sur le cœur, incontinent
le sang s’estanche, & peu apres elles me donnerent tant de force,
qu’estant un peu soulagé de l’eau que j’avois renduë, je commençay à
respirer, & le poux me revint, dont ils furent tous si aises, qu’apres
avoir remercié Thautates, Hesus, Tharamis, & Bellenus, ils me tournerent
habiller le plus doucement qu’ils peurent, & m’emporterent sur leurs
rames sans que je le sentisse, dans la Celule de cest homme de Dieu, &
me mirent dans un lict assez bon, où souloit quelquefois coucher l’un de ses
neveux, quand il le venoit visiter, car pour le sien, ce n’estoit qu’un
petit amas de fueilles seiches, sans autre artifice, ny plus grande
delicatesse.
Je demeuray tout le reste du jour sans ouvrir les yeux, & sans donner
autre signe de vie, que celuy du poulx & de la respiration. Le lendemain
sur la poincte du jour, j’ouvris les yeux, & ne fus de ma vie plus
estonné que de me voir en ce lieu, car je me souvenois bien du combat passé,
& de la resolution avec laquelle je m’estois jetté dans le fleuve : mais
je ne pouvois m’imaginer comment j’avois esté mis en ce lieu : je demeuray
longuement en ceste pensée, & cependant le jour s’alloit esclaircissant,
& la fenestre qui estoit mal
joincte & tournée du costé du Soleil Levant, aussi-tost qu’il commença
de paroistre, laissa entrer assez de clarté en ce lieu, pour me faire voir
comme il estoit fait, & cela me donnoit encore plus d’esbahissement :
car toute la chambre sembloit n’estre qu’un rocher cavé, dont la voûte assez
mal polie s’entr’ouvroit selon les vaines de la pierre : le Lyerre, qui,
ainsi que je vis depuis, servoit de couverture à cette grotte, entroit par
les ouvertures de la fenestre & de la porte, & grimpant par le
dedans comme par le dehors, sembloit y estre mis expres pour servir de
tapisserie : Et parce que je voyois estendu dans le lict toutes ces choses,
je voulus m’efforcer de me relever un peu pour les mieux considerer : mais
il me fut impossible, tant pour la foiblesse, que pour la douleur de mes
blesseures. Estant donc contraint de demeurer en l’estat où l’on m’avoit
mis, je commençay de taster de la main où je sentois de la douleur, &
trouvant les bandages & les choses qu’on m’y avoit appliquées, je
demeuray encores plus estonné : Alors ne pouvant m’imaginer comme toutes ces
choses m’estoient advenuës, je m’allois ressouvenant des choses que les
estrangers nous racontent, des Nimphes des eaux, & des Deesses qui
demeurent dans les fleuves, me condamnant presque d’incredulité, de ce
qu’autrefois je m’en estois mocqué, & qu’il estoit impossible que cette
habitation ne fust une des leurs : mais comme l’esprit vole incessamment
d’un penser en un autre, & que c’est l’ordinaire que ceux qui nous
plaisent ou nous desplaisent le plus, sont ceux qui nous reviennent le plus souvent en la
memoire, je me ramentus la cause de mes desplaisirs, & l’ingratitude de
Madonte : Souvenir qui me toucha si vivement le cœur, qu’il m’arracha un
assez grand souspir, pour estre ouy du bon Druide qui estoit assis à la
porte, attendant qu’il fust heure de me venir voir : soudain qu’il m’ouyt,
il entra dans la chambre, & sans dire mot, apres m’avoir un peu
consideré, s’en alla ouvrir la fenestre pour mieux voir en quel estat
j’estois, & puis s’approchant de moy, me toucha le poulx, &
l’endroit du cœur, & me trouvant beaucoup amendé, monstra de s’en
resjouyr, & puis s’assiant dans une chaire qui estoit cavée dans le
rocher au chevet de mon lict, apres m’avoir quelque temps regardé, &
jugeant que l’estonnement estoit celuy qui m’empeschoit de parler, il me
tint un tel langage :
Mon enfant, autant que le grand Dieu a faict paroistre de vous aymer par
l’assistance inesperée qu’il vous a donnée, autant estes-vous obligé de le
remercier d’une si grande grace, & de vous rendre obeyssant à tout ce
qu’il vous commandera : car comme la recognoissance que nous avons des biens
que nous recevons de luy, arrache de ses mains de nouvelles graces, de mesme
la mescognoissance les rend avares par apres aux gratifications : &
liberales, ou plustost prodigues aux chastimens. Prenez donc garde à vous,
mon enfant, & voyez avec quelles paroles vous le remercierez, & avec
quels devoirs vous recognoistrez ce soing particulier qu’il a eu de vous : A
ce mot, il se teust pour ouyr ce
que je luy respondrois. Ce bon vieillard avoit la face venerable, l’œil
doux, la physionomie si bonne, & la parole si agreable, qu’il sembloit
que quelque Dieu parlast par sa bouche : toutesfois l’estonnement dont
j’estois saisi m’empescha pour quelque temps de luy pouvoir respondre : luy
qui craignoit que la foiblesse, ou la grandeur de mes playes m’empeschassent
de parler : Mon enfant, continua-t’il, si vous ne pouvez me respondre pour
quelque empeschement que vos blesseures ou quelque autre mal vous rapporte,
faites m’en signe, & vous verrez qu’avec l’aide de Dieu je vous en
soulageray : Alors reprenant un peu mes esprits, & pour obeyr à ce qu’il
vouloit de moy, je m’efforçay de luy respondre d’une voix assez abatuë
telles paroles : Mon pere, les blesseures du corps ne sont pas celles qui
m’ont mis en l’estat où vous me voyez : mais celles que j’ay en l’ame, qui
n’attendant autre guerison que celle que la mort a accoustumé de donner aux
plus miserables, m’ont fait resoudre de chercher la fin de ma vie dans le
creux d’une riviere, qui m’a esté tant impitoyable, qu’elle m’a refusé le
secours qu’elle ne nya jamais à personne : & ces choses sont celles dont
je me ressouviens encores : mais je n’ay point de memoire, & c’est ce
qui m’estonne, comment je suis hors du fleuve où je me jettay, & comment
je me treuve maintenant en ce lieu & en vostre presence. Mon enfant,
repliqua le Druyde, je voy bien que vostre faute & la grace que Tautates
vous a faite sont plus grandes encores que je ne pensois pas : car j’a- vois eu opinion que quelqu’un de
vos ennemis vous avoit traicté de la sorte que vous estes, & que le
grand Dieu vous en avoit voulu sauver : Mais à ce que je vois, c’est vous
mesme qui vous estes voulu procurer la mort, vous mettant en l’estat où vous
estes, faute si grande & si execrable devant Dieu & les hommes, que
je ne sçay comment il ne vous a chastié en son ire. Car si l’homicide d’un
frere & le parricide sont de grandes fautes, parce que le frere & le
pere nous sont proches, quel doit estre le meurtre de soy-mesme, puis que
nul ne nous peut estre si proche que nous nous sommes ? outre que c’est une
action vile & indigne d’un homme de courage : car celuy qui se tuë, ce
n’est que pour ne pouvoir souffrir les peines de la vie. Je serois trop
long, Madame, si je voulois redire icy toutes les remonstrances qu’il me
fit, & lesquelles il eust bien continuées d’avantage s’il n’eust esté
interrompu par les pescheurs, desquels je vous ay parlé, qui entrerent tout
à coup dans la chambre, conduisant avec eux un homme attaché de cordes, qu’à
la verité je ne cogneus pas d’abord, tant pour avoir l’esprit distrait
ailleurs, que pour estre à contre-jour, outre que son visage effroyé, &
ses habits mal en ordre le changeoient & desguisoient grandement.
D’abord qu’il me vit, il se voulut jetter à mes genoux : mais il ne peut,
parce qu’il estoit attaché. Enfin le regardant plus attentivement, &
oyant dire coup sur coup comme transporté, Ha ! mon maistre, Ah ! mon
maistre, je le recogneus pour Halladin mon Escuyer : Si je fus esbahy de le
voir en cest estat, vous le
pouvez penser, Madame, car je croyois qu’il fust noyé, l’ayant veu tomber
aussi bien que moy dans le fleuve : mais je le fus encores d’avantage lors
que j’ouys l’un de ces pescheurs, qui s’adressant au Druyde, luy asseura que
ç’avoit esté ce jeune homme qui m’avoit mis en l’estat où j’estois, &
que non content de m’avoir si mal traicté, il alloit encores cherchant le
corps pour le cacher, afin de mieux celer sa meschanceté. Le bon vieillard
vouloit parler, lors que l’interrompant, je leur dis : Non, non, mes amis,
vous vous trompez, il est innocent, cét Escuyer est à moy, & je n’en eus
jamais un meilleur ny un plus fidelle, laissez-le je vous supplie en
liberté, afin que j’aye le contentement de l’embrasser encores une fois. Ces
pauvres gens bien esbahis, voyans que je luy tendois les bras avec tant
d’affection, le laisserent venir à moy, & lors fondant toute en larmes,
il se jette en terre, baise mon lict, & demeure si transporté de joye,
qu’il ne pouvoit former une parole : mais quand il fut détaché je
l’embrassay aussi cherement que s’il eust esté mon frere : J’avois bien un
extreme desir de sçavoir s’il avoit fait le message que je luy avois
commandé, & par quel accident il m’avoit esté amené de ceste sorte :
mais je n’osay le faire, de peur de descouvrir ce que je voulois tenir
secret. Le Druyde qui estoit sage & discret le recogneut bien : car
incontinent apres feignant de se vouloir en querir en quelle sorte ils
avoient rencontré cét Escuyer, il sortit de la petite celule, & les
emmenant avec luy, nous laissa tous deux seuls.
Ma curiosité ne me permit pas de retarder d’avantage à luy demander s’il
avoit veu Madonthe, que c’est qu’elle & Leriane avoient dit & faict,
& comment il estoit tombé entre les mains de ces gens : Il me respondit
fort au long, qu’il avoit accomply les commandemens que je luy avois faicts,
sans y manquer en rien : que tous ceux qui avoient ouy ma mort, me
regrettoient grandement, & que s’il eust pensé de me trouver en vie, il
m’eust apporté la responce de ma lettre, qu’incontinent apres desireux de me
rendre le dernier service, il estoit venu chercher mon corps le long de la
riviere, afin de me donner sepulture, en dessein de se retirer apres si
loing de ces contrées, & des lieux habitez, qu’il n’ouyt jamais parler
de chose qu’il eut veue ; & ce matin suivant le cours de la riviere, il
avoit rencontré ces pescheurs, ausquels il s’estoit enquis de ce qu’il
alloit cherchant, & qu’eux apres l’avoir quelque temps consideré &
parlé ensemble assez bas, tout à coup s’estoient jettez sur luy, &
l’avoient lié de la sorte qu’il l’avoit veu ; pensant, à ce qu’ils luy
reprochoient, que ce fust luy qui m’avoit ainsi traité : que toutefois
quelque demande qu’ils luy eussent faicte, il n’avoit jamais voulu dire mon
nom, ny chose quelconque qui leur peust faire cognoistre qui j’estois. Mais,
continua-t’il, vous Seigneur, par quelle fortune estes vous venu en ce
lieu ? & quel est le Dieu qui vous a redonné la vie ? Et lors joignant
les mains, ensemble levant les yeux pleins de larmes au Ciel : Que
bien-heureux, dit-il, soit à jamais celuy duquel il s’est voulu servir pour
une si bonne œuvre. Halladin mon
amy, luy dis-je, je te remercie de ce que tu as fait pour moy, & de ta
bonne volonté, & je suis bien ayse que tu ne m’ayes point nommé : car je
ne veux plus que les hommes sçachent que je sois au monde : & quant à ce
que tu me demandes, par quel moyen je suis venu icy, il faut l’apprendre
d’autre que de moy, parce que j’en suis aussi ignorant que tu le sçaurois
estre : Et toutesfois je te diray bien, qu’encores que le Ciel m’ait
conservé la vie contre mon gré, je ne laisse de l’en remercier maintenant
que je puis sçavoir par toy des nouvelles de Madonthe. Madonthe que je
supplie Dieu de vouloir conserver, & à qui je souhaitte toute sorte de
bon heur, & de contentement. A Madonthe, dit-il incontinent, vous
souhaittez du contentement & du bon-heur. O Dieu, est-il possible que
vous soyez encores en ceste erreur ! Vous avez ce me semble fort peu de
subjet de faire ceste requeste pour elle, ny de vous en souvenir jamais,
sinon pour la detester, & pour chercher les moyens de vous venger
d’elle, de Leriane, & de Thersandre : mais, cela, si j’estois en vostre
place, je le ferois avec tant de volonté de leur desplaire, que je n’en
aurois jamais eu tant de faire service à ceste ingrate &
mescognoissante. Si tu estois en ma place, luy respondis-je soudain, tu
n’aurois pas la mauvaise pensée que tu as : car sois certain que si je
n’estois bien asseuré, que ces paroles procedent de l’affection que tu me
portes, je ne te verrois jamais de bon œil, tant elles sont contraires à mon
intention, & pource si tu veux estre aupres de moy jusques à la fin de mes jours (qui sera bien tost, si
elle vient aussi promptement que je la desire) je te deffends de me parler
jamais de ceste sorte, ny de proferer jamais ces paroles qui offencent sans
raison la personne du monde que j’ayme le mieux, & qui merite le plus
d’estre aymée & servie.
L’accident qui me survint m’empescha d’en dire d’avantage, pour l’extreme
foiblesse où je me trouvay, car je ne sçay si ce fust au commencement pour
la joye de voir Halladin, & apres pour la colere où il me mit par ses
paroles, mes playes recommencerent à saigner de telle sorte que je devins
froid & pasle, & presque sans poulx : Je le recogneus bien dés le
commencement, mais parce que je desirois de ne vivre plus, je n’en voulois
rien dire, & sans Halladin qui s’en prit garde, me voyant si fort
changer de couleur, il est certain qu’à ce coup j’eusse mis fin à mes
travaux, mais le fidelle Escuyer s’en courut incontinent vers le bon Druyde,
& l’en advertit. Luy qui durant nostre discours avoit preparé ce qu’il
me falloit pour me penser, & qui n’attendoit que le terme des vingt
quatre heures pour lever le premier appareil, entra soudain dans ma chambre,
& me trouvant tout en sang, jugea bien que quelque emotion
extraordinaire en avoit esté la cause : toutesfois sans en faire semblant
pour lors, apres m’avoir soigneusement pensé, & faict prendre quelque
boüillon, il ferma sa fenestre, & m’ordonna de reposer un peu, ce que la
foiblesse me contraignit de faire, car ceste seconde perte de sang m’avoit mis si bas, que je ne
pouvois remuer une main.
Cependant il tira à part Halladin, luy remit entre les mains tout ce qu’il
avoit retiré des pescheurs, & s’enquiert fort particulierement qui
j’estois, & quel accident m’avoit mis en l’estat où il m’avoit trouvé,
& là dessus il luy raconta tout ce que vous avez ouy, Madame, de la
sorte que j’avois esté sauvé : Mon Escuyer le remercia grandement de
l’assistance qu’il m’avoit renduë, & l’asseura fort, qu’il ne seroit
jamais marry de la peine qu’il y avoit prise, qu’il le conjuroit par le
grand Tautates de vouloir continuer, & qu’en cela il faisoit une si
bonne œuvre, que & Dieu & les hommes luy en sçauroient gré : Quant
au reste qu’il luy demandoit, c’estoit chose qu’il ne pouvoit sans ma
permission, parce que je le luy avois deffendu fort expressément : mais
qu’il s’asseurast que j’estois tel, que quand il le sçauroit, il ne
regretteroit point ny peine, ny le temps qu’il y auroit employé, ne pouvant
pour lors luy dire autre chose, sinon que j’estois des principaux des
Aquitaniens : Il est doncques Gaulois, luy repliqua-t’il, & non pas
Vissigot : Il est vray, respondit Halladin, mais pour la nourriture qu’il a
eu aupres du Roy des Vissigots, il est de sa maison : Il me suffit dit le
bon Druyde, je voulois seulement sçavoir quelle estoit la croyance qu’il a
du grand Dieu, parce que j’ay pris garde qu’il est grandement affligé, &
soyez asseuré que pour le guerir, il faut commencer sa cure par l’esprit qui
est offencé, n’y ayant pas grande apparence de luy guerir le corps, que la guerison de l’ame ne soit
bien avancée ; A la verité, mon pere, vous l’avez tresbien recogneu, reprit
l’Escuyer, car il est vray qu’il n’y eut jamais esprit occupé d’une si
profonde melancolie, que celuy de ce Chevalier : mais je ne croy pas qu’il y
ait que deux Medecins de ce mal. Et quels pensez vous qu’ils soient ?
adjousta le Druyde : L’un, dit l’Escuyer, est Dieu, qui peut tout faire,
& l’autre la mort, qui peut tout deffaire : Il faut donc reprit le bon
vieillard, que nous recourions à Dieu, & que nous le prions de le
vouloir guerir, & qu’il luy plaise se servir de nous pour ceste
guerison.
Depuis ce temps, le bon Druyde eut un si grand soing de moy, qu’il ne
m’abandonnoit que le moins qu’il pouvoit, & un jour qu’il luy sembla que
j’estois un peu mieux, il me representa tant de choses, & m’allegua tant
de raisons, que je cogneus enfin que rien ne nous advient que par
l’ordonnance de Dieu, lequel nous aymant mieux que nous ne sçaurions nous
aymer, il n’y a pas apparence que tout ce qu’il nous ordonne ne soit pour
nostre avantage, encores que quelquefois les medecines qu’il nous donne
soient ameres & difficiles à avaller. Soudain que j’eus ceste
cognoissance, je perdis la barbare resolution que j’avois de mourir, &
me remis & resignay de sorte entre les mains du grand Tautates, que je
commençay à trouver toute chose douce, puis que tout me venoit de ceste
souveraine bonté. Ceste resolution me profita de sorte, que bien tost apres
je fus hors de danger, & puis dans peu de jours tellement guery, qu’il n’y avoit rien qui
me retint de partir sinon la foiblesse : mais elle estoit bien si grande
pour l’extreme perte de sang que j’avois faite, qu’il fallut beaucoup de
temps pour me remettre, quelque soing que le bon vieillard, & Haladin
peussent avoir de moy.
Durant ce temps, n’y ayant rien qui m’occupast que mes pensées, je demeurois
le plus souvent hors de la petite celule, avec excuse de prendre de l’air
pour me renforcer : mais c’estoit seulement pour n’estre interrompu de
personne. Le bon vieillard vaquoit d’ordinaire à ses prieres &
contemplations : Et Halladin alloit dans les villes & bourgades voisines
chercher les viandes & les choses qui m’estoient necessaires : & moy
cependant j’estois sur le haut de ces rochers, tournant tousjours les yeux
& le cœur du costé où j’avois laissé Madonthe, je me souviens qu’en ce
temps-là je m’entretenois souvent avec ces vers :
STANCES.
Sur les contentemens perdus.
I.
Employer toutes ses pensées
A ne songer ny nuict ny
jour
Qu’aux choses qui se sont passées
Les premiers ans de nostre
Amour,
C’est le plaisir que mon tourment
Reçoit pour seul
allegement.
II.
Mais que sert, ô ma memoire !
De r’appeller
incessamment
Le ressouvenir de la gloire
De mon passé
contentement ?
Estre descheu d’un si grand heur,
Accroit à mon
mal sa grandeur.
III.
Je me souviens que dans vostre ame
Autrefois vous
n’aviez que moy,
Que nous bruslions de mesme flame,
Et ne
juriez que par ma foy :
Et que vostre plus grand plaisir
N’avoit pour but que mon desir.
IIII.
Je me souviens qu’en mon absence,
Trop & trop
heureux souvenir !
Vous n’aviez point de patience,
Sinon me
voyant revenir :
Et que cent & cent fois le jour
Vous
souspiriez pour mon retour.
V.
Une felicité passée,
Et qui ne peut plus
revenir,
Est le tourment de la pensée
Qui la veut encor’
retenir :
Parce que le bien espreuvé
Fasche plus en estant
privé.
Dés qu’il estoit jour, je sortois de ma petite cellule, & à petits pas
allois gagnant le haut de ce rocher escarpé, où me couchant sur la mousse je
repassois par la memoire toutes les choses qui jusques en ce temps là
m’estoient arrivées, sans oublier ny bon-heur ny malheur qui ne me donnast
un coup tres-sensible : car le mal passé me blessoit, comme present, &
le bon-heur que je n’avois plus, comme la perte d’un bien, que je pensois
m’estre ravy outrageusement. L’apres disnée, me retirant sous quelques
arbres qui n’estoient pas fort esloignez de la petite Celule, je considerois
l’estat miserable où la fortune m’avoit reduit, & mon mal, & le bien
d’autruy m’offençoient également, l’un par le propre ressentiment, &
l’autre par l’envie & la jalousie du contentement de ceux qui me
l’avoient ravy : Mais apres soupper, me promenant le long du fleuve,
j’allois considerant tous les desplaisirs qui me pouvoient advenir, &
combien il y avoit peu d’esperance d’y remedier. Et ainsi toute la journée estoit separée en
trois diverses considerations : Le matin des choses passées, apres le midy,
des presentes, & le soir des futures : & quelquefois ces dernieres
m’occupoient de sorte que j’y passois la plus grande partie de la nuict,
fust que j’y fusse convié par la solitude du lieu, ou par le silence de la
nuict, ou par le plaisir que mesme je prenois en mon desplaisir : Car,
Madame, la vie m’estoit bien si ennuyeuse en ce temps là, qu’il n’y avoit
rien que je sceusse desirer d’avantage que d’en voir la fin, & m’estant
resolu de ne point user du fer contre moy, je souhaitois que quelque chose
peust me rendre ce bon office, sans que l’on me peust accuser d’estre mon
propre homicide, & j’avois opinion que si l’ennuy s’alloit accroissant
comme il avoit fait depuis peu, il acheveroit bien tost ma vie infortunée,
& je me laissois emporter de telle sorte à ceste opinion, qu’il falloit
pour me faire revenir au logis, que le bon vieillard bien souvent me vint
querir, ou mon Escuyer.
Ceste vie m’estoit si agreable, que je fus plusieurs fois en volonté de
quitter & les armes & la fortune, & m’arrester le reste de mes
jours en ce lieu : & en ce dessein, j’en dis quelque chose à mon
Escuyer, le conseillant de se retirer avec les biens que la fortune m’avoit
donnez, desquels je luy ferois don, & me laisser en ce lieu mespriser
les faveurs de la fortune, qui m’avoit esté si contraire quand elle le
devoit estre le moins. Mais Halladin fondant tout en pleurs, ne me dit autre
chose, sinon que la mort seule l’esloigneroit de moy, &
qu’il ne vouloir point d’autre bien, que celuy de me servir. Et quelque
temps apres qu’il m’eut mis dans le lict, m’oyant souspirer, il s’approcha
de moy & me dit, voyant que je ne dormois point : Est-il possible
Seigneur, que vous vueillez vous perdre de cette sorte ? Ah ! mon amy, luy
dis-je, je ne seray jamais si perdu, que l’ennuy & le desplaisir ne me
trouve bien où que je sois. Mais se peut il faire, me respondit-il, que vous
vous soyez tellement oublié de vous-mesmes & de ce que vous souliez
estre, que vous ne vueillez seulement essayer de revenir au bon-heur que
vous avez perdu ? Halladin, luy dis-je en souspirant, c’est une grande
imprudence de tenter une chose que l’on sçait estre impossible. Et comment,
respondit-il, nommerez vous ce qui vous donne l’opinion, qu’il soit
impossible, ne l’ayant point essayé, & n’y ayant raison qui vous le
puisse persuader ? Quant à moy, continua-t’il, j’ay cette opinion de moy,
que tout ce qu’un Escuyer peut faire ne me sçauroit estre impossible, &
tiens encore pour plus asseuré, que tout ce qu’un Chevalier peut obtenir,
vous le pouvez encores, si vous le voulez. Qu’est-ce qui vous en peut
desesperer ? vous manque-t’il quelque chose, que la seule volonté ? Si ce
Thersandre, qui est cause de vostre malheur, eust eu ceste mesme
consideration, eust-il entrepris de vous oster Madonte ? Et pourquoy ? si
vous avez bien peu luy oster la vie, n’avez-vous & le pouvoir & la
fortune de r’avoir ce qui a desja esté à vous ? Croyez, Seigneur, que ce qui
a esté une fois, peut une autrefois
arriver, si l’on s’y estudie ? Ne sçay tu pas, luy dis-je, que Madonte
l’ayme ? Ne vous a t’elle pas aymé ? respondit-il : Mais, luy dis-je, elle
me veut mal. Et n’ay-je pas veu, respondit-il, qu’elle le mesprisoit plus
qu’il ne se peut dire, & le mespris est beaucoup plus esloigné de
l’amour que de la haine ? La haine, repris je, est bien plus esloignée de
l’amitié que le mespris. Il est vray, repliqua-t’il, mais c’est d’autant
qu’il y a grande difference de l’amour à l’amitié, car l’amour est plus
glorieux, & jamais ne se prend aux choses mesprisables, mais tousjours
aux plus rares, plus estimées & plus relevées. Et c’est ce qui me fait
juger, que si Madonte apres avoir tant méprisé Thersandre, est venu à
l’aymer, elle en peut bien faire autant de vous, contre qui il n’y a que de
la haine, n’y pouvant trouver lieu de mespris. Mon amy, luy repliquay-je,
l’amitié que tu me porte te fait parler ainsi à mon avantage. J’en parle,
dit-il, comme tous ceux qui sans passion en peuvent parler. Et bien, luy
dis-je, qu’est-ce enfin que tu voudrois que je fisse ? Mon affection seule,
me respondit-il, est celle qui me donne la hardiesse d’ouvrir la bouche en
cecy : & je vous supplie, Seigneur, de recevoir mes paroles, comme
venant de là. Et puis que vous me le commandez, je vous diray, que je
voudrois que vous reprinssiez la mesme sorte de vie que vous souliez faire,
afin d’essayer si par quelque rencontre vous ne pourriez point recouvrer le
bien qui vous a esté ravy, & la perte duquel vous afflige si
cruellement : Car de demeurer icy d’avantage, je ne voy pas qu’il vous en
puisse arriver que du mal : j’ay
tousjours ceste opinion que Madonte ne vous hait point, ou si elle vous
hait, qu’elle n’ayme pas tant Thersandre que vous pensez, ou si elle l’ayme,
que comme elle a changé desja une fois, elle en pourra changer une autre :
car j’ay ouy dire, que tout change en ce monde : Mais si cela advient, &
qu’elle croye que vous soyez mort, ce changement ne vous servira de rien, au
lieu que si elle vous voit, il est impossible que vos merites ne fassent
revivre encores ceste premiere bien-veillance. Seigneur, continua-t’il,
esteignez une chandelle, & la rapprochez un peu d’une autre qui soit
allumée, vous verrez qu’aussi tost que la fumée de la mesche estainte
donnera dans la flamme, elle se r’alumera avec une telle promptitude, qu’il
n’y a souffre où le feu se prenne si aisément. Le cœur qui a aymé est de
ceste sorte quand il est devant la personne aymée, au lieu que l’absence
n’oste pas seulement tout l’espoir de ce que je dis, mais de plus est la
ruine & la mort de l’amour la plus violente.
Et bien bien, luy dis-je, Halladin, nous y penserons, & nous verrons ce
que le Ciel nous conseillera : & me tournant de l’autre costé, je fis
semblant de vouloir reposer, & toutefois ce n’estoit que pour ne le
vouloir escouter davantage, puis qu’il me conseilloit contre l’humeur
solitaire en laquelle j’estois : Mais la lumiere estant esteinte, & ne
pouvant si tost m’endormir, je commençay de repenser à tous les discours
& à toutes les raisons d’Halladin, & les trouvant assez bonnes, je
fis presque resolution de partir de
ce lieu, y estant mesme convié par le puissant desir que j’avois de mourir,
car j’esperois que cherchant les adventures qui se rencontrent
ordinairement, j’en pourrois trouver quelqu’une qui me conduiroit au
trespas. Outre que je prevoyois qu’il estoit impossible de demeurer
longuement en ce lieu sans estre recognu, puis que sans doute ces pescheurs
ne pourroient se taire de ce qu’ils sçavoient de moy, & n’estant guere
esloigné du lieu où Torrismond se tenoit, mal-aisément pourrois-je m’y celer
plus long-temps.
Ces considerations, & quelques autres que je laisse à dire, pour ne vous
estre trop ennuyeux, par un si long discours, me firent prendre la
resolution qu’Halladin m’avoit conseillée, & dés qu’il fut jour, je le
reveillay, & luy dis, que je voulois suivre son advis, qu’il allast en
la plus proche ville acheter des chevaux & pour luy & pour moy,
& me faire avoir des armes : parce que je craignois, que si j’allois
desarmé, je fusse recogneu plus aysément ; Il partit incontinent le plus
aise du monde, de me voir en ceste volonté : & quoy qu’il usast de toute
la diligence qui luy fut possible, si demeura-t’il douze ou quinze jours,
pour faire faire les armes ainsi que je luy avois desseignées. Durant son
absence, je fus encore plus solitaire & particulier que je n’avois
jamais esté, & de telle sorte que le bon vieillard s’en estonnoit :
J’avouë qu’en ce temps là je disputay souvent en moy-mesme, si je devois
rompre & ma prison & mes fers, & que me representant les raisons
que la generosité peut mettre devant les yeux à un homme de courage,
je fus quelquefois esbranlé de les suivre : mais ce trop puissant Amour,
& qui n’a jamais trouvé personne qui luy ait peu resister, sinon en
fuyant, comme par despit, me chargeoit incontinent de nouvaux fers, &
renoüoit mes chaisnes par de nouveaux moyens, de telle sorte que je cogneus
bien qu’il n’y avoit point pour moy d’esperance de liberté. En ces
contrarietez, je fis des vers, desquels je me suis bien souvent consolé,
lors que de semblables pensées me sont revenuës devant les yeux : Ils sont
tels.
STANCES.
Irresolution d’Amour.
I.
Rompons-les, il est temps, toutes ces dures chaisnes
Qui nous serrent les mains, & sortons de prison,
Et que le
sentiment de nos injustes peines
Fasse ce que devroit avoir faict
la raison.
II.
Pour souffrir ses rigueurs, il faut estre insensible,
Ou trouver des Amants sans cœurs & sans esprits :
Car un homme d’esprit
n’entreprend l’impossible,
Et l’homme courageux ne souffre ces
mespris.
III.
C’est errer, si l’on peut avoir ce qu’on desire
Que
de s’en retirer pour crainte du trespas,
Si pour la contenter la
mort pouvoit suffire :
Nous nous y resoudrions, & ne la
fuyrions pas.
IIII.
Mais vieillir en servant, & languir dans
l’outrage,
Sans espoir d’obtenir qu’un mespris desdaigneux :
C’est monstrer qu’en effect nostre peu de courage,
Le pouvant
supporter, ne merite pas mieux.
V.
Laissons donc cét esprit qu’en aimant l’on offence,
Et de sa tyrannie enfin nous separons :
Que si l’on nous repren du
vice d’inconstance,
Aux loix de nostre honneur sagement
recourons.
VI.
Que le ressouvenir de ses rigueurs passées,
Ses
beautez & l’Amour arrache de mon sein :
Mais Dieu ! qu’il est
aisé d’avoir telles pensées :
Mais qu’il est malaisé d’en finir le
dessein.
VII.
Rompray-je donc mes nœuds & ma prison encore,
Pour ne poursuivre plus ce dessein ruyneux ?
Mais puis-je n’estre
point à celle que j’adore,
Et n’est-ce impieté que d’en rompre les
nœuds ?
VIII.
Tant de beautez qu’Amour pour soy-mesme souhaitte,
Tant de bon-heurs futurs, tant d’aymables appas :
Bref, la chose du
monde au monde plus parfaicte,
Estant devant mes yeux, ne
l’aymeray-je pas ?
IX.
Ou bien devant mes yeux souffriray-je au contraire
Qu’un autre l’idolatre, & qu’il s’en dise Amant ?
Et que faute
de cœur je ne l’ose pas faire :
Ou que faute d’Amour je flechisse
au tourment ?
X.
Que deviendroient, ô Dieux ! tant de cheres delices,
Et tant de doux plaisirs que nous nous desseignons ?
L’on nous
condamneroit ainsi que ses complices,
Si pour faute de cœur nous
nous en esloignons.
XI.
Il n’yra pas ainsi, j’ayme mieux qu’on raconte,
Que
je meurs sans flechir aux coups de sa rigueur,
Que si me voyant
vivre, on disoit à ma honte,
Il vit : mais il fust mort, s’il en
eust eu le cœur.
XII.
Qu’à son gré de mon bien la Fortune dispose :
Que mon
malheur s’accroisse, ou qu’il dure sans fin,
Si je ne puis flechir
le destin qui s’oppose,
Non plus me verra-t’on flechir à ce
destin.
XIII.
Je l’adoreray donc ceste beauté cruelle,
Et prendray
pour raison l’opiniastreté :
Il vaut mieux ne voir point,
que ne voir ceste belle,
Et la voyant n’aymer une telle
beauté.
XIIII.
Il semble que l’honneur ce dessein me deffende :
Et
que pour vivre en homme, il faut vivre autrement :
Si l’honneur le
deffend, Amour me le commande,
Vive en homme qui veut, je veux
vivre en Amant.
Les pescheurs, desquels je vous ay parlé, Madame, durant ce temps me venoient
voir fort souvent, tant pour sçavoir comme je me portois, que pour
recognoissance de l’argent que je leur avois donné pour leur peine : &
parce qu’ils portoient vendre leur poisson une fois la sepmaine dans la
ville où Torrismond demeuroit, ils me rapportoient tousjours quelques
nouvelles. Il y en eut un qui estoit le plus vieux d’entr’eux, & qui
aussi monstroit avoir plus d’esprit que les autres, & auquel je parlois
ordinairement, à qui je demanday, que c’est que l’on disoit en ce lieu là ?
il me respondit, qu’on ne parloit d’autre chose que de l’accident qui estoit
arrivé à une Dame qui avoit fait un enfant : & parce que les loix des
Vissigots ordonnoient la punition du feu, elle y avoit esté condamnée.
Voyez, Madame, comme le cœur predit quelquefois les choses que nous
craignons : encore que je n’eusse jamais veu en Madonthe aucune action qui
me peut faire soupçonner avec raison, qu’elle eust commis ceste faute, je ne
laissay toutefois de penser
incontinent que c’estoit elle, & pour en estre plus asseuré, je luy
demanday le nom de ceste Dame, mais il me dit, qu’il l’avoit oublié, bien
m’asseuroit-il que c’estoit l’une des principales, & qui n’estoit point
mariée.
Je tins alors le soupçon pour certain, me remettant devant les yeux
l’affection d’elle & de Thersandre ; & parce que je ne voulois
qu’ils se prinssent garde de mon desplaisir, je fus contraint de leur rompre
compagnie, & me retirer sous les arbres qui estoient aupres de la
maison : & là estant seul, quelles contraires pensées me vindrent
tourmenter ? le desplaisir ou plustost la rage d’avoir esté si vilainement
trompé, me faisoit desirer la vengeance de cest outrage : Mais, soudain
combien changeois-je promptement de volonté, quand je me representois
l’affection que je luy avois portée, & que pour un temps elle m’avoit
fait paroistre ? J’avouë que perdant tout desir de vengeance, je ne pouvois
retenir les larmes, quand je me figurois la miserable condition où la
fortune l’avoit reduite. J’eusse demeuré plus long temps en ceste pensée,
quoy qu’elle m’entretint jusques au soir, si Halladin revenant du lieu où je
l’avois envoyé ne m’en fust venu retirer. D’abord que je jettay les yeux
dessus luy, je jugeay bien qu’il avoit quelque chose à me dire, qu’il
n’osoit pas, & à cause de ce que m’avoit dit le vieux pescheur, je
n’avois aussi la hardiesse de la luy demander : je m’efforçay toutesfois
enfin : Et bien Halladin, luy dis-je, auray-je des armes, & des
chevaux ? Tout est prest, me dit-il, Seigneur, & je croy que vous aurez esté bien servy, j’ay amené
les chevaux icy, & j’ay laissé les armes en un logis au faux-bourg de la
ville, où je les ay faict serrer ; Tu as demeuré long-temps, repliquay-je,
& il s’en est peu fallu que je n’aye perdu patience : mais par ta foy,
Halladin, & par l’amitié que que tu me portes, dy moy si tu n’as point
de nouvelles de Madonte. Vous plaist-il, Seigneur, me dict-il, que je vous
die ce que j’en sçay ? Tu me feras plaisir, respondis-je, car j’en suis en
peine. Je crains, repliqua-t’il, que je ne vous y mette encore d’avantage. O
Dieu ! m’escriay-je alors, c’est assez Halladin, c’est assez, mes soupçons
sont veritables, elle est condamnée au feu, pour avoir fait un enfant,
n’est-il pas vray ? Qui que ce soit, dit-il, qui vous ait apporté ces
nouvelles, il vous a dict la verité : Mais comment les avez-vous sçeuës ?
Les pescheurs, luy dis-je, qui sont allez vendre leur pesche me les ont
dites : mais je te conjure Halladin, dy moy tout ce que tu en sçais, &
ne m’en cele chose quelconque. Seigneur, dict-il, puis qu’il vous plaist
ainsi, je le feray, encores que je voye bien que ceste nouvelle vous
desplaira autant qu’elle devroit faire le contraire. Et lors il me raconta,
que voyant combien les Armuriers demandoient de temps pour faire mes armes,
il creut qu’il auroit assez de loisir pour aller où Torrismond demeuroit,
s’asseurant bien que j’aurois agreable qu’à son retour il m’en rapportast
des nouvelles. Qu’y estant le plus secrettement qu’il luy avoit esté
possible, il n’avoit pas eu grande peine d’en apprendre : parce que toute la
ville estoit pleine du bruit de
Madonthe, & que mesme Leriane avoit esté celle qui l’avoit accusée,
& que Leotaris & son frere soustenoient ce que Leriane avoit dit
d’elle, & de Thersandre : Comment, repris-je incontinent, est-il
possible que Madonthe se soit abandonnée à un homme si abaissé ? Halladin
qui creut que ceste consideration me la feroit mespriser : On le tient,
dit-il, pour asseuré, & veu les preuves que Leriane en a faictes, il n’y
a personne qui le croye autrement.
Je confesse, Madame, qu’oyant l’asseurance de ces nouvelles, je demeuray
tellement hors de moy, que si je ne me fusse appuyé sur mon Escuyer, je
fusse tombé en terre : En fin m’estant un peu remis, & me retirant un
pas ou deux, je croisay les bras l’un dans l’autre, demeurant muet, &
tenant les yeux en terre plein de confusion : apres joignant les mains,
& levant les yeux au Ciel, je dis avec un grand souspir : O Dieu ! que
tes jugemens sont profonds, & par combien de voyes nous fais-tu voir la
verité des choses cachées ? Et m’estant teu, comme ravy d’admiration, en fin
je reprins ainsi la parole : Il est doncques bien vray, Madonthe, que vous
avez faict choix de Thersandre pour me le preferer ? Vous avez doncques eu
le courage si r’abaissé de faire seigneur de vostre volonté celuy que vos
predecesseurs eussent beaucoup favorisé de recevoir pour leur serviteur ?
Est-il possible que ce cœur genereux que j’ay veu autrefois en vous, se soit
tellement changé, que vous ne mouriez plustost de la honte d’un tel choix,
que du supplice qui vous est preparé ? O Dieu ! ô Ciel ! com- ment est-il possible que vous
l’ayez renduë d’un corps si beau, & d’un esprit si dissemblable ?
Je demeuray à ce mot fort long-temps sans parler, pour avoir trop de chose à
dire, ressemblant en cela à ces vases, qui pour estre pleins & versez
tout à coup, ne laissent sortir l’eau qu’avec difficulté. Halladin qui
consideroit toutes mes actions, pensant soulager mon mal, & me voyant
taire, prit l’occasion de me dire : Si j’eusse pensé, Seigneur, que ceste
nouvelle vous eust rapporté tant de desplaisir, ce n’eust jamais esté par
moy que vous l’eussiez euë : Et comment, luy dis-je, Halladin, pouvois-tu
penser que je ne deusse ressentir la honte & la mort de la personne du
monde que j’ayme le mieux ? Et comment cela, me respondit-il, puis que c’est
la personne du monde qui vous a donné plus d’occasion de la hayr ? L’Amour,
repliquay-je, est plus grand en moy, qu’aucun outrage, & puis ne
sçais-tu que pour rompre & l’arc & la flesche l’on ne guerist pas la
blesseure qui en a esté faite ? Si les maladies, adjousta-t’il, se
guerissent par des remedes contraires, l’Amour qui se produit de la vertu
& des faveurs, doit bien se guerir en vous par les injures que vous avez
receües, & par la cognoissance d’une faute si honteuse : Ce qui a fait
naistre mon Amour, luy dis-je, c’est le Destin auquel le Ciel m’a sousmis,
& pour ce il ne faut jamais penser qu’il se change, que le Ciel & le
Destin n’en fasse de mesme : Et quant à la honte, je suis resolu d’entrer en
camp clos contre ceux qui la calomnient. Dieu ne le vueille pas, Seigneur,
me dict-il, car outre que vous
auriez affaire contre les deux plus rudes Chevaliers d’Aquitaine, encore
vous feriez-vous trop de tort, & vous offenceriez grandement le Dieu
juste, de prendre une querelle tant injuste. Pour la valeur de Leotaris,
& de son frere, luy dis-je, elle ne m’est point incogneuë : Jamais elle
ne me divertira du combat : Mais pour l’offence du Dieu que tu dis, je m’en
remets bien à lui, qui consent que j’ayme si passionnément Madonthe, qu’il
m’est impossible de faire autrement. Comment ? s’escria-t’il, vous avez le
courage, Seigneur, de prendre les armes pour deffendre la vie de ceux qui
vous ont le plus indignement traicté ? Vous n’avez point de sentiment de
tant d’offences ? Et vous voudrez que chacun recognoisse en vous ceste
insensibilité ? Ne vous ressouviendrez-vous point, que cependant qu’elle
usoit de tant d’insupportables rigueurs envers vous, elle estoit entre les
bras de Thersandre, & le combloit des plus estroictes faveurs que vous
eussiez peu desirer ? Vous pourrez contre raison exposer vostre vie, pour
deffendre celle d’une personne qui ne l’employe qu’à vous mespriser pour le
contentement d’une autre. Voulez vous qu’on die que vous vous armez
injustement pour conserver les plaisirs & les delices de
Thersandre ?
Il vouloit continuer, lors que je l’interrompis. Cesse, luy dis-je, Halladin,
de me tenir ce langage, la pierre en est jettée, je suis resolu à ce que je
t’ay faict entendre ; & pour tout ce que tu m’as dit, & que tu peux
dire, je te veux seulement opposer ceste consideration : Quand je me re- presente la mort de Madonthe, &
que je ne verray plus celle que j’ay tant aymée ; la peine, & la
confusion où elle se trouve, la honte qui luy est preparée, & que je me
ressouviens que c’est elle que Damon a si longuement servie, que ces mains
que l’on luy doit lier de viles chaisnes, sont celles que j’ay tant de fois
baisées avec tant de transport, que ceste beauté & ce corps que j’ay
tant admiré & honoré, sera bien tost profané & jetté dans le feu : ô
Dieu ! Halladin, comment penses-tu que je le puisse supporter, ou que ces
choses se venant representer à moy, il y puisse avoir quelque mespris ou
quelque outrage qui m’empesche de luy donner tout le secours qui peut
despendre de moy ? Non, non, Halladin, il faut ou que Damon cesse de vivre,
ou qu’il ne cesse point de faire son devoir. Celuy d’un Chevalier, c’est de
secourir les Dames affligées, si celle-cy est accusée avec raison, Dieu le
sçait : quant à nous, nous devons tousjours plustost penser le bien, que
soupçonner le mal : Et puis Leriane estant celle qui l’accuse, il faut
croire que c’est à tort, ayant la cognoissance que j’ay de la malice extréme
qui est en elle. Je veux rendre encores ceste preuve de mon affection à
Madonthe, je sçay bien que tu diras qu’elle ne m’en sçaura non plus de gré,
que des autres qu’elle a receuës de moy : mais il n’importe, mon amy, je
satisferay à mon devoir, & ce sera la plus grande recompense que j’en
sçaurois desirer. L’Escuyer qui m’oüyt parler avec tant de resolution, me
dict, que puis que je l’avois ainsi deliberé, il prioit Dieu qu’il voulut
benir mes intentions : mais
que si je voulois executer ce dessein, il ne falloit pas perdre une heure de
temps : parce que le dernier terme que le Roy avoit donné à Madonthe,
finissoit le lendemain à Midy, & que du lieu où nous estions, il y avoit
par le droit chemin pour le moins cinq lieuës jusques en la ville des
Tectosages, & plus de huict à passer où estoient mes armes, chemin assez
long pour n’y pas arriver à temps, si nous ne partions à l’heure mesme.
Sur cét advis, je me resolus de monter incontinent à cheval, & de peur
que le bon Druyde ne me fit perdre du temps, je pensay qu’il valloit mieux
partir sans luy en rien faire sçavoir, & apres, si j’estois victorieux,
je viendrois faire mes excuses, & le remercier des obligations extremes
que je luy avois. Je montay donc à cheval, & avec une tres-grande
diligence je me rendy au faux-bourg de la ville où estoient mes armes : je
les essayé, & je les trouve tres-bonnes & bien faites, elles
estoient toutes noires, & dans l’escu il y avoit un Tygre, qui se
repaissoit d’un cœur humain avec ce mot, TU ME DONNES LA MORT, ET JE
SOUSTIENS TA VIE.
Et sans m’arrester, je reprens le chemin de la ville des Tectosages, &
fis une si grande diligence, que j’y arrivay un peu avant midy. Je mis pied
à terre pour faire repaistre mon cheval, qui estoit à la verité bien las,
& cela faillit d’estre cause de la perte de Madonthe : car lors que
j’arrivay à la porte du camp, je trouvay que le combat estoit desja
commencé : Mais d’un Chevalier contre deux, il est certain que pour peu que
j’eusse retardé d’avantage,
& le Chevalier estoit mort, & Madonthe convaincuë ; car il tomba
esvanoüy, que je n’estois encore entré dix pas dans les barrieres, &
s’il fust tombé avant que j’y fusse arrivé, le combat estoit finy, & il
ne m’eut pas esté permis de le renouveller. Or Dieu voulut que j’arrivasse
si à propos, afin que l’innocence de cette belle Dame fust recognuë : car
sans que je m’amuse à vous raconter les particularitez du combat, il suffit
qu’il pleust à Dieu me donner la victoire de ces deux vaillans freres,
vaincus plustost par l’innocence de Madonthe, que par force ny vertu qui
fust en moy, si ce n’est qu’ayant les armes en la main pour la vie &
pour l’honneur de Madame, tout l’Univers ensemble ne me pouvoit resister. Je
fus donc victorieux, & lors que l’on le pensoit le moins, la verité fut
declarée, la malice de Leriane, l’innocence de Madonthe averée, l’enfant
recogneu pour estre à la Niece de Laonice : & bref toutes choses
tellement esclaircies, que la meschante Leriane fut jettée dans le feu
qu’elle avoit faict preparer pour une autre ; Madonthe remise en liberté,
& moy sorty de la plus grande peine qu’un homme sçauroit recevoir, par
la cognoissance que j’eus qu’elle avoit esté accusée à tort, & que si
elle m’avoit outragé, elle n’avoit pas pour le moins manqué à son honneur
& à sa pudicité. Ce qui me fut un si grand contentement, que j’estimois
toutes les peines que j’avois jamais souffertes en son service estre plus
que recompensées.
Voyant donc toutes choses asseurées pour el- le, & me semblant n’estre pas à propos de me
faire cognoistre, que je ne sçeusse un peu mieux si elle aymoit Thersandre,
ou si tout ce que j’en avois veu, n’estoit point un artifice de Leriane, je
m’en vins prés de son eschaffaut pour sçavoir si elle se vouloit servir de
moy en quelque autre occasion : Elle me remercia, & me pria de deux
choses : l’une, de luy dire qui j’estois : & l’autre, de la conduire en
sa maison : Pour luy dire mon nom, je m’en excusay le mieux que je pus :
pour la conduite, je l’acceptay, à condition que ce fust promptement. Et
parce qu’à mesme temps y eut une grande confusion de Dames qui vindrent se
resjouyr avec elle, & que je craignois que le Roy ne me commandast de me
declarer, outre que j’avois quelques blessures qu’il falloit faire penser,
je me jettay parmy la foule, & me desrobay : de sorte que chacun estant
attentif ailleurs, personne ne se prit garde de moy, qui m’en vins où
j’avois laissé mon Escuyer, & là me faisant bander mes playes, &
laissant fort peu repaistre mon cheval, je remontis dessus, & m’en
revins trouver mon vieux Druyde.
J’oubliois de vous dire, Madame, qu’ayant rencontré aupres de la ville un
homme qui s’y en alloit, je le suppliay de faire mes excuses à Madonthe,
& afin qu’elle ne me tint pour peu courtois, je feignis d’estre obligé
ailleurs par quelque promesse, que toutefois si elle avoit affaire de mon
service, elle auroit de mes nouvelles du costé de Mont-d’or, & que je
porterois tousjours l’enseigne du Tygre. Mon dessein estoit de luy faire
accroire que j’allois de ce costé
là, encor que je ne le voulusse pas faire, de peur que si la curiosité du
Roy luy faisoit prendre envie de sçavoir de mes nouvelles, il ne me fit
suivre du costé où j’allois pour me recognoistre.
Je ne sçaurois vous representer, Madame, avec quel contentement me receut le
bon Druyde, quels furent les remercimens qu’il me fit, quand il sçeut le
sujet de mon voyage, & l’assistance que j’avois donnée à Madonthe en une
si grande necessité : car il me raconta d’avoir esté eslevé & nourry par
son pere, & qu’en ceste action je luy avois surpayé la peine & le
soing qu’il avoit eu pour moy : & parce qu’il vit que mes armes estoient
teintes de sang, il me les fist oster, me visita de tous costez, & me
trouvant quelques blesseures, il print un si grand soin de moy, & y usa
de telle diligence, qu’en fort peu de temps je fus guery.
Mais d’autant que le plus grand soulagement que je peusse avoir en cest
esloignement, & le meilleur remede pour me guerir, estoit d’avoir des
nouvelles de Madonte, je priay le bon Druide d’envoyer quelqu’un de ces
pescheurs où le Roy demeuroit pour en apprendre. Le bon vieillard le fist,
& ce pescheur s’en acquita si bien, qu’à son retour il ne m’en apporta
que trop pour mon contentement ; L’une fut que Madonthe s’en estoit allée en
sa maison, où elle avoit emmené Thersandre tout blessé qu’il estoit : car
ç’avoit esté lui qui avant que moy estoit entré tout seul au combat contre
Leotaris, & son frere : Je sçeus encores, que peu apres le depart de
Madonte, le Roy Torrismond avoit
esté tué par un Myre, qui le saignant au bras luy avoit coupé la veine,
& que son frere Euric recueilloit la succession & la Courronne des
Vissigots. Pourrois-je bien, Madame, vous representer combien ces deux
accidents me toucherent vivement en l’ame ? Il seroit bien mal-aisé, puis
que jamais je ne m’en suis ressouvenu, sans de si cuisans desplaisirs, que
je ne croy pas pouvoir quelquefois avoir du repos, que dans le profond du
tombeau.
Alors tout ce qui me souloit donner quelque allegement augmentoit plustost
mes desplaisirs, me semblant qu’il ne falloit plus rien esperer de bien,
puis que ceste derniere action ne m’avoit peu rapporter quelque remede : les
lieux solitaires me desplaisoient, parce qu’ils me donnoient la veuë de la
ville des Tectosages, mes pensées me faisoient mourir, parce que sans cesse
elles me representoient l’ingratitude de ceste femme : Bref, je me
desplaisois moy-mesme, parce que je l’aymois, ce me sembloit contre raison,
& ne me pouvois empescher de l’aymer. En cét estat, vous pouvez penser,
Madame, quel je devins, mais aussi quel devois-je devenir, ayant tant
d’extremes occasions de desplaisirs ? Mes playes à la verité d’autant
qu’elles estoient fort petites, se guerirent en peu de jours : mais je
devins pasle & deffait, comme une personne morte, & peu apres je
changeay ceste pasleur en un teint aussi jaune, que si j’eusse esté lavé
avec du saffran. Halladin qui avoit appris en partie ce que Madonte avoit
faict, se doutoit bien du sujet de mon mal, & attendoit l’occa- sion de m’en parler : mais le bon
vieillard ne sçachant qu’en juger, me conseilla enfin de changer d’air,
esperant que l’exercice & le divertissement pourroient me remettre en ma
premiere santé. Moy qui mesme me desplaisois d’estre en lieu où je peusse
recevoir quelque soulagement des bons avis de ce sage Druide, je me resolus
aisément de m’en aller par le monde, errant d’un costé & d’autre sans
repos, jusques à ce que je peusse rencontrer la mort en quelque lieu que ce
fust.
Apres donc avoir remercié le bon vieillard, & recogneu en ce qu’il me
fust possible, la bonne volonté de ces Pescheurs, je partis sans autre
dessein de mon voyage, que de marcher continuellement. Par les chemins
toutesfois, d’autant que par mal-heur le nostre s’adressa du costé de la
maison de Madonte, nous sçeusmes des nouvelles, qui rangregerent encore mon
desplaisir : car nous aprismes que ceste mal avisée, tel estoit le nom que
luy donnoit Halladin, s’en estoit allée, ou plustost desrobée, n’ayant pour
toute compagnie que sa nourrice, & Thersandre. Jugez ce que je devins à
ce bruit, Mon Escuyer s’efforça bien de me representer qu’elle ne me faisoit
point de tort, mais à elle seulement ; d’autant que me croyant mort, comme
tout le reste de l’Aquitaine, je n’avois aucune occasion de m’en plaindre :
mais mon desplaisir estoit si grand, que ne pouvant supporter de voir les
lieux où j’avois eu autresfois tant de sujet de me plaire, & où j’avois
maintenant tant d’occasion de desplaisir, je me resolus de sortir de l’Europe, & ne cesser de
marcher que je n’eusse rencontré ce qui met fin à tous les ennuis de la vie.
Je sortis doncques de l’Europe, passay en Affrique, vis le Roy Genseric,
Honorie son fils, & recogneus enfin que par tout Amour a le mesme
pouvoir que je l’avois espreuvé en moy ; je veux dire qu’il augmente &
diminuë, change & rechange les plaisirs & les desplaisirs de ceux
qui le servent comme il luy plaist, & tousjours sans s’assujettir à
point de raison. Car estant parmy ces Vandales, j’apris les fortunes
d’Ursace & d’Olimbre, & celles de Placidie la jeune & de sa mere
Eudoxe, femme de Valentinian, lesquelles par leurs exemples ne me
divertirent pas d’aymer, mais m’aprirent bien, que qui veut aymer se doit
preparer & au bien, & au mal, & les recevoir tous deux avec un
mesme visage. Et considerant les divers changemens de la fortune d’Eudoxe,
la longue perseverance de l’amour d’Ursace, la sage conduite du jeune
Olimbre, & l’heureuse conclusion de leurs Amours, je me resolus de ne me
plus tant affliger de la contrarieté que je ressentois en mon affection,
& de la supporter avec plus de patience. Et parce qu’Halladin qui se
desplaisoit de mes longs & ennuyeux voyages, me conseilloit avec
plusieurs raisons, de ne point aymer d’avantage celle qui ne pensoit pas
seulement que je fusse encore au monde, luy semblant que quand il auroit
obtenu cela sur moy, je me resoudrois aysément à m’en revenir en Aquitaine,
afin de luy en oster l’esperance, je chantois bien souvent ces vers :
SONNET,
Qu’il aymera tousjours.
Mais enfin c’en est fait, Raison que cherches-tu ?
Chacun doit, je le sçay, suivre ses destinées,
Et non, comme
Titans, aux choses ordonnées
Vouloir changer du Ciel le pouvoir
invaincu.
Bien souvent contre moy j’ay ce poinct debatu :
Mais
comme du haut Ciel les Spheres entrainées
D’un effort violent
toutesfois obstinées,
Chacune fait son cours par sa propre
vertu.
Aussi je me resous, quoy que Fortune ordonne,
Me
soit-elle mauvaise, ou me soit-elle bonne,
De suivre cest Amour en
despit du Destin.
Que son cours violent apres elle m’emporte,
On ne
verra jamais qu’elle soit assez forte
Pour divertir mon cœur de son
propre chemin.
Enfin ne pouvant trouver repos, quelque divertissement que je recherchasse,
je pensay que la prudence humaine ne me servant plus de rien, il falloit que
je recourusse aux conseils di-
vins, & ainsi oyant dire, que sur le penchant des Pyrenées du costé de
la mer Oceane, il y avoit un Oracle qui s’appelloit le Temple de Venus, je
retournay en Europe, & consultay l’Oracle, auquel je demanday neuf jours
durant, que c’est qui pourroit donner ou fin, ou remede à mon mal ? Il
respondit enfin, Forests : Et le lendemain luy demandant où estoit ceste
Forest, il respondit encores, Forests : Et depuis quelque importunité que je
luy fisse, l’Oracle fut tousjours muet, de sorte que je me resolus de ne
laisser Forests, que je sceusse en quelque endroit de l’Europe que je ne
visitasse. Je ne vous sçaurois dire, Madame, combien inutilement j’en ay
passé de diverses : Tant y a qu’apres avoir couru toutes celles d’Espagne,
des Cantabres, de la Gaule Narbonnoise, & d’Aquitaine, je suis venu en
celles des Gebennes, & me resous de voir celle d’Hircinie, des Ardennes,
& d’aller par tout où je sçauray qu’il y en a : car je ne puis me
persuader que ce Dieu, qui est si veritable à tous les autres hommes,
vueille estre menteur pour moy seul : au contraire, j’espere enfin dans ces
lieux solitaires le soulagement qu’il m’a promis.
Ainsi finit Damon de raconter l’histoire de sa penible vie, & Galathée,
qui en avoit desja ouy une grande partie par les advis que sa mere Amasis
avoit en du Roy Torrismond, fut tres-aise d’en apprendre le reste : &
eust bien desiré que ceste contrée eust peu luy donner quelque contentement.
Cela fut cause que lors qu’il eut finy, elle luy parla de ceste sorte :
J’avouë, Seigneur Chevalier, que c’est avec raison que vous vous plaignez de la fortune, vous
ayant sans raison, affligé si longuement : mais il ne faut pas pour cela que
vous perdiez l’esperance de vostre salut : car il est certain que les dieux
ne sont point menteurs, ny abuseurs, & puis qu’ils vous ont donné la
responce que vous dites, croyez qu’enfin vous aurez le contentement que vous
desirez. Il est vray qu’ils se plaisent à donner leurs responses ambiguës
& obscures : & cela afin de nous apprendre qu’il n’y a nul bien sans
peine, & qu’ils sont bien aises de voir la subtilité de l’esprit humain
à demesler le sens de leurs Oracles, & en trouver la verité. Que si vous
voulez que je vous die mon opinion sur celuy que vous avez receu, je croy
que vous l’avez tres-mal entendu, quand vous avez pensé que ce mot de
Forests signifiast des bois & des lieux solitaires & peuplez
seulement d’arbres : car il faut que vous sçachez que la contrée où vous
estes maintenant, outre qu’on la nomme le païs des Segusiens, s’appelle
encores plus communément Forests, de sorte que je croy que c’est de ce
Forests duquel l’Oracle vous a voulu predire le bon-heur que vous y devez
recevoir : & pour dire la verité, il y a bien plus d’apparence que ce
soit en ceste contrée, que non pas en ces grands bois & lieux
solitaires : car il pourroit bien arriver que Madonthe y seroit conduitte,
pour quelque raison qui vous peut estre aussi cachée que celle qui vous y a
faict venir le luy peut estre : & par ainsi commencez à vous resjouyr,
& croire que comme jamais un mal ne vient seul, de mesme un bien est tousjours accompagné d’un
autre. C’est un grand heur pour vous d’estre parvenu au lieu où l’Oracle
vous a predit devoir estre la fin de vos desastres : il sera bien tost suivy
d’un second qui vous en fera recevoir l’effect. Madame, respondit Damon en
souspirant, je voy bien que ce que vous me dites est fondé sur beaucoup de
raison, je le croy maintenant comme vous, & de plus, que veritablement
je verray bien tost l’accomplissement de l’Oracle, qui me promet qu’en
Forests je trouveray la fin de mes peines : car j’espere que la Mort fera ce
que l’Amour n’a peu faire. Non, non, dit la Nymphe, vous devez mieux esperer
que cela : & parce que vous consulterez demain avec moy l’Oracle de ce
lieu, j’espere pour vous que vous en recevrez du contentement : & en
ceste opinion je donneray ordre à faire recouvrer tout ce qui sera
necessaire pour le sacrifice & pour vous & pour moy : cependant nos
chariots & vostre Escuyer reviendront, & vous guerirez à loisir.
D’une chose vous veux-je prier, qui est de ne me point laisser que vous ne
m’ayez conduitte vers Amasis ma mere, qui je m’asseure s’essayera de vous
faire toute sorte de bonne chere. Le Chevalier luy respondit, Que ç’avoit
esté son intention de consulter pour la derniere fois cét Oracle, ainsi que
desja il le luy avoit dit : & que puis qu’elle luy permettoit que ce
fust avec elle, il le recevoit avec beaucoup d’honneur, comme aussi de
l’accompagner vers Amasis, pour avoir le bon-heur de luy offrir son service.
Que quant à l’esperance qu’elle luy donnoit, il l’esperoit veritable- ment : mais par le moyen de la
seule mort, laquelle ne le viendroit jamais si tost trouver qu’il le
desiroit avec passion.
Cependant Galathée, qui avoit depesché à Bon-lieu vers la venerable
Chrysante, pour l’advertir qu’elle y alloit, sceut par le retour de celuy
qu’elle y avoit envoyé, qu’Astrée, Diane, Phillis, & toute la trouppe
des bergers y avoit disné, & qu’elles s’en alloient vers Adamas visiter
Alexis. Ce messager estoit un jeune homme qui avoit esté nourry dés son
enfance en son service : cela estoit cause qu’il avoit une grande
familiarité aupres d’elle, & qu’il luy racontoit ordinairement tout ce
qu’il avoit veu au lieu d’où il venoit. A ce coup, pour ne perdre sa
coustume, apres luy avoir faict la responce de la venerable Chrysante, il
adjousta : Mais je vous asseure, Madame, que horsmis vous, je ne vis jamais
rien de si beau qu’Astrée & Diane. Galathée qui estoit bien ayse de le
faire parler, & d’aprendre tousjours quelque nouvelle de ces bergeres,
luy semblant que c’estoit quelque chose qui touchoit bien à son aymé
Celadon, & mesme qu’elle n’avoit plus de moyen de sçavoir ce qu’il
estoit devenu, que par elle. Elle luy dist tout haut & devant Damon
mesme : Et quoy ? Lerindas (c’estoit ainsi qu’il s’appelloit) trouves-tu ces
bergeres si belles que tu les vueille preferer à mes Nymphes ? Ce n’est pas
moy, dit il, qui les prefere, c’est la verité : Mais repliqua la Nymphe,
comment veux-tu que nous croyons que des filles de village soient si
belles ? Madame, dit-il, je vous jure que si j’estois Chevalier, je main-
tiendrois leur beauté par
tout le monde, & si vous les aviez veuës, je m’asseure que pour
vaillante que vous fussiez, vous ne voudriez pas entrer en camp clos avec
moy sur une si mauvaise querelle. Chacun se mit à rire. Et Galathée, Mais
viens-çà Lerindas, dit elle en sousriant, laquelle te plaist le plus ? Sans
doute, respondit-il, Astrée est la plus belle : mais elle est si triste, que
cela est cause que Diane me plaist d’avantage : & puis les filles qui
ayment si fort, ne me plaisent pas tant que les autres. Et qu’est-ce,
reprint Galathée, qu’Astrée ayme ? Vous dis-je pas, Madame, respondit-il,
qu’elle est si triste ? Or ceste melancolie, à ce que l’on m’a dict, procede
de la mort d’un berger qui se noya il y a quatre ou cinq Lunes. Et Diane,
luy dit la Nymphe, n’ayme-t’elle rien ? L’on dict que non, respondit-il,
toutesfois il y a deux personnes apres elle qui la tourmenteront bien, si
pour le moins elle ne les ayme point : L’un s’appelle Paris, & l’autre
Silvandre : Il est vray que si c’estoit à moy d’en faire le chois, je
donnerois ma voix à Silvandre, car encores qu’il soit berger, il n’y a rien
de plus gentil ny de plus civilisé. Si tu continue, dit Galathée, tu nous
donneras envie de devenir bergeres pour estre parmy une si bonne compagnie.
Madame, respondit-il, vous pensez vous mocquer ? croyez que pour deux ou
trois jours, vous ne les sçauriez mieux employer. Alors Galathée se tournant
vers la vieille Cleontine, Je vous jure ma mere, que j’ay presque envie, luy
dit-elle, de demeurer icy deux ou trois jours pour donner loisir aux
blesseures de Damon de se guerir,
& cependant passer Lignon, & voir un peu si ce que l’on dit de ces
bergeres est veritable. Madame, respondit Cleontine, c’est la plus
honorable, & la plus douce conversation que vous sçauriez imaginer,
& croyez qu’elles n’ont rien du village que le nom, & si vous voulez
avoir ce plaisir, vous vous y rencontrerez maintenant comme il faut : car le
grand Druyde doit venir faire un sacrifice solemnel pour rendre graces à
Thautates du Guy salutaire, qui s’est trouvé dans l’estendüe de leur
hameau : Et quelle ceremonie est celle-là ? demanda Galathée, car pour
cueillir le Guy, il me semble que ce n’est que le sixiesme de la Lune de
Juillet. Il est vray, respondit Cleontine, mais ce sacrifice ne se fait que
pour remercier Thautates, d’avoir voulu gratifier ce lieu plus
particulierement que les autres, y faisant naistre le Guy salutaire sur le
chesne le plus beau, à ce qu’on dit, qui se puisse voir, car c’est signe
qu’il a plus aymé ce hameau que les autres du voisinage, le favorisant d’une
si grande grace[.] Et comment sçavez-vous, dict la Nymphe, que c’est à cette
heure que le grand Druyde le doit venir faire ? Parce, repliqua la vieille,
qu’il promit dans huict jours d’y venir, & il y en a desja quatre de
passez, de sorte qu’il ne peut guere retarder s’il veut tenir parole, &
s’il sçait que vous soyez en volonté d’y assister, il le hastera tant qu’il
vous plaira.
Ces discours firent resoudre Galathée de retarder son voyage de Bon-lieu,
tant pour laisser guerir Damon, que pour se trouver avec ces belles bergeres
en ce sacrifice : Et parce qu’elle n’avoit point averty Amasis de ce qui luy estoit advenu, & qu’elle
eut peur qu’elle n’en fust en peine, elle luy envoya un de ceux de
Cleontine, qui luy raconta tout ce qui s’estoit passé, & de plus, le
subjet qui l’arrestoit à Mont verdun, à cause des blesseures de Damon, luy
faisant mesme entendre quel il estoit, & le suject qui l’avoit conduit
en ce pays. Soudain qu’Amasis sçeut ces nouvelles, elle reçeut un grand
plaisir & un grand desplaisir, car elle fut tres-ayse de sçavoir Damon
en vie, qu’elle avoit pleuré mort, parce qu’il estoit son fort proche
parent, & la discourtoisie de Polemas luy despleut bien d’avantage,
s’estant mesme adressée contre une personne de tant de merite, & en la
presence de sa fille qu’il devoit plus respecter : Et pour monstrer qu’elle
luy en sçavoit mauvais gré, elle monta soudain sur son chariot, & sans
en rien faire sçavoir à Polemas, ny permettre que l’on en advertit Galathée,
ny Damon, elle s’en vint le plus viste qu’elle peut à Mont-verdun, où sa
fille bien estonnée l’alla recevoir, & luy demanda, quelle estoit la
prompte resolution de son voyage : Elle luy fist entendre alors qu’elle
venoit voir Damon, & luy offrir tout ce qui despendoit d’elle, comme à
son parent, & comme à une personne à qui elle avoit beaucoup
d’obligation. Si Damon eust esté adverty de sa venuë à temps, il fust sorty
du lict pour l’aller recevoir, ses blesseures n’estans pas telles, qu’il
n’eust bien peu le faire sans danger : mais estant surpris de ceste sorte,
les excuses seules luy restoient, & les remercimens d’une si grande
faveur. Je suis obli- gée,
dit-elle, de faire d’avantage pour vous, tant pour la proximité qui est
entre nous, que pour les obligations que j’ay à la memoire de celuy qui vous
a mis au monde, qui au retour que Torrismond le Roy des Vissigots fist aux
Tectosages, apres avoir combattu Attila aux champs Catalauniques, avecque
une si grande armée, empescha la ruine de ceste contrée, destournant son
passage par les Sequanois, par les bas Allobroges, par les Veblomiens, &
par les monts des Gebennes, jusqu’en son Royaume : Et ceste obligation ne
fut pas si petite que l’on penseroit bien, parce que ce jeune Roy, je ne
sçay comment, estoit devenu amoureux de l’une de mes Nymphes, laquelle ne
voulant point espouser, je ne sçay ce qu’il n’eust fait pour la ravir par
force, sur le refus que sans doute je lui en eusse fait. Madame, respondit
le Chevalier, tous les hommes sont obligez de servir les Dames, &
particulierement celles de vostre qualité, & de vostre merite : Et mon
pere en vous rendant ce petit service, duquel il vous plaist avoir memoire,
a satisfait au tiltre de Chevalier qu’il avoit : & moy succedant en sa
place, je vous offre & mon sang & ma vie.
Il se passa entre eux plusieurs discours de courtoisie, à la fin desquels
elle voulut le faire emporter en litiere, en la grande ville de Marcilly,
pour le faire penser de ses blesseures avec plus de soing : mais il s’excusa
de sorte, qu’elle luy permit de demeurer en ce lieu encores quelques jours,
& cela il le faisoit pour vivre en plus de liberté, & pour ne
vouloir point estre dans le
monde, puis que Madonthe n’estoit point au monde pour luy. Ayant fait
resolution qu’aussi tost qu’il auroit consulté l’Oracle, & reconduit
Galathée vers sa mere, de s’en aller si loing, que ny son nom ne fut point
cogneu, ny Madonthe ne fust point nommée par personne qui la peust
cognoistre. Galathée fut tres-ayse de voir qu’il n’alloit point à Marcilly,
afin d’avoir plus de commodité de demeurer à Mont-verdun aupres de luy,
& avec ce pretexte pouvoir estre quelques jours parmy ces bergeres, où
elle esperoit d’apprendre quelques nouvelles de Celadon, ou voir pour le
moins si ceste beauté d’Astrée qui estoit cause que ce berger avoit
desdaigné la sienne, la surpassoit de sorte qu’il l’eust fait avec
raison.
Amasis voyant que Damon ne vouloit point bouger du lieu où il estoit, &
craignant de les incommoder si elle y demeuroit, la maison n’estant pas fort
grande, elle s’en retourna à Marcilly, apres avoir fait plusieurs excuses de
la discourtoisie que Polemas luy avoit usée, laquelle elle luy jura ne
laisser point impunie. Damon qui estoit plein de courtoisie, & qui avoit
bien souvent passé de semblables hazards, la supplia, si elle le vouloit
obliger de n’en point faire de ressentiment, parce que c’estoit chose qui ne
le meritoit pas, outre que l’offence que Polemas avoit receuë en la mort de
son parent, estoit telle, qu’il estoit bien raisonnable de donner quelque
chose à ceste naturelle douleur : Et sçeut de telle façon representer ceste
action à la Nymphe, & diminuer tellement la faute, que quoy que Galathée dist le contraire, se
sentant infiniment offencée qu’en sa presence cét accident luy fust arrivé,
enfin Amasis promit de faire comme Damon le voudroit, ne desirant rien tant
que luy rendre toute sorte de satisfaction & de contentement :
Toutesfois à son retour à Marcilly, elle ne laissa d’en dire à Polemas ce
qui luy en sembloit, & de luy faire paroistre combien ceste action luy
avoit dépleu, de quoy il s’excusa le mieux qu’il peut, disant que ce n’avoit
point esté par son commandement : mais que cependant qu’il s’amusoit à faire
relever Argantée, ses solduriers esmeus de juste douleur, avoient pensé
devoir venger sa mort. Amasis qui avoit esté fort bien advertie comme le
tout estoit passé, luy sçeut bien remarquer sa faute, & celle de ceux
qui estoient avec luy, & luy ordonna de chasser de son service des
personnes tant indignes de faire un mestier si honorable : ce que Polemas
fit si mal volontiers, & s’en sentit si piqué contre Damon qui n’en
pouvoit mais, qu’il resolut de s’en vanger sur luy, outre qu’estant de son
naturel tres-envieux, & voyant le conte que la Nymphe en faisoit, il ne
le pouvoit supporter qu’avec beaucoup de peine : mais ce qui le touchoit
encores plus vivement, fut qu’ayant haussé les yeux à espouser Galathée,
& voyant qu’elle ne l’aymoit point, quelque artifice qu’il eust peu
faire, il commençoit de desseigner les moyens de s’emparer de cét Estat,
& avoir par la force ce que par l’amour luy estoit desnié, &
d’autant plus aisément se laissoit-il aller à cette entreprise, qu’il la
voyoit pleine de facilité. Cli-
damant estant absent avec Lindamor, Guyemans, & les principaux de la
contrée, toutes les places entre ses mains, & tous les solduriers &
gens de guerre entretenus, & ensemble toute l’auctorité dans le pays,
& grandement appuyé d’un bon nombre de ses parens & alliez dedans
& dehors l’Estat : au contraire, Amasis n’ayant rien pour elle que la
justice seule, s’estant avec trop peu de consideration remise entierement
sur la foy & preud’hommie qu’elle pensoit estre en luy.
Eslevant donc son esprit poussé d’amour & d’ambition à ceste entreprise,
il ne voyoit que personne luy peust nuire, n’y ayant pas un seul Chevalier
pres d’Amasis qui ne despendist de luy, ou qui ne fleschist sous son
auctorité, que Damon, qui encores que tout seul, ne laissoit de luy donner
du soucy pour la valeur qu’il avoit cogneuë en luy : & craignant
qu’Amasis mal satisfaite de cette derniere action ne taschast de l’arrester
en ces pays, & ne l’auctorisast par ses faveurs, il resolut de les
prevenir : car il se souvenoit qu’autrefois le pere de ce Chevalier avoit
failly d’espouser Amasis, & tout le grand compte qu’elle faisoit de luy,
il l’attribuoit à la memoire qu’elle en avoit encore. Cette consideration
fut cause que tirant à part six de ces solduriers, à qui Amasis luy avoit
commandé de donner congé, il leur tint ce langage, apres s’estre grandement
plaint d’elle.
Il est certain, mes amis, dict-il enfin, qu’il est impossible de changer le
naturel de quelque chose, quelque peine & quelque artifice qu’on y puisse mettre : vous sçavez avec
quel soin & avec quelle peine j’ay servy Amasis, & si j’ay espargné
ny ce qui dependoit de moy, ny ce qui estoit de mes amis : & non point
en une occasion, mais en toutes celles qui se sont presentées, de telle
sorte que ne songeant qu’à ce qui estoit de son service, j’ay clos les yeux
a tout ce qui me touchoit : & j’avouë que quelquefois je n’ay pas donné
à mes meilleurs amis, toute la satisfaction que je devois, n’ayant l’esprit,
ny tous mes desseins bandez qu’à son avantage. Toutefois il m’a esté
impossible, quelque peine & quelque juste artifice que j’y aye peu
mettre, d’arrester cét esprit ondoyant, qui est naturel à celles de son
sexe : je la vois donc maintenant entierement portée à un jeune Chevalier
estranger, lequel aux despens d’Argantée s’est acquis un peu de reputation :
Je veux parler de celuy qui par mal-heur & non par vertu qui fut en luy,
le tua devant nos yeux, y ayant apparence qu’il y eust usé de quelque
supercherie avant que nous y fussions arrivez, autrement il ne seroit pas
croyable que la force, la valeur, & l’adresse d’Argantée n’en fust venu
à bout : le ressentiment que vous en eustes à l’heure mesme, m’obligea si
fort, qu’il ne sera jour de ma vie, que je ne m’en ressouvienne, pour m’en
acquitter en toutes sortes d’occasions. Mais maintenant, je crains que les
moyens m’en soient ostez pour long temps, si vous ne faites une bonne
resolution, & telle que je la vous proposeray : Amasis pour gratifier ce
nouveau venu à nos despens, d’abord m’a ordonné de vous oster du nombre de ses Solduriers, avec expres
commandement de vous deffendre ceste contrée, qui est vostre demeure
naturelle : Ce coup, encore que vous en ressentiez le premier mal, n’a pas
toutefois esté donné pour vous, mais pour moy, c’est à dire que voulant
establir ce jeune homme en ceste province, elle ne le peut faire qu’en
m’ostant l’authorité que mes services m’y ont acquise. Elle a pensé que si
elle le faisoit tout à coup, je pourrois peut estre m’y opposer, c’est
pourquoy elle me veut peu à peu miner, afin qu’apres, tant plus l’edifice
sera grand, tant plustost il se mettra en ruine de sa propre pesanteur,
& pour commencer par ce qui me peut le plus soustenir, elle me veut
oster mes amis plus asseurez, comme vous estes, je le cognois bien : &
si toutes choses estoient en l’estat où j’espere de les voir bien tost,
j’empescherois bien ces desordres : mais pour ceste heure, si le remede ne
vient de vostre courage, & de vostre resolution, je crains que vous ne
soyez contraints de vous separer de nous pour quelque temps, qui seroit bien
l’un des plus grands desplaisirs que je peusse recevoir : mais si vous avez
le mesme courage que j’ay tousjours recogneu en vous, je m’asseure que vous
vous resoudrez de mettre hors du monde celuy qui est cause qu’on vous veut
oster du lieu de vostre naissance : Il n’y a rien de si aysé, car il est
seul, & il ne sçauroit resister à l’un de vous, tant moins le fera-t’il
à tous six, il ne faut d’abord que luy tuer son cheval, afin qu’il ne
s’enfuye, & puis estant à pied, le heurt des vostres sans que vous y
mettiez la main, est suffisant de
vous en donner la victoire. Quant à Amasis elle en feroit bien quelque
demonstration au commencement, si elle sçavoit qui luy auroit osté ce nouvel
Adonis : mais incontinent ceste colere luy passera : car estant estranger,
il n’a point de suitte apres luy, je veux dire personne qui se soucie de sa
mort, outre que vous avez assez de prudence pour executer ce que je dis,
& sans en parler, & sans que personne s’en doute seulement : &
puis toute chose estant entre mes mains, vous pouvez bien estre asseurez que
je ne vous laisseray point courre de mauvaise fortune, quoy qu’il puisse
avenir de vous ; Voyez donc à quoy vous vous resolvez, afin que de mon costé
je sçache aussi ce que j’ay à faire, soit pour vous, soit pour moy, en une
affaire de telle importance.
Ces solduriers esmeus de ce discours, trop pleins d’artifice pour ne se
laisser persuader, luy promettent d’entreprendre & d’executer sur
l’estranger tout ce qu’il leur avoit proposé : que quant à eux, ils
n’avoient point d’autre consideration que les luy obeyr & conserver au
peril de leur vie sa grandeur & son auctorité : Qu’il ne laissast pas de
faire semblant de leur donner congé, & à tous les autres qui se sont
trouvez en ceste rencontre, afin que l’on ne prenne pas tant garde à eux,
& afin qu’ils ayent le loisir de l’executer sans danger, qu’il leur
donne quelque terme de sortir hors du pays, & du reste qu’il laisse
faire à eux qui l’auront bien tost deffait de cét empeschement.
Ceste entreprise estant ainsi resoluë, le lende- main il faict assembler tous ceux qui s’estoient
trouvez avec luy ce jour la, & qui avoient attaqué Damon, & leur
dit, que par l’expres commandement d’Amasis, il leur commandoit non
seulement de se retirer de son service, mais de sortir de toute la contrée
dans dix jours, & qu’il estoit bien marry de les traiter de ceste
sorte : mais qu’il le faisoit pour obeïr, qu’ils n’y manquassent donc point
sur peine de la vie, & que toutefois ne pouvant perdre la memoire des
bons services qu’il avoit receu d’eux, il leur promettoit de procurer envers
Amasis de les remettre en sa grace le plus promptement qu’il pourroit, &
les faire revenir en son service, & que pour leur donner les moyens
d’attendre qu’il le peut faire, outre le payement qu’Amassais leur faisoit
des gages de service, il leur feroit encore donner du sien propre, la paye
de trois Lunes entieres, les priant tous de ne se point despiter, & sur
tout de croire que c’estoit avec un extréme desplaisir qu’il leur faisoit ce
commandement, estant plus marry qu’il ne pouvoit leur dire, de se voir
separé d’eux en la valeur & fidelité desquels il avoit toute sorte
d’asseurance. Par ces paroles & par les demonstrations qu’il faisoit
d’en estre marry, il s’acquit non seulement la bonne volonté de ceux qu’il
licentioit, mais de tous les autres solduriers, & au contraire la
faisoit perdre à Amasis, qui n’estoit pas un petit avancement à l’execution
du dessein qu’il avoit faict en soy-mesme : car tout ce qu’il ostoit à la
Nymphe, par ce moyen revenoit entierement à son advantage.
Fin du sixiesme Livre.
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LE
SEPTIESME
LIVRE DE LA
TROISIESME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Adamas qui desiroit grandement de contenter toute la belle & honorable
trouppe qui estoit en sa maison, & de satisfaire particulierement à la
promesse qu’il avoit faite à ces belles bergeres, qui l’avoient supplié
d’aller en leur hameau, pour faire le sacrifice du remerciment. Soudain que
le jour fut venu, donna ordre à faire partir les Sacrificateurs, avec les
animaux & autres choses necessaires, & pour faire advertir tous ceux
des hameaux voisins, afin qu’ils y peussent assister. Et cependant qu’il ordonnoit toutes ces choses, la
belle Daphnide, & toutes ces estrangeres & honnestes bergeres
finirent de s’habiller, & incontinent apres se mirent toutes ensemble en
chemin, pour s’en aller au petit pas au lieu où le sacrifice devoit estre
faict. Alexis entre toutes estoit la plus interdite, car d’abord que sortant
du logis, elle jetta les yeux sur la riviere de Lignon, & qu’elle
apperceut le lieu de sa derniere demeure, il luy sembla que ce voyage tant
hors de son esperance, n’estoit point veritable, mais en songe seulement. Il
est vray que quand elle eut descendu une partie de la coline avec Astrée,
& que Hylas par ses discours l’eust cent fois esveillée, & qu’enfin
elle recogneut que ce n’estoit pas un songe, mais un veritable voyage, elle
se trouva si pleine de contentement, que chacun le pouvoit lire en ses yeux
& en son visage. Astrée d’autre costé, qui ne pouvoit desirer un plus
grand bon-heur, que d’estre aupres de ceste Druyde déguisée, & par qui
le visage de Celadon luy estoit si naïfvement representé, s’en alloit si
contente & satisfaite, qu’ayant presque oublié les traverses que la
fortune luy avoit données par le passé, elle se disoit maintenant la plus
heureuse bergere de Lignon. Et parce qu’Adamas luy avoit fait entendre, que
ce soir il vouloit loger avec Phocion, & que Leonide & Alexis y
seroient aussi, elle en donna advis au vieux Pasteur, afin qu’il se
preparast à bien recevoir ses hostes, & à donner tel ordre en sa maison,
qu’ils n’y receussent point d’incommodité. Et d’autant qu’Alcidon, Daphni-
de, & sa trouppe devoient
loger dans celle de Lycidas, ce fut luy qui laissant ceste trouppe, se mit
devant pour en porter les nouvelles, cependant qu’au petit pas ils s’en
alloient chantant & discourant, pour tromper la longueur du chemin.
Calydon qui avoit le souvenir si present de la cruelle response qu’Astrée luy
avoit faite, n’ayant plus la hardiesse de s’approcher d’elle, &
toutefois ne pouvant celer son desplaisir, ny son extreme affection,
marchant quelque pas devant elle, ne se peut empescher de souspirer ces
vers :
SONNET,
Que de l’aymer, c’est assez de
recompense.
Pourquoy faut-il l’aymer, puis qu’elle est
insensible,
On n’a nul sentiment que pour s’armer le cœur
Contre un fidelle Amant de nouvelle rigueur,
A tout autre pouvoir
se rendant invincible ?
Pourquoy faut-il l’aymer, puis qu’il est impossible
De pouvoir par Amour en estre le vainqueur,
Ny gaigner son esprit
par peine ou par longueur,
Et qu’y perdre le temps, c’est l’espoir
infaillible ?
Mais pourquoy ne l’aymer si telle est sa beauté,
Que
de ne l’aymer point, ce serait lascheté,
Et que de la quitter n’est
plus en ma puissance ?
Mais c’est perdre le temps, la peine & le soucy,
Peut-estre Amour vaincra, que s’il n’advient ainsi :
N’est-ce assez
de l’aymer pour toute recompense ?
Hylas qui estoit aupres de luy, & qui ne pouvoit approuver ceste
opiniastre affection, soudain que Calydon eut achevé, chanta à haute voix
ces vers :
VILLANELLE.
Change d’humeur qui s’y plaira, Jamais Hylas ne
changera.
I.
Ceux qui veulent vivre en servage,
Peuvent comme
esclaves mourir,
Hylas jamais n’a peu souffrir
Que l’on luy
fist un tel outrage :
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais
Hylas ne changera.
II.
Il est certain, Hylas vous ayme :
Mais sçavez vous
belle Alexis,
De son amour quel est le prix ?
Le prix d’Amour,
c’est l’Amour mesme :
Change d’humeur qui s’y plaira ;
Jamais
Hylas ne changera.
III.
Languir aupres d’une cruelle,
C’est un bien maigre
passe temps ;
Et c’est enquoy je ne m’entends,
Il vaut bien
mieux estre infidelle :
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais
Hylas ne changera.
IIII.
Mais pour ne le trouver estrange,
Qu’égale entre nous
soit la loy :
Comme je vous ayme, aymez moy,
Et me changez si
je vous change.
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas
ne changera.
V.
Ainsi d’une si douce vie
Nul de nous ne se lassera,
Parce que celuy changera
Qui premier en aura l’envie.
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne changera.
VI.
Et si jamais je vous en blasme,
Que je puisse mourir
d’amour,
Ou bien que j’ayme quelque jour
Longuement une laide
femme :
Change d’humeur qui s’y plaira,
Jamais Hylas ne
changera.
Chacun se mit à rire de la chanson d’Hylas, & parce que Stiliane qui
marchoit avec Carlis & Hermante assez prez de luy, avoit escouté
attentivement ce qu’il avoit dit : Il me semble Hylas, luy dit-elle, que
ceux qui vous accusent d’estre inconstant vous font un grand outrage, puis
que jamais homme ne fut plus constant que vous estes, d’autant que dés la
premiere fois que je vous vis, vous estiez de la mesme opinion que je vous
retreuve. Que voulez vous ma vieille maistresse que je vous die ? c’est de
la misere de nostre siecle qu’il faut que je me pleigne, puis que les hommes
& les femmes sont de si peu d’esprit qu’ils ne sçavent recognoistre
ceste verité : Voila, dict elle en sousriant, une mauvaise recompense pour
le bon office que je vous rends, vous me nommez vostre vieille maistres- se, & ne sçavez vous, Hylas,
qu’il n’y a rien qui offence plus une femme que de l’appeller vieille ? Je
le croy, respondit Hylas, mais je ne sçay qu’y faire, le long temps qu’il y
a que nous nous cognoissons est cause de ceste injure. Daphnide qui parloit
avec le sage Adamas, oyant rire ceux qui estoient aupres de Hylas, &
desireuse de sçavoir que c’estoit, le demanda à Diane qui estoit assez pres
d’elle, & lui en ayant dit le subject : Il faut advoüer, dit Daphnide,
que son humeur est la plus agreable que l’on puisse rencontrer, & que
l’on le peut nommer l’unique en son espece, & je croy que toute cette
trouppe seroit bien marrie de le perdre. Mais, belle bergere, dites moy je
vous supplie, depuis quand est-il parmy vous, & qu’est-ce qui l’y a
faict venir, & qui l’y arreste ? Diane alors luy respondit, Il y peut
avoir quatre ou cinq Lunes qu’il vint, & je croy que de vous dire ce qui
l’arreste icy, il est superflu. Puis, Madame, que vous le pouvez assez
imaginer, cognoissant son humeur comme vous faites, mais pour l’occasion qui
le nous a amené, je ne pense pas que personne la sçache que luy seul, ce
n’est pas qu’il soit fort caché ny retenu à raconter tout ce qui luy est
arrivé : mais c’est qu’ayant plusieurs fois commencé ou il a esté
interrompu, ou le temps luy a manqué ; & je m’asseure, Madame, que pour
peu que vous fassiez semblant de le desirer, il ne fera pas difficulté de
vous le dire, puis qu’il croit estre bien autant obligé à ceux qui le
veulent escouter, que luy sçauroient estre ceux ausquels il raconte ses
fortunes : Je pense, adjou- sta
Daphnide, que ce ne seroit point un mauvais divertissement, s’il nous
vouloit entretenir, & que le chemin en seroit beaucoup moins ennuyeux :
mais pour en venir à bout, il faut que ceste belle Druyde, dit-elle
monstrant Alexis, le luy commande. Alexis qui s’ouyt nommer, & qui prit
garde au signe que faisoit Daphnide de la main, pour ne point monstrer
qu’elle fust trop attentive à parler avec Astrée, luy demanda, si elle
vouloit quelque service d’elle, & sçachant par Diane ce qu’elle
desiroit : Je m’asseure, Madame, dict Alexis, que personne n’y a plus de
pouvoir que vous : & toutesfois puisqu’il vous plaist de me le commander
ainsi, je m’en vay faire preuve de celuy que j’y puis ; & lors relevant
la voix : Mon serviteur, luy dit-elle, je deviens jalouze : Il y a peu
d’occasion de l’estre, respondit Hylas ; L’occasion, adjousta Alexis, y est
tres-grande : car outre que le visage de ces belles estrangeres ne m’en
donne que trop, encores sçavez vous bien que ce n’est pas sans raison si
l’on soupçonne de larcin celuy qui a accoustumé de desrober : Vous voulez
dire, respondit Hylas en sousriant, que j’ay accoustumé de desrober les
cœurs de celles qui me voyent, & vous craignez que je n’en fasse de
mesme de celuy de ces nouvelles bergeres : mais n’ayez peur, ma belle
Maistresse, car il peut bien estre que je feray ce larcin : toutefois
encores que je prenne le leur, je vous promets que pour cela elles n’auront
pas le mien, & qu’il sera tout à vous. Ceste asseurance, repliqua
Alexis, me plaist fort : mais mon serviteur, ce n’est pas ce que je veux dire : j’entends qu’elles sont
belles, & que vous faites gloire d’aymer toutes celles qui ont de la
beauté. Hylas alors s’approchant d’Alexis : Je voy bien ma Maistresse, luy
dict-il, que vous ne sçavez pas encore de quelle sorte j’ayme. Il faut que
vous sçachiez que je m’y gouverne tout ainsi qu’un marchand bien advisé :
lors qu’il fait dessein d’acheter quelque chose, il regarde combien elle
peut valoir, & puis amasse de tous costez l’argent qui luy est
necessaire pour esgaler ce prix : J’en fais de mesme : car lors que
j’entreprens d’aymer une Dame, je regarde incontinent quelle est sa beauté,
car comme vous sçavez, ce qui donne le prix aux femmes, ce n’est que la
seule beauté, & soudain je fais un amas d’Amour en mon ame, égale au
prix & à la valeur qui est en elle : & lors que j’ayme, je vay
despendant cét amas d’Amour, & quand je l’ay tout employé au service de
celle pour qui je l’avois amassé, il ne m’en reste plus pour elle, &
faut si je veux aimer, que j’aille ailleurs chercher une nouvelle beauté
pour faire un autre amas d’amour, si bien qu’en cela mon argent & mon
amour se ressemblent bien fort : Je veux dire, que l’un & l’autre quand
je les ay despendus, je ne les ay plus : Vous auriez donc quelque raison de
craindre, ma maistresse, si jamais je n’avois aimé ces nouvelles bergeres :
mais il y a long-temps que j’ay despendu tout l’amas que j’avois faict pour
leur beauté, & qu’il n’y en a plus en moy pour elles : Mais, mon
serviteur, adjousta Alexis, les marchands qui sont riches, encores qu’ils
ayent une fois vuidé leurs bources, ils ne laissent de les remplir pour achepter la seconde fois ce que
la premiere ils n’auroient peu avoir. Or, reprit Hylas, c’est enquoy ma
Maistresse, ces riches marchands & moy ne sommes pas semblables : car
eux par deux & trois fois reprennent & renoüent leurs marchez, voire
s’ils n’ont pas l’argent, l’empruntent sur leur credit : mais moy, jamais
plus je n’y reviens lors que la premiere fois j’ay manqué de l’acheter.
Voila, dit Daphnide en sousriant, la plus belle façon d’aymer dont j’aye
jamais ouy parler ; Il est vray, dit Alexis, mais elle n’est pas tant à mon
advantage que je desirerois bien, car j’ay peur que vous n’ayez bien tost
despendu l’amour que vous avez amassée pour moy, & lors vous ne
m’aymerez plus : Il est certain, respondit froidement Hylas, que si je
l’avois toute employée, vous n’en devriez jamais esperer en moy : mais il
est du tout impossible ; parce que quand je fais cét amas d’amour, je le
rends égal à la beauté que je veux aymer, & la vostre estant infinie,
vous devez croire que le monceau est grand de l’amour que j’ay mis ensemble
pour l’esgaler : J’en seray bien ayse, respondit Alexis, car ce me seroit
bien du regret de vous perdre, vous estimant comme je fais, & cela me
faict vous supplier, si de fortune il n’y en avoit pas un si grand monceau
que vous le figurez, que vous rabatissiez un peu de vostre despence afin que
vostre provision durast d’avantage. J’ayme mieux que vous m’aymiez un peu
moins, que si vous imitiez ceux qui despendent en un jour ce qui leur
pourroit suffire pour tout un an : Ma Maistresse, dit-il incontinent, si
vous n’avez que ce soucy, vivez
seulement en repos, car je vous asseure que j’en ay tant que j’ay dequoy
vous aymer plus long-temps que je ne vivray : Mais, mon serviteur, puis que
vous avez tant d’amour pour moy, dict Alexis, encore me semble-t’il, que
vous devriez desirer que j’en eusse autant pour vous, afin que cette amour
ne fust point boiteuse : Vous dites fort bien, reprit Hylas, & c’est
enquoy je suis bien empesché, si vous me dites ce qu’il faut faire, vous
verrez que je le desire pour le moins autant que je vous ayme : Je ne doute
point, adjousta Alexis, de ceste bonne volonté : mais puis qu’il est ainsi,
il faut que vous en cherchiez les moyens : J’ay tousjours ouy dire, que ce
qui donne le plus d’amour, c’est la cognoissance de la chose aymable :
Comment voulez vous que je vous ayme, si je ne vous cognois point, ou pour
le moins si je ne sçay de vous que fort peu ? Le tresor caché ne sert à rien
pour le faire estimer, vos actions sans doute, vous pourroient rendre
estimable si elles estoient sçeuës, c’est pourquoy il me semble que si vous
desirez que je vous ayme, vous devez estre curieux de me faire sçavoir
vostre vie, & maintenant que le temps est si propre, & que vous
aurez une si belle audience, vous ne devez pas en perdre l’occasion : &
quoy, ma Maistresse, dict Hylas, tout ce long discours que vous avez faict
n’a ce esté que pour ce subject ? Il ne falloit que me faire signe que vous
le vouliez, vous eussiez veu que mon affection est encore plus grande que
vostre curiosité, & quoy que je tienne ces maximes fausses en amour,
qu’il faille cognoi- stre avant
que d’aymer, aussi bien que toutes les autres que Silvandre va proposant, si
ne veux-je manquer de vous dire tout ce que je sçay de moy, seulement pour
vous obeyr. Et lors Adamas l’ayant fait mettre au milieu de toute la troupe,
chacun demeura attentif à l’escouter, & pour le mieux ouyr, ils se
pressoient si fort autour de lui, qu’ils se marchaient presque sur les
pieds : Et lors voyant qu’ils faisoient tous un grand silence, il commença
de ceste sorte :
HISTOIRE
De Cryseide, & d’Hylas.
Il est certain que l’ignorance a cela de propre, qu’elle fait blasmer
plusieurs choses, qui d’elles-mesmes sont loüables : Je l’ay recogneu
maintes fois, depuis que je suis parmy les bergers de ceste riviere de
Lignon, où les fausses maximes de Silvandre sont tellement suivies, que vous
diriez, ma maistresse, quand il parle, que c’est un Oracle, & que les
Dieux seroient bien offencez, si l’on ne croyoit tout ce qu’il dit : Et
ceste erreur est tellement enracinée dans l’opinion de tous ceux de ce
rivage, qu’il semble que ce soit un crime de leze Majesté en Amour que d’y
contredire : mais moy qui ne m’arreste pas à l’opinion, mais à la verité,
& qui ne me laisse gueres vaincre aux paroles sans les raisons, j’ay
tousjours voulu suivre ce que ceste
raison m’a monstré se devoir faire : y a-t’il quelqu’un qui puisse blasmer
l’experience, puis qu’elle est mere & nourrice de la prudence ? Et
toutesfois parlez à Sylvandre, & à ceux qui sont de sa secte, ils vous
maintiendront au peril de leur vie, que ces experiences sont vicieuses,
& qu’il faut comme coquilles, depuis qu’on est attaché à un rocher, ne
s’en separer jamais : Voire comme si les Dieux ne nous avoient pas donné le
jugement pour discerner des choses bonnes, celles qui sont meilleures, &
la volonté qui est tousjours portée de son naturel, & par la raison à
celles qui sont les plus parfaites : Ces considerations seront s’il vous
plaist devant vos yeux, ma Maistresse, quand vous verrez que j’en ay
quelquefois aymées que j’ay changées apres pour d’autres, sans que cela vous
puisse faire craindre que je vous laisse jamais pour quelque autre, puis
qu’il est impossible que je trouve quelque chose qui vaille mieux.
Vous n’avez pas esté la premiere, ma belle maistresse, qui avez desiré
d’entendre la suitte estrange de mes fortunes : Il y en a eu plusieurs qui
ont eu ceste curiosité, & mesme en ceste trouppe, & à qui en
diverses fois j’en ay dit une grande partie. Or je sçay bien que ce que vous
desirez sçavoir de moy, c’est ce que vous ne pouvez apprendre de nul autre
qui soit icy, car pour le reste, ces causeuses bergeres à qui je l’ay desja
raconté, vous le diront à loisir, si desja elles ne l’ont fait : Et pource
je ne vous diray pas que je suis originaire de Camargues, que j’y com- mençay mon apprentissage aupres
de Carlis, & le finis en Stiliane, qui me firent quitter le lieu de ma
naissance, tant j’estois nouveau en ce mestier, ny que suivant ma fortune je
parvins à Lyon, apres avoir aymé par les chemins la belle Aymée, la folastre
Floriante, & la triste Cloris : je me tairay aussi qu’y estant arrivé,
j’entrevis Circeine, & que j’en fus pris d’Amour, & que si ceste
affection nasquit dans le Temple, elle mourut aussi tost que j’en sortis,
pour revivre quelque temps apres, laissant cependant la place à la
charitable Palinice, & celle-là à la courtoise Parthenope, puis à la
malicieuse Dorinde, & à la glorieuse Florice : mais parce que Florice
est la derniere de toutes celles que j’ay nommées, je suis contraint de
commencer mon discours, où ceste Amour prit fin, pour vous faire mieux
entendre ce que vous desirez sçavoir de ma vie.
Periandre tres honneste Chevalier, & qui estoit passionnément amoureux de
Dorinde, pour lui complaire fust cause de me faire perdre la bonne volonté
de Florice : en me desrobant, quoy que mon amy, quelques lettres qu’elle
m’avoit escrites, & que depuis Dorinde pour se venger d’elle & de
moy, fit voir, la malicieuse qu’elle est, à Theombre mary de Florice, &
desquelles il conceut un si grand soupçon, qu’il l’emmena hors de la ville,
me faisant perdre par cét esloignement le bien de la voir, & peu de
temps apres le desir de la revoir : car ma Maistresse, je vous avouë
librement, que tout ainsi que mon Amour prend naissance par les yeux, de
mesme meurt-il aussi tost que par
la veuë je ne le puis plus nourrir, suivant ceste tres-veritable maxime, Qui est loing des yeux, l’est aussi du cœur. Et cest
autre, Qui ne sçait oublier, s’en aille. Or le sejour
de Florice hors de la ville fut d’une Lune, terme assez long pour voir
naistre & mourir en moy une douzaine de diverses Amours : mais quand le
temps de son esloignement n’eust pas esté si long, l’occasion qui se
presenta n’eust esté que trop suffisante de me la faire oublier : toutefois
il ne faut point que je me vante, encores que la perte ou le changement
d’une amitié, n’ait guere accoustumé de me faire desesperer, ayant tousjours
eu une certaine resolution & grandeur de courage, qui ne m’a jamais
laissé abatre sous une trop grande tristesse pour un semblable accident, si
fus-je bien empesché de moy-mesme, quand Florice partit, & plus encores
quand je vis que son sejour estoit si long : car il est certain que je n’ay
jamais appreuvé ces Amours qui se nourrissent de la pensée & de
l’imagination. Et parce que je me souvins qu’estant petit enfant, lors que
par mesgarde je m’estois brulé le doigt, ceux qui avoient le soing de ma
conduitte me le faisoient raprocher du feu, & comme s’ils eussent voulu
faire brusler la bruslure mesme, me contraignoient de l’y tenir, jusques à
ce que les larmes m’en venoient aux yeux. Je pensay qu’Amour estant ainsi
qu’on dit un feu qui m’avoit bruslé, il falloit chercher un autre feu, &
pour guerir de ma premiere bruslure en faire presque une nouvelle. Ceste
resolution fut cause, que par tout où je sçavois qu’il y avoit quelque bel-
le Dame, je m’y en allois
pour m’y rebrusler : enfin le Ciel qui ordinairement favorise les desseins
qui sont justes, me fit rencontrer le feu qui m’estoit necessaire.
Un soir je me trouvay sans autre dessein que de laisser passer le reste du
jour prés du Pont de l’Arar, dans la place qui le touche & qui descouvre
d’un bout à l’autre de ce Pont, & de fortune y jettant les yeux,
j’apperceus venir au grand trot trois chariots descouverts, chacun tiré par
six chevaux : & parce que c’estoit un equipage que nous n’avions guiere
accoustumé, je me mis en lieu commode pour les voir passer. Dans chacun il y
avoit quatre Dames, vestuës tout autrement que les nostres, leurs robes
estoient volantes, leurs manches si estroittes, que la forme du bras
paroissoit, le bras de la robe sans plis, & tellement coupé sur le
corps, que la rondeur du ventre se discernoit, leurs fraizes grandes & à
gros boüillons, dont les bords brilloient tout à l’entour de petites
paillettes d’or, leurs cheveux fort relevez par le devant, horsmis
quelques-uns qui estoient frisez, & qu’elles laissoient nonchalamment
tomber sur le visage : au haut de la coiffure, par le derriere estoit
attachée une gaze qui alloit accompagnant le corps aussi bas que la robe,
comme aussi les doubles manches qui larges & ouvertes s’avaloient
jusques en terre. Cest habit incogneu à mes yeux me donna une extreme
curiosité de les bien considerer : & de fortune, la premiere sur qui je
jettay les yeux me les retint tant que je la peus voir. Elle estoit dans le
premier chariot en la place la plus honorable, ses cheveux estoient entre blonds & chastains,
son teint si beau, qu’il faisoit honte au satin le plus blanc, l’œil &
le sourcil noir, mais l’œil si vif, qu’il perçoit d’un seul coup jusques au
centre du cœur, sa bouche si rouge qu’on l’eust jugée du plus vif coral qui
se trouve, le col un peu long, mais si blanc, si rond & si uny, qu’il
sembloit une colomne d’albastre, & qui s’aprochant de la gorge s’alloit
eslargissant peu à peu d’une si juste proportion, qu’il faisoit juger
l’embonpoinct & de tout le reste du corps, sa fraize qui estoit ouverte
en laissoit la veuë, & d’une partie du sein aussi, dont un curieux
mouchoir cachoit le reste, & toutesfois par mesgarde, ou à dessein bien
souvent il s’entr’ouvroit, ou s’eslevoit selon le bransle du chariot, &
laissoit passer l’œil curieux quelquesfois bien avant, pour luy donner,
comme je croy, plus de desir de voir le reste par la veuë de ce qui luy
estoit permis. Pour sa taille, la robe volante la cachoit, & le chariot
empeschoit que la hauteur peust estre bien recognuë : toutefois par ce qui
s’en voyoit, l’on pouvoit juger qu’elle n’estoit ny grande ny petite. Quant
à sa main, que de temps en temps elle sortoit du gand pour relever les
cheveux qui luy tomboient sur les yeux, elle paroissoit telle, que rien ne
se pouvoit esgaler à la blancheur du visage qu’elle seule.
Or jugez, Madame, si ceste beauté pouvoit estre veuë sans estre aymée, aussi
fut-ce le feu où je bruslay toutes mes autres brusleures, mais de telle
sorte, qu’en oubliant Circeine, Palinice, Dorinde, & Florice mesme, je
me donnay entie- rement à
celle-cy. Peut-estre trouverez-vous estrange qu’estant dans un chariot,
& ne faisant que passer, je peusse remarquer tant de particularitez en
ceste belle : mais il faut se souvenir que je la regardois avec plus de deux
yeux, car outre les miens, j’avois encor ceux d’Amour, qu’il me presta, afin
que je peusse bien voir ceste merveille : & ne faut pas croire ce que
Silvandre allegue bien souvent, que l’Amour est aveugle : car au contraire,
ceux qui voyent avec ses yeux percent les habillements, & voyent à
travers la robe les beautez qui sont cachées à tous les autres : mais
encores sembla-t’il que cet Amour eust un grand dessein sur moy à ce coup,
parce que ce fut luy sans doute, qui pour donner plus de loisir de me servir
de ses yeux, & des miens, fit accrocher quelques charettes qui venoient
de mon costé, pour passer sur le pont, aux roües de ce bien-heureux
chariot : tant y a que quand il s’en alla, il estoit plus chargé que quand
il vint, parce qu’il emporta mon cœur de plus.
Vous riez Silvandre, dit Hylas, interrompant le fil de son discours, & je
cognoy bien que vous voulez dire qu’il n’estoit guere plus chargé au partir
qu’à l’abord. Contentez-vous que mon cœur tout leger que vous l’estimez, est
aussi pesant que le vostre : Je ne sçay pas cela, dit Silvandre, mais si
sais bien que pour peu que le chariot qui emportoit vostre cœur allast
rudement, il en sortit bien tost, car il n’a guere accoustumé de demeurer en
une place. Voila, continua Hylas, la mesme opinion de Periandre, lors qu’il
me trouva appuyé sur le banc où je
m’estois retiré pour voir passer ces estrangeres. Ce bon ami me voyant à
moitié hors de moy, se douta à peu pres de mon mal, & s’approchant
doucement : Courage, me dit-il, Hylas, vous guerirez aussi bien de celle cy
que des autres ; je luy respondis d’un visage tout renfrongné, Periandre
vous vous mocquez de moy, mais si vous sçaviez la grandeur de mon mal, vous
en auriez pitié, quoy que je vous advouë qu’il vient d’Amour. Ah ! mon amy,
me repliqua-t’il, il ne faut qu’avoir bon cœur, ce n’est pas la premiere
fois que vous avez eu ceste mesme maladie sans en mourir ; Il est vray,
dis-je, mais en ce temps-là je sçavois qui me faisoit le mal, &
maintenant je l’ignore. Comment, reprit Periandre en sousriant, vous estes
amoureux, & ne sçavez de qui ? Il est ainsi que vous le dites, luy
respondis-je. Or considerez si à ceste fois Amour ne m’a pas bien attrapé ?
Que vous aymiez, dit-il, je le croy, mais que vous ne sçachiez qui vous
aymez, encore qu’en toute autre chose je vous estime veritable, toutefois en
celle-cy je suis incredule : & s’il est vray, je tiens que celle cy est
l’une de ces choses qui sont plus aisées à faire qu’à persuader ny à croire.
Que vous le croyez ou non, dis-je en souspirant, cela n’empesche pas que je
ne sois l’homme du monde le plus possedé d’une amour incognuë. Et y a-t’il
long-temps, me dit-il, que vous avez ce bisarre mal ? Un peu plus, luy
respondis-je, qu’il y a que nous en parlons. A ceste responce, Periandre se
mit à rire, & puis se mocquant de moy, & me mettant une main sur
l’es- paule ; Et bien mon amy, me
dit-il, si ce mal s’envieillit, je veux payer les Medecins : & à ce mot
il s’en voulut aller, mais le retenant par la cape, je luy dis comme par
reproche. Est-ce cela toute l’aide & toute la consolation que je dois
attendre de l’amitié que vous m’avez promise ? Et que puis-je pour vous, me
dit-il, si vous ne sçavez qui vous a fait le mal dont vous vous pleignez ?
Encores, repliquay-je, m’y pouvez-vous ayder, me faisant avoir cognoissance
de celle que j’adore. Vous vous moquez de moy, dit-il, aussi bien que de
vostre mal : comment voulez-vous que je la cognoisse mieux que vous ? Et
quoy, repris-je alors, ne voit-on pas ordinairement que les personnes saines
disent aux malades quelle est leur maladie, & y trouvent &
rapportent les remedes que ceux qui ont le mal ne peuvent ny sçavoir, ny
trouver ? Ah Periandre ! si vous m’aymiez comme vous dites, vous ne me
refuseriez pas l’assistance que vous me devez. Alors il me respondit, Que
voulez vous Hylas, que je vous die ? Je croy sur ma foy que vous estes
devenu fol ? Je suis fol ? lui dis-je, or oyez si c’est folie d’aimer ce que
j’adore. Celle pour qui je meurs ne cede en beauté à la mesme Déesse
d’Appelles, elle a plus de grace que les Graces mesmes : Et si l’Amour
n’avoit le bandeau sur les yeux, sans doute Amour brusleroit d’Amour pour
elle : mais il est vray que je ne sçay qui elle est. En ce dernier poinct,
me repliqua-t’il, gist vostre folie : mais où l’avez vous veuë ? O Dieux !
luy dis-je, n’estes-vous pas bien aveugle de ne voir point le Soleil quand
il esclaire ? N’avez-vous point veu
ces chariots qui ne font que de passer ? Dans le premier estoit celle que
j’ayme, & que je ne cognois point : Si c’est celle-là, me dit-il
incontinent, sçaches mon amy que tu és prisonnier d’une prisonniere,
Gondebaut nostre Roy, les a prises de là les Alpes, & les envoye icy
pour marque de sa victoire.
J’apris ainsi qui estoit ceste belle estrangere ; & s’il n’eust esté si
tard, j’eusse dés ce soir mesme essayé de la voir, mais le remettant au
matin, je me retiray en mon logis si tourmenté, que je ne reposay de toute
la nuict. Je sortis du lict au mesme temps que le jour parut : Et parce que
Periandre m’avoit promis que nous yrions de compagnie au Palais, pour nous
trouver lors que ces estrangeres yroient au Temple, attendant qu’il vint, je
pris un miroir pour prendre advis de luy comme ce jour-là je m’habillerois :
cent fois je passay les mains dans mon poil, tantost pour le relever, &
tantost pour le frizer ; & cent fois il me sembla qu’il ne se vouloit
tenir si bien que de coustume : cent fois je mis & remis ma fraize,
& je ratachay de tant de sorte mes jarretieres, que le jarret m’en
faisoit mal, & laissay tous ceux qui estoient autour de moy à
m’accommoder le reste de mon habit : mais enfin quand je revins au miroir,
je pris garde que mes cheveux paroissoient un peu trop dorez, & parce
que c’est une chose à laquelle il se faut bien prendre garde, de ne donner
point une mauvaise impression aux femmes la premiere fois qu’elles nous
voyent : & que je sçay qu’encores que ce soit sans raison, elles
craignent le poil de la couleur du mien, je me chargeay la teste de tant de poudre de Cypre, que
de loing elle sembloit mieux la teste d’un Meunier, que celle d’Hylas, &
Periandre m’y surprenant demeura long temps à me considerer en ce travail,
avant que je l’aperceusse. Enfin je levay de fortune la teste, &
haussant les yeux je vis qu’il s’en sousrioit. Periandre, luy dis-je, vous
n’estes pas bon amy, puis qu’au lieu de m’ayder, & d’avoir pitié de mon
mal, vous vous moquez de ce que je vous dis. Tant s’en faut que je m’en
moque, dit-il, qu’au contraire je l’admire, & ne puis penser que ce mal
duquel vous vous plaignez soit veritable, si ce n’est qu’Amour se soit voulu
venger de vous, vous faisant espreuver en vous mesme, ce que vous n’avez peu
croire en autruy. Et dequoy, dis-je, ay-je esté tant incredule ? qu’il se
puisse treuver, dit-il, une affection si grande qu’elle puisse effacer tous
les autres soings, sinon ceux qui la touchent ou qui despendent d’elle ?
Vous avez raison, luy dis-je, mais si m’avez-vous tousjours veu desireux de
plaire à celles que j’ay aymées : & parce que quand je mettrois ensemble
toutes les amours que j’ay eu pour celles que j’ay jusques icy
affectionnées, elles ne sçauroient esgaller la seule affection que je porte
à celle-cy seule ; vous ne devez trouver estrange que j’employe aussi plus
de peine, & plus de soing que pour toutes les autres, sçachant assez que
les premieres impressions qu’elles reçoivent sont malaisément effacées. Et
d’autant qu’en luy tenant ce discours, je ne laissois de m’habiller &
agencer le plus soigneusement qu’il m’estoit possible : Encore, me dit-il, faut-il mettre une fin
à ceste curiosité, autrement nous y arriverons quand elles seront parties,
& lors me prenant par la main, il me destacha presque par force de mon
miroir, & me contraignist de le suivre au Palais, où estoit logée ceste
belle estrangere : & où nous n’eusmes guere attendu, que nous les vismes
sortir, se tenant par les mains deux à deux, pour s’en aller au Temple.
J’estois si attentif à les voir passer devant nous, & à bien remarquer
celle qui m’avoit blessé, que Periandre pour se mocquer de moy, me vint dire
à l’oreille, Prenez garde que celle que vous aymez si fort, ne passe sans
que vous la recognoissiez. Si mes yeux, luy respondis-je, avoient faict
ceste faute, je les arracherois du lieu où ils sont, pour n’estre plus
trompé de ceste sorte. Je ne le dis pas sans raison, repliqua-t’il en
sousriant, car je suis le plus trompé homme du monde, si elle n’est desja
passée. Est-il possible, repris-je incontinent, & ne vous mocquez-vous
point de moy ? Et à ce mot sans attendre sa responce, je m’avançay devant
toutes, afin de les revoir repasser une autre fois, mais je cogneus bien
qu’il ne l’avoit dict que pour me mettre en peine, parce que peu apres je
vis venir celle que j’attendois, la derniere de toutes, accompagnée de tant
de beautez, qu’elle attiroit les yeux de chacun sur elle. Ceste seconde veuë
me ravit de telle sorte, que je ne sçay ce que je devins : seulement je me
ressouviens que quand elle passa au devant de moy, je ne me peus empescher
de dire avec un grand souspir :
Voila la plus belle de toutes, & de fortune il advint que de toutes ces
estrangeres, il n’y avoit qu’elle seule qui entendit le langage des Gaulois,
de sorte que je l’obligeay aux despens des autres, sans toutesfois aussi les
desobliger, parce qu’il n’y eut qu’elle qui m’entendist, d’autant que
quelque mine qu’une femme en fasse, c’est une playe presque incurable, que
le mespris qu’on faict de sa beauté, & au contraire de toutes les
flatteries qui plaisent le plus aux femmes, il n’y en a point qui leur soit
plus agreable, que celles qui touchent leur beauté : parce que jamais leurs
jugemens ne desmentent les paroles qui en sont dites, pour avantageuses
qu’elles soient. Le Temple estoit assez esloigné du Palais : &
toutesfois je treuvay le chemin si court, que je ne pensois pas en avoir
fait la moitié lors que nous y arrivasmes : mais ce que je treuvay de plus
estrange, ce fut de voir achever si promptement le sacrifice qui y fut
faict, qu’à peine pensois-je qu’il fust bien commencé, lors que j’oüys les
dernieres paroles qui permettent de s’en aller, & cela d’autant que je
recevois un contentement si extreme, de voir ceste belle estrangere, que je
n’ostay jamais les yeux de dessus elle, tant que le sacrifice dura : &
parce que ces belles Dames n’estoient pas sans curiosité non plus que nous,
elles ne s’amusoient pas tant à leurs devotions, qu’elles ne donnassent
quelquesfois le temps à leurs yeux de faire une ronde parmy le temple : mais
il n’arriva jamais que ceste belle estrangere tournast les yeux vers moy,
qu’elle ne rencontrast les miens atta- chez sur son visage.
Diane alors en sousriant, Encores faut-il, dit-elle, Hylas, que je vous
interrompe, pour vous faire prendre garde que vous n’aviez point de raison
de blasmer Vesta, & la bonne Déesse, lors que la venerable Chrysante
vous deffendit & à tout le reste des bergers, d’assister aux sacrifices
qui leur sont faits par les Vestales, puis que les Temples sont pour prier
les Dieux, & non pas pour faire l’amour à celles que l’on ayme. Encore
n’est-ce pas sans raison, respondit Hylas, que je m’en suis plaint, puis
qu’il me semble que les Dieux ne doivent pas treuver mauvais que nous
fassions en terre ce qu’ils font eux mesmes dans les Cieux : & sans
attendre que Diane repliquast, il reprit son discours de ceste sorte :
Le sacrifice estant finy, elles s’en retournerent au mesme ordre qu’elles
estoient venuës : mais de fortune au sortir du Temple qui est relevé comme
vous sçavez de plusieurs degrez, ceste belle qui regardoit ailleurs,
faillist une des dernieres marches, & à cause des souliers qu’elles
portent, qui sont d’excessive hauteur, ne pouvant se retenir elle tomba,
mais toutesfois sans se faire mal. J’y acourus incontinent, comme celuy qui
avoit tousjours les yeux sur elle : & la prenant par le bras, je la
relevay, avec tant de contentement pour moy, que je tins pour bien employée
toute la peine que j’avois euë le reste du jour, luy ayant peu rendre ce
petit service, qui fut la premiere cognoissance que depuis elle me confessa
avoir euë de ma bonne volonté, & cela a esté cause que depuis en toutes
mes autres affe- ctions, j’ay
observé de ne laisser jamais perdre une occasion, pour petite qu’elle soit,
de servir celles que j’ay aymées, ayant apris de là, qu’en imitant les bons
maistres d’escrime, il vaut mieux tirer plusieurs coups, encore qu’ils ne
soient pas tous mortels, que d’attendre tout un jour pour en faire un seul,
parce que celuy est bien ignorant en ce mestier, qui ne sçait se deffendre
d’un coup : mais quand il tombe une gresle, & que pesle-mesle l’un
n’attend pas l’autre, il est presque impossible que quelqu’un ne porte,
& ne fasse effect. Je dis ces choses particulierement pour Silvandre qui
est bien si glorieux, qu’il ne voudroit pas faire un moindre service à sa
maistresse, que de luy sauver la vie, lui semblant que les autres qui sont
plus petits ne meritent d’estre mis en compte.
Silvandre pour ne l’interrompre ne vouloit point respondre, mais voyant que
chacun avoit les yeux tournez sur luy, & que Diane mesme le regardoit,
comme attendant quelque chose de luy, il creut d’estre obligé de luy dire :
J’avoüe, Hylas, & desavoüe en partie ce que tu viens de dire de mon
humeur : car tant s’en faut que je ne voulusse faire un moindre service à ma
Maistresse que de luy sauver la vie, qu’au contraire je prie Thautates que
l’occasion ne s’en presente point, afin qu’elle ne soit jamais touchée, ny
mon cœur aussi d’une si grande & si fascheuse apprehension : mais
j’avoüe bien que ces petits services, qui mesme ne meritent point d’avoir
tel nom, mais seulement d’estre appellez des soings, qui autrement n’estans
point faicts s’ap- pelleroient
nonchalances, ne sont pas dignes d’estre mis au compte que tu fais, puis que
les plus grands doivent estre effacez de la memoire de celuy qui les a
rendus : & croy moy, Hylas, qu’à quelque compte que l’Amant vienne de
ses services avec celle qu’il aime, c’est un signe tres-asseuré qu’il se
lasse de la servir, & qu’il luy tarde de n’avoir achevé le prix faict
qu’il a commencé. Et quoy donc, reprit Hylas en branlant la teste, on doit
perdre la memoire d’un long service ? & pourquoy faut-il donc les
rendre, puis que les choses passées, & desquelles on ne se ressouvient
point, il vaudroit autant qu’elles n’eussent point esté. Sois certain,
Silvandre mon amy, que tu treuveras force femmes qui s’accorderont à cette
ordonnance, parce que l’ingratitude qui leur est naturelle, est pour les
biensfaits receus, la mere de l’oubly : mais ayant tousjours creu que
c’estoit vivre en personne de peu de jugement, que de vivre sans conte, je
remarque de telle sorte les services que je leur rends, que si elles font
semblant de ne s’en souvenir point, ou de n’y prendre pas garde, je les leur
dis & redis si souvent, qu’elles sont bien sourdes si enfin elles ne les
entendent : aussi pour dire la verité, je pense que si tes services
meritoient autant que les miens, tu ne les donnerois pas à si bon marché, ou
pour mieux dire, tu ne les voudrois pas perdre si inutilement : car quant à
moy je tiens que les moindres que je rends, meritent une tres-grande
recompence. Si je ne sçavois, respondit Silvandre en sousriant, que tu es de
l’isle de Camargue, je penserois te voyant faire si grand cas de si peu de chose, que tu fusses né
dans une certaine contrée des Gaules, où les habitans ont trois conditions
qui ne semblent pas estre fort esloignées de ton humeur. Et quelles
sont-elles ? adjousta Hylas. Je ne les voulois pas dire, reprit Sylvandre,
mais puis que tu me presse, il faut que tu les sçaches. La premiere, c’est
qu’ils sont riches de peu de bien : l’autre, docteurs de peu de sçavoir,
& la derniere, glorieux de peu d’honneur. Hylas voulut respondre à
moitié en colere : mais l’esclat de rire que fit toute la troupe au
commencement l’en empescha. Et apres quand il voulut reprendre la parole,
Sylvandre le devança, & luy dit en sousriant : Il suffit, Hylas, que je
te declare n’avoir point dit ces paroles pour la Province des Romains où tu
es né : mais si tu penses estre obligé à quelque ressentiment, je te permets
de bon-cœur d’en dire autant ou plus du lieu de ma naissance quand il te
plaira. Ne doute point, reprit incontinant Hylas, que si le lieu duquel tu
parles ne m’estoit autant incognu qu’a toy-mesme, je ne demeurerois pas muet
à cette reproche, & avec plus de verité que tu n’as pas faict : &
toutefois sans sçavoir quelle est cette contrée malheureuse, on peut
aisément juger, qu’elle ne doit guere rapporter que des ronces & des
chardons, puis qu’elle a produit un esprit si espineux & si mordant que
le rien. A quoy Sylvandre n’ayant voulu respondre, pour ne le distraire
point d’avantage de la continuation de son discours, apres s’estre teu
quelque temps, il reprit ainsi la parole :
La coustume de l’ancienne ville de Lyon, qui est de caresser & d’honorer grandement les
estrangers, estans tres-religieux en l’observation des loix de
l’hospitalité, fut cause qu’Amasonte tante de Periandre, quelques jours
apres l’arrivée de ces belles estrangeres, s’enquist de ceux qui les avoient
en garde, s’il estoit permis de les visiter : & ayant appris que le Roy
l’auroit tres-agreable, elle ne manqua point de s’y en-aller pour leur
offrir toute sorte d’assistance & de service. Elle avoit une jeune fille
nommée Orsinde, qui n’estoit point desagreable. Ceste fille dés la premiere
fois demeura si satisfaite de ces Dames, & Amasonte aussi, que depuis
elles y retournerent fort souvent. Et de fortune, la plus estroitte amitié
qu’elles contracterent fut avec ceste belle qui m’avoit sçeu si bien
surprendre : & cela, comme je croy, outre les autres perfections qui
l’avantageoient par dessus toutes ses compagnes, fut à cause qu’elle parloit
le langage des Gaulois, aussi bien que si elle eust esté eslevée en ces
contrées. Periandre m’ayant adverty de ces particularitez, je luy dis, qu’il
falloit en toute sorte faire que ceste bonne tante nous y donnast l’entrée,
sans que mesme celle sceust nostre dessein : Et nous estans separez en ceste
resolution, ce mesme jour Periandre disnant avec sa tante, feignit d’estre
grandement curieux de sçavoir des nouvelles de ces estrangeres, &
s’enqueroit fort particulierement quelle estoit leur façon de vivre, quelle
leur civilité & leur courtoisie. A quoy Amasonte & Orsinde ayant
respondu avec beaucoup de paroles avantageuses, & toutefois veritables,
il feignit un extreme desir de
les voir, & de parler à elles. Si vous voulez, respondit Orsinde, vous
en venir avec ma mere, vous pourrez satisfaire aisément à vostre curiosité.
Il est vray, reprit Amasonte, si toutefois il est permis aux hommes de les
visiter : & c’est dequoy je ne me suis point encore enquise : mais je
vous promets que demain je les iray voir, & je sçauray d’elles & de
ceux qui les gardent s’il y a des hommes qui y soient encores allez, &
si cela est, l’entrée ne vous en sera pas plus deffenduë qu’à eux. Et
d’effect, la bonne tante n’oublia nullement sa promesse, car le lendemain
elle sceut que chacun les pouvoit visiter, d’autant que le Roy ne craignoit
point que personne les peust enlever, les ayant si fort esloignées du lieu
de leur naissance. Ceste nouvelle lors que Periandre me la dit, ne me fut
point desagreable, comme vous pouvez penser, & moins encore lors que je
sceus que le lendemain apres disner elles avoient resolu de l’y conduire :
tout ce jour la fut si long à mon impatience, que plus de cent fois je
demanday quelle heure il estoit, me semblant que le Soleil alloit beaucoup
plus lentement que de coustume ; je n’eus pas moins d’inquietude toute la
nuict, ny le matin plus de patience, jusques à ce que je vis approcher
l’heure que Periandre devoit aller au Palais Royal : là de fortune je
mesuray de telle sorte le temps, que quand ils approcherent de la porte j’y
arrivois d’un autre costé : & feignant que ce fust par rencontre, je
demanday à Periandre où il alloit ? il me respondit froidement, qu’il se
laissoit conduire à sa mere (c’est ainsi qu’il nommoit Amasonte) elle prenant alors la parole, me
dit, que si j’estois bon amy, je ne laisserois pas aller Periandre seul en
ceste occasion. Je ne m’enquiers, luy respondis je, où ce peut estre, puis
que vous me le commandez, & que c’est pour le service de mon amy : Et
disant ces paroles, je pris Orsinde soubs les bras. Periandre se pouvoit à
peine empescher de rire, voyant combien je me monstrois ignorant de ce
voyage, & la promptitude avec la quelle j’avois pris ceste occasion.
Nous entrasmes donc de ceste sorte où estoient ces estrangeres, &
d’abord je vis venir la belle que j’adorois les bras ouverts avec un visage
si riant, & une si grande demonstration de bonne volonté, que je devins
envieux d’Orsinde à qui ces caresses s’adressoient. Apres les premieres
salutations, Amasonte qui desiroit que je receusse un bon visage de ceste
belle estrangere, à son occasion luy fit entendre qui nous estions, &
l’estroitte amitié de Periandre & de moy, & de plus le desir que
nous avions tous deux de luy faire service : cela fut cause que s’adressant
à nous, elle nous fit toutes les offres de courtoisie que la civilité luy
pouvoit permettre : & puis se tournant à moy, elle se ressouvint du
secours que je luy avois donné lors qu’elle estoit tombée à la sortie du
Temple. A ce que je vois, Madame, luy dis-je, on ne doit pas plaindre les
services qu’on vous fait, puis que vous avez si bonne memoire de si peu de
chose : nos Dames Gauloises au contraire, soit par gloire ou par faute de
souvenir, n’oublient pas seulement les petits, mais aussi les plus grands services que l’on leur
puisse rendre. Et comment, me dit elle, pouvez vous attribuer cét oubly à
gloire ? Elles ont, respondis-je, une telle opinion de leurs merites,
qu’elles estiment chacun estre obligé de les servir : & recevant tous
nos services, comme leur estant deus, elles les mesprisent, & les
mesprisant, ne daignent pas seulement s’en souvenir. Vous me depeignez,
dit-elle en sousriant, vos Dames d’une estrange humeur, mais prenez garde,
que ce que vous dites ne procede d’une autre occasion : nostre sexe est
tellement la butte de la médisance, que bien souvent nous sommes contraintes
de faire semblant de ne voir point des choses que nous voyons aussi bien que
les hommes mesmes : & en cela nous sommes plustost à plaindre qu’à
blasmer.
Periandre & Orsinde s’estoient un peu retirez à costé, & expressément
nous avoient laissez ensemble, cependant qu’Amasonte entretenoit toutes ces
autres estrangeres : cela fut cause que plus hardiment je luy fis ceste
response : Si ces Dames que vous excusez si bien, avoient, Madame, & le
corps & l’esprit comme vous, encore qu’elles eussent beaucoup plus de
cruauté, elles n’auroient point toutesfois besoin d’excuse, car quelque
rigueur qu’elles nous peussent faire ressentir, elles ne laisseroient
d’estre non seulement servies, mais adorées de chacun. Ces paroles ne
l’estonnerent aucunement, au contraire avec un œil riant, elle me
respondit : Et quoy, Seigneur Chevalier, on use de flatterie aussi bien en
Gaule que parmy les Romains ? je
croyois que ce ne fust que delà les Alpes que les hommes s’en sçeussent
aider, mais à ce que je voy, ces Gaulois mesme, qu’on dit parler avec le
cœur, en ont aussi bien appris l’usage que les autres peuples. Madame, luy
respondis-je, je ne sçay si parmy vostre nation on appelle la verité
flatterie, ou si en vostre langage flatterie est à dire verité, tant y a que
je vous jure par nostre grand Thautates, qui est bien le plus grand serment
que je puisse faire, n’avoir jamais rien veu de si beau que vostre visage,
ny de si parfaict que vostre bel esprit.
Or, ma Maistresse, nous continuasmes de sorte ce discours, qu’avant que de
nous separer, je luy fis entendre le desir que j’avois de luy rendre
particulierement service : peut-estre trouverez-vous estrange que d’abord je
luy fisse ceste declaration, mais outre que mon humeur n’est pas de faire
longuement l’amoureux transy, ny de permettre à mes yeux de demander ce que
ma langue peut bien dire, encore ay-je tousjours creu que les dilayemens
ruinent plustost un affaire, qu’ils ne le perfectionnent, & mesme ceux
qui sont comme l’Amour, où ne vaincre pas promptement, c’est estre vaincu :
mais ce qui me fit resoudre à ne laisser pas plus long temps ceste belle
estrangere en doute de mon affection, fut une double consideration que je
fis en ce mesme temps. Je sçavois qu’elle estoit en la puissance d’autruy,
& non point comme les filles sont ordinairement en celles de leurs
meres, ou de leurs parentes, mais prisonniere de guerre, & gardée par
l’ordonnance du Roy Gondebaut
aussi bien que ses compagnes. Et parce que malaisément pouvoit-on sçavoir
quel dessein il avoit sur elle, j’eus crainte que la commodité que j’avois
de parler à elle, ne me fust peut-estre bien tost retranchée, ou par de plus
severes gardes, ou pour estre conduite en quelque autre part. Je sçavois
aussi qu’elle avoit esté amenée de delà les Alpes, où les filles sont
beaucoup plus hardies & resoluës que ne sont pas nos Gauloises, hardies
à entreprendre ce qu’elles desirent, & resoluës à executer ce qu’elles
ont entrepris. Je sçavois ceste humeur pour la pratique que j’avois eu en
Camargue & en la ville d’Arles de plusieurs personnes de ces pays-là,
qui me fit juger, que celle-cy ne démentant point le lieu de sa naissance,
ne trouveroit point estrange ceste prompte & precipitée declaration.
Suivant donc l’humeur de son pays, & la mienne particuliere, je luy fis
entendre l’affection que je luy portois. Et quoy que mes paroles ne fussent
pas peut-estre receuës d’abord, comme venant d’Amour, mais de civilité, si
est-ce que depuis elles faciliterent beaucoup la recherche que je luy fis,
& furent cause de luy faire plustost croire ce que je desirois de luy
persuader : j’ay bien opinion que de son costé elle n’avoit aucune pensée
qui tendist à ce que je desirois, & toutesfois elle ne laissoit pas
d’avoir plus agreable de parler à moy qu’à Periandre, ny à tout autre qui
l’allast visiter, luy semblant que ceste affection qui me lioit à elle,
l’obligeoit pour le moins de se fier d’avantage en moy, & si je n’eus autre cognoissance de sa bonne
volonté que celle-cy, je puis dire avec verité, qu’il y avoit fort peu de
choses qu’elle ne me communiquast, pour particulieres & importantes
qu’elles luy fussent : & d’effect une Lune presque depuis la premiere
fois que je l’avois veuë, & que desja la familiarité estoit grande entre
nous, elle m’advertit que suyvant leur coustume, elle & toutes ses
compagnes, sur le soir se devoient aller promener en l’isle de l’Athenée,
dans un grand jardin qui est sur le confluant du Rosne & de l’Arar, lieu
fort plaisant, tant pour les diverses & longues allées, que pour les
grosses touffes d’arbres qui y sont. Je n’avois garde de faillir à ceste
assignation, tant parce que je n’avois autre exercice ny autre dessein, que
d’autant que je pensay que ce seroit lui faire une grande offence, m’en
ayant adverty secrettement, si je manquois à la commodité qu’elle m’en
donnoit. D’abord qu’elle m’y vid feignant à cause de ses compagnes, que ce
fust par rencontre & non par dessein : Quelle fortune Hylas, me
dit-elle, vous ameine en ce lieu, où mes compagnes & moy pensions passer
le reste du jour sans estre veües de personne ? Ceste feinte me fust
grandement agreable, car c’est un des meilleurs signes qu’on puisse avoir
d’estre aymé d’une Dame quand elle tasche de couvrir aux autres la recherche
qu’elle sçait bien que l’on luy faict. Pour continuer donc son artifice, je
respondis assez froidement, Il est impossible, Madame que la fortune ne soit
bonne qui m’a conduit icy, puis que j’y fais une si heu- reuse rencontre, mais elle seroit
encores meilleure si j’avois le moyen de vous rendre à toutes quelque
agreable service. Elles qui commençoient d’entendre un peu nostre langage,
me remercierent assez mal : mais toutesfois le plus courtoisement qu’elles
peurent, & sans s’arrester plus long-temps aupres de nous, parce
qu’elles avoient peine de m’entendre & de me respondre, s’espandirent
par les divers promenoirs, & nous laisserent seuls ainsi que nous
desirions. Je la pris donc sous les bras, & commençasmes à nous
promener : mais de peur qu’elle ne trouvast estrange ceste privauté, je luy
dis ; Encore, Madame, que ce ne soit pas la coustume du lieu où vous estes
née, si est-ce qu’estant en Gaule vous ne trouverez point mauvais, si j’use
de nos privileges, & si vous prenant soubs les bras, j’essaye de vous
soulager d’une partie de la peine du marcher. Hylas, me respondit-elle, la
bonne volonté que vous me faites paroistre, m’oblige à plus que la
familiarité de laquelle vous me parlez ; il est vray qu’en l’estat où je
suis, les paroles seulement me restent pour vous donner cognoissance, que je
cheris vostre amitié comme je dois : & à ce mot, avec un grand souspir
je la vis changer de visage, comme si ce souvenir luy eust donné un
desplaisir extréme, & parce que bien souvent j’avois eu volonté de
sçavoir quelle occasion particuliere elle avoit d’estre si triste, ne
voulant perdre inutilement la commodité qui se presentoit, apres l’avoir
remerciée des courtoises paroles qu’elle m’avoit dites, je la suppliay de me
fai- re sçavoir & quelle
fortune l’avoit conduite en ceste contrée, & quelle estoit l’occasion
qui l’y retenoit, d’autant que (& note bien Silvandre ce que je dis) ce
n’est pas un petit advantage de sçavoir & les fortunes & les humeurs
de celle de qui l’on veut acquerir les bonnes graces, puisque l’on
s’instruict par là de ce qui leur plaist, ou qu’elles desapreuvent. Et
comment, me dit-elle, Hylas, ne sçavez-vous point que je suis prisonniere du
Roy Gondebaut, & quelle est l’extreme obligation que mes compagnes &
moy luy avons ? Et luy ayant respondu que je n’en sçavois que le bruit
commun : Vous me faites paroistre, respondit-elle, d’avoir trop de bonne
volonté envers moy pour vous taire les particularitez de ce que vous desirez
sçavoir. Oyez donc la plus pitoyable adventure que jamais fille de ma
condition ait peut-estre passée, & seulement je vous supplie de la
taire.
HISTOIRE
De Cryseide, & d’Ariamant.
Il est certain que la fortune ne se plaist pas seulement à troubler les
Monarchies & les grands Estats, mais encore passe son temps à monstrer
sa puissance sur les personnes privées, afin comme je croy de donner
cognoissance à chacun qu’il n’y a
rien soubz le Ciel surquoy son pouvoir ne s’estende, ce que verifient assez
les mal-heurs que j’ay soufferts, & la vie deplorable que j’ay passée
jusques icy, ainsi que vous pourrez juger, puis que n’estant qu’une simple
fille, il semble qu’elle se soit estudiée à me contrarier, & à ne me
laisser jamais un moment de repos, depuis que j’eus le jugement de pouvoir
discerner le bien du mal. Je suis d’un païs duquel les peuples se nomment
Salasses, qui est une contrée que la Doire Baltée, & les Libices
confinent du costé de l’Orient, le Po du Midy, les Taurinois, Centurons,
& Caturges de l’Occident, & les Alpes Pennines du Septentrion. Ce
pays est assez cogneu des Romains à cause de l’abondance des mines d’or, qui
y sont, & pour lesquelles les habitans des lieux ont esté contraints de
se revolter si souvent contre eux, à cause de la Doire qu’ils separoient en
plusieurs petits ruisseaux pour purger l’or, & qui apres inondoit
presque tout le pays, empeschant ainsi les villageois de se pouvoir servir
de la terre pour le labourage, encore que tres-propre &
tres-fertile.
Je vous ay faict ceste description de ma patrie, afin de vous faire entendre
ce qui fut predit à mon pere lors que je nasquis, par une fille Druyde, qui
venant des Gaules, passoit assez secrettement par ces montagnes voisines,
par le commandement, à ce qu’elle disoit, d’un Dieu dont le nom nous estoit
incognu, mais que depuis l’on m’a nommé, comme j’ay pris garde que vous
jurez. Est-ce point Thautates ? luy dis-je : C’est celuy-là mesme, me
respondit-elle, qu’elle disoit
estre le grand Dieu, & tous les autres despendants de luy. Or ceste
femme de fortune arriva en la maison de mon pere, en mesme temps que ma mere
se delivroit de moy : & parce que mon pere vit qu’elle me consideroit
fort attentivement, il luy demanda, quelle seroit ma fortune. Telle, luy
respondit-elle, que celle de la contrée où elle est née. Cette responce
estoit fort obscure : mais quelques années apres elle repassa encores en ce
mesme lieu, & ma mere plus curieuse, la pressant d’esclarcir ce qu’elle
avoit predit de moy, elle lui dit : Cette fille aura la mesme fortune que la
contrée où elle nasquit. Les Romains à cause de l’or qui s’y trouve, en ont
travaillé par tant de guerres & de travaux les habitans, qu’ils l’ont
presque despeuplée, & ainsi son abondance est cause de sa pauvreté,
& de ses travaux : De mesme ceste fille sera travaillée de grandes
fortunes pour la beauté, & les merites qui sont en elle : Et à la verité
il falloit que ceste Druyde fust tres-sçavante, car depuis je ne sçay si
j’en dois accuser le subject qu’elle dit, tant y a que jamais fille ne fut
plus traversée de la fortune que moy, comme vous pourrez juger par le
discours que j’ay a vous faire.
Je nasquis doncques parmy les Salasses, dans une ville nommée Eporedes,
assise entre deux grandes colines, où passe la riviere dite Doire Baltée :
Mon pere se nommoit Leandre, & ma mere Lucie ; & quoy que ma propre
loüange ne soit pas bien seante en ma bouche, si faut-il pour vous faire
entendre la suitte de ce discours, que vous sçachiez qu’en toute la contrée
il n’y avoit personne qui ne
cedast à mon pere, fust pour le bien, fust pour la grandeur & ancienneté
de sa race, ou pour les charges qu’il y possedoit, ou pour l’authorité qu’il
s’estoit acquise, tant pour sa propre consideration, que pour la faveur que
luy faisoit Honorius, & depuis Valentinian, & tous ceux qui apres
luy ont dominé l’Italie, qui le preferoient de façon, que si la mort ne
l’eust prevenu, lors que l’Empire est allé en decadence, il se fut sans
doute emparé non seulement des Salasses, mais des Libices, des Centrons,
& des Veragrois aussi, & cette mort fut le premier coup, que sans
estre ressenty de moy, je receus de la fortune. Car n’ayant encore attaint
l’aage de neuf ans, je ne sçavois que c’estoit de perdre son pere, &
demeurer entre les mains d’une mere plus soigneuse de soy-mesme que de ses
enfans : Je vesquis toutesfois avec assez de repos, jusques en l’aage de
quatorze ou quinze ans, parce, comme je croy, que la fortune ne me jugeoit
pas encores capable de ressentir la pesanteur de ses coups, & voyez
comme elle les envenime finement : afin de me les rendre plus mal-aisez,
elle voulut les couvrir de quelque apparence de bien, sçachant la cruelle
qu’elle est, qu’un mal qui vient avec le visage d’un bien, se rend beaucoup
plus sensible.
Dans la ville où je demeurois, il y avoit quantité de Chevaliers qui de mesme
y habitoient, car la Gaule qu’en ce pays-là on nomme Cysalpine, n’est pas
comme celle-cy, où j’ay ouy dire que les Chevaliers habitent par les
campagnes pour vivre en plus de liberté, parce que là ils sont tous dans les villes, &
par ce moyen en ont toute l’authorité. Entre les autres, il y avoit un jeune
Chevalier Lybicien, favorisé certes de la nature, en toutes les graces
qu’elle peut donner : ne luy manquant ny Noblesse d’Ancestres, ny l’alliance
des meilleures familles, ny autre bonne condition qui se puisse desirer,
horsmis la richesse : mais en cela il avoit peu d’obligation à son pere, qui
toute sa vie avoit eu plus de soing d’acquerir de l’honneur, que du bien ;
peu avisé qui ne sçavoit pas que cét honneur là, sans le bien est comme
l’oyseau qui a de bonnes aisles, mais qui ne peut voler pour avoir de trop
pesans fardeaux attachez aux pieds. Ce jeune homme demeuroit dans Eporedes,
à cause de la haine que Ritimer portoit à son pere : Vous aurez sceu, Hylas,
que Rhitimer, quoy que Goth de nation, par sa valeur & bonne conduite
avoit esté fait Citoyen de Rome, & puis Patricien, & enfin
Gouverneur de la Gaule Cisalpine, ou plustost Seigneur, car l’autorité qu’il
y avoit estoit si absoluë, que l’on pouvoit plustost l’appeller Seigneur que
Gouverneur. Le pere d’Arimant (c’est ainsi que ce jeune homme s’appelloit)
avoit tres-juste occasion de craindre son ennemy, car encores que
tres-vaillant & tres-accomply d’ailleurs, il avoit toutesfois tousjours
du naturel Gothique, & cela estoit cause qu’il se tenoit en cette ville
pour pouvoir tant plustost sortir de l’Italie, en cas qu’il le fallut faire,
ou par les Centrons, ou par les Veragrois, ou par les Helvetiens.
Ce jeune Chevalier duquel je vous parle, par malheur me vit à des nopces qui se faisoient en la
maison de l’une de mes parentes : en semblables occasions il nous est permis
de nous laisser voir, & non pas comme en ces contrées, où l’entrée des
maisons est permise, comme celles des Temples. Je dis qu’il me vit par
mal-heur : car deslors il devint amoureux de moy, & cét Amour fut la
source de tous ses desplaisirs & de tous les miens. Il prit occasion de
me declarer son affection en un bal qui s’accoustume de-là les Alpes : l’on
dance plusieurs à la fois, se tenant toutesfois deux à deux, & se
promenant le long de la salle, sans avoir autre soucy, que de marquer
seulement un peu la cadance, l’on l’appelle le grand bal, & semble qu’il
ne soit inventé que pour donner une honneste commodité aux Chevaliers de
parler aux Dames. Arimant me vint prendre, & encores qu’il ne l’eust
faict qu’à dessein de me descouvrir son affection, si demeura-t’il quelque
temps sans l’oser faire : enfin pour ne perdre l’occasion, qui difficilement
en ces pays-là se peut recouvrer, il s’efforça de me dire, N’avoüerez vous
pas avec moy, belle Cryseide (car il s’estoit enquis de mon nom) que les
loix de cette contrée sont trop rigoureuses, pour ne dire injustes, de tenir
ainsi caché ce qu’elles ont de plus beau ? Je ne sçay, luy dis-je, surquoy
vous vous fondez : Sur la coustume, me respondit-il, que l’on a de renfermer
entre des murailles les belles Dames, & ne les laisser voir que si peu
souvent, qu’à peine peut-on dire que l’on les voye : & pour ne prendre
un exemple plus esloigné, N’est-ce pas une gran- de cruauté, qu’il y ait plus de six mois que je suis
en cette ville, & voicy la premiere fois que j’ay eu le bon-heur de vous
voir ? Que l’on cache les belles Dames, luy dis-je, cela se faict avec
beaucoup de bonne consideration : car ce qui se voit trop souvent, enfin se
mesprise : Mais que vous me mettiez en ce rang, ou que vous m’ayez trop peu
veuë, vous avez fort peu de raison de vous en plaindre : puis que mon visage
tesmoignera assez le contraire, en despit de moy, & que ma veuë ne vous
peut estre que fort indifferente. C’est trop, dict-il en souspirant, que de
vouloir vaincre deux fois une mesme personne : Ce vous devoit estre assez,
que vos yeux eussent desja eu cette victoire sur moy, sans que par vostre
bel esprit je fusse surmonté doublement. Cette prompte declaration me
surprit, & toutesfois je ne sçay comment elle ne m’offença point,
toutesfois je luy respondis, Vous estes aisément vaincu, si ce que vous
dites est vray, puis que vostre vainqueur a de si mauvaises armes, & que
c’est sans y penser qu’il obtient cette victoire. Ces reproches, me dict-il,
ne feront pas que pour cela je ne sois vaincu, ny que je puisse regretter ma
perte.
Je ne sçavois qui estoit ce jeune Chevalier, comme ne l’ayant jamais veu,
toutesfois je pensay bien qu’ayant la hardiesse de s’adresser à moy, il
devoit estre des principaux des Salasses, & sa belle presence, &
l’affection qu’il me faisoit paroistre, me donnoient une grande curiosité de
sçavoir son nom : & faut avoüer que j’eusse esté bien empeschée à luy
respondre, si le bal eust duré
d’avantage : mais de bonne fortune en finissant, il me donna la commodité de
sçavoir ce que je desirois. Luy qui commençoit de ressentir les premiers
coups d’une jeune Amour, qui sont d’ordinaire pleins d’impatience, & qui
sçavoit bien que peut-estre de long-temps il ne pourroit parler à moy, si
cette commodité se perdoit : tourna de tant de costez, qu’il me prit encores
une fois pour dancer, quoy que ce ne fut pas bien la coustume, & rendu
plus hardy & meilleur mesnager du temps, d’abord que nous fusmes un peu
esloignez, il me dit : L’on m’avoit tousjours bien asseuré que les belles ne
veulent guere croire les choses vrayes, & soupçonnent plustost celles
qui ne sont pas : encores luy dis-je, que je devrois laisser aux belles à
vous respondre, toutesfois n’y en ayant point icy qui vous entende, je ne
laisseray de vous demander pourquoy vous les accusez de ce defaut ? Parce,
respondit-il, que je le trouve en vous, pardonnez-moy belle Chryseide, si je
vous offence. Pourquoy ne croyez vous quand je vous dis que je suis vostre
serviteur, puis qu’il est vray ? & pourquoy soupçonnez vous que je
mente, puis que cela n’est pas ? Arimant, luy dis-je, jamais les paroles
seules ne me persuaderont ce que vous dites, puis que la raison dément vos
paroles, & puis je sçay que les hommes font profession d’en donner
beaucoup pour peu d’argent. Si cela est, me dict-il, je proteste que je ne
suis pas homme. Et qu’estes-vous donc ? repliquay-je incontinent : Vostre
serviteur, me respondit-il, & le plus fidele que vous aurez jamais. J’a
vouë, Hylas, que sa bonne
naissance, son gentil esprit, & que c’estoit le premier qui eust
commencé de faire cas de moy, m’obligea à luy respondre d’autre sorte que je
n’eusse faict, si je n’eusse point eu ces considerations, & qu’elles
furent cause qu’en sousriant, Nous verrons Arimant, luy dis-je, si à la
premiere fois que nous nous rencontrerons, vous serez encores de mesme
opinion, & c’est en ce temps là que je remets la response que je vous
devrois faire à cette heure.
Le bal se finit en mesme temps, & l’assemblée se separa, car il estoit
heure de soupper, & quelque artifice qu’il y put mettre, je ne voulus
luy donner la commodité de parler à moy : me semblant que pour la premiere
fois il y avoit dequoy se contenter : & parce que les resjouyssances de
ces nopces durerent plusieurs jours, le lendemain & tant que l’assemblée
continua, il ne perdit une seule occasion de me tesmoigner la verité de ses
paroles : desquelles enfin je fus persuadée de le croire, & pour luy
donner quelque satisfaction luy permettre de croire que je l’aymois. Il est
vray que j’attendis le dernier jour à luy faire ceste declaration, de peur
que si je l’eusse faite plustost, il n’eust voulu pretendre à quelque plus
grande faveur, & que si je l’eusse retardée d’avantage, je n’eusse plus
le moyen de la luy dire, car en toute façon je ne le voulois laisser sans
quelque asseurance de ma bonne volonté, presque pour arres de la sienne.
Depuis ce temps, nous demeurasmes sans nous voir fort long-temps, sinon dans
les tem- ples, & aux lieux
publics, dequoy je confesse que j’avois de la peine, parce que je commençois
de l’aymer, considerant mesme le soing qu’il avoit de ne perdre une seule
commodité de me voir, & avec combien de discretion il les prenoit pour
ne faire soupçonner son dessein à personne : Il venoit fort souvent la
nuict, avec quantité d’instruments faire la musique à mes fenestres, &
parce qu’il avoit la voix fort bonne, je me souviens qu’il chantoit au
commencement ces vers, sur la contrainte que je luy faisois de taire &
de cacher son affection.
STANCES,
Qu’il mourra plustost, qu’il ne dira
son Amour.
I.
Doncques la mort sans plus descouvrira mon dueil,
Et
quand d’un voile noir elle clorra mon œil,
Elle ouvrira ma
bouche.
Et ne faut esperer que le mal que je sens
Découvre par
ma voix la douleur qui me touche,
Qu’en mes derniers accens.
II.
Ainsi je porteray dans un mesme tombeau,
Sans deceler
mon mal, la vie & le flambeau
Qui dans mon cœur s’allume :
Mais comme ce peut-il qu’un feu
si violant
Ne soit veu de quelqu’un, ou qu’au moins il ne
fume,
Puis qu’il me va bruslant ?
III.
Il le faut toutesfois, Amour le veut ainsi,
Amour qui
fait dessein d’esgaler mon soucy
Aux morts plus inhumaines :
Il sçait bien le cruel ! que c’est quelque soulas
De pouvoir
librement se plaindre de ses peines :
C’est ce qu’il ne veut
pas.
IIII.
Contentons-le mon cœur, ou bien nous esloignons
En
des lieux escartez quand nous nous en pleignons,
De peur que la
parole
Dont nous pensons nos maux recevoir guerison,
Contre
nostre dessein ce devoir ne viole :
Quoy qu’avecques raison.
V.
Je dis avec raison, car de quels ennemis,
Pressé de
sa douleur, ne seroit-il permis
De plaindre sa misere ?
Amour
seul le defend, & seulement à moy :
Il te faut, me dit-il, te
brusler, & te taire
Pour me monstrer ta foy.
VI.
Et bien je me tairay, puis que l’Amour le veut,
Amour
qui me commande, & si mon cœur ne peut
Celer du tout ma flame,
Loing bien loing de chacun je
m’en iray cacher :
Et ne descouvriray les secrets de mon ame.
Qu’au plus secret rocher.
VII.
Là parmy les replis des rochers caverneux,
Et les
divers destours des antres espineux,
Aux Dieux plus solitaires
Avant que de mourir je diray mes douleurs,
Et suppliray ces lieux
d’estre les secretaires
De mes secrets malheurs.
VIII.
Peut-estre adviendra-t’il qu’un jour apres ma mort
Ma
cruelle y viendra conduite par le sort,
Allegeance tardive !
Et que voyant gravez aux arbres d’alentour
Les chiffres de nos
noms, elle dira pensive,
Il avoit de l’amour.
IX.
Pour certain il aymoit, dira-t’elle en son cœur,
Et
lors amolissant ce rocher de rigueur,
Que pour cœur elle
porte :
Elle regrettera la perte de mon temps :
Heureux dans
le tombeau, si pleignant de la sorte,
Un souspir j’en entends.
Mes discours seroient trop longs & ennuyeux, gentil Hylas, si je voulois
vous redire toutes les particularitez de ceste recherche : contentez-vous
qu’il n’y avoit sorte de me tesmoigner avec discretion le bien qu’il me vouloit, qu’il ne
recherchast, ny commodité qu’il n’employast ainsi qu’il devoit. O Hylas !
qu’il est fin cet Amour, & qu’il a de vieilles malices, encores qu’on le
despeigne un enfant. Celuy veritablement est bien ignorant de ses effets qui
s’en laisse approcher, & croit d’en pouvoir rapporter la victoire. Je
sçay, & je le sçay par experience, & à mes despens, que celuy qui le
voudra vaincre, le doit combatre à la façon de ces peuples qu’on dict faire
tous leurs combats en fuyant, autrement s’il vient main à main avec luy, il
est impossible qu’il ne demeure vaincu : car il a tant de ruses, & se
sert de tant de sortes d’armes, que sans doute l’une ou l’autre, s’il ne le
blesse, pour le moins l’egratignera : & ses armes sont tellement
empoisonnées, qu’aussi tost qu’elles attaignent jusques au sang, il n’y a
plus d’esperance de salut pour celuy qui est blessé, d’autant qu’au
commencement, au lieu que les autres playes ont de la cuiseur, celles-cy
rapportent une certaine desmangeson, qui convie à se gratter, & agrandir
ainsi soy-mesme son propre mal. O que je le recognus bien en cet accident !
Car je vous promets, Hylas, qu’au commencement je ne souffris les recherches
d’Arimant que pour me sembler que de voir languir ce jeune homme devant mes
yeux, c’estoit un tesmoignage de ma beauté. Depuis le soing, & les
devoirs qu’il me rendit, me le firent considerer de plus prés, & lors sa
bonne naissance ses merites, sa generosité, & la discretion dont il
usoit, me le firent trouver agreable, & peu de temps apres me donnerent
de sorte dans la veuë, que
j’eusse esté bien marrie de le perdre, & toutesfois Amour n’estoit pas
encores possesseur de ce cœur, que bien tost apres je fus contraincte de luy
rendre, voyant que le temps ne me laissoit plus douter que veritablement il
ne m’aymast. Mais considerez je vous supplie combien je changeay d’humeur
soudainement, lors qu’Amour eust obtenu cette victoire. Tant que je ne
l’aimay point, je me souciois fort peu que chacun recogneut l’affection
qu’il me portoit : au contraire j’estois presque bien aise que l’on la
sçeut, me semblant que plus il avoit de passion pour moy, plus aussi
recognoissoit-on ce que je valois. Mais aussi tost que je l’aymay, je ne
sçaurois vous dire combien j’estois offencée de la moindre cognoissance
qu’il en donnoit : de façon que toutes les fois que je pouvois parler à luy,
c’estoit ce que sur toute chose je luy recommandois ; Je veux dire, de se
taire, & d’estre secret, & c’estoit aussi de ce qu’il se pleignoit
en ces vers qu’il chanta à ceste fois, sous ma fenestre.
Nos affaires estans en cét estat, & nos bonnes volontez s’augmentant de
jour à autre, nous ne cherchions que les occasions de nous les tesmoigner
d’avantage, mais les contraintes avec lesquelles les filles sont de là les
Monts tenuës comme prisonnieres, nous donnoient tant d’empeschemens, qu’il
nous estoit impossible de nous voir que par hazard, ny de nous parler qu’en
presence de chacun, & encores fort peu souvent : cela fut cause qu’il
jugea qu’une femme assez vieille, & qui gaignoit sa vie à porter par les maisons de la toille, &
des passemens, pourroit me donner secrettement de ses lettres, & que par
ce moyen nous pourrions pour le moins parler par l’escriture, si ce n’estoit
de vive voix. Il la gaigna aisément par des promesses, & par des
presens : & elle qui je m’asseure ne faisoit pas là son apprentissage,
feignant de me prendre la mesure d’une fraize, & pour cét effect m’ayant
reculée vers une fenestre, me voulut mettre une lettre en la main, sans me
dire autre chose, sinon Arimant : j’entendis bien que c’estoit une lettre
qui venoit de sa part : mais ne me voulant obliger à la discretion, ny à la
fidelité de ceste vieille, que je ne cognoissois point, sçachant assez que
ces femmes bien souvent s’estans insinuées dans les secrets de celles qui
peu sagement s’y fient, veulent apres user de tyrannie sur elles, ou vendre
si cherement leur silence, & leur discretion, qu’il est impossible de
les contenter : Je ne la voulus point recevoir, au contraire, je la refusay
avec de si rudes paroles, mais basses toutefois, que la pauvre femme la
rapporta toute honteuse à celuy qui la luy avoit remise, le suppliant de ne
luy plus donner de semblables commissions. Luy qui s’estoit imaginé que je
l’aurois tres-agreable, & que pour responce il auroit de mes lettres,
& des asseurances de ma bonne volonté, voyant au contraire ce refus,
& oyant les aigres paroles desquelles j’avois usé, il demeura le plus
estonné du monde, & ne sçachant à qui s’en plaindre, le soir mesme s’en
vint à nostre ruë, avec plusieurs instruments de musique, & apres avoir
sonné quelque temps & qu’il
jugea que j’estois à la fenestre, il s’approcha tout seul, & chanta ces
vers :
SONNET,
Il se plaint qu’elle refuse ses lettres.
Elle dit qu’elle m’ayme, & veut par ses discours
Me faire croire en fin ses sermens veritables :
Mais que luy sert
cela, si j’apprens tous les jours
Par de certains effects que ce ne
sont que fables ?
O parjures beautez, que vous estes coulpables ?
Craignez vous point les Dieux, pensez vous qu’ils soyent sourds,
Ou
que vous ne soyez justement punissables
De jurer, en dessein de
faire le rebours ?
Elle dit qu’elle m’ayme, & toutesfois cruelle,
Ne
veut lire les maux que je souffre pour elle,
Refuse les escrits
qu’Amour luy fait offrir.
N’est-ce pas en effect se moquer de ma flame ?
Et
puis-je croire Amour estre dedans une ame,
Dont les yeux seulement
ne le peuvent souffrir ?
J’entendis bien aysément le subjet de sa plainte, & parce que le refus
que j’avois fait n’estoit pas procedé de faute d’affection, mais d’un peu de
prudence, je pensay que j’estois obligée de l’en advertir, & cela
d’autant qu’il sembloit qu’il attendist ce contentement de moy, faisant
continuer la Musique, comme s’il m’en eust voulu donner le loisir : je pris
donc la plume sans beaucoup considerer ce que je faisois & le plus
hastivement que je pus, je luy escrivis de cette sorte :
LETTRE
De Cryseide à Arimant.
Ma plainte seroit bien plus juste, si l’amitié que je vous
porte me permettoit de me pouvoir plaindre de vous : & si la vostre
luy estoit égale, elle ne souffriroit non plus, que vous pussiez vous
douloir du refus que j’ay faict, ny que vous le prinssiez pour un
tesmoignage de peu d’amitié : puis qu’il n’est procedé que du dessein
que j’ay eu d’estre meilleure mesnagere de mon honneur, & de vostre
repos, qu’en cette action vous ne l’avez esté, ce que je n’accuse toutefois de defaut, mais
plustost d’excez d’affection, qui ne vous a laisse considerer en quel
danger vous me mettiez, & en quelle obligation vous vous estreigniez
envers une personne, qui m’est incogneuë, & qui ne vous est
asseurée, qu’autant que les presens auront de force : soyez une
autrefois, non pas avec moins d’Amour, mais avec plus de prudence, &
vous contentez que je sçay que vous m’aymez.
Or il faut que vous sçachiez, Hylas, que quelque temps auparavant considerant
en moy mesme, qu’il est impossible de continuer longuement une amitié
secrette, s’il n’y a un tiers avisé, qui y tienne la main, parce que comme
je vous ay dit, de là les Alpes les difficultez sont si grandes, que l’on ne
s’en sçauroit demesler tout seul, outre que la passion qui clost les yeux,
empesche chacun de voir bien clair en ce qui le touche, je pensay qu’il
falloit de necessité me confier en quelque personne qui me pust &
soulager & conseiller : & apres que j’eus jetté les yeux sur tous
ceux de nostre maison, je ne trouvay personne plus propre qu’une fille de ma
nourrice, qui pour avoir esté de tout temps eslevée auprés de moy, me
portoit une si grande af- fection,
qu’elle ne se pouvoit saouler de me servir. Cette fille estoit de mon aage,
& toute telle qu’il me la falloit, car elle estoit hardie plus que je ne
suis, & si resoluë, que bien souvent je la vis rire des craintes &
des frayeurs que je prenois, lors que Arimant faisoit trop paroistre son
affection. Au reste, elle avoit de l’esprit & de certaines petites
inventions toutes propres pour l’affaire que j’en avois. Quant à sa
fidelité, & à sa discretion, elles estoient si grandes, que je pouvois
estre aussi asseurée d’elle que de moy-mesme : de plus elle gouvernoit sa
mere, qui estoit celle qui m’avoit en garde, & qui couchoit d’ordinaire
dans ma chambre. Ce fut donc celle-cy que j’esleus pour m’assister, &
luy en ayant fait entendre ce qu’au commencement je jugeay luy en devoir
dire : je la trouvay si disposée à tout ce que j’eusse sceu desirer, que je
luy declaray en fin tout à fait le dessein que je faisois, de n’aymer jamais
autre qu’Arimant. Or à ce soir sa mere dormoit, de sorte que je pus aysément
apres avoir escrit, & serré la lettre avec un peu de soye, m’approcher
de la fenestre sans estre veuë, parce qu’en ces pays de delà on use aux
fenestres de certains petits treillis de roseaux, pour voir dans la ruë sans
estre veu, & fus bien assez avisée pour faire cacher la bougie avant que
d’ouvrir les vanteaux des fenestres, de peur que ceux qui estoient en bas,
ne vissent la lumiere : & puis m’avançant un peu sur la muraille, je fis
tout ce que je pus pour remarquer Arimant. Il ne me fut guere malaisé, parce
que c’est la coustume, pour le moins des plus advisez, quand on faict ces musiques de
nuict, de venir dans la ruë de celle pour qui l’on la faict, mais de faire
arrester toute la trouppe ou plus haut ou plus bas, pour ne donner
cognoissance de celle à qui elle s’adresse, & celuy qui en est l’Autheur
s’avance au droit de la fenestre, pour essayer de la voir ou de parler à
elle, ou d’en recevoir quelque faveur. Suivant cette coustume, Arimant
estoit sous la mienne, & je le recognus au mouchoir qu’il avoit en la
main, qui estoit le signal que nous avions pris ensemble. L’ayant donc bien
recogneu, j’entr’ouvre le treillis de rozeau, & fais expressement un peu
de bruit pour luy faire hausser la teste, & soudain que je vis qu’il me
regardoit, je laissay tumber la lettre si justement, qu’elle luy donna sur
le visage : & soudain me retirant toute tremblante, je me rejettay dans
le lict sans m’en oser plus lever, quoy que la musique durast encore plus
d’une demie heure comme si c’eust esté pour remerciment de la faveur que je
luy avois faite : & n’eust esté que Clarine, c’est ainsi que s’appelloit
cette jeune fille, se ressouvint de fermer les fenestres, sans doute ma
nourrice les eut trouvées ouvertes le matin, & s’en fust peut estre
faschée. Quant à Arimant, il s’en alla tout incontinent au logis, impatient
de voir cette lettre, & commanda à ceux qui faisoient la musique de
continuer encore quelque temps.
Or Clarine considerant le hazard où je m’estois mise en jettant cette lettre
de cette sorte, chercha une invention d’escrire avec moins de peril, qui fut
telle : Le soir avant que je luy vou- lusse faire avoir de mes nouvelles, je mettois un mouchoir à la fenestre,
comme si c’eust esté pour le seicher, & par là nous entendions que le
lendemain à l’heure que les autres vont au temple, il falloit y aller aussi,
& l’endroit où nous voyons la plus grande foule, c’estoit celuy où nous
allions, afin qu’on s’en doutast le moins : que si je pouvois laisser choir
dans son chapeau cependant que le sacrifice se faisoit un petit livre,
duquel je faisois semblant de me servir en mes devotions, sans que personne
s’en prit garde, je le faisois, autrement quand je m’en allois, je faignois
de le laisser par mesgarde au lieu où j’avois esté à genoux, ou de le
laisser choir en quelque sorte qu’il le vit, luy qui avoit tousjours l’œil
sur moy, & qui en ce temps-là s’en tenoit le plus prez qu’il pouvoit, le
relevoit incontinent, & si personne ne le voyoit, il le gardoit : mais
si quelqu’un s’en apercevoit, il m’en rendoit un autre qui ressembloit au
mien, & qu’il avoit fait faire exprez. Or dans ces livres, nous
escrivions tout ce que nous voulions, mais avec un artifice qu’il estoit
bien malaisé de descouvrir : nous effassions par ordre les lettres
desquelles nous voulions nous servir, & quand nous les voulions lire,
nous escrivions ensemble toutes celles qui estoient effacées selon leur
ordre, & les rejoignant diligemment ensemble, nous trouvions les
paroles, & tout ce que nous nous voulions escrire : ma mere & ma
nourrice eurent plusieurs fois ce livre entre leurs mains, mais jamais elles
ne se prindrent garde de cette finesse, qui n’estoit fascheuse sinon en ce
qu’il falloit que les lettres
fussent courtes.
Depuis ce temps nous nous escrivismes bien souvent, & ne passa guere jour
que nous n’eussions des nouvelles l’un de l’autre, qui nous fut un grand
soulagement en la contrainte où nous vivions : mais d’autant que l’Amour
ressemblant en cela au feu, quand on luy met du bois dessus, plus on luy
faict de faveur, & plus il se va augmentant, Il advint que celles que je
faisois à Arimant, le convierent d’en desirer de plus grandes encores, &
ne se pas contenter de ce que je pouvois faire sans reproche. Et ainsi par
mille & mille importunes supplications, il me pressa tant de luy
permettre de me voir dans ma chambre, qu’en fin je le luy accorday, pourveu
que l’on en peust trouver les moyens, & qu’il me promit de ne vouloir de
moy que ce que qui me plairoit de luy permettre : Depuis que cette
permission luy fut donnée, il ne tarda guere à faciliter toutes les
difficultez. La premiere estoit de pouvoir entrer : mais à celle-là il
remedia aisément, parce qu’avec une eschelle de soye qu’il donna à Clarine,
il pouvoit facilement monter par la fenestre de ma chambre, où il n’y avoit
point d’empeschement que le treillis de rozeaux qui se levoit & baissoit
sans beaucoup de peine : Mais ma nourrice qui estoit dans un lict assez pres
du mien, & qui n’estoit point de nostre intelligence, nous estoit bien
une plus grande difficulté, & toutefois il ne demeura guere sans y
trouver remede. Il y avoit dans Eporede un tres-sçavant Medecin Empirique,
& qui se servoit de receptes toutes particulieres à luy : Cét homme pour
quelque grande obligation qu’il
avoit à Arimant, desiroit infiniment de le pouvoir servir. Amour conseilla
ce jeune homme de s’adresser à luy, & de luy demander quelque moyen
d’endormir une personne : luy qui faisoit particulierement profession de
semblables secrets, luy donna d’un unguent, qui estant mis soubs le nez de
celuy qui commence de dormir, l’assoupit de sorte, qu’il est impossible,
quelque bruit que l’on fasse, qu’il se puisse éveiller, tant qu’il a cette
odeur soubs le nez. Avant que de s’en servir en cette occasion, il l’essaya
en un de ses domestiques, qui s’endormit de façon, que quoy qu’il luy criast
aux oreilles, & qu’il le fit porter d’un lieu à l’autre, il ne se peut
jamais esveiller, qu’en ostant la boëtte de dessoubs son nez, & luy
jettant un peu d’eau fresche sur le visage.
Toutes choses estans donc preparées, il ne falloit plus que les executer.
J’avouë qu’alors le cœur commença de me faillir, & que considerant en
quel hazard je me mettois, j’avois presque envie de m’en desdire, sans
Clarine, qui plus resoluë que je n’estois, me dit qu’il n’en falloit pas
estre venuë si avant pour ne vouloir passer plus outre. Que si d’abord
j’eusse tout à faict osté cette esperance à ce Chevalier, il ne s’en fust
pas tant offensé, mais que maintenant ce seroit luy faire un tres-sensible
outrage : & me sçeut tellement representer l’obligation en laquelle je
m’estois mise, & la facilité qu’il y avoit d’achever ce que j’avois
promis qu’en fin je me resolus de le faire. L’heure estant venuë de se re-
tirer, nous nous mettons
toutes dans le lict, & la bonne nourrice qui ne pensoit point à nostre
dessein s’endormit de fortune ce soir plustost que de coustume. Soudain que
Clarine l’ouyt souffler en façon de personne qui dort, elle mit la main à la
boiste qu’elle avoit cachée soubs le chevet du lict, & la luy mettant
sous le nez, feignit de l’appeler pour quelque frayeur qu’elle disoit avoir
euë : mais la bonne vieille estoit tellement assoupie, que si la maison fust
tombée, elle ne l’eust pas ouye. Clarine toute contente de ce bon
commencement se leva d’auprez de sa mere, & luy appuyant la boitte
ouverte contre le nez, me vint ayder à sortir du lict, & me donna
seulement une robe de nuict qu’elle m’ageança ainsi qu’elle voulut : car je
vous jure, Hylas, que j’estois tellement hors de moy, que je ne sçavois ce
que je faisois : nous avions tousjours de la lumiere dans la chambre, pour
tout ce qui pouvoit arriver, cela fut cause que cette folastre de Clarine
m’apportant le miroir, me contraignit de racommoder mon poil & un colet
de nuict qu’elle me mit dessus les espaules, me disant que les bons soldats
quand ils vouloient aller au combat, preparoient leurs armes, afin de
gaigner la victoire. Vous estes une fole Clarine, luy dis je, si cette
victoire n’estoit desja gagnée, nous ne serions pas en la peine où nous
sommes. Mais, me dit-elle, prenez garde que la victoire ne soit des deux
costez. J’ay plus de peur, luy dis-je, que la perte ne soit double que la
victoire. Ne parlons point de cela, me repliqua-t’elle, le Ciel vous ayme
trop pour vous traitter si
rudement : mais disons un peu, puis que vous avez eu la victoire, quelle
rançon voulez vous que vostre vaincu vous paye ? Le cœur, luy dis-je : Mais
s’il vous donne le cœur, respondit elle, il ne luy en restera point, &
avec quoy voulez vous que par apres il vous ayme ? Je luy donneray le mien,
luy dis-je, au lieu de celuy que j’auray eu de luy. Je vous asseure, reprit
elle en sousriant, que si cela est, ce sera bien le Chevalier le moins hardy
qui fut jamais, ou pour le moins le cœur que vous luy avez donné en
eschange. Vous estes une causeuse, luy dis-je, vous m’entretenez de vos
folies, & cependant le temps se perd, & celuy qui attend, le trouve
bien loing, je m’en asseure. A ce mot, apres avoir caché la lumiere, nous
allasmes ouvrir la fenestre, où je ne fus pas plustost, que je vis Arimant
appuyé contre le coin d’une ruë qui respondoit à l’un des costez de nostre
logis. Il avoit tellement l’œil sur la fenestre, qu’il nous fut impossible
de l’ouvrir sans qu’il s’en aperceut, & qu’au mesme temps il ne se vint
mettre au dessous, attendant que l’on luy jettast en bas l’eschelle, je
tremblois de sorte & de contentement & de crainte, que je fus
contrainte de m’assoir sur mon lict, & laisser toute la peine à Clarine,
qui plus asseurée que je n’eusse jamais creu, apres avoir bien attaché les
crochets contre les accoudoirs de la fenestre, jetta l’eschelle en bas, par
laquelle Arimant fust si diligent à monter, que je le vis plustost dans la
chambre, que je n’avois opinion qu’il eust mis le pied sur le premier
eschelon : aussi-tost qu’il fut entré, il se vint jetter à genoux devant
moy, qu’il trouva si interdite,
que je ne sçavois pas seulement luy dire qu’il s’assit. Clarine avant que de
venir vers nous, retira l’eschelle, & referma la fenestre, & puis
vint voir ce que nous faisions : mais trouvant le Chevalier encores à
genoux, sans que je luy disse un seul mot, ny luy à moy : mais moy pour
l’estonnement de voir un homme dans ma chambre à ces heures, & luy
d’extreme contentement d’avoir cette asseurance de mon amitié, outre qu’il
ne pouvoit parler, parce qu’il m’avoit prins une main, que sans cesse il
baisoit, elle me dit : Il me semble, ma maistresse (c’est ainsi qu’elle me
nommoit) que vous usez de peu de civilité envers ce Chevalier, le laissant
si long-temps en l’estat où je le vois, & si mal à son ayse. Je vous
supplie, reprit incontinent le Chevalier, ne m’enviez point le lieu où je
suis, puis que je l’ay tant & si ardamment desiré, & que c’est le
plus heureux & agreable que je puisse avoir. Alors revenant en
moy-mesme, J’avouë, luy dis-je, que Clarine a raison, & que si vous
n’excusez ma faute par l’estonnement où je suis, vous aurez occasion de me
blasmer de peu de discretion : Et à ce mot je me levay, & le prenant par
un bras, & Clarine par l’autre, nous le fismes asseoir presque par
force, dans une chaire qui estoit au chevet de mon lict, & lors Clarine
prenant la main d’Arimant : Vous jurez, luy dit-elle, Chevalier, &
promettez sur le nom que vous portez, de ne point contrevenir aux conditions
avec lesquelles nous vous avons receu ceans. Arimant alors, Je jure &
promets, respondit-il, non seulement de ne point manquer par effect à ce que vous dites, mais non pas mesme
par la pensée, & si j’y contreviens, j’appelle les Dieux Penates, qui
sont icy, & qui nous escoutent, afin qu’ils punissent la foy que j’auray
parjurée plus cruellement que celle de Laomedon. Et disant cela, il se leve,
s’approche du fouyer, prend un peu de cendre, & la jettant sur sa teste,
Je mets continua-t’il, cette cendre sur mon chef, pour signe que comme je
mets ceste cendre sur moy, je me soubs-mets de mesme à vous, Dieux
domestiques pour estre puny, si je me rends parjure d’effect ny de
pensée.
Il ne falloit point, luy dis-je, Arimant, que vostre parole fust confirmée,
ny par ce serment, ny par ceste imprecation, une personne telle que vous
estes, ne dit jamais rien, qu’il ne vueille observer : & quant à moy,
j’en suis si fort asseurée, que je ne le suis point plus de moy que de vous.
Et retournant nous assoir, comme nous estions, & Clarine demeurant
aupres de la mere, pour garder qu’en se tournant, ou par quelque autre
accident, la boitte ne tombast, Arimant prenant la parole me dit ainsi.
C’est la coustume des Dieux & des Déesses, belle Chryseide, de faire
tousjours les graces plus grandes, que les merites de celuy qui les reçoit,
afin qu’en cela on recognoisse & leur puissance & leur bonté. Vous
aussi, Madame, imitant ceux que vous ressemblez & en beauté, & en
vertu, vous avez voulu m’en faire une aujourd’huy, qui n’outrepasse pas
seulement ce que je puis valoir, mais toutes les esperan- ces que i eusse jamais peu
concevoir. Puis qu’il est ainsi, & que je le recognois, qu’est-ce qu’il
faut que je fasse, non pour m’acquitter, car je n’y veux point pretendre,
sçachant qu’il est impossible, mais seulement pour éviter le tiltre
d’ingrat, & de mescognoissant ? J’avouë que plus j’y pense, plus je
demeure confus & honteux, que ma fortune m’ait donné tant de moyens de
recevoir les biens faits, & si peu d’entendement pour sçavoir rendre les
recognoissances que j’en dois. En fin apres les avoir long temps recherchées
en moy-mesme, je ne trouve autre voye pour sortir de ce labyrinthe, que d’en
remettre le choix à vostre volonté, afin que tout ainsi qu’à ma supplication
vous m’avez voulu faire cette grace, de mesme par vostre commandement je
fasse ce que je dois pour la recognoistre. Ayant dit ces paroles, il se teut
pour attendre ma responce qui fut telle : Arimant, luy dis je, que vous
recognoissiez ce que je fais en cette occasion pour vous estre quelque chose
de grand & d’extraordinaire : ce m’est une si grande satisfaction, que
je ne la vous puis assez representer : & je me tiens tellement
satisfaite de cette cognoissance que vous en avez, que je ne vous en demande
point une plus grande : mais je ne puis souffrir que vous vous estimez si
peu, que vous croyez ne meriter cette faveur : car vous n’offensez seulement
en cela la verité, mais le jugement aussi que j’ay faict de vous, lors que
je vous ay jugé digne de mon amitié. Ne croyez point, Arimant, que j’aye
fait quelque chose à la volée, ou sans une meure de- liberation. Quand j’ay commencé de recevoir vostre
bonne volonté, j’avouë que ç’a esté sans dessein, & sensément parce que
vostre recherche m’y convioit : mais quand je vous ay donné la mienne,
croyez aussi, si vous ne voulez avoir mauvaise opinion de moy, que ce n’a
point esté sans avoir longuement debatu en moy-mesme, si je le devois faire,
& si je ne serois point blasmée d’une telle election : j’ay consideré
vostre maison, parce que je n’eusse voulu offencer mes Ancestres : &
j’ay trouvé que les vostres avoient toutes les qualitez qui me pouvoient
contenter ; J’ay regardé vostre personne, & je n’ay rien veu qui ne
m’ait esté agreable, soit en l’esprit, soit au corps : J’ay recherché vostre
vie, & je n’y ay rien remarqué qui ne fust & honorable &
estimable, l’honneur & la vertu l’ayant accompagnée tousjours en toutes
vos actions : brief, j’ay tourné les yeux sur la verité de vostre affection,
& il m’a semblé que veritablement vous m’aymez. Et trouvez-vous Arimant,
que celuy qui a ces conditions, ne merite de recevoir quelque faveur de la
personne qu’il ayme ? Madame, me respondit-il, en me baisant la main, ceste
grace que vous me faites est encore, s’il se peut, plus grande que la
premiere ; & je voy bien que vous voulez me laisser du tout sans espoir
de me pouvoir acquitter de tant d’obligations. Les avantageuses loüanges que
vous me donnez, seront receuës de moy, non pas pour estre si vain, que je
pense qu’elles me soient deuës, mais parce que je desire de tout mon cœur
que vous les croyez estre vrayes,
pour vous obliger tant plus de me continuer l’honneur de vos bonnes graces.
Arimant, repliquay je, vous sçavez bien, & je le sçay aussi, que ce que
je dis de vous est veritable : & cecy seulement vous doit estre un grand
tesmoignage de vostre merite, quand vous considererez que Cryseide vous
ayme : car ou vous la jugez sans esprit, & sans cognoissance, ou puis
qu’elle vous ayme, il faut que vous croyez que vous estes aymable. Mais
laissons ce discours, & me dites, je vous supplie, s’il est vray que
l’on parle de vous marier : & si cela est vray comme l’on me l’a dit,
que c’est que vous pensez de faire ? Arimant alors rougit, & quoy que je
l’eusse dit sans en rien sçavoir, si se trouva-t’il que son père en parloit
depuis quelques jours : c’est pourquoy il me respondit : Il est
tres-certain, Madame, que l’on en parle mais mon père me ravira plustost la
vie qu’il m’a donnée, que jamais j’y consente, estant resolu de n’estre
jamais qu’à la belle Cryseide, s’il luy plaist de m’en faire l’honneur. Je
ne voudrois pas, luy repliquay-je, estre cause de vostre desobeissance
envers vostre père. Madame, dit-il, je suis plus obligé aux Dieux : &
c’est eux qui me commandent que je ne sois jamais qu’à vous, outre qu’il
n’est plus temps de deliberer, ny de consulter d’une chose qui est desja
faicte. Et lors se jettant à mes genoux, Je proteste à tous les Dieux, &
particulierement à ceux qui nous escoutent, & qui sont tesmoings icy de
nos discours que je veux mourir quand je ne seray plus vostre, & que je
ne partiray jamais de vos genoux, que vous ne me fassiez l’honneur de me recevoir pour mary de la belle
Chryseïde. Arimant, luy dis-je, vous m’obligez d’avoir cette volonté pour
moy, & vous devez croire que jamais je ne vous eusse donné l’entrée de
ce lieu, si je n’eusse eu la mesme intention : mais d’autant que nous sommes
& l’un & l’autre en pouvoir d’autruy, ce n’est pas une promesse que
nous puissions, ny devions faire si legerement, elle merite bien que l’on y
pense. Comment, reprit-il incontinent, Madame, voudriez vous bien m’avoir
faict des faveurs si signalées, pour me refuser celle que je vous demande
avec tant de raison ? Resolvez-vous ou de me voir eternellement embrasser
vos genoux, ou de m’accorder ma supplication. Je sousris quand j’ouys ces
dernieres paroles, car il les dit avec une certaine action qui monstroit
bien qu’il estoit pressé. Je luy dis toutesfois : Et qui sçait, Arimant, si
vous ne vous en repentiriez pas bien-tost, en cas que je vous prisse au
mot ? O Dieu ! dit-il, belle Cryseide, n’offencez point si cruellement &
mon affection, & vostre beauté. Et afin que vous n’entriez plus en cette
doute, j’appelle Hymen & la Nopciere Juno, & les prens tous deux
pour tesmoings, que je ne seray jamais mary que de la belle Cryseide, &
qu’en tesmoignage, je sentis à ce mot qu’il me vouloit mettre une bague au
doigt, qui fut cause que l’interrompant je retiray la main, & me voulus
lever, mais il me retint par force sur le lict, en me disant : Et me voulez
vous rendre parjure, Madame en me faisant oster d’icy où j’ay protesté de
demeurer eternellement, si vous
n’accomplissez ma requeste ? Vostre requeste, repris-je incontinent, est
injuste, & vostre serment de nulle force, puis que le premier que vous
avez faict en entrant ceans le contrarie. Et comment cela ? me dit-il, Vous
avez promis, respondis-je, que vous ne rechercheriez rien de moy que ce que
je voudrois, c’est pourquoy ne voulant point encore ce que vous me demandez,
vous estes obligé à ne m’en point presser d’avantage, & quelque serment
que vous ayez peu faire depuis au contraire, ne peut point estre valable :
Il est impossible, dit-il lors en se relevant, de resister ny à vostre
beauté, ny à vostre volonté : Et je cognois que je recevrois tout à coup
trop de grace, si celle-cy estoit adjoustée pour le comble de toutes les
autres. Arimant, luy dis-je alors, conservez seulement la volonté que vous
avez pour moy, & à cette heure je vous promets librement, que si je puis
y faire consentir ceux qui peuvent disposer de moy, je vous espouseray,
& me donneray entierement à vous. Seroit-il bien possible que je pusse
vous representer le contentement de ce jeune homme ? Je ferois, Hylas, plus
qu’il ne put faire, quoy qu’il s’y essayast par toutes les paroles, &
par tous les remerciements qu’il put inventer. Tant y a que cela faillit
d’estre cause de nostre perte : parce qu’appellant Clarine pour estre
tesmoing de ce que je luy promettois, & elle s’en venant un peu
inconsiderément vers nous, tira sans y penser la petite boitte qui s’estoit
prise à sa manchette, & si brusquement qu’elle tomba à bas du lict, où
elle se rompit, & l’onguent qui estoit fort liquide, s’espandit sur le plancher.
C’est une chose estrange que presque aussi tost que la boitte ne fut plus
sous le nez à ma nourrice, elle s’esveilla, mais avec la teste si estourdie
de cette odeur, qu’elle ne sçavoit ce qu’elle faisoit, & comme je crois
ainsi qu’une personne qui est yvre : soudain qu’Arimant ouyt donner le coup
en terre, il s’en douta, & me dit, Levez vous Madame, & vous mettez
autour de la bonne vieille cependant que je descenderay, car infailliblement
elle est esveillée, & à ce mot, il courut vers la fenestre, moy vers le
lict, & Clarine vers l’eschelle, & afin de me mettre devant elle, je
me jettay sur son lict, & commençay de l’embrasser & serrer contre
mon estomach, & faisant semblant d’avoir peur qu’elle ne mourust du mal
qu’elle avoit, je luy disois qu’elle eust bon courage, & que ce ne
seroit rien, & envoyay Clarine, qu’elle apportast du vinaigre ou de
l’eau, pour la faire revenir. Et la sçeus de telle façon abuser par mes
discours, luy frottant tantost le pouls, & tantost le nez, que je donnay
loisir à Arimant de s’en aller, & à Clarine de retirer l’eschelle, &
la cacher. Et incontinent courant à l’eau elle en apporta, & lors
faisant les empeschées, nous luy en jettasmes au visage, & l’en
moüillasmes de sorte, qu’elle eust esté bien endormie si à faute d’eau elle
ne se fust esveillée. Et alors toute estonnée, reprenant ses esprits : Et
mon Dieu, dit-elle, & de quel monde suis-je revenuë ? quel est cét
accident, & qui en peut estre cause ? Ah mes enfans ! que je vous ay de
l’obligation, & que les bons
Dieux m’ont bien esté favorables à ne vous laisser point endormir, quand ce
mal m’a surprise, car je croy que veritablement je fusse morte sans vostre
secours ? Comment ? ma mere, dit Clarine, vrayement nous avons dormy plus de
deux heures, & il y en a bien une demie, que nous vous tenons entre nos
bras, & que nous vous avons fait mille maux pour vous esveiller, &
je croy bien que si vous n’eussiez vomy, vous estiez morte. Et mes enfans,
dit la bonne vieille, & comment vous estes vous esveillées ? Comment ?
dit Clarine, j’estois couchée aupres de vous, je vous ay senty debattre,
& puis groumeller comme font ceux que l’on estrangle, je vous ay
appellée deux ou trois fois en sursaut, & voyant que vous ne me
respondiez point, je me suis jettée à bas du lict, j’ay esveillé Cryseide,
& prenant de la bougie nous vous sommes venus secourir : Et les Dieux
soient loüez, continua-t’elle en joignant les mains, que vous voila remise :
Et j’ay vomy, dit la vieille : Comment, si vous avez vomy ? reprit Clarine,
ouy certes, & à la bonne heure, car sans cela c’estoit fait de vous,
estant sorty de vostre estomach je ne sçay quoy de noir & qui sent :
Mais mon Dieu, dit-elle en se frottant le nez, ne le sentez vous pas
encores ? Et cela elle le disoit à cause de l’onguent qui estoit respandu
sur le plancher, qui sentoit fort mauvais : Si fais certes, dit ma
nourrice : Mais continua t’elle, Clarine prends le ballay, & nettoye-le,
autrement il vous pourroit faire mal : Elle qui ne desiroit que ce
commandement, prend la pasle, & le plus soigneusement qui luy fut possible le ramassa,
& puis l’alla jetter par la fenestre, & avec de l’eau lava apres le
plancher le mieux qu’elle put. Mais il faut rire de ce qui advint le
lendemain. Cet onguent tomba sur quelque chose de sale qui estoit dans la
rue, où un chien passant & sentant ou l’huille ou la graisse qui estoit
en cét onguent, le mangea, mais il ne l’eust pas plustost avalé qu’il tomba
comme mort, ou pour le moins tellement endormy, que pour coup qu’on luy
donnast il ne se put esveiller : Clarine qui le vit de la fenestre, &
qui s’en douta luy jetta de l’eau dessus, & si à propos, qu’aussi tost
qu’il en fut touché, il se releva, & commença à secouer les oreilles,
& à s’estendre comme le matin quand il s’esveille : il faut bien que la
composition, & les drogues en fussent assoupissantes.
Le soir apres Arimant ne manqua point de venir selon sa coustume avec la
musique sous la fenestre, & apres avoir quelque temps fait jouër, il
chanta tels vers :
SONNET,
Qu’il tiendra inviolablement ce qu’il a promis.
Si je romps les sermens qui sont faits entre nous,
Que le Ciel dessus moy, comme traitre & parjure,
Ou que j’aille vivant punisse
ceste injure,
Et qu’exemple à chacun je sois de son courroux.
Que s’il advient helas ! qu’ils soient rompus de
vous,
Dieux esloignez de moy si mal-heureux augure !
Mais s’il
doit advenir que dans la sepulture
Loing des soucis humains je
reçoive ces coups.
Que si dedans les Cieux l’heureuse destinée
M’ordonne
quelquefois ceste bonne journée,
Où doivent s’accomplir les
serments de tous deux ;
Dieux abregez d’autant la longueur de ma vie,
Et ce
jour m’approchez, si vous avez envie
Entre tous les mortels d’en
voir un bienheureux.
Cependant que nous vivions de cette sorte, & que nostre affection estoit
allée de telle façon augmentant, que je ne sçay qui des deux estoit le plus
Amant ou le plus aymé : Ne voila pas que la fortune commença à vouloir
mesler ses amertumes parmy nos douceurs, ou plustost nous ravir toutes nos
douceurs pour en leur place nous paistre des plus cruelles amertumes ?
Helas ! je le puis bien dire ainsi : car depuis ce temps je ne sçay que
c’est que plaisir ny contentement. Rithimer duquel je vous ay desja parlé,
tres-grand Captaine, & qui favorisé de l’Empereur Majoranus, avoit
obtenu non seulement d’estre Citoyen Romain, mais aussi Patricien, & Gouverneur de la Gaule
Cisalpine, parvint à un si grand credit qu’il disposoit absolument de tout
ce qui estoit dans cette Gaule. Cette auctorité estoit procedée non
seulement de la bonne volonté, & de la faveur des Empereurs, mais
beaucoup plus des grands exploits qu’il avoit faicts contre les Vandales,
pour la conservation de l’Italie. Ce vaillant Prince avoit espousé une
parente de ma mere, & qui desirant de me bien loger, avoit jetté les
yeux sur un jeune homme, en quelque sorte allié de Rithimer, fort riche,
mais le plus vicieux d’esprit, le plus laid & le plus difforme corps qui
fut en toute la Gaule Cisalpine. Ma mere qui avoit fait dessein de se
deffaire de moy, parce que comme je recognus depuis, je l’empeschois de se
remarier, prit cette occasion aux cheveux, & se delibera de me conduire
vers cette Princesse, esperant que la moindre commodité qu’elle en auroit,
seroit de me laisser entre ses mains, ainsi qu’elle avoit monstré de le
desirer. Cette deliberation estant prise sans m’en rien dire, fut presque
executée sans que je la sceusse, & cela d’autant qu’elle commençoit de
prendre garde que je n’avois point desagreable la recherche que me faisoit
Arimant, laquelle sans doute ne luy eust point despleu, si son bien eust
esté esgal à son merite, & à sa noblesse : mais cela n’estant pas, elle
pensa que l’esloignement estoit le meilleur remede qu’elle y pouvoit
rapporter. Toutesfois voyant le soing qu’elle avoit de me faire habiller en
diligence, & l’ordre qu’elle mettoit en sa maison, & à son train, je
jugeay qu’elle vouloit faire un
voyage, où elle faisoit dessein de m’emmener. Et parce que je fusse morte de
regret, s’il m’eust falu partir sans qu’Arimant en eust esté adverty, je
commanday à Clarine qu’elle le luy fit sçavoir, & luy donnay le livre
accoustumé : elle ne manqua point de le lui mettre dans le chapeau le
lendemain estant au temple, la lettre que je luy escrivois estoit telle.
LETTRE
De Cryseide à Arimant.
L’on me veut esloigner d’icy, j’eusse dit de vous, si ce
n’est que vous estes tousjours en mon cœur, & que mon affection est
telle, qu’il est impossible que je ne vive non seulement pres de vous,
mais en vous mesme : toutesfois il est certain que nous changeons de
demeure, je ne sçay en quelle partie de la terre ce sera, mais si say
bien que pour belle qu’elle puisse estre à tout autre, ce me sera un
lieu de supplice, si je ne vous y vois point : Si je la découvre, je
vous en advertiray, afin que s’il vous est possible, vous puissiez estre bien tost du corps où vous
serez tousjours par ma pensée.
Arimant leut cette lettre avec le desplaisir que vous pouvez penser, qui le
remplit de telle inquietude, qu’il ne se donna repos, qu’il n’eust apris que
j’allois trouver la femme de Rithimer : mais celuy qui le luy dit, qui fut
un parent de ma mere, luy cela ce qui estoit de mon mariage, fut qu’il ne le
sçeut pas, ou que sçachant l’affection qu’il me portoit, il jugea estre à
propos de le luy cacher : mon esloignement luy faschoit, mais encore plus
sçachant où j’allois, parce qu’il creut bien que son père ne luy permettroit
jamais d’y venir, à cause de leur inimitié : il m’escrivit donc incontinent
de cette sorte, par le moyen du livre qu’il donna à Clarine.
LETTRE
D’Arimant à Cryseide.
Si ce n’est la plus cruelle infortune qui me put arriver,
que celle qui vous emmeine, je ne sçay quelle peut estre celle qui
merite ce nom. Vous allez vers Rithimer, le seul lieu de tout le monde, qui m’est le plus
deffendu : Mais puis qu’il vous plaist de me le commander, je vous y
verray bien tost, & vous rendray tesmoignage que mon affection est
plus grande que tous les empeschemens qui s’y peuvent opposer.
Je receus cette lettre presque en mesme temps que j’entrois dans le chariot,
pour commencer le voyage, de sorte que je ne pus la lire, parce qu’il y
alloit du temps pour chercher, & puis adjouster ensemble les lettres
separées par tout le livre, qui ne me fut pas une petite surcharge de
desplaisir. Arimant d’autre costé qui sçavoit que ce jour là je partirois,
se trouva sur le chemin comme par rencontre avec deux Chevaliers de ses
amis, ausquels il n’avoit pas dict l’affection qu’il me portoit, mais qui
toutesfois ne l’ignoroient pas entierement, & qui à cette occasion
estans mesme assez familiers avec ma mere, soudain qu’ils nous rencontrerent
s’approchant du chariot, la saluërent, & s’enquirent de son voyage :
elle qui ne se soucioit plus que l’on le sceust, le leur dit assez
librement, & commença à leur raconter la grandeur de Rithimer, & le
pouvoir que sa parente y avoit, & l’esperance qu’elle luy donnoit de
vouloir faire pour moy. Cependant Arimant s’estoit approché de mon costé,
mais si triste & affligé qu’il m’en faisoit pitié, & tellement hors
de luy-mesme, qu’il disoit des
choses si hors de propos, qu’on eust jugé qu’il révoit : & encor pour
augmenter nostre mal, de peur de faire recognoistre la bonne intelligence,
qui estoit entre nous, il n’osoit adresser sa parole à moy, quoy que ses
yeux ne partissent jamais de dessus mon visage : ceux qui l’oyoient, &
qui ne sçavoient le suject qui le divertissoit ainsi, & qui luy alienoit
l’esprit, rioient de ses discours si mal à propos : mais moy j’en avois
compassion. En fin me souvenant que quelquesfois pour vouloir trop faire le
fin, on descouvre sa finesse, j’eus peur que l’on ne s’apperceut de
l’occasion pour laquelle il ne parloit point à moy, de sorte que je pensay
estre à propos d’adresser ma parole à luy, comme indifferemment faisoient
toutes les autres : Je luy demanday doncques : d’où procedoit cette grande
tristesse, de laquelle chacun se prenoit garde ? Je vous asseure, me
respondit-il en souspirant, que c’est d’envie : Je n’eusse jamais pensé,
respondis-je, qu’une personne pleine de merite pust porter envie à
quelqu’un. Mais de qui & de quoy estes vous envieux ? De vostre chariot,
me dit-il, qui va vers les Libicins, & qu’il ne me soit permis d’y
aller, encore que ce soit ma patrie. Et quoy, repliquay-je, estes vous si
amateur de vostre patrie, que mesme vous portiez envie à une chose
insensible ? Que voulez-vous que je fasse, me dit-il, si mesme ces choses
que vous me dites sont plus heureuses que moy ? Le Ciel, adjoustay-je, faict
toutes choses pour le mieux. C’est la consolation, respondit-il, qu’on donne
tousjours aux malheureux : toutefois je vous asseure que ce mieux-là ne sera jamais tant desiré de moy,
que son contraire. Les malades aussi, luy dis-je, en font de mesme, ils
trouvent les medecines ameres, & l’on leur donne pour leur salut le plus
souvent le contraire de ce qu’ils desirent : Il y a bien de la difference,
me respondit-il, des maladies du corps à celles de l’esprit : car celles du
corps se guerissent par leurs contraires, & celles de l’esprit par la
possession de la chose qui luy faict le mal. Si l’ambition nous blesse, y
a-t’il quelque meilleur remede pour en guerir, que de posseder la chose qui
est ambitionnée ? Si la beauté nous offense, rien ne nous peut guerir si
promptement que la possession de cette mesme beauté : & c’est pourquoy
l’on dit que les desirs assouvis au commencement s’allantissent, & en
fin s’assoupissent entierement. De sorte qu’aux maux de l’esprit, tout ce
qui nous blesse a la proprieté du scorpion, qui porte la guerison de la
blesseure qu’il a faite . Il y a si long-temps, interrompit Clarine, que
vous estes hors de vostre patrie, & dequoy vous souvenez-vous maintenant
d’en estre si fasché ? Vostre voyage, dit-il en souspirant, en est cause,
qui m’en rafraischit la mémoire.
Ceux qui oyoient nos discours, ne les entendoient pas : il est vray que si ma
mere n’eust esté distraite par les demandes & par les discours des deux
compagnons d’Arimant, il ne faut pas douter qu’elle n’eust bien recognu ce
qu’il vouloit dire : & toutefois pour les interrompre, car elle oyoit
bien que nous parlions ensemble, elle ne voulut leur permettre de passer
plus outre, quoy qu’ils dissent que
leur chemin s’adressoit par là : mais elle les pressa de sorte, qu’elle les
contraignit de nous laisser. Je cognus bien alors que c’est avec beaucoup de
raison que l’esloignement de la personne aymée est dit une mort , non
seulement à la douleur que je ressentis en cette separation, mais aussi à ce
que devint Arimant : car il perdit toute couleur, & presque le
sentiment, demeurant de telle sorte hors de luy mesme, qu’il ne peut ny me
dire adieu, ny personne de la compagnie. Ce qui fut par ma mere expliqué à
incivilité, & peut estre à dessein, quoy qu’elle creut le contraire.
Quant à moy, je sçavois bien qu’en penser, espreuvant en moy-mesme la
rigueur de cette cruelle separation.
Je ne vous raconteray point icy ny les desplaisirs d’Arimant, ny ceux que je
souffris en cette absence parce que le temps de ce promenoir seroit trop
court : mais. Hylas, vous le pourrez juger, tant par ce qui s’estoit passé,
que par les choses qui suyvirent. Nous tumbasmes tous deux malades, mais
Arimant beaucoup plus que moy : car mon mal ne fut qu’une certaine langueur
qui m’abatit si fort avec le temps, qu’on craignoit que je devinsse
ethique : Luy au contraire, il prit un mal si violant, qu’en peu de jours il
se trouva à l’extremité. En cét estat chacun pensoit qu’il deust mourir :
& luy mesme ayant cette creance, & ne voulant partir de cette vie
sans mon congé, il s’efforça de m’escrire cette lettre :
LETTRE
D’Arimant à Cryseide.
La fortune semble de se lasser, elle veut mettre fin à mes
peines, n’y consentirez vous pas, Madame, & ne me donnerez vous pas
congé de sortir de ces continuelles peines ? Je vous en requiers par
cette affection qui me porte au tombeau, & qui ne diminuera jamais,
quoy que mes cendres deviennent.
Ceste lettre si courte & fort mal escrite, outre le
bruit commun de la grandeur de son mal, faillit à me faire mourir, &
ce fut bien alors que Clarine eust de la peine à me consoler, je luy fis
promptement responce : & pour sçavoir l’estat de son mal, je priay
Clarine d’envoyer quelqu’un de sa part avec celuy qui m’apporta cette
lettre pour revenir incontinent nous en dire des nouvelles : Je luy
escrivis ainsi :
LETTRE
De Cryseide à Arimant.
Vous m’avez tousjours asseurée que vous feriez tout ce que
je vous ordonnerois : Je vous commande de vivre, afin que vous me
puissiez plus longuement servir. Je verray s’il y a quelque chose qui
ait plus de pouvoir sur Arimant que moy.
Nous sceusmes par le retour de celuy que nous y avions envoyé, qu’apres avoir
esté sur le sueil du tombeau, il avoit eu tant de force, que le mesme jour
qu’il y estoit arrivé, il avoit eu une crise, qui donna bonne esperance de
son salut, & que le jour d’apres on le tenoit presque hors de danger.
Quant à moy, qui me flattois, je creus que le contentement que ma lettre luy
avoit raporté, en avoit esté la cause : mais que cela fust ou ne fust pas
vray, il est certain que depuis je sceus son entiere guerison, qui me
rapporta bien un si grand contentement, que je commençay aussi de mon costé
à me r’avoir, & sembla que nous eussions eu quelque sympathie de tumber
malades, & de guerir tous deux en mesme temps. Mais voyez, Hylas, comme
je suis née sous une malheureuse destinée.
Lors que j’arrivay en la maison de Rithimer, & que sa femme me vit si
défaite, tant pour la longueur du chemin, que pour le mal qui m’estoit
survenu : mais plus peut-estre pour l’esloignement de celuy que j’aymois :
elle fut d’avis que sans me laisser voir, l’on me fit guerir, & qu’on ne
parlast point cependant du mariage qu’elle avoit intention de faire, puis
qu’elle pensoit que la beauté que l’on disoit estre en moy, seroit celle qui
y feroit plustost resoudre Clorange, ainsi se nommoit celuy qu’elle me
vouloit faire espouser : & depuis me voyant empirer, l’on n’en fit point
de semblant, jusques à ce que je commençay à me r’avoir, & que peu à peu
j’allois reprenant le visage que je soulois avoir, soudain ma mere qui le
desiroit passionnément en mit le propos en avant, & asseura que dans peu
de jours je serois en bon estat. Et il advint pour mon malheur, comme elle
dit, parce que je fus avertie par Arimant, qu’il me viendroit voir, ou
desguisé, ou autrement en sorte qu’il ne seroit point recognu. Cette
esperance me redonna entierement la santé & le mesme visage que je
soulois avoir, si bien que l’on commença à me faire voir, & il est vray
que plusieurs d’abord jetterent les yeux sur moy, & mesme Rithimer,
comme depuis je recognus : sa femme en mesme temps mist en avant ce mariage,
le proposa à Rithimer, & le pria, parce que j’estois sa parente, de le
vouloir faire reüssir : luy qui avoit quelque dessein sur moy, encores qu’il
vit Clorange si difforme & si mal fait, ne laissa de l’appreuver,
pensant que tant moins j’aymerois mon mary, tant plus aisément viendroit-il à bout de ce qu’il
desiroit : & feignant de ne le faire que pour complaire à sa femme,
envoya querir Clorange, le luy propose, le luy conseille, & en mesme
temps l’y fait resoudre. Je ne sçay si ce qu’on nommoit beauté en moy, ou
mon malheur en fut cause, tant y a que le tout fut conclud avant que l’on
m’en dit un seul mot. Voyez comme le Ciel se moque des propositions des
humains : lors que je me figure de recevoir le plus de contentement, c’est
lors que je me vois accablée de plus grand malheur qui m’eust pu
arriver.
Ma mere un soir que j’estois preste à me mettre au lict, me vint trouver dans
ma chambre, & apres m’avoir representé les incommoditez de nostre
maison, qu’elle feignoit expressement tres-grandes, & telles qu’elle
vouloit, l’aage qui commençoit à me presser, le peu de partis qui se
rencontroient, le grand contentement qu’il y avoit d’entrer dans une maison
riche & accommodée. Elle me vint proposer Clorange, & en le
proposant, me dit, que Rithimer & sa femme en avoient conclud le
mariage, & que dans deux jours les nopces se feroient, qu’elle m’en
avoit bien voulu avertir, afin que quand Rithimer me feroit l’honneur de
m’en parler, je ne fusse pas si sotte de faire un mauvais visage, ou de
n’user des remercimens tels que meritoit la peine qu’il luy avoit pleu de
prendre pour moy. Qu’encores que Clorange eust le corps un peu mal fait, il
avoit tant d’autres conditions qui le rendoient estimable, qu’il ne falloit
pas en faire semblant. Qu’il estoit si amoureux de moy, que je ferois de luy tout ce que je voudrois,
pourveu que je le sceusse un peu flatter. Bref, Hylas, elle n’oublia rien à
me dire de tout ce qu’elle creut me devoir convier à ce mariage : & sans
attendre ma responce, s’en alla coucher à l’heure mesme, s’asseurant bien
que d’abord je n’en serois pas fort contente : mais croyant aussi que la
nuict m’apporteroit la resolution qu’elle desiroit.
O Dieux ! Hylas, quelle devins-je oyant ces nouvelles ? Encores me fut-ce du
soulagement que ma mere s’en allast : car je pus avec plus de liberté
pleurer, & me plaindre : toute vestuë que j’estois je me jettay sur le
lict, m’abouchay sur le chevet, & de peur d’estre ouye je mordois le
linceul, & m’en remplissois la bouche : mais tout cela n’empescha que
Clarine, qui en avoit esté avertie, ne s’en print garde : & venant vers
moy, elle voulut me dire quelque chose pour me consoler : mais relevant la
teste vers elle, je luy dis, Tay-toy Clarine, je te supplie, qu’il te
suffise que mon mal-heur me tourmente assez sans que tu t’en mesles : laisse
moy plaindre le peu de temps que j’ay à vivre, le mal que je ne sçaurois
assez pleurer. Elle qui m’aymoit tendrement, & qui sçavoit bien le
subjet que j’avois de m’affliger : Je ne viens pas, dit-elle, en dessein de
vous consoler, mais seulement pour vous mettre au lict, afin que l’on vous y
vienne moins importuner. Il vaudroit mieux, repliquay je, si cela est, que
tu me misses au tombeau : A ce mot sans me bouger je me laissay deshabiller,
comme si j’eusse esté morte : car le mal que je ressentois s’estoit de telle sorte saisi de moy, que mesme
je ne pouvois pleurer : mais quand je fus au lict, & que je n’eus plus
la lumiere devant les yeux, ce fut alors que mes larmes commencerent à me
noyer le sein, & à moüiller de sorte mon lict, que j’estois toute en
eau. D’un costé Arimant se representoit à moy accompagné de tous ses
merites, & de tous les tesmoignages d’affection qu’il m’avoit rendu : De
l’autre costé, Clorange avec toutes ses déformitez & laideurs : &
lors voyant la difference qu’il y avoit de l’un à l’autre, j’entrois en de
si grands desplaisirs, que veritablement je fus bien assistée des Dieux, de
ne me point laisser aller à un violant desespoir. Toute la nuict je ne fis
que plaindre, & le jour me trouva dans le lict sans avoir peu clorre
l’œil. En fin voyez à quoy une grande affection nous porte quelquefois. Je
me resolus de mourir, sçachant bien que ma mere, pour quelque supplication
que je luy pusse faire, ne changeroit point de resolution : & ne me
pouvant figurer que mon affection, ny celle d’Arimant pust supporter cét
outrage, je pensay qu’il valoit mieux mourir une fois, que de remourir tous
les momens qui me resteroient de vie .
Le matin donc estant venu, quand je vis que Clarine, & la pluspart de
ceux du logis estoient allez au temple comme de coustume, & qu’ils ne
m’avoient laissé pour me garder qu’un jeune enfant qui me souloit servir :
Je l’appellay & luy dis, que je le priois d’aller promptement querir un
Chirurgien, sans en rien dire à personne : le petit n’y manqua point, &
alors qu’il fut entré: Nostre
maistre, luy dis-je, j’ay un grand mal de teste, je vous prie evantez moy un
peu la veine du bras, car j’ay accoustumé de faire ainsi, quand ce mal me
vient, & je suis incontinent guerie. Luy qui me vit toute rouge, &
les yeux chargez, le creut facilement. Et sans se le faire dire deux fois,
m’ouvre la veine, & puis me bande le bras, & s’en alla : mais il ne
fut pas si tost hors du logis, que je r’appellay ce jeune garçon, & luy
dis que je le priois de m’en aller querir un autre, parce que celuy-là ne
m’avoit pas bien servie. L’enfant s’y encourut pensant bien faire, & me
l’amenant incontinent : Je luy fis la mesme harangue que j’avois faite à
l’autre, & cestuy-cy aussi prompt que le premier, m’ouvre l’autre bras
que je luy presente, luy cachant celuy où j’avois desja esté seignée, &
puis soudain il se retira.
Alors croyant avoir mis l’ordre qu’il faloit pour finir plus promptement
& plus asseurément mes jours, je fais tirer les rideaux, & serrer
les fenestres, feignant que la clarté me faisoit mal : Mais incontinent je
me desbande les deux bras & oste les compresses, & tout ce qui
pouvoit empescher le sang de couler, m’estant voulu ouvrir les deux bras
pour mourir tant plustost, & de peur aussi que s’il n’y en eust eu
qu’un, le sang peut-estre se fust arresté de soy-mesme, comme il advient
quelquefois en semblables occasions. La premiere chose qui me vint devant
les yeux estant en cet estat, fust le desplaisir qu’Arimant auroit de cette
nouvelle : Et parce que je creus que ce luy seroit un grand soulagement de sçavoir que je
mourois en l’aymant, je pris promptement mon mouchoir, & l’estendant sur
le lict, je trempay le doigt dans mon sang, & j’escrivis fust bien ou
mal ces trois paroles : TIENNE JE MEURS, ARIMANT, qui fut tout ce que je pus
faire, car incontinent les yeux commencerent à me troubler, & le cœur à
me deffaillir, de sorte que je perdis toute cognoissance. Je me souviens
toutefois que ma derniere imagination fut, que regrettant Arimant, &
rien que luy seul, je dis assez haut : Fortune, enfin la victoire est
mienne. Depuis ce mot là je demeuray comme morte, & sans doute c’estoit
fait de ma vie, si Clarine ne fut entrée dans la chambre, qui sçachant bien
que tout mon mal procedoit du desplaisir que j’avois de perdre Arimant, me
venoit apporter de ses nouvelles, ayant eu de ses lettres par celuy qui m’en
avoit apporté l’autre fois. Mais quand elle ouvrit les rideaux, &
qu’elle vit tout en sang alentour de moy, car les fenestres mal closes
laissoient entrer assez de clarté pour le voir : ô Dieux quel cry fit-elle !
Il fut tel que ceux qui estoient dans la chambre de ma mere qui touchoit
celle où j’estois, s’effroyerent de l’ouyr, & accoururent pour en
sçavoir le suject. O Dieux ! s’escrioit-elle, elle est morte, Cryseide est
morte, & battant des mains, & puis s’arrachant le poil, elle couroit
par la chambre, sans sçavoir ce qu’elle faisoit. Les fenestres furent
incontinent ouvertes, & chacun accourut autour de moy : Ils virent bien
que j’estois toute en sang, mais ne se pouvans imaginer qu’il vint du bras,
ils furent long temps à chercher
la blesseure. Clarine cependant jettant la main sur le mouchoir, & le
desployant, vit ce que j’y avois marqué du doigt, qui encores que mal escrit
se pouvoit toutesfois lire avec un peu de peine, elle le met en sa poche
pour empescher que personne ne le vit, & courant hors de la chambre vers
ma mere l’advertir de cét accident, de fortune elle rencontra celuy qui lui
avoit apporté la lettre qu’Arimant m’escrivoit, qui luy demandant responce,
parce que son maistre luy avoit commandé de retourner le plus promptement
qu’il pourroit. C’est, dit-elle toute en pleurs & toute eschevelée, une
triste responce que celle que tu porteras à ton maistre cette fois, Cryseide
est morte, parce qu’on la vouloit forcer d’espouser Clorange, porte luy ce
mouchoir, où il verra escrit de la main & du sang de Cryseide, le
subject qu’il a d’en aymer la memoire. A ce mot avec des pleurs extremes,
& des cris, elle alla advertir ma mere, qui estoit alors avec la femme
de Rithimer : tous trois oyant ces pitoyables nouvelles, furent surpris d’un
grand estonnement : Mais le Prince tout transporté courut le premier où
j’estois, & me voyant toute en sang, de fortune il me prit par le bras
pour me relever, & trouvant ma manche toute pleine : Elle s’est coupée
les veines, cria-t’il : & incontinent me retroussant luy-mesme la
chemise, trouva que le sang ne couloit plus, parce qu’il s’estoit figé sur
la playe, & je croy que cela fut cause de me sauver la vie : Car soudain
qu’il en eust osté le sang, il vit qu’il commençoit à seigner enco- re, il mit le doigt dessus, &
dit à Clarine qu’elle en fit de mesme à l’autre bras, car il voyoit l’autre
manche aussi sanglante que celle qu’il tenoit, & m’ayant fait apporter
de l’eau fraische : Pour certain, dit-il, elle n’est pas encore morte, je
sens qu’elle est un peu chaude & m’en jettant contre le visage, &
puis me frottant les temples & le poulx avec des eaux imperiales, &
autres semblables, il sentit que le poulx commença de me revenir, &
soudain je commençay de respirer : Elle revient, dit-il, qu’on fasse appeler
des Medecins, car si elle est secouruë elle ne mourra pas ; & envoyant
message sur message, ma chambre fut incontinant pleine de Medecins & de
Chirurgiens, qui userent d’une telle diligence autour de moy, qu’avant qu’il
fut nuict, je revins du tout, & repris la cognoissance que j’avois
perduë, sans que jamais Rithimer partit d’autour de moy, qu’il ne me vit
hors de danger : Depuis il me dit, qu’il ne m’avoit jamais veuë si belle,
qu’estant en cét estant toute soüillée de mon sang : car la rougeur du sang
me faisoit paroistre si blanche, & la blancheur de mon visage donnoit
une couleur si vermeille au sang, qu’il sembloit que l’un adjoustoit de la
beauté à l’autre, outre que la pitié de me voir reduite en cét estat luy
augmentoit l’Amour, sous le voile de la compassion.
Mais lors que je fus un peu remise, sa femme & ma mere, toutes effrayées,
me demanderent, qui m’avoit mise en cét estat : si j’eusse voulu parler,
peut-estre que je l’eusse bien faict en m’efforçant un peu : mais sçachant
que c’estoient elles qui estoient
la cause de mon mal, je fis semblant pour eviter leur importunité, de ne les
ouyr point, ny de ne pouvoir parler : Ce que peut-estre recognoissant l’un
de ces vieux & experimentez Medecins, il leur dit, qu’il me falloit
faire prendre quelque chose, & me laisser reposer, parce que le parler
me pourroit peut estre faire beaucoup de mal. Il fut fait comme il l’avoit
dit & cependant Rithimer s’enquit du jeune garçon qui me gardoit, s’il
ne s’estoit point apperceu de ce que j’avois faict. Luy qui craignoit
d’estre chastié s’il confesssoit la verité, dit que non, & que seulement
je luy avois commandé de fermer les rideaux & les fenestres. Cela fut
cause que Rithimer faisant venir Clarine : N’abandonnez pas, dit-il,
Cryseide, car elle veut mourir : & si vous n’y prenez bien garde, elle
se desbandera encore les bras. Seigneur, luy dit-elle, si vous voulez, vous
pouvez bien luy redonner la vie, qu’elle perdra sans doute, si ce n’est à
cette heure & de cette sorte, ce sera bien tost, & de quelqu’autre
façon. Je jure, dit-il, par la vie d’Anthemius, qu’il n’y a chose que je ne
fasse pour cela. Elle qui creut avoir trouvé une bonne occasion : Seigneur,
dit-elle, ne me descouvrez point, s’il vous plaist, mais croyez que Clorange
est cause de sa mort, & qu’elle choisira plustost le tombeau, que luy.
Et pensez vous, respondit Rithimer, que Clorange soit cause d’une si
genereuse action ? N’en doutez point, Seigneur, repliqua-t’elle, & si
vous en voulez voir la verité, prenez garde au changement de visage qu’el-
le fera lors que je luy diray à
l’oreille. Alors s’approchans tous deux du lict, & faisant retirer
chacun d’autour de moy, elle me dit tout bas, Cryseide consolez-vous,
Rithimer jure par la vie d’Anthemius, que vous n’espouserez jamais Clorange.
J’estois si foible que je ne pouvois mouvoir que les yeux : mais cette bonne
nouvelle me toucha de sorte, que les eslevant au Ciel il sembloit que je le
remerciasse d’une si grande grace : & puis les tournant vers Rithimer,
je m’efforçay de luy dire, Seigneur, sera-t’il vray ? Ouy ma mignone, me
dit-il, & je le vous jure non seulement par Anthemius, mais par le chef
de mon pere, & par tout ce qui me peut estre plus sainct. Je vivray
donc, repliquay-je. Vivez, me respondit-il, & soyez certaine que je
consentiray plustost à ma mort, qu’au contraire de ce que je vous ay promis.
A ce mot je changeay toute de visage, & deslors on me vit reprendre la
vigueur comme par miracle. Rithimer admira ceste resolution en moy, &
appellant sa femme & ma mere : Voyez vous, leur dit-il, qu’on ne parle
plus du mariage de Cryseide & de Clorange, je jure que je consentiray
plustost à la perte de toute ma fortune, qu’à cette si peu convenable
alliance. Elles voulurent repliquer, mais il interrompit, Je l’ay juré par
la vie d’Anthemius, par le chef de mon pere, & par tout ce qui me peut
estre de plus sainct : il ne faut point en parler d’avantage, & qui fera
autrement, je luy donneray cognoissance qu’il me fera desplaisir. Elles s’en
allerent toutes deux sans dire un seul mot. Rithimer ne pouvant assez
estimer l’extreme resolution que
j’avois prise, augmenta de sorte la bonne volonté qu’il me portoit, que
deslors on peut dire que veritablement il fut amoureux de moy. Il s’en alla,
& retourna cent fois pour voir en quel estat j’estois, &
ordinairement tout seul : Et parce qu’il n’osoit parler à moy, de peur que
cela ne me fist mal, il entretenoit Clarine, & quelquefois il luy
demandoit, comment elle avoit recogneu que le mariage de Clorange m’avoit
fait prendre ceste resolution : & d’autrefois il la remercioit de l’en
avoir averty. Bref, il monstroit si clairement par son inquietude la
grandeur de son affection, que sa femme s’en aperceut, & Clarine aussi.
Quant à moy je prenois toutes ses actions comme venant de la compassion que
cét accident avoit causée en son ame genereuse, outre que l’estat où
j’estois ne me permettoit pas de faire de grands discours, car j’estois
encore tellement abatuë, que je ne voulois que dormir & me reposer.
Je demeuray deux ou trois jours de ceste sorte sans me souvenir du mouchoir
où j’avois escrit avec le doigt de mon sang : mais un matin que je
commençois à me remettre un peu, il me revint en la mémoire : & parce
que Clarine qui ne m’abandonnoit jamais m’ouyt souspirer, elle me demanda si
je ressentois quelque nouveau mal : Le mal, luy dis-je froidement, est dans
l’esprit. Mais Clarine dites moy je vous supplie, fustes vous la premiere
qui me trouvastes en l’estat où je m’estois mise ? Et qui est-ce, me
dit-elle, qui a plus de soing de vous ? Je sçay bien, lui respondis- je, que c’est Clarine : Mais,
continuay-je, puis que vous fustes la premiere, ne vistes vous point un
mouchoir qui estoit marqué de mon sang ? Ah ? dit-elle, ouy je l’ay veu,
& vous me faites souvenir que j’ay fait une grande faute, & à
laquelle il faut remedier promptement : car sçachez, dit elle, ma
maistresse, que le matin que ce mal-heur arriva, Arimant vous avoit escrit,
& j’ay icy la lettre, je venois toute joyeuse la vous apporter : mais
quand je vous trouvay en cét estat, je fus si surprise, que je courois par
la maison comme une folle, criant & me tourmentant : & de fortune
estant ainsi hors de moy, je rencontray celuy qu’Arimant vous avoit envoyé,
qui ne sçachant ce qui vous estoit arrivé, me pressoit d’avoir responce : Je
luy dis que vous estiez morte, & luy donnay le mouchoir duquel vous
parlez, pour le porter à son maistre en tesmoignage de vostre amitié. Et
Arimant, repris-je alors, a mon mouchoir. Il l’a sans doute, me dit-elle,
car il y a trois jours que je le donnay. O Dieux ! m’escriay-je, voila la
perte d’Arimant, Que pensez vous Clarine qu’il devienne, voyant ceste
asseurance de ma mort ? Elle demeura muette pour quelque temps, en fin elle
me respondit : Il est certain que si ce jeune homme s’en est allé sans
demander plus particulierement de vos nouvelles, il lui aura porté celles de
vostre mort. Et à qui, repris-je, voudriez vous qu’il s’en fust enquis pour
en sçavoir de plus certaines, qu’à vous mesmes ? Veritablement, Clarine,
vous fistes là une grande faute : & la seconde n’est guiere moindre,
lors que me voyant estre hors de
danger, vous ne l’en avez point averty. Qu’esperez vous que fasse ce pauvre
Chevalier ? Nous orrons dire qu’il aura fait quelque extreme resolution,
& Dieu vueille qu’elle ne soit telle, qu’elle me convie à le suivre. Ma
maistresse, me dit-elle, je vous en demande pardon, le desplaisir que
j’avois de vostre mort, estoit tel, que je me resolvois à vous suivre, &
j’avouë que j’envoyay ce mouchoir à Arimant expres pour le convier d’en
faire de mesme. Il est bien vray que depuis je l’en devois avoir averty :
mais j’ay esté de telle sorte employée aupres de vous, que je ne me suis
souvenue non pas mesme de manger. Or sus, luy dis-je, escrivez luy de ma
part, & si je puis, j’y mettray un mot de ma main. Clarine alors prenant
la plume & le papier, apres avoir fermé la porte, de peur que quelqu’un
ne nous surprit, luy escrivit ce peu de mots à la haste :
LETTRE
De Clarine à Arimant.
Je m’en desdis, Arimant, Cryseide vit encores, & m’a
commandé de vous en avertir. Elle mourut certes quand je le vous
manday : mais les Dieux l’ont ressuscitée pour vous. Vous estes le plus
heureux Chevalier qui vive,
estant aymé de la plus belle Dame de l’Univers : & seulement
mal-heureux pour ne pouvoir estre tesmoing de vostre bon-heur.
Alors prenant à toute force la plume, avec beaucoup de peine j’escrivis ce
peu de paroles. [Je vis, Arimant, & pour un seul
Arimant.] Et soudain l’ayant bien cachetée, elle fait partir en
toute diligence celuy qui desja y avoit esté une autrefois, luy commandant
sur tout de luy bien dire par le menu ce qui m’estoit arrivé, & de faire
une extréme diligence. Apres voyant que personne n’estoit encore dans la
chambre, nous ouvrismes la lettre qu’auparavant il m’avoit escrite, &
nous trouvasmes qu’elle estoit telle :
LETTRE
D’Arimant à Cryseide.
N’avoir tout le jour que des frayeurs, & des terreurs
Panniques, & toute la nuict vous voir toute en sang, & avec un
pied dans le cercueil me faire signe que je vous suyve, me trouble de
sorte, que je ne puis appeler
vie celle que je passe esloigné de vous. J’envoye ce porteur pour
sçavoir comme se porte celle à qui je suis, je le suivray de si prez,
que j’espere le trouver à son retour à my-chemin. Il faut qu’à ce coup
la haine de Rithimer envers les miens cede à l’Amour que je vous
porte.
Cette lettre me consola infiniment pour plusieurs occasions : L’une, que je
pensay que plus il s’approcheroit du lieu où j’estois, tant plustost aussi
sçauroit-il que le bruit de ma mort estoit faux. L’autre, que je cognus que
veritablement il m’aymoit, parce que les Dieux n’envoyent jamais ces
presages qu’à ceux qui y ont quelques interests : & en fin pour
l’esperance que j’avois de le voir bien tost, & luy pouvoir communiquer
un dessein que j’avois faict. Mais cependant son homme fit une telle
diligence, que marchant & nuict & jour, il le trouva encores en sa
maison, prest toutefois de partir le lendemain : il estoit de fortune
encores au lict, & ce jeune homme s’approchant de luy : Seigneur, luy
dit il, j’ay de grandes choses à vous dire, faictes sortir toutes vos gens
d’icy. Et lors le leur ayant commandé & fermé la porte par le dedans,
Arimant le voyant tout effroyé soupçonnant quelque grand accident s’estoit à
moitié relevé sur le lict, & comme devinant son mal : Est-elle morte,
luy demanda-t’il, ou vit-elle en-
cores ? Alors ce jeune homme fondant en larmes, & luy presentant mon
mouchoir : Helas ! Seigneur, respondit-il, voila qui vous dira ce que la
douleur m’empesche de pouvoir proferer : & lors s’abouchant sur une
table, se mit à sanglotter comme s’il eust voulu mourir : mais Arimant
despliant ce mouchoir, & au commencement le voyant tout taché de sang,
& enfin lisant ce que j’y avois escrit du doigt, TIENNE JE MEURS
ARIMANT. O Dieux ! dit-il, elle est donc morte, & lors tombant à la
renverse dans le lict, il demeura comme mort. Ce jeune homme apres avoir
cessé un peu ses pleurs, & prenant garde que le Chevalier ne disoit mot,
il courut vers luy, & le trouvant évanouy, le releve sur le lict,
l’appelle, & le tourmente pour le faire revenir : mais voyant qu’il n’en
faisoit point de signe, & craignant qu’il ne luy mourust entre les bras,
il met promptement le mouchoir sous le chevet, & court à la porte
appeler du secours : tous ceux de la maison y accoururent : car il estoit
extremement aymé de tous, & luy apporterent tant de remedes, qu’en fin
ils le firent revenir. Le premier mot qu’il dit ce fut un helas ! mais
incontinant se prenant garde que la chambre estoit pleine de gens, il retint
& les larmes & les plaintes, ne voulant en donner cognoissance à
personne. Et parce que la contrainte le travailloit presque autant que son
propre mal, il les pria tous de le laisser reposer, leur disant qu’il ne
vouloit personne que ce jeune homme avec luy. Eux qui ne se doutoient point
de l’occasion de son mal, &
qui ne pensoient pas que ce fut autre chose qu’une deffaillance, qui ayant
faict son cours ne pouvoit plus luy faire du mal, luy obeyrent incontinant :
& lors se voyant seul : Qu’est devenu, dit-il, ce mouchoir : Seigneur,
respondit le jeune homme, je ne veux plus vous le faire voir, puis que sa
veuë vous rapporte tant de desplaisir. O mon amy reprit Arimant, que
celuy-cy est peu de chose au prix de ceux que je me prepare : Non, non,
continua-t’il, donne le moy seulement, car au lieu d’augmenter mon mal, il
me soulage, voyant qu’elle a eu mémoire de moy au dernier moment de sa vie.
Et lors le luy remettant entre les mains : O mouchoir, dit-il, qui me
representes le plus grand de mes desastres, quel nom te dois-je donner qui
responde aux effects que tu produits en moy ? Et là s’estant teu quelque
temps tenant les yeux fermes sur les paroles de sang, tout à coup en le
baisant il dit, je t’entends bien, interprete du cœur qui t’envoye, tu me
convies de faire le mesme chemin, je n’ay garde de te refuser, je suis prest
à faire ce voyage : je ne me duëils, sinon que tu m’ayes voulu devancer, ou
pour le moins que nous ne l’ayons faict de compagnie. Et lors se tournant
vers ce jeune homme : Mais, luy dit-il, mon amy, tu ne me dis point comment
cét accident est arrivé : Seigneur, respondit-il s’il vous plaist vous
donner un peu de repos, & que vous me promettiez que cela ne vous
affligera point d’avantage, je vous diray tout ce que j’en sçay. Non, non,
reprit soudain Arimant, il n’y a rien qui puisse agrandir ny diminuer ma
douleur : dy moy seulement tout ce
que tu en sçais. Je vous diray donc, continua ce jeune homme, que j’arrivay
là de bon matin, & que suivant le commandement que vous m’en aviez
faict : Je pris garde lors que Clarine alloit au Temple, où je luy mis la
lettre que vous escriviez si discrettement dans la main, que personne ne
s’en apperceut : & l’ayant priée de me faire promptement avoir ma
responce, elle me dit que ce matin mesme je l’aurois. Incontinant apres
j’allay dans le logis de Rithimer, car c’est où elle loge : mais à peine y
fus-je entré, que j’ouys un grand bruit du costé de Cryseide. Je montay les
escaliers, & je trouva[y] Clarine toute en pleurs & toute
eschevelée, qui aussi tost qu’elle me vit : C’est dit-elle, une triste
response que celle que tu porteras à ton maistre ceste fois. Cryseide est
morte, parce qu’on la vouloit forcer d’espouser Clorange, porte luy ce
mouchoir : où il verra escrit de la main, & du sang de Cryseide, le
subjet qu’il a d’en aymer la mémoire. A ce mot, toute en pleurs, &
criant comme une folle, elle passa en une autre chambre. O Dieux ! s’escria
le Chevalier, faut-il que je vive seulement pour ouyr ces nouvelles ? Mais
continuë, dit-il, je te prie. Vous pouvez croire, dict le Messager, que je
demeuray grandement estonné, & toutefois pour en sçavoir plus de verité,
je m’arrestay encore un peu en ce mesme lieu, & je vis sortir trois ou
quatre personnes de la chambre de Cryseide, qui toutes estonnées, &
tenant les mains joinctes ensemble, disoient, Elle est veritablement morte
d’une estrange façon : Cela me donna curiosité & courage d’y entrer, voyant mesme que tous ceux
de la maison y accouroient, je la vis, Seigneur, mais ô quelle veuë ! Je la
vis morte dans son lict, & tout à l’entour le sang, qui mesme avoit
coulé jusques en terre. A mesme temps, Rithimer & quantité de femmes y
entrerent, & j’ouys que Rithimer s’escria, qu’elle s’estoit coupé les
veines. J’eus peur alors d’estre recognu de quelqu’un : & parce que vous
me l’aviez si expressement defendu, & que je creus ne pouvoir rien
apprendre d’avantage, je partis à l’heure mesme de la ville, & m’en vins
en toute la diligence qu’il m’a esté possible, non pas que je n’eusse
beaucoup de regret de vous apporter une si mauvaise nouvelle, mais pour ne
point manquer au commandement que vous m’en aviez fait. O Dieux !
s’escria-t’il alors, il n’y a donc plus de doute que Cryseide ne soit morte,
puis que tu l’as veuë de tes yeux propres ? Et comment est-il possible que
les Dieux ayent consenty à cette cruauté : mais comment se peut-il que j’oye
ces nouvelles, & que je ne meure ? Vous Dieux vous l’avez permis pour ma
punition, & moy je ne meurs point encores pour souffrir plus par le peu
de vie qui me reste, que je ne ferois par une prompte mort. Il vouloit
continuer lors que son pere qui avoit esté averty de son mal, & qui
aymoit ce fils fort tendrement, comme n’ayant enfant que luy, & outre
cela estant accomply de tant de perfections, s’en vint hurter à la porte de
la chambre : & parce que ce jeune homme en recognut la voix, il en
avertit Ari- mant, qui se remettant
un peu, & cachant le plus qu’il luy estoit possible sa douleur, luy fit
ouvrir la porte. Les fenestres estoient fermées, & les rideaux du lict
tirez, de sorte que quand le père fut dans la chambre, il ne peut rien
remarquer au visage d’Arimant : mais s’approchant de luy, & luy prenant
le bras, il luy demanda comme il se portoit. Ce ne sera rien, luy dit-il
Seigneur, j’ay eu une petite deffaillance, je croy que cela ne vient que de
replession d’humeurs, à cause que je ne fais point d’exercice : mais si vous
le trouviez bon, je croy qu’il me feroit grand bien de faire un petit
voyage, tant pour dissiper ces humeurs, que pour changer un peu d’air : car
il est vray que depuis quelques jours je ne me sens guere bien. Ce sera bien
fait, respondit le pere : mais où voudriez vous aller ? Il me semble,
respondit Arimant, que je ne sçaurois mieux faire que d’aller vers les
Libicins, tant parce que c’est le lieu de ma naissance, qui profite
grandement pour le changement d’air, que pour le contentement que j’aurois
de voir nos parens, & nos anciens amis. J’en serois bien aise, respondit
le père, mais je crains la haine que Rithimer nous porte. Seigneur, reprit
incontinent le chevalier, n’entrez point en cette doute, cela seroit bon si
vous y alliez, mais de moy il ne s’en soucie point, & il sçait bien que
quand je serois mort, cela n’avanceroit en rien ses affaires, outre que j’y
demeureray si peu & tousjours chez mes parens & amis, que quand il
en auroit la volonté, il n’en aura ny le temps, ny la commodité. Le père
croyant ce qu’Arimant disoit, se
laissa facilement porter à son opinion : ce qui ne rapporta pas peu de bien
pour tous, ny peu de consolation pour luy : car ayant auparavant resolu de
se tuer, il remit l’execution de ce qu’il vouloit faire lors qu’il seroit en
ce voyage. Il s’efforce donc de faire la meilleure mine qu’il peut, &
part le lendemain, sans mener avec luy que ce jeune homme qui luy avoit
porté la nouvelle, & un autre pour le servir à la chambre, disant à son
père qu’il yroit plus asseurément avec peu de train, que s’il estoit mieux
accompagné, parce qu’on ne prendroit pas si tost garde à luy. Son dessein
estoit d’aller vers les Lybicins en toute diligence pour trouver Clorange en
quelque lieu qu’il fut, de venir aux mains avec luy, & si la fortune luy
estoit si favorable que de luy en donner la victoire, s’en aller sur le lieu
où je serois enterrée & là se sacrifier soy-mesme à mes cendres. Et
veritablement ce fut un grand heur que cette vengeance luy vint en l’ame,
car elle retarda la volonté qu’il avoit de se deffaire : & celuy que je
luy envoyois eust le loisir de luy porter nos lettres.
Le lendemain qu’il fut party d’auprés de son père, la moitié du jour estant
desja passée sans qu’Arimant se souvint de manger, ny de reposer, celuy que
je luy envoyois le rencontra au passage d’une riviere, qui s’appelle le
Tesin, & sans le recognoistre l’outrepassa, tant parce qu’il ne pensoit
pas le trouver ailleurs que dans Eporede, que d’autant que le desplaisir luy
avoit de sorte changé le visage, qu’il estoit mescognoissa- ble, & qu’ayant si peu de
suitte, il n’eust jamais pensé que ce fust Arimant : & Arimant mesme
alloit tellement pensif, & les yeux de sorte arrestez contre terre,
qu’il ne le vid point lors qu’il passa aupres de luy. Mais de bonne fortune
celuy qui m’estoit venu trouver de sa part, n’en fit pas de mesme, qui
l’ayant bien remarqué en vint advertir son maistre, luy disant que s’il
vouloit il sçauroit bien au long l’histoire de Cryseide, parce qu’il avoit
veu celuy qui desja une fois luy en avoit apporté des nouvelles : Et que
veux-tu, respondit Arimant, que j’en apprenne d’avantage ? n’est-ce pas
assez que je sçay qu’elle est morte ? Et ainsi sans tourner seulement les
yeux il continua son chemin, mais ce jeune homme qui estoit assez advisé,
& desireux de sçavoir comme j’aurois esté enterrée & tout le cours
de mon histoire, retourna courant vers celui que j’envoyois, & luy
faisant cognoissance, lui demanda des nouvelles de Clarine, & comme elle
se portoit depuis la mort de Chryseide : Cryseide, dit-il, est en vie, &
se porte bien, graces aux Dieux. Cryseide, repliqua l’autre, est en vie ?
Ouy, reprit-il, elle est en vie, & m’envoye vers ton maistre ; Alors
l’embrassant, ô messager de bonnes nouvelles, que les Dieux, dit-il, te
rendent à jamais contant : suy moy, je te supplie au petit pas, &
j’acourciray ton voyage. A ce mot le jeune homme donnant des esperons à son
cheval, cria à son maistre, Arrestez seigneur, arrestez, que je vous redonne
la vie, en eschange de la mort qu’autrefois je vous ay apportée. Arimant qui
ouyt sa voix, & ne peut entendre ses paroles confuses, voyant les
batemens des mains & la joye
qu’il faisoit paroistre en ses actions, demeura estonné de ce changement,
& lors qu’il fut un peu plus pres de luy, Qu’y a t’il, & qu’est-ce,
luy cria-t’il, que tu me veux ? Seigneur, s’escria le jeune homme, bonnes
nouvelles, Cryseide n’est point morte, elle vous envoye ce messager.
Cryseide n’est point morte, reprit-il, tout hors de soy. Est-il bien
possible ? Seigneur, dit l’Escuyer, il est certain, & voila celui qui
vous en apporte des nouvelles. A ce mot, Arimant tournant les yeux & les
mains au Ciel. O Dieux ! continua-t’il, soyez vous à jamais benis &
loüez de cette faveur que vous me faites. Et à ce mot, celui que je lui
envoyois arriva, & le recognoissant, Seigneur, lui dit-il, Clarine m’a
commandé de vous donner cette lettre. Arimant estoit tellement hors de
luy-mesme, qu’il la receut la main toute tremblante, & sans sçavoir ce
qu’il faisoit, en fin se souvenant qu’il ne falloit point que ce messager
sçeut l’affection qu’il me portoit, mais qu’il feignit que ce fut à
Clarine : il reprit un peu ses esprits, & luy demanda de ses nouvelles.
Seigneur, luy dit-[il: NB, elle par erreur dans le texte, VER autres éd.],
elle se porte fort bien, & m’a commandé de vous dire de sa part que
Cryseide aussi est en fort bonne santé. Cryseide, repliqua-t’il froidement,
l’on m’avoit dit qu’elle estoit morte ? Et à ce mot, ouvrant la lettre de
Clarine, quoy qu’il voulut dissimuler, si est-ce que son visage donna assez
de cognoissance de cette joye inopinée, & plus encores quand il vit le
peu de mots que je luy avois escrit, sans lesquels il eut pensé que Clarine
le vouloit tromper, mais recognoissant fort bien mon escriture, il s’asseura entierement que je
vivois, encore qu’il jugeast bien que j’estois fort foible. Relevant donc
les yeux : Mais dy moy mon amy, est-il possible, luy dit-il, que Cryseide
ait esté en l’estat que l’on m’a fait entendre ? Seigneur, respondit le
messager, elle a encore esté plus mal que l’on ne vous a point dit : car on
peut dire qu’elle a esté morte, & puis retournée en vie : & lors il
luy raconta tout ce qui m’estoit arrivé, & de quelle façon j’en avois
usé. Il faut avoüer, dit Arimant alors, que Chryseide faict honte aux Dames
par sa beauté, & aux Chevaliers par la grandeur de son courage : Et
craignant d’en dire trop, il se teut, & reprenant son chemin alla
repaistre en la plus prochaine ville, ou il ne se pouvoit lasser de se faire
redire tout ce qui s’estoit passé.
Et d’autant que les nouveaux accidens donnent de nouveaux conseils , Arimant
s’estant arresté en ce lieu le reste du jour, il ne fit toute la nuict que
penser au moyen qu’il auroit de me voir. Et ne pouvant se bien resoudre tout
seul, il appella ce jeune homme qu’il m’avoit envoyé, & qui outre
l’affection qu’il avoit à son maistre, n’avoit point faute d’esprit ny de
jugement. Il luy communique donc le desir qu’il avoit de me voir, que jamais
il n’auroit ny repos ny contentement, qu’il n’eust esté aupres de moy : Que
toutesfois Rithimer hayssoit de sorte son père, qu’il ne scavoit avec quelle
asseurance il pourroit venir où j’estois, ny moins entrer dans mon logis. Ce
jeune homme apres y avoir quelque temps pensé, Seigneur, luy respondit- il, il faut faire de necessité
vertu : Renvoyez ce messager afin qu’il ne descouvre vostre dessein, &
puis desguisez vous, & vous habillez en marchand, vous pouvez entrer
dedans la ville, & y demeurer quelque temps sans estre cogneu, estant
sur le lieu, peut estre se presentera-t’il telle commodité, que vous ne
sçauriez d’icy vous imaginer.
Arimant trouva bonne l’opinion de ce jeune homme, & dés qu’il fut jour
despecha le mien, qui le lendemain me rendit sa lettre, & nous dit en
quel lieu il l’avoit trouvé, & par quel hazard recogneu : Je ne vous
redis point icy, gentil Hylas, quelle fust sa responce, car vous pouvez
juger qu’elle estoit pleine de remerciement & d’extremes contentemens.
Sur la fin il m’asseuroit de me voir bien tost, quelque fortune qu’il put
courre. Cependant il ne perdit pas le temps, car jugeant qu’il estoit plus à
propos de ne s’aprocher point du lieu où j’estois sans estre desguisez, il
fit faire trois habits de marchands en toute diligence, & puis passant
par un bois, ils les vestirent, & serrerent les leurs dans des malles,
pour les reprendre quand il seroit necessaire, & ainsi revestus, &
se desguisant le mieux qu’ils pouvoient, ils entrerent dans la ville où
j’estois, & se logerent en une hostellerie la plus voisine de la porte.
Quant à luy il tint le logis tout le reste du jour : Mais il en envoya ses
valets apprendre des nouvelles, & entre autre commanda à celuy qui
m’avoit apporté des siennes, qu’il sçeut comme je me portois, & qu’il
vit Clarine s’il estoit possible. Ce jeune homme s’a- quitta fort bien de la commission qu’il lui avoit
donnée, & le soir l’un & l’autre luy revindrent dire tout ce qu’ils
avoient appris. Celuy qu’il avoit envoyé en mon logis, luy dit, qu’il avoit
veu Clarine, & qu’il avoit parlé quelque temps à elle, sans qu’elle le
recogneust, & qu’en fin s’estant faict cognoistre, elle l’avoit mené
vers sa maistresse qui estoit encores au lict retenuë de la foiblesse, pour
la grande perte de sang qu’elle avoit faite, & là se mettant sur mes
loüanges, lui juroit ne m’avoir jamais veuë si belle, parce que j’estois
plus blanche, & le teint si beau qu’il ne se pouvoit rien voir de
semblable, & puis luy raconta que de fortune estant toute seule, il
avoit eu le loisir de m’entretenir fort au long, & de me dire comme il
s’estoit déguisé, pour n’estre recogneu de Rhitimer, ou de quelqu’un des
siens, le redoutant grandement à cause de la vieille inimitié qu’il avoit
avec son pere, & qu’encore que son peril nous fit peur : si est-ce que
Clarine & moy en avions ry de bon cœur, nous le representant revestu de
ceste sorte : Qu’enfin je luy avois dict, que puis qu’il estoit ainsi
déguisé, il faloit chercher quelques toiles ou autres choses semblables,
& faire semblant de me les venir vendre : que s’il se trouvoit que
quelqu’un fust en ma chambre, cela serviroit d’excuse, pour revenir une
autre fois avec plus de commodité, que si j’estois seule avec Clarine, comme
il avenoit fort souvent, il pourroit entrer, & parler à moy avec toute
sorte d’asseurance. Arimant oyant ceste proposition la trouva bonne, luy qui
n’en eut pas desappreuvé une
seule qu’on luy eut voulu proposer, pour hazardeuse qu’elle eut esté. Et
ainsi commença à se mettre en queste de la marchandise qui luy estoit
necessaire. Quant à son homme, les nouvelles que l’autre luy raconta, ce
furent les frayeurs que ceux de la ville avoient d’un certain Roy estranger,
que l’on disoit venir des Gaules pour ravager toutes ces contrées, comme il
avoit fait desja diverses fois : & venant un peu plus sur les choses
particulieres, disoit que tous ceux de la ville murmuroient, que cependant
que ce Roy pilloit & ravageoit presque toute la Gaule Cisalpine, &
la dépeuploit d’hommes & de femmes, qu’il emmenoit prisonniers ;
Rithimer s’amusoit à faire l’amour à une jeune fille nommée Cryseide, &
perdoit non seulement le soucy de ces peuples qu’il avoit en gouvernement,
mais encore de la reputation qu’il avoit autrefois acquise par tant de beaux
exploicts de guerre.
Cette derniere nouvelle toucha fort au cœur d’Arimant : toutefois se voyant
si prés de moy, & esperant de me voir bien-tost, il ne s’y arresta pas
longuement : mais tournant entierement toutes ses pensées à donner ordre à
recouvrer la marchandise par laquelle il esperoit avoir entrée en mon
logis ; Il se chargea & son homme aussi, des plus belles toilles qu’il
put trouver, & feignit de venir des Gaules, d’où il en sort
ordinairement de tres-belles, outre qu’ayant la langue Gauloise, il luy
estoit fort facile de se faire croire marchand Gaulois. Il employa tout le
lendemain à dresser tout son équipage de marchandi- se, & ayant bien accommodé ses bales, s’en vint
au logis de Rithimer, & conduit par ce jeune homme qui y avoit desja
esté, passa au costé où je logeois : ceux qui les voyoient monter avec leurs
bales, ne leur demandoient point où ils alloient, parce que les pensans
estre des marchans, & d’ordinaire plusieurs y venant, ils ne trouvoient
point estrange de voir ceux-cy. Ils s’arresterent dans l’anti-chambre, où de
fortune le petit garçon qui avoit accoustumé de me servir, passant pour
quelque affaire que je luy avois commandé, les vid : & r’entrant dans la
chambre dit à Clarine, qu’il y avoit des marchands dans l’anti-chambre qui
demandoient si l’on vouloit acheter de la toille. Clarine incontinent se
douta que c’estoit Arimant, & s’approchant de moy : Vous verrez, me
dit-elle, Madame, que ce seront nos marchands : Allez voir, luy dis-je,
& si ce sont eux, faites les entrer, car nous aurons loisir de voir leur
marchandise, cependant qu’il n’y a personne qui nous empesche. Et il estoit
vray, que de bonne fortune il n’y avoit dans ma chambre que nous trois :
Clarine incontinent s’y en alla & parce que le petit enfant la suivit,
elle fit semblant de ne les cognoistre point, leur demandant quelle
marchandise ils portoient ? De fort belles toiles, respondit Arimant en
langage Gaulois, & à fort bon marché. Vous venez, dit-elle, tout à
propos, car Madame est seule, elle sera bien aise de voir vostre
marchandise. Et à ce mot, elle les conduisit vers moy.
Je vous avoüe, Hylas, que je fus tellement transportée, & luy aussi, que
voyant n’y avoir personne dans la
chambre qui nous peut voir, parce que Clarine avoit donné une commission au
petit qui nous servoit, pour aller par la ville, d’abord qu’il entra dans ma
chambre, je luy tendis les bras, & luy s’en vint de mesme vers moy,
& se mettant à genoux devant mon lict, je le tins un fort long temps
serré contre mon sein, si surprise de contentement, que je ne pouvois le
destacher de mes bras. Amy, luy dis-je, enfin voicy ta Cryseide, que les
Dieux ont refusée pour ne te faire une si grande injustice que de te ravir
ce qui est si bien à toy. Madame, dit-il, je recognois en cela que
veritablement ils sont Dieux, puis qu’ils sont si justes. Mais quel pensez
vous que vous me rendez, quand vous me dites que Cryseide est mienne ?
Arimant, reprit-elle, soyez certain que si Cryseide n’est vostre, elle n’est
point du tout, je le vous ay escrit de mon sang, & si vous en voulez un
plus grand tesmoignage, vous l’aurez de moy, & tout tel que mon
honnesteté me le pourra permettre, car je pense estre bien raisonnable,
qu’ayant voulu mettre la vie pour me conserver toute à vous, je ne reserve
plus rien qui ne soit vostre, ou pour mieux dire à vostre discretion, sinon
ce qui seul me peut rendre digne d’estre à vous.
Il vouloit respondre, lors que Clarine le vint oster d’aupres de moy, parce
qu’elle oyoit marcher dans l’antichambre. Se retirant donc diligemment, il
se mit aupres de son compagnon, qui commençoit desja à desployer sa
marchandise, & à la monstrer à Clarine, qui faisoit gran- dement l’empeschée à bien
considerer la bonté & la beauté de la toille, & en mesme temps
Rithimer entra dans la chambre. Il avoit accoustumé de me venir voir fort
souvent, & sembloit que le bruit qui couroit par la ville de l’amour
qu’il me portoit, ne fut point faux, car depuis l’accident qui m’estoit
arrivé, l’affection qu’il me souloit porter estoit tellement augmentée, que
sa femme mesme s’en estoit aperceuë : Et parce qu’elle estoit d’un naturel
fort jaloux, & qui ne vouloit point que personne eust part en ce qu’elle
devoit posseder toute seule, elle commençoit de me haïr, & de faire
resolution de m’esloigner de Rithimer aussi tost que je serois en estat de
pouvoir marcher : Et voyant ma mere fort en colere contre moy, pour le refus
que j’avois fait de Clorange, elle ne fit point de difficulté de le luy
dire : & de fortune Clarine, sans qu’elles s’en apperceussent, ouyt tous
leurs discours, & me les raconta. Cét esloignement n’estoit pas celuy
qui me faschoit, car au contraire j’en estois tres-aise, pensant par ce
moyen de revenir à Eporede : mais ce fut la cruauté de ma mere, qui jura en
mesme temps, que le voulusse-je ou non, soudain que je serois hors de la
presence de Rithimer, elle me feroit espouser Clorange. Ceste resolution de
ma mere m’en fit prendre une autre, que peut-estre je n’eusse pas euë de
long temps, qui fut de me donner entierement à Arimant, & de fuyr en
toute façon la tyrannie de laquelle elle vouloit user sur moy.
Mais pour revenir à Rithimer, le voyant entrer dans ma chambre, je dis tout
haut à Clari- ne, qu’elle dist à
ces marchands que pour ceste heure ils s’en allassent, & qu’ils
revinssent le matin, que j’acheterois volontiers de leurs toiles, & cela
je le fis exprez, afin que si Rithimer les revoyoit une autre fois, il ne le
trouvast pas estrange. Arimant qui sçavoit le bruit qui couroit de l’Amour
que ce Prince me portoit, le voyant fort aymable de sa personne, outre la
faveur que sa qualité luy pouvoit acquerir, le regardoit avec un œil qui ne
ressentoit point le marchand, & suportoit avec une peine extréme, qu’il
fallust luy quitter la place, & s’en aller pour ne rien descouvrir,
toutesfois voyant qu’il le falloit faire par force, il replia & refit
ses bales, & apres les mettant sur son compagnon, apres avoir fait une
grande reverence s’en alla : Et moy le voyant partir, je luy criay, Adieu
nostre maistre, ne faïllez pas de revenir demain au matin.
Voyla quelle fut nostre premiere veuë : Mais pour ne tirer ce discours trop
en longueur, Sçachez Hylas, que le lendemain il revint lors que chacun
estoit allé au temple, & qu’il n’y avoit que Clarine aupres de moy,
& pour ne perdre le temps à redire les mesmes propos que nous tinsmes,
nostre resolution fut telle : Voyant qu’aussi tost que je serois en estat de
marcher, ma mere m’emmeneroit pour me faire espouser par force Clorange ;
Nous fusmes d’avis de la devancer, & que quelques jours avant que de
faire cognoistre que je fusse bien remise, je manderois vers Arimant, qui
cependant demeureroit vers les Libicins, & que m’habillant en homme, je
me desroberois, & m’en viendrois le trouver au logis, où alors il logeoit, & que de là il
m’emmeneroit où bon luy sembleroit, avec promesse de m’espouser au premier
lieu où il pourroit le faire en asseurance, & que cependant nous
vivrions comme frere & sœur. Cette deliberation prise, Arimant donna
ordre de faire les habits, tant pour moy, que pour Clarine, & avant que
de partir, les luy remit entre les mains, & puis promit sans faillir
d’estre le quinziéme jour apres en cette mesme ville, & dans le mesme
logis où il estoit alors logé, lequel il fit aussi fort bien recognoistre à
Clarine, afin qu’elle m’y sçeust conduire. Voyez, Hylas, à quoy la rigueur
des meres conduist quelquesfois les enfans qui sont mal-advisez . Or voicy
ce qui en advint : Les quinze jours estant escoulez, & croyant
qu’Arimant fust en son logis comme nous avions resolu ensemble, je ne
manquay point à m’y rendre vestuë en homme, & Clarine aussi, & si
bien deguisées, qu’ayans rencontré au sortir du logis ma mere qui revenoit
du Temple, elle ne nous recognut ny l’une ny l’autre : Mais je fus bien
estonnée quand je fus au logis, & que je n’y trouvay personne, &
plus encores quand je vis arriver la nuict, sans avoir point de nouvelles de
luy, ce fut alors que je commençay à me repentir de ma fuitte precipitée,
& d’avoir esté si hastive à sortir d’aupres de ma mere, sans sçavoir
pour le moins si Arimant estoit revenu : & ce qui me troubla d’avantage,
ce fut qu’incontinent le bruit s’espandit par toute la ville que j’estois
perduë, & qu’on me faisoit chercher de tous costez : me resolvant en fin à tout ce qui m’en
pouvoit arriver, & me semblant que la mort remedieroit au pis aller à
tous mes inconveniens , je dis à Clarine, qu’il falloit sortir par quelque
moyen de cette ville, & que je pensois puis qu’Arimant n’estoit point
venu, qu’asseurément il luy estoit arrive quelque grand empeschement : Et
lors que nous estions en la plus grande peine, je vis entrer dans la chambre
le jeune homme qui servoit Arimant. Vous pouvez penser, Hylas, quel
contentement j’en eus, il fut tel, que luy jettant les bras au col, Ah ! mon
amy, luy dis-je, & où est ton maistre ? Il est en sa maison, me dit-il,
mais si blessé qu’il n’a peu venir. Et qui l’a traitté de cette sorte ?
repliquay-je toute tremblante : C’est, respondis-il, une personne à qui il a
donné la mort. Et pour ne vous point tenir en peine plus long temps,
sçachez, dit-il, que mon maistre n’ignorant point le dessein que Clorange
avoit sur vous, il l’a fait appeler, il s’est battu avec luy & l’a tué :
il est vray qu’il n’est point sorty du combat sans deux grandes blesseures,
qui encores qu’elles ne soient gueres dangereuses, ne laissent de
l’incommoder de sorte, pour estre l’une à la jambe, & l’autre à la
cuisse, qu’il luy est impossible de souffrir le cheval, ny de marcher : Et
voyant qu’il ne pouvoit estre icy comme il vous avoit promis, il m’y a
envoyé pour vous servir & vous conduire où il est, m’ayant donné &
chevaux & tout ce qui est necessaire : Mon amy, luy dis-je, je croyois
bien que quelque grande occasion empeschoit ton maistre d’estre icy : Je loüe Dieu de ce que luy & moy
soyons hors de la peine que Clorange nous pouvoit donner, je voudrois bien
qu’il ne luy eust pas cousté si cher : Quand tu voudras nous nous mettrons
en chemin pour aller penser ses blesseures. Je pense à la verité ; me
dit-il, que l’on ne sçauroit luy donner un meilleur remede : Et lors
appellant Clarine, nous commençasmes à consulter ce que nous avions à faire
pour eschaper, y ayant apparence qu’il y auroit de grandes gardes aux
portes, & apres avoir longuement debatu, nous conclusmes qu’il falloit
que le jeune homme allast au Palais de Rithimer, pour ouyr ce que l’on
disoit, & apprendre s’il estoit possible, de quelle façon l’on faisoit
nostre recherche, & que cependant nous nous couperions les cheveux, afin
que si de fortune nous estions trouvées, l’on ne nous peust cognoistre que
difficilement.
Ceste deliberation faite, ce jeune garçon part, & va avec une tres-grande
finesse, se meslant parmy les domestiques de Rithimer, où il entend que tout
leur discours n’estoit que de moy : Les uns disoient que je m’en estois fuye
& avec raison, parce que l’on me vouloit forcer d’espouser Clorange, le
plus malfait de tous les hommes de la Gaule Cisalpine. Les autres qui
pensoient estre plus fins, alloient murmurant contre la femme de Rithimer,
disant qu’elle m’avoit faict desrober, jalouse de l’amitié que son mary me
faisoit paroistre, & ceste derniere opinion passa si avant, que Rithimer
le creut, se souvenant qu’en semblable occasion elle en avoit desja usé ainsi, & cela
fut cause que quand ma mere s’alla jetter à ses pieds, pour le supplier de
me faire chercher avec diligence, il luy dist avec un sousris de colere,
Allez, allez, Madame, & si vous ne sçavez où est vostre fille,
demandez-la à vostre parente, & sans luy faire autre response se tourna
de l’autre costé. Cela fut cause que ma mere redisant à sa femme ce qu’il
luy avoit respondu, & le peu de conte qu’il en avoit fait, &
d’ailleurs ayant assez recogneu l’affection qu’il me portoit, elle creut
qu’asseurément Rithimer m’avoit faict desrober, pour me tenir cachée en
quelque lieu de plaisir. Quant à ma mere elle ne sçavoit que soupçonner :
Une fois elle croyoit que Rithimer m’eust ravie ; l’autre, que c’estoit sa
femme, qui par jalousie m’eust fait desrober, car de penser que ce fust pour
Clorange, ne sçachant point que j’eusse esté advertie de la resolution
qu’elles avoient faite, elle ne pouvoit s’imaginer que c’en fust la cause ;
& ainsi pour ne sçavoir lequel croire, elle croyoit, ou plustost
craignoit tous les deux. Et de là il advint que se soupçonnant ainsi tous
trois, ils ne mirent pas grande peine à me faire chercher, se mocquant l’un
de l’autre, quant il y en avoit quelqu’un qui proposoit qu’il le falloit
faire. Ce soupcon fut celuy qui me donna la commodité de sortir le lendemain
un peu avant midy, outre qu’estant un jour de marché, il nous fut aisé de
nous mesler parmy la foule, & mesme n’y ayant personne aux portes qui
eust charge de prendre garde à nous. Dieu scait si nous pressasmes nos
chevaux, quand nous fusmes hors des
faux-bourgs de la ville, nous allasmes repaistre dans un bois des provisions
que ce jeune homme avoit apportées : & de là reprenant nostre chemin,
nous marchasmes toute la nuict, & jusques au lendemain qu’il estoit plus
de midy, que nous allasmes loger dans une maison des amis d’Arimant, auquel
ce jeune homme donna une lettre de sa part, & où nous receusmes toute la
bonne chere qu’il se peut dire : mais j’estois tellement assoupie du travail
du chemin, & de la longue veille, que je m’endormois en mangeant : nous
reposasmes donc le reste du jour, & toute la nuict suivante : je croy
quant à moy que ce fut sans m’esveiller : je scay bien pour le moins que le
Soleil estoit fort haut que j’estois encor au lict, & lors que ce jeune
homme me vint appeler, il me sembla que la nuict avoit esté bien plus courte
que de coustume. Nous reprismes donc le chemin, & marchasmes jusques à
la nuict, que nous arrivasmes un peu apres les vingt-quatre heures en la
ville des Lybicins, avec le contentement que vous pouvez penser. Mais vous
scaurois-je representer combien fut grand celuy d’Arimant lors que je
l’allay embrasser dans son lict ? Il fut tel, que ses playes se r’ouvrirent
& recommencerent à saigner, de sorte qu’il faillit d’y demeurer : &
je croy qu’il avoit tant de joye de me voir en sa maison que si je ne m’en
fusse prise garde, il n’en eust rien dit pour ne me point effroyer : mais
luy voyant le visage tout changé, je luy demanday s’il ne se trouvoit point
mal. Ce n’est rien, me dit-il, mon frere (ç’est ainsi que depuis nous nous
appellas- mes tousjours) il faut
seulement faire venir le Chirurgien, cependant que vous poserez vos bottes,
car je ne laisseray de soupper avec vous, encore que je sois au lict : C’est
ainsi que je l’entends, lui dis-je, & appellant le Chirurgien, apres que
je l’eus embrassé, je me retiray un peu en ma chambre. Mais vous pourrois-je
bien dire les discours de Clarine, & les gracieuses rencontres qu’elle
faisoit ? Je croy qu’il seroit mal-aisé, parce qu’ayant esté tousjours en
frayeur jusques-là, il sembloit qu’elle fust revenuë de la mort à la vie.
Cependant que nous allions gaussant ensemble l’on nous vint avertir
qu’Arimant avoit perdu tant de sang, que ses playes s’estoient beaucoup
empirées, & que le danger en estoit grand. Je courus toute effrayée vers
luy, mais je trouvay que le sang estoit desja estanché, & le Chirurgien
me pria de le laisser en repos pour toute la nuict, que le mal n’estoit pas
grand, mais qu’il le pourroit devenir si l’on n’y prenoit garde. Je fus donc
contrainte de me retirer sans le voir, & je vous supplie, Hylas,
considerez ce que peut l’amour. Le jour precedent que je n’avois fait que la
moitié du chemin, j’estois si lasse, & si outrée de sommeil, que je ne
pouvois tenir les yeux ouverts, & à ce coup que j’en avois fait encore
autant, je ne pus clorre l’œil de toute la nuict, mais de temps en temps
j’envoyois scavoir comme se portoit Arimant, sans reposer, que le matin
qu’il me fut permis de le voir. Et quoy, mon frere, luy dis-je, vous vous
estes trouvé mal, & vous ne vouliez pas nous le dire ? Je sentois bien,
me dit-il en sousriant, que mes playes saignoient, mais je vous avouë que j’estois bien-aise de perdre
un peu de sang pour vous, en eschange de celuy que vous avez employé pour
moy. Ah ! luy dis-je, mon frere, nos desseins estoient bien differents, car
lors que j’ay perdu le mien, c’estoit pour me conserver à vous, & vous à
cette heure vous perdiez le vostre pour vous ravir à moy.
Mais, Hylas, que vay-je vous racontant toutes ces choses par le menu, puis
que ce temps qu’entre tous ceux de ma vie je puisse dire avoir esté le seul
heureux, est tellement changé, qu’il ne m’en reste que la memoire pour le
regretter ? Je le passeray donc sous silence, pour ne redire mes
contentemens en une saison, où il n’y en a plus pour moy. Et vous diray,
qu’apres avoir demeuré six sepmaines en ce lieu pour donner loisir aux
blessures d’Arimant de se guerir, son pere luy manda qu’il le revint
trouver : car ayant sceu le duel qu’il avoit faict contre Clorange, il
estoit en continuelle peine pour luy, non seulement pour les blesseures
qu’il avoit receuës, mais aussi pour la haine de Rithimer. Et lors
qu’Arimant receut ce commandement de son pere, ce fut en mesme temps que ses
playes estoient du tout gueries. Le mal qu’il avoit eu, & l’incommodité
de ses blesseures avoient esté cause, que tous les desseins qu’il eust peu
avoir sur moy, avoient esté prolongez jusques à ce qu’il sortiroit du lict,
& maintenant qu’il n’avoit plus de mal, lors qu’il me tesmoignoit de
m’en vouloir presser, je ne pouvois lui remettre devant les yeux, sinon
qu’il considerast que j’estois sienne, & que la cognoissance que je luy en avois donnée
n’estoit pas si petite, qu’il en put doubter : Que ce qu’il demandoit de moy
n’estoit pas raisonnable, sinon avec les conditions qui en pouvoient oster
toute sorte de blasme, qu’il pouvoit bien penser que quand je m’estois
remise entre ses mains, ç’avoit esté avec dessein de me donner entierement à
luy ainsi que j’avois faict, & que je faisois encore : mais que je le
supliois d’avoir un peu d’égard à ce que & lui & moy nous nous
devions : parce que si je lui devois toute sorte de contentement & de
satisfaction, il me devoit aussi la conservation de la seule chose qui me
pouvoit rendre digne de luy, qui estoit mon honnesteté : & lors qu’il me
respondoit qu’il n’avoit jamais eu autre dessein, & qu’il aymeroit mieux
la mort, que de vouloir de moy chose quelconque, que sous les conditions de
m’espouser : Je luy representois alors, qu’il estoit impossible de faire le
mariage au lieu où nous estions, à cause que si Rithimer le sçavoit, comme
il seroit impossible qu’il ne le sceust, il n’y auroit rien qu’il ne fit
pour se vanger de ceste injure, qu’il falloit donc nous mettre en lieu où il
n’y eust pas tant de danger : qu’outre cela, encore seroit-il bon que son
pere en fust adverty, parce qu’encores que nous fussions tous deux resolus
de passer outre, quoy qu’il ne le voulut pas, si estoit-il raisonnable de
luy rendre ce devoir, que les Dieux avoient grandement agreable le respect
& l’obeyssance que les enfans rendoyent à leur pere , & que cela
seroit cause qu’ils beniroient nos intentions & nos desseins. Bref, Hylas, je sceus luy
representer mes raisons de sorte, que me prenant entre les bras, & me
baisant : Il est impossible, me dit-il, de resister à ce qu’il vous plaist,
faictes & ordonnez de ma vie & de mon contentement comme il vous
plaira. Et quand il receut le commandement de son pere de s’en retourner, Ne
voyez-vous pas, luy dis-je, comme Dieu commence à bien-heurer nostre
dessein, puis que nous allons en lieu où nous le pourrons achever plus
facilement ?
Il se mit donc en chemin, & m’emmena avec luy, mais parce qu’il ne
vouloit que son pere me cogneust, avant qu’il eust accordé son mariage, il
changea mon nom, & m’appella Cleomire, disant que j’estois Gaulois
Transalpin, favorisé en cela de la langue Gauloise que j’avois : Et pour
prendre subject de me tenir aupres de luy, il disoit que je luy avois sauvé
la vie au combat qu’il avoit faict avec Clorange, ayant empesché que deux
des siens qui s’estoient cachez au lieu où le duel avoit esté faict, ne luy
fissent supercherie, m’estant si genereusement opposé à tous les deux,
qu’encore qu’il fut si blessé, qu’à peine se pouvoit-il tenir debout,
toutesfois je les avois forcez de se sauver à la fuitte, & que cét acte
l’avoit tant obligé, qu’il ne vouloit jamais se separer de moy. Considerez,
Hylas, comme la personne qui ayme se va imaginant des sujets d’obligation,
car il faut que vous sçachiez qu’Arimant estoit si aise que chacun le
pensast ainsi, que j’ay opinion qu’en fin luy-mesme, le croyoit aussi bien
que les autres.
Nous fismes nostre voyage heureusement & arrivasmes à Eporedes, où le
pere d’Arimant nous receut avec tant de bon visage, qu’il faisoit bien
paroistre l’amitié qu’il portoit à ce fils. Mais quand il sçeut que j’estois
Cleomire, duquel son fils luy avoit escrit la valeur & l’assistance
imaginée, je ne sçaurois vous dire les remercimens & les offres qu’il me
fit, car veritablement ç’estoit un tres-honorable Chevalier & plein de
toute vertu, & digne du non qu’il portoit. Je fus bien aise &
Arimant aussi, de voir ce bon commencement, ayant esperance que bien tost le
progrez de ceste amitié nous porteroit à l’heureux accomplissement que nous
desirions. Les premiers jours estans passez, & Arimant ne pouvant avoir
repos qu’il ne vit la conclusion de nostre mariage : nous consultasmes
longuement ensemble, de quelle façon nous y devions nous y conduire. En fin
nous fusmes tous quatre d’opinion, car Clarine & ce jeune homme estoit
tousjours de nostre conseil, qu’il falloit que ce fust moy qui en fisse
l’ouverture au pere, parce que depuis que j’estois arrivée, il avoit pris
une si grande creance en ce que je lui disois, que sans doute il se
laisseroit porter à tout ce que je voudrois, & que je lui
conseillerois : Je pris cette charge fort à contre-cœur, me semblant que
c’estoit bien contre la coustume qu’il me falut demander un mary, au lieu
que ce sont tousjours les maris qui demandent les femmes. Toutesfois puis
que desja ma fortune m’avoit fait rompre les coustumes des autres femmes, je
creus que mon affection m’en pou-
voit bien faire faire de mesme à ce coup, outre que voyant que c’estoit la
volonté d’Arimant, j’eusse pensé de faire une tres-grande faute, si j’y
eusse contredit.
Je m’en vay donc trouver le pere dans un jardin, où alors il se promenoit
tout seul, & apres l’avoir salüé, & que nous eusmes parlé quelque
temps de la beauté du lieu & de la saison, enfin je fis tomber le propos
sur le contentement que chacun a de se voir perpetuer en ses enfans ; &
puis luy representant quel devoit estre le sien quand il consideroit
Arimant, comme le plus accomply Chevalier, non seulement des Salasses &
des Libicins, mais de toute l’Æmilie. Il me respondit, que l’amitié que je
luy portois me le faisoit croire tel : J’avouë, luy dis-je alors, que je
l’ayme plus que Chevalier que j’aye jamais cognu, mais avant que je l’aye
aymé de cette sorte, je vous asseure Seigneur, que je l’ay estimé tel, &
que tous ceux qui en parlent en font le mesme jugement. Mais, continuay-je,
puis que nous en sommes venus si avant, encore faut-il que je vous die que
je me suis fort estonné comme vous avez tant tardé à le marier, il en est
d’aage, & je croy que ce seroit beaucoup adjouster à vostre
contentement, si vous le voyez marié, & bien tost apres, pere de
plusieurs beaux enfans. Vous avez raison, me respondit-il, je ne croy pas
que si je voyois ce que vous dites, j’eusse rien plus à desirer : mais les
partis sont si rares, & j’en vois si peu, qu’il faut de necessité
attendre si le Ciel ne nous en presentera point quelqu’un. Peut estre,
adjoustay-je, vous voulez trop
choisir. Pardonnez moy, me dit-il, mais c’est que veritablement je n’en vois
point, car pourveu que je trouvasse une fille noble & vertueuse, &
qu’il n’y eust point de reproche en sa race, je ne m’arresterois guere à la
richesse : Il me semble, luy dis-je, que vous oubliez l’un des plus grands
poincts : Et lequel ? me respondit-il : C’est, luy dis-je, qu’ils
s’entre-aymassent bien tous deux : Il est vray, reprit-il incontinent, mais
je n’ay point mis ceste condition, parce qu’elle doit estre la premiere
presupposée, vous protestant, Cleomire, que j’aymerois mieux la mort, que si
je voyois que la necessité de mes affaires contraignit Arimant d’espouser
une femme indigne de luy, ou qu’il n’aymast pas, ayant desja rompu un
mariage, pour avoir recognu qu’il n’y avoit pas de l’intention. Vous estes,
repliquay-je, vray pere en cela : Mais que diriez-vous, Seigneur, si encore
qu’estranger, je vous proposois un party en ce pays, où vous trouverez
toutes les conditions que vous venez de dire ? & qu’il ne tiendra qu’à
vous que vous n’ayez quand vous voudrez ! Je dirois, me respondit-il tout
estonné, que vous avez eu plus d’eprit que tant que nous sommes. Non pas
cela, luy dis-je, mais peut estre plus de commodité de le recognoistre que
les autres. Or si vous l’avez agreable, je le vous proposeray, mais avec
cette condition, que vous me ferez l’honneur de recevoir ce que je vous en
diray, comme d’une personne qui vous honore infiniment, & qui ayme
Arimant plus que toutes les choses du monde. Vous avez rendu tesmoignage à
mon fils de ce que vous dites, me
respondit-il, & j’ay telle creance de l’amitié que vous me portez, que
vous ne devez douter que je ne reçoive tout ce que vous me proposerez, comme
venant d’une personne que je dois aymer, honorer, & croire plus qu’autre
que je cognoisse.
Avec cette asseurance, repris-je, je vous diray donc, Seigneur, que vous avez
pres de vous & en cette ville mesme ce que vous cherchez bien loing, la
noblesse de la race, la vertu & l’amour que le mary & la femme se
doivent porter, & encores les biens, selon la qualité de vos maisons,
choses qui toutes ensemble ne sont pas peu considerables. Et pour Dieu,
m’interrompit-il, je vous supplie Cleomire, nommez-la moy vistement : C’est,
luy dis-je en rougissant un peu, Cryseide. Veritablement, me dit-il alors,
pour sa maison, & pour son bien je l’avoüe, mais pour le reste, je ne
sçay qu’en dire : & faut que je vous die qu’il a esté un temps, lors
qu’elle estoit icy, que je l’eusse desirée, n’eust esté que sa mere est
parente de la femme de Rithimer, lequel je ne sçay si vous en avez esté
averty, me veut un grand mal. Seigneur, luy dis-je, me permettrez-vous que
je parle en sa deffence, sans offencer vostre jugement ? & lors m’ayant
dit qu’il en seroit bien aise, je repris la parole de cette sorte :
Je ne croy pas que Cryseide ait fait que deux actions qui vous puissent avoir
donné subjet de changer le jugement que vous aviez fait d’elle : La
premiere, la resolution qu’elle fit de se coupper les veines, & mourir
plustost, que d’espou- ser
Clorange : Et l’autre, sa fuitte hors des mains de sa mere. Mais afin que
vous puissiez mieux estre esclaircy de ces deux poincts, il faut que je vous
descouvre une chose, que sans doute vous n’avez pas sceuë, & laquelle
toutefois je vous supplie de ne trouver point mauvaise, puis que le respect
qui vous est deu a tousjours esté conservé entier comme vous entendrez.
Scachez donc, Seigneur, qu’Arimant ayant veu cette fille de laquelle nous
parlons, & en faisant le mesme jugement que vous, recognoissant outre
cela quelque beauté en elle, en devint tellement amoureux, qu’il ne laissa
aucune sorte de recerche pour s’en faire aymer. La fille qui recognut
l’honneur que vostre fils luy faisoit, apres avoir souffert quelque temps
les soings & les devoirs que les personnes qui ayment bien, ont
accoustumé de rendre, luy demanda quelle estoit son intention ? Arimant qui
en cela ainsi qu’en toute autre chose procedoit en vray Chevalier, &
comme ne degenerant point de la vertu de ses illustres predecesseurs, luy
respondit, qu’il pretendoit acquerir ses bonnes graces, non point pour en
mes-user : mais pour se lier avec elle du lien de mariage, comme ceux de sa
condition ont accoustumé de faire. Et lors qu’elle luy mit devant les yeux
cette haine que Rithimer vous porte, & la proximité de sa mere avec sa
femme, il respondit, que les Dieux qui ne vouloient point d’inimitié
perpetuelle, avoient peut-estre desseigné de reconcilier vos deux maisons
par cette alliance, & qu’il s’asseuroit que quand vous en seriez averty,
car il ne vouloit rien faire en
cela qu’avec vostre permission, vous l’auriez agreable, & loüeriez son
juste dessein. Depuis cette fille ayant quelque temps resisté, & l’amour
d’un costé & d’autre s’augmentant tous les jours, ils vindrent ensemble
à ces promesses, de se donner parole de s’espouser, pourveu que vous
l’eussiez agreable, & cependant faire tous deux tout ce qu’il leur
seroit possible pour le faire trouver bon à leurs parens.
Les choses estans en ces termes, Cryseide est emmenée en la maison de
Rithimer, où l’on luy parle de la marier avec Clorange. Vous scavez,
Seigneur, quel homme il estoit, c’est à dire le plus difforme & les plus
vicieux de tous les hommes : mais quand il eust esté le plus agreable &
le plus parfaict, jugez si Cryseide pouvoit espouser un autre, s’estant
desja donnée à vostre fils ? Et toutefois en cecy vous remarquerez sa vertu,
parce qu’elle n’avoit rien promis qu’à condition que ceux de qui elle devoit
despendre l’eussent agreable, & voyant comme leur intention les portoit
ailleurs, elle resolut de se faire mourir, d’autant plus vertueuse en ceste
action que Lucresse, que celle-cy voulut prevenir la faute pour laquelle
l’autre se fit mourir. Si celle-cy n’est point une grande preuve d’amour
envers Arimant, & de vouloir conserver son affection entiere, vous en
ferez, Seigneur, le jugement. Tant y a qu’estant miraculeusement retirée du
tombeau, lors qu’elle commencoit à se remettre de la grande perte du sang
qu’elle avoit faite, elle est avertie par une de ses filles, que sa mere,
& la femme de Rithimer, la vouloient oster de la presence de ce Prince, pour apres la faire
espouser à Clorange, voulust-elle ou non. Il n’y a point de doute qu’alors
elle eust recouru au mesme remede qu’elle avoit desja fait, si Arimant ne la
fust venu trouver, & ne luy eust les larmes aux yeux representé qu’elle
en feroit mourir deux, si elle ne se déportoit de ceste resolution, parce
qu’il ne la survivroit point, mais qu’il valoit bien mieux se retirer de
ceste cruelle tyrannie de sa mere. Que si elle se vouloit asseurer en luy,
il luy juroit par tous les plus inviolables sermens, que sans la rechercher
de chose quelconque, il la mettroit secrettement parmy les Vestales, où elle
pourroit vivre en attendant qu’il vous peust faire apreuver leur
mariage.
Or jugez maintenant, Seigneur, si ces deux actions doivent estre
desappreuvées, ou s’il y a deffaut de generosité & d’amour en ceste
fille, qui d’ailleurs a toutes les autres conditions que vous avez
demandées ? Je finis de ceste sorte avec le grand estonnement du pere, qui
fit deux ou trois tours dans l’allée ou nous nous promenions, sans dire un
seul mot, cependant que j’attendois la sentence de ma mort ou de ma vie.
Enfin relevant la teste qu’il avoit tenuë contre terre assez long temps, il
me respondit de ceste sorte.
J’avouë, Cleomire, que vous m’avez dit de grandes choses, & lesquelles
avec raison m’ont rendu un peu pensif. Enfin considerant qu’il n’y a rien en
ce monde qui soit conduit par le hazard, mais tout par la sage providence
des Dieux : je veux croire que toutes ces choses que vous m’avez racontées, ne sont point
advenuës que par leur volonté, & cela estant, serois-je bien si
temeraire d’y vouloir contrevenir ? Mon fils, à ce que vous me dites, ayme
Cryseide, & je juge bien ayant ouy ce que vous m’en avez raconté que son
voyage vers les Libicins n’a esté que pour s’approcher d’elle, ny le combat
de Clorange, que pour n’en pouvoir souffrir les pretensions au prejudice des
siennes. Cryseide aussi a donné de tres-grands tesmoignages de l’aymer
cherement : Je veux conclure par là, que les Dieux qui n’assemblent jamais
les contraires sans quelque lieu de sympathie, ne les auroient pas poussez à
ceste bonne volonté, qu’elle ne fust desja entre-eux. Je louë, Amy,
l’eslection de mon fils, car Cryseide merite d’estre aymée, & maintenant
que je sçay les raisons pour lesquelles elle a fait ce que je desapreuvois,
je l’estime au double de ce que je faisois : Et par ainsi vous direz à mon
fils, car je voy bien que c’est luy qui vous a donné charge de m’en parler,
que puis que selon son devoir il m’a porté ce respect, de ne point prendre
Cryseide sans mon consentement, je luy en sçay si bon gré, que non seulement
je l’appreuve & le louë, mais en remercie les Dieux, & les prie de
me donner ce contentement que je les puisse voir bien tost tous deux
ensemble. Et encore que je prevois que Rithimer pourroit augmenter la haine
qu’il me porte, se figurant que mon fils l’aura offencé, en luy ravissant
dans sa maison une parente de sa femme : toutefois cela ne me fera point
changer d’opinion, estant resolu de les maintenir au peril de quoy qui m’en puisse arriver.
Je m’asseure, Hylas, que vous ne douterez point que ceste responce ne me
donnast le plus grand contentement que j’eusse peu desirer, & jugez-le,
puis que me jettant à ses genoux, je le remerciay pour son fils, & pour
Cryseide, ne m’osant encores declarer, que ce ne fust par l’avis de mon cher
Arimant, auquel incontinent apres je m’en allay raconter l’effet de ma
commission, avec tant de plaisir & de satisfaction, que me prenant entre
ses bras, je croyois qu’il ne se souleroit jamais de me remercier & de
me baiser. Enfin nous resolusmes, puis que j’avois dit à son pere que
j’estois parmy les Vestales, qu’il ne falloit point me declarer, de peur
d’estre surprise en menterie : Car le mensonge a cela de propre, que quand
il est recogneu, il faict mescroire la verité : Et que pour eviter le
courroux de Rithimer, & de ma mere aussi, il seroit à propos de celer
nostre mariage quelque temps, & cependant l’on essayeroit de leur faire
trouver bon. Le pere d’Arimant approuva encores ces advis, & deslors
remit tout à la volonté de son fils.
Or voyez, Hylas, comme les hommes proposent, & les Dieux disposent. Qui
eust pensé que nos affaires ne deussent avoir la fin la plus heureuse que
l’on sçauroit imaginer, & toutesfois les contrarietez que jusques icy
nous avons racontées, ne sont que jeux aupres de ce que j’ay à vous dire.
Car Arimant & moy desirans de terminer heureusement nostre dessein, nous
feignismes d’aller querir Cryseide, & partismes apres avoir faict faire des habits de femme, &
tout ce qui estoit necessaire pour les nopces : & nous en allasmes dans
une des villes des Caturges, pour y demeurer autant de temps que nous
pouvions juger qu’il en falloit, pour faire croire au pere que nous estions
allez querir bien loing celle qui estoit avec nous. Mais ne voila pas le
malheur qui voulut qu’en ce mesme temps, Gondebaut le Roy des Bourguignons
ayant passé les Alpes avec une puissante armée, s’estoit jetté par le costé
des Coties dans le territoire des Taurinois, & des Caturges, tellement à
l’impourveu, qu’il les trouva tous sans deffenses, & sans soupçon de
devoir estre attaquez ? & par fortune le lendemain que nous fusmes
arrivez il donna luy mesme en cette ville, où tout ce que l’on peut faire,
ce fut de fermer les portes contre la surprise des premiers : mais
incontinent apres toute l’armée arrivant, ce que purent faire les habitans,
ce fut de se rendre à quelques conditions, si peu avantageuses, qu’ils
n’amenderent leur marché en rien, sinon que les femmes, encores que
prisonnieres, ne furent point forcées, ny les Temples pillez comme on avoit
fait ailleurs : mais pour le reste, tout fut à la discretion du soldat. O
Dieux ! Hylas, quelle cruauté de voir les filles emmenées captives d’entre
les bras de leurs meres, leur tendre les bras en pleurant ! Mais ô Dieux !
quelle extreme & plus qu’extreme inhumanité voir les femmes arrachées
violemment des mains de leurs maris, sans que les prieres, les
supplications, les larmes, ny les offres de tous leurs biens les peust racheter : je ressentis ce
malheur, c’est pourquoy j’en puis parler comme experimentée : car de fortune
ce jour-là je m’estois vestuë en femme, & me sembloit bien que je
n’estois point trop mal, encores que mes cheveux un peu courts
m’empeschassent de me pouvoir si bien coiffer que j’eusse desiré : & le
pauvre Arimant ne se pouvoit lasser de me caresser, comme s’il prevoyoit que
ce seroit la derniere fois. La ville incontinent fut distribuée en quartier,
& chacun assigné à quelque troupe, laquelle non point en foule, mais peu
à peu mettoit hors des maisons qui luy estoient escheües en partage, tout ce
qu’il y avoit de bon, fut meuble, chevaux, ou personnes. Arimant sçachant
ceste honteuse capitulation, crioit par la ville, qu’il valoit mieux mourir,
que de faire un acte si lasche, que les murs estoient encor debout, que les
ennemis n’avoient pas des aisles pour voler pardessus, que nos fleches
n’estoient point encores faillies, ny nos arcs rompus ; Qu’il leur
promettoit luy seul de conserver la ville, jusques à ce que Rithimer les
vint secourir, qu’il estoit desja en chemin, & que ceste lascheté leur
seroit à jamais reprochée. Bref, voyant qu’il n’y avoit plus de remede,
& que personne ne s’esmouvoit à ses paroles, il met la main à l’espée,
& crie en pleine ruë, que les principaux avoient trahy & vendu le
peuple : que quant à eux ils n’auroient point de mal, & que tout
tomberoit sur les plus foibles, qu’il valoit mieux les offrir à l’ennemy,
& sauver tout le reste : il cria & se tourmenta de sorte, que
quelques-uns se r’allierent auprés de luy, avec lesquels il s’alla saisir d’une porte, qu’il
defendit si bien que le Roy Gondebaut fut contraint de passer d’un autre
costé, où les habitans le conduisirent. Et par ainsi trahy par ceux du lieu,
cependant qu’il repoussoit l’ennemy qu’il avoit en teste, il se sentit
charger par les espaules si furieusement, qu’en fin la vertu estant
surmontée par le grand nombre, & il faut dire par presque tout le camp,
il luy fut impossible de resister : car apres avoir soustenu toute l’armée,
& estre demeuré sans fleches, ny autre sorte d’armes, il fut contraint
de venir aux mains, où il fut emporté par le grand nombre des ennemis, qui
toutefois ne sçeurent jamais le prendre que chargé de coups, il ne tombast
par terre, desirant de mourir plustost que de me voir entre les mains de
ceux qu’il nommoit barbares. Quant à moy en mon malheur, encor puis-je dire
que j’eus de la bonne fortune : car l’endroit de la ville où je me trouvay
fut marqué pour le quartier du Roy Gondebaut, & ceux qui estoient pour
luy me prirent avec un bon nombre d’autres Dames, qui toutes aussi bien que
moy furent emmenées en ceste ville soubs bonne garde, où nous attendons la
venuë de ce grand Roy, avec esperance, que sa generosité nous donnera aussi
bien la liberté, que jusques icy par sa vertu nostre pudicité nous a esté
conservée.
Voila, Hylas, ce que vous avez desiré de sçavoir de moy & de ma fortune,
laquelle je m’asseure vous ne trouverez pas peu estrange, puis qu’apres tant
de travaux, & lors qu’il sembloit que je devois par raison esperer quelque repos,
& quelque contentement au cours de ma vie : Le Ciel au contraire m’a
voulu oster la liberté, & tout ce que j’avois jamais aimé, qui sont les
deux choses les plus estimées, & les plus cheres entre les hommes, ne me
laissant la vie que pour me faire mieux & plus longuement ressentir la
perte qu’elle m’a fait faire, & le miserable estat où elle m’a
reduite.
Ainsi la belle Cryseide, dit Hylas, fondant, toute en pleurs, m’alloit
racontant sa fortune, & j’avois pris tant de plaisir au recit qu’elle
m’en avoit fait, qu’il ne me sembloit point qu’il y eust un quart d’heure
qu’elle eust commencé à me le raconter, & toutesfois il se trouva estre
si tard, que toutes ses compagnes se voulurent retirer. Je les accompagnay
jusques sur le bord de l’Arar, où les aydant à monter sur de petits batteaux
pour passer de l’autre costé, je ne peus m’en retirer qu’elles ne fussent de
l’autre costé du fleuve, tant la veüe de ceste belle estrangere m’estoit
douce & agreable : Je me retiray enfin, plus remply d’Amour que je
n’avois jamais esté, mais avec une extreme satisfaction, de sçavoir que
ceste belle avoit appris à aymer, & que toutesfois ses affections
n’estoient plus employées, puis qu’Arimant estoit mort : qui ne me donna pas
une petite esperance de pouvoir parvenir à ce que je desirois.
Fin du septiesme livre.
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LE
HUICTIESME
LIVRE DE LA
TROISIESME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Lors que toute la trouppe demeuroit plus attentive, & plus desireuse
d’ouyr la fin de ce que Hylas leur racontoit, il se teut, & fi à propos,
qu’il sembloit que ce fust pour l’incommodité d’un passage, qui de fortune
se rencontra au mesme lieu où il avoit cessé de parler : mais lors qu’un à
un ils l’eurent tous passée, & que chacun se fust r’assemblée autour de
luy, desireux d’ouyr la continuation de son discours, luy donnant
un’attention admirable. Qu’est ce, leur dit-il, tout estonné, que vous
attendez d’avantage de moy ? Si
vous en sçavez plus que je ne vous en ay dit, & qu’il y ait quelqu’un
qui le vueille raconter, je seray bien aise de lui donner audience : mais si
vous attendez quelque chose de plus de moy, je scay bien que vous vous
trompez, ou pour le moins que je n’ay plus rien à vous dire. Toute la
compagnie fit un esclat de rire qui ne fut pas petit pour se voir deceuë de
son attente. Et Alexis prenant la parole : Comment, mon serviteur, dit-elle,
pensez-vous vous estre acquitté de la promesse que vous nous aviez faicte ?
vous nous aviez promis de raconter vos diverses Amours, & vous n’avez
parlé que des infortunes de Cryseide, & du malheureux Arimant : Il me
semble qu’en cecy nous ayant dit ce que vous ne nous aviez pas promis, &
ayant laissé à dire ce que vous estiés obligé de nous raconter : vous avez
faict comme ceux qui ayment mieux donner ce qu’ils ne doivent pas, que
s’acquitter de leurs debtes& obligations. Hylas oyant cette reproche
demeura quelque temps sans rien dire, & sousrioit en soy-mesme, luy
semblant lors qu’il repensoit bien à ce qu’il avoit promis, & à ce qu’il
venoit de leur raconter, qu’Alexis avoit raison : en fin relevant les yeux,
Ma maistresse, luy dit-il, je voy bien maintenant que j’ay faict ce que vous
dites, mais je trouve que la faute a esté de vostre costé : car si la
monnoye que je vous ay donnée n’estoit pas bonne, pourquoy ne la refusiez
vous ? Je veux dire que quand vous avez recognu que je m’en allois à
l’Essor, vous m’en deviez advertir, puis que pour moy j’avouë que la premiere fois que Cryseide me
raconta ses infortunes, je pris tant de plaisir à les escouter, que je n’ay
peu m’empescher de m’y plaire encores à les vous redire. Pour le moins,
interrompit Alcidon, puis que vous avez commencé l’histoire de cette
genereuse fille, vous nous la devez achever. Seigneur, respondit Hylas, je
vous asseure que j’ay vuidé toute ma bourse de ce costé la, c’est à dire que
je n’en sçay pas d’avantage, ç’a esté de Cryseide que je l’ay aprise, &
s’en estat allée sans dire Adieu à personne, j’en fis de mesme, de peur que
ceux qui la gardoient ne m’accusassent de fuitte, & je n’ay peu depuis
seulement sçavoir en quel lieu luy & elle s’est pu retirer. Madame, dit
alors Florice se tournant vers Alexis, vous plaist-il d’en ouyr la fin ? Je
m’asseure, respondit le Druyde, que vous obligerez toute la troupe, qui
demeure avec impatience de scavoir ce qui en est advenu : Aussi bien ay-je
opinion qu’il nous reste encores assez de chemin pour vous en donner le
loisir : N’en doutez point, Madame, dict Astrée, puis que nous n’en pouvons
avoir faict guere plus que la moictié, si pour le moins le sacrifice se
faict comme l’on m’a asseuré au Temple de la Déesse Astrée. Il me sera fort
aysé, reprit Florice, de satisfaire à la curiosité de toute ceste compagnie,
puis que la mesme Cryseide a esté celle qui depuis le depart d’Hylas m’a
raconté dans Lyon tout ce qu’il vous en a dict, & que j’ay à vous dire.
Mais ce sera à condition, qu’Hylas satisfera mieux à sa promesse, à la
premiere fois que l’occasion s’en presentera : Et ayant asseuré qu’il le feroit, elle prit la parole
de cette sorte :
SUITTE
De l’histoire de Cryseide, &
d’Arimant.
Scachez donc, Madame que cette genereuse fille estant detenuë dans Lyon,
comme vous avez entendu, un matin allant au Temple elle rencontra un jeune
homme, qui se pressant parmy la foule s’approcha de sorte d’elle ; qu’il luy
mit dans la main un petit livre, & luy dit assez bas en langue
Italienne, Cryseide, demain à cette heure vous me verrez icy, & soudain
se perdant parmy le peuple, la laissa la plus estonnée qu’elle fut jamais :
car elle n’avoit pu voir au visage celuy qui parloit à elle, & ne
sçavoit ce qu’elle avoit à faire de ce petit livre : toutefois comme
tres-prudente qu’elle estoit, elle n’en fit point de semblant, &
seulement tant que le sacrifice dura, elle ne fit autre chose que supplier
Mercure, le Dieu que les Romains recognoissent pour le porteur des
nouvelles, de lui en vouloir donner de bonnes : croyant bien que ceste
action n’estoit pas faite sans sujet, & qu’elle en pourroit peut estre
rencontrer en ce livre que l’on lui avoit mis entre les mains. Le sa- crifice lui sembla long plus que de
coustume ; & impatiente de sçavoir ce que ce pourroit estre, elle ouvrit
diverses fois ce livre, & sans se souvenir de la façon d’escrire qu’elle
avoit accoustumée, elle alloit tournant les fueillets sans y rien trouver
dedans qui la put contenter : ses compagnes qui la voyoient si attentive à
le regarder, pensoient que ce fut un livre de Prieres, comme en effect c’en
estoit un, & ne se prirent jamais garde de chose quelconque. Enfin sur
la conclusion du sacrifice, qu’elle se recommandoit avec plus d’affection à
Mercure, & à Apollon, qui est le Dieu qu’ils tiennent pour le Dieu qui
revele les choses obscures, & a le don de deviner ? Ne voila pas qu’elle
se ressouvint de la façon d’escrire, qu’elle avoit autrefois euë avec le
pauvre Arimant ? & encores qu’elle creut qu’il fust mort : Toutefois ne
se pouvant imaginer aucune autre occasion qui luy eust fait donner ce livre
que celle-là : elle jetta les yeux curieusement dedans, & en effect
trouva qu’il y avoit quantité de lettres effacées comme elle souloit faire.
Quel tressaut fut celuy qu’elle eut ? Jugez le, puis qu’elle rougit : les
mains & les jambes commencerent à lui trembler, & ses compagnes
estoient desja prestes à s’en retourner, qu’elle estoit encore à genoux,
sans se souvenir qu’il s’en falloit aller. Personne toutefois n’y prit
garde, car chacun pensoit que son retardement procedoit de devotion. Enfin
sa compagne la tirant par la manche la fit relever, & suivre les autres
qui estoient desja acheminées deux à deux, comme Hylas vous a raconté.
Elle ne fut pas plustost au logis, qu’elle s’en va dans une garderobe, tire
la porte sur elle, & prend son livre en la main, commence à le remarquer
curieusement, & en fin trouve qu’il estoit vray que l’on se servoit de
la mesme façon d’escrire qu’elle avoit accoustumé avec Arimant : mais ne
pensant plus qu’il fut en vie, elle creut d’abord que c’estoit Hylas, auquel
elle avoit dit cét artifice, qui s’en fust voulu servir. Et parce qu’elle
n’avoit point d’escritoire, ny commodité d’en avoir si promptement, elle
prit un poinçon qu’elle portoit à sa coiffure, & marqua au mieux qu’elle
put les lettres qu’elle trouva esparses dans le livre, qui estans rejointes
ensemble, formerent telles paroles :
LETTRE
D’Arimant à Cryseide.
Je vis encores, si c’est vivre que d’estre parmy les
hommes, & ne vous voir point. Je l’envoye ce fidele serviteur pour
apprendre de vos nouvelles, & vous dire des miennes. O Dieux !
conservez-la cette tant aymée Cryseide, s’il vous plaist, qu’avec
patience tous ses autres mal-heurs soient supportez par
Arimant.
Jusques à ce dernier mot, elle ne sçavoit que penser, mais quand elle trouva
le nom d’Arimant, & qu’elle cogneut qu’il estoit en vie, elle se laisse
choir à genoux, joint les mains ensemble, & eslevant les yeux au Ciel :
Soyez vous à jamais loüez, ô Dieux ! dit-elle, de la grace qu’il vous plaist
de me faire lors que je l’ay le moins esperée. Et puis se relevant, elle fut
contrainte de s’assoir sur un lict, où elle baisa plus de cent & cent
fois ce livre, s’accuse de grande mescognoissance de n’avoir recognu celuy
qui le luy a apporté, & se le refigurant, elle trouve que c’estoit le
fidele Bellaris, ce jeune homme qui avoit accoustumé de luy porter les
lettres d’Arimant, & celuy qui l’estoit venu trouver, & qui la
conduisit quand elle se sauva des mains de sa mere, que pensois-je,
disoit-elle en soy-mesme, & où avois-je les yeux & le jugement, puis
qu’estant devant moy, & ayant ouy sa voix, je ne l’ay cognu ny au
visage, ny à la parole ? Seroit-il bien possible que ce fut quelqu’autre,
qui sçachant l’affection que je portois à Arimant, m’ait voulu donner ces
nouvelles pour se moquer de moy ? Et sur ceste pensée demeurant grandement
pensive, elle reprenoit le livre, & consideroit les effaceures des
lettres, & voyant qu’elles estoient faictes comme Arimant avoit
accoustumé, & mesme que là où finissoit l’effaceure, afin de ne donner
point la peine de chercher plus avant, il souloit y mettre une fermesse,
& l’y voyant du mesme traict dont Arimant la souloit faire, elle dit,
Non, non, ou mes yeux me trompent, ou c’est Arimant qui a marqué ces lettres, & fait ce chiffre à
la fin. O Dieux ! que vous estes bons de m’avoir prolongé la vie, jusques à
ce que j’ay peu sçavoir ces bonnes nouvelles, le vous en remercie, ô
souveraine Bonté, & ne vous en demande qu’autant encores qu’il m’en peut
falloir pour le voir avec ces yeux qui l’ont tant pleuré, & le baiser
avec ceste bouche, qui l’a tant & si longuement plaint. Elle eust
continué d’avantage, si Clarine, qui quelque fortune qu’elle eust couruë, ne
l’avoit jamais abandonnée, ne la fust venu appeller pour se mettre à table,
où desja toutes ses compagnes l’entendoyent. Elle va donc à la porte, &
l’ayant ouverte : Ah ! Clarine, luy dit-elle en la baisant au front, &
luy parlant tout bas, que j’ay de grandes choses à te dire : & ne
pouvant luy tenir plus long discours elle passa outre, mais avec un visage
si content, que chacun voyoit par le dehors la joye interieure de son
ame.
Cette fille aymoit grandement Clarine, mais quand elle luy eust porté
beaucoup moins de bonne volonté, elle n’eust pas laissé de disner avec
impatience, & que le repas ne luy eust semblé bien long, pour le desir
qu’elle avoit de luy raconter ce que le petit livre luy avoit appris : car
c’est la coustume de ceux qui ont un grand contentement de ne penser pas de
l’amour entierement, s’ils ne le communiquent à quelque personne qu’ils
estiment les aymer. D’autre costé, Clarine poussée de mesme impatience, ne
vit pas plustost sa maistresse hors de la table que sans se souvenir de
manger, elle la suivit dans la mesme garderobbe où elle l’avoit trouvée, & s’estans
r’enfermées toutes deux. O Clarine ! luy dit-elle en luy jettant les bras au
col ; ô ma mie ! que j’ay de grandes choses à te dire. Sçachez ma fille,
continua-t’elle, qu’Arimant est en vie. O Dieux ! dit Clarine, Arimant n’est
pas mort ! Non, Clarine, reprit Cryseide, il n’est pas mort, & il m’a
escrit. Clarine alors lui baisant une main : O trop heureuse Cryseide,
dit-elle, puis qu’en quelque estat que vous soyez, vous avez peu apprendre
ces nouvelles ! Il n’y a plus rien d’ennuyeux, Madame, en toute vostre
fortune, puis qu’Arimant est encore parmy les hommes. J’en dis autant que
toy Clarine, luy dit Cryseide, & tant s’en faut, je remercie les Dieux,
de tous les travaux qu’ils m’ont voulu donner, puis que je sçay que mon cher
Arimant m’ay de à les supporter. Mais Madame, reprit Clarine, comment avez
vous sceu ce que vous dites ? Tien ma fille, luy respondit-elle, en luy
presentant le petit livre, voila le messager des bonnes nouvelles. Clarine
alors le prenant le baisa cent fois, & de pleurs de joye le moüilla de
sorte, que Cryseide, Tu me le gastera de tes larmes, Clarine, dit-elle,
& il me semble qu’il le faut mieux conserver. Et cependant que Clarine
le consideroit, & qu’elle alloit remarquant les effaceures, Cryseide luy
raconta tout ce qui lui estoit arrivé dans le temple, & comme elle avoit
mescogneu Bellaris, que toutefois elle esperoit de le revoir le lendemain
quand elle y retourneroit, & qu’en passant il le luy avoit ainsi
asseuré : Que si de fortune elle ne pouvoit parler à luy, à cause de ses compagnes, & de plusieurs qui
avoient les yeux sur elle, il faut, disoit-elle, Clarine, qu’en toute façon
tu t’approches de luy, & apprens tout ce qui se pourra des nouvelles de
mon cher Arimant, & cependant donne ordre d’avoir une escritoire &
du papier, afin que je puisse faire responce : Je n’y manqueray point,
Madame, respondit Clarine, & croyez que ce que je ne sçauray pas, ne
sera que ce qu’il ne me voudra pas dire : il me sera fort aysé de parler à
luy, car en ce pays on n’y regarde pas de si pres qu’au nostre, & puis
j’ay tant d’envie d’en scavoir des nouvelles pour vous en redire, que je ne
scay quels seroient les empeschemens assez grands pour m’en garder. Mais,
Madame, ne demeurons plus longuement ensemble r’enfermées, il ne faut point
donner de soupcon, autrement ceux qui ont le soing de vous, s’en pourroient
prendre garde, & cela n’avanceroit point nos affaires. Cryseide alors
l’embrassant, Tu as raison, ma fille, luy dit-elle, & il faut bien
avoüer, que les Dieux ne t’ont fait naistre que pour ma consolation, &
pour ma conduite.
A ce mot, elles sortirent de la garderobbe, & trouverent toutes ces
autres Dames prisonnieres, qui demandoient desja où estoit Cryseide, car
outre que c’estoit celle d’entr’elles qui tenoit le premier rang, encore se
faisoit-elle tant aymer de toutes, qu’il n’y en avoit une seule qui ne
l’eust voulu servir de la propre vie. Elles commencerent donc entr’elles
mille sortes de petits jeux pour passer le temps, & pour enchanter les
desplaisirs de leur detention, telle se pouvoit- elle nommer, plustost que prison, parce que Gondebaut
avoit commande, que pendant son absence, elles fussent traittées en sorte
que l’ennuy ne leur fit point regretter l’esloignement de leur patrie.
Ce jour sembla long à Cryseide & à Clarine, & la nuict encores
d’avantage : mais le matin estant venu, elles juroient toutes deux, que l’on
alloit au Temple plus tard que de coustume. En fin l’heure tant desirée
estant venuë, elles s’y acheminerent toutes ensemble, & Dieu sçait si
Cryseide avoit les yeux de tous costez pour essayer de voir Bellaris : Elle
n’eut pas plustost pris de l’eau Lustrale en entrant dans le temple, qu’elle
le vit tout aupres du Vaze, où il s’estoit expressément arresté, pour se
faire mieux voir quand elle passeroit. Criseide s’approchant tant qu’elle
peut de luy, n’eut loisir en passant que de luy dire, Clarine me suit : Il
entendit aisément qu’elle vouloit qu’il parlast à elle, & jugeant aussi
que c’estoit ce qu’il pouvoit faire de mieux, pour ne point donner de
soupçon ; il prit garde quand elle passa, qui fut quelque temps apres les
Dames, & parce que ces filles marchoient sans ordre, il se mit dans la
confusion, & s’approchant d’elle, qui l’avoit desja remarqué, il luy dit
en marchant, & sans la regarder, Où pourray-je vous voir, ou Madame ? Au
jardin de l’Athenée, dit-elle, si nous y allons ce soir ; Mais que fait
Arimant ? Il est, dit-il, en bonne santé. A ce mot, elle haussa les yeux au
ciel, & sans avoir le loisir de luy respondre passa outre, pour ne
donner soupçon à ses compagnes :
En mesme temps, Bellaris s’en va par la ville, s’enquiert discrettement où
estoient les jardins de l’Athenée, essaye de sçavoir à quelle heure ces
belles estrangeres y alloient, & s’estant bien informé de toute chose,
va trouver le jardinier, luy donne quelque argent, & Je prie de luy
permettre de s’y pouvoir promener quand il voudroit. Luy qui ne refusoit
cette courtoisie à personne qui eust quelque peu d’apparence d’honneste
homme, le luy accorda librement, & cela d’autant plus qu’il feignoit
d’avoir une maladie, pour laquelle les Medecins luy ordonnoient de se
promener. Ayant donc mis si bon ordre à ses affaires, il se va mettre sur le
bord de l’Arar, pour voir quand elles le passeroient pour venir au jardin.
Cependant Clarine aussi-tost que sa maistresse fut de retour du sacrifice,
ne fut paresseuse à lui faire entendre les discours qu’elle avoit eus avec
Bellaris, & que sans doute si l’on alloit ce jour là dans les jardins de
l’Athenée, elle l’y verroit : & qu’il luy avoit asseuré qu’Arimant
estoit en bonne santé, n’ayant peu sçavoir de lui aucune autre
particularité : Je croy bien, disoit-elle, que c’est en partie à cause de
l’incommodité du lieu, mais en partie aussi pour vouloir estre le premier à
vous dire les bonnes nouvelles : Dieu luy en face la grace, respondit
Cryseide, & je trouve que vous avez fait fort bien de luy donner le lieu
des jardins de l’Athenée, parce que nous n’avons personne là qui nous
empesche. Elles eussent parlé plus longuement, mais le disner qui estoit
desja sur la table, leur fit couper là leur discours pour ceste heure, Et parce que Cryseide desiroit avec
passion de parler au fidelle Bellaris, elle mit en avant durant le repas
qu’il faisoit beau temps, qu’il seroit bon de s’aller promener comme de
coustume, pour tromper d’autant plus l’ennuy de leur detention : chacune en
fut d’avis, & le faisant dire à ceux qui les avoient en garde, quelques
heures apres le disner, elles y furent conduites toutes ensemble.
Soudain que Bellaris les vit entrer dans le batteau, car il ne falloit presque
que passer l’Arar de leur logis pour venir à ces jardins, il gaigna le devant,
& entrant dedans, fit semblant de se promener à grands pas dans une allée,
qui estoit la plus prés de la porte, ayant tousjours l’œil quand elles
entreroient. Lors que ces Dames s’alloient promener, Clarine ny les autres
filles de chambre n’y alloient point, mais pouvoient s’en aller par la ville
avec quelqu’une des gardes : cela fut cause qu’à ce coup Cryseide estoit seule,
dés qu’elle mit le pied dans le jardin, jettant l’œil de tous costez, elle
apperceut incontinent Bellaris, & luy feignant d’estre curieux de les voir
s’avança jusques au milieu de l’allée à leur rencontre, & puis s’arrestant
les consideroit l’une apres l’autre avec un œil de compassion, & pour se les
acquerir favorables, il disoit quelquefois assez haut en langage Italien : O
quelle perte a fait la Gaule Cisalpine, estant despoüillée de tant de belles
& vertueuses Dames ? mais quand Cryseide passa : O Dieux ! s’escria-t’il,
& n’est-ce pas Cryseide que je voy ? ô mere infortunée ! & comment
auras-tu supporté cette perte ? Et lors par lant tousjours Italien, & mettant un genoüil en
terre devant elle. Madame, luy dit-il tout haut, serois-je pas le plus heureux
homme du monde si je pouvois vous rendre quelque service, y estant obligé de
tant de sortes, que j’estimerois toute la perte que j’ay faite pour bien
employée si je pouvois avoir ce seul contentement. La nourriture que j’ay euë en
vostre maison, me le commandant ainsi, si je ne veux estre le plus ingrat qui
vive. Cryseide qui pour estre surprise ne scavoit comme elle devoit parler,
demeura un peu interdite, & cela fut cause que ceux qui les gardoient en
eurent moins de soupçon. Et parce que Bellaris s’apperceut bien qu’elle estoit
surprise, se relevant : Et comment, Madame ? il semble, dit-il, que vous ne vous
souvenez point du pauvre Bellaris, qui a esté eslevé & nourry si long temps
aupres de vous, & qui ne vous eust jamais laissée, si ce vain desir de
servir les hommes, parce qu’ils voyagent, & vont voir les pays estrangers,
ne m’eust fait suivre le noble & genereux Marciante ? Hé ! Bellaris mon amy,
s’escria Cryseide alors, comme le recognoissant, & qui eust jamais pensé de
te voir icy ? puis que je te tenois par delà les Pyrenées avec Marciante ton bon
maistre ? Et qu’est-ce qui t’a conduit icy, & qui t’y retient ? Jusques à
cette heure, dit-il, Madame, j’ay creu que ce qui m’avoit conduit, & qui me
retenoit en ce lieu, ce fut ma mauvaise fortune : mais je dis maintenant que
c’est le plus grand heur que je puisse souhaitter, ayant l’honneur de vous y
voir, & de vous y offrir mon service. Je te remercie, Bellaris, dit-elle, il
ne fut point que nous attendions
assistance que de Dieu seul, car estant entre les mains du Roy Gondebaut, qui
veux-tu qui nous en puisse retirer que Dieu ? Et pourquoy, dit-il, Madame,
n’essayez-vous de vous mettre à rançon ? Je m’offre de m’en aller à Eporede
trouver vos parens, & y faire telle diligence que vous cognoistrez le desir
que j’ay de m’acquitter en quelque chose des obligations que je vous ay. Mon
amy, respondit Cryseide, je ne refuse pas cette assistance, mais il faut
attendre que le Roy soit icy, & lors nous verrons ce qui s’y pourra faire.
Toutes les Dames oyant cét homme parler Italien, s’assemblerent autour de
luy, curieuses de sçavoir quel il estoit : la compagne de Cryseide
l’interrompit pour luy demander d’où il estoit. Madame, dit-il, je suis
Salassien, eslevé dans la maison de Cryseide, & qui ay tant de souvenir
du bien que j’y ay receu, que je voudrois au peril de la vie la pouvoir
servir. J’ay esté amené en ce lieu non pas prisonnier, mais comme serviteur
de Marciante Chevalier assez recognu dans la mesme Province. Il fut pris
& tué par certains voleurs aux pieds des Pirenées, qui me laisserent
pour mort auprés de luy. Les Dieux m’ont voulu conserver la vie, pour
rapporter à ses parens ceste triste nouvelle, & me la faire regretter le
reste de mes jours. Doncques, reprit Cryseide feignant d’en estre marrie, le
pauvre Marciante est mort ? Il l’est, Madame, respondit froidement Bellaris.
Je vous asseure, dit-elle, que je le plains, car c’estoit un Chevalier de
merite. A ce mot, la pluspart des Dames se separerent par diverses allées, laissant enfin
Cryseide seule avec Bellaris, auquel soudain qu’elle vit que personne ne la
pouvoit escouter. Ah ! Bellaris mon amy dit-elle d’une voix basse, dy moy
sur la foy que tu dois aux Dieux, qu’est-il de mon cher Arimant. &
quelle a esté sa fortune ? Madame, luy respondit-il, Arimant est en bonne
santé, & n’a autre mal que de ne sçavoir point de vos nouvelles. Quant à
sa fortune elle a est assez diverse, & je ne scay si j’auray loisir de
la vous raconter : Je pense, dit-elle, que nous aurons assez de temps, mais
quand cela ne seroit pas, il faut que tu revienne icy une autre fois :
Madame, adjousta-t’il, je la vous diray en peu de paroles, & puis s’il
vous plaist nous adviserons à ce que nous aurons à faire.
Sçachez donc continua-t’il, qu’Arimant ayant esté si vilainement abandonné de
ceux de la ville où nous estions, luy seul s’estant longuement deffendu, il
fut enfin laissé pour mort, & c’est sans doute qu’il n’en fut jamais
reschapé, si me trouvant auprés de luy, je n’en eusse eu le soing auquel
j’estois obligé : Mais encores que je fusse un peu blessé, toutefois ne
l’estant pas à l’égal de luy, je feignis d’estre mort, & me lassay choir
à ses pieds, car il estoit desja par terre. Les ennemis ayant bien d’autres
dessins que de despoüiller des morts, tout le sac de la ville estant à eux,
aussi tost que nous fusmes en terre, la coururent toute & la traitterent
comme vous pouvez avoir sçeu. Lors que je vis qu’il n’y avoit plus personne
autour de nous, je me relevay & banday quelques petites blesseures que
j’avois, puis m’en vins vers mon
maistre, qu’avec l’aide d’un jeune homme de la ville, je portay dans une
escuyerie deshabitée qui estoit la aupres, n’osant me mettre dans des
maisons, à cause que tout estoit plein de soldats. J’avois encores opinion
qu’il ne fust pas mort, me semblant que les Dieux ne permettroient jamais
qu’une personne si accomplie qu’Arimant, sortit du monde en la fleur de son
aage : Je visitay donc les coups qu’il avoit, & quoy que je ne m’y
entende guere, toutefois je n’en voyois point ce me sembloit qui fussent
mortels, ne scachant que faire, car il saignoit tousjours, je rompis ma
chemise, en fis des bandes, & prenant de l’areignée, estant en lieu où
il n’y en avoit pas faute, je le banday le mieux que je peus, & puis
cherchant de tous costez, je trouvay un peu de vieille paille, sur laquelle
je l’estendis, mettant sa teste en mon giron : Je ne vous dis pas icy,
Madame, les regrets que je faisois autour de luy, & combien de pleurs je
respandis dessus. En fin les Dieux voulurent qu’il revint, mais ouvrant les
yeux il se trouva bien esbahy de se voir où il estoit, craignant alors que
cest estonnement ne luy fit mal : Je lui dis, Courage, Seigneur, les Dieux
nous sortiront bien encores de ceste fortune : Les Dieux, me dit-il,
Bellaris, sont bons, mais ma destinée est si mauvaise, que je ne dois
esperer pour mon repos que la mort. Mais Bellaris, qu’est-il de Cryseide ?
Cryseide, luy respondis-je est sauvée, la femme de ce Roy Bourguignon, qui
le suit par tout a fait mettre toutes les femmes dans le temple pour
empescher le desordre, & particulierement la retenuë aupres d’elle.
Que les Dieux, dit-il, vueillent recognoistre envers cette Royne, cette bonne
œuvre par toute sorte de bonne fortune. Je feignois, Madame, ce que je luy
disois, parce qu’autrement il fust mort de desplaisir. Mais, Seigneur, luy
dis-je, ne voulez-vous pas vous efforçer ? Si feray, dit-il, car Cryseide
estant hors de danger, il n’y a plus rien dequoy je me soucie. Alors quoy
qu’avec un peu de difficulté, je le mis sur ses pieds : mais à peine estions
nous debout, que nous ouysmes quantité de gens de guerre qui se disputoyent
à la porte de cette Escuyerie, & peu apres mettant l’espée en la main,
commencerent de se battre entr’eux, c’estoit à cause du butin qu’ils avoient
faict, & qu’ils vouloient separer. La dissension fut telle, qu’il y en
demeura plusieurs de morts, & comme le bruit alloit croissant, plusieurs
autres s’y assemblerent, qui aussi-tost arrivez se mettoient de l’un des
partys. En fin un Capitaine passant par là, & voyant ce desordre y
voulut mettre ordre : mais les soldats qui pensoient que ce fut pour leur
oster leur butin, au lieu de luy obeyr se jetterent sur lui, & le
presserent de sorte qu’il fut contraint de se sauver dans la porte de
l’Escuyerie où nous estions. Les soldats qui avoient perdu le respect, &
qui scavoient bien, que s’il leur eschapoit des mains, il les feroit punir
& passer par les armes, se resolurent de le faire mourir, esperant
encores d’avoir par apres ce qu’il pourroit avoir desja gaigné au pillage de
la ville, & en ce dessein s’essayoient d’entrer dedans. Ce que
considerant Arimant, Defendons,
dit-il, ce Chef, le Ciel peut-estre nous l’a envoyé, afin qu’ayant esté
assisté de nous, nous en recevions apres quelque courtoisie. A ce mot,
mettant tous deux la main aux espées, nous nous mismes à ses costez : &
quoy que mon maistre fust fort blessé, si est-ce que son courage qui n’a
jamais defailly, luy donna assez de force pour retenir la furie des
soldats : peut-estre y fussions nous en fin demeurez. Mais comme si le Ciel
nous eust voulu seulement donner le loisir d’obliger cét homme, quelque
temps apres il survint des amis de celui que nous defendions, qui le
secoururent de sorte, que de ces tumultueux, les uns furent tuez, les autres
pris, & le reste s’enfuit.
Ce Capitaine se voyant hors d’un si grand danger, remercia ses amis, mais ne
cognoissant point Arimant, Chevalier, dict-il, duquel la valeur m’a
aujourd’huy conservé la vie : voyez quel service vous voulez de moy, en
eschange de l’assistance que j’ay receuë de vous, car ce sera chose bien
difficile, si je ne m’essaye de le faire. Mon maistre lui respondit-il en
langage Gaulois : J’estois obligé à ce que j’ay faict, mais si c’est chose
qui vous ait esté agreable, je ne vous demande sinon que vous me receviez
pour vostre prisonnier, & que vous me traittiez en Chevalier tel que
vous estes & que je suis. Ce Capitaine alors le considerant de plus
prez, & voyant à la difference de ses habits, qu’il n’estoit pas
Bourguignon, luy dit : Je vous reçoy, Chevalier, comme vous desirez, non pas
pour vous traiter en prisonnier, mais en amy, & en Chevalier qui le merite, &
vous donne ma parole, que je mourray plustost, que vous receviez quelque
desplaisir de nostre armée.
Voila donc Arimant & moy avec ce Capitaine, qui s’appelloit Bellimart,
homme à la verité de grand credit, mais grandement sujet au bien, ainsi
qu’il nous le fit paroistre bien tost, & suivant la coustume des
Vissigots, se souvenant fort peu des bien-faicts, parce qu’il estoit
Vissigot, encores qu’il suivit Gondebaut Roy des Bourguignons, comme
personne qui cherchoit la fortune par tout où il esperoit de la trouver.
Pour le premier jour, nous receusmes tous les bons traitemens qui se
pouvoient attendre en semblable occasion : mais le lendemain ayant esté
informé par quelques uns de la ville, de la qualité du prisonnier qu’il
avoit, il commença de le tenir sous meilleure garde, & feignant que ce
fut afin de le faire guerir plus promptement, luy dit, qu’il ne falloit
point sortir de la chambre, deffendant que personne parlast à nous, &
puis voyant que l’armée devoit partir, & ne scachant où elle alloit, il
eut peur de le perdre, c’est pourquoy le soir il tira mon maistre à part,
& lui dit que pour s’acquitter de la parole qu’il lui avoit donnée, il
estoit contraint de lui faire passer les Alpes, parce que le Roy ayant esté
informé que lui seul avoit esmeu toute la ville, & avoit esté cause que
plusieurs des siens estoient morts, il le faisoit chercher par toute
l’armée, desirant de le faire mourir pour mettre terreur aux autres villes
voisines : Que contre toute autre il pourroit peut-estre bien resister, mais
qu’à l’autorité du Roy, il estoit
impossible : Que de le faire sauver, & l’envoyer libre parmy les siens,
il le voudroit bien, si c’estoit chose qu’il osast faire si promptement,
mais que plusieurs scavoient qu’il estoit entre ses mains, & qu’il yroit
de sa vie, si l’on estoit adverti qu’il l’eust relasché sans le consentement
du Roy, & qu’au contraire il ne pouvoit point estre blasmé de luy faire
passer les Alpes, puis qu’il avoit esté permis à tous ceux de l’armée
d’envoyer chez eux & les prisonniers & le butin. Mais qu’aussi tost
que l’armée seroit retournée en Bourgongne, il le r’envoyeroit à Eporedes,
ou en quelque autre lieu qu’il voudroit aller. Arimant alors luy demanda si
la Royne envoyoit aussi ses prisonnieres : Nous n’avons point icy de Royne,
respondit-il, mais l’on envoye aussi toutes les prisonnieres, afin de
descharger l’armée : mon maistre me regarda, comme disant que je l’avois
trompe, & puis continua : J’iray, dit-il, par tout où vous voudrez,
m’asseurant qu’un Chevalier si courtois & accomply ne me fera point
autre traitement que celuy qui se doit à une personne de ma qualité, &
qu’on peut attendre d’un Chevalier tel que vous estes.
Ainsi dés le lendemain de grand matin, non pas sans grand danger de la vie de
mon maistre, ny sans une tres-grande incommodité, à cause de ses blesseures,
nous fusmes emmenez avec un convoy pour la garde de plusieurs autres
prisonniers, sans que nous pussions sçavoir de vos nouvelles, sinon que le
Roy avoit faict mettre toutes les Dames ensemble, afin qu’il ne leur fut point faict d’outrage. Apres
avoir passé les Alpes, on nous emmena en ceste ville, & soudain apres,
estans separez de tous les autres, l’on nous passa par le pays des
Segusiens, par les monts des Gebennes, & enfin l’on nous r’enferma dans
un petit chasteau aupres de la ville de Gergovie. Je puis bien dire qu’on
nous r’enferma, car veritablement nous fusmes tenus si estroictement, par
celuy qui nous avoit en garde, qu’à peine voyons nous le jour : nous
demeurasmes quelque temps de ceste sorte. Enfin le merite & la douce
conversation de mon maistre, rendit ce barbare plus doux, & depuis les
offres que je lui fis, de recognoistre sa courtoisie, quand Bellimart luy
donneroit liberté, fut cause qu’il permit que je sortisse pour en venir
traitter avec luy, ayant esté adverty que Gondebaut revenoit avec toute son
armée. Voila quelle a esté la fortune de mon maistre, en laquelle il n’a
jamais rien tant regretté, ny ressenty si vivement, que de ne sçavoir
l’estat de la vostre, seulement il apprit aux marques, que quelques autres
prisonniers luy donnerent en passant par les Allobroges, que vous estiez
entre les mains du Roy : Ce n’a donc point esté le desir de sortir, ny de
traitter avec Bellimart, qui m’a fait venir icy, mais pour sçavoir en quel
lieu du monde vous estes, & si vous avez encores memoire de luy.
Comment, reprit incontinent Cryseide, si j’ay encores memoire de luy ? Et
quelle autre memoire pense-t’il que je puisse avoir, si je n’ay la sienne ?
Ouy, Bellaris, je l’ay de telle sorte, que la mort peut bien m’oster la vie,
mais non pas le souvenir
d’Arimant : Et les Dieux sçavent, qu’il n’y a jour, heure, ny moment, que
Clarine & moy n’en parlions, quand nous sommes ensemble, sans que jamais
nous ayons peu faire ce discours ; sans nous noyer le visage de larmes. Or,
mon cher ami, je te veux bien declarer une chose, de laquelle je n’ay fait
encores semblant à personne : Mais l’estat auquel je me treuve, & celuy
que je prevois estre bien tost pire, me contraignent à t’en parler, afin que
par ton conseil nous y cherchions quelque remede. Sçache, Bellaris, que ce
Roy Gondebaut, duquel tu as tant ouy parler, par malheur est devenu amoureux
de moy, & ne croy point que ce soit une opinion mal fondée : car outre
les cognoissances qu’il en données à chacun par ses deportemens, encores
a-t’il voulu que je les aye receuës de sa bouche : Je ne voulus pas rejetter
son amitié d’abord, sçachant assez combien une amour outragée porte une
personne à de violentes actions : mais apres l’avoir remercié de l’honneur
qu’il me faisoit, je luy dis, qu’il devoit considerer que je n’estois pas
née dans le milieu du peuple, mais de l’une des meilleures familles des
Salasses, & telle que la femme de Rithimer qui estoit sœur de l’Empereur
Anthemius estoit ma proche parente ; que ceste consideration devoit estre
cause que je fusse traittée selon ma qualité, & que par ce moyen il se
pourroit non seulement acquerir Rithimer pour son amy, mais Anthemius mesme
qui estoit mon alié. A ces paroles, il ne me respondit autre chose, sinon,
que je luy avois faict plaisir de me declarer pour telle que j’estois, & qu’estant de retour,
il me feroit paroistre l’estat qu’il faisoit de mon merite & de mon
alliance. Or Bellaris, je prevois maintenant un dur combat, car l’on m’a dit
que le Roy revient, & je voy que de tous costez on se prepare pour luy
faire entrée, mesmes qu’hier, je sçeus qu’il ne tarderoit pas quatre ou cinq
jours à estre icy : peut-estre aura-t’il bien passé sa fantaisie, &
changé d’affection envers moy, mais peut-estre aussi l’aura-t’il continuëe :
si cela est, tu peux penser de quelle façon il me persecutera, de l’espouser
j’ayme mieux la mort, de le refuser, c’est un jeune homme arrogant, &
enflé de presomption pour tant & tant de victoires obtenuës, malaisement
pourroit-il supporter que tant d’hommes ne luy ayans pu resister, une fille
le puisse faire, si bien que je ne prevoy pour moy que beaucoup de mal, si
tu ne me conseilles en ceste necessité. Bellaris demeura quelque temps sans
luy respondre : enfin il luy dit, Veritablement, Madame, ces considerations
que vous faites sont pleines & de raison & d’affection envers mon
maistre, & faut avoüer qu’il vous a une obligation tres-grande de
mespriser ce Roy pour luy conserver Cryseide, & cela sera cause que pour
ne manquer à ce que je vous dois à tous deux, j’exposeray librement la vie,
pour essayer de vous remettre ensemble. Dites moy, Madame, vous tient-on
fort resserrées ? Tu le vois, luy dit Cryseide. Si l’on vous traitte
ailleurs comme icy, reprit il, vous pouvez aisément vous sauver : Mais,
respondit-elle, encores que je me sauvasse, où pourrois-je al- ler ? car de passer les Alpes sans
estre reprise, il est impossible. Ne vous mettez point en peine, dit-il,
pourveu que vous puissiez sortir de ceste ville, je sçay un lieu où je vous
mettray, attendant que je fasse sortir Arimant du lieu où il est par un
moyen que j’ay pensé, & quand vous serez tous deux ensemble, je
m’asseure que les moyens ne manqueront point pour passer en Italie. O mon
amy, s’escria-t’elle, si tu pouvois faire ce que tu dis, quelle seroit
l’obligation que je t’aurois ? J’ay pensé, continua-t’elle, que si tu me
fais venir un batteau sur l’Arar, au droit de nos fenestres la nuict, parce
qu’elles ne sont guere hautes, j’y pourray descendre, pourveu que tu me
tendes la main. Je le feray bien, dit-il, mais comment passerons-nous les
chaines qui sont tenduës au sortir de la ville dans la mesme riviere ? Mon
amy, repliqua-t’elle, Dieu nous aydera, & si tu veux y travailler, je
m’asseure que tu en trouveras bien le moyen : car je me souviens d’avoir ouy
dire, que d’autres s’y sont sauvez : mais il faudroit avoir des chevaux pour
Clarine, pour toy, & pour moy, & c’est ce que je vois de plus
difficile, car en qui te pourras-tu fier pour les tenir ? N’en soyez en
peine, respondit-il, je les feray tenir à tel, qui ne sçaura pourquoy il le
faict : mais le grand empeschement, c’est que je n’ay pas de quoy acheter
les chevaux, ny avoir le batteau, & pour vous faire faire des habits
comme ceux des femmes de cette contrée : car les soldats m’ont pris tout ce
que j’avois, & à mon maistre aussi. Ne te soucie point de cela, dict
Cryseide, j’ay encores quantité de bagues : & s’en tirant une du doigt, luy donna un diamant
de valeur. Va, dit-elle amy, vends-la, & si celle-là ne suffit, je t’en
donneray d’autres.
Mais il ne sert à rien de raconter par le menu toutes cés particularitez,
Bellaris faict faire les habits, achete les chevaux, trouve le bateau, &
le tout avec une si grande diligence, que deux jours apres tout fut reduit
en estat tel qu’on eust sceu desirer. Cependant il avoit remarqué le lieu où
il falloit passer, & où les chevaux les attenderoient : & parce que
la chaisne estoit soustenuë sur des batteaux, qui de tant en tant y estoient
attachez à travers la riviere, une nuict auparavant il y alla travailler de
sorte, que destachant à moitié l’un des batteaux, il ne tenoit qu’à fort peu
par de certains anneaux, au travers desquels les chaisnes passoient.
Toute chose estant ainsi, Cryseide ayant pris l’heure, ne manqua point de
sortir hors du lict, feignant de vouloir aller à la garderobbe, afin que sa
compagne avec laquelle elle couchoit, ne s’en prit garde : mais d’autant que
c’estoit sur le premier sommeil, elle se rendormit aussi tost presque
qu’elle fut esveillée, si bien que Cryseide & Clarine n’ayans mis qu’un
cotillon sur elles, furent incontinent descenduës & sans bruit dans le
bateau, & soudain le poussant au milieu de l’eau, Bellaris qui estoit
seul pour conducteur, le laissa emporter au courant de la riviere sans
ramer, & la fortune fut si bonne pour luy, qu’encores qu’un bon
battelier eust esté assez empesché la nuict de rencontrer si justement le
bateau qui estoit à demy destaché, toutefois il n’y man- qua point, & saultant dessus
avec des tenailles & le moins de bruit qu’il peut, de peur que les
gardes ne l’ouyssent, acheva d’en destacher les anneaux, & apres fit
couler le batteau par dessous la chaine, qui n’estant plus soustenuë, de sa
pesanteur s’enfonça si avant dans l’eau, qu’elle donna passage au batteau de
Cryseide, qui n’estant guere chargé passa aisément dessus, & de cette
sorte sortit hors de l’enclos de la ville : mais incontinent apres il
faillit de se perdre : car le Rosne dans lequel l’Arar entre, est si
impetueux, qu’il esmut des vagues assez fascheuses pour les petits batteaux,
& d’autant plus y ayant un si mauvais battelier, toutefois enfin il
s’efforça tant qu’il gagna la rive, & quoy que ce fut beaucoup plus bas
qu’il n’avoit pensé, si est-ce qu’à la luëur de la Lune qui s’estoit levée
assez claire, cependant qu’il travailloit contre la roideur du fleuve, il
trouva le lieu où il avoit fait tenir ses chevaux par un jeune garçon, qui
mesme luy avoit promis de luy servir de guide, tant le desir du gain a de
pouvoir sur les personnes de basse qualité. Cependant que l’on accommodoit
les chevaux, Cryseide & Clarine prirent leurs habits nouveaux, desquels
elles s’accommoderent assez mal, tant pour la haste qu’elles avoient, que
pour estre à l’obscur, & qu’elles y estoient mal accoustumées. Enfin
estans vestuës bien ou mal, elles monterent à cheval, & passerent par
cette contrée des Segusiens, conduisant tousjours leur guide avec elles pour
la crainte qu’elles avoient qu’il ne les descouvrit. Et apres avoir passé
avec beaucoup de peine les Monts
Cemmenes, marchant plus de nuict que de jour, & repaissant presque
tousjours dans des bois, dont le pays est assez abondant, ils parvindrent
auprés de la ville de Gergovie, dans laquelle Cryseide ne fit point de
difficulté d’aller loger, parce que c’estoit de la domination d’Euric Roy
des Vissigots. Elle se loge donc dans une hostellerie, & le fidelle
Bellaris dés le lendemain va trouver Arimant, à qui les jours sembloient
fort longs, encores qu’il n’eust jamais pensé recevoir si promptement de si
bonnes nouvelles. Cryseide avoit donné une bague de prix à Bellaris, afin
que s’il estoit necessaire de corrompre celuy qui gardoit Arimant, il le
pust faire en la luy donnant, & luy en promettant encore d’avantage.
Soudain qu’Arimant l’apperçeut, car ce fut le Capitaine du chasteau qui le
luy conduisit : Et bien, mon amy, que m’apportes-tu, la mort ou la vie ?
Seigneur, luy respondit-il tout haut, Je ne vous apporte point de mauvaises
nouvelles, sinon que le Roy Gondebaut n’estant point arrivé, le vaillant
Bellimart n’est non plus de retour, si bien que mon voyage a esté en vain.
J’ay trouvé l’un de vos parens qui s’est fort enquis de vos nouvelles, &
qui vous offre toute sorte d’assistance aupres du Roy & de Bellimart,
s’asseurant qu’il n’y sera pas sans faveur. Du reste mon voyage a esté
inutile, & je croy qu’il faudra que j’y retourne bien tost, parce qu’on
y attend le Roy de jour en jour : Tu m’eusses fait plaisir, dit Arimant, de
l’attendre, & non pas de revenir avec si peu de contentement pour moy :
Seigneur, respondit-il, j’ay eu peur que mon sejour ne vous fust ennuyeux, & aussi que vous
ayant laissé sans personne pour vous servir, j’ay pensé bien faire de ne
demeurer pas d’avantage inutilement. Le Capitaine alors prenant la parole,
Il ne faut point luy dit-il, vous fascher, car ce qui ne s’est pu faire a ce
coup, il s’achevera à un autre voyage, & je croy selon les nouvelles que
nous en avons, que si le Roy n’est arrivé à ceste heure, il ne peut guere
retarder.
Mais soudain que ce Capitaine les eust laissez seuls, Bellaris met un genoüil
en terre, prend la main de son maistre & la luy baise, & avec un
visage riant, Seigneur, luy dit-il, vous estes mal satisfaict de mon voyage,
mais quelle seroit la meilleure nouvelle que je vous pourrois donner ? Que
Cryseide, respondit le Chevalier, se portast bien en sa prison, &
qu’elle m’aymast tousjours : Et si je la vous donne meilleure, repliqua
Bellaris, serez vous content de moy : Et qu’est-ce, dit le Chevalier en
sousriant, que tu peux me dire de plus ? Je vous diray, reprit-il, que non
seulement Cryseide se porte bien, & qu’elle vous aime plus que jamais,
mais de plus, qu’elle est en liberté, & encores d’avantage, qu’elle vous
est venuë trouver, & qu’elle est avec Clarine dans Gergovie, qui vous
attend : Ah ! Bellaris, me dis-tu la verité ? s’escria le Chevalier :
Pensez-vous, respondit le fidele serviteur, que je voulusse mentir ? Il faut
bien, dit-il haussant les yeux au ciel & joignant les mains ; Il faut
bien, ô Dieux ! que vous ayez eu agreables les vœux & les supplications
de mon pere, puis qu’il vous plaist de me faire une si grande grace : Et
puis se tournant à Bellaris,
Mais, amy, est-il possible que cela soit & comment tant de bon-heur me
peut-il estre arrivé tout à la fois ? Seigneur, lui respondit-il, ne doutez
point de ce que je vous ay dit, & pour vous tesmoigner & mon
affection & ma fidelité, si vous voulez demain vous la verrez ceste
belle qui a tant pris de peine pour vous donner ce contentement, mais je
crains fort que ce soit le dernier service que je vous rendray jamais : Je
ne voudrois pas, adjousta Arimant, acheter ce contentement avec ta perte,
mais s’il se pouvoit autrement, j’en serois bien ayse : Je vous diray,
adjousta-t’il, ce que j’ay deliberé, & lors il commença à luy raconter
de quelle façon il avoit trouvé Cryseide dans le temple, comme il avoit
parlé à Clarine, & apres tout ce qui s’estoit passé entre Cryseide &
luy dans le jardin, la resolution qu’elle avoit faite de se sauver, &
bref, tout ce qui s’en estoit ensuivy, & enfin comme elle estoit à
Gergovie vestuë à la Gauloise, où elle l’attendoit. Et puis il continua, Or,
Seigneur, il faut vous haster de sortir d’icy, car sans doute le Roy
Gondebaut doit estre de retour à l’heure que nous parlons, & vous devez
croire que Bellimart ne tardera guere ou à venir, ou à vous envoyer querir,
puis que son avarice est telle, qu’elle ne le laissera guere en repos, &
Dieu sçait quel traittement il vous fera, si vous avez memoire de
l’ingratitude dont il a usé envers vous, vous cognoistrez aysément qu’il ne
faut pas esperer plus de courtoisie à l’advenir, que vous en avez épreuvé
par le passé. Outre qu’il est impossible que Cryseide demeure long temps où
elle est, que le Roy Gondebaut n’en
soit adverty, & il faut que vous sçachiez, que ce Roy est devenu
tellement amoureux d’elle, qu’il a monstré avoir intention de l’espouser.
Jugez maintenant s’il n’est pas bien necessaire d’user de diligence pour la
retirer hors de ces contrées, & quelle doit estre l’affection que
Cryseide vous porte, puis qu’elle a mieux aymé se mettre au hazard que je
vous ay dit, que d’estre Royne en espousant un si grand Roy ? J’ay donc
pensé que vous pourrez faire de cette sorte : Il faut que dés ce soir vous
priez le Capitaine de me laisser retourner vers Bellimart, monstrant d’estre
mal satisfait de moy, pour m’en estre revenu sans attendre son retour, il le
fera fort aisément & demain ainsi que les portes s’ouvriront, vous
prendrez mes habits, & je demeureray en vostre place dans le lict :
J’espere que les Dieux favoriseront nostre entreprise, & qu’ils la
feront reüssir heureusement : Mais, mon Dieu ! Bellaris, dit Arimant, je
crains que ces gens ne te fassent du mal, s’il se pouvoit prendre une autre
voye, je croy qu’elle seroit bien plus à propos : Non, non, Seigneur, dit le
fidelle Bellaris, il n’y en a point, car en premier lieu le temps vous
presse, & ne faut pas avoir opinion que par presens on puisse corrompre
cet homme qui vous garde, parce qu’il croit vostre rançon devoir estre
tres-grande, & il y a apparence que Bellimart luy en aura promis une
partie ? & quant à ce qui est de moy, ne vous en souciez point, d’autant
que je sçay asseurément que les Dieux aident de faveurs inesperées ceux qui
esperent en eux, & font leur
devoir envers leurs maistres. Et y a-t’il rien à quoy je sois plus obligé
qu’à vous servir en tout ce qui me sera possible, & particulierement en
une affaire de telle importance ? Mais soit ainsi que la cruauté de ce
barbare luy fasse user autrement envers moy qu’il ne devroit, faut-il pour
quelque danger qui se presente, que je laisse de vous servir ? Et si je
meurs, qu’est-ce autre chose que faire un peu plustost ce qu’en fin il faut
que je fasse ? & puis-je finir mes jours pour un plus beau, ny pour un
plus honorable subject, qu’en vous donnant la liberté & le
contentement ? Au contraire, si je ne le faisois pas, quelle reproche ne me
ferois-je tout le reste de ma vie, d’avoir perdu une si belle occasion, de
vous tesmoigner ce que je vous suis ? Ne me ravissez point cette gloire,
Seigneur, je vous supplie, je vous la demande en recompense de tous les
services que je vous ay rendus, & seulement je vous requiers de trois
choses : L’une, si je meurs, que vous vous souveniez que vous n’aurez jamais
un plus fidele serviteur : L’autre, si je vis, que vous me donnerez Clarine
pour ma femme : Et la derniere, qu’en toute façon, lors que vous serez sorty
d’icy, vous vous retiriez en toute diligence, afin que vous ne soyez pas
repris tous deux une seconde fois. Et continuant son discours, il sceut de
telle sorte persuader Arimant, qu’il ne put jamais refuser cette assistance,
quoy qu’il eust un grand regret de le laisser en un si grand peril. Le soir
donc, Arimant pria le Capitaine, ainsi que Bellaris avoit proposé, qui
sçachant bien que le Roy, s’il n’estoit arrivé ne tarderoit pas d’estre à Lyon, & desireux
d’avoir plus promptement la rançon à laquelle il se mettroit, & dont il
devoit recevoir une bonne partie, non seulement le premier, mais luy
conseilla de le devoir faire, & que luy-mesme l’accompagneroit d’une de
ses lettres à Bellimart.
Le depart de Bellaris estant donc resolu de ceste sorte, luy mesme fut celuy
qui sollicita la lettre pour partir, disoit-il plus matin, & revenir
tant plustost, & l’ayant retirée dés le soir, & fait commander à la
porte qu’on le laissast sortir le lendemain, aussi tost qu’elle seroit
ouverte ; Il revint vers Arimant, & l’informa bien de tout ce qu’il
avoit à faire, à sçavoir où il trouvera Cryseide, en quel lieu sont les
chevaux, & par quel chemin il doit passer, tant pour aller jusques
aupres de Lyon, que pour se retirer de là les Alpes, luy conseillant de se
mettre sur le Rosne au dessous de Vienne, & prendre la mer vers les
Massiliens, jusques en la coste de la Ligurie : qu’il valoit mieux allonger
son chemin, & le faire un peu plus seurement. Avec de semblables
discours, ils passerent une partie de la nuict, & l’autre fut employée à
changer d’habits, & à donner ordre à tout ce qui estoit necessaire, de
sorte que le jour estant venu, & oyant ouvrir les portes, apres
qu’Arimant eut embrassé cent fois ce fidele serviteur, & non point sans
avoir les larmes aux yeux, se recommandant à Mercure, il se mit en chemin,
promettant à Bellaris qu’il auroit bien tost de ses nouvelles, & que
quand il devroit employer tout ce qu’il avoit, il le mettroit hors de la
peine où il le laissoit maintenant, & avec un extreme regret, il se presenta pour sortir avec une grande
crainte d’estre recogneu à la porte, parce qu’encor qu’il eust les habits de
Bellaris, il luy ressembloit fort mal, estant beaucoup plus grand, &
ayant le visage si dissemblable, qu’il estoit impossible de prendre l’un
pour l’autre, pour peu qu’on y prit garde : toutesfois il sortit sans
difficulté, parce qu’il estoit encores fort matin, & qu’ayant eu le
commandement de le laisser sortir, ils n’y regarderent pas de plus prés. Or
Bellaris par la fenestre de la chambre, l’accompagna de l’œil jusques à ce
qu’il le vit fort avant dans la plaine, & remarqua bien qu’Arimant
tournoit à tous coups les yeux du costé du chasteau pour voir si l’on le
suivoit. En fin l’ayant perdu de veuë, ce fut alors que le danger où il
s’estoit mis luy revint devant les yeux, & luy representa vivement
l’horreur de la mort, si est-ce que de quelque costé qu’il la peust
considerer, il luy fust impossible de regretter ce qu’il avoit faict, ny
d’en estre marry : & toutesfois comme chacun s’essaye de prolonger sa
vie le plus qu’il luy est possible, voyant que son maistre estoit sauvé, il
se resolut d’essayer d’en faire de mesme : il tourne donc les chausses
d’Arimant à la renverse, & le pourpoinct aussi, accommode son chapeau le
plus ressemblant qu’il peut, à celuy qu’il souloit avoir, & de fortune
trouve encores son propre manteau qu’Arimant à son depart avoit oublié, ou
peut-estre laissé expres pour mieux marcher à pied : bref, il s’ageance le
mieux qu’il peut, & avec un visage asseuré se presente à la porte pour
sortir : le Sergent qui y
commandoit la luy refuse, disant, qu’il en est desja sorty un, & qu’il
n’avoit commandement que pour celuy-là : mais Bellaris monstrant la lettre
qui s’adressoit à Bellimart, & la main du Capitaine estant recognuë par
tous ceux qui estoient à la porte, ils furent d’avis de le laisser sortir :
Le Sergent seul qui estoit opiniastre, & qui desiroit de faire sa charge
exactement, ne le voulut faire sans un autre commandement ; & ainsi
remettant Bellaris entre les mains d’un soldat, luy ordonna de le mener vers
le Capitaine, & sçavoir de luy sa volonté. Le soldat n’y manqua point,
mais parce qu’il estoit encores matin, & que Bellaris & le soldat
disputant à la porte de la chambre du Capitaine, l’esveillerent, il se mit
en si grande colere contre le Sergent, qu’il le menaça de le faire chastier,
pour luy apprendre de laisser sortir ceux qui portoyent lettre de luy :
& tournant la teste de l’autre costé du lict, il se rendormit d’aussi
bon sommeil qu’il avoit fait de toute la nuict.
Ainsi Bellaris sortit du chasteau, & prenant le chemin de Gergovie, usa
de si grande diligence qu’il sembloit qu’il eust des ailles aux pieds : mais
cependant son maistre estant arrivé avant que luy, & trouvant
l’hostellerie, il alla frapper à la porte de la chambre de Cryseide, qui ne
dormant que d’un fort leger sommeil, l’ouit incontinent, & appella
Clarine pour sçavoir que c’estoit : elle qui d’autre costé vivoit avec une
grande peine, se jetta à bas du lict, & mettant sa robe sur ses
espaules, courut ouvrir la porte du com- mencement, n’ayant pas encore les yeux bien
ouverts : Tu sois le bien venu, Bellaris, luy dit-elle, nous t’avons
longuement attendu. Et Cryseide impatiente luy demandant qui c’estoit,
C’est, dit-elle, Madame, Bellaris qui veut entrer, Et laissez-le venir
vistement, dit Cryseide, peut estre nous apportera-t’il quelques bonnes
nouvelles. Ouy, Madame, dit Arimant, je vous en apporte de fort bonnes.
Cryseide oyant, & recognoissant ceste voix, Mon Dieu, dict-elle en
sursaut, & se relevant sur le lict, c’est la voix d’Arimant ! &
tirant le rideau, elle le vit qu’il s’estoit desja mis à genoux au chevet de
son lict. Jugez, Madame, quelle surprise fut celle-là, & quel excez de
contentement ? Il fut bien tel, que luy jettant les bras au col, &
joignant sa bouche à la sienne, elle y demeura si longuement qu’il sembloit
qu’elle eut perdu le souvenir de s’en oster : Quant au Chevalier, il estoit
si plein de joye de voir sa chere Cryseide entre ses bras, qu’il la serroit
de sorte contre son estomac, qu’il sembloit qu’il la voulust estouffer.
Clarine ayant refermé la porte y estoit accouruë, & les regardant &
considerant ensemble demeuroit immobile, si ravie d’admiration, qu’elle ne
sçavoit si c’estoit songe ou verité. Et apres avoir demeuré quelque temps de
ceste sorte, elle alla ouvrir les fenestres, & puis s’en revint vers
eux, qu’elle trouva encore embrassez & ravis. Alors craignant presque
qu’ils ne mourussent d’aise, les esveillant elle les contraignit de
reprendre haleine, & de se separer pour quelque temps : mais incontinent
apres se reprenant, ils ne pou-
voient se saouler de se baiser & de se caresser, & c’est sans doute
qu’ils n’eussent pas finy si promptement, n’eust esté qu’ils ouyrent hurter
à la porte de la chambre. Clarine les en advertit, qui ne fut par un petit
trouble & pour l’un & pour l’autre, ne se pouvant imaginer que
quelqu’un qui ne fust pour leur nuire, vint à ces heures les trouver.
Arimant se revela, & mettant la main sur son espée, s’en va à la porte
pour l’ouvrir : ce fut bien la plus grande surprise pour le Chevalier qu’il
eust encore euë, car il se vit Bellaris au devant lors qu’il l’esperoit
& qu’il y pensoit le moins. O Dieux ! s’escria-t’il, est-ce bien toy mon
amy ? C’est moy, dit-il, Seigneur, moy dis-je que les Dieux ont voulu
delivrer, afin que je vous puisse rendre encore quelque bon service. O
Dieux ! dit le Chevalier, vueillez par vostre bonté moderer ces bons-heurs
par quelque legere fortune, car en voicy trois trop grands pour estre
continuez : Voir Cryseide en liberté, en bonne santé, & entre mes
mains : Me voir sorty de prison : Et enfin te pouvoir embrasser, mon amy
lors que je pensois t’avoir perdu pour si long-temps. A ce mot, le prenant
par la main, il le mena vers Cryseide, & luy raconta ce qu’il avoit fait
pour le sauver, & l’extreme peril où il s’estoit mis : Et lors qu’elle
& le Chevalier vouloient entrer sur les remerciemens, il les
interrompit, disant, Laissons ces paroles, Seigneur, je suis plus obligé de
vous servir, que je ne le pourray jamais faire, & ne perdez point le
temps qui vous doit estre si cher. Je crains que l’on ne vous suive, sortons
de cette ville, & faisons chemin, à loisir je pourrai vous raconter comme je suis
eschappé.
Cryseide jugeant qu’il disoit vray, s’habilla en si grande diligence, que les
chevaux à peine furent prests, qu’elle estoit desja au bas de l’escalier
pour faire voyage : Arimant la mit à cheval, & Bellaris Clarine : &
apres avoir bien contenté leur hoste, Arimant prit le cheval de son fidele
Bellaris, & ainsi se mettant en chemin avec leur guide, qui desja
s’estoit grandement affectionné à Cryseide, tant pour sa douceur naturelle,
qui la faisoit aimer de tous ceux qui la voyoient, que pour la liberalité
dont elle usoit envers luy. Au sortir de Gergovie, ils marcherent assez
viste, mais s’estans un peu esloignez, ils allerent plus lentement à cause
de Bellaris qui estoit à pied, & qui par les chemins leur alloit
racontant le moyen par lequel il s’estoit eschapé, non pas sans les faire
rire de l’extreme frayeur qu’il avoit euë, quand le Sergent luy refusa de
sortir, & de quelle diligence il avoit marché lors qu’il ne fut plus à
la veuë du chasteau.
Ils finirent de cette sorte la premiere journée avec tous les plaisirs, que
des personnes ayans eu semblables fortunes pouvoient recevoir, les ayant
eschappées, & s’estans levez de grand matin passerent les grandes
montagnes de Cemmenes, & sur la fin de la journée l’espouvantable Selve
qui se nomme le Bois-noir, & arriverent fort tard à Viveros, fuyant tant
qu’il leur estoit possible les grandes villes & les grands chemins, afin
de decevoir ceux qui peut-estre les suivoient. Mais il leur advint comme à
ceux qui pensant eviter l’embusche,
laissent leur droit chemin pour donner dedans : Car le Capitaine qui avoit
en garde Arimant, lors qu’il fut adverty qu’il estoit sauvé, prenant avec
luy sept ou huict des siens, se resolut de les suivre, & au pis aller
d’en donner luy-mesme les nouvelles à Bellimart : parce qu’il creut que sans
doute ils iroient à Lion, ou pour s’embarquer, ou pour prendre le chemin des
Helveces. Et parce qu’ils sçavoient comme personnes du pays, les sentiers
plus courts, ils les avoient devancez, & ce soir estoient desja logez
dans le mesme logis où Arimant & sa trouppe s’alloient reposer. Le
Capitaine recogneut incontinent Bellaris, & s’asseurant qu’ils estoient
ensemble, il advertit tous ses gens pour le surprendre au mesme temps qu’il
mettroit pied à terre : mais ils ne le purent faire si secretement, que
Bellaris qui marchoit tousjours avec soupçon, ne se prit garde de leurs
mouvemens, & parce qu’il avoit tousjours accoustumé d’aller devant
chercher le logis, & puis s’en retournoit querir son maistre : Apres
avoir parlé à l’hoste, & sçeu qu’il y avoit assez de la place : Je m’en
vay donc, dit-il tout haut, faire venir mon maistre & sa troupe. Le
Capitaine qui estoit dans une chambre voisine, tout prest à se saisir de
luy, l’oyant ainsi parler, ne se voulut descouvrir, pensant les prendre tous
deux en un coup : Mais le prudent Bellaris revenant vers son maistre,
Seigneur, luy dit-il, sauvons nous, le Capitaine nous attend en ce logis.
Arimant fut grandement surpris, toutesfois considerant le peu de temps qu’il
avoit à prendre party, il fut
d’avis que Cryseide & Clarine s’y en allassent loger avec le Guide,
& trouvassent quelque excuse de leur voyage, & que le lendemain
elles prinssent le chemin de Vienne, & luy aussi, & que pour sçavoir
par où ils passeroient, ils mettroient des brisées par tous les carrefours
qu’ils rencontreroient, & que celuy qui arriveroit le premier à Vienne,
iroit loger de l’autre costé du Rosne, au logis le plus proche du Pont,
& y attendroit les autres. Ils vouloient dire d’avantage, mais il leur
sembla d’ouyr des chevaux qui venoient le long du pavé, qui fut cause que
Cryseide poussa son cheval avec Clarine, & la guide d’un costé, &
Arimant de l’autre avec son fidele serviteur. Le Chevalier à la faveur de la
nuict & des grands bois se sauva aysément, quoy que le Capitaine le
cherchast plus de quatre ou cinq heures dans les bois, & le troisiesme
jour arriva dans Vienne à bonne heure, & s’alla loger en une hostelerie
qui estoit au bout du Pont. Le soir s’enquerant des nouvelles, il sceut de
son hoste que le Roy Gondebaut estoit enfin revenu de la Gaule Cisalpine,
chargé de victoires & de despoüilles, mais qu’à son retour il avoit
receu un signalé desplaisir, à cause d’une prisonniere Italienne, de
laquelle il devoit estre grandement amoureux, & qui s’estoit sauvée,
sans que quelque diligence qu’on y eust sceu mettre, on eust jamais pu
sçavoir qu’elle estoit devenuë. Et pour tesmoignage de ce que je dis,
continua l’hoste, l’on a fait publier aujourd’huy une declaration du Roy
pour ce subject, que je vous veux faire voir, & se faisant appor- ter un grand papier en façon de
placard, il leur qu’il estoit tel.
Gondebaut, fils de Gondioch, Roy des Bourguignons, Seigneur des Sequanois,
Lingones, Vellaunodonis, Ambarres, Hedvois, Catalauniques, Mauriciens,
Matisques, Alexiens, Allobroges, Basiléens, Latobriges, Sebusiens,
Secusiens, Secusienses, Valromains, Sedunois, Augustes-salasses, Centrons,
Bramovices, Ebroduntiens, Segovellauniens, Galloligures, Dominateur des
Alpes Semproniennes, Joviennes, Pennines, Coties, Sabatiennes, &
Maritimes, &c.
A tous ceux à qui nostre present vouloir sera cogneu,
Salut : D’autant qu’il n’y a rien qui offence plus un courage genereux,
ny qui luy donne un plus juste desir de vengeance que l’ingratitude, & la trahison : &
qu’à nostre grand regret, au retour de nos longs, glorieux, &
perilleux voyages, nous avons esté advertis, que Cryseide, l’une de nos
prisonnieres, & celle à qui nostre bonté s’estoit pleuë de faire
plus de graces & de faveurs, s’estoit ingratement sauvée de nos
gardes : Ce qu’elle n’auroit pu faire sans le conseil, &
l’assistance de quelque personne à nous peu affectionnée, & qui
perfidement l’auroit enlevée, au mespris de nostre puissance &
authorité Royale. A ces causes, & plusieurs autres à ce nous
mouvant, & par l’advis de nostre Conseil, pour chastier telles
ingratitudes & trahysons : Avons declaré, juré, & promis par le
Grand que nous adorons, par l’ame de nostre tres-honoré pere, & par
la Majesté de nostre couronne, Que quiconque nous fera r’avoir ceste
ingrate Cryseide, nostre fuitive prisonniere : ou qui nous declarera
celuy qui a esté cause de sa fuite, ou qui perfidement a tenu main,
donné ayde, ou faveur à la
faire evader, de quelque qualité, gent, ou condition qu’il soit. Nous
luy ferons telle grace qu’il nous voudra demander, sans que pour quelque
suject que ce puisse estre, nous contrevenions, ou promettions jamais
estre contrevenu à nostre parole, promesse, & serment. Si ordonons à
tous nos Comtes & Officiers, de faire publier cesdites lettres, par
toute l’estenduë de nos Estats. Donné en nostre Royale ville de Lyon,
aux Ides de Julius, Et de nostre regne le deuxiesme.
Arimant oyant lire ceste declaration entra en grande peur que Cryseide ne
fust recognuë en entrant dans la ville, mesme que l’hoste en continuant son
discours luy dit, que le Roy avoit mandé par tous les passages des ponts,
des ports, & des entrées des villes, des personnes qui la
recognoissoient. Cela fut cause que quelque temps apres il tira Bellaris à
part, & luy commanda de chercher en diligence des habits d’homme pour la
desguiser, & Clarine aussi : & soudain qu’il les auroit recouvrez,
qu’ils s’en allast sur le chemin par lequel elles devoient venir, pour les
en avertir & les faire habiller avant que d’entrer dans la ville. Le
fidele serviteur aussi tost qu’il fut jour ne manqua point à ce qu’il luy
avoit ordonné, & ayant
trouvé assez promptement ce qui luy estoit necessaire, s’alla mettre sur le
chemin pour les attendre. Cependant que Arimant faisant venir quelques
habits plus honnestes que ceux qu’il avoit de Bellaris, se vestit un peu
plus proprement qu’il n’estoit pas : mais la Fortune qui n’estoit point
encore lasse de travailler ces genereux Amans, & qui vouloit de plus
grandes preuves de leur amour & de leur courage, ordonna, qu’à l’heure
mesme que Bellaris avoit rencontré Cryseide, & qu’elle remercioit les
Dieux de ce qu’Arimant estoit arrivé sans aucun mal dans Vienne, le Roy
Gondebaut allant à la chasse, & picquant apres un cerf, vint passer
auprés d’elle avec cinq ou six seulement qui le suivoient, & parce qu’il
prist garde qu’au mesme temps qu’elle l’avoit aperceu, elle s’estoit retirée
dans un buisson voisin, & s’estoit esloignée du chemin, il la suivit par
curiosité : mais Bellaris le recognoissant d’abord, se jetta à corps perdu
dans un vallon, ce que Cryseide ne peut faire ny Clarine aussi pour estre à
cheval, de sorte que le Roy l’ayant attainte, & la voyant vestuë à la
Gauloise, creut au commencement, que ce fust quelqu’une du pays, qui pour
estre seule ce fust retirée du grand chemin : mais luy ayant demandé qu’elle
estoit, & où elle alloit, aussi-tost qu’elle ouvrit la bouche, il la
recogneut, parce qu’encores qu’elle parlast assez bien la langue Gauloise,
elle avoit toutefois quelques accents estrangers, & la regardant de plus
prés, quoy qu’elle essayast de se cacher le visage : O Dieux ! dit-il, &
voicy Cry- seide : & lors se
jettant en terre, il courut vers elle l’embrasser & la caresser. Et
depuis-quand, belle Dame, continua-t’il, avez-vous pris cét habit qui vous
déguise si fort, & quel Dieu vous a remis en mes mains, desquelles pour
m’affliger quelque meschant Demon vous avoit enlevée ? La pauvre Cryseide
estonée plus qu’il ne se peut croire, de se voir en la puissance de celuy
qu’elle avoit tant redouté, & tombée d’un si haut degré de contentement
en si grand & cuisant ennuy demeura quelque temps sans respondre : Enfin
voyant qu’il n’y avoit plus de moyen de se celer, elle se resolut tout à
coup, & d’un courage extreme, elle respondit, Vous me demandez,
Seigneur, depuis quand j’ay pris cét habit, sçachez que c’est depuis que
l’Amour me l’a commandé : Et parce que vous appellez meschant Demon le dieu
favorable qui m’avoit osté de vos mains, c’est luy que je reclame, tant pour
conserver mon honneur, que pour vous faire recognoistre le tort qu’un si
grand Roy se faict de contrevenir non seulement aux loix de l’humanité, mais
à celles de l’Ordre de Chevalerie que vous portez, qui vous commande de
servir, assister, & honorer les Dames, & non pas les prendre
prisonnieres, & les retenir contre leur gré. Le Roy oyant ces libres
paroles de Cryseide, & l’amour qu’il lui portoit, ne voulant consentir
qu’il fit ce qu’il cognoissoit estre du devoir de Chevalier, il luy
respondit : Si quelqu’un vous vouloit faire outrage, j’y mettrois & ma
Couronne & ma vie pour vous en empescher : mais en cecy, tant s’en faut
que je vous re- tienne pour
vostre mal, qu’au contraire je pretens que ce soit à vostre avantage &
de tous les vostres. Elle vouloit repliquer, mais le Roy qui estoit plein de
contentement d’une si heureuse rencontre, & qui ne vouloit point entrer
plus avant en ce discours, la prenant par les reines de son cheval, la
reconduisit jusques au grand chemin, où ayant repris son cheval, il retourna
à mesme temps à Lyon, plus content de cette prise, qu’il n’avoit esté de
toutes ses victoires passées : Et parce qu’il l’avoit faite à la chasse,
& qu’il en estoit plus amoureux qu’il n’avoit jamais esté, il en fit de
tels vers, que depuis il faisoit souvent chanter par ceux de sa Musique.
MADRIGAL.
Chasse d’Amour.
Je m’en vay nuict & jour
A la chasse
d’Amour :
Mais chasse bien estrange
Qui me deçoit &
change
En ce que je poursuis :
Puis qu’ayant bien chassé,
l’Amour veut que je soye
Blessé, non le blesseur.
Chasseur non, mais la proye.
Lors que Cryseide fut prise, Clarine se fust bien sauvée si elle eust voulu
aussi bien que celuy qui leur servoit de guide : mais ne la voulant
abandonner, elle la suivit volontairement : & de cette sorte la triste
Cryseide fut r’amenée à Lyon, & remise avec les autres Dames
prisonnieres, mais avec une plus soigneuse garde qu’elle n’avoit pas eu
auparavant ; quoy que le Roy qui veritablement avoit dessein de l’espouser,
tant pour sa beauté que pour estre proche parente de la femme de Rithimer
sœur de l’Empereur Anthemius, eust commandé qu’elle ne receust que toute
sorte de service & de çourtoisie, & le contentement qu’il receut de
l’avoir trouvée fut tel, qu’il en fit faire des feux de joye & des
resjouyssances si grandes que chacun s’en estonnoit. Cependant Bellaris
s’estant sauvé à moitié deschiré des ronces, & cassé en plusieurs lieux
des diverses choutes qu’il avoit faictes, s’en vint tout effroyé donner ces
mauvaises nouvelles à son maistre, qui demeura si surprins d’estonnement,
& si outré de douleur, qu’il ne sçeut jamais luy dire une seule parole,
mais s’abouchant sur un lict, y demeura jusques à la nuict, sans qu’il
voulut jamais respondre à Bellaris, quelque parole de consolation qu’il lui
peut dire, apres s’estant deshabillé, il se mit dans le lict sans vouloir
manger où il reposa fort peu toute la nuict. enfin le matin il appella Bellaris, & luy
commanda de s’en aller à Lyon, & de sçavoir des nouvelles de Cryseide,
& du traittement qu’on luy faisoit. Le fidelle serviteur, quoy qu’il y
eust beaucoup de danger pour luy, se desguisant le mieux qu’il put, ne
manqua point d’obeyr à ce qu’il luy avoit commandé, & d’abord qu’il fut
arrivé, il n’eust pas beaucoup de peine de s’en enquerir, parce que toute la
ville estoit pleine de Cryseide, & des faveurs que le Roy luy faisoit,
estans telles, que l’on croyoit asseurément qu’il l’espouseroit, quoy
qu’elle en fit beaucoup de difficulté, pour quelque occasion que l’on ne
sçavoit point encores. Il revint incontinent vers son maistre, voyant mesme
la grande difficulté qu’il y avoit de parler à elle, resolu de le persuader
de se retirer en Italie, puis qu’il n’y avoit pas apparence que se voyant
servie, caressée, & honorée d’un si grand Roy : l’ambition d’estre
Royne, ne luy fit perdre l’amour d’Arimant. Estant donc retourné à Vienne,
il luy raconte tout ce qu’il avoit appris, & apres luy remet devant les
yeux, la legereté des femmes, leur ambition, la douce flatterie d’estre
Royne, & la grande apparence qu’il y avoit qu’elle recevroit l’honneur
que le Roy luy vouloit faire. Qu’il le conseilloit de ne s’y point amuser
d’avantage, & de se souvenir de l’ennuy que son pere auroit de sa perte,
& que cela pourroit estre cause de sa mort, & de l’entiere ruine de
sa maison, que de sejourner là d’avantage, il n’y avoit point de seureté,
parce que ce jeune homme
qui les avoit servy de guide, les
pourroit deceler & faire reprendre. Bref que pour toutes raisons il devoit
se promptement retirer en sa maison, cependant qu’il le pouvoit faire. Arimant
escouta Bellaris tant qu’il voulut parler, non pas pour consentir à son opinion,
mais parce qu’il avoit l’esprit ailleurs. Et lors qu’il se fut teu : Bellaris,
luy respondit-il, je ne m’esloigneray guere de ton advis, pourveu que tu fasses
encores ce que je te diray. Retourne incontinent à Lyon, donne ce petit livre à
Cryseide, & fay en sorte que tu en ayes responce, & apres tu verras
quelle resolution je feray. Le serviteur qui aymoit son maistre infiniment,
apres l’avoir asseuré de le faire, ou d’y perdre la vie, le supplia de ne
vouloir donc point se tant attrister, & de se souvenir que sa vertu l’avoit
bien fait surmonter, de plus grandes infortunes, & qu’il en devoit esperer
encores autant, sans se donner entierement à la douleur. Et Arimant le luy ayant
promis, il partit incontinent avec le petit livre, dans laquelle Chevalier avoit
marqué telles parolles :
LETTRE
D’Arimant à Cryseide.
Ceste infortune aura-t’elle plus de pouvoir sur vous que toutes les
autres ? & pour l’ambition d’estre Royne, serez vous infidele ?
& moy, seray-je le plus trahy, & le plus malheureux de tous les
hommes ? Mandez le moy, afin que par ma mort, je vous empesche d’estre
parjure.
Bellaris ne pouvant trouver autre moyen de donner ce livre à Cryseide,
que quand elle alloit au Temple, se tint aupres du Vaze de l’eau
Lustrale, comme il avoit fait l’autre fois, & en mesme temps qu’elle
tendit la main pour en prendre, il fit semblant de luy en vouloir
donner, & de l’autre main lui presenta le livre, qu’elle recogneut
incontinent, & s’approchant le plus pres de luy qu’elle put, le prit
si finement, que personne ne s’en apperceut, & ne luy peut dire que
ce mot : A demain. Cependant , sortant du Temple, il s’en alla comme de
coustume parmy la ville, où il apprit que veritablement le Roy vouloit espouser Cryseide,
qu’elle l’avoit refusé, que toutefois il ne vouloit laisser de passer
outre, s’asseurant, que quand il l’auroit espousée, elle changeroit
d’opinion.
Le lendemain, Cryseide ne manqua point de rendre le livre, avec la mesme
ruze à Bellaris, & luy dit en passant : Je mourray plustost. Il
entendit bien ce qu’elle vouloit dire, & admirant l’amour & la
generosité de ceste fille, s’en retourna vers son maistre, auquel il fit
entendre ce qu’il avoit appris, & les mesmes paroles qu’elle luy
avoit dites, en luy donnant le livre, qui fut une si grande consolation
pour Arimant, qu’il sembloit d’estre à moitié soulagé de sa peine : Et
puis prenant le livre, il adjousta les lettres qui se trouverent estre
telles :
RESPONCE
De Cryseide à Arimant.
Vous sçaurez plustost ma mort, que mon changement. A ce
coup je feray voir quelle resolution peut avoir une fille, qui vive
ou morte ne sera jamais qu’à vous. Faites-en de mesme.
Et bien, dit alors Arimant, me peux-tu con- seiller, Bellaris, d’abandonner une personne,
qui prend une telle resolution pour moy ? J’avouë, respondit-il, que je
l’admire, & que sa vertu a surpassé mon opinion : Mais, Seigneur,
que pretendez vous de faire, & quel moy en vous reste-t’il de la
pouvoir secourir ? la force de ce Roy est trop grande, & son Amour
trop violente, pour donner place à quelque espoir, & le danger est
si grand pour vous de vous arrester icy, que je vous tiens pour perdu si
vous le faites. Ne te soucie, Bellaris, dit alors Arimant, j’ay pensé un
moyen pour la sauver, qui me reussira sans doute. Et dés lors mettant
ordre à son depart, il s’en alla le lendemain à Lyon, où il arriva
expressément sur le soir, & s’en alla loger en une hostellerie la
plus retirée qu’il peut choisir. Et là par le moyen de Bellaris, il
apprit encores la continuation des mesmes nouvelles, & de plus, que
le lendemain le Roy s’en alloit faire un sacrifice au tombeau des deux
Amants, en esperance qu’ils luy seroient propices envers le grand
Tautates, pour changer le cœur de Cryseide, & la faire consentir à
ce qu’il desiroit. Et que pour le rendre plus solemnel, il vouloit
qu’elle y assistast, & toutes les autres Dames prisonnieres.
Arimant fut fort ayse de ceste nouvelle, & luy sembla que c’estoit un
bon augure pour luy, qu’il se fust rencontré à cette occasion : Il ne
manqua donc point de se tenir prest le lendemain. Et cependant le Roy ne
cessoit de rechercher cette belle fille, luy representant tout ce qui
pouvoit la persuader de luy complaire. Mais elle plus ferme en sa
resolution, qu’un rocher contre
les flots de la mer, ne put jamais estre esbranlée. Cela fut cause qu’il
pensa avant que de venir à la force, de recourre au secours de Tharamis,
& par sacrifices obtenir de luy cette grace, de changer le cœur ce
cette genereuse fille. Et parce qu’il la pria d’y vouloir assister, elle
y consentit librement, M’asseurant, dit-elle, que si ce Dieu Tharamis
est juste, il vous ostera la volonté de faire une si grande
injustice.
Le lendemain le sacrifice estant prest à se faire, il la fit monter dans
un somptueux Chariot, la contraignit de porter la couronne Royale, &
la fit suivre pompeusement par toutes les autres ses compagnes, comme si
desja elle eust esté Royne des Bourguignons, pensant avec telles
grandeurs esbranler sa constance : elle estoit veritablement tresbelle,
mais cette parure ne donnoit pas un petit esclat à sa beauté, encores
que le desplaisir qu’elle avoit en son ame, parust & en son visage
& en toutes ses actions. Le Roy estoit aupres d’elle si content de
la voir avec cette couronne, qu’il luy sembloit qu’elle fust desja sa
femme : Ils passerent tout le long de la ville, & vindrent jusques à
Pierre-Cyse, où estoit la sepulture des deux Amants, & où le
sacrifice se devoit faire.
Lors qu’il arriva, les gardes firent faire place au Roy, & Cryseide
& toutes les autres Dames mirent pied à terre pour monter dans
l’eschaffaut qui leur estoit preparé, pour mieux voir les ceremonies.
Soudain les sacrificateurs arrivent, les Victimaires conduisent les
Taureaux blancs, & les Vacies s’approchant le plus pres qu’ils purent du tombeau,
font signe de donner le coup aux victimes, elles tombent du premier coup
en terre du costé droict, & soudain leur mettant le cousteau dans le
gosier, en tirent le sang, duquel ils arrousent le feu, qui estoit
allumé pres du tombeau des deux Amants, puis le tombeau mesme, &
enfin le Roy, les Dames, & le reste du peuple. Apres les victimes
sont ouvertes, les entrailles recherchées, & trouvées bien entieres,
& telles que tous les presages en estoient tres-heureux, de quoy le
Roy tres-aise, & le disant à Cryseide, pour tesmoignage que les
Dieux avoient agreable leur alliance. Elle qui jusqu’alors avoit esperé
en la justice de ce Dieu incogneu, & qu’il donneroit cognoissance en
quelque sorte du contraire, se voyant frustrée de son attente, ne
sçavoit plus à quoy recourre sinon au desespoir. Et en cette resolution,
elle feignit de vouloir elle mesme recognoistre les entrailles des
Victimes, & demanda qu’on luy permit de s’en approcher. Le Roy qui
estoit tres-asseuré du rapport des Vacies, en fut tres-aise, pensant que
cette veuë ne pouvoit que luy persuader ce qu’il desiroit, par la
cognoissance qu’elle auroit de la volonté des Dieux : Et ainsi luy
faisant aider à descendre, elle vint sur le lieu du sacrifice, se fit
monstrer curieusement le foye, le cœur, & le reste des parties
nobles. Et cependant que les Sacrificateurs s’amusoient à les luy faire
bien voir, elle se saisit du couteau encores sanglant, duquel on avoit
esgorgé les victimes, & puis s’en- courant vers le tombeau des deux Amants, se prit
à l’un des coings, & lors haussant le couteau avec un visage
tres-asseuré, elle dit fort haut, Voy-tu, Magnanime Prince, ce couteau
que je tiens en la main ? C’est pour me le mettre dans le cœur, si
quelqu’un se hazarde de me vouloir user de force : Et lors tournant la
poincte contre son estomac, elle continua de cette sorte.
Dieu me soit tesmoing, Grand & invincible Roy, si je n’estime &
n’admire tout ce qui est en ta personne, & tout ce qui procede de
toy ; je te voy chery & favorisé des Dieux, aymé de tes subjects,
honoré de tes voisins, & redouté de tes ennemis : je recognois en
toy une prudence en toutes tes actions, une generosité en toutes tes
entreprises, une justice pour chacun, & une amour particuliere
envers moy, qui m’oblige non seulement à t’admirer & à te servir
comme le reste de l’Univers, mais à t’aymer & estimer autant qu’il
m’est possible : si donc ayant la cognoissance de toutes ces choses,
& celle aussi de l’honneur qu’il te plaist de me faire, de m’unir à
ta majesté par les liens d’un avantageux mariage, ne faut-il pas
confesser que ce qui m’en oste la volonté doit avoir une grande
puissance & sur mon affection & sur mon devoir ? S’il te plaist
donc, Seigneur, avoir cette consideration devant les yeux, je veux
esperer que non seulement tu me pardonneras si je fais quelque chose qui
te desplaise, avec cette asseurance, que si je pouvois autrement
disposer de moy, je le ferois à ton contentement encore plus promptement que tu ne me le sçaurois
commander.
Mais sçache, ô Grand Roy, qu’estant à peine sortie de l’enfance, les
Dieux voulurent que j’aimasse un Chevalier, je dis que les Dieux le
voulurent, car si ce n’eust esté par le vouloir des Dieux, & qu’ils
ne l’eussent escrit dans l’ordre infaillible du destin, c’est sans doute
qu’il y auroit long temps que ceste affection seroit perie, pour les
grandes & incroyables traverses que la Fortune nous a données : Au
commencement les parens qui avoient puissance sur nous : Depuis Rithimer
que tu sçais estre si puissant, & enfin tes armes, qui non seulement
m’osterent la liberté, mais m’arracherent je puis dire d’entre les bras
de mon mary, tel puis-je nommer celuy auquel j’ay promis mariage,
prenant la Nopciere Juno, & hymen pour tesmoings de nos promesses
reciproques, & pour justes punisseurs de celuy qui manqueroit à ces
serments. Que si je ments en ce que je dis, je prie ces deux fideles
Amants qui reposent en ce tombeau, & desquels les ames jouyssent
avec les Dieux du loyer de leur fidele amitié, qu’ils me punissent plus
rigoureusement qu’autre que la justice divine ait jamais chastiée : mais
aussi si je dis vray, je les conjure par ceste inviolable amour qu’ils
se sont portée, de vouloir monstrer en toy leur puissance, en obtenant
des Dieux, qu’ils te changent le courage, & te divertissent ailleurs
la pensée : Et toy, ô grand & genereux Prince ! sois certain qu’il
ne te reste plus sur moy que la force, à laquelle si tu en veux user, ce
que je ne croy point de ta
magnanimité, je m’y opposeray avec ce couteau duquel je chasseray cette
ame de mon corps, & ne laisseray en ta puissance que ce cadavere
froid & sans vie. Mais s’il est vray que tu me fasses l’honneur de
m’aymer, & que tu sois encores ce grand Roy, qui as faict trembler
l’Italie au bruit de tes armes, je dis cette Italie, qui autrefois a
sousmis tout l’Univers sous les siennes : fay le voir aujourd’huy en me
rendant non seulement la liberté, mais me redonnant à celuy à qui je
suis, & duquel je ne puis estre separée que par la mort, tu
acquerras ainsi le nom de juste, en rendant possesseur de son bien,
celuy qui en a esté despoüillé injustement, & le tiltre de
Magnanime, en te surmontant toy-mesme, toy dis-je, qui jusques icy as
esté invincible : si tu ne le fais, attends, ô Roy, la vengeance
asseurée des Dieux, qui te regardent à cette heure du Ciel, pour voir
comme tu te comporteras en cette action, pour luy donner ou chastiment
ou loyer. Et vous continua-t’elle, se tournant contre le tombeau : ô
parfaictes ames, qui avez ressenty cependant que vous viviez peut-estre
les mesmes infortunes qui me travaillent, compatissez à mon mal, &
ne permettez point qu’aujourd’huy devant une si solemnelle assemblée,
j’embrasse en vain vostre tombeau, & que je vous reclame sans
secours.
Ainsi acheva Cryseide, & embrassant de nouveau le coin de la
sepulture, elle tenoit de l’autre main le couteau contre son estomach,
prest à s’en donner dans le cœur, si elle voyoit que quelqu’un la voulust arracher de là. Toute
l’assemblée demeura infiniment estonnée, oyant & voyant la
resolution de cette fille : mais sur tous le Roy se trouva confus de cet
accident, parce qu’il estoit vray que ce sepulchre des deux Amants
estoit un Asyle pour tous ceux qui s’y retiroient, & qui recevoient
outrage en ce qui estoit de l’amour, & si religieusement observé,
que le pere ny la mere mesme n’en pouvoient retirer leurs enfans, quand
ils en tenoient l’un des coins. Le Roy qui n’eut jamais imaginé que
Cryseide s’en fut voulu servir, ny seulement pour estre estrangere,
qu’elle le sceust, n’y avoit point pensé : mais la voyant en cet estat,
il ne sçavoit à quoy se resoudre, de laisser ceste fille en liberté, il
ne le vouloit point, de rompre les privileges de cet Asyle, il ne
l’osoit fust qu’il craignit le chastiment des Dieux, ou qu’il redoutast
le tumulte du peuple : enfin ayant quelque temps consideré & debattu
en soy mesme ; il se resolut de la ravir de là, sans avoir esgard n’y au
lieu ny à l’assemblée, s’asseurant sur les forces qui estoient autour de
luy, qu’il contiendroit le peuple en son devoir, & que pour ce qui
estoit des Dieux, il les adouciroit par des sacrifices, & par toute
sorte de devoirs.
En cette deliberation, il s’avança pour l’aller prendre luy mesme, &
elle le voyant venir, se fust donné à l’heure mesme du couteau dans le
sein, si tous les Vacies en s’eslevant ne se fussent opposez au Roy, luy
remonstrant ce qui estoit de leurs franchises lesquelles ne pouvoient
estre violées par un Prince si juste & craignant les Dieux : Mais son amour qui
estoit encores plus forte que toutes ces considerations, l’eust sans
doute porté outre son devoir, si Arimant qui s’estoit trouvé à ce
spectacle, & qui ne pouvoit presque contenir les larmes de
compassion de voir Cryseide en ceste extremité, fendant la presse en
despit des gardes ne se fut jetté entre Cryseide & le Roy, &
mettant un genoüil à terre, ne luy eust dit : Seigneur je me viens
presenter à ta Majesté, asseuré sur ta promesse & sur ton serment,
& desquels je te fais voir l’escriture, dit-il luy monstrant sa
declaration qu’il avoit en la main, pour recevoir la grace que tu as
promise à celuy qui te dira qui fut cause que cette genereuse fille
(monstrant Cryseide) s’eschappa de tes gardes. Estranger, dit le Roy,
qui estoit tout troublé, je n’ay jamais rien promis que je ne tienne,
declare le coulpable, afin que je le fasse punir, & demande la
grace, afin que tu l’obtiennes. Seigneur dit alors Arimant en se
relevant, le coulpable est icy en ta presence, & tu pourras aisement
le chastier, car c’est moy. C’est trop, reprit incontinent le Roy, &
comment as-tu la hardiesse de te presenter devant mes yeux ? Pour la
seule esperance, dit-il, de la grace que je te veux demander, & ne
croy point, Seigneur, que ce soit ny ma vie, ny l’amoindrissement de
quelque peine que je te veux requerir, mais seulement qu’en observant ta
parole à laquelle tu es obligé par le Grand que tu adores, par l’ame de
ton pere de glorieuse memoire, & par la Majesté de ta Couronne, tu
m’octroyes une autre grace que je te demanderay. Le Roy demeu- ra estonné de la resolution
de cét homme, & s’estant reculé un pas ou deux : Estranger, luy
dit-il, n’es-tu point hors du sens de parler de cette sorte ? ou comment
peux-tu avoir esté la cause que Cryseide se soit sauvée ? Seigneur,
repliqua-t’il, je m’appelle Arimant, & suis cét heureux Chevalier
que cette belle fille a dit avoir tant aimé & aymer encores : je fus
pris quand elle fut faite prisonniere : & ma fortune fut en cela
telle, que je fus conduit prisonnier auprés de la ville de Gergovie, où
je trouvay le moyen de luy faire sçavoir de mes nouvelles : Elle qui
pensoit que je fusse mort, soudain qu’elle sçeut que j’estois en vie,
delibera de se sauver, & de me venir aider à sortir du lieu où
j’estois detenu, elle executa sa deliberation, & fut depuis cause de
me mettre en liberté : Tu vois donc, Seigneur, que veritablement je suis
cause qu’elle s’est sauvée, & que me declarant à toy, tu es obligé
pour n’estre parjure, de m’accorder la grace que tu m’as promise : Le
Roy d’un costé estonné de ceste resolution : De l’autre offencé, en ce
qu’il luy sembloit d’estre mesprisé par cét estranger : Ouy, dit-il, est
il vray, je te dois faire la grace, demande-la, & te prepare au
supplice de ma juste indignation. Seigneur, reprit alors Arimant, je
n’ay jamais moins esperé d’un si grand Roy que tu es, c’est pourquoy
librement je me remets entre tes mains, sans craindre ny tes supplices,
ny tes tourments, pourveu qu’auparavant je voye effectuer la grace que
je te demande. Orsus, dit le Roy, demande hardiment, je te promets de
te l’accorder, par les
mesmes serments ausquels je me suis desja obligé. Seigneur, repliqua
alors Arimant d’une voix plus haute, je te demande en grace que Cryseide
que je vois la embrasser le tombeau des deux Amants, & qui
maintenant est ta prisonniere, soit remise en liberté, & renvoiée
par toy en toute asseurance à ses parens, sans que ny toy, ny autre
quelconque luy puisse faire force, ny la retenir contre sa volonté. O
Dieux ! s’escria le Roy, quelle malheureuse journée est celle-cy pour
moy ? Faüt-il donc que moy mesme je sois cause de mon mal, & que
pour l’avoir imprudemment promis je doive estre parjure, ou vivre le
plus miserable Prince de l’Univers ? Et là demeurant quelque temps sans
parler, enfin enflamé d’extreme colere, & ayant honte qu’en la
presence de tout le peuple, on le peust accuser d’avoir rompu sa foy :
Il resolut de la maintenir, mais de saouler son couroux sur Arimant. Et
pource les yeux enflamez de furie, Je declare, dit-il, que Cryseide est
libre, & deffends sur peine de ma disgrace, qu’il y ait personne si
hardie de luy faire desplaisir : jurant sur l’ame de mon pere, que le
premier qui y contreviendra, n’aura jamais ny grace, ny pardon de moy.
Et lors se tournant vers Arimant : Et bien estranger, es-tu content de
moy ? Ouy, Seigneur, dit-il, plus qu’homme du monde. Alors se tournant
vers ses Solduriers, Prenez-le, dit-il, ce hardy mespriseur de mon
courroux, & qu’on le mette aux supplices, jusques à ce qu’il meure,
afin que les autres temeraires comme luy, apprennent à son exemple, à
redouter les traicts de mon
ire. Arimant alors d’un visage joyeux tendit les bras aux liens, &
seulement se tournant vers Cryseide qu’il vit pleurer : Ne troublez
point, Madame, je vous supplie, luy dit-il, le repos de mon ame par vos
pleurs, & croyez que mes jours ne sçauroient jamais estre mieux
employez, qu’en donnant à vous la liberté, & vous aux vostres.
Cryseide alors se jettant en terre, O liberté ! s’escria-telle, trop
cherement venduë, pourquoy ne puis-je avec une eternelle prison te
conserver la vie, que ton affection te fait perdre au plus beau de ton
aage ? mais va seulement, Arimant, je te suivray bien tost, & puis
que je suis en liberté, je feray cognoistre que je sçay aussi bien
mourir pour te suivre, que toy pour me sauver l’honneur. Cependant
qu’elle parloit ainsi, & qu’Arimant la conjuroit par leur amour, de
vivre autant qu’il plairoit aux Dieux de prolonger ses jours, on
achevoit de luy lyer les bras avec de cruelles chaisnes. Et le peuple
esmeu de la constance du Chevalier, & de la compassion de Cryseide,
souspiroit & pleuroit la separation d’une si belle amitié. Lors que
Bellimart se trouvant avec le Roy en ce sacrifice, & oyant parler
Arimant, le recognut pour son prisonnier, & de mesme aussi le
Capitaine qui l’estoit venu advertir qu’il s’estoit eschappé : Et voyant
que si Gondebaut le faisoit mourir il perdroit toute esperance de
rançon, il s’avança & dit au Roy, Que ce n’estoit pas pour
contrevenir à sa volonté, parce que tout ce qu’il avoit estoit en la
disposition de sa Majesté, mais seulement pour ne laisser perdre son
droit sans le luy representer,
qu’il le supplioit de surseoir l’execution de mort contre cét estranger,
jusques à ce qu’il luy pust faire entendre la raison qu’il avoit de s’en
plaindre. Et le Roy luy ayant permis, il luy representa la peine qu’il
avoit euë, & les hazards qu’il avoit encourus en ses perilleux
voyages aupres de sa personne, le fait souvenir des lieux où il a esté
employé, & des services plus signalez qu’il luy a rendus, raconte
les blesseures honorables qu’il en a raportées, & en fin de toutes
ces choses, lui dit-il, Seigneur, je n’en ay eu autre advantage que ce
seul estranger, lequel estant mon prisonnier, & s’estant sauvé je
retrouve icy : mais si l’arrest de sa mort s’en ensuit, je perds tout ce
que la fortune m’avoit donné, & ne pense pas, Seigneur, que ce soit
peu de chose : car il est le premier de la Province des Libicins, &
son pere qui n’a que ce seul enfant, est tellement eslevé en credit,
qu’il n’y a que luy seul en toute la Gaule Cisalpine, de qui ce grand
soldat Rithimer ait quelque apprehension. A peine eut il achevé ces
paroles, que Bellaris le fidele serviteur, ne sçachant quel estoit le
dessein de son maistre, & accourant en ce lieu comme presque tout le
reste du peuple de la ville, & ayant esté informé de ce qu’il avoit
fait pour sauver Cryseide, esmeu d’une affection extreme de retirer
encores son maistre de ce peril, par la perte de sa propre vie, se vint
jetter aux pieds de Gondebaut, si inopinément qu’il l’empescha de
respondre à Bellimart, pour ouyr ce que ce jeune homme luy vouloit
representer, & lors qu’il vit que le Roy l’escoutoit, il commença de
cette sorte :
Seigneur, qui t’es aujourd’huy acquis le tiltre du Prince de la foy, par
l’acte que toute ceste grande assemblée t’a veu faire en ceste
occasion : Je me jette à tes genoux, pour te supplier de n’estre moins
observateur de ta parole envers moy, que tu l’as esté envers ce
Chevalier, dit-il monstrant Arimant. Estranger, dit Gondebaut, ny toy ny
personne vivante, ne me reprochera jamais, que je contrevienne à ce que
je promets. Seigneur, reprit Bellaris, ainsi puissent les Dieux
augmenter ta couronne, comme ceste action te rend digne d’estre Monarque
de toute la terre. Et lors se relevant, il continua ainsi : Tu as
promis, ô grand Roy ! de donner une grace à celuy qui te diroit qui a
aidé, ou qui a tenu la main à faire sauver ceste estrangere ; Il est
vray, respondit le Roy : Or, Seigneur, je te viens declarer celuy contre
qui justement tu as occasion d’aigrir & ta colere, & ta severe
justice, & veritablement c’est celuy qui est le plus coulpable,
parce que mal-aisément pourroit-on avec raison accuser d’avoir failli ce
pauvre Chevalier, encor qu’il soit vrayment cause que Cryseide se soit
sauvée, d’autant qu’il n’y a rien contribué du sien, sinon que d’estre
en vie & trop aymable, estant tres-certain que s’il n’eust pas esté
parmy les vivans, elle n’eust jamais pris volonté de s’eschapper, mais
en cela en peut-il mais ? y a-t’il contribué quelque chose de son
conseil, de sa peine, ou de son industrie ? Nullement, Seigneur, rien du
tout, sinon qu’il luy a fait scavoir qu’il vivoit encores. Au contraire,
celuy que je te viens descouvrir, c’est le seul coulpable de tout le
forfait : Il a donné le conseil, il a trouvé l’invention, c’est luy qui a destaché le
bateau qui soustenoit la chaisne qui traverse l’Arar, afin de donner
commodité à celuy de Cryseide de pouvoir passer dessus, c’est luy qui a
trouvé des chevaux pour fuir, c’est luy qui l’est allé prendre par la
main à sa fenestre, pour entrer dans le batteau qui estoit au dessous :
Bref, c’est luy qui a tout fait, & qui par consequent merite tout le
chastiment.
Le Roy oyant parler de ceste sorte cest estranger : Qu’est-ce que tu
tardes tant, dit-il, à me le nommer promptement, afin que pour le moins
je passe mon desplaisir, à faire chastier celuy qui veritablement en est
la cause ? Alors le fidelle serviteur, C’est donc, dit-il en parole de
Roy que tu me promets, Seigneur, que quand je t’auray nommé ce
coulpable, & de plus que je te l’auray remis entre les mains, tu
m’accorderas la grace que je te demanderay ; Je te le promets, dit le
Roy, sur toutes les choses qui me sont les plus sacrées. Bellaris
haussant alors les mains & les yeux au Ciel, Je vous remercie,
dit-il ô dieux ! qui habitez là haut, de la grace que vous me faites, de
pouvoir finir mes jours apres avoir fait ce que je desirois le plus,
& se tournant vers Gondebaut, Commande, continua-til, Seigneur, que
l’on détache ce Chevalier, qu’indignement l’on traite comme tu vois,
& que l’on employe toutes les chaisnes, & les liens dont il est
lié sur moy, car c’est moy qui ay sauvé Cryseide, c’est moy qui luy
donnay la nouvelle qu’il vivoit, c’est moy qui l’ay conduite tousjours
depuis : Bref, qu’en moy seul tous les supplices soient employez, puis que c’est moy
seul qui suis cause de tout le desplaisir que tu as receu. Mais
maintenant que j’ay satisfait à ce que je t’ay promis, c’est à toy, ô
grand Roy ! de m’observer ta parole, & me donner la grace que je te
veux demander, qui est telle : Dés mon enfance j’ay esté nourry &
eslevé en la maison de ce noble Chevalier, je luy dois tout ce que je
puis valoir, j’ay esté tesmoing de la naissance de son affection envers
Cryseide, j’y ay contribué & peine & industrie, j’y ay recogneu
tant d’honnesteté & tant de vertu, que je croiray de clorre mes
jours fort heureusement, si par la grace que je te demande je suis cause
qu’ils vivent longuement ensemble : Je penserois estre coulpable
d’ingratitude, si pouvant sauver la vie, & l’honneur à celuy qui m’a
donné à vivre si longuement, & qui m’a par son exemple enseigné
toute chose vertueuse & honorable, je ne le faisois librement :
c’est pourquoy, je te demande, Seigneur, en grace, que tu absolues de
toutes sortes de peines & de supplice Arimant, & que non
seulement tu le mettes en sa pleine liberté, comme il t’a desja pleu de
faire Cryseide, mais de plus, par une incomparable magnanimité, tu les
fasses marier ensemble, comme desja ils sont espousez par consentement
de leurs parents. Et si tu ne veux point que les traicts du courroux que
tu avois contre luy, tombent en vain, qu’ils soient, Seigneurs, employez
tous sur moy, & adjoustez aux supplices qu’il te plaira de
m’ordonner, protestant que la gloire d’avoir fait ce que je dois, me
sera si douce, que je ne sçaurois ressentir les amertumes des peines,
& des travaux qui me seront donnez.
Et parce, Seigneur que j’ay ouy que le vaillant Bellimart pretendoit
avoir quelque droit sur mon maistre, parce qu’il a esté autrefois son
prisonnier : permets moy que je luy monstre le contraire, en la presence
de ta Majesté. Premierement, que pretend-il en mon Seigneur, que cela
seul que luy-mesme luy a donné ? Quand tu pris la ville des Caturges, ô
grand Roy ! Bellimart sçait bien en quelle obligation de la vie ce
valeureux Chevalier le mit. Je ne la veux pas redire, pour n’user de
reproche envers un si genereux courage que celuy de Bellimart ; bien
diray-je (& il sçait que je ne ments pas) que ce ne fut pas luy qui
prit mon Seigneur : Mais mon Seigneur, qui apres luy avoir faict un
signalé service, le pria de le recevoir pour son prisonnier, à condition
de le traitter en Chevalier, & en homme de sa condition. Si cela se
peut dire prisonnier de guerre, ou plustost de courtoisie, je m’en
remets au jugement que ta Majesté en voudra faire. Mais quand cela ne
seroit pas, Qu’est-ce que maintenant il luy vient demander ? S’il a esté
son prisonnier, il le devoit bien garder : L’a-t’il laissé aller sur sa
parole ? nullement, Seigneur, garde sur garde, avec tous les soings que
l’on peut avoir d’une personne, il ne l’a pas peu retenir. Et quoy,
quand on a esté prisonnier, si un prisonnier se sauve, & que celuy
qui l’a perdu le rencontre en une autre province, il luy est permis de
le prendre ? Nullement, Seigneur, cela importe à la grandeur de ta
Majesté. Je ne dis pas, que si Bellimart eut tousjours tenu son
prisonnier dans tes Estats, qu’il n’eust à cette heure quelque loy de le
demander : Mais s’il ne la
pas tenu assez asseuré en ton Royaume, & qu’il l’ait mené dans celui
des Vissigots, quelle raison a-t’il de le vouloir reprendre maintenant
qu’il s’est sauvé comme a garant dans tes Estats ? Et d’autant plus que
ta Majesté ayant faict la paix avec tous ces pauvres peuples de la Gaule
Cisalpine, il n’y a pas apparence que ceux qui se refugient icy, soyent
pris entre tes mains comme ennemis. Voilà, Seigneur, le dernier service
que je pense faire à ce genereux Chevalier, auquel je dois encores
beaucoup plus que je ne sçaurois luy payer.
Ainsi parla le fidele Bellaris, & avec tant d’affection & de
raison, que le Roy au commencement confus, puis estonné, & en fin
admirant l’amour de Cryseide, la generosité d’Arimant, & la fidelité
de Bellaris, il se trouva de sorte changé, qu’il dit apres y avoir
quelque temps pensé. Grands sont les jugemens de Tautates, & ses
pensées si profondes, que personne mortelle ne les sçauroit sonder.
J’avois esleu cette journée pour celle où je pensois devoir persuader à
Cryseide de m’aymer, & voylà qu’au contraire je l’ay conduitte à
l’asyle & à la franchise du sepulchre des deux Amants : J’avois
publié une declaration, pensant par mes promesses r’avoir Cryseide
perduë, & cette declaration est celle qui me la ravit, & faict
perdre entierement lors qu’elle est entre mes mains, & cela pour
monstrer que toute la sagesse humaine est folie au prix de celle du
Grand que nous adorons. Et toutefois, encore que toutes ces choses
soient à la confusion de mes desseins, & que je prevoye bien qu’il
n’y a plus d’esperance pour moy
en cette belle Cryseide si suis-je contraint d’avoüer que c’est avec une
tres-grande raison que toutes ces choses ont esté si sagement
conduites : & je proteste, que si j’eusse sceu le commencement &
le progrez de cette si grande & si vertueuse affection, j’eusse
plustost consenty à ma mort, que de permettre qu’elle pust estre separée
à mon occasion. C’est pourquoy, ô bien-heureux couple d’Amants, je vous
declare libres & exempts de toute servitude, soit pour ce qui me
concerne, soit pour ce qui touche à Bellimart, pour les raisons qu’a
tresbien deduittes ce fidelle serviteur, auquel de libre volonté &
sans obligation, je remets aussi l’offense qu’il m’a faicte, plus
desireux de rencontrer un semblable amy & serviteur pour moy, qu’un
autre Royaume égal à celuy que je possede ; vous donnant à tous plein
pouvoir de demeurer en mes Estats, ou de vous en-aller ainsi que bon
vous semblera : que si toutesfois vous me vouliez donner le contentement
de vous voir mariez avant que de partir, j’estimeray & mon Royaume
& mes jours tres-honorez & tres-heureux.
A ce mot, il commanda qu’Arimant fust destaché, qui à mesme temps se vint
jetter à ses genoux, comme aussi la genereuse fille, & le fidele
serviteur, ne se pouvans lasser les uns de lui baiser les mains, les
autres de lui embrasser les genoux, & toute l’assemblée avec des
cris de joye, & des aplaudissemens loüer Dieu d’un si heureux
succez, & la magnanimitié & justice du Roy de s’estre sceu
vaincre par la grandeur de son courage.
Fin du huictiesme Livre.
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LE
NEUFIESME
LIVRE DE LA
TROISIESME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Florice finit de cette sorte les fortunes de la genereuse Cryseide, & du
gentil Arimant, laissant tous ceux qui l’avoient ouye pleins d’admiration de
leur vertu. L’un estimoit Cryseide d’avoir mesprisé le sceptre & la
Couronne de Rithimer & de Gondebaut pour se conserver à son fidele
Arimant : L’autre admiroit les resolutions d’Arimant à s’offrir à une
volontaire mort : mais tous d’un commun consentement loüoient la fidelité
& l’affection de Bellaris. Un seul Hylas se moquoit de tous trois, &
de tous ceux qui ayant ouy le discours de Florice appreuvoient toutes ces choses. N’est-ce pas,
disoit-il en branlant la teste, la plus entiere folie qui fut jamais, que
celle de tous trois ? Cryseide par sa sottise au lieu de Royne demeure
simple fille dans son pays : Arimant par sa folie s’opiniatre à la recherche
de cette Cryseide, perd son temps, est blessé, est conduit prisonnier, &
enfin apres tant de peine & d’extremes perils, le voila prest à finir
honteusement ses jours, si la Fortune ne se fust lassée de le tourmenter,
& si le Roy Gondebaut ne se fust monstré plus courtois & religieux
de sa parole, que l’un & l’autre n’estoit fol : & le bon est, que le
pauvre Bellaris qui n’en pouvoit pas mais, faillit de payer pour tous. Et ne
valoit il pas mieux que sans se donner tant de peine les uns aux autres,
Cryseide fust Royne des Bourguignons, puis que possedant le cœur de
Gondebaut, elle eust pu avec le temps, & avec la prudence donner à son
Arimant toute la satisfaction qu’il eust sçeu desirer ? Mais, Silvandre,
sçais-tu bien d’où tout leur malheur, & toutes leurs peines sont
procedées ? de ceste seule sottise que tu nommes Constance : elle seule les
a tourmentez tant d’années, elle seule a failly de les conduire si
honteusement au supplice, & enfin elle seule les a faict estre le joüet
de la fortune & du hazard. Silvandre s’oyant nommer s’approcha de Hylas,
& apres luy respondit froidement : Toutes ces choses que tu racontes,
Hylas, sont veritablement des effects de ceste Constance que tu blasmes,
& d’autant plus estimables, qu’ils sont accompagnez de peines & de
dangers : Ce ne sont que les courages genereux qui mespri sent les commoditez & les
incommoditez, pour ne se desmentir de leur devoir, & pour parvenir à
l’accomplissement de leurs desseins. Ce ne sont, dit Hylas, que les esprits
peu sages qui courent apres l’ombre du bien, & laissent le bien mesme.
Arimant n’est-il pas bien obligé à ceste constance, qui jeune l’a engagé au
service de Cryseide, & vieux par apres la luy a donnée ? c’est donner à
un chemin qui n’a point de dents un os qui est bien dur à ronger. N’eust-il
pas mieux valu pour ce gentil Chevalier, qu’il fust demeuré dans Eporede,
pour la consolation de ce pauvre pere qui l’aimoit, que non pas le faire
mourir de douleur, ou pour le moins rendre ses vieux jours si pleins de
tristesse & d’infortunes, que la mort luy devoit estre plus agreable ?
& pour le propre contentement qu’Arimant eust pu avoir, penses-tu que
dans toute la ville il n’y eust point de fille que Cryseide ? Hé, Silvandre
mon amy, quelle folie est celle-là de vouloir perdre son temps, & son
repos pour une marchandise si peu rare qu’une fille ? S’il eust suivi mes
loix deslors que tant de difficultez s’opposerent à ses desirs, il les eust
sagement tournez ailleurs, & se fust adressé à quelqu’autre, de laquelle
la conqueste n’eust pas esté si penible, & si peu utile. Chacun se mit à
rire des propos d’Hylas. Et Tircis prenant la parole, Je voy bien, lui
dit-il, Hylas, que tu ne seras jamais celui qui feras bastir un Temple à la
Fortune, parce que mal-aisément en auras-tu jamais affaire. Et moy, dit
Hylas, je voy bien que tu seras celuy que les vieilles & mal-faites
adoreront. Et pourquoy ? demanda
Tyrcis. Parce, respondit Hylas, que pour convier leurs Amants à les servir
laides & ridées, elles te proposeront comme un Dieu, toy dis-je, qui es
si hors du sens, que de t’opiniatrer à aimer ce qui n’est plus. Tu es
inhumain, Hylas, de representer à l’affligé avec des reproches, le suject
qu’il a de tristesse. Mais soit ainsi que je sois estimé des ces vieilles
desquelles tu parles, & proposé comme un Dieu : hé, mon ami, quel mal y
a-t’il en cela pour moy ? ne vaut-il pas mieux estre creu un Dieu, que
d’estre tenu pour inconstant ? Et quoy, Hylas, les autels & les
sacrifices ne sont-ils pas agreables aux Dieux mesmes que nous adorons ?
& pourquoy les hommes les refuseront-ils ? Et penses-tu, Tyrcis,
respondit Hylas, que je n’aye pas à l’avenir aussi bien des autels & des
sacrifices que toy ! si auray pour certain, car je me veux rendre plus
adorable que toy : Mais il n’y aura que cette difference que tu seras le
Dieu des vieilles & des laides, & moy celuy des jeunes & des
belles : & par ainsi les sacrifices qui te seront faits, seront rances
& chassieuz, & les miens jeunes & beaux : Aux tiens l’on ne
verra que des anciennes matrones, qui yront toutes acroupies, appuyées sur
leurs petits bastons, avec la teste & les mains tremblantes : mais aux
miens l’on n’y trouvera que des plus jeunes & plus jolies pucelles de
toute la contrée : de sorte que je cours fortune d’estre estimé avec le
temps, le Dieu du plaisir, de la joye, & de la vie : & toy, celuy de
l’ennuy, de la tristesse, & de la mort. Or dy moy à cette heure, sans
passion, lequel de ces deux
sacrifices te semble le plus agreable, ou le plus estimable ?
Tircis vouloit respondre, lors que la venerable Chrisante ayant esté
advertie, qu’Adamas passoit avec toute ceste troupe si prez d’elle, les vint
rencontrer aupres du bois, qui touchoit le pré du temple d’Astrée, & par
sa venuë interrompit leurs discours, parce que le Druyde s’avança pour la
saluer, & appellant Alexis, la luy presenta comme sa fille. La venerable
Chrisante la baisa en la jouë, & l’embrassa avec un extreme
contentement, & les vierges Druydes en firent de mesme, non point sans
admirer sa beauté & sa bonne grace. Cependant la venerable Druyde
s’adressant à Adamas & à Galathée, les supplia de ne la croire point
avec si peu de civilité, ny de cognoissance de son devoir, que si elle eust
peu, elle ne fust allée avec toutes ces bergeres, luy offrir toute sorte de
service, & se resjouyr du retour de sa chere fille, mais que le
commandement qu’Amasis luy avoit faict de l’attendre, luy avoit faict perdre
ce contentement, ce que je regrette grandement, continua-t’elle, car elle
n’est point venuë, & à ce que je vois j’eusse bien eu le loisir de
retourner, puis qu’elle ne sera pas icy si tost qu’elle pensoit, pour
l’accident qui est arrivé depuis : Et qu’est-ce, dit Adamas, qu’il y a de
nouveau ? Je pensois, reprit la venerable Chrisante, que vous en fussiez
adverty : Il faut que vous sçachiez qu’Argantée a esté tué en la presence de
Galathée & de Polemas, par un Chevalier estranger, & que sur la fin
du combat, l’un des Lyons qui
gardent la fontaine enchantée, cherchant à manger, est venu sur le mesme
lieu, & a donné tant de frayeur aux chevaux qui estoient attellez aux
chariot de Galathée, & de ses Nymphes, que les emportant au travers des
champs, les uns se sont rompus & les autres gastez, de sorte qu’elle qui
de fortune avoit mis pied à terre pour voir mieux ou pour separer ce combat,
fut contrainte de s’en aller à pied jusques à Mont-verdun, où elle a
sejourné, tant pour attendre ses chariots, que la guerison du Chevalier qui
a tué Argantée, & y est encore comme je croy.
Cependant qu’ils parloient ainsi, ils furent interrompus par la veuë du jeune
Lerindas, messager de Galathée, qui s’addressant au sage Druyde, Mon pere,
luy dit-il, la Nymphe vous mande qu’elle desire d’assister au sacrifice que
vous devez faire pour le remerciement du Guy, & craignant d’y arriver
trop tard, elle vous prie de l’attendre, & de luy mander en quel lieu
vous le ferez. Adamas oyant ce message demeura un peu surpris, parce que se
souvenant que Galathée avoit desja veu Celadon vestu en fille, ce n’estoit
pas sans raison, il craignoit qu’elle le recogneust revestu en fille
Druyde : toutesfois ne voulans donner cognoissance de la doute où il en
estoit, il respondit froidement : Amy, tu diras à la Nymphe, que je serois
extremement aise d’obeyr à ce qu’elle me commande, mais que le temps est si
court, qu’il m’est impossible de luy donner le loisir de s’y trouver : Je
sçay qu’elle ne voudroit pas que le service de Tautates fust retardé, &
que toutes choses estans prestes, & l’assemblée de tant de Bergers & Bergeres, qui
sont desja attendants sur le lieu, il m’est du tout impossible de remettre
le sacrifice en un autre temps, sans un grand desordre & un tres-grand
scandale : mais que s’il luy plaist de voir ces belles & discrettes
Bergeres, je promets de les luy mener toutes dans deux ou trois jours à
Mont-verdun, ce que je dis pour croire que la volonté qu’elle a d’assister à
ce sacrifice, n’est que pour le desir qu’elle a de les voir toutes ensemble.
Je vous asseure, mon pere, dit le jeune Lerindas, que je pense que vous avez
deviné, car à ce que je luy ay ouy dire, elle avoit envie de prendre ceste
occasion, pour voir si les bergeres de Lignon, sont aussi belles que je luy
ay fait entendre : Je l’ay bien jugé ainsi, dit Adamas, parce que le
sacrifice que nous allons faire, n’est pas tel qu’il la puisse convier d’y
assister, n’estant qu’un petit remerciement que ces Bergeres font, attendant
que le sixiesme de la lune de juillet ils fassent le sacrifice solemnel en
cueillant le Guy, & auquel alors ils prendront la hardiesse de la
supplier de vouloir leur faire l’honneur d’y assister : Tu luy diras donc,
Lerindas, que la briefveté du temps & le peu solemnel sacrifice que nous
allons faire, luy doit oster la volonté d’y venir, & que toutes ces
belles Bergeres ne me dédiront pas de ce que je t’ay promis. Astrée alors
prenant la parole, Je m’asseure mon pere, dit-elle, que nulle de nous ne
vous dédira jamais, & principalement pour aller rendre un devoir, auquel
la nature & nostre naissance nous oblige. Vous avez raison Astrée,
reprit le messager, de respondre
pour toutes, car je croy que vous & Diane, estes les deux qu’elle desire
le plus de voir, mais vous sur toutes : Si nous eussions pensé, adjousta
Diane, que nos noms eussent esté si heureux que d’estre cogneus d’une si
grande Nymphe, il y a long temps que nous eussions satisfait à ce devoir :
vos noms, & vos beautez, dit Lerindas, ne se peuvent cacher dans ces
bois solitaires, & j’avouë que je pense avoir esté en partie cause du
desir qu’elle a de vous voir, luy ayant dit ce que j’en ay veu : Elle vous
croira pour homme qui se cognoist peu en beauté dit la Bergere, lors qu’elle
verra le contraire, de ce que pour nous advantager, vous luy aurez dit de
nous : Je crains plustost, repliqua t’il, qu’elle ne m’accuse de deffaut que
d’excez, en ce que je luy en ay raconté, & parce que je scay qu’elle
m’attend avec impatience je m’en vay luy dire de vos nouvelles, & luy
jurer avec verité, qu’elle peut bien faire cacher toutes ses Nymphes lors
que vous arrivez, si elles ne veulent qu’elles rougissent de honte &
meurent d’envie. Leonide qui estoit aupres de Daphnide, oyant ces dernieres
paroles & feignant d’en estre offencée, Et quoy, Lerindas, est-ce ainsi
que vous traittez mes compagnes ? Je vous jure, dit-elle, que je leur
raconteray : Si vous le faites, respondit-il, vous leur ferez double
desplaisir : L’un, de leur faire paroistre qu’elles ne sont guere belles,
& l’autre d’ouyr une reproche qui les offence, & de laquelle avec
raison elles ne se peuvent plaindre. Et à ce mot, sans attendre autre
response, il s’en alla courant du costé de Mont-verdun. Et Adamas craignant encores que
Galathée vint au sacrifice, afin de le faire plus promptement, se licentia
de la venerable Chrysante, qui eust bien voulu y assister, n’eust esté
qu’elle craignoit qu’Amasis ou Galathée ne vinssent cependant à
Bon-lieu.
Peu apres toute ceste troupe arriva dans le petit pré, qui estoit devant
l’entrée du temple d’Astrée, où se trouva une tres-grande assemblée de
pasteurs, de bergers, & de bergeres, avec les Vacies, Eubages, Bardes,
Sarronides, & Druydes des lieux circonvoisins, & toutes les choses
prestes, qui estoient necessaires au sacrifice. Entre les pasteurs qui s’y
estoient assemblez, le prudent Phocion, & le sage Diamis, estoient
recommandables pour leur venerable vieillesse, Amintor aussi neveu de
Philidas, s’y trouva, & de fortune Daphnis, la chere amie de Diane,
estant le soir auparavant arrivée avec Callirée, ne voulut faillir de s’y
trouver, tant pour assister à ce sacrifice, que pour voir tant plustost sa
chere compagne, de laquelle elle avoit demeuré fort long temps absente.
D’aussi loing qu’elles se recogneurent, laissans toute la compagnie, elles
coururent les bras ouverts, & s’embrasserent avec un si grand
contentement, qu’elles firent bien paroistre l’absence n’avoir eu guere de
pouvoir sur l’affection qu’elles se portoient, & apres s’estre quelque
temps tenuës de ceste sorte, & apres s’estre reprises par deux ou trois
fois, Astrée & Philis, qui survindrent les contraignirent de se separer,
afin de participer aux caresses qu’elles se faisoient : Voyez ma compagne,
luy dit Diane, ce que j’ay acquis de puis que vous ne m’avez veuë, voicy deux autres Daphnis que j’aime comme
ma vie, & que je veux que vous aimiez aussi, estant tres-asseurée que
pour vos merites, & pour l’amour de moy, elles vous aimeront comme vous
m’aimez. Alors Astrée & Diane reconfirmant ceste asseurance par cent
protestations d’amitié, & Daphnis la recevant d’un semblable cœur
qu’elle luy estoit offerte, elles contracterent une societé entre elles, qui
jamais depuis ne se separa.
Cependant, Adamas curieux de sçavoir si tout ce qui estoit necessaire pour le
sacrifice estoit prest, trouva que les Vacies avoient esté soigneux de
preparer tout ce qu’il falloit. De sorte qu’apres s’estre lavé & les
mains, & le visage, dans la fontaine qui estoit à l’entrée du temple de
l’Amitié, & s’estant revestu de blanc, & couronné de verveine, &
luy & les Vacies, Eubages, Sarronides, & autres ordonnez pour le
sacrifice, ils se chargerent tous des choses avec lesquelles on vouloit
sacrifier. Le sage Adamas portoit en sa main le rameau du Guy, qui avoit
esté cueilly l’année auparavant. L’un des Vacies portoit la serpe d’or, avec
laquelle ce Guy avoit esté coupé, un autre le linge blanc, dans lequel il
avoit esté recueilly, un autre avoit entre ses bras un faisseau de Sabine,
& un autre de Verveine, apres les deux qui portoient le pain & le
vin qu’ils devoient sacrifier, & enfin deux Taureaux blancs, couronnez
de Sabine, & de Verveine, & couverts des fleurs presque par tout le
corps, estoient conduits par
huict Victimaires couronnez aussi, & ceinturez de Verveine & de
Sabine.
Le sage Adamas, toutes ces choses ainsi preparées, & les faisant toutes
passer d’ordre devant luy, venoit avec une gravité digne de celle de grand
Druyde comme il estoit, & faisant trois tours, suivy de tout le reste
des Bergers & des Bergeres à l’entour du pré sacré, vint poser avec un
grand respect le Guy sur un Autel qui estoit dressé au pied du Chesne
bien-heureux, sur lequel le nouveau Guy se voyoit, & autant en firent
ceux qui estoient chargez des choses que nous avons racontées.
Ce lieu estoit celuy où le Temple d’Astrée avoit esté faict de petits arbres
pliez les uns sur les autres en façon de tonne, par le Berger Celadon : Et
parce que pour y parvenir il falloit passer par le Temple de l’Amitié, ainsi
que nous avons dit, plusieurs de ceux qui suivoient le sacrifice, furent
contraints de s’y arrester, pour estre le Temple d’Astrée trop petit pour
tenir une si grande troupe : & d’autant plus que les deux taureaux &
les huict Victimaires tenoient une grande place : & toutefois Adamas fut
contraint d’y faire le sacrifice, parce que l’arbre où estoit le Guy portoit
presque toute la tonne de ce Temple, & il falloit selon la coustume, que
le remerciement se fist au pied de l’arbre ainsi favorisé du Ciel.
Apres que le grand Druyde eust faict ranger tous les sacrificateurs, &
qu’il vit tout le peuple en devotion, faisant apporter un grand brazier allumé dans un Vaze
d’argent & le posant sur l’Autel, il prit trois fueilles de Guy, trois
petits brins de Verveine, & autant de Sabine, & les jettant dans le
feu, il dit en tenant le coin de l’Autel.
C’est à toy, ô grand Hesus, Bellenus, Tharamis, que ce peuple devot rend
graces du present que tu lui fais de ton Guy salutaire, & c’est à toy
comme à son seul Tautates, que dans ce bois sacré il offre en sacrifice de
remerciement le pain & le vin que je te presente, ensemble le sang &
la vie de ces Taureaux blancs : L’un, pour tesmoignage que c’est de toy de
qui nous recognoissons la conservation de nos vies : Et l’autre pour
monstrer la sincerité avec laquelle nous t’adorons & te consacrons les
plus pures & plus entieres victimes que nous ayons. Comme Hesus, rends
les courages si hardis, & les bras si forts de nos Chevaliers, & de
nos Solduriers, qu’ils puissent non seulement nous defendre de nos ennemis,
mais en obtenir tousjours la victoire. Comme Bellenus sois le Dieu des
hommes & les conserve pour en estre servi & adoré ; Comme Tharamis
nettoye nous, & nous purge de nos fautes : & en fin comme Tautates
sois tousjours nostre seul & unique Dieu, en nous renvoyant ceste Déesse
Astrée, par la presence de laquelle nous esperons toute sorte de
benedictions.
A ce mot il jette dans le feu un peu de pain, & de vin, & fit signe
aux Victimaires de frapper, lesquels selon la coustume demanderent à haute
voix, Ferons-nous ? Et leur ayant re spondu qu’il estoit temps : deux avec les maillets
les frapperent sur la teste, & deux en mesme temps les esgorgerent. Deux
receurent le sang dans des vazes, & deux leur tenoyent les jambes, de
peur qu’en debattant elles ne blessassent les Victimaires. En fin les Vacies
les faisant emporter dans le pré sacré, les ouvrirent, visiterent les
entrailles, & les trouverent entieres, & de bon augure : dequoy tous
joyeux & contents, ils vindrent faire leur repart [vérifié, voir 1619
sinon corriger?] au Grand Druyde devant toute l’assemblée, laquelle apres
que l’Autel eut esté arrosé du sang, & qu’il en eut esté jetté un peu
dans le brazier, remercia le Grand Tautates d’avoir eu agreable ce sacrifice
& leur remerciement, le suppliant de ne se vouloir point lasser de leur
faire tousjours de nouvelles graces. Et le signe de la fin du sacrifice
estant faict, chacun plein de joye & de contentement, la plus grande
partie des vieux Bergers se retira en son hameau.
Cependant les victimes estans mises en pieces, & le feu en ayant consommé
une partie selon la coustume, le reste fut cuit & mangé tant par les
Vacies, & autres sacrificateurs, que par les Bergers qui se voulurent
mettre en leur trouppe, ne demeurant dans le Temple d’Astrée qu’Adamas, avec
Daphnide, Alcidon, & les Bergers & Bergeres qui estoient venus de
compagnie. Et parce que Daphnide qui estoit accoustumée de voir faire les
sacrifices à la façon des Romains, estoit curieuse de sçavoir pourquoy l’on
usoit en cette contrée d’autres ceremonies : Madame, luy dit-il, encore que
cette contrée des Segusiens que
nous appellons FORETS, soit en son estenduë des plus petites de la Gaule, si
est-ce que le Grand Dieu monstre d’en avoir un plus grand soing : car sans
parler des autres, les Galoligures, qui est ceste contrée que communement
l’on nomme à ceste heure [l]a Province des Romains, d’autant qu’elle a eu
une si grande afinité avec les Romains, & que ses principales villes
sont colonies des Focenses peuples Grecs, & adonnez à la pluralité des
Dieux, encores que dés le commencement, comme Gaulois, ils n’eussent que la
religion de nos peres, toutefois ainsi que l’abus peu à peu se va coulant en
toutes choses, de mesme ont-ils laissé glisser parmy leurs ceremonies &
leurs sacrifices les fausses & idolatres opinions de ces divers peuples,
& ont faict un meslange de la Religion des Gaulois, des Romains, &
des Grecs, qui les rend non seulement differents de l’ancienne, mais aussi
de toutes les autres desquelles elle a esté corrompuë : Au contraire, cette
petite contrée de FORETS n’ayant jamais eu communication avec les peuples
estrangers, sinon avec quelques Romains, a esté plus soigneuse que je ne
vous sçaurois dire, de conserver entiere & pure celle qu’elle a receuë
de ces vieux, qui apres avoir longuement flotté sur les eaux, & qui a
cette occasion furent nommez Gaulois, vindrent descendre par l’Ocean
Armorique, & apporterent la vraye & pure religion qu’ils avoient
apprise de ce grand amy de Tautates, qui seul avec sa famille fut sauvé de
l’inondation universelle. Or celui-cy leur avoit enseigné qu’il n’y avoit
qu’un seul Dieu qu’il nommoit
Tautates, & lequel par des surnoms il appelloit quelquefois Hesus, c’est
à dire, Dieu fort & puissant, Belenus, c’est à dire Dieu homme, parce
qu’il n’y a de toutes les creatures mortelles que l’homme seul qui le
recognoisse, ou peut-estre pour un mystere caché de la naissance d’un homme
Dieu. Tharamis, c’est à dire, Dieu repurgeant & nettoyant les fautes des
vivans & ceste croyance a tousjours esté conservée pure entre nous
jusques en ce temps, & peut-estre nous pouvons nous vanter d’estre le
seul peuple des Gaules qui ayt eu ce bon-heur, car les uns par force, les
autres de bonne volonté, & par la communication qu’ils ont euë les uns
des Romains, les autres des Vissigots, les autres des Vandales, Alains,
Pictes, & Bourguignons, ont perdu ceste pureté que nous avons tousjours
retenuë & en nostre croyance & en nos sacrifices.
Cependant qu’Adamas parloit de ceste sorte avec Daphnide & Alcidon, leur
descouvrant les plus secrets mysteres de sa religion, Astrée tenant sous les
bras Alexis, lui alloit monstrant toutes les raretez de ce temple, qu’elle
avoit veuës avant que la bergere, & que toutefois elle feignoit
d’admirer : & mesme quand Philis luy dit, que ce temple avoit esté faict
d’une main incognuë, & qu’il n’y avoit berger en toute la contrée, qui
sçeust celui qui y avoit travaillé. Si est-ce, respondit Alexis, que cest
œuvre n’est pas le travail d’un jour : Et toutefois, respondit Astrée,
jamais personne ne s’en est pris garde, qu’il n’ayt esté parachevé comme
vous le voyez : Mais Madame,
continua-t’elle, dittes-moy je vous supplie, estes vous de la mesme opinion
que nous sommes, considerez un peu la peinture de la Déesse Astrée, à qui
diriez-vous qu’elle ressemble ? A la plus belle bergere du monde, respondit
Alexis : Vous n’estes donc pas, reprit Astrée, de l’opinion de nous toutes,
car ces bergeres m’asseurent, & quant à moy il me semble qu’elles ont
bien quelque raison, que ce visage a beaucoup du mien : Il est tres-certain,
repliqua Alexis, & je le dis bien aussi comme vous, car il est vray que
ce portrait semble avoir esté pris sur vostre visage, & que cela ne vous
empesche pas d’estre la plus belle bergere du monde : Je reçois ceste
loüange de la bouche d’Alexis, dit Astrée, parce que je desire d’estre telle
qu’elle me dict, pour luy pouvoir estre agreable, & qu’elle n’estant pas
bergere, mais Druyde, je ne pense luy faire point de tort en l’acceptant.
Quand je serois bergere, respondit Alexis, vous ne devriez faire de
difficulté de la recevoir, puis qu’elle vous est si bien deuë, & que
quand vous en feriez quelque difficulté par un excez de modestie, en fin la
raison vous y contraindroit, par le jugement de tous. Mais, belle bergere,
ne parlons pas d’avantage d’une chose que personne ne peut nier, &
voyons je vous supplie ce qui est sur cét Autel, que je croy vous avoir esté
dressé par les Pans & Egypans de cette contrée, soubs le nom de la
Déesse Astrée. La bergere oyant parler de cette sorte Alexis, demeuroit
encore plus ravie que de coustume, car il luy sembloit d’ouyr tout à faict
parler
Celadon quand il luy tenoit de semblables discours, & ceste ressemblance
luy donnoit tant de contentement, qu’elle ne le pouvoit cacher à ses
compagnes : & en mesme temps qu’elles s’approcherent de l’Autel, Diane
& Phylis en firent de mesme, ayans avec elles Daphnis, qui estonnée de
ce que ses compagnes luy disoient de ce lieu, alloit avec elles considerant
tout ce qui y estoit : & de fortune Diane jettant la main sur l’un des
petits rouleaux de papier, dont il y en avoit quantité sur l’Autel, & le
desployant elles trouverent qu’il y avoit de tels vers.
MADRIGAL.
Enfer d’Amour.
Quel Enfer plein de rigueur
A des peines plus
cruelles,
Que celles que dans le cœur
Je sens pour vous
eternelles ?
Les tenebres, les fureurs,
Les fers, les feux,
les horreurs :
Bref, toute chose establie
Pour le tourment de
là bas,
Si ce n’est que je n’ay pas
Cette eau qui faict qu’on
oublie.
Diane qui tenoit le papier, & qui le laissoit lire à Philis & à
Astrée, Il me semble, ma sœur, luy dit-elle, que je cognois cette
escriture : Elle est de Celadon, respondit Philis, & je vous asseure que
j’entre en la plus grande resverie du monde, quand je vois ce qui est en ce
lieu. Astrée rougit oyant nommer Celadon, mais plus encores Alexis, qui
toutefois pour mieux se déguiser, luy demanda, Et qui est ce Celadon duquel
vous parlez ? C’est, dit Diane, ou pour mieux dire, c’estoit le plus gentil
berger de toute ceste contrée, & qui par malheur se noya : En quel
lieu ? adjousta Alexis, & comment ? Ce fut, interrompit Astrée, dans le
malheureux Lignon : Mais parlons d’autre chose, & voyons ces autres
rouleaux. Et prenant d’entre les mains de Daphnis celuy qu’elle commençoit
de desployer, elle trouva que c’estoient des vers, & toutefois escrits
d’une autre main : & parce que le caractere estoit assez difficile, elle
les remit à Diane, qui les leut tout haut. Ils estoient tels.
SONNET,
Que nul ne se peut empescher
d’aymer Celadon.
Attaint jusques au cœur d’outrage & de desdain,
Pendant que Celadon alloit faisant la plainte,
Qu’il avoit si long
temps en son ame contrainte,
Une Nymphe grava ces regrets da sa
main,
Si ce gentil berger arrousant son beau sein
De ses
pleurs les tesmoings d’une amitié non feinte.
Celle dont il se
deult, de pitié n’est atteinte,
Qu’Amour ses feux esteigne, il les
allume en vain.
Celle qui le verra, sans aymer ce visage,
D’une Tygre
cruelle aura bien le courage
Mais s’il en est amant, sans
qu’aussi-tost aprez.
Elle n’aille bruslant d’une seconde flame,
Outre
qu’elle a sans doubte, un rocher pour une ame,
Il faut croire
qu’Amour n’a ny flames ny traicts.
Ces vers avoient esté escrits par la Nymphe Leonide, lors que ne pouvant
persuader à Celadon de laisser la triste vie qu’il passoit en ce lieu, elle
le venoit visiter presque tous les jours, & parce quelle ne pouvoit
chasser de son ame la passion qu’elle avoit pour luy, esmeuë de pitié de le
voir en cest estat, elle escrivit ces vers, pour tesmoignage du resentiment
qu’elle en avoit.
Lors que Philis ouyt le nom de Celadon, pour certain, dit-elle, c’est bien
icy le lieu des merveilles, car il ne faut point douter que tout ce qui est
icy, ne soit fait pour Celadon, & toutefois nous sçavons bien qu’il est
mort : Et comment le sçavez vous : adjousta Alexis, Astrée l’interrompant,
il n’en faut point doubter, dit-elle, je l’ay veu mourir, & depuis
quelque temps apres, j’ay veu son esprit. Mais mon Dieu ma compagne,
continua-t’elle, laissons le en repos : & lors s’en voulant aller, Diane
la retint, en luy disant, Les vers que je viens de lire sont escrits d’une
autre main, mais voyez ce qui est
dans ce papier, si je ne me trompe, ce sont les mesmes caracteres que les
premiers, & lors elles leurent toutes ensemble telles parolles.
SOUSPIRS.
I
Souspirs enfans de ceste pensée, qui sans cesse me
tourmente, comment par vostre violence n’esteignez vous le feu de mon
ame, ou comment ne l’allumez-vous de telle sorte qu’il me puisse
consumer entierement.
II.
Souspirs, qui soulez estre le soulagement de celuy de qui
la douleur vous conçoit, pourquoy à mon dommage changez-vous ceste
coustume rengregeant les cruels desplaisirs qui me tourmentent ?
III.
Souspirs, si vous sortez du profond de mon cœur, avec une
si grande peine, pourquoy ne l’emportez-vous plustost où vous allez,
afin de me donner ou la mort en me la ravissant, ou la vie en la portant
au lieu où est la source de ma vie ?
IIII.
Souspirs, puis que c’est mon cœur qui vous donne naissance, & que
l’Amour est celuy qui vous envoye vers celle où vous allez, pourquoy ne
m’en rapportez-vous des nouvelles, afin de conserver la vie de celuy de
qui vous naissez ?
V.
Souspirs qui naissiez autrefois dans l’excez de mon
contentement, comment prenez-vous à ceste heure naissance dans le plus
fort accez de mes desplaisirs ?
VI.
Souspirs, les tesmoings d’une ame qui desire, comment
sortez vous de mon cœur, puis que tous mes espoirs estans perdus, tous
mes desirs doivent estre estouffez ?
Mal-aysément ces belles bergeres eussent peu laisser un seul de ces rouleaux
qui estoient sur les autels, sans les desployer & les lire, si Adamas
qui alloit declarant à Daphnide & à Alcidon, les secrets du temple de
l’Amitié, & de celuy de la Déesse Astrée, ne les eust interrompues.
Elles donc pour luy faire place sortirent hors de ce lieu, & encores que
personne de la trouppe n’en peust scavoir plus des nouvelles qu’Alexis, si
est-ce qu’il n’y en avoit pas une qui en fist plus l’estonnée, leur
demandant fort curieusement toutes les moindres choses qu’elle y voyoit.
Estans sorties elles trouverent Hylas prez de la fontaine, qui s’y estoit
assis pour ne vouloir non plus entrer dedans ce temple à cette fois qu’à la
premiere. D’abord qu’Alexis le vit,
ne sçachant pourquoy il ne les avoit suivies : Et que faictes vous icy, mon
serviteur, luy dit-elle, cependant que nous venons de voir le plus beau lieu
qui soit en ceste contrée ? Ma Maistresse, respondit-il, j’ay pensé que je
vous donnerois plus de desir de me revoir, quand je vous priverois pour
quelque temps de ma veuë : Il ne faut point repliqua t’elle, que vous usiez
de cet artifice, car je ne sçaurois le desirer plus que je fais
continuellement : Si cela estoit, reprit Hylas, vous fussiez demeurée icy
aupres de moy, & n’eussiez pas preferé la curiosité de visiter ce lieu
champestre au contentement que vous pouviez recevoir d’estre aupres
d’Hylas : Je pensois adjousta Alexis en sousriant, que mon serviteur estoit
si religieux envers ses deitez bocageres, qu’il seroit des premiers &
des plus avancez auprez de leurs autels, & le croyant desja bien avant
dedans ce temple, je l’y suis aller chercher : Si vous ne me cediez point
autant en affection dit Hylas, que vous me devancez en merite, vous eussiez
bien pris garde que j’estois demeuré à la porte, puis que j’ay bien veu
quand vous estes entrée dedans : Et vous mon serviteur, dit incontinent la
Druyde, ne me permettez vous pas de vous reprocher, que si vous aviez autant
de bonne volonté pour moy que j’en ay pour vous, puis que vous avez veu que
j’allois dans ce lieu sacré, vous m’y eussiez suivie, comme tres-volontiers
je me fusse arrestée icy, si j’eusse pensé que vous y fussiez demeuré ?
Ceste reproche n’est pas raisonnable, respondit Hylas, que sçay-je si le Dieu à qui ce bois est
consacré, a agreable que j’y entre, ne voyez vous pas ce qui est escrit sur
ceste porte ? Alors Alexis feignant de n’y avoir encore prit garde, elle y
tourna les yeux, & vit en escrit.
Loing, bien loing, prophanes esprits,
Qui n’est d’un
sainct Amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entrée :
Voicy
le bois où chaque jour
Un cœur qui ne vit que d’Amour
Adore la
Déesse ASTRÉE.
Et que voulez vous dire par là ? continua Alexis : Il veut dire, interrompit
Silvandre, que n’estant point espris d’un sainct Amour, il n’ose mettre le
pied en ce lieu sacré, de peur de le prophaner, & en cela, Madame, il se
monstre plus religieux que parfaict Amant : Est-il possible, mon serviteur ?
reprit Alexis, que Silvandre ait dit la verité ? Ma maistresse respondit
Hylas tout en colere, avez vous envie que je vous ayme plus que je n’ay fait
jusques icy ? J’en serois bien aise, dit Alexis : Esloignez donc de vous,
dit-il, ces broüillons d’Amour, car tel peut-on bien nommer ce berger, qui
nous vient embroüillant l’esprit par ses resveries. Chacun se mit à rire de
la cholere de Hylas, & luy sans s’arrester aux autres, se tournant vers
Silvandre, Penses-tu que je ne sois point entré, dit-il, dans ce bois, pour
estre plus religieux que parfaict Amant. Le quel ; respondit Silvandre, veux-tu que je croye ?
Lequel que tu voudras, repliqua Hylas : Or je diray donc, reprit Silvandre,
que non point pour estre religieux, mais pour avoir peur du chastiment, tu
n’as osé entrer en ce lieu sacré, non plus à ce coup que la premiere fois
que nous y fusmes. Je ne veux pas desavoüer, respondit Hylas, que je ne
craigne la main d’un Dieu courroucé : mais je dy bien, que quand cela
seroit, ma crainte est plus estimable que ton outrecuidance : car ne
sçais-tu pas qu’il n’y a personne qui ne soit atteinte de quelque
imperfection de l’humanité ? He mon amy, pense-tu estre si parfaict, qu’il
n’y ait point de soüilleure en toy ? Et cela estant, avec quelle effronterie
oses-tu mettre le pied dans ce lieu deffendu ? Je confesse, respondit
Silvandre, que ce que tu dis de l’imperfection humaine est en moy, mais non
pour cela en toutes les autres personnes qui vivent, estant tres-asseuré
qu’il y en a en cette compagnie qui sont sans imperfection : mais cela ne me
peut empescher l’entrée de ce lieu sainct, puis qu’en la condition qu’il
demande à ceux qui y peuvent entrer, je suis certain que je n’ay point de
deffaut qui est en l’Amour, la mienne estant telle, que j’aymerois mieux la
mort, que d’y souffrir aucun manquement.
Belle imagination je vous asseure, s’escria Hylas : Et dy moy, Silvandre, où
sont ces parfaictes personnes que tu nous vas imaginant ? Tu as raison,
respondit Silvandre, de demander où elles sont ? Je croy que malaisément les
sçaurois-tu recognoistre, & toutesfois il y en a tant icy, que je ne me puis empescher de te les
nommer. Qu’est-ce que tu reprendras en Philis ? Elle est trop gaye, dit
Hylas. Et en Astrée ? adjousta le Berger, Elle est trop triste, respondit
Hylas. Et en Diane ? continua Silvandre : Elle est trop sage, repliqua t’il.
Et en Alexis ? reprit le Berger : Elle sçait trop, dict Hylas. Et en
Leonide ? continua Silvandre ; Trop ou trop peu, respondit Hylas. Et en
Celidée ? adjousta Silvandre, Sa vertu me faict horreur, repliqua-t’il. Mais
que diras-tu de Florice ? dit le Berger ; Qu’elle a un mary jaloux,
Respondit-il. Et quoy de Palinice ? reprit Silvandre, qu’elle croit aisement
d’estre aymée, dit Hylas. Et de Circeine ? reprit le Berger, Qu’elle esmeut
sans resoudre, repliqua-t’il. Et que reprendras-tu en Carlis : dit
Silvandre, Qu’elle m’a trop & trop tost aymé, respondit Hylas. Et en
Stiliane ? adjousta Silvandre, Qu’elle est trop fine, dict Hylas. Et en
Daphnide ; continua le Berger, Qu’elle a perdu, respondit Hylas, ce qui la
faisoit estimer plus belle. Et de Laonice qu’en diras-tu ? dit Silvandre,
Que je ne l’ayme plus. Et de Madonte, dit le Berger, Qu’elle ressemble trop
à Diane, respondit-il. O Dieux ! s’escria Silvandre, est-il possible que je
ne puisse proposer personne où tu ne trouves quelque chose à redire ? Vous
avez oublié, dict alors Diane, parmy nous la Bergere Stelle. Il est vray,
reprit Silvandre, & que veux-tu dire de celle-là ; J’avoüe, dit alors
Hylas, que si cette Bergere continuë à me plaire comme elle a faict depuis
ce matin, je la trouveray bien à
mon gré. Comment mon serviteur, dit incontinent Alexis, & me voudriez
vous bien quitter pour elle ? Hylas apres avoir quelque temps pensé en luy
mesme, respondit froidement, Ma maistresse, je ne vous veux pas quitter,
mais je pourrois bien vous donner compagnie. Comment, reprit Alexis, vous ne
vous contentez pas de moy ? je me plaindray de vous à tout le monde : Vous
aurez tort, respondit Hylas, car ne m’avez vous pas dit, que vous vouliez
que la loy fust égale entre nous ? Il est certain, repliqua Alexis. Or si
elle doit estre égale, reprit-il, il me doit bien estre permis, en vous
aymant d’en aymer encore une autre : puis que vous en faictes de mesme : Et
qui voyez vous que j’ayme, dit-elle sinon vous ? Et qu’est-ce respondit-il,
que vous faictes donc tout le jour avec ceste villageoise d’Astrée ? O mon
serviteur, s’escria t’elle, c’est une fille : Et bien, dit Hylas, & moy
aussi j’aymeray une fille : ah ! mon serviteur, dit la Druyde en riant, si
vous estiez fille comme moy, cela seroit bon, mais autrement j’ay grande
occasion d’estre jalouse : Ma maistresse, respondit froidement Hylas,
demeurons sur ceste loy esgale, que vous avez accordée qui doit estre entre
nous : Jamais dit-elle, je ne consentiray que cét outrage me soit fait : Et
moy repliqua Hylas, je ne veux point me relascher d’un seul de mes
privileges. De sorte interrompit Diane, que voicy le commencement d’un grand
divorce ? Quant à moy, dit Astrée, je ne puis qu’y gaigner beaucoup, quoy
qu’il en advienne, car si cela est cause que leur amitié se separe, me voila seule à
posseder ceste belle Dame, & si elle ne se separe point, & qu’il
soit permis à Hylas d’aymer aussi Stelle, j’auray tousjours un peu plus de
loisir de me voir seule, cependant qu’il ira entretenir ceste nouvelle
maistresse : Et moy, dit Hylas, je ne puis aussi qu’y gaigner beaucoup, car
si nostre amitié se rompt, je demeureray libre, & si elle continuë, au
lieu d’une, j’auray deux personnes qui m’aymeront : Si bien, adjousta
Alexis, qu’il n’y a de la perte que pour moy, d’autant que si Hylas cesse de
m’aimer, je perds l’amitié d’une personne que je cheris infiniment, & si
elle me demeure avec ceste condition d’en pouvoir aymer un autre, je
demeureray avec un demi serviteur, puis que ceste Stelle m’en ostera la
moitié, de sorte que de quelque costé que ceste piece tombe, ce sera
tousjours dans mon jardin : Mais, mon serviteur, n’y a-t’il point de moyen
que vous soyez tout à moy, sans que Stelle y ait part ? Alexis disoit ces
paroles avec une froideur telle, que l’on eust juge qu’elle en parloit à bon
escient. Hylas de qui la constance commençoit à se lasser, & qui pensoit
d’offencer grandement l’humeur qu’il avoit tousjours euë. Voyez vous, ma
maistresse, dit-il, il faut se resoudre, je ne puis demeurer incertain :
Laisserez-vous Astrée, ou prendray-je Stelle, ou bien romprons-nous le
marché ? car en fin je suis marchand de parole : la loy que vous avez
establie égale entre nous, m’oblige de m’opiniatrer à ce que je dis. Quelque
force qu’Alexis se fist, si ne peut-elle s’empescher de rire des discours
d’Hylas : & par ce qu’elle
demeuroit trop à luy respondre ; Et quoy, reprit-il, vous vous amusez à
rire, au lieu de me faire response ? Ne le trouvez estrange, dict Alexis, je
ne me vis jamais en un semblable affaire, car j’aymerois mieux estre seule,
que d’estre mal accompagnée. C’est à vous à choisir, respondit Hylas : Mais,
mon serviteur, vous me mettez le marché si librement & si souvent en la
main, que je croy que vous avez desja resolu de me quitter. Toute la troupe
de ces bergers & bergeres s’estoit assemblée autour d’eux pour ouyr
cette plaisante dispute, & entre les autres, Stelle y estoit accourue,
qui s’oyant nommer, & sçachant que c’estoit pour elle que Hylas parloit
ainsi. Madame, dit-elle, s’adressant à Alexis, consentez seulement que Hylas
me serve, car ce sera vostre avantage, puis qu’ayant recognu mon peu de
valeur, il fera beaucoup plus d’estime de vostre merite. Belle &
courtoise bergere, respondit Alexis, j’aurois peur qu’il n’en avint au
contraire. Puis, adjousta Stelle, que j’ay le courage d’entrer en cette
preuve, il me semble que vous, Madame, qui avez tant d’avantage par dessus
moy, n’en devez pas faire difficulté. Toutefois, reprit Alexis, quand
Silvandre luy a demandé que c’est qu’il pourroit reprendre en moy, il y a
trouvé du defaut, & de vous il n’a sceu que dire. C’est peut-estre,
respondit la bergere, qu’il trouvoit trop de choses à desapreuver. Non, non,
ajousta Alexis, c’est que l’Amour a de coustume de bouscher les yeux à ceux
qui ayment bien. En fin, interrompit Hylas, en quoy se conclura tout ce long discours ? Alexis qui se
contentoit des importunitez que l’affection d’Hylas luy avoit rapportées,
l’empeschant bien souvent de parler, & de demeurer seule avec Astrée,
& prevoyant qu’avec le temps elle pourroit encores l’incommoder
d’avantage, elle pensa qu’il estoit bien temps de s’en défaire, mesme que la
raison bien temps de s’en défaire, mesme que la raison qui le luy avoit
faict souffrir, la pouvoit convier maintenant au contraire, car ç’avoit esté
pour faire mieux croire qu’il fust fille : & cette opinion estant de
sorte en l’ame de chacun, elle creut n’estre plus necessaire de souffrir
cette contrainte : Et parce qu’elle demeura quelque temps à songer à toutes
ces choses, & que l’humeur d’Hylas n’estoit pas d’avoir tant de
patience : Ma maistresse, luy dit-il, ou resolution, ou congé. Mon
serviteur, respondit Alexis, nous qui sommes Druydes, ne nous hastons pas
tant que les autres personnes : car en toutes nos affaires avant que de les
resoudre, nous consultons tousjours l’Oracle. Et quoy ma maistresse, reprit
Hylas, vous ne faittes rien sans luy en demander congé ? Chose quelconque,
dit-elle, De sorte, adjousta Hylas, que quand apres vous avoir servie
longues années, ou pour le moins quelques Lunes, si pour recompense je vous
demande un baiser, il faudra faire un sacrifice pour consulter l’Oracle. O
mon serviteur, respondit en riant Alexis, nous ne demandons point ce congé à
l’Oracle : car nous sçavons desja qu’il ne le veut pas. Comment, s’escria
Hylas, apres un long service, il n’est pas seulement permis d’avoir le
baiser d’une main ? Rien du tout,
repliqua la Druyde : Et qu’est-ce donc, dit Hylas, que je dois esperer apres
vous avoir longuement aymée & servie ? Le contentement, dit-elle, de
m’avoir aymée. Je ne trouve pas, dit Hylas, que ce plaisir soit si grand,
qu’il me puisse payer la despense qu’il faut que je fasse en ce voyage. Ah !
mon serviteur, dit la Druyde, je voy bien que vous m’allez eschapper, &
que je ne vous tiens gueres plus. Vous n’avez jamais faict paroistre d’avoir
tant de cognoissance, dit-il, qu’à ce que vous dites maintenant : car il est
vray que s’il y a quelque courtoisie en vous pour les services que vous avez
receus de moy, permettez que je vous baise ou la main ou la robe. Encores,
respondit Alexis, que j’aye beaucoup de regret que vous me quittiez, &
que les loix des Druydes soient en quelque sorte contraires à ce que vous me
mandez, si ne veux-je point que le Gentil Hylas se separe d’avec moy, sans
en avoir eu ce qu’il en a demandé : & pource je vous permets & ma
main & ma robe. A ce mot, Hylas se jettant à genoux : Et moy, dit il, je
reçois ceste faveur pour tesmoignage de l’estime que je fais d’Alexis comme
de la plus parfaicte en qualité de Druyde qui fut jamais, & luy ayant
baisé & la main & la robe, il s’en courut vers Stelle, à laquelle
prenant la main, C’est à vous belle Bergere, dit-il, à qui je viens offrir
toutes les faveurs qu’Amour m’a faict obtenir de toutes celles que j’ay
aymées, & afin que vous ne croyez pas que j’en sois pau vre, recevez en premier lieu ces
deux baisers que ceste belle Druide m’a donnez. Si les autres, interrompit
Silvandre, ne sont pas plus grandes que celle-cy, je croy, Hylas, que tu
n’as guere dequoy te vanter : Et quoy, respondit Hylas, tu n’estimes point
la faveur qu’Alexis m’a faite ? J’estime, continua Silvandre, ce que la
belle Alexis a fait pour toy, mais en qualité de rançon & non pas de
faveur : Et qu’est-ce, reprit Hylas, que tu veux dire ? J’entends, continua
Silvandre, que ceste sage & belle Druide, pour se rachepter de
l’importunité qu’elle recoit de toy, a esté bien aise de te permettre de
baiser sa main & sa robbe, comme pour sa rançon, & pour estre à
l’advenir libre & exempte de ce qui la travailloit si fort : je serois
bien trompé, dit Hylas, si tu disois vray, mais je sçay, Sylvandre, que dés
long temps tu es mon ennemy, je ne veux donc point croire à tes paroles, non
plus que je ne te conseille pas d’ajouster foy aux miennes, quand je diray
quelque chose contre toy. Mais vous, ma maistresse, dit-il, s’adressant à
Stelle, ne vous arrestez point aux discours de ce berger, autrement je suis
asseuré que vous ne m’aimerez guere : Stelle qui n’estoit pas ignorante de
l’humeur de Hylas, & qui toutefois ne la trouvoit point desagreable :
Mon nouveau serviteur, luy dit-elle, je cognois de sorte Silvandre, qu’il ne
faut pas que vous m’en disiez d’avantage : Mais, continua-t’elle, est-ce à
bon escient que vous voulez estre mon serviteur ? Comment, reprit Hylas
pensez vous que je sois dissimulé comme vos bergers de Lignon ? Non, non, ma maistresse, sçachez
que j’ay le cœur dans la bouche, & que toutes mes paroles sont
tres-veritables, & de fait, ne voyez vous que soudain que je n’ay plus
aymé Alexis, je le luy ay dit. Je croiray de vous, continua la bergere, tout
ce que vous m’en dites, & plus encores s’il s’en peut : mais puis qu’il
est ainsi, je veux que de mesme vous en croyez autant de moy, & afin que
nous vivions avec du contentement, je desire que nous fassions des
conditions ensemble, lesquelles nous serons obligez d’observer, & que
nous appellerons loix d’Amour : Et parce que je veux que vous puissiez vous
en souvenir & moy aussi, il faut que nous les mettions par escrit, de
sorte qu’avant que nous fassions l’entiere resolution de nous aymer, je suis
d’advis que nous ayons du papier & une escritoire. Ma future maistresse,
dit Hylas, c’est ainsi que vous voulez que je vous appelle, jusques à ce que
nous ayons passé nos conditions par escrit : Je prevois tant de contentement
de nostre future amitié, que je ne voudrois pas dilayer d’avantage, & si
j’ay bonne memoire, il y doit avoir à ceste porte une escritoire, quant à du
papier, j’en trouveray bien assez dans ma panetiere : Je vous supplie
mettons la main à l’œuvre. Et à ce mot, il s’en courut à la porte du temple,
où il trouva celuy avec lequel il avoit falsifié les loix d’Amour, &
lequel il avoit retourné en sa place, lors qu’inutilement il l’estoit venu
querir, pour escrire l’Epitaphe du vain tombeau de Celadon. Toute la troupe
qui oyoit ceste nouvelle façon d’aimer, ne se pouvoit empescher de rire, & mouroit d’envie de
voir quelles seroient leurs conditions, & cela fut cause que chacun
chercha du papier, de peur qu’à faute d’en avoir, ils ne remissent la partie
à une autre fois. Et en fin toutes choses estans prestes, Hylas dit qu’il
vouloit estre celuy qui escriroit les conditions : Mais Stelle respondit,
qu’il estoit plus raisonnable que ce fut elle, parce que ç’avoit esté elle
qui avoit esté la premiere à les proposer. En fin apres une longue dispute,
Hylas accorda qu’elle les dicteroit, pourveu qu’elle ne les fist point
escrire qu’il n’y eust consenty article par article : Mais cela estant
arresté, il fallut sçavoir qui les escriroit, parce qu’Hylas craignoit que
Stelle n’en escrivist plus qu’elle n’en prononceroit, & Stelle au
rebours, ayant peur qu’Hylas n’en escrivit moins, ils ne vouloient point se
fier l’un à l’autre. Ceste dispute ne se pouvoit faire sans un extreme
plaisir pour toute la compagnie. Et parce qu’Astrée voyoit que sa chere
Druyde en rioit de bon cœur, elle dit à Silvandre, qu’il les pouvoit bien
relever tous deux de ceste peine. Je le ferois, dit-il, belle Bergere, si la
vraye & parfaicte affection que je porte à Diane, pouvoit souffrir que
ma main peut escrire des choses si contraires à la fidelité & pureté de
mon amour, & à la verité j’eslirois aussi tost la mort, que de permettre
que l’on vit de semblables conditions avec l’escriture de Silvandre. Non,
non, trop scrupuleux Amant, dit Hylas, ne t’excuse point de ceste peine, je
t’en descharge fort librement : aussi la veritable amour qui doit estre entre ceste Bergere &
moy, ne sçauroit supporter qu’une personne de si differente humeur, fut
[sic] secretaire de ses ordonnances. Corillas qui avoit ouy tout ce
discours, & qui desiroit infiniment de voir Hylas & Stelle liez
ensemble d’affection, luy semblant que deux personnes plus semblables ne se
pouvoient jamais assembler ; Donne moy, Hylas ceste charge, dit-il, &
sois certain que je n’escriray que ce que tu accorderas : Et vous Stelle,
vous n’en devez point faire de difficulté, puis que vous sçavez bien que
j’entends assez vostre langage, pour ne vous faire pas redire deux fois un
mesme mot. Et ayans tous deux consenty, prenant la plume & le papier, il
s’assit en terre, & escrivit sur ses genoux les articles qui
s’ensuivent, lors toutesfois que tous deux estoient bien d’accord.
Les douze conditions avec lesquelles Stelle & Hylas
promettent de s’aymer à l’advenir.
L’experience estant celle qui rend les personnes prudentes, & qui
apprend à mettre les remedes necessaires pour eviter les inconveniens,
ou l’on a veu que les autres se sont auparavant perdus : nous ayant
enseignez par les divers evenemens que nous avons remarquez entre ceux
qui s’ayment, que le plus
souvent toutes leurs amertumes & dissentions ne proviennent que de
la Tyrannie que l’un veut exercer sur l’autre, Nous Stelle & Hylas
sommes tombez d’accord de ce qui s’ensuit.
PREMIEREMENT.
Que l’un n’usurpera point sur l’autre ceste souveraine
authorité, que nous disons estre Tyrannie.
Que chacun de nous
sera en mesme temps, & l’Amant, & l’aymé, & l’aimée
& l’Amante.
Que nostre amitié sera eternellement sans
contrainte.
Que nous nous aymerons tant qu’il nous plaira.
Que celuy qui voudra cesser d’aymer, le pourra faire sans reproche
d’aucune infidelité.
Que quand nous voudrons sans nous separer
d’amitié, nous pourrons aymer qui bon nous semblera, & tant
qu’il nous plaira continuer ceste amitié, ou la quitter sans
congé.
Que la jalousie, les plaintes, & la tristesse seront
bannies d’entre nous, comme incompatibles avec nostre parfaite
amitié.
Qu’en nostre conversation nous serons libres, &
sans nous contraindre, chacun fera & dira ce qu’il luy plaira, sans nous
incommoder l’un pour l’autre.
Que pour n’estre point menteurs,
ny esclaves en effect, ny en parole, tous ces mots de fidelité, de
servitude & d’eternelle affection ne seront jamais meslez parmy
nos discours.
Que nous pourrons tous deux ou l’un sans l’autre
continuer ou cesser de nous entre aymer.
Que si ceste amitié
cesse de l’un des costez, ou de tous les deux, nous pourrons la
renouveller quand bon nous semblera.
Que pour ne nous
abstraindre à une longue amour ou à une longue hayne, nous serons
obligez d’oublier & les faveurs & les outrages.
Ces articles estans escrits de ceste sorte. Et bien, Hylas, luy dit
Stelle, ces conditions vous sont-elles agreables ! Et à vous, respondit,
Hylas ? Quant à moy, repliqua la bergere, je ne les eusse pas fait
escrire, si elles ne m’eussent semblé tres-justes, &
tres-raisonnables. Quant à moy, interrompit Silvandre, j’y en voudrois
adjouster encore une : Et laquelle ? respondit Hylas : Que quand bon
vous semblera, reprit Silvandre, vous n’observerez pas une de toutes
celles que vous avez escrites, autrement vous contrevenez à vostre
intention, car n’est elle de vous aymer sans contrainte ? Or si vous
estes obligez d’observer ce que vous avez escrit, n’estes vous pas
contraints à suivre ce qui est escrit ? Ma future maistresse, dit Hylas, apres y avoir un peu
pensé, je croy que veritablement ce berger ne parle pas du tout sans
raison : Et quoy, mon futur serviteur, dit Stelle, voudriez vous changer
d’opinion pour l’advis que Silvandre vous donne ? Silvandre, dis-je, que
vous publiez par tout vostre grand ennemy : La honte, respondit Hylas,
par laquelle vous me voulez empescher de recevoir les conseils que je
crois estre bons, n’a guere de puissance sur moy, y ayant fort long
temps que l’une des principales maximes, que je tiens pour la conduite
de ma vie, est celle-cy.
Qui voit son bien, & ne le veut,
A tort puis
apres il se deult.
Et quant à ce que vous dites que Silvandre est mon ennemy, je le vous
avouë : Mais y a t’il rien de pire qu’un serpent, & toutesfois ceux
qui ont la cognoissance des proprietez de chasque chose, ne laissent de
s’en servir en leurs receptes pour le salut des hommes : & les plus
sages n’ont ils pas accoustumé de tirer beaucoup de profit de leurs
propres ennemis ? Et par ainsi ne me dites plus si je veux changer
d’opinion pour Silvandre : Mais voyons, si ce qu’il dit est bon ou
mauvais. Quant à moy qui suis nourry dans une pure & entiere
liberté, il me fascheroit fort que deux doigts de papier barboüillé,
comme celuy que vous avez faict escrire, me peust astraindre à changer
de vie : Et toutesfois il est certain que si nous lisons à ce qui est mis icy, nous nous
obligeons à observer ces articles, & toute obligation est en effect
une contrainte, si l’on n’y adjouste la condition que Silvandre nous a
proposée. Quant à moy, reprit Stelle, je consents qu’elle soit adjoustée
aux nostres, car ma liberté m’est aussi chere qu’à vous la vostre : Mais
parce que je crains qu’il n’y ait quelque malice cachée sous ces
paroles, qu’on y mette en l’escrivant, condition adjoustée par
Silvandre. J’appelle de ce jugement, s’escria incontinent Silvandre, car
je ne veux estre dans vos conditions, ny pour conseil ny pour tesmoing.
Tu ne peux pas empescher dit Hylas, que par force tu ne sois tous les
deux, puis que chacun voit que tu es tesmoing de ce que nous faisons,
& que chacun a ouy que c’est par ton conseil, que nous adjoustons
cette troisiesme condition à celles que nous avons desja accordées :
& parce que toute cette trouppe fit une grande risée, & le
bruict en vint jusques à Daphnide, & Alcidon, qui parloient avec le
sage Adamas, ils sortirent par curiosité hors de ce temple champestre,
aussi bien avoient ils desja visité les raretez de ce lieu. Et parce que
les Bergers & Bergeres continuoient de rire, s’adressant à Silvandre
qu’ils voyoient le plus de tous en action, Il leur respondit, Que Hylas,
& Stelle luy vouloient faire un tort, qu’il supporteroit moins
aysement que le trespas, & lors leur raconta tout ce qui s’estoit
passé, & mesme leur fist voir les conditions escrites, &
approuvées d’un costé & d’autre : & d’autant continua-t’il,
qu’en me mocquant de cet te
nouvelle façon de contracter amitié, je leur ay dit qu’il y falloit
adjouster : Que quand bon leur sembleroit ils n’observeroient pas une de
ces conditions, ils veulent joindre cet article au leur : Mais soubs le
nom de Silvandre. Le Druyde, Daphnide & Alcidon, ne pouvoient se
garder de rire, tant de voir ces gracieuses conditions, que de la colere
de Silvandre, & de la honte qu’il avoit d’estre nommé en ce contract
d’importance ; & d’autant que plus il en faisoit de refus, Hylas
& Stelle s’opiniatroient d’avantage de l’y mettre : Adamas prenant
la parole, Mes enfans, leur dit-il, voulez vous que j’ordonne sur vos
differents ? Quant à moy, dit Hylas, j’y consents & pour Stelle
& pour moy : Et moy, adjousta Silvandre, je n’y consents pas
seulement, mais je l’en supplie & conjure. Dites-moy donc Hylas,
reprit le Druide, pourquoy voulez vous que Silvandre soit mis pour
tesmoing de vos conditions, & pour autheur de celle que vous y
voulez adjouster ? Par ce, respondit Hylas, que j’ayme la verité, &
que je ne suis point ingrat. Or la verité est, qu’il est tesmoing des
conditions que Stelle & moy avons faites, & que nous ayant donné
ce bon advis, nous serions ingrats si nous ne recognoissions de le tenir
de luy. Et vous Silvandre, que respondez-vous au contraire ? dict
Adamas. Je dis, adjousta Silvandre, qu’encores que je sois present,
toutefois je ne veux pas estre tesmoing, & que par raison je n’y
puis estre contrainct. Car le grand Tautates n’est-il pas par tout ?
& toutesfois quand l’on faict quelque meschanceté, le prend-on pour tesmoing ? Et pourquoy,
interrompit Hylas, ne seroit-il pas tesmoing ? Parce, dit-il, qu’il en
doit estre juge, & chastier telles meschancetez : De mesme je ne
puis pas estre tesmoing. Si ne seras-tu pas aussi nostre juge, reprit
Hylas, car nous aurions assez de cause pour recuser ton jugement. Si je
n’en suis le juge, continua Silvandre, j’en seray l’accusateur, ce que
je ne pourrois pas estre si j’estois tesmoing. Et quant à l’ingratitude
de laquelle il parle, elle seroit bien plus grande, s’il pense de
m’avoir de l’obligation, en m’offençant si cruellement, que non pas en
taisant mon nom, que je prendray au contraire, pour une tres-grande
recompense. Alors le sage Druyde ayant quelque temps passé le temps à
les faire disputer, ordonna de cette sorte : Mes enfans apres avoir
meurement consideré vos differents : Je juge que ces conditions de
vostre future amitié estans toutes pour conserver la liberté de laquelle
vous pretendez jouyr, il ne seroit pas raisonnable, qu’elles l’ostassent
à d’autres, ny qu’elles les obligeassent par force à choses contre leur
volonté. Et pour ce de tous ceux qui sont presents, ceux-là en seront
les tesmoings qui les voudront estre, & les accusateurs aussi qui en
voudront prendre la peine. Et parce que vous jugez cet article estre
digne d’estre adjousté aux autres que vous avez des-ja faict escrire,
& que n’estant de vostre invention, vous ne voulez point vous en
attribuer l’honneur, & que d’autre costé Silvandre n’y, veut pas
estre nommé : j’ordonne qu’il
sera escrit, mais de cette sorte.
Treiziesme & dernier article.
Adjousté par advis & conseil, aux conditions avec lesquelles Hylas
& Stelle promettent de s’aymer à l’advenir : Et le quel ils jurent
d’observer le plus religieusement.
Que toutefois nous Stelle & Hylas sommes si
soigneux de nostre liberté, & tant ennemis de toutes sortes de
contrainte, qu’il nous sera permis quand bon nous semblera, de
n’observer une seule de toutes les conditions cy-dessus escrites
& accordées.
Ainsi se termina le different de ces gentils bergers, avec le
contentement de tous, par le sage advis du Druyde, non point sans
plusieurs plaisans discours sur ce propos, & l’opinion que la
pluspart eut que cette amitié seroit de durée, puis que l’une, ny
l’autre des parties n’avoit dequoy se plaindre. Corilas les voyant
ensemble, & se tenir par les mains, en signe de leur contentement :
Or va, dit-il, Stelle, te voila arrivée où ton humeur te devoit avoir
conduite il y a long-temps. Et toy, Hylas, tu peux dire qu’apres avoir
longuement cherché, tu as trouvé ce qui t’estoit neces saire, & je recognois que
veritablement le Ciel est juste, puis que parmy tant de divers evenemens
il vous a non seulement conservé l’un pour l’autre, mais enfin vous a
liez ensemble d’une mutuelle affection.
L’amitié de Hylas & de Stelle se commença de ceste sorte : Au
commencement par jeu, mais enfin elle continua à bon escient, car Stelle
estoit une fort agreable bergere, & qui avoit un esprit vif, &
Hylas de son costé estoit de la plus douce compagnie qu’on peust
imaginer, & leurs conditions estoient si favorables, & pour le
serviteur & pour la maistresse, qu’il n’y avoit rien qui leur peust
rapporter le moindre mescontentement, de sorte que peu à peu vivant avec
ceste franchise, ils conceurent & l’un & l’autre une amitié plus
grande qu’ils n’avoient pensé ny jamais ressenty pour quelque autre
suject qui fut presenté devant leurs yeux.
Cependant le disner estant prest, & les tables dressées à l’ombrage
du bois, & le plus pres de la fontaine que la commodité du lieu leur
avoit permis, toute la trouppe s’assit. Il est vray que les Vacies,
Bardes, Sarronides, Eubages, & Druydes, se mirent à une table
separée, où ils mangerent ce qui leur appartenoit du sacrifice : Mais
Adamas pour rendre plus d’honneur à Daphnide & à Alcidon, mangea
d’un autre costé avec eux, & avec le reste des bergers &
bergeres qui estoient restez en ce lieu. Tant que le repas dura, l’on ne
parla que des raretez de ce lieu, & de la saincteté de ce bocage
sacré. Mais le disner finy, & le soleil estant encores trop haut
pour se pouvoir mettre en chemin, afin d’aller au grand Pré, où toute la troupe des
bergers ou bergeres devoit se rendre, pour les jeux rustiques qu’on
avoit accoustumé de faire apres les sacrifices : Adamas eut opinion que
la chaleur du jour se passeroit plus aisement, aupres de la fraicheur de
ceste fontaine, si l’on y pouvoit trouver quelque honneste
divertissement, & se souvenant du jugement que Diane estoit obligée
de faire sur la recherche de Silvandre & de Philis : Il pensa que le
temps & l’occasion estoient tres à propos maintenant, & d’autant
plus que Daphnide qui ne s’arrestoit en ceste contrée, que pour avoir
plus de cognoissance de la douce vie des ces bergers & bergeres,
seroit bien ayse d’ouir ce different, & le jugement que Diane en
donneroit. Il vint donc trouver Astrée & Philis, & leur ayant
fait entendre son dessein, il les pria de vouloir joindre leur credit
avec ses prieres, pour faire que Diane y consentist. Je m’asseure,
respondit Astrée, qu’il ne l’en faudra guere soliciter, car je sçay que
ce qui la fait retarder si long temps, ç’a esté qu’il nous a semblé à
toutes, qu’il n’estoit pas raisonnable que ce jugement se donnast hors
de la presence de la Nymphe Leonide, puis qu’en ayant veu le
commencement, il sembloit qu’elle deust aussi assister à la fin : Mais
j’ay peur que si Silvandre s’en apperçoit, il ne nous rompe bien-tost
compagnie. Philis qui veid bien que le Druyde le proposoit avec raison,
& qui outre cela se faschoit d’employer le temps à quelque autre
entretien, qu’à celuy de son bien-aymé Licidas, duquel il sembloit que
les soings qu’elle rendoit à Diane, encore que feints, la divertissoient plus qu’elle n’eust
desiré. Non, non ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l’ennemy quand il
y pense le moins, & haussant la voix, Ma maistresse, dit-elle à
Diane, ceste compagnie vous demande, & je vous supplie de venir,
sans vous arrester aux discours de celuy qui parle à vous : car je
m’asseure qu’il ne vous dict rien à mon advantage. Silvandre estoit
celui qui l’entretenoit, & qui pour ne perdre le moindre moment, ne
laissoit aucune occasion d’entretenir Diane, si bien qu’ayant veu Paris
un peu esloigné avec la Nymphe Leonide, il s’estoit approché d’elle,
& ne faisoit presque que commencer lors que Philis l’interrompit :
dequoy tout fasché, Je m’estonnois bien, dict-il, si ces deux mauvais
demons qui me tourmentent continuellement, l’un pour le moins ne se
trouvoit point icy pour interrompre mon bon-heur. Vostre bon-heur,
respondit Philis, est tantost bien prés de sa fin, & le mien au
contraire bien prés de sa supreme felicité : car ma Maistresse,
continua-t’elle se tournant vers Diane, vous estes requise par ceste
bonne compagnie, de juger le merite du service de Silvandre & de
moy. Il est certain que Diane demeura un peu surprise : car encore
qu’elle eust faict dessein de rendre ce jugement bien-tost, toutefois
elle ne laissoit de prevoir ce qui luy pourroit arriver en la recherche
de Silvandre, duquel elle jugeoit l’opiniastreté ne devoir ceder à la
resolution qu’elle avoit de ne souffrir plus les declarations d’amitié
qu’il luy souloit faire : Mais le berger le fut encore d’avantage, qui
ne voyoit point de
commodité pour eschapper ce jugement qu’il avoit si longuement dilayé,
& lequel estant prononce luy raviroit le moyen de se servir de la
feinte dont amour s’estoit couvert pour le rendre amoureux de cette
bergere. Ces considerations leur osterent à tous deux la parole pour
quelque temps, dequoy Philis s’appercevant : Et quoy, ma maistresse,
dit-elle, vous ne respondez point, & semble qu’il vous fasche de me
donner par vostre jugement la gloire que vous ne pouvez refuser à mes
services, ou bien que peut-estre vous craignez de perdre ce berger,
& d’estre exempte de ses importunitez ? Alors Diane pour ne donner
cognoissance du trouble qui estoit en elle, en sousriant luy respondit,
le ne sçay où vous fondez les grandes gloires que vous pretendez pour
vos services, puis que m’estans reprochez en si bonne compagnie, quand
ils seroient beaucoup plus remarquables, ils seroyent surpayez en les
supportant comme je fais, ny pour quoy voulez-vous que ceux de Silvandre
ayent le nom d’importunité, & non pas les vostres, qui procedent
tous d’une mesme cause ? Silvandre mettant un genoüil en terre, &
prenant la main de Diane la luy baisa pour remerciement d’une si juste
& favorable response : & puis se relevant : Ma maistresse, luy
dit-il, ceste bergere ne sçachant que c’est que d’aymer, & voyant
bien que plus elle va continuant, & plus elle monstre les defauts de
son affection, a pensé que celuy seroit avantage de voir finir une
preuve en laquelle elle s’acquitte si mal. Car quelle autre occasion, continua-il se
tournant vers Philis, vous pourroit convier de parler de cette sorte à
nostre maistresse, puis que les services que vous luy reprochez sont si
petits, que la gloire qu’ils meritent n’en peut estre gueres plus
grande, &la crainte encore moindre que comme vous dites, elle doit
avoir de me perdre, estant tres-asseurec que tant que je vivray elle ne
se perdra jamais ? C’est ainsi, respondit Philis, que le soldat peu
courageux fuit les occasions du peril : & au contraire, c’est comme
moy que le vaillant Athlete recherche les plus dangereuses &
perilleuses rencontres, afin de donner à chacun tesmoignage de ce qu’il
vaut : car si ce n’estoit ce que je dis, pourquoy esloigneriez vous
peureux soldat que vous estes, le hazard de ce jugement qui doit rendre
preuve de l’avantage que nous avons l’un sur l’autre ? Et si Diane ne le
va point retardant pour l’occasion que j’ay dite, quelle autre est-ce
que vous & elle pourrez alleguer pour excuse ? Je crains respondit
froidement Diane, que nos rustiques discours ne rapportent beaucoup
d’importunité à cette assemblée, & mesme à la belle Daphnide & à
Alcidon, qui ne treuveront que fort maigres nos petits passe-temps de
village, estans accoustumez à des subjets plus hauts & plus
relevez : Et parce qu’elle vouloit continuer en ses excuses : Vous vous
trompez, discrete Bergere dit Adamas, Daphnide & Alcidon sont
maintenant des bergers de Lignon, puis qu’ils en ont pris l’habit
d’autant qu’ils sçavent bien que la grandeur du personnage que chacun
faict, n’est pas ce qui le
rend estimable par dessus les autres, mais de se sçavoir bien acquitter
de celuy que nous voulons representer : & par ainsi nous devons
croire que comme cette belle Dame, & ce gentil Chevalier ont bien
sceu faire le personnage de belle Dame, & de vaillant Chevalier,
tant qu’ils en ont porté le nom, de mesme maintenant qu’ils sont
revestus des habits de berger & de bergere, ils ne s’en acquiteront
pas avec moins de perfection, pliant leur esprit aux douces naifvetez
des Pasteurs, & à leurs innocens exercices, & la croyance que
j’en ay eu, m’a convié de faire cette proposition à Philis, afin que par
vostre jugement ce nouveau berger & belle bergere apprissent quels
sont les entretiens de vos hameaux, & cela d’autant plus que
l’ardeur du Soleil estant trop grande pour nous en aller au grand pré où
les bergers doivent faire les exercices accoustumez apres le sacrifice,
nous ne sçaurions employer mieux le temps, qu’à voir mettre fin au
different de Silvandre, & de Philis : & apres nous pourrons
estre encore à temps pour voir l’assemblée des jeunes bergers &
bergeres. Je sçay mon pere, respondit Diane, que tout ce qui vient de
vous, ne sçauroit estre qu’avec beaucoup de raison, & que nous
sommes obligés d’observer tout ce que vous nous ordonnez, c’est pourquoy
je ne mettray jamais difficulté en tout ce qu’il vous plaira : mais en
cecy je supplieray seulement Daphnide & Alcidon, qu’escoutant nos
petits jeux, ils en reçoivent la simplicité pour l’ornement des leurs,
& que si nous osons les leur faire voir ils l’attribuent à l’obeissance que nous vous
voulons rendre. Belle bergere, respondit Daphnide, si toutes les autres
contrées de la Gaule produisoient de semblables bergeres que celles de
Forests, je croirois que les vieilles [sic] auroient bien dequoy porter
envie aux villages & aux bois : & vous ne devez point faire de
difficulté de nous donner part en vos passe-temps, puis que jusques icy
tout ce que nous en avons veu, ne nous a rapporté que beaucoup de
contentement, & causé beaucoup d’admiration.
Cependant le sage Druyde avoit commandé que l’on disposast les sieges en
rond, & qu’il y en eust un pour Diane un peu relevé, & appuyé
contre le dos d’un arbre, de qui le fueillage espais faisoit tout à
l’entour un ombrage gracieux, & lors que tout fut en l’estat qu’il
desiroit, se faisant apporter trois Guirlandes de diverses fleurs, qui
avoient esté cueillies dans le pré sacré, il en mit une sur la teste de
Diane, & de mesme sur celle de Philis & de Silvandre, & puis
prenant Diane par la main la mit en son siege, & au devant d’elle à
main droite, mais un peu esloignée, la bergere Philis & Silvandre au
costé gauche, & tout le reste en rond, ayant mis les sieges de telle
sorte, que l’un n’empeschoit point l’autre, mais faisoient comme une
parfaite couronne, qui commençoit & finissoit où estoit Diane, &
apres avoir prié qu’on fit silence, il ordonna à Leonide de faire
entendre à ces bergeres estrangeres, le commencement de la dispute de
Philis & de Silvandre, afin qu’elles pussent mieux juger de leur
different, estant bien
raisonnable qu’elle en racontast le subject, puis qu’en partie elle en
avoit esté cause. Leonide qui n’avoit point pensé devoir faire en ceste
assemblée autre personnage que celui d’escouter, fut un peu surprise
d’en avoir un autre, toutefois pour obeïr au Druyde, apres y avoir un
peu pensé, elle prit la parole de ceste sorte, se tournant vers
Daphnide.
Peut estre, Madame, aurez vous remarqué, que Silvandre & Philis nomme
Diane leur maistresse, & qu’ils la servent, & luy rendent les
devoirs ausquels la beauté & les merites de ceste bergere peuvent
obliger tous les bergers qui la voyent, & encores que je sçache
asseurément, que vous n’aurez point trouvé estrange que ce jeune berger,
ayant l’esprit & le jugement que vous luy avez recogneu, ayme &
serve une si belle & aymable bergere que Diane, je veux croire que
vous ne serez pas demeurée sans estonnement, de voir que Philis qui est
bergere, la serve comme si elle estoit un berger, & use envers elle
des mesmes paroles, & des mesmes actions, que les plus ardantes
passions peuvent faire produire dans le cœur d’un amant le plus
affectionné. Parce que ce n’est pas la coustume de voir une fille servir
avec de semblables soings une autre fille, mais afin que vous sortiez de
cest estonnement, il faut que vous sçachies que Silvandre, tel que vous
le voyez, avoit vescu parmy toutes ces belles & jeunes bergeres, si
longuement sans en aymer pas une, qu’il s’estoit acquis le nom
D’INSENSIBLE, n’y ayant personne qui le peust croire avoir du sentiment,
& n’espreuver point la
force de ces jeunes beautez. Et parce que quelques uns s’en estonnoient,
& que plusieurs l’admiroient : Philis comme l’une de celles qui ne
se pouvoient imaginer qu’il n’y eust quelque deffaut en ce gentil
berger, qui estant, & jeune & beau, & vivant parmy tant de
bergeres qui meritoient bien d’estre aymées, toutesfois estoit
insensible, & ne se pouvoit eschauffer à tant de feux : Le
rencontrant de fortune parmy ses compagnes, ne peut s’empescher de venir
aux douces reproches avec luy, feignant de croire, que s’il
n’entreprenoit point d’en servir quelqu’une, c’estoit faute de courage,
ou pour recognoistre son peu de merite : & parce que le berger qui
n’avoit ses pensées qu’au plaisir de la chasse, & qu’au soing de ses
troupeaux, soustenoit le contraire, & que c’estoit pour avoir des
meilleures & de plus douces occupations : Il fut condamné par
Astrée, Diane, & moy qui nous y trouvasmes, de donner cognoissance,
que si jusques en ce temps-là il n’avoit rien aymé, ç’avoit esté pour
les occasions qu’il avoit alleguées, & non point pour celles que
Philis luy reprochoit. Et Diane luy ayant esté proposée comme bergere, à
qui la beauté ne manquoit point pour estre aymée, ny le jugement pour
sçavoir cognoistre son merite, il commença de la servir, &
rechercher tout ainsi que s’il en eus testé bien amoureux. Mais Philis
ne s’en alla pas exempte aussi de la mesme peine, parce qu’à la requeste
de Silvandre, elle fut en mesme temps condamnée d’aymer & de servir
Diane, avec les mesmes devoirs & les mesmes soings que les bergers ont
accoustumé de rechercher celles desquelles ils sont amoureux passionnez,
afin que trois Lunes estans escoulées en ceste recherche, Diane peust
juger qui des deux se sçauroit mieux faire aymer. Or depuis, ceste
honneste emulation a esté en ce berger & ceste bergere, de telle
sorte, qu’ils n’y ont oublié ny la peine, ny le soing de la plus ardante
& veritable affection, & quoy que le terme fust prefix de trois
Lunes dans lesquelles cest essay se devoit faire par eux, & juger
par Diane, si est-ce qu’il a bien continué d’avantage, d’autant qu’il
sembloit estre bien raisonnable, que comme j’avois esté des premieres à
les condamner de rendre ce tesmoignage de leur merite, je me trouvasse
aussi au jugement qui en seroit fait par Diane. Et ceste occasion ne
s’estant rencontrée depuis que les trois Lunes ont esté passées, ils ont
prolongé jusques à ceste heure qu’il semble que le ciel a reservé ce
jugement, afin qu’avec plus de solemnité il fust donné en vostre
presence.
La Nymphe Leonide finit de ceste sorte : Et Daphnide prenant la parole,
l’avouë, dit-elle, se tournant vers Adamas, que ce n’a point esté sans
estonnement, que j’ay veu ces jours passez Philis rechercher ceste belle
Diane avec des paroles d’homme, mais maintenant changeant cét
estonnement en admiration, il faut que je die, n’avoir jamais envié le
bon-heur de personne que le vostre : Je veux dire, mon pere, que le ciel
vous ait esloigné de ces troubles & inquietudes des affaires du
monde, pour vous faire vivre parmy la douceur & la tranquilité de
ceste vie : Heureux
veritablement vous pouvez vous dire, d’estre nay en Forests : Heureux
d’y estre obey & aymé comme grand Druyde, mais je vous dis encores
plus heureux d’estre voisin de ces agreables rivages de Lignon, où le
ciel a voulu faire naistre les plus gentils bergers & les plus
belles & discrettes bergeres, qui ayent jamais porté ce nom. Madame,
respondit Adamas, j’accorde tout ce que vous dites, & vous proteste
que je ne changerois pas mon bon-heur à celuy du plus grand Monarque de
la terre, n’ayant à supplier le grand Tautates, sinon qu’il nous le
continuë à longues années : Mais pour les loüanges que vous donnez à nos
bergers & discrettes bergeres, je m’asseure qu’ils ne les recevront
pas sans rougir, encores qu’ils l’ayent bien agreable venant de vostre
bouche : Et toute la trouppe se levant & faisant la reverence à
Daphnide, pour approuver ce que le Druyde avoit dit, Mais, Madame,
dit-il, puis que vous avez sçeu le subject de la recherche de Silvandre
& de Philis, ne vous plaist-il pas d’en ouyr le jugement qui en sera
fait ? Ce seroit, respondit Daphnide, me laisser avec un grand desir,
que de me priver de ce contentement, & je vous supplie, mon pere,
d’ordonner qu’ils continuent & que nous en voyons la fin. Le Druyde
alors se tournant vers Philis, Ce fut vous bergere, dit-il, qui fustes
la premiere à provoquer Silvandre au combat, il est raisonnable aussi,
que vous soyez la premiere à dire les raisons, par lesquelles vous devez
avoir la victoire. Alors Philis ayant fait une grande reverence à Diane
& au reste de la
compagnie sans se r’asseoir commença de parler de ceste sorte.
HARANGUE
de la Bergere Philis.
Je n’eusse jamais pensé, ma maistresse, que parmy les Bergeres de ceste
contrée, & particulierement entre ceux qui paissent leurs troupeaux
le long des rives de Lignon, ils en trouvast quelqu’un si remply de
vanité, qu’il se peust estimer digne d’estre estimé, & mesme d’une
bergere si pleine de merite que Diane, Diane, dis-je, la plus accomplie
& la plus parfaite non seulement de toutes celles qui ont porté la
houlette, & conduit les troupeaux, mais encore de toutes celles qui
jamais ont eu le beau nom de Diane, me semblant que la simplicité de
leur ame n’a point encore conçeu une presomption si difforme, n’y qu’un
monstre si arrogant n’a point jusques icy esté recogneu parmy nous.
Toutesfois vous le voyez devant vos yeux, ma belle maistresse, non
seulement avec un cœur & un visage plein d’Amour, mais la teste
couverte de chapeaux de fleurs, comme si desja il avoit emporté la
victoire qu’injustement il pretend. Mais, berger, dy moy je te supplie :
d’où vient cette temeraire presomption ? & par quelle pretenduë
raison l’as-tu peu concevoir ? Tes merites au moins n’ont pas donné
naissance à ceste esperance si peu raisonnable lors que tu as consideré
les perfections de Diane, puis
qu’elles sont telles, que n’y ayant point de proportion entre ce qu’elle
merite, & ce que tu vaux, l’amour ne peut estre produite par des
choses tant inesgales. Je m’asseure que l’outrecuidance qui est en toy,
ne sera pas si grande qu’elle te face nier ce que je dis, & qu’en
ton ame tu ne m’avouës qu’il n’y a rien qui puisse égaler les
perfections de nostre maistresse : Et comment arrogant & temeraire
Ixion oses tu l’aymer ? & de plus comment as-tu la hardiesse de
penser qu’elle te puisse quelquefois aymer ceste belle & si belle
Diane, que les yeux ne la doivent regarder que pour l’idolatrer ? Mais
si ceste outrecuidance est grande en ce berger, l’autre que j’en vay
dire, est bien ce me semble encores plus extreme. Parce que la beauté
ayant des attraits si violens il est certain que bien souvent elle clost
les yeux à celuy qui en est touché, & l’empesche de prendre garde à
son devoir & fait passer ses desirs beaucoup plus outre qu’il n’est
raisonnable. Mais Silvandre, quelle excuse peux tu apporter qui soit
bonne en la pretention que tu as, de devoir estre plus aymé d’elle que
moy ? Puis que quand je n’aurois aucun advantage par dessus ce que tu
peux valoir, encores ne me sçaurois-tu nier, que chacun naturellement ne
soit incliné à aymer son semblable, & moy estant fille comme nostre
maistresse, il est certain que naturellement elle me doit aimer
davantage. Mais outre cela, qu’est-ce qui peut mieux faire naistre
l’Amour, que la longue & ordinaire pratique ? c’est par elle que les
perfections sont mieux recognuës, c’est par elle que les me rites estans recognus,
l’amour va jettant ses racines plus profondes, & c’est par elle que
les occasions se presentent à chasque moment de se rendre les
reciproques devoirs, qui sont les veritables nourrices d’une parfaite
& entiere affection. Or que je n’aye ceste ordinaire conversation
avec elle, & que je ne l’aye eüe de tout temps plus particuliere que
toy, malaisément le pourras-tu nier, puis qu’elle mesme le sçait, &
qu’elle te pourra à l’heure mesme convaincre de mensonge. Mais outre
toutes ces raisons, je t’en vay dire une qui te doit clorre la bouche,
si pour le moins l’outrecuidance t’a laissé encores quelque partie de
l’entendement que tu soulois avoir. Ne m’avouëras-tu pas, que ce qui est
de plus beau & de plus parfait, est aussi plus aymable & plus
estimable ? Te voicy, berger pris en un fascheux destroit : si tu
l’avouës, ta cause est perduë, & si tu le nies, quelle offence ne
fais-tu pas à nostre maistresse ? car nostre sexe estant infiniment plus
parfait que celuy des hommes, il faut qu’en ceste qualité tu me cedes,
& que tu confesses que j’ay cet advantage par-dessus toy, & pour
lequel je dois estre plus aymée. Que quand toutes ces choses ne seroient
point, n’est-il pas vray, Silvandre, que les desguisemens, les feintes,
& les dissimulations recogneuës, ne sont jamais cause de faire
naistre l’amour ? Et toutefois pense tu que cette belle Diane ne sçache
asseurement que toutes ces recherches que tu luy fais, tous ces devoirs
que tu luy rends, & bref toute ceste affection que tu t’efforces de
luy faire paroistre, ne sont que pour la gageure que nous avons faite, & ne procedent que du
desir que tu as de me vaincre, & non pas des perfections ny de son
beau visage, ny de son bel esprit. Il me semble que je t’ois desja
respondre, que cela est vray, mais que ceste raison est de mesme contre
moy, puis que la gageure estant reciproque, toutes les demonstrations
que je luy fais de mon affection, peuvent avoir le mesme defaut & le
mesme blasme. O berger que tu te trompes ! puis que long temps avant que
nostre dispute fust commencée, je l’aymois veritablement, & je sçay
que de mesme j’estois aymée d’elle, ce qui ne se peut dire de toy, qui
ne fais que de venir parmy nous, & n’as jamais tourné les yeux sur
bergere quelconque pour l’aymer, tant s’en faut que tu ayes osé regarder
celle-cy. Mais dy la verité, Silvandre, ne confesseras tu pas, qu’avant
cette gageure, à peine eusses tu peu discerner le visage de Diane d’avec
le mien, ou de quelque autre que ce fust des bergeres de Lignon ? Et ne
penses-tu point que ces extremes passions que tu presentes en tes
discours, ces trespas, ces languissemens, ces transports, & bref
toutes tes folies, ou plustost déguisemens, ne la convient point aussi
tost à rire qu’à aymer ? Le voila, ma maistresse, ce transi d’Amour, le
voila cét idolatre de vos beautez, qui brusle en ses discours, &
meurt pour avoir trop d’affection, c’est celuy-là mesme qui un moment
avant nostre gageure, ne sçavoit presque si vous viviez, ou qui pour le
moins n’avoit guere plus grande cognoissance de vous, que vostre nom luy
en donnoit : Et toutesfois vous l’avez veu en mesme instant bruslant d’amour, quoy bruslant ? mais
desja en cendre, voire consumé entierement ; ne faut-il pas plustost
rire de ceste folie, qu’admirer son affection, ou s’il y a lieu
d’admiration en cecy, ne faut-il pas plustost admirer l’asseurance avec
laquelle il parle de cette amour, & de laquelle il fait tant de
plainte, que de compatir avec luy à ses peines imaginaires ? Mais
confessons luy encores qu’il y ait quelque estincelle de vostre beauté,
qui pour s’en estre trop approché l’ait veritablement un peu attaint,
& que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous, n’est-il pas
vray que c’est moy qui en dois avoir toute la recompense, puis que c’est
moy qui en suis la seule cause ? Je puis dire avec verité, & vous le
sçavez ma belle maistresse, que sans mes reproches, cette gageure ne se
fust jamais faicte, & ne se faisant pas, eust-il eu ny la volonté ny
la hardiesse de vous regarder ? Si donc il veut pretendre quelque grace
de vous pour les services que depuis il vous a rendus : n’est-ce pas à
moy à qui elle se doit faire, puis que je le vous ay donné tel qu’il
est ? C’est donc moy, qui avec raison dois pretendre tout ce qu’il vaut,
& qu’il merite, & quand il n’y auroit autre occasion pour me
donner cette victoire qu’il me debat, je le devrois obtenir par
celle-cy, puis que tous les devoirs, tous les soings, & toutes les
actions qui le vous peuvent rendre aymable, doivent estre mis en mon
conte, & à mon avantage. Cesse, donc berger de disputer avec moy une
chose que tu cognois bien m’estre deuë, & devançant le jugement que
tu ne peux eviter, consens que la gloi re me soit donnée, que ma fortune, ma condition
& mes merites m’ont acquise par-dessus toy : si tu le fais, l’on
cognoistra que tu ne t’es mis en cette entreprise que pour passe-temps,
& ton esprit & ton jugement paroistront en cette action, &
seront jugez de tous pour tres-estimables. Ton esprit, d’avoir sçeu si
bien déguiser une fausse affection soubs les actions & le visage
d’une veritable amour : & ton jugement, d’avoir sçeu si bien
cognoistre l’advantage que j’ay par dessus toy : que si tu ne le fais,
tu ne prolongeras point davantage le terme du chastiment de ton
arrogance, qu’autant que tu retarderas par la longueur de ta response,
le jugement que nostre maistresse en fera : & parce que je ne sçay
en quelle humeur tu es, afin d’estre bonne mesnagere du temps, &
pour haster d’autant plus la gloire qui m’est preparée, je laisseray
tant d’autres raisons que je pourrois alleguer, & les remetray
toutes au bel esprit de nostre maistresse, m’asseurant & qu’elle les
sçaura mieux penser que je ne le sçaurois dire, & que tout ce que je
sçaurois ajouster seroit desormais superflu, puis que desja la justice
de mes infaillibles pretentions est si claire, qu’il n’y a rien qui luy
puisse apporter plus de lumiere : seulement ma maistresse je vous
supplie de vous souvenir, que non seulement Silvandre est hayssable en
ses feintes : mais qu’ayant sceu si bien desguiser une menteuse
affection, il a rendu tous les hommes mesprisables, ou pour le moins
leurs recherches & leurs affections, nous ayant apris par la preuve
qu’il en a faicte, qu’il n’y a ny foy ny verité parmy eux. Et ayant commis une si
grande faute, n’est il pas bien raisonnable qu’il vous ressente juge
severe, mais juste, puis qu’il ne merite pas de vous avoir pour
maistresse favorable n’ayant que des feintes & des dissimulations ?
A ce mot, Philis ayant fait une grande reverence à Diane & au reste
de la compagnie, ne voulant rien dire d’avantage, s’assit, non pas
toutesfois sans regarder d’un œil sousriant Silvandre, qui estoit tout
esmeu des discours qu’elle avoit tenus contre luy, & qui toutefois
dissimulant le mieux qu’il pouvoit, & ayant receu le commandement de
parler s’en alla mettre à genoux devant Diane, où posant son chappeau de
fleurs à ses pieds, s’en revint en sa place, & sans se r’assoir,
apres avoir quelque temps tenu les yeux sur toute la troupe, il commença
de parler de cette sorte.
RESPONSE
DU BERGER SILVANDRE.
Si je n’estois devant le Temple d’Astrée, que ceux qui nous en ont donné
la cognoissance nous ont fait entendre estre la Déesse de la justice :
& si j’avois un moindre juge que Diane, non seulement compagne, mais
la plus chere & plus particuliere amie d’une autre Astrée, j’aurois
tres-grande occasion de craindre la perte de cette cause, & d’en
redouter le prochain jugement
non pas tant pour les paroles si bien fardées de cette bergere, ny pour
toutes les raisons desguisées qu’elle a voulu rapporter contre moy, quoy
qu’avec un artifice tres-grand, que pour me recognoistre deffaillant en
la plus forte & principale raison qui me seroit bien necessaire :
car le different duquel nous disputons est fondé sur ce seul poinct : A
scavoir, qui de nous deux se sçaura mieux faire aymer à cette belle
Diane que nous avons eslevé pour le centre, où tous nos services &
toutes nos affections doivent tendre : Voila le poinct que nous allons
cherchant, & qui est si malaisé d’estre approché, que je le tiens
presque impossible, s’il ne plaist au grand Tautates, de se monstrer
aussi bien Tharamis en purifiant de sorte mon Amour, & la nettoyant
si bien de toute imperfection qu’elle puisse meriter d’estre offerte à
cette belle Diane : qu’il s’est faict paroistre Hesus, c’est-à-dire
puissant, en la rendant si belle & si parfaicte, qu’il n’y a rien
parmi les mortels qui puisse égaler ny sa beauté, ny sa perfection.
Peut estre vous pourriez-vous estonner, ma Maistresse, qu’estant en ce
lieu si sainct, & dedié à la Déesse de la justice, & en la
presence de la plus chere & familiere amie d’une juste Astrée, j’ose
pretendre un favorable jugement, puis que j’avoüe que cette raison
principale & plus necessaire me deffaut : Mais oyez, s’il vous
plaist mon juge, sur quoy je fonde ma juste pretension. Le propre de la
justice n’est pas seulement de juger rigoureusement selon les loix qui
nous sont données, mais apres avoir consideré la veritable puissance de chasque chose,
establir avec equité la loy naturelle, que celui qui faict tout ce qu’il
peut, n’est obligé à rien d’avantage, & que s’il ne parvient jusques
où il seroit necessaire, l’on ne doit pas le lui imputer à quelque faute
ou manquement : mais l’attribuer aux ordonnances de la nature, qui s’est
pleuë de les establir de cette sorte : & tant s’en faut qu’il soit
blasmable pour ce manquement, qu’il est grandement à estimer d’estre
parvenu jusques au poinct que nul autre de son espece ne peut
outrepasser, & où il y en a fort peu qui puissent arriver. Si ce
poinct m’est accordé, que je croy ma belle Maistresse ne me pouvoir
estre mis en doute, pourquoy feray-je difficulté de me presenter au
Trone de cette juste amie d’Astrée, encores que je ne puisse attaindre à
la perfection que la beauté de Diane demande pour estre dignement aymée,
puis que mon affection est veritablement parvenuë jusques au terme où
jamais autre n’arriva, & que jamais Amant n’outrepassera ?
Pourquoy donc injurieuse Philis, pensant favoriser & fortifier vos
foibles & mal-fondées pretensions, me blasmez-vous sans raison, puis
que si je ne puis aymer avec plus de perfection celles que j’avouë,
& que je recognois trop bien en Diane : ce n’est pas ma faute, mais
de la nature qui ne m’a voulu donner ny plus d’esprit, ny plus de
capacité, & de laquelle toutefois je ne puis me plaindre, puis que
c’est une loy commune à tous les mortels, si ce n’est que comme mes yeux
& mes desirs se sont eslevez à un subject qui surpasse en merites toutes les
œuvres de ses mains, il semble qu’il eust esté raisonnable qu’elle
m’eust aussi donné plus de puissance d’aymer, & plus de capacité
pour le pouvoir faire plus dignement. Mais cette sage nature ne l’ayant
voulu de cette sorte, il faut croire que ç’a esté pour quelque grande
raison, & peut estre pour monstrer plus clairement la tres-grande
beauté de Diane, qui me contraignant de l’aymer, action à la verité qui
est par-dessus ce que les hommes peuvent, & contre cette regle
d’esgalité que vous proposez Philis devoit estre entre ceux à qui il est
permis de s’entre-aymer, fait voir sa grandeur par les effects, puis que
la force doit estre tres-grande, qui esleve quelque chose par-dessus les
loix que la Nature luy a imposées.
Doncques, bergere, si vous n’estes jalouse de la gloire de Diane, vous ne
devez point trouver mauvais que je l’ayme, ny m’accuser d’arrogance,
puis que c’est la force de sa beauté qui m’y contraint, & qu’en cela
la grandeur de ses perfections se faict mieux cognoistre à tous ceux qui
me voyent : & ne me demandez plus, je vous supplie, comment je l’ose
aymer : J’avouë que j’en suis aussi ignorant que vous : mais cette
ignorance ne m’empesche pas que je ne sois le plus perdu d’amour que
tous ceux qui ont jamais aymé. Et quand vous me dictes que cette Diane
est telle, que les yeux ne doivent la regarder que pour l’idolatrer,
pourquoy ne dictes-vous Adorer, puis que s’il y a quelque chose en
terre, qui pour ses perfections merite les autels & les sacrifices, je croy que c’est cette
Diane que je n’idolatre pas comme vous, mais que j’adore pour la vraye
Diane en terre, qui esclaire dans le Ciel, & qui commande dans les
Enfers.
Mais quand vous me demandez, d’où vient la temeraire pretention que j’ay
d’estre aymé d’elle, & qu’en cela vous me nommez Monstre d’arrogance
& de presomption : vous faictes bien paroistre que vous sçavez fort
peu que c’est que l’Amour, ny quels sont les effects qu’il produit en
ceux qui le recognoissent. Vous m’avez cent fois avoüé que l’Amour est
de soy-mesme bon, & je ne pense pas que vous veüillez maintenant
dire le contraire, vostre silence me fait croire que vous y consentez,
& à la verité, ce seroit autrement contrevenir au jugement de tous
ceux qui en ont parlé avec raison : Car si rien ne peut produire que son
semblable, Amour procedant de la cognoissance du bon & du beau, ne
peut estre aussi que fort bon, & fort beau : Mais ce qui est bon
& beau, ne peut-il estre veu & cogneu sans estre aymé ? Je ne
vous estime pas si hors de raison, que vous le veüillez dire, mais quand
cela seroit, je vous convaincrois par les mesmes paroles que vous venez
de dire : Et en voicy les mesmes mots. La beauté, dictes-vous, a des
traits si violents, que bien souvent elle clost les yeux à ceux qui la
voyent, & fait passer leurs desirs beaucoup plus outre qu’il n’est
raisonnable. Si donc ce qui est beau & bon, ne peut estre veu sans
estre aymé, & si l’Amour est beau & bon, pourquoy appellez vous
en moy arrogance, ce qui est raisonnable en tout autre ? Disant, que
c’est une te meraire pretention
que celle que j’ay, aymant ceste belle, de pouvoir estre aymé d’elle,
puis que si elle cognoist mon Amour, & l’Amour estant bon, comment
voulez vous qu’elle recognoisse en moy ce qui est bon sans l’aymer ? Ce
seroit un defaut en elle de jugement, lequel je ne pense pas que
personne que vous luy puisse reprocher. Avouez donc, Philis, si vous ne
voulez l’outrager grandement, que cognoissant l’Amour que je luy porte,
elle l’ayme, & que ma pretention n’est point outrecuidée, ny moy un
monstre si difforme que vous me despeignez. Que si vous m’opposez que
ceste raison ne preuve pas qu’elle m’ayme, mais seulement l’Amour que je
luy porte : Je vous responds, bergere, que cette Amour que sa beauté a
produit en moy, est un accident inseparable de mon ame, de telle sorte
que l’un ne peut subsister sans l’autre, & quand je dirois qu’ils
sont tellement changez l’un en l’autre, que mon ame est ceste Amour,
& cette Amour est mon ame, je dirois une verité tres-certaine. Car
il n’est pas plus vray que je vis avec cette ame qui me donne la vie,
qu’il est asseuré que je ne sçaurois vivre sans cette Amour que je luy
porte. Que si vous repliquez, que quand cela me seroit accordé,
toutefois il ne s’ensuivroit pas que cette belle Diane me deust aymer,
parce que peut-estre elle n’y pas encore veu, ny cogneu ceste Amour. Je
vous respondray, bergere, que je croy bien qu’elle n’en a pas
veritablement encores recogneu la grandeur, ou plustost l’extreme
immensité, car ce n’est ainsi qu’il faut nommer ceste affection, avec
laquelle j’ayme, ou plustost
j’adore ma maistresse, parce qu’il n’y a point d’assez grands services,
ny d’assez grandes demonstrations, pour la pouvoir faire recognoistre
entierement : Mais je ne puis douter que ce bel esprit qui est en elle,
n’en ayt clairement remarqué & cogneu une grande partie, puis que si
mes actions ne l’ont peu si bien faire que je l’eusse desiré, vos
reproches & vos parolles m’y ont aydé quelquefois, sans que vous y
ayez pensé : &mesme en la presence de toute cette honorable
assemblée, vous luy venez de dire que je me presente devant elle, avec
un cœur & un visage plein d’Amour. Les tesmoignages que nostre
ennemy rend de nous, quand ils nous sont advantageux, sont bien plus
croyables que ceux que les personnes indifferentes rapportent. De sorte
que ma belle maistresse ne doubtera nullement, que quand vous direz que
j’ay le cœur plein d’Amour, & qu’à tous propos vous la nommerez
nostre maistresse, cela ne soit tres-veritable, puis que c’est un
tesmoignage que je n’ay point mandié, & qui par consequent ne luy
peut estre suspect.
Et ne faut que pour fuir la rigueur de l’equité qui est en elle,
recognoissant le peu de raison que vous avez de debattre cette gloire
avec moy, vous recouriez aux faveurs que la nature vous a faictes,
alleguant que comme fille, elle doit plustost aymer une fille qu’un
berger, & qu’en cette qualité vous avez de l’advantage par dessus
moy : Car au contraire, il est bien plus naturel à une fille d’aymer un
berger, que non pas une autre fille comme elle : & d’effect si nous voulons rechercher les
loix que la Nature nous donne, nous les trouverons tousjours exactement
observées parmy les animaux, qui n’usent pour leur conservation que de
ces seules ordonnances. Que si nous voulons considerer ce qu’ils font,
avec qui est-ce que la Genice contracte amitié ? choisit-elle dans tout
le troupeau une autre Genice comme elle, pour belle qu’elle puisse
estre ? La Colombe s’allie-t’elle avec une autre Colombe ? Mais la
Tourterelle, de qui regrette-t’elle la perte d’un eternel veufvage ?
n’est-ce pas de celuy à qui dés le commencement elle s’est appariée ?
vous le sçavez, Philis, aussi-bien que moy, & l’experience ordinaire
vous empesche d’en douter : Mais les choses plus insensibles
n’observent-elles pas ceste loy de nature ? La palme peut-elle estre
contente qu’elle ne soit aupres du Palmier ? & si elle en est
esloignée, d’autant qu’elle est attachée par les racines, & qu’elle
ne peut s’en approcher, on la voit pancher a ses branches & tout le
tronc du costé où il est, & où elle voudroit bien aller, s’il estoit
permis. Ce n’est donc pas ô Philis, par les loix de la nature, comme
vous dites, que Diane vous doit aymer plus que moy, car si elles les
vouloit suivre, elle ne trourneroit pas seulement les yeux de vostre
costé : Que si toutefois vous voulez qu’il soit ainsi, je vous accorde,
bergere, qu’elle vous ayme comme fille, mais consentez aussi qu’elle
m’ayme comme son serviteur : Vous ne pouvez pas y contredire, car il
n’est pas plus vray que vous estes fille, qu’il est tres-certain que je
suis son serviteur, ny il n’est pas plus naturel qu’une fille ayme une fille, que chacun ayme
celuy qui l’ayme, par ainsi & vous & moy aurons obtenu ce que
nous demandons : mais je voy bien que maintenant vous changerez
d’opinion, & que sans plus recourre à ceste amitié naturelle, puis
qu’elle ne peut estre à vostre advantage, vous rechercherez celle qui
vient de l’eslection. Et d’effect voila qu’incontinent vous dites
qu’elle vous doit aymer plus que moy, parce que l’ordinaire conversation
que vous avez avec elle, plus estroicte que je n’ay pas, augmente
l’Amour, soit parce que les perfections de la personne aymée sont mieux
recogneuës, soit d’autant que l’on a plus de commodité de se rendre ces
devoirs mutuels, qui conservent & augmentent l’Amour.
Mais, Philis, ny mesme par cette voye vous ne parviendrez à ce que vous
pretendez, car elle vous en esloigne encore plus que l’autre, d’autant
que par la premiere raison, vous pouvez peut-estre demander son amitié
comme estant fille, mais par celle-cy, vous courez fortune de rencontrer
la haine au lieu de l’Amour. Il est vray bergere, que la pratique d’une
personne aimable, le fait aymer d’avantage, mais il est tres-certain
aussi, que celle d’une personne desagreable, la fait encore plus hayr,
d’autant que comme par l’ordinaire practique, nous venons à la
cognoissance des perfections, de mesme par elle nous descouvrons mieux
les imperfections cachées. Et par cette raison il advient presque
tousjours, que ceste estroite pratique rompt plus d’amitiez, qu’elle
n’en augmente, & qu’il semble que les petits esloi gnemens rendent l’Amour
beaucoup plus violente. Je ne voudrois pas, ô mon ennemie ! expliquer
d’avantage ce poinct, si je pensois que vous ne voulussiez vous en
servir à mon desadvantage, mais cela me contrainct de dire, que vous
avez faict comme ces mauvais Orateurs qui au lieu de soustenir la cause
de leurs cliens, descouvrent les raisons qui leur sont contraires.
Comment, bergere, pouvez-vous penser que la conversation ordinaire vous
face plus aymer, puis qu’au rebours, c’est par elle, que vous faites
voir les deffauts de vostre amitié qui sont tres-grands, & lesquels
vous ne pouvez nier, puis que cent & cent fois je vous en ay
convaincuë en presence de ma belle maistresse ?
Il seroit trop long, mon juge, & la recherche que j’en pourrois faire
vous seroit trop ennuyeuse, si je voulois vous en faire souvenir par le
menu, outre que je l’estime inutile, puis que vous avez assez bonne
memoire, me semblant vous avoir ouy dire plusieurs fois, que vous vous
en souviendriez en temps & lieu. C’est à cette heure le temps, ô ma
belle maistresse, & voicy le lieu qu’il le faut faire, tant pour
monstrer que vous estes juste, que pour donner tesmoignage que vous avez
memoire de ce que vous promettez. Punissez-la ceste glorieuse bergere,
tant pour son outrecuidance, que parce que les perfections qui sont en
vous, ne peuvent souffrir les deffauts d’une si parfaicte amitié que la
sienne : Et par ainsi, ô Philis ! vous cognoistrez que l’advantage que
vous pretendez de ceste particuliere pratique, vous est plus ruineuse
que favora ble : & à la
verité, ce que vous avez allegué en cela, a plus du reproche que de la
raison, puis que vous estes plus pres de ma belle maistresse que moy,
vous sçavez bien qu’il n’est pas raisonnable, & que j’en ay assez de
desplaisir, sans que pour l’augmenter, vous me le remettiez ainsi devant
les yeux, & toutefois, ny mesme en cela vous n’avez point d’avantage
par dessus moy, au contraire je pense que si toutes choses sont bien
considerées, je l’auray par dessus vous ; Puis que la demeure que vous
faictes auprés d’elle, c’est seulement le jour, & encore de ce
temps-là vous en employez une grande partie hors de sa presence, soit
aux affaires de vostre maison, ou à d’autres divertissemens desquels
vous ne pouvez vous desrober, & par ainsi bien souvent ce que vous
donnez à ma belle maistresse, c’est la moindre partie du jour : Mais moy
au contraire, quand est-ce que le jour me surprend, que je ne sois
aupres d’elle ? Quand est-ce que la nuict me vient trouver ailleurs ? Et
quels divertissements m’en peuvent separer ? Il faut, bergere, que vous
sçachiez que tant s’en faut que ces choses qui sont hors de moy, m’ayent
peu trouver en autre part qu’avec elle, que moy-mesme je ne me suis
jamais pris garde d’avoir esté en quelque autre lieu, depuis que j’ay
commencé de l’aymer continuellement, Philis, je la voy, continuellement
je la contemple, & continuellement je l’adore, & vous pouvez
dire que vous estes plus souvent auprés d’elle que je ne suis ? O
bergere ! ostez cette opinion de vostre ame, & croyez qu’elle mes
me n’y peut estre plus
souvent que moy, & si je ne craignois de dire trop, & pardessus
la creance de la plus grande partie de ceux qui m’escoutent, je dirois
avec verité, que je suis encores plus souvent aupres d’elle, qu’elle
mesme : Et il est vray que j’y suis plus souvent : car elle quelquefois
se divertit par la presence des autres bergeres, quelquefois pour parler
à elle, & quelquefois pour leur rendre les devoirs d’amitié, &
de la courtoisie, & quelquefois pour les soucis des affaires
domestiques, au lieu que moy je suis continuellement attaché auprez
d’elle, comme Promethée sur son rocher, ou plustost comme le corps &
l’ame le sont ensemble par les liens de la vie : car il n’est pas plus
naturel au corps de mourir aussi tost que l’ame s’en separe, qu’il
seroit asseuré que je mourrois, si je me separois un moment de cette
belle pensée.
Je voy bien bergere, que vous riez de m’ouyr dire que je suis
continuellement auprez de ma maistresse, puis que vous croyez que cela
n’estant que de la pensée, je suis personne qui me contente fort des
imaginations. Que voulez vous, Philis, que j’y fasse ? J’avouë que si
j’y pouvois estre & de la pensée & du corps, je serois encor
plus content : mais si vous diray-je bien, que de la façon que j’y suis,
j’y suis plus parfaictement que vous, puis que le plus souvent que vous
y estes de la presence, vous en estes infiniment esloignée par la
pensée, qui vous emporte ordinairement fort loing de là, ne laissant où
il semble que vous soyez, que le corps, qui est la moindre partie de
vous, au lieu que la mienne n’ayant ny desir, ny contentement qu’aupres d’elle, elle n’en part
jamais pour quelque divertissement qui se puisse presenter. Que si vous
dites que ces pensées sont bien incapables, & bien inutiles pour la
servir, puis que ce ne sont que des imaginations : Ah ! bergere, prenez
garde que par mesme moyen vous ne blasmiez ces intelligences, qui
n’adorent le grand Tautates qu’avec la pure pensée, & qui
continuellement ne parlent & ne conversent avec luy que par la voye
de la contemplation. Et vous semble-t’il, que le moyen avec lequel je
suis aupres de Diane, soit inutile & tant incapable de la servir,
puis que je la sers & l’adore en terre, comme ces pures pensées
servent & adorent le grand Tautates dans le Ciel. Ce seroit un
blaspheme de le penser, & plus grand encore de le dire, & duquel
je m’asseure vous ne demeureriez pas longuement impunie.
Vous voyez donc, ô Philis, combien cette raison que vous avez alleguée
est meilleure pour moy que pour vous : &royez que celle que vous
dites de l’avantage du sexe duquel vous estes favorisée par-dessus le
mien, n’est pas moins confusion. Car j’avouë, & je l’avouë avec
verité, que cles femmes sont veritablement plus pleines de merite que
les hommes, voire de telle sorte, que s’il est permis de mettre quelque
creature entre ces pures & immortelles intelligences, & nous ;
Je croy que les femmes y doivent estre, parce qu’elles nous surpassent
de tant en perfection, que c’est en quelque sorte leur faire tort, que
de les mettre en un mesme rang avec les hommes : outre que nous pouvons
avec raison les estimer un juste milieu pour parvenir à ces pures pen
sées, (c’est ainsi que les
plus sçavans les nomment presque ordinairement) puis que nous apprenons
par l’experience, que c’est d’elles que toutes les plus belles pensées
que les hommes ont, prenent leur naissance, & que c’est vers elles
qu’elles courent, & en elles qu’elles se terminent : Et qui doutera
qu’elles ne soient le vray moyen pour parvenir à ces pures pensées,
& que Dieu ne nous les ait proposées en terre pour nous attirer par
elles au Ciel, où nos Druydes nous disent devoir estre nostre eternel
contentement ? Quant à moy je l’avouë, je le croy, & je suis prest à
le maintenir jusques à la fin de ma vie : mais que pour cela vous deviez
estre plus aymée de ma maistresse, ô bergere ! rayez cette opinion de
vostre creance, tant s’en faut, je croy qu’il doit faire un contraire
effect.
Nous avons dit, que quand quelque chose fait tout ce que la Nature luy
permet de pouvoir faire, & qu’elle s’esleve à toute la hauteur où
elle peut naturellement se hausser, elle est grandement estimable,
&maintenant je dis que celuy qui faict moins que ce que
naturellement il peut faire, doit estre beaucoup plus blasmé, &
mesme quand c’est une chose de soi-mesme loüable, que si par la
naturelle impuissance il laisse de la faire. Par cette raison, comment
bergere, ne serez-vous bien fort taxée, estant née fille, qui est un
sexe si parfaict, qu’il tient le milieu entre ces purs entendemens &
nous, d’aymer si imparfaictement que vous faites, & mesme un subject
si plein de perfection ? Je tiens pour certain, que Diane si quelquefois
elle a daigné jetter les yeux
sur nous, & je croy que sa douceur, sa bonté & sa courtoisie
naturelle, le luy a fait faire bien souvent : Je tiens pour asseuré
dis-je, qu’elle n’a jamais consideré mon extreme affection sans
l’estimer, ny la foiblesse de vostre amitié sans la blasmer : car elle a
veu la mienne si parfaite & entiere, & tellement exempte de
toute reproche, qu’elle n’a peu moins faire que de loüer grandement,
qu’un sexe tant imparfait que celuy des hommes, ait peu en moy comporter
une si parfaite Amour que la mienne. Et au contraire, elle n’a peu
considerer en vous une amitié si pleine de deffauts & de manquemens,
sans mesestimer celle qui est cause que le sexe des femmes qui est de
tant avantagé de la nature par-dessus le nostre, soit tant inferieur en
l’amour à celuy d’un homme.
Mais voicy d’autres raisons, ma maistresse, qu’elle allegue contre moy,
qui ne sont guere plus à son advantage, pour m’accuser envers Amour du
crime de leze Majesté. Elle dit que toutes les demonstrations que j’ay
faites de vous aymer, n’ont esté que des feintes & des desguisemens,
& il luy semble de bien preuver cette calomnie, quand elle dit que
c’est par gageure que je vous ayme, & qu’auparavant je ne vous
aymois point. Mais je vous supplie, mon juge, prenez bien garde aux
mauvaises consequences qu’elle tire de ses presuppositions. J’avouë,
Philis, que c’est par gageure que j’ayme Diane, & que ceste gageure
a donné commencement à mon affection, mais faut-il conclure pour cela
que mon Amour ne soit que dissimulation, ou que pour n’en avoir point aymé d’autres auparavant,
je n’ayme point maintenant Diane ? Nullement, bergere, car encore que
par gageure on coure à qui attaindra plustost le terme proposé, faut-il
croire que l’on ne coure pas pour cela à bon escient ? Au contraire
n’est-ce pas la gageure, & le desir de vaincre qui nous fait faire
des efforts veritables, qui semblent presque par-dessus nos forces, en
nous attachant des aisles aux pieds, tant la naturelle inclination que
chacun a en soy de surmonter, a de force en toute personne bien née ? Ne
dites donques plus, mon ennemie, que mes extremes passions, que mes
trespas, & mes transports soyent des déguisements, des feintes,
& des dissimulations, car il est vray que j’ay aymé par gageure,
mais il est encore plus certain que mon affection est tellement
veritable & asseurée, que je ne suis pas plus vrayement Silvandre,
que je suis avec toute verité serviteur de cette belle Diane : Et ne
faut penser, qu’encores qu’auparavant je n’eusse point d’Amour pour
elle, maintenant aussi je n’en aye point. Qui voudroit tirer cette
conclusion de cette sorte, pourroit de mesme dire que Philis n’est point
au monde, parce qu’autrefois elle n’y a point esté, car, bergere, s’il
vous disoit avant que de naistre, Vous n’estiez point née, doncques vous
ne l’estes point encore, diroit comme vous, lors que pour preuver que je
n’ayme point Diane, vous dites qu’il y a cinq ou six Lunes que je ne
l’aymois point. Si vous disiez qu’il n’y a pas long temps que cette
amour est née, vous diriez vray, & je l’avouërois avec vous, &
non pas sans beaucoup de regret d’avoir vescu un si long âge, sans l’avoir employé en son
service : mais quand vous taschez de preuver que je ne l’ayme point,
parce qu’il y a quelques temps que je ne la cognoissois point, &
qu’est ce dire autre chose, sinon que celuy qui n’est pas nay
aujourd’huy, ne naistra jamais plus ?
Or maintenant voyez, ma maistresse, comme elle se contredit sans y
penser, mais ne vous en estonnez point, car c’est le propre du mensonge,
& de la calomnie, de se contredire & d’estre diverse, au lieu
que la verité est tousjours une. Mais confessons luy, dit-elle, que
vostre beauté l’ait attaint un peu, & que par ce moyen il soit en
quelque sorte à vous. Et quoy, Philis, vous dites que vous avez de
l’Amour pour cette belle Diane, & que l’ordinaire pratique que vous
avez d’elle, vous donne plus de commodité d’en recognoistre les
perfections, & comment entendez vous ce que vous venez de dire ?
Confessons luy, dites vous, que vostre beauté l’ait attaint un peu,
& que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Est-il possible
si vous avez recognu les perfections de Diane, que vous puissiez croire
que l’on les puisse aymer un peu ? O ignorante de la force de sa
beauté ! Jamais il ne part de sa main un coup qui ne porte jusques au
cœur, & le cœur n’est jamais attaint que la blesseure n’en soit
mortelle. Vous pourriez parler de cette façon des communes beautez qui
se remarquent en quelques autres bergeres, & lesquelles quand elles
esgratignent un peu la peau, l’on pense qu’elles ont fait une
tres-grande preuve de leur force, mais de celle de Diane, ô que les
coups vous en sont bien incogneus, puis que vous en parlez de cette sorte. Aprenez de
moy, ô mon ennemie, que le lezard qu’on dit ne demordre jamais, &
que la Remore qui peut arrester la violence d’un vaisseau, qui a le vent
à pleines voiles, s’attachent avec moins de fermeté que ces perfections
depuis qu’elles ont touché un cœur : soyez tres-asseurée que les nœuds
Gordiens qu’on estimoit indissolubles, peuvent estre desnoués plus
aisément, que ceux desquels elle lie une ame, quand une fois elle l’a
prise : Et croyez pour chose tres-veritable, que le feu dont nos Druydes
nous disent, que tout l’Univers à sa fin doit estre embrasé, cede &
en grandeur & en violence à la moindre estincelle de celuy dont ses
yeux bruslent ceux qui les voyent. Et ne dites plus, peu experimentée
bergere, que l’on peut l’aymer un peu, ou que l’on peut estre en quelque
sorte à elle, tous ceux qui l’aymeront, ce sera extremement, & tous
ceux qui seront à elle le seront entierement : & lors que vous dites
que je l’ayme un peu, vous confessez sans y penser que je suis le plus
amoureux homme du monde, & par consequent qu’il n’y a rien qui se
puisse égaler à la grandeur de mon affection : que si ces paroles
peuvent faire rire, je pense que ce seront ceux qui ne sçauront quels
sont les effects d’Amour, ou qui n’en auront jamais ressenty les
blessures : car les autres compatiront à mon mal par le sentiment qu’ils
auront du leur. Mais à vous Philis, il est permis de parler de cette
sorte, & de vous moquer de la grandeur de mon affection, qui vous
estes trouvée un sujet incapable d’en estre touché, ou plustost qui
n’avez jamais tourné les yeux
sur le subjet qui peut faire mourir d’amour tous ceux qui le verront.
Mais, ma maistresse, voyez je vous supplie, quelle reproche mon ennemie
me faict, pour preuver que je ne vous ayme point, ou pour faire
mespriser mon affection, & jugez par là si elle a ouy parler
quelquefois d’Amour ? N’est elle pas bien gracieuse quand elle m’accuse
de n’avoir jamais rien aymé que vous, & que vous estes la premiere
qui m’avez surmonté ? J’avouë que voicy un blasme duquel je n’ay jamais
ouy parler, & duquel toutefois je me dis librement coulpable : car
il est vray que vous avez esté non seulement la premiere & la seule
que j’ay aymée, mais de plus que vous serez encore la seule & la
derniere que j’aymeray jamais : & s’il advient autrement, escoutez
bien mon ennemie, afin que vous continuyez à m’accuser de cette faute.
Et s’il advient dis-je autrement, ô Soleil qui m’esclairez, ô air qui me
laissez respirer, & vous, ô terre qui me soustenez, & qui me
nourrissez, couvrez mes yeux d’eternelles tenebres, estouffez mon cœur
parjure, & m’engloutissez dans vos abismes, comme indigne devoir, de
vivre, ny d’estre veu. Je monstreray par mon unique affection, que comme
il n’y avoit rien qui fust capable de m’apprendre à aymer que la seule
beauté de Diane, de mesme il n’y a point d’autre cœur qui puisse jamais
arriver à l’aymer : & j’apprendray aux plus sçavans par l’eternelle
durée de mon amour, qu’ils se trompent quand ils nous enseignent, que
tout ce qui a eu commencement doit avoir une fin : car ô Philis, cette
affection que vous vous vantez d’avoir veu naistre, ne vous servira pas seulement, mais
tous les siecles à venir.
Que si cette unique & eternelle affection est estimable, & si
celle à qui elle s’adresse m’en veut faire quelque grace, & comment
bergere pouvez vous dire qu’elle vous soit deuë ? Est-ce comme vous
presupposez que vos reproches ont esté cause de cette amour, & que
tout ce qui en est procedé, vous doit estre attribué comme à celle qui
en est l’origine ? Prenez garde, Philis, que cela vous estant accordé,
il ne soit fort à vostre desavantage : car ceux qui sont cause du mal en
doivent estre chastiez : mais si comme vous dites, ma maistresse se doit
plustost mocquer de moy, que d’avoir esgard à ma peine ; il s’ensuivra
que ce sera de vous de qui elle se rira, & non pas de Silvandre,
puis que vous vous en attribuez toute chose.
Mais n’ayez peur, bergere, je ne veux pas vous quitter mes justes
pretensions à si bon marché : Lors que quelqu’un faict par autruy
quelque chose, il faut considerer quelle est l’intention de celuy qui
l’a faict faire : car si son intention est bonne, il ne doit point estre
blasmé du mal qui en arrive, pourveu que d’ailleurs il n’en soit point
coulpable, non plus que si son dessein estoit mauvais, il ne doit point
avoir part à la gloire ny au profit qui en procede. Or si vous
m’accordez ce que je dis, je croy que personne ne le peut nier, voyons
avant que vous donner ny loüange ny blasme, quelle estoit vostre
intention, lors que nostre gageure fut proposée par vous. Nous n’aurons
pas, ma maistresse, beau coup
de peine à le descouvrir, car elle mesme la nous a dite : Les
desguisemens, a-t’elle dit, & les feintes recognuës apportent de la
haine : mais Diane sçait que toutes tes recherches ne procedent que de
la gageure que tu as faite, & que tout ce qui s’en est ensuivy n’est
que par feinte, donc elle te doit vouloir mal. Voyez vous, ma
maistresse, comme elle a pensé qu’en cette gageure je n’userois que de
feinte & de dissimulation : & puisque l’on est loüable ou
blasmable par l’intention, ne la condamnerez vous pas coulpable de tous
les desguisemens, de toutes les dissimulations, & de toutes les
feintes dont elle m’accuse, & desquelles elle pensoit que je me
deusse servir ? Et n’ay-je pas juste raison de dire, C’est vous, ô
Philis, qui par la gageure m’avez donné feintement à cette belle Diane :
mais c’est mon cœur, qui veritablement m’a donné à elle, par la
cognoissance qu’il a eu de ses perfections : Donques à vous se doivent
les chastimens avec lesquels les feintes & les tromperies doivent
estre chastiées, & à mon cœur les faveurs & les graces, qu’une
veritable affection peut meriter.
Ne me dites donc plus que je vous quitte cette pretenduë victoire, pour
monstrer mon esprit & mon jugement, mon esprit ayant sçeu si bien
déguiser une fausse affection, sous le visage d’une veritable Amour,
& mon jugement pour avoir si bien recogneu l’avantage que vous avez
par-dessus moy. Car au contraire je monstrerois à tous que je n’ay point
d’esprit, si j’avois aymé feintement ce qui est le plus digne en
l’univers d’estre parfaitement aymé : & je donnerois cognoissan ce de n’avoir point de
jugement, si je ne cognoissois bien l’avantage que ma vraye &
parfaite affection me donne par-dessus la vostre feinte & si pleine
de deffauts. Je veux, bergere, que vous confessiez vous mesme le
contraire de ce que vous me reprochez, & que vous soyez la premiere
qui direz, voyant la durée de mon Amour & sa perfection, qu’il n’y a
point d’affection pour mal commencée qu’elle soit, & à qui par
gageure ou pour passe-temps, on se laisse embarquer, qui ne puisse se
rendre tres-veritable & tres-asseurée, puis que celle-cy à qui un
gracieux essay a donné naissance, s’est renduë telle en moy, que les
années & les siecles qui peuvent mesurer toute l’estenduë du temps,
auront moins de durée en l’univers que ceste affection en mon ame.
Mais, ô mon ennemie, toutes ces considerations, & tous ces discours
sont bien en vain, ce me semble, puis que ce n’est qu’entre nous que
nous debattons à qui aura la victoire, ce n’est pas là où gist la
difficulté. Je ne doute point que ce chapeau de fleurs que j’ay mis aux
pieds de Diane, ne me fust acquis avec raison, s’il falloit que
quelqu’un de nous eust cette victoire que nous pretendons : Mais,
helas : ô Philis, j’ay grande peur, & ce n’est pas sans raison, si
je crains qu’elle ne sera ny à l’un, ny à l’autre, car tout ce que nous
avons allegué pour meriter son amitié, pourroit bien avoir lieu pour le
regard de quelque autre, mais pour Diane nullement. Diane de qui les
perfections & les merites surpassans toutes les forces de la nature,
mesprisent aussi toutes les loix qu’elle donne aux mortels. Et par ainsi
quand nous disons que l’Amour
se doit payer par Amour, & que les longs & fideles services sont
dignes d’estre recogneus, ce sont veritablement des raisons pour les
hommes, & qui les obligent à les ensuivre, mais nullement pour
Diane, en qui le ciel a voulu mettre tant de graces, que la relevant par
dessus les mortels, elle l’a voulu égaler à ceux qui habitent parmy les
estoilles. A qui faut-il donc que je m’adresse ? & à quoy faut-il
que je recoure ? m’adresseray-je à l’Amour, & recourray-je à la
justice avec laquelle toutes les choses sont balancées &
recompensées ? Mais comment ne sera-ce inutilement, puis qu’Amour n’a
rien affaire avec Diane, & que ce qui est juste pour toute autre,
seroit injustice pour elle. Adressons nous ô Silvandre, & recourons
à elle mesme, & laissans là toutes les autres puissances, &
toutes les autres raisons, disons luy.
A ce mot, il se jetta à genoux devant Diane, & puis luy tendant les
mains, il continua.
O Diane, l’honneur non seulement de ces Forests & de ces rivages,
mais la gloire de tous les hommes, & l’ornement de tout l’univers :
Vous voyez devant vous un berger, qui non seulement vous ayme, &
vous offre son service & sa vie, mais vous adore, & vous
sacrifie & son cœur & son ame, avec une si entiere affection, ou
plustost devotion, que tout ainsi que la nature ne peut plus rien faire
qui se puisse égaler à vous, aussi l’Amour ne sçauroit plus allumer une
si grande, ny si parfaicte affection dans quelque autre cœur que ce
soit : Et toutefois le grand Tautates s’est pleu à vous avantager de
telle sorte par-dessus les
œuvres de ses mains, qu’encores que je sçache bien que cette extreme
Amour & entiere devotion me pourroit faire esperer avec raison de
toute autre quelque grace & quelque faveur, & ne le recevant
point donner lieu à mes plaintes & à mes doleances, si recognois-je
bien que pour vous, cela ne peut estre, à qui tous les cœurs & tous
les services des mortels sont deus, & qui ne peuvent vous estre
refusez sans offence, ny vous estans rendus, meriter rien de plus
avantageux pour nous, sinon qu’en vous aymant, servant, & adorant,
nous vous rendons les devoirs ausquels tous les hommes vous sont
obligez. Aussi je ne me presente pas maintenant devant vos yeux, pour
vous demander quelque recompense de mes services, ny de mon affection,
tant pour la consideration que je viens de dire, que d’autant qu’il n’y
en a point qui soit digne d’elle, que le seul honneur d’estre aymé de
vous, & cette demande seroit une outrecuidance trop extreme, &
par dessus toutes mes esperances, mais seulement pour vous supplier par
la chose du monde que vous avez la plus aymée, & (si jusques icy
rien n’a esté assez heureux pour avoir eu cette faveur) je vous requiers
par la personne bien-heureuse, que le destin vous ordonnera d’aymer, de
vouloir seulement rendre un favorable, mais juste tesmoignage, que je
sçay veritablement bien-aymer, & qu’il n’y a personne qui ayme mieux
que Silvandre, ny qui merite mieux d’estre aymé pour une vraye Amour
& parfaite affection.
Silvandre acheva de parler de cette sorte, & sans se vouloir relever,
quelque signe que Diane luy
fit de la main, il voulut attendre à genoux son jugement : & parce
que Philis vouloit repliquer sur ce que Silvandre luy avoit respondu,
Adamas voyant que l’heure de partir pressoit, luy dit, qu’elle ne le
pouvoit plus faire, parce qu’il n’avoit tenu qu’à elle de dire tout ce
qu’il luy avoit pleu : de sorte que Diane apres avoir quelque temps
consideré ce qu’elle avoit à dire, parla en fin de cette sorte.
JUGEMENT
De la Bergere Diane.
L’Amour estant l’une de ces choses, desquelles les effets doivent rendre
plus de tesmoignage que les paroles : & le different qui est entre
Philis & Silvandre estant de cette qualité, nous n’avons pas voulu
mettre moins de soing à remarquer leurs actions & toutes les choses
qui se sont passées jusques icy depuis le commencement de leur gageure,
qu’à bien peser les raisons maintenant alleguées par tous les deux. Et
ayant bien & meurement balancé, & consideré le tout, & usant
du pouvoir qui en cét endroict nous a esté donné : NOUS DISONS &
declarons, Que veritablement Philis est plus aymable que Silvandre :
& que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Philis. Et pour ne
laisser personne en doute de nostre intention, NOUS ORDONNONS que Philis
s’asseoira dans le sie ge où je
suis, & que Silvandre me baisera la main : & en fin que Philis
rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas qui le luy a donné, &
Silvandre reprendra le sien de mes mains, & le portera tousjours à
l’avenir, en le renouvellant lors qu’il flestrira, afin que cette marque
luy en demeure eternelle parmy les autres bergers.
A ce mot, elle se leva, & alla prendre Philis par la main, & luy
faisant rendre son chappeau de fleurs au Druyde, la fit asseoir dans le
siege où elle estoit, & relevant la Guirlande de Silvandre, la mit
sur la teste au berger, & luy tendit la main tout à genoux qu’il
estoit, afin qu’il la baisast, ce qu’il fit avec tant de contentement
& de transport, que la bergere cognut bien (si elle ne l’avoit faict
encore) que ce n’estoit point un baiser qui procedast d’une feinte
affection.
Fin du neufiesme Livre.
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LE
DIXIESME LIVRE
DE LA TROISIESME
PARTIE DE L'ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
La grande chaleur du jour estoit fort abatuë, lors que Diane donna son
jugement : De sorte qu’Adamas desireux qu’Alcidon & Daphnide peussent
estre à temps, pour avoir le plaisir des divers exercices de ces bergers, se
levant de son siege, fut cause que chacun en fit de mesme, & les prenant
par la main leur dit, qu’il estoit temps de se mettre en chemin, pour aller
de jour aux hameaux de ces belles bergeres. Mais parce que Philis &
Silvandre disputoient entr’eux, pour sçavoir à qui Diane avoit donné
l’avantage, & que le Druyde vit bien que cette dispute ne se termineroit
pas facilement : Il leur dit, que l’on ne laisseroit d’en parler par les
chemins, & que ce seroit un passe-temps pour en adoucir l’incommodité,
& pour en accourcir la
longueur. Et cela fut cause que l’on n’eut pas plustost commencé de marcher,
que Philis attaqua le berger, luy disant : Et bien, Silvandre, que te
semble-t’il du jugement de Diane ? où est l’outrecuidance qui te persuadoit
de pouvoir obtenir quelque advantage par-dessus moy ? Bergere, respondit
froidement Silvandre, je n’ay jamais esperé d’en tant avoir que nostre
maistresse m’en a donné, mais aussi je soustiendray bien qu’il n’y eut
jamais un jugement prononcé avec plus d’equité, ny avec une plus meure
consideration, que celuy duquel vous parlez. Et quoy, berger, adjousta
Philis en sousriant, vous croyez que Diane vous ayt advantagé par-dessus
moy ? Et qui en peut doubter, respondit Silvandre, il faudroit bien avoir
peu de jugement, pour n’entendre pas son jugement : Quant à moy, reprit la
bergere, je ne l’entends pas seulement, mais aussi je l’admire, car
j’entends fort bien que j’ay obtenu par luy la victoire de la gageure que
nous avions faite & j’admire qu’il n’y eut jamais jugement comme
celuy-cy, puis qu’il contente les deux parties, ayant tousjours ouy dire,
qu’en tous les autres, l’une se plaint & l’appelle injuste. En cecy
comme en toute autre chose, respondit Silvandre, je monstre le bel esprit de
Diane : Et toutefois, dit Philis, c’est moy qui suis declarée la plus
aymable, & c’est à moy à qui le siege de Diane a esté donné, comme à
celle qui le merite le mieux : & pour faire entendre que c’est à moy à
qui Silvandre doit rendre les mesmes devoirs, & les mesmes honneurs que
nostre maistresse avoit auparavant receu de nous, o bergere s’es- cria Silvandre, que ce mystere
est profond, & qu’il vous faut encore estudier long temps pour le
sçavoir entendre ! Et si nostre belle maistresse s’establissoit encores un
juge pour declarer l’intention qu’elle a euë, je vous monstrerois bien-tost
que tout ce que vous venez de dire, est plus à mon advantage qu’au vostre :
Et s’il luy plaist de nous ouyr à ceste heure mesme, vous verrez que c’est à
moy à la remercier de la victoire qu’équitablement elle m’a adjugée.
Silvandre, dit alors Diane, il n’est pas raisonnable que l’autheur mesme
s’explique, & puis il me semble d’avoir parlé si clairement que quoy que
j’y peusse adjouster n’y serviroit de rien : Mais je vous supplieray bien,
puis que vous n’avez plus de gageure contre Philis, & que je ne dois
plus estre vostre juge, ny vostre maistresse, que vous vous souveniez que je
m’appelle Diane. Et ces dernieres paroles furent proferées avec un visage si
serieux, que Silvandre cogneut bien qu’elle le vouloit ainsi, &
toutefois feignant de le prendre d’autre façon, il respondit, Je sçay bien
que vous estes cette belle Diane, que Philis & moy avons servie quelque
temps, mais je sçay bien aussi que vous m’avez autrefois permis de vous
tenir pour ma maistresse, & me pensez vous estre de l’humeur de Hylas ?
pardonnez-moy s’il vous plaist, je hay trop l’inconstance & cette humeur
volage pour changer de cette sorte, permettez-moy que je vous sois celuy que
j’ay commencé de vous estre, & vueillez estre celle que vous m’avez
esté. Hylas qui ne hayssoit point Silvandre, luy semblant l’un des plus
accomplis bergers de toute la contrée, encore qu’incessam ment ils eussent dispute ensemble :
Il me semble, belle Diane, dit-il, que plusieurs raisons vous obligent à
trouver bon ce que ce berger vous propose, & ausquelles vous ne pouvez
contrevenir, sans offencer vostre beau jugement. Que si pour vous relever de
cette peine, vous voulez que ce soit moy qui declare quelle est vostre
intention, en ce que vous avez ordonné sur leur different, j’auray bien-tost
condamné Silvandre. Je vois bien, Hylas, respondit Diane en sousriant, que
vous seriez aussi bon juge pour eux, que vous estes bon conseiller pour moy.
Non, non, interrompit Philis, je ne veux point de juge suspect, Silvandre
auroit raison de tenir Hylas pour tel, mais s’il plaist au sage Adamas il en
ordonnera. Adamas alors prenant la parole, Il n’est pas raisonnable, dit-il,
que quelqu’un juge par-dessus Diane, mais ne laissez d’alleguer ce que vous
pensez estre à vostre advantage, & nous sommes tous icy pour luy en dire
nostre advis : Alors Philis, est il possible, dit-elle, Silvandre, que tu
sois tellement preoccupé de l’Amour de toy-mesme, que tu ne voyes point une
chose si claire que celle que tu me debats, m’asseurant qu’il n’y a icy
personne qui ne juge bien que tu n’as point de raison, ou bien si seulement
ce que tu en fais n’est que pour monstrer la subtilité de ton esprit ? Se
pouvoit-il parler plus clairement que Diane ? Je declare, a-t’elle dit, que
Philis est plus aymable que Silvandre, & pour esclaircir encores mieux
son jugement, elle adjouste l’honneur de me mettre en son siege, pour te
faire entendre qu’il y a autant de difference de toy à moy, qu’il y en a de
toy, à Diane, & que pour ce
regard, tu ne me dois porter le mesme respect, & le mesme honneur : Et
pouvoit-elle faire d’avantage pour monstrer ma victoire, ny la declarer avec
des paroles plus expresses ? au contraire, si elle a dit que tu te sçavois
faire aymer, ç’a esté pour faire entendre que tu es plus plein d’artifice
que je ne suis pas, & en cela je l’advouë, mais c’est d’autant qu’une
chose qui est aymable de soy-mesme, n’a point de besoin d’artifice pour se
faire aymer : Que si elle t’a fait present d’un chapeau de fleurs, & si
elle m’a ordonné de rendre le mien à celuy qui l’avoit donné, n’a-t-elle pas
voulu faire voir que les choses qui sont aymables en toy, ne sont que des
fleurs qui naissent & meurent en un jour ? & parce qu’elle juge en
moy les merites estre plus solides & durables, elle ne veut pas me
laisser cette marque des choses si tost perissables, & afin que tu le
cognoisses encore mieux, ne voulant qu’il y aye quelque chose qui demeure
sans recompense : Considere, Silvandre, quelle est celle qu’elle t’a donnée,
& quelle est celle que j’ay euë pour le service que nous luy avons
rendu. A toy elle a ordonné que tu luy baiseras la main, qui est une
gratification que l’on faict aux esclaves & à ceux que nous estimons
peu : Mais à moy elle ceda sa place, pour monstrer qu’elle ne peut rien
faire davantage, ceste naturelle opinion estant née en chacun, que nul ne
juge personne valoir plus que luy-mesme ne vaut, elle a voulu faire voir que
toutefois elle me cede, puis qu’elle me quitte la place qu’elle avoit, ou
bien pour te faire cognoistre qu’elle juge que tu me dois ceder autant qu’à celle qui souloit estre
au lieu où elle m’a eslevée. Or vante-toy maintenant, Silvandre, de
l’advantage que tu pretends avoir receu en ce jugement, garde bien le
souvenir de la grande victoire que tu as obtenuë aujourd’huy, & va au
temple de la bonne Déesse marquer le clou que l’on y a mis ceste année, afin
qu’à l’advenir tu scaches en quel temps tu as esté victorieux.
A ce mot, Philis se teut, & lors que Silvandre voulut respondre, Hylas le
devança en disant. Si c’est à moy à dire mon advis, je declare que Philis a
gaigné. Vous donnez vostre jugement, dict Adamas en sousriant, avec un peu
trop de precipitation, car vous condamnez un homme sans l’avoir ouy,
Silvandre n’a point parlé encores : Il est vray, respondit Hylas, mais il ne
se faut pas s’arrester à si peu de chose, car je sçay bien qu’il ne peut
rien respondre qui vaille. Chacun se mit à rire des discours de Hylas, &
lors que chacun se fut teu, Silvandre reprit froidement la parole de cette
sorte.
RESPONSE
du Berger Silvandre, sur le jugement de Diane.
J’ay appris dans les Escholes des Massiliens, que Promethée fut d’un esprit
si subtil, qu’il monta au Ciel, & desroba le feu des Dieux avec lequel
il anima la statuë qu’il avoit faicte : & que pour punition de ce
larcin, il fut attaché sur un
rocher, où une Aigle luy devore continuellement le foye. Ne courray-je point
cette mesme fortune, si declarant les intentions de cette belle Diane, je
luy desrobe le secret qu’elle a voulu reserver à elle, puis que je n’estime
pas ce larcin moindre que celuy de Promethée, ny fait contre une moindre
divinité ? Mais aussi ne seray-je point complice à celuy de Philis, qui se
veut injustement attribuer ce qui ne luy est point deu, & à mon
desadvantage, & contre l’equité, & le bon jugement de cette belle
Diane ? Veritablement si je delaisse cette juste cause, la pouvant soustenir
avec de si claires raisons, je crains d’estre grandement coulpable. Que
ferons-nous donc, ô Silvandre ! pour sans encourir la peine faire ce que
nous devons ? Recourons à cette belle Diane mesme, & avec des
supplications demandons-luy en don ce que nous pourrions bien luy dérober.
Il est impossible que les prieres, qui sont filles de Tautates, ne soient
exaucées par celle qui a tant de perfections, que nous la pouvons estimer
divine, s’il y a quelque chose de tel parmy les mortels.
C’est donc à vous, ô ma belle & divine Maistresse, à qui j’adresse ces
prieres, afin qu’il me soit permis en declarant la verité de ma victoire, de
monstrer l’equité de vostre jugement, protestant qu’en cette action j’ay
plus d’esgard à ce qui vous touche, qu’à ce qui est de moy. Car que me peut
importer que Philis se prevalle de l’advantage que j’ay par dessus elle,
puis que cela ne me rend moins homme de bien, ny moins vostre serviteur que
je suis ? mais si par les subtilitez de Philis on venoit à croire qu’un
jugement si peu juste eust esté
donné par vous contre toute sorte de raison ; ce seroit blesser l’honneur de
vostre bel esprit, qui ne s’est jamais trompé en une chose si claire &
si recogneuë de chacun. Et avec l’asseurance que vostre silence me donne que
vous le trouvez bon, je respondray à Philis de cette sorte.
Est-il possible, bergere, que vous vueillez estre deux fois vaincuë, &
que par force vous me vueillez par deux jugements rendre vostre superieur ?
Il semble que vous ayez voulu appeller Diane devant un autre Throsne : &
si nostre grand Druyde ne vous en eust empesché, je ne scay si cét ouvrage
n’eust point esté commis contre elle : mais il ne faut pas trouver estrange,
que celle qui n’a jamais sceu aymer n’en sçache entendre les secrets &
les ordonnances. Et toutefois afin que ny vous ny ceux qui vous escoutent ne
demeuriez plus long temps en cette erreur : oyez bergere, & avoüez la
verité que je vous vay declarer briefvement.
Le Grand Dieu qui est par dessus tous les Cieux, & qui d’un seul regard
voit non seulement tout ce que le Soleil descouvre, mais de plus tout ce qui
est de plus caché dans les entrailles de la terre, & dans les profonds
abismes des eaux, a voulu donner ce privilege à l’homme, qu’il n’y a que luy
seul qui puisse cognoistre ses pensées, s’il ne luy plaist de les
descouvrir : Mais pour l’advantager encores plus, il ne luy a pas seulement
donné la vertu de les cacher à toute sorte de personnes, mais de les pouvoir
participer à tous ceux qu’il veut : Et afin qu’il le face plus in telligiblement, il luy a laissé
deux moyens qui se declarent l’un l’autre, qui sont la Parole & les
Actions : deux choses dont chacune separément peut fort bien descouvrir
l’intention : mais qui pour esclaircir encore mieux nos pensées, se rendent
plus intelligibles l’une par l’autre : Et c’est pourquoy lors que nos
actions sont douteuses, nous y adjoustons la parole pour les resoudre, &
quand nos paroles sont obscures, nous les esclaircissons par les actions :
& le Grand Tautates l’a voulu ordonner de cette sorte, afin que ces ames
trompeuses & qui prennent plaisir à decevoir tous ceux qui les
approchent, n’eussent point d’excuse, lors que les deceptions sont
descouvertes, sur l’impuissance de ne s’estre pas sceu mieux faire
entendre.
Or cette sage & tres-juste Diane voulant nous faire sçavoir ce qu’elle
jugeoit de nostre different, afin de ne nous laisser aucune doute sur ce
sujet, a voulu user des deux moyens qui luy sont donnez pour nous faire
entendre son opinion. Elle a donc en premier lieu parlé fort clairement,
& puis à ses paroles elle a adjousté les actions qui pouvoient les
esclaircir entierement : Et toutefois, puis que la feinte ignorance de
Philis me contraint de recourre aux raisons, pour ne laisser personne en
doubte de la verité, je diray,
Que pour recognoistre cette verité, il la faut prendre en sa source, &
qu’à cette occasion pour sçavoir qui par le jugement de Diane a eu la
victoire, il est necessaire de considerer quel a esté le commencement du
different qui a donné naissance à nostre gageure. La Nymphe Leonide en a bien rapporté fidellement la
verité, lors qu’elle à dit que les trois Lunes estans escoulées, Diane
devoit juger qui de Philis & de moy se sçavoit mieux faire aymer : car
toute nostre gageure fut fondée sur la reproche que Philis me faisoit, que
l’occasion pourquoy je n’entreprenois de servir pas une de nos bergeres,
c’estoit pour recognoistre le defaut que j’avois des choses qui peuvent
faire aymer : & sur ce que je soustenois que ce n’estoit que faute de
volonté ; je fus condamné, & elle aussi à servir trois Lunes entieres
cette belle Diane, & qu’apres elle jugeroit qui de nous deux se sçauroit
mieux faire aymer. Cecy estant bien entendu, je croy qu’il n’y a personne
qui incontinent ne voye que par les paroles de cette belle Diane, j’ay
obtenu ce que je pretendois, puis qu’elle a prononcé ces mesmes mots : Nous
disons & declarons, que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Philis.
Qu’est-ce que j’ay plus à demander, ayant receu ce jugement si clair &
en paroles qui ne pouvoient estre plus intelligibles ? Et toutefois à ces
parolles elle a voulu adjouster les actions, telles que personne ne les peut
considerer, sans incontinent avouër ma victoire. Elle fait deux choses :
L’une elle me met la couronne sur la teste : & l’autre m’ordonne de
baiser sa belle main : toutes deux des faveurs si grandes, que je ne sçay
s’il y en a qui les peussent surpasser. Car, Philis, à qui donne t’on la
couronne sinon à celui qui a vaincu ? Et à qui les belles permettent-elles
de leur baiser la main, sinon à ceux qu’elles ayment, ou qu’elles jugent
dignes d’estre aymés ? Je ne sçay, bergere où vous allez chercher cette coustume que vous dites, que l’on
permet ces baisers à ceux que l’on estime peu : car si vous faites ces
faveurs à ceux que vous mesestimez, quelles seront celles que vous ferez à
ceux que vous penserez meriter quelque chose ? Croyez moy, mon ennemie, qu’à
ce prix il n’y a personne qui ne fust bien aise d’estre mesprisé de ma belle
Maistresse, & s’il lui plaist de continuer, je proteste que je veux bien
vivre & mourir dans ce mépris. Et quant à ce que vous dites, que nostre
juge a voulu monstrer en me donnant ce chapeau de fleurs, que les choses
aymables qui peuvent estre en moy ne sont que des fleurs qui naissent &
meurent en un jour : considerez ce qu’elle y a adjousté, prevoyant bien que
peut-estre on pourroit penser ce que vous dites : Nous ordonnons, dit-elle,
que Silvandre reprendra son chapeau de fleurs, de mes mains, & le
portera tousjours à l’avenir, en le renouvellant lors qu’il flestrira, afin
que cette marque lui en demeure eternelle parmy les bergers. Vous
semble-t’il bergere, qu’elle m’ordonne ceste couronne afin qu’elle
flestrisse dans un jour, puis qu’elle veut que je la porte pour memoire
eternelle ? Mais en cecy vous estes excusable, car c’est l’un de ces
mysteres que vous n’entendez point en l’Amour, & lequel je vous veux
expliquer, afin que vous sçachiez pourquoy nostre juste juge vous a ordonné
de rendre ce chapeau de fleurs à qui le vous a donné, & à moy de le
porter tousjours.
Amour, que nos sages Druydes estiment estre le Grand Tautates, & que ceux
qui enseignent dans les Escoles des Massiliens, disent estre le premier des Dieux qui sortoit hors du
C[ha]os, apres avoir osté la confusion & le desordre de cette inutile
& lourde masse, & separé les choses mortelles des immortelles,
voulut esclairer dessus toutes, & en les esclairant leur donner la vie
& la perfection. Et parce que l’homme n’a jamais esté creé que pour
cognoistre, aymer & servir ce Grand Tautates, & que nous ne pouvons
rien comprendre, qui auparavant ne soit representé à nostre ame par des
especes corporelles, avec lesquelles nous nous formons les idées des choses
que nous entendons ; Il voulut nous mettre devant les yeux un corps si
parfaict qu’il peut en quelque sorte nous representer ce qu’il vouloit que
nous recognussions de luy, afin que le cognoissant nous vinssions à l’aymer,
& en l’aymant à le servir. Et d’autant qu’il n’y a rien de si beau, ny
de si pur que ce Grand Tautates, il choisit donc dans le sein de la matiere,
celle qu’il jugea la plus pure & la plus parfaicte, & puis
l’embellit de toutes les beautez, & l’accomplit de toutes les
perfections dont un corps peut estre capable, & le nomma Soleil. Ce
Soleil incontinent se fit voir d’un costé à l’autre du Ciel, donna vie &
mouvement à tout ce qui estoit sur la terre, & fit des effects tant
admirables, que plusieurs estans abusez de luy recognoistre tant de
perfections, l’ont creu estre ce grand Dieu, duquel il n’estoit toutefois
qu’une bien imparfaite ressemblance, & l’ont adoré comme s’il eust esté
celuy qu’il representoit. Doncques, Philis, si vous voulez cognoistre en
quelque sorte quel est ce grand Tautates Amour, il faut que vous l’apreniez
par les choses que vous voyez
en ce soleil, & qui tombent sous vos sens, & quand vous voyez que le
soleil donne vie à tout ce qui est en l’univers, vous devez dire en vous
mesme que l’Amour donne vie à toutes les ames, quand il esclaire non
seulement au ciel, mais par toute la terre, que l’amour est aussi la lumiere
qui donne la veuë de l’entendement à tous les esprits, car il n’y a celuy
qui soit si aveugle à qui il n’ouvre les yeux & qu’il ne rende
clair-voyant. Quand le soleil se cachant nous laisse en tenebres, que c’est
ainsi que l’Amour se retirant d’un esprit qu’il a autrefois esclairé, le
laisse obscur & sans lumiere, ny entendement. Et lors que vous
considerez que le soleil fait & change les saisons, qu’Amour aussi fait
le Printemps, en faisant produire en nos esprits les fleurs des esperances :
L’Esté, en nous en donnant les fruicts : l’Automne, en nous en laissant
jouyr : & l’Hyver, en nous donnant l’entendement de les sçavoir
longuement conserver. Je serois trop long, si je voulois apporter icy par le
menu, tous les rapports qu’Amour & le soleil ont ensemble : il suffira
donc, bergere, que reprenant ce que j’ay desja dit, vous entendiez que ces
fleurs que vous mesestimez si fort, & qui sont, à ce que vous dites,
aussi tost flestries que produites, ce sont les esperances qu’Amour nous
donne en son Printemps. Et si cela est, que direz vous que signifie ce
chapeau de fleurs, pris de la main de Diane à ses pieds où je l’avois posé,
pour le mettre sur ma teste, sinon que l’esperance que je m’estimois n’estre
pas digne d’avoir, elle veut que je la prenne de ses propres mains ? O
Amour, quelle plus grande faveur
pourrois-je recevoir de ma belle maistresse ? O Philis, que ces fleurs me
sont cheres & agreables, & mesme considerant la suitte de cette
faveur : Voila donc ces belles fleurs, qui sont le Printemps de mes
esperances, & pensez vous que l’Esté n’ait pas suivy incontinent aprez ?
Et ne voila pas le baiser de cette belle main qui me donne les fruicts de
cette esperance ? Mais n’ay-je pas l’Automne & l’Hyver par ce beau
soleil de mon ame ? Sans doute Philis, ma belle maistresse n’y a rien
oublié, quand elle a ordonné que pour marque eternelle, je portasse cette
belle couronne parmy les bergers, voila la jouissance de l’Automne, &
que j’en renouvellasse continuellement les fleurs, & voila les moyens de
pouvoir conserver longuement le bon-heur que j’ay receu. Mesprisez à cette
heure mon ennemie, ces fleurs, & ce baiser que l’on donne dites vous à
des personnes si mesprisables, & considerez si vous ostant ces fleurs,
& les vous faisant rendre au sage Adamas, qui est le souverain juge de
ces contrées, & qui par ce moyen peut estre appellé la justice mesme,
elle n’a pas voulu monstrer que vous ne deviez rien esperer, & que si
vous aviez conçeu sans raison quelque esperance, il estoit bien raisonnable
que vous en fussiez dépoüillée devant la mesme justice, comme luy faisant
une amande honorable en la presence de toute cette venerable compagnie.
Il ne reste donc rien maintenant à dire, sinon que je vous declare pourquoy
ma belle Maistresse a dit que Philis estoit plus aymable que Silvandre, & quelle raison
l’a esmeuë à vous mettre dans son propre siege ? Et pour l’entendre plus
aisément, il faut que vous sçachiez, bergere, que tout ce qui est bon, est
aimable, mais il n’est pas aymé pour cela, parce que le bon, s’il n’est
recogneu, est comme le tresor caché, qui ne se peut faire estimer que quand
quelqu’un en a la cognoissance. Et Dieu mesme, qui est le Bon de tous les
Bons, ne seroit pas aymé s’il ne se faisoit cognoistre. Lors que Diane
declare que vous estes aymable, elle le dit avec raison, parce que tout ce
qu’il est bon est aymable, & sans doute les vertus & les perfections
qui sont en vous sont bonnes ; car ressemblant à ma belle maistresse, en ce
que la nature vous a faite fille, il n’y a point de doute qu’en cette
qualité vous ne soyez aymable, & beaucoup plus que Silvandre : Mais
d’autant qu’il vous deffaut les autres choses à vous faire aymer, &
lesquelles nostre juste juge à recognuës en moy : Elle a declaré que je me
sçay mieux faire aymer : Et cela, bergere, si vous l’entendez bien, est
tres-juste, & nullement à vostre desavantage, car il faut considerer le
personnage que nous faisons tous trois. Diane est celle qui reçoit nos
services & nos passions, & vous & moy la servons & la
recherchons, le propre de l’homme, c’est de servir, de rechercher, &
d’adorer une belle maistresse. Je fais donc envers Diane ce que je dois
faire comme homme, & ma maistresse en recevant mes services & mes
vœux, elle fait ce qu’elle doit faire comme fille, mais vous en recherchant
d’Amour ma maistresse, vous faites le contraire de ce que vous devez faire, & par ainsi
vous ne devez pas trouver estrange, si encore que vous soyez plus aymable,
Silvandre toutefois se sçait mieux faire aymer que vous, puis qu’il fait ce
pourquoy il est nay, & vous tout le contraire, puis que les filles ne
doivent pas rechercher, mais estre recherchées : & pour vous monstrer
que nostre juste juge l’a ainsi entendu, considerez que vous ostant du lieu
où vous estiez, elle vous a mis en sa place pour vous monstrer que vous ne
deviez pas faire le personnage de celuy qui recherche, mais le sien, qui
estoit celuy d’estre aymée & servie. Avoüez donc maintenant, Philis, que
j’ay gagné la gageure que nous avions faite, & je confesseray que vous
estes plus aymable que moy, & tous deux ensemble disons, qu’il n’y eut
jamais un plus sage, ny plus juste juge, ny une plus belle maistresse que
cette Diane, à qui nostre gageure m’a donné, & de qui les perfections
m’ont entierement acquis, & me retiendront eternellement.
Ainsi finit Silvandre, laissant chacun tres-satisfait, & de ses raisons
& de sa modestie. Philis mesme fut contrainte d’avoüer ce qu’il avoit
dit, & cela fut cause que Diane voyant qu’il n’estoit point necessaire
de faire un second jugement, n’en dit rien d’avantage. Un seul Hylas tenant
Stelle sous les bras, s’alloit moquant de tout ce qu’ils avoient dit : &
voyant que chacun s’estoit teu : Et bien, Silvandre, luy dit-il, qu’est-ce
que tu veux que nous apprenions de ton long & fascheux discours ?
Silvandre luy respondit
froidement, toute cette troupe cognoistra que ce jugement que Diane a donné
avec de si bonnes & de si justes considerations, a souffert la mesme
injure par l’explication que Philis luy donnoit, que reçoivent la pluspart
des Oracles, par ceux qui le plus souvent les tournent au gré de leurs
desirs, & de leurs passions. Et toy & Stelle vous apprendrez, que
puis que le soleil nous a esté donné pour nous representer ce qui est de
l’Amour, tout ainsi qu’il n’y a qu’un soleil, aussi ne devons nous avoir
qu’un Amour. Et toy berger, dit Hylas incontinent, tu te souviendras qu’il
n’y a pas long temps que tu és en vie, puis que tu dis que c’est Amour qui
la donne à toutes les ames, car n’ayant rien aimé que cette bergere, &
n’ayant que trois ou quatre Lunes que tu as commencé, ou ce que tu nous
contes est faux, ou tu ne vivois pas il y a fort peu de temps : mais si cela
est, enseigne nous je te supplie, Silvandre, comment tu faisois, estant
mort, à conduire tes troupeaux, à aller à la chasse, à parler, à chanter, à
courre, & à luiter, car je serois bien aise d’apprendre cela de toy,
afin que j’en puisse faire de mesme quand je seray mort, parce que j’en ay
veu d’autres que l’on met au feu, & d’autres que l’on enterre, &
ceux-la me faisoient peur quand je les voyois : mais toy, j’avouë que tu
estois le plus gentil mort qui fut jamais, & que si je pensois estant
mort, faire comme tu faisois avant que tu fusses amoureux, je ne me
soucierois pas tant de mourir que j’ay fait jusques icy. Silvandre alors en
sousriant, Il faut par force, dit-il, rire des discours de Hylas, mais
encore faut-il leur respon dre : Il
est vray qu’Amour est la vie de nostre ame, si l’on l’entend comme il se
doit, mais pour cela il faut que tu sçaches, Hylas, que nous considerons
deux sortes de vie en l’ame. L’une, celle qu’elle vit avec le corps, &
l’autre avec elle mesme. La premiere anime le corps, le fait marcher,
parler, manger, & luy fait faire toutes ces actions lesquelles tu as
recogneuës en moy, avant que j’eusse eu le bon-heur d’aymer Diane, &
l’autre donne la vie à l’ame, & fait que veritablement elle vit en elle
mesme, car elle luy esclaire l’entendement, luy forme ses imaginations,
& attire & occupe toutes ses volontez : Or la premiere sorte de vie
est commune à l’homme avec tous les animaux, car tous en vivant produisent
les mesmes actions, mais l’autre le relevant par dessus tout ce qui a corps,
luy donne une autre espece de vie, qui est commune avec ses pures pensées
desquelles nous avons parlé. Et maintenant tu vois Hylas, que si j’ay dit
qu’Amour donne la vie aux ames, je n’ay pas pour cela dit que le corps fust
mort, & qui est cette mort de laquelle tu veux parler, car j’eusse dit
les choses impossibles : Impossibles, d’autant que nul ne peut mourir qui
auparavant n’a vescu, mais celuy qui n’a jamais aymé, par cette raison
n’auroit jamais vescu ; Ne me demande donc plus comment j’ay fait estant
mort, à parler, à chanter, à courre, & à luiter, car toutes ces actions
dependent d’une vie de laquelle Amour ne daigneroit se mesler. Et quoy,
respondit Hylas, vostre Amour, à ce que je vous oy dire, ne se mesle que des
choses de la pensée & de l’imagination ? Il n’y a point de dou te, repliqua Silvandre, que les
autres il les laisse à l’instinct que la nature donne à chacun, Or
Silvandre, reprit Hylas, c’est dommage que nous n’aymons tous deux une mesme
bergere, car nous nous accorderions fort bien, toy avec les faveurs qu’elle
te pourroit donner, des pensées & des imaginations : & moy avec
celles que ton Amour remet à cét instinct de la nature. Alcidon & la
pluspart des bergers se mirent à rire de la plaisante humeur d’Hylas, &
Silvandre mesme qui enfin luy respondit : O Hylas, si tu sçavois aymer, tu
ne parlerois de cette sorte : ny ne confondrois pas toutes choses comme tu
fais. Quand mon ame vit en sa pensée & en ses contemplations,
laisse-t’elle pour cela de donner la vie à ce corps qu’elle anime ?
nullement. Le Soleil qui est, comme nous avons dit, le vray symbole de
l’Amour, esclairant les choses celestes, laissent-il de jetter ses rayons
sur les corps qui sont çà bas ? Et pourquoy veux tu que l’Amour esclairant
nostre entendement, & formant les pensées de nostre ame, ne donne pour
cela les desirs aux corps qui luy sont naturels ? Non, non, Hylas, il n’y a
que cette difference, ceux qui ayment comme je fais, ils n’ont les desirs
desquels tu parles, que parce qu’ils ayment : mais ceux qui ayment comme
toy, ils n’ayment que parce qu’ils ont ces desirs. Mais Silvandre, adjousta
Stelle qui estoit un peu piquée, ne m’avoüerez-vous pas que puis que vous
avez comme que ce soit ces desirs, vous estes grandement outrecuidé, quand
vous regardez qui vous estes, & qui est Diane ? Je confesse, dit froide
ment Silvandre, que me
considerant avec les yeux de l’egalité, vous avez raison, mais que je n’ay
pas tort aussi, quand j’adjouste de mon costé mon extreme amour, &
l’esperance qu’il luy plaist de m’en donner. Vostre extreme amour, dit elle,
est aussi invisible que cette esperance : Mes actions, dit Silvandre, &
celles de cette belle maistresse la peuvent rendre visible : & si les
miennes jusques icy ne l’ont peu faire, j’espere de luy rendre tant de
service qu’encore que je ne puisse pas la monstrer entierement, toutefois
elle en verra assez pour la juger la plus grande qui fut jamais : mais
qu’elle ne m’ait point donné la cognoissance de cette esperance que vous me
reprochez, si vous aviez aussi bien remarqué que moy ses actions, vous ne le
diriez pas : car les fleurs sont-ce pas des esperances, & pourquoy
m’auroit-elle ordonne de les porter sur la teste ? Il est vray, repliqua
Stelle, mais ces esperances, comme vous avez receu les fleurs du sage
Adamas, vous les devez aussi avoir des choses qui dependent de ce grand
Druyde, & non pas de Diane. O Stelle, adjousta Silvandre je voy bien que
vous n’avez l’œil qu’à remarquer les actions d’Hylas, car si vous eussiez
veu ce que j’ay faict, vous ne diriez pas que je tiens ces fleurs du grand
Druyde ; Il est bien vray que je les euës de luy, mais ne les ay-je pas
laissées, & posées aux pieds de Diane, pour monstrer que j’y remets
toutes ces esperances ? & si maintenant vous me les voyez sur la teste,
de laquelle autre main les ay-je que de celle de qui toutes mes esperances
veulent dependre ? L’ordonnance de Diane ne porte-t’elle pas, que je
reprendray ce chapeau de fleurs
de ses mains ? Et cela qu’est-ce à dire sinon ESPERE ? Mais toutefois,
reprit Stelle, vous les avez euës ces fleurs & ces esperances du sage
Adamas. Ny cela aussi, respondit le berger, n’a pas esté sans un grand
mystere, car peut-estre Tautates veut que je scache que le commencement de
toutes mes esperances doit prendre origine du sage Adamas.
Les disputes de ces bergers & bergeres eussent continué d’avantage,
n’eust esté qu’en mesme temps ils arriverent dans le grand Pré, où les jeux,
& les exercices de ces jeunes bergers avoient accoustumé de se faire :
Et desja ils s’y estoient assemblez de toutes parts, & avoient preparé
toutes les choses necessaires, lors que voyant de loing le grand Druyde
& toute la troupe, ils s’en vindrent à sa rencontre, la teste parée de
fleurs, & chantans, & sautans pour monstrer le contentement qu’ils
avoient de le voir parmy eux. Les premieres salutations faictes, l’on
proposa les prix pour la course, pour la lutte, pour le saut, & pour
jetter la Barre. De la premiere Silvandre emporta le prix, de la luite
Licidas, du sauter Hylas, & de la barre Hermante, qui estoit ce berger
de Camargues venu avec Alcidon & Daphnide. Quant à Silvandre, chacun
sans difficulté luy donnoit la victoire de bon cœur, & à Licidas aussi :
mais pour Hylas & Hermante, les autres bergers de Forests en estoient
bien faschez ; & Hylas s’approchant de Stelle, parce que le prix qu’il
avoit gaigné estoit une couronne faicte de plume fort artificiellement, il
la supplia de la luy vouloir mettre sur la teste : Silvandre en se mocquant
luy dit, C’est un digne loyer de
tes fidelles peines. Qu’est-ce que tu veux dire ? respondit Hylas apres que
Stelle luy eut faict la faveur de la luy mettre sur la teste. Je veux dire,
reprit Silvandre, que ceux qui ont osé sauter contre toy, s’ils te
cognoissoient, sont bien outrecuidez, parce qu’ayant la teste si legere que
tu as, ils ne devoient pas juger que le reste du corps fust plus pesant, ny
esperer moins que d’estre vaincus, mais ceux qui t’ont donné cette couronne,
ont bien mieux faict paroistre leur jugement : car à un esprit si leger que
le tien, que sçauroit-on donner qui luy fust mieux deu qu’un chappeau de
plume ? Je ne rougiray jamais, dit froidement Hylas, que l’on me donne les
marques que je porte, car à toy qui es lourd & grossier, l’on fait bien
de donner les choses qui sont produites de la terre, comme ces fleurs qui
sont en cette Guirlande que tu as en la main : mais à moy comme celuy qui a
quelque chose de plus noble, qu’est-ce que l’on ose presenter que des
plumes, pour monstrer que je me releve dans l’element de l’air, comme
mesprisant celuy de la terre aussi grossier que tu es ? Toy dis-je qui ne
laisses d’envier ce que tu reproches en moy, puis que tu as bien voulu
courre contre les autres bergers pour avoir la gloire d’estre plus leger
qu’ils ne sont. Tu te trompes, respondit Silvandre, je n’ay pas couru pour
faire paroistre d’estre plus leger, mais ouy bien plus desireux de
m’approcher le premier de ma belle Maistresse, qui estoit assise auprez des
termes où nous adressions nostre course, de sorte que tu es bien deceu, si
tu penses que j’aye couru pour avoir la gloire de courre le mieux, mais seulement pour faire voir
qu’il n’y a rien qui me puisse devancer quand il faut que j’aille vers elle.
De fortune Diane estoit auprez de cette troupe, & ouyt leurs discours,
qui fut cause que s’addressant à Silvandre : Berger, luy dit elle ces noms
de Maistresse & de belle que vous me donnez, & ces paroles qui
tesmoignent une affection particuliere, ont esté de saison, lors qu’a duré
la gageure que vous aviez faite : mais maintenant je vous supplie de n’en
plus user, si vous ne me voulez desobliger & vous ressouvenir quand vous
voudrez me nommer, que comme je vous ay desja dit je m’appelle Diane.
Silvandre luy respondit, Celuy qui n’est au monde que pour vous faire
service, aymeroit mieux la mort, que de vous desplaire : mais avant que de
me faire ce commandement, permettez que j’aye tout le reste du jour pour me
desaccoustumer de ces paroles qui vous sont tant ennuyeuses, & cependant
ayez agreable cette couronne que j’ay gagnée par la faveur que vous m’avez
faicte, afin que je puisse marquer ce jour pour le plus heureux de tous ceux
que j’ay passez jusques icy. La bergere qui aymoit ce berger, & qui
commençoit de luy donner la place en son cœur qu’y souloit avoir Philandre,
luy eust aisement accordé sa requeste : mais craignant que cette bonne
volonté ne fust recogneuë de ceux qui les escoutoient la refusa assez
rudement, & en effect s’en fust allée sans Astrée & Alexis qui
l’arresterent, & luy dirent que la demande de Silvandre estoit si
raisonnable, qu’elle s’efforceroit & sa naturelle courtoisie si elle la
refusoit : & presque par force,
pour le moins en apparence, elles la luy firent accorder. Je le veux bien,
dit la Nymphe Leonide, pourveu que ce chapeau de fleurs que Diane a desja
sur sa teste soit donné à Paris, autrement il auroit trop d’occasion de se
douloir de voir la Guirlande de Silvandre sur la teste de sa maistresse. Ce
tiltre, dit Diane, ne m’est pas deu : & toutefois puis que cette belle
Druyde & cette discrette bergere me condamnent à ce que vous avez ouy,
je consens à ce qu’une si grande Nymphe que Leonide m’a ordonné. Et à ce
mot, l’ostant le chappeau de fleurs qu’elle portoit, elle receut celuy que
Silvandre un genoüil en terre luy presentoit, & remit le sien sur la
teste de Paris, qui depuis ne fut pas cause d’une petite dispute entre Paris
& le berger, pour sçavoir qui avoit esté le plus favorisé : mais pour
lors il n’en fut pas dit davantage, parce qu’avant que toutes ces choses
fussent achevées, le Soleil avoit presque finy son cours, & s’en alloit
cacher le jour dans la mer, cela fut cause qu’ils se mirent en chemin pour
se retirer dans leurs hameaux.
Astrée & Alexis marchoient ensemble, Adamas, Alcidon & Daphnide se
tenoyent compagnie, Philis estoit auprez de Licidas, Paris entretenoit
Leonide pour se resoudre sur les discours qu’ils avoyent desja commencez en
la maison d’Adamas, de sorte que Silvandre s’approchant de Diane avec une
grande reverence : Ma belle Maistresse, luy dit-il, me permettrez vous de
vous ayder à marcher jusques en vostre logis ? Je reçois, luy
respondit-elle, cette courtoisie, mais je voudrois bien que vous prissiez de
bonne heure la coustume de me
nommer par mon nom. Croyez, luy respondit-il, belle bergere, que vous n’en
avez point qui soit plus veritablement vostre nom, que celuy que je vous
donne de ma maistresse : car je vous supplie de croire, que c’est une chose
si vraye que je suis vostre serviteur, que toutes les choses plus certaines
ne le sont point d’avantage. Diane qui ne desiroit pas d’esloigner
Silvandre, & qui toutefois ne voyoit point de raison de l’aymer, estant
incogneu & un pauvre estranger, demeuroit bien empeschée de ce qu’elle
avoit à faire, & jugeant que pour lors elle ne pouvoit promptement
prendre un meilleur conseil, que feindre de croire que c’estoit pour
continuer le reste du jour, de la mesme façon qu’il l’en avoit suppliée ;
elle lui respondit : Je trouve bon Silvandre, que vous acheviez le reste du
jour comme vous l’avez commencé, puis qu’Alexis & Astrée l’ont ainsi
voulu. Si je croyois, reprit-il incontinent, que ce jour estant finy il me
falust cesser de vous aymer, je jure le ciel qui me donne la vie, que
j’aymerois mieux cesser de vivre : Vous dis-je pas, repliqua Diane, qu’il
vous est permis de continuer de cette sorte tant que le jour durera, mais
prenez garde que le soleil se va coucher, & que le jour finist quand il
se retire. Le jour, respondit Silvandre, dure tant que la clarté demeure :
Je le vous avouë, dit Diane, & c’est pourquoy une heure au plus apres
que le Soleil sera couché, il n’y aura plus de clairté, ny par consequent de
jour pour continuer la feinte que vostre gageure vous a permise. Quand il
vous plaira ma belle maistresse dit
Silvandre, ce different sera jugé par ceux qui m’ont ordonné tout ce jour,
mais cependant je ne laisseray de vous dire, qu’il n’y a point de temps qui
puisse limiter le service que je vous dois, ny deffence qui ayt la force de
me divertir de la veritable affection que je vous ay voüée. Et afin que vous
sortiez d’erreur, permettez-moy, belle bergere, que je vous die avec les
paroles de la mesme verité que cette gageure a esté au commencement sans
autre dessein que de vaincre Philis, & donner du passe-temps à celles
qui en avoient esté cause, mais depuis les perfections que j’ay rencontrées
en vous, m’ont bien faict paroistre qu’il ne se faut jamais joüer avec
l’Amour, & qu’il est impossible de demeurer long-temps aupres d’un grand
feu sans s’y brusler. Diane l’ayant laissé quelque temps sans luy respondre,
en fin luy parla froidement de cette sorte, & sans tourner seulement la
teste de son costé ; Silvandre, si vous voulez que je croye ce que vous me
dittes ainsi que sonnent vos paroles, je vous respondray que je suis
tellement desobligée de vous, que je ne sçay si jamais j’oublieray cét
outrage, que si en effect (& comme je croy que c’est vostre intention)
ce n’est que pour clorre cette journée en passant vostre temps, comme elle a
esté commencée suivant vostre gageure, je recevray tout ce que vous me venez
de dire, comme j’ay fait jusques icy, depuis le commencement de vostre
different avec Philis : voyez donc ce que vous avez à me respondre, afin que
je sçache ce que j’ay à faire, mais je vous prie, berger, pensez y bien.
Silvandre qui cogneut que Diane parloit avec plus de resolution qu’il n’eust pense, &
cognoissant que s’il passoit plus outre, elle luy feroit quelque response
qui l’esloigneroit à jamais d’elle, se resolut de ne rien rompre & de
gaigner seulement le temps, jusques à ce que ces longs services, & les
asseurées cognoissances qu’il esperoit de luy donner de son affection,
eussent peu faire quelque coup en son ame, jugeant que peut estre elle-mesme
seroit bien ayse d’avoir la mesme occasion de recevoir ses services, &
les asseurances de ses affections, avec la mesme couverture que jusques à ce
coup elle les avoit receuës, c’est pourquoy tournant les yeux sur son beau
visage : Ma belle maistresse, dit-il, le jour que vous m’avez accordé n’est
pas encores achevé, & lors qu’il le sera, je verray ce que j’auray à
vous respondre : cependant vous me permettrez d’user du privilege que vous
m’avez donné. De cette sorte, respondit la bergere, je reçois vos discours
de bon cœur, mais si me semble-t’il que vous devriez commencer à parler
comme vous souliez faire, puis que voila le soleil qui ne peut tarder de se
cacher. Nous sommes bien loing de conte vous & moy, respondit le berger,
puis que le jour que vous m’avez accordé, doit durer aussi long temps que ma
vie. Que vostre vie ? reprit incontinent Diane, je serois marrie qu’elle
fust si courte, & je vous ay trop d’obligation, pour ne souhaitter une
plus longue durée à vos jours : Vous plaist-il ma belle maistresse, dit-il,
que nous ayons quelqu’un qui nous regle en cecy ? Et qui voudriez-vous
choisir ? respondit Diane : Qui vous voudrez, repliqua Sil vandre, pourveu qu’il ayme, ou que
seulement il ait quelquefois aymé : Voulez-vous, dit Diane, que nous nous en
remettions à Astrée & à Philis ? Je le veux bien, respondit Silvandre,
encores que Philis me soit grandement ennemie. Vous vous trompez, respondit
Diane en sousriant, croyez qu’en effect vous n’avez pas une bergere qui
tienne mieux vostre party, quelque mine qu’elle face au contraire, mais je
ne veux pas que nostre dispute soit en public, comme a esté celle de vous
& de Philis, pour des considerations que vous pouvez bien penser, il
faut que ce soit quand chacun se retirera, car nous allons souper en la
maison d’Astrée, où Phocion traitte Adamas, & Daphnide & nous
toutes, nous leur en parlerons en particulier. O Que ces paroles donnerent
une grande consolation à Silvandre, luy semblant que puis que Diane avoit le
soing de cacher cette recherche, ses affaires n’estoient pas en mauvais
termes, & il estoit tres certain que cette bergere s’estoit peu à peu
engagée de bonne volonté envers Silvandre, de telle sorte que depuis quoy
qu’elle sceust faire, il luy fut impossible de s’en despestrer jamais.
Cependant Astrée & Alexis s’alloient entretenans : & comme l’on passe
d’un discours en un autre, ils vindrent enfin sur le jugement de Diane : Et
Alexis, continuant leur propos, Belle bergere, luy dict-elle, vous puis-je
parler librement ? Comme à vous mesme, respondit Astrée. Que pensez-vous,
dit Alexis, de l’Amour de Silvandre ? Je croy, adjousta la bergere, que
veritablement ce berger est grandement amoureux, & que si Diane ne se conduit avec une
tres-grande prudence, j’ay peur qu’elle n’en ressente enfin du desplaisir.
Et moy, reprit la Druyde, j’ay opinion, si je ne me trompe fort, que Diane
ne veut point de mal à Silvandre, je ne voudrois pas offencer vostre
compagne, par le jugement que j’en fais, car outre que j’ayme & honore
tout ce que vous aymez, encore a-t’elle tant de vertus & de merites,
qu’elle contraint chacun d’avoir de la passion pour elle. Vous n’avez point,
Madame, dit Astrée, conceu seule cette opinion, car j’avouë avoir pris garde
à de grandes apparences, que la recherche du berger ne luy estoit point
desagreable, & pour dire la verité, Silvandre est un berger qui n’est
pas à mespriser, & ne croy point en avoir jamais veu ayant plus de
merite qu’un autre. A ce mot, elle se teut, presque comme si elle eust
entendu que la Druyde luy demandast le non de cet autre berger : Au
contraire Alexis ayant ouvert la bouche pour le luy demander, s’en retint,
craignant qu’elle ne luy dit quelqu’un qui luy donnast occasion de combler
d’amertume les deux contentemens qu’elle recevoit aupres d’elle. Et apres
avoir demeuré & l’un & l’autre quelque temps sans parler, enfin
Astrée reprenant la parole, dit avec un grand souspir, Il est certain que
Diane ayme ce berger, & je puis dire que Philis & moy en sommes la
cause, car nous la contraignismes presque par force, de souffrir la
recherche de Silvandre, & quoy que le commencement ne fust que jeu, je
voy bien qu’elle & luy ont passé plus avant, & que la recherche que
le berger faict, est à bon escient, & qu’elle le croit bien ainsi, & je prevoy que si elle ne s’y
prend garde, elle ne s’en desfaira pas si aisément qu’elle pense, & je
vous diray ce que je croy qu’il en adviendra. Il faut que vous sçachiez,
Madame, que Silvandre est un berger incogneu, & qui n’est gueres obligé
à la fortune, puis qu’elle luy a caché & le lieu de sa patrie, & luy
a osté la cognoissance & de son pere & de sa mere, de sorte que
Diane qui est glorieuse autant que bergere de tous ces hameaux, ne se
donnera jamais la permission, quelques merites qui soient en Silvandre, de
se laisser servir ouvertement par luy, ny mesme ses parens qui sont des
principaux de toutes les rives du mal-heureux Lignon, ne souffrirent jamais
que cela soit, & toutefois je voy Silvandre si pris des beautez &
des perfections de Diane, que je ferois gageure n’y avoir rien au monde, ny
rigueur de la bergere, ny deffence des parens, ny incommodité quelconque qui
l’en puisse divertir. Si bien que lors que Diane luy commandera de ne plus
parler à elle de la sorte qu’il a fait durant la gageure, il se contiendra
un peu, mais il sera du tout impossible, qu’apres il ne donne de si grandes
cognoissances de son affection, que plus on la voudra cacher, plus elle se
fera voir à travers les contraintes & les difficultez. Et je ne vous dis
rien, Madame, que je n’aye desja predit à Diane, car l’aymant comme je fais,
je serois marrie de luy voir du desplaisir, & toutefois je le prevoy
presque inévitable, par le chemin qu’elle veut prendre. Et qu’est-ce, reprit
Alexis, qu’elle se resoult de faire ? Je voy bien, respondit Astrée, qu’elle
est bien empeschée, car elle n’a
pas faute de jugement, pour cognoistre qu’en luy disant toutes ces choses,
je luy representois bien la verité : mais cette bonne opinion, que ses
propres merites luy ont fait justement concevoir d’elle mesme, l’empesche de
consentir à la recherche de Silvandre, & la faict resoudre de recourre
aux extremitez des severes defences que nous avons accoustumé de faire quand
une recherche nous desplaist. Je ne serois pas de cette opinion, dit
froidement Alexis, & si elle le faict, elle s’en repentira : car
Silvandre l’aymant ne s’en divertira pas pour cela, & il en adviendra ce
que vous avez dit, qui les rendra la fable de toute la contrée : mais il
vaudroit mieux qu’elle se resolut à une de ces deux choses, ou à luy laisser
continuer sa recherche soubs le voile de la feinte, & de cela on en
trouvera assez d’excuses, ou bien à la luy permettre secrettement, ainsi que
la prudence & du berger & de la bergere sçaura bien sagement
dissimuler : car je vous avoüe, belle bergere, que les vertus de Diane,
& les merites de Silvandre me font desirer qu’ils puissent vivre
contents, encore que tout cecy soit au desadvantage de Paris, mon frere, que
je sçay bien qu’il ayme, mais il vaut beaucoup mieux qu’un seul n’obtienne
pas ce qu’il desire, que si en l’obtenant il en rendoit deux de tant de
merites miserables le reste de leurs jours, outre que Diane n’aymant mon
frere que par raison d’estat, c’est sans doute que le regret d’avoir perdu
une personne qu’elle a si chere que Silvandre, la rendroit si triste &
si changée, que je ne sçay si mon frere en pourroit recevoir beaucoup de
plaisir. Et en cores que cela
desplaise au commencement à Paris, il s’y resoudra plus aysément que
Silvandre, n’ayant pas tant d’affection pour Diane que ce berger, & de
plus nous le divertirons aysément de cette humeur, en luy proposant quelque
mariage qui sera plus convenable à sa condition.
Ils arriverent avec semblables discours au hameau de Phocion, où il les
receut avec un si bon visage, & les traitta au souper si bien,
qu’Alcidon & Daphnide avoüerent ce service faire honte à celuy des
grandes villes. Il est vray qu’Astrée n’en eut pas tout le contentement
qu’elle eust bien desiré, parce que Phocion avoit retenu le jeune Calidon,
& l’avoit mis à la table vis à vis d’elle, & ce jeune berger n’osta
jamais les yeux de dessus son visage, tant il estoit passionné. Ce qui
troubla fort Astrée, qui ne pouvoit faire la moindre action, ny tourner la
veuë, qu’elle ne rencontrast tousjours ou allant, ou revenant, les yeux de
Calidon qui l’attendoient au passage. Alexis qui de son costé n’avoit rien
de plus doux que la veuë de ce beau visage de laquelle elle avoit esté si
longuement privée, en faisoit presque autant que le berger, mais avec plus
de satisfaction d’Astrée, qui aussi ne se pouvoit saouler de voir Celadon
sous le nom d’une fille : mais la Druyde eut bien plus d’avantage que
Calidon, parce qu’ayant son costé Astrée, elles pouvoient parler ensemble
sans estre ouyes, ce qu’elles firent presque tout le repas ; & parce
qu’Alexis se prit garde des yeux de Calidon, elle dit à la bergere :
N’est-il pas vray, belle Astrée que le lieu où vous estes, vous donne de la
peine ? Je n’avoüeray jamais
respondit-elle, que d’estre aupres de vous, qui est le plus grand
contentement que je puisse recevoir, me soit de la peine, mais si feray bien
que je voudrois que ces yeux importuns qui sont continuellement sur moy, se
destournassent ailleurs, ou que tout le corps entier s’en allast si loing,
que je n’en eusse point d’incommodité : La peine que vous souffrez, dit
Alexis, est l’un des tribu[t?]s de vostre beauté, & ne trouvez estrange
si les bergers vous ayment, puis que moy qui suis fille, & qui ne vous
ay veuë que depuis deux ou trois jours, en suis demeurée tellement prise,
que je pense que c’est Amour. Et en disant ces paroles, Alexis changea de
visage, fust pour l’affection de laquelle elle parloit, fust pour la crainte
d’avoir parlé trop clairement. Astrée luy respondit avec un œil riant,
Pleust à Dieu, Madame, que cette beauté que vous dites en moy, & que je
ne veux pas refuser, puis qu’elle vous est agreable, fust telle qu’elle
peust aussi-bien acquerir l’honneur de vos bonnes graces, que la vostre m’a
renduë tellement à vous, que la seule mort me peut ravir ce bon-heur : je
vivrois la plus contente fille qui ait jamais esté bergere, & ne
changerois pas mon contentement à tous les Empires ny à toutes les
Monarchies de la terre. Alexis qui eut crainte que la continuation de ce
propos ne fit prendre garde à ceux qui les regardoient, qu’elles parloient
avec trop d’affection pour des filles, luy prenant la main la luy serra un
peu, & luy dit : Je refuseray plustost la vie, que l’asseurance que vous
me donnez, mais pour quelque raison que je ne vous puis dire icy, coupons là
ce discours, ce soir vous
ressouvenez que nous le pourrons continuer quand nous serons plus seules, ou
demain en nous promenant parmy ces bois.
Cependant le repas estant finy, & les tables estans levées, la pluspart
des jeunes bergers & belles bergeres des costaux voisins vindrent danser
& chanter en ce hameau, pour rendre plus d’honneur au grand Druyde,
& donner plus de signe de la resjouyssance qu’ils faisoient pour le
bon-heur du Guy de l’An-neuf, c’est ainsi qu’ils le nommoient. Et parce que
Daphnide & Alcidon estoient grandement desireux de remarquer la douceur
de la vie de ces bergers de Forests, ils prierent Adamas de trouver bon
qu’ils sortissent hors du logis pour voir dancer & ouyr chanter ces
belles bergeres. Adamas qui ne vouloit que leur donner toute sorte de
contentement, prenant Daphnide par la main, sortit incontinent dehors,
laissant Leonide pour conduire Alcidon, & tout le reste de la troupe,
qui les suivant vint en une grande place, qui sembloit n’estre faitte que
pour semblables resjouyssances, où ils trouverent grande quantité de
bergeres & de bergers qui les attendoient dançans cependant aux chansons
entr’eux.
Le Soleil s’estoit caché il y avoit long-temps, & le jour ne paroissoit
plus, mais la Lune esclairoit de sorte qu’il sembloit qu’à dessein elle eust
emprunté plus de feux pour cette nuict qu’elle n’avoit pas accoustumé, si
bien que sa clairté & sa fraischeur rendoient ce lieu si agreable, que
Daphnide ne le pouvoit assez loüer. S’estans en fin tous assis & arangez
qui d’un costé, qui d’au tre, ils
recommencerent leurs danses, les bergeres chantans & dansans d’une si
bonne grace, que Daphnide & Alcidon avouërent n’avoir rien veu de plus
gentil que ces bergers & bergeres de Lignon. Leur dance n’avoit pas duré
une demie heure, lors qu’il arriva des hameaux voisins, & mesme de la
petite riviere d’Or, une trouppe de bergers déguisez en Egyptiennes, qui
vindrent dancer à la façon de ces peuples, & comme autrefois ils en
avoient esté instruicts par Alcipe pere de Celadon, au retour de ses
loingtains voyages : elles dançoient aux chansons, & les paroles en
estoient telles.
LES EGYPTIENNES.
Stance. I.
S’en trouvera-t’il point quelqu’une
Parmy vous qui
vueille scavoir
Quelle doit estre sa fortune ?
Nous la luy
ferons bien-tost voir :
Mais nous voudrions avec vous
La
pouvoir rencontrer pour nous.
II.
Venez vers nous, ô curieuses,
Puis que le futur nous
sçavons,
Pour apprendre à vous rendre heureuses,
Et vous
verrez que nous pouvons
Aussi bien vostre heur deviner
Que vous le nostre nous
donner.
III.
Nous ne sommes pas infidelles,
Quoy que d’Egypte nous
soyons,
Nous adorons toutes les belles,
Et les adorant nous
croyons
Que le comble de nostre bien
En elles nous trouverions
bien.
IIII.
Fuitives de nostre patrie,
Attendant un heureux
retour,
Le larcin est nostre industrie :
Mais qui ne sçait que
de l’Amour ;
Puis qu’ainsi veulent les destins,
Les dons ne
sont que des larcins ?
Apres que ces Egyptiennes eurent finy leur bal, elles se mirent parmi la
troupe, donnans la bonne fortune à ceux qui leur presentoient les mains :
& cependant il y en avoit tousjours quelqu’une qui alloit desrobant ceux
qui demeuroient trop attentifs aux discours de leurs compagnes : Et ce
passetemps ayant duré fort long temps, Adamas fut d’opinion que chacun se
retirast, voyant mesme que la minuict s’approchoit, & de cette sorte
chacun se separa & s’en alla en son hameau, Phocion emmena chez luy
Adamas, Paris Alexis, & Leonide, bien marry de ne pouvoir aussi loger
Daphnide, & Alcidon, & leur compagnie. Mais Adamas ayant desja bien
jugé qu’il ne le pouvoit faire sans se beaucoup incommoder, avoit ordonné que Lycidas les
logeroit dans la maison de Celadon, où Diamis son oncle les attendoit, &
qui pour son vieil aage n’estoit voulu venir veiller ce soir, s’asseurant
bien que Lycidas ne manqueroit pas de satisfaire en sa place : Ce que le
berger si fort à propos, quoy qu’il luy faschast grandement de n’accompagner
sa chere Philis en sa cabanne : Mais elle qui le jugea bien, luy dit, qu’il
fit seulement ce qu’il devoit envers ces estrangers, & qu’elle s’en
alloit avec Astrée, où elle la verroit coucher, & que cependant il la
pourroit venir conduire comme il desiroit.
Cette separation estant donc faite de cette sorte, apres s’estre donné le bon
soir, chacun se retira en son logis, & Astrée, Diane, & Philis,
assistées de Silvandre, ramenerent Adamas en la maison d’Astrée, où Phocion
estoit demeuré pour l’accommoder au mieux qu’il pouvoit. Les chambres furent
disposées de cette sorte, Adamas, & Paris coucherent dans une, qui
estoit celle où souloit loger Phocion, & laquelle il avoit quittée au
grand Druyde, parce que c’estoit la plus commode, & Alexis & Leonide
furent mises dans celle d’Astrée mesme, & Astrée en avoit pris une
autre, parce que celle-cy estoit la plus belle & la mieux accommodée.
Quand Adamas sçeut que le departement des chambres avoit este fait ainsi, il
ne trouva pas bon que Alexis & Leonide demeurassent seuls dans cette
chambre, craignant que cette fille Druyde par quelque miracle d’Amour ne
redevint berger, & que Leonide qu’il sçavoit bien ne point hayr Celadon,
ne fit tant de caresses à Alexis, qu’il ne luy fit faire avec les habits de Druyde, le personnage du
berger qu’elle aymoit. Cela fut cause que tirant à part Leonide, il luy dit,
qu’il vouloit que quand les bergeres seroient retirées, Alexis vint coucher
en sa chambre secrettement, & qu’encores qu’il ny eust que deux licts il
n’importoit point, parce qu’il feroit coucher Paris avec luy, &
laisseroit l’autre pour Alexis : J’y avois desja bien pensé, respondit la
Nimphe, mais il me sembleroit bien meilleur de faire autrement, parce que
peut estre quelqu’un de la maison pourroit appercevoir Alexis le matin ou le
soir, & ce seroit un scandale qui ne seroit pas petit, outre que peut
estre Paris s’en pourroit prendre garde. Et que voudriez vous donc faire ?
reprit Adamas, car je ne puis penser que nous y puissions maintenant trouver
un meilleur remede : Vous me pardonnerez, mon pere, repliqua-t’elle, il me
semble qu’il vaut beaucoup mieux faire en sorte, qu’Astrée & moy
couchions ensemble dans l’un des licts, & Alexis dans l’autre : Mais dit
Adamas, Astrée qui ayme plus Alexis que vous, voudra plustost coucher avec
elle : Si elle le veut, respondit la Nymphe, nous luy laisserons faire,
& moy je prendray l’autre lict, & vous pouvez faire ce que je dis
fort aysément, & sans que personne s’en doute, parce que venant voir ce
que nous faisons, vous pouvez dire que vous ne pouvez pas, puis que la
chambre que l’on nous donne est celle d’Astrée, qu’elle couche ailleurs,
& que c’est assez que l’on incommode Phocion de la sienne, & ainsi
vous ordonnerez qu’elle & moy couchions ensemble, feignant que les
filles Druydes ne couchent ja
mais en compagnie. Adamas trouva bonne cette invention, & Phocion
s’estant retiré, il commanda à Paris de se coucher, & luy ne manqua pas
de venir visiter Alexis & Leonide, mais il trouva la chambre beaucoup
plus pleine qu’il ne pensoit, y ayant avec elles Astrée, Diane, Philis,
& Silvandre, qui vouloit commencer de mettre en avant, son different
avec Diane, lors que le Druyde y entra. Je viens voir, dit-il, mes filles,
comme vous estes logées, mais à ce que je vois, vous incommodez grandement
cette belle bergere, dit-il, monstrant Astrée, car j’ay sçeu que c’estoit
icy sa chambre : Il est vray, respondit Astrée, mais je n’y reçeus jamais un
plus grand contentement que d’en sortir, pour la laisser à des personnes que
j’honore avec tant d’affection. Ma fille, reprit Adamas, je ne veux pas que
vous alliez ailleurs, je suis d’avis que Leonide & vous couchiez
ensemble, & si ce n’estoit que les Statuts des filles Druydes, sont de
ne coucher jamais en compagnie, je supplierois cette belle Diane de prendre
la moitié du lict d’Alexis. Mon pere, respondit Leonide, & qui estoit
bien ayse d’oster au Druyde toute sorte de soupçon qu’elle eust encore
quelque pretention en Celadon, ce lict est si grand que nous pouvons bien
nous mettre toutes trois dedans sans incommodité. Et parce qu’Astrée en
faisoit quelque difficulté, pour le respect qu’elle vouloit rendre à la
Nymphe ; Non, non, reprit Adamas, resolvez vous-y, ou bien je retireray
& Leonide & ma fille dans ma chambre, où nous nous logerons le mieux
que nous pourrons, car en toute sorte, je ne veux point que vous ayez autre
cham bre que celle-cy. Diane alors
voyant que c’estoit la volonté d’Adamas, se tournant vers Astrée, Que
voulez-vous ma sœur, luy dit-elle, encore que nous ne meritions pas cét
honneur, si vaut-il mieux obeyr en l’acceptant, que de faillir en
l’obeïssance que nous lui devons. Astrée qui vit que Diane y consentoit, eut
opinion qu’elle ne pouvoit faire faute, puis que la Druyde le commandoit
ainsi, & que c’estoit en la compagnie de Diane. Durant tous ces
discours, Alexis demeuroit sans parler, si estonnée de se voir dans la
maison d’Astrée, & de devoir coucher non pas dans le mesme lict, mais
dans la mesme chambre avec elle, qu’elle ne sçavoit ny que faire, ny que
dire, lui semblant que cette faute lui seroit irremissible si elle estoit
recognuë : Et Adamas s’en prenant garde, lors qu’il donna le bon-soir à
toutes les autres, s’approcha d’elle, & la prenant par la main lui dit :
Je pense, ma fille, que le travail du chemin vous a un peu estonnée, je suis
d’avis que vous reposiez, & que vous demeuriez d’avantage dans le lict
que de coustume, aussi-bien Phocion m’a prié de retenir icy deux ou trois
jours Daphnide & Alcidon, de sorte que pourveu que vous soyez levée
quand les autres voudront disner, c’est assez. Et puis abaissant la voix :
Que veut dire, Alexis, continua-t’il, ceste tristesse ? prenez garde que
vous ne ruiniez de cette sorte ce que nous avons si bien commencé, &
dequoy vous devez attendre tant de contentement. Et pour ne luy donner le
moyen de respondre, de peur qu’il ne dist quelque chose qui le descouvrist,
il se retira en sa chambre, laissant Alexis si estonnée, qu’Astrée s’en prit garde : &
craignant que veritablement le chemin ne luy eust faict mal, elle se
monstroit toute en peine de la voir en cet estat : Mais Leonide qui sçavoit
bien d’où ce mal procedoit, prenant la parole pour elle : Non bergere,
dit-elle, ne vous en mettez point en peine, ce mal passera bien-tost, je
l’ay veu bien souvent ainsi abatuë, & un moment apres il n’y paroissoit
plus : Mais il me semble, dit-elle, se tournant vers Silvandre, qu’il seroit
presque temps que ce berger nous fist place, car je pense que le jour ne
tardera pas à paroistre. Madame, respondit Silvandre, je suis tout prest à
m’en aller, pourveu qu’il me soit permis d’emmener ce que j’ay conduit
ceans. Diane sçachant bien qu’il parloit d’elle : Berger, respondit-elle,
quant à moy, je ne bougeray d’aujourd’huy d’icy : mais en ma place je vous
donneray ceste bergere, dit-elle, luy remettant Philis entre les mains,
laquelle vous conduirez comme si c’estoit moy-mesme, & m’en rendrez
conte demain la r’amenant icy, où je vous promets que nous vous attendrons
jusques à dix ou unze heures du matin. Et quelle puissance, respondit
Silvandre, avez vous de me la donner ? Celle-là mesme, repliqua-t’elle,
qu’elle a de me donner aussi à quelqu’autre quand elle voudra : J’aymerois
donc mieux, reprit alors Silvandre en sousriant, esprouver sa liberalité,
que la vostre. Ce vous doit estre assez pour cette fois, dict Leonide, que
Diane pour monstrer l’entiere victoire que vous avez obtenue aujourd’huy,
outre les autres marques que vous en avez, vous remettre en fin comme pour
prisonniere cette Philis vostre
ennemie. Voyez Madame, luy respondit Silvandre, comme les bergers de Lignon
sont faicts je m’estime de ce nombre, j’aymerois mieux estre prisonnier de
celle qui me donne cette victoire, à la charge de ne bouger jamais d’aupres
d’elle, que d’estre vainqueur de cette ennemie que l’on me remet entre les
mains. Philis vouloit respondre lors que Licidas survint pour la conduire
ainsi qu’il luy avoit promis : & elle alors se demeslant des mains de
Silvandre. Or voyez, mescognoissant berger, luy dit-elle, comme le Ciel vous
punit, je n’ay plus affaire de vous, & pour avoir la victoire que vous
vouliez changer à une autre, souvenez vous qu’il vous faut bien avoir de
meilleures armes. Et à ce mot donnant le bon-soir à Alexis & à Leonide,
elle alla baiser Astrée & Diane, bien marrie, à ce qu’elle disoit, de
les laisser, mais contrainte à faute de place : & se retirant en sa
cabanne, elle y fut conduite de Licidas & de Silvandre, qui ne cesserent
tout le long du chemin de se faire la guerre comme de coustume.
Cependant Astrée estoit si empeschée autour de sa chere Alexis, qu’elle ne
lui pouvoit laisser oster une espingle sans y porter soigneusement la main,
& la Druyde tant qu’il lui fut possible, lui laissa faire cet amoureux
office : mais quand il fallut oster sa robe, craignant qu’elle ne recognust
le deffaut de ses tetins, elle fit signe à Leonide, qui sçachant bien ce
qu’elle vouloit dire, & s’approchant d’elle : Belle bergere, luy
dit-elle, commençons de nous des-habiller, car je voy bien que vous vous
amusez apres ma sœur, & elle
a une coustume qu’aussi-tost qu’elle est au lict elle s’endort, que si nous
n’y sommes aussi tost qu’elle, & que nous fassions du bruit elle
s’esveille fort aisément, & puis ne se rendort plus de toute la nuict,
c’est pourquoy depeschons de nous mettre au lict, afin que nous ne
l’incommodions point. Cela fut cause qu’Astrée se retira, & donna la
commodité à la Druyde de se deshabiller dans la ruelle du lict, & se
jetter dedans sans estre veuë. Les cheveux qu’elle avoit laissez croistre
demeurant en sa petite caverne, & qui depuis qu’elle portoit le nom
d’Alexis, estoient devenus fort longs, la faisoient coiffer fort aysément,
& encores qu’on la vid en cheveux, l’on n’y pouvoit prendre garde, tant
elle avoit eu de soin à les tresser & ageancer, mais pour le sein il
estoit impossible d’y remedier, aussi n’y avoit-il rien qu’elle craignist
que ce seul defaut, qu’elle cachoit avec tant de peine, qu’il estoit bien
mal aysé qu’on s’en peust prendre garde. Ayant donc bien rejoint sa chemise
sur son estomac, & les manches de sa chemise, de peur qu’on ne
s’apperçeust de ce qu’elle portoit au bras, elle ouvrit les rideaux du costé
où se deshabilloit Astrée, & appellant Leonide ; Ma sœur, lui dit-elle,
vous m’obligeriez beaucoup, si vous veniez vous deshabiller icy, pour
m’empescher de m’endormir que vous ne soyez toutes au lict. Leonide qui
cogneut bien pourquoy elle le disoit. Je le veux, dit-elle, mais il faut
donc que ces belles filles me tiennent compagnie, & lors toutes trois
s’approcherent de son lict, Leonide s’assit en un siege au chevet, &
Astrée sur le lict, cependant que Diane alloit portant sur la table ce que Leonide posoit. Quant à
Alexis, s’estant un peu relevée sur le lict, elle aydoit à Astrée, luy
ostant tantost un nœud, & tantost une épingle, & si quelquefois sa
main passoit prez de la bouche d’Astrée, elle la luy baisoit, & Alexis
feignant de ne vouloir qu’elle luy fist cette faveur, rebaisoit incontinent
le lieu où sa bouche avoit touché, si ravie de contentement, que Leonide
prenoit un plaisir extreme de la voir en cét excés de bon heur. Une grande
partie du reste de la nuict se passa de cette sorte, & n’eust esté
qu’elles ouyrent les oyseaux qui commençoient de se resjouyr à la venuë du
nouveau jour, mal-aisément se fussent elles separées, encores fust-ce avec
une grande peine, que Leonide fit resoudre Alexis de laisser aller Astrée,
qui estant presque toute deshabillée sur le pied de son lict, laissoit
quelquefois nonchalamment tomber sa chemise jusques sous le coude, quand
elle relevoit le bras pour se décoiffer, & lors elle laissoit voir un
bras blanc & poly comme de l’albastre, sur lequel cette belle Druyde
portoit si curieusement les yeux, qu’il sembloit qu’il y avoit bien quelque
chose qui luy appartint : Mais lors que se décrochant elle ouvroit son sein,
& que son collet à moitié glissé d’un costé, laissoit en partie à nud sa
gorge, ô belle Druyde, que Leonide vous eust bien fait un grand tort, si
elle vous eust empesché de la contempler ! Jamais la neige n’égala la
blancheur du tetin, jamais pomme ne se vit plus belle dans les vergers
d’Amour, & jamais Amour ne fit de si profondes blesseures dans le cœur
de Celadon, qu’à cette fois dans celuy d’Alexis : Combien de fois faillit elle cette feinte Druyde
de laisser le personnage de fille, pour reprendre celuy de berger, &
combien de fois se reprit-elle de cette outrecuidance ? En fin Leonide qui
se prenoit garde de ses transports, & qui en son cœur avoüoit qu’encores
avoit-elle trop de puissance sur elle mesme, ayant devant les yeux des
objects si puissants pour la faire fleschir, pensa qu’il les falloit
separer : & ainsi pour la derniere fois donnant le bon soir à sa seur,
s’alla coucher avec Astrée & Diane, laissant la pauvre Alexis seule en
apparence, mais en effect de telle sorte accompagnée qu’il luy fut
impossible de pouvoir clorre l’œil, si bien que le jour parut fort grand
avant que le sommeil en osast approcher ; & lors qu’il y avoit quelque
apparence qu’elle s’endormiroit, elle jetta de fortune les yeux sur le lict
où estoit Astrée, & parce qu’il faisoit chaud comme estant au
commencement de juillet, ces belles filles avoient laissé leurs rideaux
ouverts, & le soleil donnant dans les fenestres, dont les vitres
estoient seulement fermées, rendoit une si grande clairté par toute la
chambre, que l’œil curieux de cette feinte Druyde put aisément voir Astrée,
qui par hazard estoit couchée au devant du lict : Leonide s’estant mise au
milieu des deux, pour se pouvoir vanter, disoit-elle, d’avoir couché au
milieu des deux plus belles filles de l’univers. Et la verité estoit telle,
que jamais deux differentes beautez ne furent plus parfaites que celles de
ces deux bergeres, ausquelles il estoit impossible de trouver advantage, ny
pour l’une, ny pour l’autre, que celuy-là seulement que l’œil preoccupé d’Amour y pouvoit mettre : jugez
donc quelle veuë fut celle qu’Alexis eut alors d’Astrée ? Elle avoit un bras
paresseusement estendu hors du lict, duquel la chemise retroussée debattoit
la blancheur contre le linge mesme sur lequel il estoit : L’autre estoit
relevé sur sa teste, qui à moitié panchée le long du chevet, laissoit à nud
le costé droit de son sein, sur lequel quelques rayons du soleil sembloient
comme Amoureux se jouër en le baisant. O Amour que tu te plais quelquefois à
tourmenter ceux qui te suivent de differente façon ! comment as-tu traitté
ce berger dans la caverne solitaire où tu le renfermas, lors que privé de la
veuë de sa bergere, tu luy faisois sans cesse regretter la presence de cette
belle ? Et maintenant qu’est-ce que tu ne luy fais pas souffrir,
l’esbloüissant, pour dire ainsi, de trop de clarté, & le faisant
souspirer pour voir trop, ce qu’autrefois il regrettoit de voir trop peu ?
Cette consideration arracha du profond du cœur à cette feinte Druide ces
vers.
SONNET,
Qu’absent & present il est tourmenté.
Mourir absent de cette belle,
Et remourir estant
auprez,
Que faut-il esperer aprez
Une fortune si
cruelle ?
Ma voix d’une plainte eternelle,
Loing d’elle estoit
toute en regretz,
Et semble que je sois exprez
Prez d’elle
pour me plaindre d’elle.
Puis qu’également le malheur
Dans le bien & dans
la douleur
Emporte sur nous la victoire
Mon cœur, que sera ce de nous,
Et qui desormais
pourra croire,
Que nous puissions souffrir ces coups ?
Cette pensée occupa de sorte Alexis, que sans y prendre garde le soleil
estoit desja fort haut, & n’eust esté que la bergere Astrée se tourna
sans y penser d’un autre costé, & par ce moyen luy osta cette agreable
veuë, elle y eust bien esté retenuë encore plus long temps ; mais privée de
la clarté de ce beau soleil, elle demeura comme l’œil dans les tenebres, luy
semblant que l’obscurité estoit par tout, puis que l’on luy avoit caché ce
que seulement elle jugeoit digne d’employer & de retenir sa veuë. En fin
ne pouvant plus demeurer dans ces impatiences, elle sort doucement hors du
lict, s’habille sans faire bruit, & s’approchant du lict d’Astrée elle
la vit tournée du costé de Leonide, ayant le bras droict estendu sur elle,
& la jouë appuyée sur son espaule. Quelle jalou sie, ou plustost quelle envie ne conçeut-elle point
contre la Nymphe ? O Dieux disoit-elle en soy-mesme, trop heureuse Leonide,
comment peux-tu dormir, ayant aupres de toy tant d’occasion de veiller ?
peux-tu clorre les yeux & les employer à autre chose qu’à regarder les
beautez que chacun doit adorer, & peux-tu prendre le temps, estant
couchée aupres d’Astrée, à quelque autre occasion qu’à la contempler & à
l’admirer ? Et puis demeurant quelque temps muette : Voila, reprit-elle
incontinent apres, l’extreme injustice de ceux qui conduisent &
disposent les choses d’icy bas, pourquoy faut-il que cette Nymphe insensible
ait ce bonheur duquel elle ne sçait jouyr, & moy qui en meurs de desir,
j’en sois injustement privé ? Et lors pliant les bras l’un dans l’autre sur
son estomach, elle se recula un pas ou deux sans oster les yeux de dessus
cét agreable object, & apres l’avoir quelque temps consideré. Sera-t’il
vray, Astrée, dit-elle un peu plus haut, que jamais vous ne me rappellerés
auprés de vous ? & que sans sçavoir l’occasion de mon bannissement, il
faille qu’eternellement estant devant vos yeux, j’y vive comme en etant
tres-esloignée ? Mais de qui faut-il que je me plaigne, puis que la fortune
m’a plus r’aproché de mon bon-heur, que le miserable estat où j’estois ne
m’avoit jamais permis de le pouvoir esperer ? Et pourquoy n’ay-je le courage
de tenter encores la bonne volonté de cette fortune, peut estre qu’elle me
veut rendre au plus haut sommet du contentement comme elle avoit pris
plaisir de m’ensevelir dans le plus profond centre de l’ennuy & de la
tristesse ? Or sus berger, que ne prens tu ce cœur, qui n’eust pas crainte de hausser ses
desirs en lieu si plein de merites, & avec luy que ne t’approches-tu de
cette belle, & ne luy demandes-tu pardon, en luy rendant ce Celadon qui
est à elle, & que les habits d’une Alexis luy ont desrobé ? Voicy, luy
diras-tu, ce berger qui vous a tant aymée, voicy ce Celadon, qui encores
enfant vous a donné son cœur, tenez-le, il le vous rapporte maintenant, pour
ne rien retenir qui ne soit à luy : vous l’avez autrefois tant aymé, si
Celadon a faict quelque chose qui vous ait offensée, il ne veut pas pour la
faute de ce berger estre privé du bien d’estre aupres de vous : Il le veut
laisser ce malheureux & infortuné Celadon : mais pour luy donner le
moyen de sortir du lieu où il est enfermé, ouvrez cét estomac qu’il vous
presente, & avec la mesme main, prenez-y ce qui est à vous, & qui
pour certain n’a point consenty à aucune offence que vous puissiez avoir
receuë : Et en luy disant ces mots nous nous jetterons à genoux devant elle,
& luy presenterons l’estomac nud, afin que s’il luy plaist elle en
retire le cœur qui l’ayme & qui l’adore, & qui ne peut avoir repos
sinon entre ses belles mains. A ce mot, cette Druyde toute transportée
s’avança comme voulant effectuer cette pensée : & peut estre à ce coup
elle se fust découverte, n’eust esté que se reprenant elle-mesme, elle se
dit tout à coup : Ah ! Celadon, veux-tu donc sur la fin de ta vie desobeyr
au commandement que cette bergere t’a faict ? veux-tu que l’on te puisse
reprocher que quelquefois tu ayes manqué aux loix d’une parfaicte Amour ?
Tant d’années que tu as veu
escouler en servant cette belle, auront elles porté tesmoignage de ton
affection sans reproche, pour maintenant les desdire par une action
imprudente & precipitée, & qui ne te peut asseurer que d’un trop
tard repentir ? Tu auras donc bien le courage, ô Celadon, de te souvenir de
ces paroles : (Va-t’en desloyal, & garde toy bien de te faire jamais
voir à moy que je ne te le commande.) T’en pourras-tu dis-je souvenir, &
ensemble avoir si peu d’affection que d’y oser desobeir ? Non, non,
disoit-il alors, mourons, mourons plustost, & portons avec nous dans le
tombeau nostre amour innocente, pure & sans reproche.
A ce mot, les larmes aux yeux elle sortit de la chambre pour aller revoir les
lieux où autrefois elle avoit esté si contente, & leur demander conte
des souspirs & des desirs que si souvent elle leur avoit donnez en
garde. D’abord elle entra dans ce grand jardin, duquel un petit bras de la
riviere de Lignon va baignant les quatre costez, & ayant jetté les yeux
sur la fontaine qui paroist dans le milieu, & considerant la Déesse
Ceres qui s’esleve sur le haut de la voute soustenuë sur de grandes
colonnes, qui les unes rondes, & les autres carrées, font comme une
couronne à l’entour du bassin qui reçoit cette belle source, elle ne peut
s’empescher de souspirer tels vers.
SONNET,
Son cœur a plus d’ennuis que les
champs de moissons.
Déesse dont la main de son volant armée,
Couppe de
nos moissons les espics entassez,
Et puis en gerbe d’or en ton
poing ramassez,
Fais voir ce qui te rend des mortels estimée.
Déesse dont la main est tant accoustumée
Aux moissons
dont nos champs richement tapissez
Semblent du faix tres-grand
estre presque oppressez,
Peine du Laboureur toutefois bien
aymée.
Déesse par pitié tourne sur moy les yeux,
Et dy-moy
si jamais tu vis en quelques lieux
De nos jeunes guerets les
campagnes plus pleines,
Que mon cœur de tourments en l’estat où je suis
Et
puis raconte à tous, qu’une moisson d’ennuis
Se trouve dans mon
cœur aussi bien qu’en nos plaines.
Avec tels mots s’approchant de cette fontaine apres s’en estre lavé & les
mains & le visage ainsi qu’autrefois elle avoit accoustumé, &
tournant les yeux tout à l’entour : C’est bien, disoit-elle, icy le lieu où
si souvent Astrée m’a juré que son amitié seroit eternelle. C’est bien cette
fontaine où me prenant les mains elle me juroit : Par l’Amour qui nous lioit
d’affection, & par la source
saincte de cette eau, vouloir plustost cesser de vivre, que cesser d’aymer
son Celadon : & s’advançant d’un pas tremblant vers le bassin qui
recevoit la fontaine : Et ne voila pas encores disoit-il, les chiffres
bien-heureux de nos noms qu’elle-mesme y a gravez : & alors les baisant,
O tesmoins de mon extreme affection, & maintenant les justes accusateurs
de l’infidelité de la plus belle bergere du monde, comment ne vous
estes-vous effacez de ce marbre aussi-bien que vous l’estes de son cœur ?
N’est-ce point pour rendre preuve que comme vous avez eu vostre commencement
de la plus parfaicte amour que la beauté ayt jamais faict naistre, vous
demeurez icy pour luy reprocher que jamais changement ne fut fait avec moins
de raison, ny avec plus d’injustice ? Et lors sortant de cette fontaine,
elle entra dans un petit bois de coudres, où les divers destours des chemins
entrelassez faisoient forvoyer l’œil aussi bien que les pas de ceux qui s’y
alloient promener. Ce lieu fut bien celuy qui luy remit en la memoire les
plus doux ressouvenirs de son bon-heur passé, & qui toutefois ne les luy
pouvoit representer qu’avec tant d’amertume pour estre le temps si changé,
qu’à tous coups les larmes rendoient tesmoignage de son desplaisir : parce
que ç’avoit eu la commodité d’entretenir sa belle bergere, lors que leurs
parens à moitié lassez des peines & des contrarietez qu’ils leur avoient
faictes, leur permettoient un peu plus de liberté de se voir & de
s’entretenir que de coustume : se ressouvenant donc de tant de pas sions qu’elle avoit ressenties en
ce lieu, & qu’elle avoit remis dans le sein de sa bergere, avec tant de
sermens receus de sa fidelité, elle ne peut s’empescher de souspirer ces
vers.
SONNET.
Elle demande si sa Maistresse s’est point
souvenuë des
sermens faicts
en ce lieu.
N’est-ce pas en vostre presence,
Arbres fueillus,
& bois heureux
Où tant de serments amoureux
Ont pris
autrefois leur naissance ?
Dites-moy si pendant l’absence
L’on s’est jamais
souvenu d’eux,
Ou si les serments de tous deux
Ne sont plus en
sa souvenance ?
Mais qu’est ce que je veux sçavoir,
Puis-je bien me
tant decevoir,
Que d’estimer que la pensée
Qu’elle en peut
avoir euë icy,
Ne l’ait pas autant oppressée,
Qu’elle m’a
laissé de soucy ?
Cette pensée l’entretint longuement, mais non pas sans l’accompagner de
souspirs, & de larmes, & n’eust esté qu’en fin elle se conduisit
sans y penser sur le bord de l’un des bras de Lignon qui environne ce
jardin, elle n’en fut pas si tost sortie, mais la veuë de cette riviere qui
avoit esté presque presente à tous ses bon-heurs passez, & qui aussi
avoit veu naistre le commencement de son extreme mal-heur, luy toucha l’ame
si vivement, que donnant cesse à son promenoir, elle fut contrainte de
s’asseoir sur le bord du ruisseau, & apres s’estendant toute de son
long, & s’appuyant du coude contre terre, se mit la jouë dans la main,
demeurant si ravie, & tellement hors d’elle-mesme, qu’il s’escoula un
long espace de temps avant qu’elle peust s’en prendre garde : & lors
qu’elle revint de cette pensée, ce fut par le chant d’un berger qui chantoit
assez prez de là sur sa cornemuse : Et parce qu’elle s’esveilla avec un
grand souspir, s’estonnant elle-mesme de pouvoir vivre avec tant de passion,
elle souspira assez bas tels vers.
SONNET,
Doutes d’Amour.
Peut-on mourir pour trop aymer ?
Si l’on mouroit, je
serois morte,
Car jamais une Amour si forte
N’a peu dans un
cœur s’allumer.
Dans son feu peut-on s’enflamer ?
Si l’on brusloit en
quelque sorte,
Je croy que le feu que je porte
M’auroit desja
faict consommer.
Mais si l’on ne meurt point d’Amour,
Qui me donne
cent fois le jour
Tant & tant de morts que j’endure ?
Et si son feu n’a point d’ardeur,
D’où vient que j’en
ay la brusleure
Si cuisante dedans le cœur ?
Ainsi s’entretenoit cette belle & feinte Druyde, & cette pensée la
possedoit tellement toute, qu’elle ne se souvenoit plus que peut estre
Astrée seroit esveillée, & qu’elle & Leonide ne la trouvant point
dans la chambre, seroient en peine de son esloignement. Et il advint
toutefois qu’estant desja assez tard, Astrée s’esveilla, & parce qu’elle
estoit couchée au devant du lict, & que la chambre estoit si pleine de
clarté, elle porta incontinent curieusement les yeux du costé où elle
pensoit que la belle Alexis reposast encores : mais voyant le lict tout
ouvert, & qu’il n’y avoit personne dedans, elle se leva un peu pour
mieux sçavoir si elle ne seroit point sur l’autre costé du lict : mais
voyant qu’elle n’y estoit point : elle ne se peut empescher de souspirer si
haut, que Leonide, que le
sommeil commençoit peu à peu de lasser, l’entr’ouyt, & estendant ses
bras sur elle, luy demanda si elle se trouvoit mal : Nullement, dict la
bergere, mais j’estois en peine de ne voir plus Alexis dans ce lict où hier
elle se coucha : Comment, respondit incontinent la Nymphe, elle n’y est
plus ? Et lors se relevant un peu, & voyant qu’il estoit vray, &
mesme que la porte estoit ouverte : Et qu’est-ce, continua-t’elle, qu’elle
peut estre devenuë ? Il faut, leur dit Diane, qu’elle se soit voulu promener
avant que la grande chaleur vint. Leonide eut peur que la melancholie
ordinaire de Celadon n’eust fait faire à Alexis quelque nouvelle resolution,
& toutefois pour n’en donner cognoissance à ces bergeres, elle dit : Je
vous supplie, belles bergeres, de me laisser habiller le plus vistement que
je pourray, afin que je l’aille trouver, car si Adamas sçavoit que je
l’eusse laissée seule, il s’en fascheroit contre moy. Les bergeres
incontinent se jettans toutes deux hors du lict, furent si diligentes à
prendre leurs habits, qu’elles peurent encores ayder à la Nymphe à prendre
sa robbe & à s’accommoder, quoy qu’elle le fit avec la plus grande haste
qu’il luy fut possible. Et de fortune sortant par la mesme porte qui
descendoit dans le jardin, elles allerent voir la fontaine de Ceres, que
Leonide trouva tres-belle & tres-artificieusement faite, & de là
entrerent dans le petit bois de coudriers. Et comme si elles eussent esté
conduites dans ce Labyrinthe par le filet d’Ariadne, elles vindrent jusque
sur le méme lieu prés du petit ruisseau, où Alexis s’estoit estendu sur
l’herbe, & de fortune ce fut
au mesme temps qu’elle s’estoit levée pour aller visiter le reste de ces
agreables lieux, où elle avoit laissé tant de marques, & de ses
contentemens passez, & de ses extremes affections. Astrée l’apperçeut la
premiere, & la monstra à la Nymphe, en luy disant : Il me semble,
Madame, que Diane a deviné, car voyla la belle Druyde qui toute seule se
promene dans cette grande allée, que ce petit bras de Lignon le mal-heureux
va accompagnant jusques dans la grande riviere. Leonide alors voyant
qu’Alexis n’avoit point eu d’intention de faire ce qu’elle craignoit, en
receut un grand contentement : mais voulant avancer le pas pour l’attaindre,
elle s’ouyt appeller, & tournant la teste, elle recogneut que c’estoit
Paris, qui encores assez esloigné monstroit de vouloir parler à elle : Et
parce qu’elle se doutoit bien quelle en estoit la cause, & qu’il
n’estoit pas à propos que Diane ouyt leur discours : Mes belles filles, leur
dict-elle, voudriez-vous prendre la peine d’aller vers Alexis & de
demeurer aupres d’elle cependant que je sçauray de Paris ce qu’il me veut ?
Ces bergeres de tres-bon cœur prirent cette commission, parce qu’Astrée
n’avoit point un plus grand contentement que de voir le visage de Celadon,
& de parler à cette Druyde, de qui la voix, les paroles, & les
actions estoient si ressemblantes à ce berger qui luy avoit esté si
agreable. Et Diane estoit bien ayse de n’estre point aupres de Paris, tant
parce qu’elle ne vouloit, ny ne pouvoit l’aymer qu’en la façon qu’elle eut
aymé un frere, que d’autant qu’Amour commençoit de luy rendre Silvandre fort
aymable, & qu’elle ne
pouvoit souffrir que ses oreilles ouyssent des paroles d’affection d’une
autre bouche que de celle de ce gentil berger.
Leonide s’arresta donc pour attendre Paris, & les deux bergeres
continuerent leur chemin, & hasterent de sorte leurs pas, qu’elles
attaignirent la feinte Druyde, regardant un vieux saule, qui my-mangé de
l’injure du temps, ne retenoit plus qu’une vuide & creuse escorce le
long de ce petit bras de Lignon, O saule, disoit-elle en soy mesme, que sont
devenuës les lettres que j’ay confiées si souvent sous ta foy, &
pourquoy ne me rends-tu pas les mesmes bons offices que tu faisois en ce
temps-là, en me donnant tous les jours une nouvelle asseurance de la bonne
volonté de ma bergere, puis que tu ne me revois pas avec moins d’Amour, ny
moins d’affection ? O Dieux, je t’entends bien ! ô saule bien-aymé ! tu veux
dire que si le cœur de cette belle bergere eust esté aussi arresté par les
services que je lui ay rendus, que tu l’es par tes racines, tu me
presenterois ce matin aussi bien que tu faisois en ce temps là tous les
jours une de ses lettres, ou plustost les chers tesmoignages de sa bonne
volonté, mais que comme du temps que j’estois si heureux, tu ne m’as jamais
voulu tromper, de mesme ne le feras tu point à cette heure que le malheur
m’accompagne avec tant d’opiniastreté.
Pour peu qu’elle eust proferé ces paroles plus haut, ces belles bergeres les
eussent ouyes, mais de bonne fortune elle n’ouvroit point la bouche, &
c’estoit sa seule pensée qui les alloit redisant : & parce qu’elles ne voulurent
interrompre les douces imaginations qu’elles pensoient qui fussent avec
elle, elles s’arresterent, & lors que la Druyde marchoit elles en
faisoient de mesme, non pas pour descouvrir ce qu’elle avoit en l’ame, mais
seulement pour ne la point divertir par leur presence d’un entretien
qu’elles jugeoient luy estre si agreable. Alexis donc pensant estre seule
continuoit ses pensées, & ses pas le long de ce petit ruisseau, ce
qu’elle ne fit pas long temps sans rencontrer l’Arbre à main droicte, où
deux jours avant son malheureux accident elle avoit gravé les vers qui
tesmoignoient avec combien de contrainte il feignoit de vouloir du bien à la
bergere Amynthe, & soudain y jettant les yeux dessus, ô combien cette
veuë luy donna de mortels ressouvenirs ! Peut estre que la lecture de ces
parolles lui eussent fait dire quelque chose assez haut pour estre ouye de
ces bergeres qui la suivoyent, si de fortune en mesme temps Silvandre, qui
n’estoit pas loing de là, ne se fust mis à chanter : & parce que la voix
venoit du costé où ces bergers estoient ; Alexis tournant la teste de son
costé les apperceut non point trop éloignées. Elle fut marrie de les voir si
prés d’elle sans s’en estre apperçeuë, craignant que sa passion ne luy eust
fait dire quelque parole, ou fait faire quelque action qui peut leur
descouvrir ce qu’elle vouloit tenir caché : mais ce qui la mettoit en peine
estoit de se sentir les yeux pleins de larmes, & lesquelles elle ne
pouvoit cacher pour estre trop surprise : toutefois feignant promptement de
se moucher, elle se tourna de l’autre costé, & s’essuya les yeux le mieux qu’elle peut, &
reprenant son bon visage s’en vint leur donner le bon jour, les appellant
paresseuses, & feignant qu’il luy avoit esté impossible de dormir,
depuis que les oyseaux avoient commencé de chanter à la fenestre de la
chambre. Cela, Madame, dit Astrée, vous aura peut estre apporté de
l’incommodité : Tant s’en faut, respondit Alexis, J’y ay pris tant de
plaisir, que pour mieux jouyr d’une si agreable musique, je me suis levée,
& me suis venuë entretenir le long de ce petit ruisseau, à ouyr leurs
divers ramages, mais avec tant de plaisir, que le temps s’est escoulé si
viste, qu’il ne me semble pas qu’il y ait un quart d’heure que j’y suis : Si
est-ce, Madame, respondit Diane, qu’ayant dormy si peu, il est impossible
que vous ne vous en ressentiez. Il est vray, dit Alexis, & ne le
voyez-vous pas bien à mes yeux comme ils en font la penitence ? mais je
reçois un si grand contentement à ouyr ces petits oyseaux, & à prendre
le fraiz du matin qu’il m’est impossible quand je suis en lieu de le pouvoir
faire, de demeurer aussi-tost qu’il est jour. Il faut, reprit Astrée, pour
remedier à cet inconvenient, ce soir que vous vous couchiez de bonne heure,
afin que vous ayez faict un bon sommeil avant que le jour paroisse, &
nous viendrons vous tenir compagnie, & vous conduirons par les lieux
plus peuplez de ces petits chanteurs, afin que sans incommodité vous en
puissiez avoir le plaisir. Alexis vouloit respondre lors que Silvandre
recommença de chanter : & parce qu’elles virent de loing venir vers elle
la bergere Phi lis, elles
l’attendirent, & cependant se teurent pour ouyr ce que le berger
chantoit, qui apres avoir jetté un grand souspir chanta de cette sorte.
SONNET,
Si son mal finira point avant sa mort.
Espoirs qui me trompez, & qui ne pouvez estre,
Pensers qui tourmentez sans cesse mon repos,
Desirs qui me bruslez
jusqu’au profond des os,
Travaux que sans pitié je vois tousjours
accroistre.
Souspirs les Messagers du cœur qui vous fait naistre,
Pleurs que desja mon œil ne peut plus tenir clos,
Sermens qui vous
changez à tous coups sans propos,
Desseins dont un clin d’œil est
bien souvent le maistre.
Espoirs, pensers, desirs, travaux, souspirs, &
pleurs,
Vous serments, vous desseins enfans de mes douleurs,
Ne finirez-vous point quelquefois ma misere ?
Avant que du trespas je ressente l’effort,
Ou s’il
faut que pour vous je semble à la vipere,
Qui donne vie à ceux qui
luy donnent la mort ?
Que vous semble, Madame, dit Philis en arrivant, & apres avoir salüé la
Druyde & ses compagnes, de la voix de ce berger ? Qu’elle est tres- belle, luy respondit Alexis, &
luy fort gentil berger, & non pas tant toutesfois qu’il est
parfaictement amoureux. Madame respondit Diane, rougissant & sousriant
un peu, vous pourriez peut-estre bien vous tromper au jugement que vous en
faictes, car ces bergers de Lignon soubs l’innocent habit qu’ils portent, ne
laissent pas de couvrir une ame assez feinte & desguisée. Je pense bien,
adjousta la Druyde, que cela pourroit estre en quelques uns, mais je suis
tres-asseurée que je ne me trompe point en la creance que j’ay de celuy-cy.
Laissez luy dire, Madame interrompit Philis, qu’en son ame elle en croit
autant que vous, & que si les bergeres de Lignon n’estoient pas plus
dissimulées que ce berger, elle mesme ne parleroit pas de la sorte qu’elle
faict. Vrayement ma sœur, reprit Diane, vous estes bien jolie de me traicter
ainsi en la presence de cette belle Druyde, & quelle opinion luy
donnerez-vous de moy ? N’ayez peur dit Alexis en sousriant, que ces paroles
me puissent faire croire de vous chose qui vous soit desadvantageuse : j’ay
assez de cognoissance de la vertu, & des merites de Diane, outre que la
dissimulation est quelquefois si necessaire à celles de nostre sexe, qu’elle
leur doit tenir bien souvent lieu de vertu : il est vray que puis que nous
en sommes venuës si avant, permettrez-vous ma belle fille à mon amitié de
vous dire ce que desja elle a presenté sur ce mesme discours à vostre chere
amie que voicy, Madame, respondit Diane, ce me sera de l’honneur de sçavoir
tout ce qu’il vous plaira me dire, & tout le mal est que je ne vaux pas
la peine que vous en prenez. Je
ne doute point, sage bergere, dit la Druyde, que vous n’ayez assez souvent
consideré ce que je vous veux dire, mais d’autant que quelque fois en nos
propres affaires nous sommes plus irresoluës que nous ne serions pas à
donner conseil à quelque autre, & que l’opinion de nos amis nous
fortifie grandement en celle que nous avons desja conceuë, & d’autres
fois estant contraire nous en divertist pour nostre bien, je ne laisseray de
vous dire ce que dés hyer je representay à la belle Astrée, & suis tres
ayse que Philis y soit afin de vous en dire son advis, puis que je sçay fort
bien l’entiere confiance que vous avez en toutes deux. Et à ce mot, elle luy
rapporta toutes les considerations qu’elles avoient euës sur l’Amour de
Silvandre, & apres avoir conclud que ce n’estoit point par feinte, ny
par gageure, mais à bon escient, & qu’il n’en falloit plus douter, elle
continua : Or, ma belle fille, c’est à vous à y penser, parce qu’encores que
Silvandre ne demeure pas avec la moindre peine, toutefois ne dependant plus
de luy de vous aymer, ou de ne vous aymer pas, il ne luy reste plus rien à
faire qu’à plaindre, ou à vivre content auprez de vous, & tout ainsi que
vous l’ordonnez, mais de vous depend non seulement son bien & son mal,
mais le vostre aussi, d’autant que je veux bien croire que peut estre vous
n’avez point de ressentiment de la peine qu’Amour luy donne, encores qu’il
soit bien difficile de se voir aymée & servie discrettement par un si
accomply berger, sans avoir de la bonne volonté pour luy : mais quoy que
s’en soit penseriez vous vous exempter de toute la peine, & de ne rien contribuer à ses
incommoditez ? Vous vous trompez, sage bergere, si vous avez cette opinion,
car si vous luy deffendez de vous aymer, il n’en fera rien, & vous devez
estre tres-asseurée qu’il vous desobeyra, & si par vos rigoureuses
paroles vous luy commandez de vous esloigner, la violence de son affection
en donnera tant de cognoissance à toute la contrée, qu’il n’y aura
peut-estre berger qui ne l’appercoive. Et voicy le mal que je vois
inevitable, si vous ne prenez quelque autre resolution : Tous ceux qui
cognoissent Silvandre le jugent berger si aymable, qu’il n’y en a gueres qui
pensent que la bergere qu’il aymera, si elle a de l’esprit le puisse
desdaigner, & quelle opinion pourra-t’on avoir de Diane, que chacun
tient pour avoir tant d’esprit & de jugement, lors qu’ils sçauront que
ce gentil berger l’ayme, la sert & l’adore avec tant d’affection ? vous
la pouvez juger aussi bien que moy, & vous resoudre à mesme temps de
servir d’entretien, à toutes les assemblées qui se feront : J’avoüe qu’il y
a bien icy de la peine, & que le remede en sera bien difficile,
toutesfois vous estes encores dans le temps d’y pouvoir trouver un milieu,
dans lequel vous pourrez vivre avec moins d’incommodité, & que
peut-estre l’occasion vous offrira quelque meilleur moyen pour en sortir
entierement. Je vous en proposeray deux, l’un desquels toutefois me semble
le plus asseuré, puis que vous voyez qu’il est impossible de divertir ce
berger de l’affection qu’il vous porte, permettez luy de vous servir
secrettement, & cette permission sera cause qu’adjoustant vostre prudence à la
sienne, vous pourrez cacher cette amitié à ceux qui n’ont rien à faire qu’à
considerer les actions d’autruy. Mais si vous n’aymez point ce berger, le
conseil est mauvais, d’autant que par cette secrette intelligence vous vous
obligerez à de certains soings, & à des tesmoignages d’affection qui
vous cousteroient trop cher. C’est pourquoy cet autre expedient me semble le
meilleur : Permettez-luy qu’il continuë la feinte de laquelle il s’est servy
jusques icy : cette permission luy donnant le moyen d’eviter son feu, il
jettera ses flames de moindre violence, & si de fortune il se va de
sorte augmentant que chacun s’en prenne garde, l’on ne le trouvera point
estrange, parce que l’on y est desja accoustumé, & quelque recherche que
sous ce pretexte ils vous puissent faire sçachant que c’est par feinte on ne
pensera pas que vous l’aymiez, je veux dire pour le commun des bergers, ne
voulant pas nier que les plus mal plaisants n’y trouvent quelque subject
d’en dire leur advis, mais qui peut eviter la piqueure de telles langues !
Tant y a que la plus grande partie n’y pensera point, & ce que je trouve
de meilleur en cecy, c’est que vous ne vous obligerez point à luy, n’y ayant
rien de si dangereux pour une fille que de se commettre à la discretion de
celuy qui l’aime, d’autant que la pluspart des hommes estans naturellement
volages, lors qu’ils changent d’affection, ils ne perdent pas pour cela la
memoire des choses qui s’y sont passées, au contraire pensans se faire
estimer d’avantage, racontent plus advantageusement toutes les apparences
qu’ils ont recogneus d’estre
aymez, qu’en effect ils n’ont esté, & la mauvaise condition de nostre
siecle estant telle, que l’on croit plus aysement le mal que le bien,
incontinent une fille est tenuë pour avoir plus aimé qu’elle n’a esté aymée.
Or ma belle fille, luy permettant de continuer cette feinte recherche, vous
ne courez point de fortune en cecy, d’autant que vous ne serez point obligée
de luy rendre aucune cognoissance de bonne volonté : au contraire sans qu’il
s’en puisse plaindre, vous pourrez tousjours traitter avec luy, &
recevoir ces veritables affections comme si c’estoit une feinte. Et voicy
encore un bien qui vous en viendra, je sçay que Diane a un peu de vanité,
& ce n’est pas sans raison, estant bergere si remplie de perfection,
& des principales de cette contrée. Au contraire Silvandre estant
incogneu, & n’ayant des biens de la fortune que ceux que son industrie
luy peut acquerir, je ne doute point qu’elle ne rougist, si l’on cognoissoit
qu’elle appreuvast une veritable recherche d’un berger qui luy est tant
inferieur. Mais, belle bergere, par ce moy en vous estes exempte de ce mal,
puis que luy permettant avec cette excuse de vous tenir des paroles d’Amour,
on dira que vous le traitterez comme vous devez ; prenant en jeu une
recherche si peu convenable, & seulement pour exercer la beauté de son
esprit, & l’aiguiser avec ses feintes conceptions d’Amour imaginée.
Ainsi finit Alexis, & lors que Diane voulut respondre, Astrée prenant la
parole l’interrompit : Non, non : ma sœur, dit-elle, il n’y a plus rien à
dire apres cette belle
Druyde, il n’y a point de consideration que vous puissiez faire qu’elle
n’ait prevenuë, & à laquelle elle n’ait respondu, de sorte que je ne
vous tiendrois point pour cette Diane tant avisée, que je vous ay tousjours
recogneuë, si vous ne preniez l’advis qu’elle vous donne, que je vous
conseille, & que je m’asseure que Philis appreuvera tousjours pour
tresbon. Mais une seule chose me met un peu en peine, & à laquelle il se
pourra bien treuver quelque remede : si Diane permet cette feinte recherche
à ce berger, & que cette permission ne soit donnée avec subject, je
crains que cet artifice ne soit découvert. Et vous sçavez, Madame, que si on
recognoist en quelqu’un de l’artifice, on explique apres toutes ses actions
tendre à ce qu’il a voulu courir par cette ruse : Ne vous en mettez point en
peine, respondit Philis, Silvandre mesme nous donnera assez de subject pour
bien couvrir cette permission, & il semble que veritablement le ciel
appreuve cette deliberation, parce que hyer sans dessein il fit naistre la
meilleure occasion que nous eussions peu inventer, car Diane me dit le soir,
lors qu’elle se vouloit retirer, que Silvandre ayant obtenu, je croy par
l’ordonnance de la Nymphe Leonide, ou d’Astrée, de pouvoir continuer tout le
reste du jour la feinte recherche qu’il avoit commencée, il pretendoit que
cette permission fust pour tousjours, & qu’elle & luy estoient
tombez d’accord de s’en remettre à ce qu’Astrée & moy en jugerions, ce
qui devoit estre fait dés le soir mesme ; mais d’autant que Diane ne vouloit
pas que cette dis pute se fit
devant tous, & que vous, Madame, & Leonide estiez dedans la chambre,
le different fut remis à une autre fois, & Silvandre en m’accompagnant
en ma cabanne, m’a raconté qu’il estoit bien aise que quelque chose en eust
empesché Diane, parce qu’il vouloit bien le prolonger tant qu’il luy seroit
possible, d’autant qu’il ne laissoit pas cependant de jouyr de son
privilege. Il ne faut donc que reprendre ces mesmes erres, & au lieu que
vous voulez, ma sœur, que cette action se fasse en particulier, je suis
d’opinion qu’au contraire ce soit en lieu où tous le puissent sçavoir, afin
que chacun voyant que Silvandre continuë, chacun sçache aussi que ce n’est
qu’en continuation de la feinte commencée.
Alexis & Astrée appreuverent grandement ce que Philis avoit dit, &
Diane qui peut estre le trouvoit aussi à propos que pas une d’elles, &
qui jusques alors estoit demeurée sans parler, feignit de se laisser vaincre
aux raisons d’Alexis, & au conseil de ses deux plus cheres amies, &
ainsi il fut resolu que l’on feroit venir ce different à propos, sans qu’il
semblast que ce fust à dessein, lors qu’Adamas, Alcidon, & Daphnide y
seroient & que le plus briefvement qu’il seroit possible, Astrée &
Philis jugeroient à l’advantage de Silvandre.
De fortune Silvandre ayant ouy le murmure de la voix de ces belles bergeres
auprez de luy, & tournant les yeux les vit assises sur des aix qui
estoient mises exprez de tant en tant entre les arbres pour la commodité de
ceux qui se promenoient, Parce
que durant leur discours elles s’y estoient allées mettre, & voyans que
par hazard elles avoient le dos tourné contre luy, suivant la curiosité qui
accompagne ordinairement ceux qui ayment, il s’approcha le plus prez d’elles
qu’il peut sans estre veu, & puis se mettant en terre se coula coude sur
coude, & hanche sur hanche, jusques sous un gros buisson, qui n’estoit
qu’à deux ou trois pas du lieu où elles estoient assises, & escoutant
attentivement, il ouyt la plus grande partie des choses que ces belles
filles avoient resoluës, & qu’Alexis avoit proposées. Et Dieu sçait
combien elle creut avoir de l’obligation à cette belle Druyde, qu’en son ame
elle aymoit, & loüoit le Ciel de l’avoir voulu faire revenir si à propos
de Dreux pour son avantage, & pour donner un si bon conseil à Diane : Et
lors qu’elles eurent pris la resolution qu’il desiroit, & qu’elles se
leverent pour s’en aller, il les accompagna de toute sorte d’heureux
souhaits, ne pouvant assez remercier sa fortune de l’avoir fait trouver en
ce lieu en une si bonne occasion, Lors qu’il les vit si esloignées qu’elles
ne pouvoient plus croire qu’il les eust escoutées, il se leva & les
suivit au petit pas, & pour leur donner subject de l’attendre il enfla
sa corne-muse, & commença d’en joüer, afin de leur faire tourner la
teste, & quand il pensa estre assez prez pour estre ouy, il chanta tels
vers.
SONNET,
Contraires effects d’Amour.
Faire vivre & mourir avec un mesme effort,
Embraser tous les cœurs, & n’estre que de glace
S’armer en
mesme temps de douceur & d’audace,
Et porter dans les yeux
& l’Amour & la Mort.
Attirer tous les cœurs d’un extreme transport,
Et les
desesperer d’obtenir quelque grace :
Du bon-heur au Mal-heur ne
mettre point d’espace,
Et joindre en un subject ces contraires
d’accord.
Mais languir au rebours d’une amour trop extreme,
Brusler sans que ce feu s’allume qu’en soy-mesme,
Pour revivre en
autruy vouloir mourir en soy.
Et pour gage donner & son cœur & son ame,
Que
je puisse mourir, si ce n’est vous, Madame,
Et remourir encor, si
c’est autre que moy.
Alexis qui aymoit ce berger comme celuy que dés long temps elle avoit tenu
pour l’un de ses meilleurs amis. Et bien, Silvandre, luy dit-elle, ne
m’estes-vous pas fort obligé de vous avoir amené icy cette belle Diane, puis
que sans moy elle seroit encores dans le logis, & vous seriez privé de
sa veuë ? Madame, respondit le berger, vous ne sçauriez me rendre tant de
bons offices, que le visage que
vous avez ne m’en promette encores d’avantage, Alexis feignant de ne le
point entendre : Et pourquoy, dit-elle, mon visage vous faict-il tant de
promesses ? Parce, repliqua Silvandre, que vous me permettrez de dire que
vous avez, Madame, le visage d’un berger qui n’eust pas mis seulement ses
soings & sa peine pour moy, mais la vie aussi pour mon contentement. Je
suis bien ayse, respondit Alexis, que la nature m’ait donné cette manque
d’une personne que vous aymez si fort : car je ne doute point, qu’encore que
je ne le merite, vous ne laisserez pas de m’aymer aussi pour l’amour de luy.
Mais, Madame, reprit Silvandre, ce seroit luy maintenant s’il vivoit qu’il
faudroit que j’aymasse pour l’amour de vous, vos merites estans tels, qu’il
n’y a rien qui ne leur doive ceder : Et pour vous faire voir combien
j’estime veritable ce que je dis, je veux mettre ma vie entre vos mains,
s’il vous plaist de prendre la peine de juger d’une chose qui m’est plus
chere que la vie propre. Berger reprit incontinent Diane, pourquoy
voulez-vous changer les juges que nous avons desja eslevez ? ce n’est pas
que je refuse tout ce qu’il plaira à la belle Alexis d’ordonner de moy, mais
il me semble que c’est signe de cognoistre sa cause fort mauvaise, que de
prevenir les juges par des flatteries, & rejetter ceux qui sont desja
accordez, Je n’eusse pas pensé, ma belle maistresse, respondit Silvandre,
que quelque loüange que l’on peut donner à cette belle Dame, fust estimée
flaterie, puis que la flaterie se doit attribuer aux loüanges qui sont par
dessus les merites : mais s’en
peut-il trouver d’assez grandes pour égaler ses perfections ? Et je ne
voudrois non plus que vous eussiez opinion que je voulusse refuser les juges
que vous m’aurez une fois ordonnée, protestant que la mort me sera tousjours
plus agreable que de manquer jamais à vos commandemens : mais je propose
seulement cette belle Druyde, afin que si de fortune les deux juges que vous
avez establis ne se pouvoient accorder, elle comme estant par dessus, en
peust ordonner ainsi qu’elle trouveroit estre juste. Jamais, respondit
Diane, je ne vous desdiray des avantageuses paroles que vous pourrez dire
pour ceste belle Dame, que j’avoue meriter plus encores que les loüanges ne
peuvent luy donner : & pour monstrer que je dis vray, je l’accepte
librement pour nostre dernier juge.
Silvandre vouloit repliquer, lors qu’ils virent venir Adamas, Daphnide &
Alcidon avec toute la compagnie qui avoit soupé le soir auparavant chez le
vieux Phocion, horsmis Leonide & Paris qui estoient separez du reste de
cette trouppe afin de finir le discours qu’ils avoient commencé en la maison
d’Adamas, d’autant que Paris qui avoit une extreme affection pour Diane,
n’en ayant pas eu la response telle qu’il eust desiré, vouloit prendre
conseil avec Leonide de ce qu’il avoit à faire, & elle qui l’aymoit
comme elle devoit ne le luy vouloit pas donner à la volée : c’est pourquoy
l’ayant remis desja par deux fois à ce coup voyant que Paris ne luy laissoit
point de repos, elle se resolut de luy en dire tout ce qu’il luy en
sembloit. Et par ainsi apres
s’estre retirez dans le petit bois de Coudriers qui touchoit la grande
allée. Mon frere, luy dit-elle, j’ay differé de vous resoudre sur l’affaire
dont vous m’avez desja parlé par deux fois, parce que je voulois essayer si
le temps ou quelqu’autre consideration vous en pourroit distraire,
maintenant que je vois que rien ne peut divertir ceste volonté, dictes-moy
je vous supplie, quelle est vostre intention ? Je voudrois, respondit
incontinent Paris, obliger tellement Diane à m’aymer, que je la peusse
espouser : Et avez vous opinion qu’Adamas le trouve bon ? Dit Leonide, car
en cela il faut bien que vous y preniez garde. Je ne luy en ay pas parlé
ouvertement, dit Paris, mais il sçait bien que je l’ayme, & il ne le
desapreuve point. Cela, reprit Leonide, ne suffira pas, il faut le luy dire,
& sçavoir ce qu’il veut que vous en fassiez. En second lieu & qui
devoit estre le premier, avez vous bien consideré si ce mariage vous est
propre ? Car l’Amour clost bien souvent les yeux, & telle est bien
agreable pour maistresse, qui est insupportable pour femme : souvenez-vous
que ces feux que l’Amour produit s’esteignent bien-tost par l’abondance des
faveurs, & soudain apres sont suivis de longues chaisnes d’ennuis que le
repentir traine ordinairement apres soy. Mon frere mon amy, il y a grande
difference de l’Amour au Mariage, parce que l’Amour ne dure qu’autant qu’il
plaist, mais le Mariage se rend d’autant plus long qu’il est plus ennuyeux :
Le premier c’est le symbole de la liberté, parce que l’Amour ne contraint
personne que par la volonté, au
contraire le Mariage c’est le symbole de la servitude, parce qu’il n’y a que
la mort qui en puisse desnouër les liens : Il est vray que lors qu’un
Mariage est faict entre les personnes telles qu’il doit estre, il n’y a
point, à ce que je croy, de plus grand heur entre les mortels, d’autant que
tous les contentemens que l’on reçoit sont doubles & s’augmentent de la
moitié, & tous les maux diminuent à mesme proportion. Et puis la misere
des vivans estant telle, qu’elle nous sousmet à cent & cent accidens de
la fortune : La fidelle compagnie que l’on trouve dans le Mariage, ayde plus
qu’on ne sçauroit dire, soit à les supporter, soit à les éviter, ou à les
surmonter. Bref il est certain qu’il est presque impossible d’avoir un heur
entier, sans avoir un autre soy-mesme à qui l’on le communique. Mais, Paris,
permettez-moy de vous dire qu’un homme doit bien sacrifier à la fortune lors
qu’il se marie, afin qu’elle luy face rencontrer son bon-heur. Or mon frere,
il faut donc que sans prendre conseil de vos yeux, ny de vos desirs, vous
consultiez vostre raison & vostre jugement, & que vous voyez si
outre la beauté de Diane, elle n’a point quelque autre chose qui la puisse
rendre desirable, non seulement pour maistresse, mais pour femme aussi : car
la beauté n’est ordinairement qu’une trompeuse, & ne sert que de marque,
comme à ces logis qui ont de belles enseignes penduës au devant de leur
porte, & le plus souvent il n’y a rien dedans qui vaille. La beauté
ressemble à ces lunettes qui rendent toutes choses beaucoup plus grandes
qu’elles ne sont, à qui les regarde par ce verre trompeur, car la moindre bonne action d’une belle
personne, nous semble toute parfaicte, & lors que cette beauté qui ne
dure qu’autant qu’une belle fleur, vient à se ternir, & que l’on reprend
la veuë avec la juste proportion de chaque chose, on recognoist bien alors
la verité, mais il n’est plus temps, n’estant plus en nostre puissance de
nous en separer. Voyla donc la premiere consideration pour ce qui est de la
beauté : Apres mon frere, prenez garde de ne rien faire en cecy dequoy vous
puissiez avoir quelque reproche : vous estes fils du grand Druyde, Diane est
veritablement accompagnée de beaucoup de merites, mais en fin c’est une
bergere, & ne pensez vous point que ceux qui vous appartiennent ne
trouvent estrange que vous preniez cette alliance ? Nous ne sommes pas nez
pour nous seuls, il faut que bien souvent nous laissions nostre propre
contentement pour la satisfaction de ceux qui nous ayment & qui nous
appartiennent, & je vous supplie de retenir cecy pour une chose
tres-veritable : Souvenez-vous, mon frere, que le mariage fait ou deffait
une personne, afin que vous preniez garde à n’y rien faire à la volée, mais
quand toutes les autres considerations y seroient, & que ceste derniere
y deffailliroit, je penserois une personne plus miserable que ceux qui sont
condamnez aux chaisnes d’une chourme, ou à servir toute leur vie dans une
Pile, je veux dire s’il espousoit une personne qui ne l’aymast point, car de
tous les tourments que les plus cruels tyrans ont peu inventer, il ne s’en
sçauroit imaginer un plus grand, que de la passer aupres d’une personne qui
ne vous ayme point. Figurez-vous,
mon frere, quel plaisir ce peut estre de boire, & manger, de coucher
& dormir avec son ennemy : il faut donc que vous sçachiez sa volonté,
car si elle estoit distraitte ailleurs, ou que sans en aymer point d’autres,
elle n’eust non plus d’Amour pour vous, je vous conseillerois d’espouser
plustost le tombeau que Diane. Songez bien à toutes ces choses, & me
dites ce qu’il vous en semble, & puis je vous diray ce que je juge que
vous deviez faire.
Paris oyant parler Leonide avec tant de consideration, eust au commencement
opinion qu’elle le voulust marier ailleurs, & qu’à cette occasion elle
desiroit le distraire de Diane : mais en fin repassant ses raisons en
soy-mesme, & voyant qu’elle n’avoit rien dit qui ne fut vray, il changea
cette creance, & recogneut que c’estoit l’amitié qu’elle luy portoit qui
la faisoit parler ainsi franchement, & pour respondre à tout ce qu’elle
avoit proposé, dit briefvement : Qu’à la verité Adamas ne luy avoit pas dit,
qu’il recherchast Diane, mais qu’il ne le luy avoit pas deffendu, sçachant
asseurement qu’il l’aymoit : Que s’il l’eust desapreuvé, il le luy eust dict
comme il avoit tousjours faict de toute autre chose. Qu’il s’asseuroit
doncques qu’il l’avoit agreable, & que quand il la supplieroit, il
estoit certain qu’il se trouveroit bon pere comme il l’avoit tousjours
ressenty. Que quand aux conditions de Diane, c’estoit une folie à luy de
disputer d’une affaire dont la pierre estoit jettée, & qu’il luy estoit
plus aisé de vivre sans ame, que d’estre heureux sans Diane, & qu’avec
ce mot il respondoit à toutes ses con siderations : & pour ce qui estoit de ses parens
qui pourroient désapreuver ce mariage, il croyoit n’avoir pas un parent qui
l’aymast plus qu’il s’aymoit luy-mesme, & que par ainsi il estoit plus
obligé de satisfaire & contenter, que tout le reste de ses parents &
amis : Que quant à ce qui estoit de la bonne volonté de Diane, & la
verité disoit-il, c’est sur ce poinct, ma chere sœur, que je vous veux
demander conseil, & que je vous supplie de me le donner, car estant
fille comme elle, vous sçavez mieux juger de ses intentions que moy, à qui
la passion peut en cela troubler beaucoup le jugement.
J’ay voulu tenter diverses fois de sçavoir sa volonté, & la derniere a
esté au logis d’Adamas, lors que nous nous promenasmes si long temps
ensemble, je me pleignis de voir tous mes services si mal receus, &
presque inutiles, & monstray d’en avoir un tres-grand ressentiment, elle
me respondit avec toute sorte de courtoisie & de civilité, & parce
que je repliquay, que ce n’estoit ny civilité ny courtoisie, mais amour que
je recherchois d’elle, apres quelques autres discours, elle me respondit,
qu’elle m’honoroit autant qu’homme du monde, & qu’elle m’aymoit comme si
j’estois son frere, me faisant entendre que comme fille elle ne pouvoit
faire rien d’avantage. Mais lors que je repliquay, que mon dessein estoit de
l’espouser, & qu’en cela toute sorte d’affection luy estoit permise,
elle me respondit, J’ay des parens qui peuvent disposer de moy, & c’est
à eux à qui je remets semblables resolutions. Jusques icy il n’y avoit rien
qui me deust contenter, mais ma
sœur oyez ce qu’elle y adjousta : Et si vous voulez sçavoir ce que j’en
pense, sçachez, Paris, que ny vous, ny personne ne m’en a donné, ny ne m’en
donnera jamais la volonté, je vous veux bien pour mon frere, mais non pas
pour mary.
Or ma sœur, nous fusmes interrompus là dessus, & depuis je ne luy ay
point voulu parler, avant que je sceusse vostre advis, & comme je m’y
dois conduire, & je vous en conjure par toute l’amitié que vous me
portez, car de me penser distraire de cette affection, c’est une folie : la
mort seule le peut, encore ne sçay-je si elle en aura bien la puissance. Mon
frere, dit Leonide en sousriant, vous me demandez conseil d’une chose que
vous avez resoluë : mais je voy bien que vous voulez seulement que je vous
die, comme vous devez vous conduire, pour gaigner cette bergere, laquelle à
ce que je vois, amour n’a encores guere offencée pour vous, toutefois puis
que vous estes reduit en l’estat que vous dictes, je suis d’opinion que vous
obteniez d’elle la permission d’en parler à ses parens, parce qu’eux sans
doute, aussi-tost que vous leur ouvrirez le propos, voyant le grand
advantage qu’il y a pour Diane, ne refuseront jamais de vous contenter,
& elle qui est sage, & qui a vescu avec tant de prudence & de
vertu, n’osera refuser leur opinion, de peur que l’on ne la puisse blasmer,
ou d’opiniastreté, ou d’amour, ou de legereté, Et ainsi sans y penser se
laissera peut-estre engager si avant, que quand elle s’en prendra garde,
elle ne s’en pourra pas retirer.
Mais je suis d’opinion que vous ne luy en parliez que le jour que nous
partirons d’icy, afin que si elle change d’advis, elle ne sçache où vous
trouver pour s’en desdire, que pour le moins vous n’en ayez desja fait
l’ouverture à quelqu’un de ses parens.
Telle fut l’opinion de Leonide, que Paris resolut de suivre entierement,
& cependant qu’ils discouroient ainsi, Adamas avec toute la troupe se
joignit à celle d’Alexis & des bergeres qui estoient avec elle. Et parce
que Silvandre s’estoit rendu fort hardy pour les discours qu’il avoit ouys,
aussi-tost que les premieres salutations furent faites, s’approchant de
Diane : Ma maistresse, luy dit-il tout haut, je ne refuse point le jugement
de celles que vous m’avez ordonnées, pourveu que vous en fassiez de mesme :
Il ne faut point douter de moy, respondit Diane, puis que j’ay esleu les
juges, & que j’ay toute la raison de mon costé. Ce different, reprit
Silvandre, n’a pas besoin de tant de paroles que celuy qui a esté entre
Philis & moy : c’est pourquoy je requiers que sans aller plus loing,
nous soyons jugez. Je n’en fuiray jamais la conclusion, dit-elle, puis que
je l’espere du tout à mon advantage. Quant à moy, repliqua Silvandre, je
prends tout mon droit de la permission que vous m’avez donnée, car il est
certain qu’il n’y avoit plus de raison pour moy qui me permit de continuer
comme j’avois vescu avec vous depuis la gageure de Philis, n’eust esté que
vous m’avez faict cette grace de pouvoir le faire tousjours. Comment reprit
Diane, je le vous ay permis pour tousjours ? Eh ! ber ger, prenez-vous un jour pour tous les jours ? Encore
ne vous ay-je accordé que le reste de ce jour qui est passé, & qui
estant finy ne peut plus servir d’excuse à vostre feinte. Je vous supplie ma
maistresse, dit-il, vous peut-il bien souvenir que vous m’avez permis
d’achever le jour qui me restoit de la mesme façon que je l’avois commencé !
Il est vray, dit Diane, mais il est finy ce jour là, & j’en ay commencé
un autre. Vous avez raison belle bergere, respondit-il, de dire que vous en
avez commencé un autre, parce que c’est le propre du Soleil de commencer
& de limiter les jours & vous estes le Soleil de tous ces rivages :
mais non pas quand vous dictes, que le jour que vous m’avez accordé est
finy : Car dites-moy, s’il vous plaist ma belle maistresse, tant que la
clarté dure, n’est-il pas vray que le jour n’est point finy ? Je vous avoüe,
respondit Diane, ce que vous dites : mais aussi accordez-moy, que quand le
Soleil ne se voit plus, c’est la nuict. Je le confesse, reprit Silvandre,
& par ainsi j’ay gagné ce que je demande : car mon ame ny mes yeux ne
recognoissans point d’autre Soleil qui leur esclaire que vostre beauté &
vos perfections, il est certain que tant que je ne seray point privé de
cette lumiere & de ce Soleil, il n’y aura point de nuict pour moy :
& n’y en ayant point, n’ay-je pas raison de dire que le jour que je vous
ay demandé n’est point finy, & qu’au contraire il durera autant que je
vivray, & cela d’autant que jamais vos beautez & vos merites ne
partiront de mon ame ? Diane un peu surprise, ou pour le moins feignant de
l’estre ; Je vous pourray bien peut-estre avoüer, dit-elle, que le jour que vous m’avez demandé fut tel
que vous dictes : mais je sçay bien que celuy que je vous ay accordé n’a
esté que tel que les jours naturels. Ma belle maistresse, dict Silvandre,
l’on explique tousjours les choses douteuses à l’advantage du pauvre, &
de celuy qui mandie : & la liberalité, & la generosité sont des
perfections si dignes d’une ame bien née, que je m’asseure, mes juges, que
quand il y auroit quelque doute du costé de Diane, jamais vous ne voudriez
diminuer en cette belle ame des vertus qui luy sont si bien deuës & si
honorables. Alexis alors se mettant à rire. Quant à moy, dit elle, sans
attendre ce qu’Astrée & Philis en diront, je condamne Diane, & je
donne toute la raison à Silvandre, parce que celuy qui donne, doit bien
expliquer & restraindre sa donation, s’il n’entend pas d’accorder tout
ce que celuy qui requiert luy demande, autrement il est à croire qu’il a eu
la mesme intention que celuy qui reçoit le benefice. Ah ! s’escria la
bergere, j’ay perdu ma cause : car je sçay bien qu’Astrée accordera tout ce
qu’Alexis trouvera bon, & que Philis ne contredira jamais Astrée. Et
moy, dit Adamas, j’ordonne, que si en ceste feinte, Silvandre ressent à bon
escient les forces d’une beauté, qu’il ne se plaigne point ny de Diane, ny
de ses juges, mais de luy seulement qui s’en sera procuré le mal, sans que
la bergere soit obligée ny par services, ny par la pitié de le plaindre.
Ce qu’Adamas disoit, c’estoit parce qu’ayant fait en soy-mesme dessein de
donner Paris à cette bergere, & voyant bien que Silvandre ne luy estoit
point trop desagreable, il estoit marry de la continuation de cette recherche, craignant que Diane
ne s’y laissast embroüiller encore d’avantage : mais Silvandre qui ne fit
pas semblant de le recognoistre apres avoir baisé la main à ses juges, vint
prendre celle de Diane, & un genoüil en terre : Ma maistresse, luy
dit-il, si jamais quelqu’une de mes actions dément le vœu que je vous fais
de mon fidele & perpetuel service, dés à cette heure je me condamne aux
plus cruels supplices qu’un mortel puisse souffrir. Diane luy respondit
assez froidement, Berger ne vous tenez plus comme vous estes, & vous
souvenez que tout ce qui vous est permis, n’est que de feindre, & que
comme vous n’en devez point faire d’avantage, aussi ne recevray-je toutes
vos actions que comme feintes & dissimulées.
Silvandre eust respondu, n’eust esté que Diane suivit le reste de la trouppe,
qui attendant l’heure du disner, entra dans le petit bois de Coudre pour
prendre le frais que son ombrage rendoit, & le petit ruisseau qui le
baignoit tout d’un costé, & là ils rencontrerent Leonide & Paris,
qui en mesme temps s’acheminoient pour les aller trouver, & apres
s’estre promenez quelque temps en ce lieu, & l’heure estant venuë du
repas, ils s’en allerent tous ensemble en la maison, où ils trouverent les
tables mises & chargées de viandes & de delicatesses, qui ne se
ressentoient point d’avoir esté apprestées au village.
Fin du dixiesme Livre.
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L’UNZIESME LIVRE
DE LA TROISIESME
PARTIE DE L'ASTRÉE.
De Messire Honoré d’Urfé.
Lerindas pour ne laisser longuement en attente la Nymphe Galathée, se hasta
le plus qu’il luy fut possible de retourner à Mont-verdun ; & parce
qu’il marchoit fort bien, & qu’il estoit infiniment desireux de
complaire à sa maistresse, il se diligenta de sorte, que quand il arriva,
elle ne faisoit que de se mettre à table. Madame, luy dit-il, Adamas n’a peu
retarder le sacrifice, d’autant que tout le peuple estoit desja assemblé :
mais parce que je luy ay dict que vous seriez bien-aise de voir ces belles
bergeres de Lignon, il vous mande qu’il les vous amenera toutes icy, si
toutefois vous y demeurez quelque temps. Je suis bien marrie, dit Galathée
se tournant vers la sage Cleontine, que je n’aye peu faire voir ce sacrifice
au gentil Damon, afin que par mesme moyen il peut avoir la veuë de ces
belles bergeres : mais si Adamas
nous tient parole, nous le luy ferons voir avec plus de commodité, que si ce
moyen nous defaut, je suis d’opinion que nous allions exprez en leurs
hameaux, & que nous employons une journée en une si gracieuse
occupation. Madame, respondit Cleontine, puis qu’Adamas le vous a mandé,
vous le devez tenir pour tres-asseuré : il viendra sans doute avant que de
s’en retourner en sa maison accompagnant Alexis lors qu’il la vous
presentera. Mais à propos d’Alexis, reprit Galathée, dy nous Lerindas, est
elle avec autant de beauté que l’on nous a dict car je sçay que tu es
personne de jugement, & que tu n’as pas failly de la bien considerer.
Madame, respondit-il, elle est veritablement belle, mais à mon gré il y en a
trois qui me plaisent bien d’avantage, & puis que vous me le demandez,
j’ayme mieux le vous dire, que si Leonide avoit cét avantage ; Je suis
d’avis, Madame, que vous les changiez aux Nymphes que vous avez, si pour le
moins vous voulez avoir les plus belles filles qui soient au monde. Et
comment, respondit Galathée, tu les trouves plus belles que mes Nymphes ?
Plus belles, Madame, respondit-il que vos Nymphes ? Mais dites je vous
supplie, plus belles que toutes les Nymphes qui sont au monde. Et quoy
Lerindas, plus belles encores que je ne suis ? dit Galathée en sousriant. O
Madame, repliqua t’il un peu surpris, ne parlons point de vous, vous estes
la Dame & la Maistresse des Nymphes, mais je dis bien que toutes les
autres leur doivent ceder autant en beauté, que je suis moins beau que la
plus belle de vos Nymphes.
Vous verrez, dit Silvie, que Lerindas est devenu amoureux. Je ne le serois
pas devenu, respondit-il avec un visage mesprisant, si elles estoient aussi
desdaigneuses que vous. Galathée alors faisant un esclat de rire, Pour
certain, dit-elle, Silvie a raison, infailliblement Lerindas est amoureux de
ces bergeres, mais laquelle te semble la plus agreable des trois ? Attendez,
Madame, respondit-il, je n’ay pas peu affaire à discerner ce que vous me
demandez. L’une a plus d’attraits, l’autre plus de modestie, & l’autre
plus de beauté. La premiere s’appelle Daphnide, & l’autre Diane, &
la troisiesme Astrée : Je m’asseure reprit Galathée, que c’est ceste Astrée
qui est la plus belle, n’est il pas vray ? Il est certain, dit-il, &
Diane est la plus modeste, & Daphnide la plus attirante : & pour
dire la verité, les attraits me plaisent fort, la modestie m’est bien
agreable : mais en effect, J’ayme mieux la beauté : & par ainsi je
conclus, que si je suis devenu amoureux, il faut par necessité que ce soit
d’Astrée. Mais Madame, croyez que quand vous le verrez, vous me tiendrez
pour personne de jugement, & que Silvie, quelque dédain qui soit en
elle, ne les mesprisera pas tant, qu’elle ne voulut bien cette beauté que je
dis estre en elles. Galathée se tournant alors vers Cleontine, Qu’est-ce ma
mere, luy dict-elle, que Celidée juge de ces bergeres ? Madame, dit
Cleontine, quand elle se met à les loüer, elle ne peut cesser, & semble
qu’elle soit encore plus amoureuse d’elle que n’est pas Lerindas : il est
vray que je ne luy ay point encore ouy parler de ceste bergere qu’il nomme Daphnide, & s’il
vous plaist que je la fasse appeller, vous oyrez de quelle sorte elle en
parle. Et parce que Galathée estoit bien-aise de sçavoir des particularitez
de ces belles filles, & qu’elle fit signe qu’on la fit venir. Il est
bien mal-aisé, dit Lerindas en sousriant, que vous parliez à elle qu’il ne
soit bien tard, car je l’ay laissée pres du Temple de la Déesse Astrée, où
se doit faire le sacrifice, & Thamire aupres d’elle. Mais, Madame,
continua-il, elle ne vous en scauroit dire guere d’avantage que moy, soit
pour leur beauté, soit pour toute autre chose qu’il vous plaira d’en
apprendre. Que si ce n’est que pour sçavoir qui est Daphnide, c’est une
belle estrangere qui est arrivée depuis peu conduite par un nommé Alcidon,
car encores que je n’y aye pas long-temp demeuré, je n’ay laissé de
m’enquerir, la voyant si belle, qui elle estoit. Madame, dit alors
Cleontine, vous aurez bien-tost Celidée & Thamire icy qui vous en diront
tout ce qui s’en peut sçavoir.
Ainsi Galathée apprenoit des nouvelles de ces belles bergeres, & plus
elle s’en enqueroit, & plus elle trouvoit que Celadon avoit raison
d’aymer Astrée, puis que chacun luy donnoit tant d’avantage sur toutes les
autres, & le disner estant finy, la Nymphe s’en alla voir Damon, qui ne
sortoit point encores de la chambre, parce que la blessure l’avoit rendu si
foible pour la perte du sang, & pour le travail qu’il avoit fait d’aller
si long temps à pied avec ses armes, qu’il fut contraint de ne point se
mettre à l’air, que la force ne luy fut un peu revenuë, de peur de quelque
in- convenient : Cependant
Halladin l’estoit venu retrouver, & ne bougeoit des pieds de son lict,
le servant avec tant de soin, & de vigilance que Galathée mesme l’en
estimoit infiniment. C’estoit le troisiesme jour qu’il avoit esté blessé,
& la Nymphe qui pensoit estre obligée à la valeur de ce Chevalier, pour
avoir esté blessé en deffendant la querelle des Dames, & de plus luy
estant proche, & l’outrage luy ayant esté faict en ses Estats & en
sa presence, elle resolut de ne l’abandonner qu’il n’eust receu sa santé
entierement, & parce que pour le desennuyer elle luy faisoit sçavoir
tout ce qu’elle aprenoit de nouveau, elle voulut que Lerindas redit en sa
presence ce qu’il luy avoit rapporté de son voyage. Le jour se passa de
cette sorte, & cependant estant desja bien tard, Celidée, & Thamire
revindrent, lesquels Galathée vouloit voir incontinent, tant parce qu’elle
estimoit grandement la veuë de cette bergere, que pour le desir de sçavoir
encores de plus particulieres nouvelles des bergeres qu’elle venoit de
visiter. Estant donc en sa presence où Thamire l’accompagna, Et bien sage
bergere, luy dit elle, qu’est-ce que vous nous apportez de nouveau de vostre
voyage ? Madame, respondit Celidée, nous y avons satisfait & aux hommes,
& à Dieu, car nous avons rendu un devoir au sage Adamas, que nous luy
devions, en visitant Alexis sa fille, & un sacrifice au grand Tautates
qui luy estoit deu, pour le remerciement du Guy de l’an-neuf, & je vous
puis asseurer que nous sommes demeurez tous infiniment satisfaits. Car,
Madame, il faut que vous sçachiez qu’Alexis est la plus bel- le, la plus aymable, & la plus
courtoise fille qu’on puisse voir, & qu’elle a donné tant de
contentement à toutes ces bergeres qui la sont allé voir, qu’il n’y a pas
une de nous qui ne l’adore, & puis Adamas s’est efforcé de nous y
recevoir, avec une si bonne chere, & avec tant de caresses, qu’il faut
advouër n’y avoir rien qui l’egale. Quant au sacrifice, le grand Tautates
l’a receu de si bon cœur, que toutes les hosties se sont trouvées si
entieres, que nous ne sçaurions les desirer plus parfaites. Le Guy que nous
avons veu est si beau & si gros, que vous diriez que c’est un autre
arbre qui a esté attaché à ce chesne, tant il y est venu en grande
abondance, de sorte que cette année nos Druydes n’auront pas occasion de
l’espargner en nos sacrifices, ny à nous, ny à nostre bestail. Mais outre
cela nous avons eu le plaisir des Amours de Hylas, qui est de la plus
gracieuse humeur qui fut jamais : Le jugement de Diane sur la recherche de
Silvandre & de Philis, & la rencontre de Daphnide & d’Alcidon,
qui n’a point esté un petit entretien pour toute l’assemblée : Et qui est
cét Hylas duquel vous parlez ? dit Galathée : C’est, respondit la bergere,
un jeune homme qui ayme toutes les bergeres qu’il rencontre, & soustient
que ce n’est point inconstance : mais avec des raisons si gracieuses, qu’il
est impossible de s’ennuyer quand il parle ; & jugez, Madame, puis qu’il
ne peut pas avoir plus de vingt ou vingt & un an, & il nous raconta
plus de vingt filles desquelles il a desja esté amoureux, & la plus part
toutes presentes, & la derniere qu’il a quitté ç’a esté la belle &
sage Ale- xis, & Dieu sçait
pour qui : Je vous asseure bien, Madame, que ce n’est pas pour en prendre
une plus belle, car il a choisi Stelle qui a desja assez d’aage, & qui
n’approche en rien à la beauté de cette belle Druyde. Et quoy, dit Galathée,
la fille d’Adamas se laisse servir, & devant les yeux de chacun ?
Madame, respondit Celidée, je vous asseure que personne ne s’en peut
scandaliser, & qu’il n’y a fille Vestale qui le peut refuser, & si
vous l’aviez veu, vous en diriez autant : & je m’asseure que s’il a
l’honneur de nous voir, que vous, Madame, ou quelqu’une de ces belles
Nymphes, n’eschaperez pas sans estre servies de luy : & qu’il ne
demeurera pas d’avantage de le dire que de le penser : Mais, reprit
Galathée, & qu’est-ce que ce jugement de Diane ? Madame, respondit la
bergere, il advint il y a quelque temps, que Phylis & Silvandre
entrerent en dispute, seulement pour plaisir, se reprochans l’un à l’autre
qu’ils n’avoyent pas assez de merite pour se faire aymer, car Silvandre
encore qu’il soit tenu pour l’un des plus accomplis bergers de toute la
contrée, si est-ce que l’on ne le voyoit point aymer ny estre aymé
particulierement. Et parce que Philis luy reprochoit que c’estoit par faute
de courage, & de merites, & que Silvandre en disoit de mesme d’elle,
ils furent tous deux condamnez à rechercher Diane, & que trois lunes
escoulées, elle jugeroit lequel des deux auroit gaigné. Sans doute, dit
Damon, Diane aura jugé à l’advantage de la fille. Son jugement, respondit
Celidée, a esté assez douteux : Elle a dit que Philis estoit plus aymable
que Silvandre, & que
Silvandre se sçavoit mieux faire aymer que Philis. Vrayement reprit Damon,
Diane doit estre une discrette & sage bergere : car elle les a voulu
contenter tous deux, & elle l’a fait avec beaucoup de discretion. Mais,
Madame, continua-t’il se tournant vers Galathée, vous ne luy demandez point
qui est cette Daphnide ? j’ay ouy que Lerindas l’a aussi nommée pour l’une
des plus belles de toutes ces bergeres, & je voudrois bien sçavoir qui
elle est, & cét Alcidon aussi, & apres je vous en diray la raison :
Thamire alors prenant la parole, Seigneur, luy dit-il, Lerindas a raison de
la dire belle, car veritablement elle l’est, mais non pas de la nommer
bergere, puis qu’elle ne l’est pas, encore que pour se desguiser elle porte
l’habit de bergere : Nous avons apris par Hylas, que Daphnide est une des
principales Dames de la province des Romains, & que Alcidon est un
Chevalier des plus aymez du Roy Eurich, & qui sont venus en cette
contrée pour la curiosité qu’ils ont de voir la fontaine de la Verité
d’Amour. C’est assez, dit Damon, & lors se tournant vers Galathée,
Madame, luy dit il, vous devez voir en toute façon ces deux personnes, &
en faire cas, car Daphnide est une des plus belles de toutes les
Galloligures, & qui a esté tellement aymée du Roy Eurich, qu’il s’en est
fort peu manqué qu’il ne l’ait faite Royne des Vissigots, & quoy que
cela soit arrivé cependant que j’estois en Affrique, & que j’essayois de
me divertir par des longs & penibles voyages, si est-ce que par les
nouvelles qui en venoient au Roy Gense- ric, j’ay sçeu tout ce qui s’y est passé. Et
Alcidon, Je le vous donne, Madame, pour le plus accomply Chevalier qui ait
jamais esté dans la Cour de Thorismond, car c’est là où je l’ay veu, tant
aymé & chery de ce Roy, qu’il ne pouvoit assez luy faire de
demonstrations de sa bonne volonté. Je pourrois bien vous en raconter
beaucoup de choses qui meritent d’estre sçeuës, mais il vaut mieux que vous
les appreniez de sa bouche que de la mienne, puis qu’il est si pres de vous.
Et parce que Thamire & Celidée s’estoient esloignez, voyant que Damon
continuoit de parler un peu bas à la Nymphe : Mais, Madame, lui dit le
chevalier, que veut dire que cette jeune bergere a le visage si gasté de
coups, il semble qu’elle soit si sage & discrette, comment est-ce que ce
mal-heur luy est arrivé ? Ces blessures, respondit alors Galathée, sont les
plus glorieuses marques que fille porta jamais, & là dessus lui raconta
briefvement pourquoy elle s’estoit traitée de cette sorte, & combien
heureusement son dessein luy estoit reüssi, puis que la folle affection de
Calidon s’estoit esteinte, & la parfaite amour de Thamire s’estoit de
telle sorte augmentée, qu’il ne l’avoit jamais tant aymée belle, qu’il
l’aymoit maintenant avec cette difformité. Damon admira cette resolution en
cette jeune fille, & plus encores en une bergere, puis que ces
generositez ne se rencontrent gueres souvent que parmy les courages plus
relevez. Ne vous arrestez pas à cela, reprit la Nymphe, les bergers de cette
contrée ne sont pas bergers par necessité, & pour estre contraints de
garder leurs troupeaux, mais pour
avoir choisi cette sorte de vie, afin de vivre avec plus de repos & de
tranquilité, & d’effect ils sont parents & alliez à la plus grande
part des Chevaliers, & des Druydes de nos Estats. Je vous asseure,
Madame, respondit Damon, qu’encore que les coups que cette fille s’est
donnée soient avec la pointe d’un diamant, je sçay une personne qui la
gueriroit, pourveu qu’elle eust le courage de faire ce qui seroit
necessaire. Pour le courage, respondit Galathée, vous en devez moins estre
en doute que de sa volonté. Comment, reprit-il tout estonné, elle n’aura pas
la volonté de redevenir belle ? Je croy qu’elle seroit la seule fille qui
fut au monde de cette opinion. Appellons la, dit Galathée, & vous verrez
ce qu’elle vous en dira : Et lors relevant la voix, & nommant Celidée,
elle vint sçavoir ce qu’elle luy vouloit commander. Celidée, luy dit la
Nymphe, voicy un Chevalier qui ayant pitié de vostre visage, & s’estant
enquis de ce qui vous est arrivé, s’asseure de vous en faire guerir, &
vous rendre aussi belle que vous avez jamais esté, si vous le voulez : Ma
fille, continua Damon, c’est sans doute que vous en guerirez, car me
trouvant en Affrique, il advint qu’une des filles d’Eudoxe fut blessée d’un
diamant au visage, & de telle sorte que l’os presque de la joüe
paroissoit : Il y eut toutefois un sçavant Myre, qui moüillant un petit
baston de son sang le pensa avec un remede qu’il nommoit l’unguent de la
Sympathie, & avec lequel il la guerit contre l’opinion de tout le
monde : & parce que je treuvay cette cure fort rare, je fus curieux de
luy en demander la recepte, mais il me respondit, que c’estoit chose qu’il ne pouvoit donner à personne pour
s’en estre obligé par serment : mais que toutes les fois que j’en aurois à
faire, il ne falloit que luy envoyer un petit bois ensanglanté de la
blesseure, & qu’incontinent il en feroit la cure, parce que le remede
estoit aussi bon de loing comme de prez, & qu’il ne falloit que tenir la
playe bien nette : De sorte que, ma fille, si vous voulez guerir, il ne faut
seulement qu’égratigner un peu ces blesseures en sorte que nous en ayons du
sang, & vous verrez que vous reprendrez vostre premiere beauté.
Seigneur, respondit alors Celidée, vostre courtoisie m’oblige trop au soing
qu’il vous plaist avoir de ce visage qui ne le vaut pas : mais je vous diray
bien que cette beauté de laquelle vous me parlez, s’il y en a eu quelquefois
en moy, m’est à cette heure de telle sorte indifferente, que si je pouvois
la retrouver pour aller d’icy en mon logis, je pense que je ne m’y en
retournerois que le plus tard qu’il me seroit possible. Quand je me souviens
qu’elle n’a jamais esté en mon visage que pour me donner de la peine, que
pour m’accabler d’importunitez, & que pour me tenir en des continuelles
inquietudes, je vous asseure, Seigneur, que si je pensois la rencontrer par
cette porte, je passerois plustost par la fenestre, que d’avoir plus
d’intelligence & d’amitié avec elle : Toutefois, adjousta Damon, il me
semble que toutes les filles ont un desir particulier d’estre belles, ou
pour le moins de ne faire point de peur. Celles qui recherchent ceste
beauté, repliqua-t’elle, en ont peut-estre affaire pour estre aymées de ceux desquels elles
desirent l’amitié : mais moy, Seigneur, je vous proteste que non seulement
je ne veux paroistre belle qu’aux yeux de Thamire, mais que je voudrois
mesme me pouvoir rendre invisible pour n’estre jamais veuë que de luy.
Encore, reprit Damon, devez-vous desirer que Thamire mesme vous trouve
belle. Il est vray, dit-elle, mais je croy que ces blesseures qu’il me voit
au visage luy doivent sembler plus belles que la beauté du taint, ny la
proportion & delicatesse des traits qui souloient y estre, lors qu’il se
resouvient en les voyant que c’est pour estre toute à luy, & pour dire
ainsi, le prix que j’ay voulu payer pour me racheter de la servitude
d’autruy, & me donner entierement à luy. Cette memoire, reprit la
Nymphe, ne laisseroit pas de luy demeurer de vostre amitié & de vostre
vertu, & de plus, il vous possederoit belle aussi bien que vertueuse.
Quant à moy, Madame, dict la bergere, je suis si contente & si
satisfaicte de vivre en l’estat où je suis, que je penserois offencer le
Grand Tautates d’en desirer ou d’en rechercher un meilleur. Toutefois si
Thamire le veut, je suis preste de faire tout ce qu’il m’ordonnera. Le
berger alors prenant la parole : Ma fille, dit-il, il est certain que je ne
vous ay jamais tant aymée belle, que je fais en l’estat où vous estes, ayant
cognu que vostre amitié envers moy est si grande, qu’elle vous a faict
donner pour vous acheter toute à Thamire le prix le plus cher que les filles
puissent avoir, qui est cette beauté que vous méprisez si fort. Mais
j’avouëray bien que si je pensois la vous pouvoir rendre, il n’y auroit ny peine ny travail
que je n’employasse de fort bon cœur, me semblant d’y estre obligé pour
n’estre ingrat ou mescognoissant envers vous. Et pource, Seigneur, dit-il se
tournant vers Damon, je vous supplie si vous pensez qu’il y ait quelque bon
remede, de me faire cette grace de me le vouloir, dire, afin que je vous aye
ceste eternelle obligation, & que vous puissiez vous vanter que vous
avez esté cause de rendre contente une si parfaitte amitié que la nostre.
Damon alors, C’est chose tres-asseurée dit-il, qu’elle guerira & sans
point de peine, car j’en ay veu l’experience : Il faut moüiller de petits
bastons de sang des blesseures que vous porterez en diligence où je vous
diray, & où vous ne demeurerez que douze ou quinze jours à aller, &
vous adresserez à ce Myre auquel j’escriray : n’entrez point en doute
qu’elle ne guerisse incontinent. Ce fut bien alors que Celidée commença à
despiter contre cette beauté, puis qu’elle la devoit priver un si long temps
de son tant aymé Thamire. O Dieux ! dit-elle les larmes aux yeux, falloit-il
que je me ravisse cette pernicieuse beauté avec tant de peine pour la
racheter maintenant si cherement ? Est-il possible qu’un bien si mesprisé de
moy vueille revenir deux fois en ma puissance ? Eh Thamire ! contente toy de
ta Celidée telle qu’elle est, sans te vouloir mettre au hazard de la perdre
pour jamais, car peut-estre t’esloignant d’elle pour aller querir en pays
estrange cette beauté, la trouveras-tu, quand tu seras de retour que l’ennuy
de ton esloignement te l’aura ravie pour la mettre dans un tombeau. Tu m’as
dict si souvent que tu vivois le
plus heureux berger du monde, & qu’est-ce que tu veux avoir d’avantage ?
Veux-tu plus d’heur que d’estre heureux ? Jouys, berger, de ce contentement
que le Ciel t’a donné, sans en rechercher d’avantage qu’il ne t’en a pas
voulu octroyer, & te contente de ce que les Dieux ont jugé que tu devois
estre content. Si c’est pour moy, Thamire, que tu desires cette beauté, sors
de cette erreur, & croy, amy, que ton esloignement m’est si ennuyeux,
que si je pouvois perdre la vie sans perdre ta veuë ou sans estre privée de
toy, je la donnerois librement pour ne t’esloigner jamais. Le voyage que
l’on te propose est long, il est plein de perils, tu vas parmy des barbares,
peut-estre celuy que tu vas cercher est mort ; & qui sçait si cette
recette pourra servir à mon visage, encores qu’elle ait esté bonne pour un
autre ? Je m’asseure que le diamant dont celle que ce Chevalier raconte a
esté blessée, n’estoit qu’un verre, ou quelque pierre falsifiée, & non
pas un vray diamant, & par ainsi il n’y avoit pas mis le venin qui est
en mes blessures : & puis sa playe fut pensée aussi-tost qu’elle fut
faite : mais les miennes sont vieilles, & par consequent hors de toute
esperance d’estre gueries. Mais soit ainsi, ô Thamire, que je puisse la
ravoir cette beauté mesprisée, par la peine que tu y mettras, encore que la
chose soit bien douteuse : mais dy moy, puis que je ne m’en soucie point,
& que ce n’est que pour ta consideration que tu le fais, & pour
avoir peut-estre un peu plus de contentement auprez de moy ? est-il possible
que tu vueilles acheter ton
plaisir à mes despens, & encores avec de si chers despens que ceux que
tu peux bien prevoir ? En premier lieu, il faut que tu emportes de mon sang,
mais ce sang n’est rien, je le donnerois bien tout pour te retenir aupres de
moy : mais que de larmes penses-tu que mes yeux te donneront en ton
esloignement ? Que d’ennuis, & que de mortelles peines ressentiray-je en
cette separation ? & quelle rendras-tu ma vie tant que je ne te verray
point ? O Dieux ! Thamire, si tu sçavois en quel estat tu mettras ta
Celidée, je ne puis penser que tu la voulusses delaisser pour si peu de
chose que cette passagere beauté que tu luy veux aller chercher si loing. Et
bien, Thamire, tu la luy apporteras cette beauté apres un long exil, un
penible voyage, & un chemin plein de perils : Et que sera-ce, berger, si
incontinent apres une fiévre de peu de jours, un ennuy de quelques heures,
ou le bon-heur d’un enfant la renvoyra encores plus loing que tu ne la seras
allé querir ? Mais quand cela ne seroit point, le temps qui roule
incessamment, & l’aage qui vole avec cent aisles : ne raviront-ils pas
cette fleur de mon visage aussi tost presque que tu seras revenu ? &
cependant tu auras perdu inutilement & ce temps & cét aage que le
Ciel nous permet de pouvoir employer ensemble.
Les pleurs de Celidée accompagnoient de sorte ses paroles, que Damon en fut
touché de compassion, & lors qu’il vit que pour rendre son mouchoir,
elle donnoit quelque cesse à ses plaintes. Sage & discrette bergere, luy
dit-il, vostre vertu se rend admirable à tous ceux qui en ont la cognoissance, & oblige
chacun à vous servir, non seulement en cette occasion, mais en toutes celles
qui se presenteront. Je confesse que vous avez raison de ne vouloir point
que Thamire vous esloigne, mais non pas qu’il ne procure de vous remettre en
l’estat où vous souliez estre : car outre que son contentement y est joinct,
encores a-t’il un autre desir de vous rendre ce que librement vous avez
donné pour vous rendre toute sienne. Et afin de satisfaire à l’un & à
l’autre, je vous promets de faire venir icy le Myre dans peu de temps, qui
fera luy mesme la cure de vostre visage, sans que vous perdiez de veuë
vostre cher & tant aymé berger. O Seigneur ! s’escria alors Celidée, si
vous faites cette grace à cette pauvre bergere, le grand Tautates sera celuy
qui vous en rendra le loyer, car il n’y a rien qui despende de moy qui
puisse y satisfaire, & toute ma vie j’employeray mes plus ardentes
suplications, afin qu’il vous rende aussi heureux & contant, que le bien
que vous me faites surpasse tous ceux que je puis recevoir de tout autre que
d’un seul Thamire. Et à ce mot se jettant à genoux ; Par le nom, dit-elle
que vous portez de Chevalier & par celle que vous aymez le plus, ou par
celle que vous aymerez, je vous conjure, Seigneur, de vouloir me continuer
cette grace, & divertir Thamire de ce perilleux voyage.
Le Chevalier admirant & la vertu & l’affection de cette bergere, la
releva, & l’asseura que de son advis, Thamire ne l’abandonneroit
jamais : & l’heure de dormir estant venue, la Nymphe se retira avec resolution de faire
le lendemain son sacrifice, & puis le jour d’apres voir ces bergeres,
ayant opinion que Damon seroit en estat de sortir du logis, & par mesme
moyen elle essayeroit de ramener avec elle à son retour Daphnide &
Alcidon, afin de leur rendre l’honneur qu’ils meritoient, & l’ayant fait
sçavoir à Damon, il s’y prepara avec un desir extreme de sçavoir quelle
seroit sa fortune : & parce qu’il avoit esté adverty que l’Oracle
respondit à ceux qui avec devotion en supplioient le Dieu, il pensoit y
avoir esté conduit presque miraculeusement & sans y penser, &
d’autant plus que tous deux vouloient consulter l’Oracle de Bellenus. Le
matin donc estant venu, & trouvant toutes choses prestes pour le
sacrifice, Cleontine met sur sa teste un chappeau de fleurs, se ceint de
verveine, prend un rameau de Guy en la main, fait allumer le feu, &
apres que les taureaux blancs eurent esté sacrifiez, elle en jetta du sang
dessus, & puis sur la Nymphe, & sur Damon, puis maschant du laurier,
& jettant de la Sabine, du Guy, & de la verveine dans le feu, elle
courut à l’ouverture de Bellenus, où touchant la serrure avec la branche du
Guy, les portes s’ouvrirent, faisant un grand esclat, & elle se panchant
dans la caverne le plus qu’elle peust, tenant toutefois les pieds dehors,
elle receust longuement à bouche ouverte le vent, qui avec certain murmure
comme de voix mal articulée, venoit du profond de l’antre, & puis ne le
pouvant plus supporter, & comme enceinte presque de ce grand
entousiasme, s’en revint courant au lieu du sa- crifice qui estoit dans un petit bocage à l’entrée du
temple, tenant encore en cela de leur ancienne coustume, de ne point
sacrifier que soubs le Ciel mesme : où elle trouva encores la Nymphe &
le Chevalier, qui a genoux attendoient la response de Bellenus, & lors
prenant l’un des coins de l’autel d’une main, & de l’autre tenant
tousjours le rameau du Guy, les cheveux mal en ordre, & comme herissés,
& les yeux égarez remuans incessamment dans la teste, & le visage de
cent couleurs ; elle se leva sur le haut des pieds, paroissant beaucoup plus
grande qu’elle ne souloit estre, & toute tremblante & l’estomach
pantelant, elle profera d’une voix toute autre qu’elle ne souloit avoir,
telles paroles.
ORACLE.
Va Nymphe, & rend tes veux, mais retiens ce
presage,
Bien tost, n’en doubte point, tu sortiras d’erreur,
Mais garde que l’Amour se changeant en fureur
Beaucoup plus ne
t’outrage.
Et toy parfaict amant,
Lors que tu parviendras où
parle un diamant,
Tu seras rappellé de la mort à la vie
Par
celuy des humains,
A qui plus tu voudrois l’avoir desja ravie,
Laisse donc contre luy desormais tes desdains.
La Nymphe & le Chevalier ayans receu cest Oracle, demeurerent quelque
temps à le considerer, mais leur
estant impossible de l’entendre entierement, l’un des plus anciens Vacies,
qui s’y treuva present, & qui avoit accoustumé de donner
l’esclaircissement de semblables responces, s’approchant de la Nymphe, luy
tint un tel langage.
Les Oracles qui sont la parole du grand Dieu sont rendus ordinairement fort
obscurs par luy tant pour retenir la curiosité des hommes, que d’autant que
les choses futures doivent estre cachées aux humains, pour les exempter de
l’apprehension qui est quelquesfois une des plus grandes parties du mal,
puis que si nous sçavions l’heure de nostre mort, nous ne gouterions plus
les douceurs de la vie, mais ne vivrions desja plus que comme estans à la
porte du tombeau. Nostre grand Tautates qui nous ayme comme ses enfans,
& qui veut avoir occasion de nous faire tousjours plus de graces, nous
advertit des choses futures, mais obscurement, & ne nous en laissant
entendre qu’autant qu’il faut que nous en sçachions, pour observer les
choses qui le peuvent convier à nous faire du bien : & pour vous
monstrer que je dis vray, vous voyez, grande nymphe, qu’il vous advertit de
rendre les vœux que vous avez faits, parce qu’il n’y a rien qui tienne plus
la main de Tautates, de faire de nouvelles gratifications à ceux qui l’en
prient, que de faire des vœux legerement, & les oublier nonchalamment :
apres il vous predit que vous sortirez bien tost de l’erreur de où vous
estes, & cela avec des paroles si claires qu’il ne les faut point
esclaircir d’avantage ; Et pour
monstrer que veritablement il vous ayme, de peur que vous ne soyez surprise
du mal qu’il prevoit vous devoir arriver : il vous en advertit de bonne
heure, afin que soit par la vertu de la force, ou par celle de la prudence,
vous vous prepariez à les recevoir, ou à y remedier. Surquoy je suis
contraint de vous dire, que par la cheute des animaux sacrifiez, par la
couleur & quantité de leur sang, & par les entrailles, que depuis
une demie Lune nous avons visitées, nous jugeons que quelque estrange
accident est prest de tomber sur nos testes : car les victimes tombent
ordinairement à gauche, estans tombées se debattent merveilleusement : &
se debattans jettent des hurlemens effroyables en mourant, leur sang
quelquefois ne veut pas sortir, & s’il sort, il peche, & en qualité,
& en quantité, car la couleur en est toute bruslée, & il en sort si
peu, qu’il ne semble pas que ce soient des taureaux, mais des bien jeunes
aigneaux, que ceux que nous immolons. Quant aux entrailles, qu’est-ce,
Madame, que je vous en puis dire, sinon que nous les trouvons si
defaillantes, que quelquefois nous pensons de resver, y manquant quelquefois
le cœur tout entier, & d’autrefois le foye ? Bref, nous avons tant de
signes du Ciel, que ce n’est pas sans raison si Tautates vous advertit de
rendre vos vœux, puis que souvent par des humbles & ardentes prieres, on
peut divertir ou adoucir pour le moins les chastiments qui sont prests de
tomber sur nous.
Quant à l’Oracle qui vous a esté rendu ô vaillant Chevalier ! vous vous en
devez contenter, puis qu’il
semble estre fort favorable, soit que d’estre rappellé de la mort à la vie,
s’entende de quelque grand peril où vous tomberez, & duquel vous serez
retiré, ou que cette mort signifie quelque desplaisir que vous avez, &
duquel vous serez deschargé bien-tost, tant y a que vous en sortirez par
l’assistance de celuy que vous hayssez le plus, voyez comme Bellenus, qui
est Dieu-homme, c’est à dire le Dieu qui ayme les hommes, & par
consequent la paix & la concorde parmy eux, veut qu’ainsi qu’il nous
pardonne quand nous l’offensons, nous remettions aussi les outrages à ceux
qui nous font injure : il vous commande ce debonnaire Dieu, de laisser la
mauvaise volonté que vous avez contre un homme, & avant que vous en
faire le commandement, il vous propose & promet le secours qu’il vous
donnera, comme vous y voulant obliger par les devoirs de la courtoisie. Et
pource, Madame, & vous genereux Chevalier, remerciez Bellenus de la
faveur qu’il vous faict à tous deux, afin que cette recognoissance l’oblige
à vous continuer ses graces pour tousjours.
Le Vacie parla de cette sorte, & la Nymphe & le Chevalier s’estants
remis à genoux, firent les actions de graces qu’ils devoient, & apres se
retirerent au logis, en intention d’aller le lendemain au temple de la bonne
Déesse avant que faire autre chose, & puis à leur retour voir ces
bergeres de Lignon, & ensemble Daphnide & Alcidon, encores que Damon
eust intention de se laisser cognoistre le moins qu’il pourroit à eux,
faisant dessein de demeurer encores entr’eux quelques jours, & puis s’il ne trouvoit point de
remede à ses desplaisirs de s’en aller si loing, que jamais il n’ouyt parler
ny de l’Aquitaine, ny de personne qu’il y eust cogneuë. S’estant donc mis à
table avec cette resolution, & le disner estant presque finy, la Nymphe
vit entrer dans la sale un Chevalier d’Amasis, & auquel elle sçavoit
qu’elle avoit une grande creance. Ce Chevalier apres luy avoir rendu
l’honneur qu’il luy devoit, s’approcha d’elle, & luy dit à l’oreille,
qu’il avoit de grandes choses à lui dire de la part d’Amasis, mais que le
discours estant un peu long, & necessaire d’estre tenu secret, il ne
pouvoit le lui dire qu’en particulier, en ayant mesme commandement. La
Nymphe qui luy vit le visage tout changé, oyant ces paroles, alla soudain
penser à ce que le Vacie luy avoit dit du deffaut des victimes, & ne
pouvant s’imaginer un plus grand mal que la perte de sa mere, elle luy
demanda tout haut, comme se portoit Amasis ? Madame, respondit-il, elle est
en fort bonne santé, Dieu mercy, & desire passionnément de vous voir,
lui semblant qu’il y a un siecle que vous estes esloignée d’elle. Nous le
verrons bien-tost, respondit Galathée, puis que Damon est en estat de monter
à cheval, n’ayant pas esté raisonnable de le laisser au lict, puis qu’il
avoit receu ces blessures en nous deffendant contre l’injurieux Argantée :
Et à ce mot faisant signe qu’on deservit, elle se retira incontinent apres
dans la chambre, où elle fit appeller le Chevalier, pour entendre ce qu’il
avoit à lui dire ; & parce qu’elle estoit en impatience de sça- voir ce que se pouvoit estre : Ma
mere, dit la Nymphe, a t’elle eu quelque nouvelle de l’armée des Francs,
& comment se porte Clidamant ? Madame, respondit le Chevalier, elle en a
veritablement receu ce matin, qui ne doivent pas estre trop bonnes : mais
elle desire de les vous communiquer elle-mesme, & vous prie de la venir
incontinent trouver : elle m’a dit, que je vous fisse entendre que les
Francs ont fait un grand tumulte contre le Roy Childeric, qui a esté
contraint de se retirer en Thuringe vers le Roy Bissin, je crains grandement
que cela n’aye pas esté fait sans beaucoup de sang respandu, & vous
sçavez que Clidamant, Lindamor, & Guyemants, estoient ordinairement
aupres de luy, Dieu vueille qu’il ne leur soit point arrivé quelque malheur.
D’une chose, Madame, vous puis-je bien asseurer, qu’elle est fort triste,
& fort en peine & troublée, & qu’elle desire grandement de
parler à vous. Mon grand amy, luy dit Galathée, vostre discours me met bien
en peine, & je voudrois ou n’en sçavoir pas tant, ou en apprendre
promptement le reste : Il faut avant que je vous renvoye, que je parle un
peu à la sage Cleontine, qui m’a rendu l’Oracle ce matin, & à Damon, qui
est une telle personne, qu’il nous peut beaucoup servir aux accidens qui
nous peuvent arriver, & les faisant appeller tous deux, elle leur fit
entendre ce qu’Amasis lui avoit mandé : & parce qu’elle ne sçavoit si
elle devoit incontinent s’en retourner, ou bien aller rendre son vœu à
Bon-lieu, ainsi que l’Oracle lui avoit dict, elle demanda à la vieille
Cleontine ce qui luy en sembloit : elle luy respondit, Il me semble, Madame, qu’en toutes nos
affaires nous devons tousjours recourre à Tautates, & vous d’autant plus
que vous y estes obligée par le vœu que vous en avez fait, & par le
commandement que l’Oracle vient de vous en faire, les rapports des Vacies
nous ont, il y a quelque temps, rapporté que les sacrifices nous menaçoient
de quelque grand malheur. Il me semble que pour le divertir, le meilleur
remede c’est de recourre à celui qui nous donne ces presages, qui est le
grand Tautates, & le supplier de vouloir en changer les chastimens.
C’est pourquoy je concluds que vous devez aller vers la Bonne Déesse faire
vostre sacrifice, & le jour mesme vous pourrez estre à Marcilly. Damon
fut de ce mesme advis, puis qu’il n’y avoit qu’un demy jour de plus, lequel
il seroit fort à propos d’employer à rendre à Tautates ce qu’elle avoit
voué. Vous avez entendu, dit Galathée à celui qu’Amasis lui avoit envoyé
l’opinion de Cleontine & de Damon, asseurez Amasis que je seray demain à
bonne heure aupres d’elle, la suppliant cependant de trouver bon qu’ayant
faict plus de la moitié du chemin, je ne m’en retourne point sans
m’acquitter des vœux qu’elle sçait bien que nous avons faicts, & que je
vay rendre en partie pour elle.
Ainsi s’en alla ce chevalier, laissant Galathée en telle peine qu’elle ne se
souvint point de la volonté qu’elle avoit de voir ces belles bergeres ny
Daphnide & Alcidon, ne faisant tout le jour que parler à Damon, &
chercher avec luy, quel pouvoit estre le subject pour lequel Adamas la
pressoit si fort de s’en retourner, & quoy qu’ils en parlassent longuement & curieusement, si
est-ce qu’ils ne le peurent jamais deviner, se resolvant en fin de partir le
lendemain de grand matin, pour estre tant plus-tost aupres d’Amasis, &
dés le soir ayant commandé que tout fust prest, Damon s’arma comme de
coustume, & ayant mis Galathée & ses Nymphes dans leurs chariots, il
monta sur un cheval que la Nymphe lui avoit donné, qui estoit de ceux de
Clidamant son frere. Ce Chevalier parut si beau aux yeux de Galathée, qu’il
luy fit ressouvenir du gentil Lindamor, & coulant d’une pensée en
l’autre, elle s’alla imaginer que peut estre la nouvelle qu’Amasis luy
vouloit dire, estoit la mort de ce Chevalier & dés lors elle fit
dessein, que Polemas iroit en sa place, tant pour l’esloigner d’aupres
d’elle, & s’exempter ainsi de cette importunité, que pour avoir quelque
volonté de jetter les yeux sur Damon, en cas que Lindamor ne fut plus ;
& toutefois se ressouvenant de tant de services qu’il luy avoit rendus,
de l’affection qu’elle avoit recogneuë en toutes ses actions, de la gloire
qu’il s’estoit acquise en ce voyage parmy tant de nations belliqueuses,
& puis sa beauté & sa bien-seance en tout ce qu’il faisoit, luy
revenant devant les yeux, elle ne se pouvoit empescher de regretter sa
perte, & de faire quelque dessein à son advantage, en cas qu’il ne fut
pas mort, & qu’elle peut sortir de la tromperie, où Climanthe l’avoit
mise. Cette pensée l’entretint jusques aupres de Bon-lieu : mais de fortune
passant la riviere de Lignon, elle se ressouvint de Daphnide, d’Alcidon,
& des bergeres qu’el- le avoit
eu volonté de voir, & se voyant si pressée de partir, & ne voulant
toutesfois que cette Dame estrangere s’en allast sans qu’elle eust le bien
de la voir, elle manda au sage Adamas qu’elle le prioit de la venir
incontinent trouver à Bon-lieu, & en cas qu’elle en fut desja partie,
qu’il la suivit jusques à Marcilly, estimant necessaire qu’il y vint pour
les nouvelles qu’Amasis avoit receuës, & luy fit dire par Lerindas en
secret, qu’il l’obligeroit infiniement de conduire avec luy Daphnide &
Alcidon, & apres hastant ses chevaux, elle arrive au temple de la bonne
Déesse, où la venerable Crysante la receut avec toute sorte d’honneur &
de civilité : Et parce que la Nymphe luy fit entendre la haste qu’elle avoit
de s’en retourner à Marcilly, elle commanda qu’incontinent l’on mit la main
au sacrifice, afin de ne perdre point de temps, & que le disner fut
prest, pour ne la point faire [at]tendre quand elle auroit satisfait à son
vœu, luy reconfirmant que les sacrifices des particuliers estoient trouvez
bons & entiers, mais que les victimes qui estoient immolées pour le
public, & pour l’heureux voyage de Clidamant, se trouvoient de telle
sorte deffaillantes qu’il n’en pouvoit prevoir que quelque grand
desastre.
Mais cependant Silvandre, qui avoit obtenu la permission qu’il desiroit,
s’estoit tellement occupé en cela, qu’il avoit oublié de dire à Madonthe,
& à Tersandre, qu’il y avoit un Chevalier qui le cherchoit, avec
beaucoup de menaces de l’outrager, & n’eust esté que par fortune le matin il les rencontra qui
s’alloient promenans pour prendre de l’air, à cause que Madonthe s’estoit
trouvée mal deux ou trois jours durant, il est certain qu’il eust encore
long-temps demeuré sans les en advertir, estant de telle sorte tout employé
en cette ardente passion, qu’il n’y avoit point de place en son ame pour
quelque autre pensée : Mais les trouvant si à propos, il leur fit entendre
bien au long tout ce qu’il en avoit apris de Paris, & le danger pour eux
de rencontrer cet homme barbare, & qui les cherchoit avec tant de desir
de vengeance. Madonthe le remercia de cet advis, & ayant longuement
debatu entr’eux qui ce pouvoit estre, ils ne purent jamais imaginer que ce
fut Damon, parce qu’il estoit mort selon leur creance, mais plustost que ce
seroient des parens de Madonthe, qui ne pouvans supporter sa fuitte avec
Thersandre, cherchoient d’en faire la vengeance. Silvandre qui avoit
tousjours porté quelque sorte de bonne volonté à Madonthe, tant pour quelque
ressemblance qu’elle avoit à Diane, que parce qu’elle estoit veritablement
tres-vertueuse, & modeste, la voyant pleurer en eut une tres-grande
compassion, & luy demandant la cause de ses larmes : N’ay-je pas bien
raison, berger, luy dit-elle, de pleurer la miserable fortune qui me
poursuit avec tant de cruauté ? puis que ne m’ayant voulu laisser en repos
au milieu de mes parens & de ma patrie, elle me vient encores tourmenter
en ce lieu, où je pensois pouvoir jouyr du repos que cette contrée donne à
tous ceux qui veulent y habiter, & toutesfois je ne puis éviter sa
hayne, ny me ca- cher à ces coups ;
Dieu ! que faut-il que je fasse desormais, puis qu’ayant abandonné ma
patrie, mon bien, & toutes mes cognoissances, cette cruelle ne m’a pas
voulu laisser, mais me poursuit si cruellement, & me talonne de si prez,
que je n’ay plus d’autre azile que le tombeau ? Et à ce mot les larmes
sortans en plus grande abondance la contraignirent de se taire pour recourre
au mouchoir. Silvandre qui avoit desja esté touché des premiers pleurs de
Madonthe, fut encores plus esmeu, la voyant continuer, & ne le pouvant
supporter qu’avec peine, s’offrit de la garder & deffendre avec quantité
de ses amis, l’asseurant des outrages de cet estranger, si elle vouloit
demeurer en cette contrée. En ce mesme temps, Laonice par mal-heur se
rencontrant en ce mesme lieu, d’autant qu’elle estoit fort familiere avec
Madonthe, la conseilla de se retirer en sa patrie, où elle vivroit avec plus
de repos & de tranquilité, & ne point refuser l’assistance de
Silvandre pour l’accompagner, pour le moins tant que le pays de Forests
dureroit, & qu’il ne seroit que fort bon qu’il fut encore assisté de
quelques bergers de ses amis, afin qu’ils peussent la deffendre contre ces
estrangers. Madonthe qui craignoit les outrages, & les violences dont
elle estoit menacée, ayant resolu de s’en aller, accepta volontiers la
compagnie de Silvandre, & de ceux qu’il voudroit mener avec luy : Mais
Thersandre y contraria, de sorte qu’enfin elle le remercia de sa bonne
volonté, & à l’extreme importunité du berger luy permist d’aller
seulement avec elle jusques par-delà le lieu où ces estrangers avoient esté veus : & à l’heure
mesme, apres avoir pris congé de quelques bergers qu’elle rencontra, &
prié Laonice de faire ses excuses aux autres, elle se mit en chemin, avec
resolution qu’aussi-tost qu’elle seroit arrivée en Aquitaine, elle se
mettroit ou parmy les Vestales, ou parmy les filles Druydes, ayant tant de
mauvaise satisfaction de sa fortune, qu’elle vouloit entierement sortir de
ses mains.
Cependant Alexis, qui vivoit aupres de la belle Astrée, & qui usoit des
privileges que la fille d’Adamas pouvoit avoir parmy ces bergers, avoit
desja passé deux jours dans son hameau, sans que le grand Druyde fit
semblant de s’en vouloir aller, & sans qu’elle perdit un moment hors de
la presence de sa bergere, si ce n’estoit lors qu’elle estoit au lict, car
tant que le jour duroit, elles discouroient ensemble, & la nuict
survenant elles se retiroient dans une mesme chambre, où les licts seulement
les separoient. Mais d’autant que l’impatiente amour d’Alexis ne luy
permettoit pas de reposer, ny de demeurer au lict si longuement qu’à la
belle Astrée, cette seconde fois, elle ouvrit les yeux long-temps avant que
le jour parut, & soudain qu’elle apperceust un peu la clarté, elle
sortit du lict pour pouvoir de plus pres contempler sa belle bergere
endormie, mais il faisoit encores si obscur que s’estant jetté une robbe sur
les espaules, de peur d’estre nuë, elle se prit garde que sans y penser elle
y avoit mis celle d’Astrée. Amour qui fait trouver des contentemens extremes
à ceux qui le suivent, en des choses que d’autres mespriseroient, representa à cette feinte Alexis un
si grand plaisir d’estre dans la robbe qui souloit toucher le corps de sa
belle bergere, que ne pouvant la despoüiller si tost, elle commença à la
baiser, & à la presser cherement contre son estomach, & regardant
sur la table, elle vit sa coiffure, & le reste de son habit :
transportée alors d’affection, elle les prend & les baise, se les met
dessus, & peu à peu s’en accommode, de sorte qu’il n’y eust personne qui
ne l’eust prise pour une bergere : & encore que la robbe d’Astrée luy
fut trop estroite, si est-ce que se laçant un peu plus lache que ne souloit
faire la bergere, il y eust eu peu de personnes qui s’en fussent pris garde,
mesme que sa beauté & sa blancheur ne dédisans point l’habit qu’elle
prenoit, estoient de grandes trompeuses pour la faire croire telle. Estant
vestuë de ceste sorte, elle s’approche du lict où Astrée reposoit, & se
mettant à genoux devant elle, commença de l’idolatrer, & ravie en cette
contemplation, apres y avoir pensé quelque temps, elle profera assez haut
ces vers.
SONNET,
Il contemple sa bergere endormie.
Ainsi dans le giron de Psyché dormiroit,
Ou dedans
les vergers d’Amathonte & d’Eryce
Le petit Cupidon, lors qu’un
long exercice
Aux pavots du sommeil ses beaux yeux forceroit.
Ainsi trop curieuse elle l’admireroit
L’Amoureuse
Psyché, ce Dieu plein de delice,
Mais quoy qu’il fust armé
d’attraicts & d’artifice,
Moins beau que cette belle, elle le
jugeroit.
Jamais dans la beauté, tant de beauté n’eut place,
Ny
les Graces jamais n’ont fait voir tant de grace,
Qu’Amour dedans ce
lict en presente à mes yeux.
Pour voir la Deité, tu mourus bien Semele,
Pourquoy
ne meurs-je aussi regardant cette belle,
Si sa divinité surpasse
tous les Dieux ?
Encore qu’Alexis eust proferé ces paroles assez haut, si est-ce que pas une
des trois qui estoient dans le lict ne s’esveilla, tant l’aurore par sa
venuë les avoit appesanties d’un doux sommeil : & parce qu’il sembloit
que le jour croissant peu à peu descouvroit tousjours de nouvelles beautez
en sa maistresse, elle se leva, & prenant un siege s’assit vis-à-vis
d’elle afin de la pouvoir contempler sans empeschement, & lors jettant
les yeux sur ce visage bien aymé, il n’y avoit rien qu’elle n’admirast,
& qui ne fust un nouveau feu adjousté à sa flame. Quelquefois
transportée de trop d’affection, elle s’approchoit pour en desrober un
amoureux baiser, mais soudain le respect l’en retiroit. Et en ce combat
apres avoir longuement demeuré interdite, elle dit tels vers d’une voix
assez basse.
SONNET.
Sa maistresse dort, & il ne l’ose baiser.
Ils estoient pris d’un sommeil otieux
Ces deux
Soleils, & clos sous la paupiere
Mais leurs rayons avoient trop
de lumiere
Pour ne ravir & n’esblouyr mes yeux.
Tel fut jadis le somne gratieux :
De ton berger,
Vagabonde courriere,
Lors qu’oubliant ta peine journaliere,
Tu
l’endormis, afin d’en jouyr mieux :
Pourquoy le Ciel ne promet-il encore
Qu’ainsi que toy
de celle que j’adore
En ce sommeil je desrobe un baiser ?
J’entends Amour ce que tu me veux dire,
Pour estre
heureux un Amant doit oser,
Elle l’osa, mais moy je m’en
retire.
Cette consideration eust peut estre donné plus de courage à nostre feinte
Druyde, si de fortune Leonide ne se fust esveillée, & peut-estre au
bruit des paroles, encore qu’assez basses qu’Alexis avoit proferées. D’abord
qu’elle ouvrit les yeux elle
pensa de voir Philis, au lieu de la Druyde, & luy donnant le bon-jour,
luy demanda que vouloit dire qu’elle estoit si matineuse. Alexis sousrit
& sans luy respondre, mit une main sur le visage afin de la tenir plus
long temps en la tromperie où elle estoit. Et parce qu’à mesme temps Astrée
& Diane s’esveillerent, & se tromperent aussi bien que Leonide,
toutes deux la saluërent, & luy firent la mesme demande que la Nymphe
luy avoit faicte. Alexis alors prenant plus de hardiesse, les voyant ainsi
deceuës, qu’elle n’avoit pas faict lors qu’elles dormoient, s’approchant
d’Astrée luy baisa un œil, & en mesme temps luy donnant le bon-jour. La
bergere oyant une parole bien dissemblable à celle de Philis, retirant la
teste à costé, & le considerant mieux, la recogneut, mais avec un grand
estonnement, Me trompé-je, dit-elle, où bien est-il vray que je voy sous
d’autres habits la belle Alexis ? A ces mots, Leonide & Diane la
regardant de prez, elles recogneurent que veritablement c’estoit la Druyde :
Et Astrée alors luy tendant les bras avec toute sorte de respect, & se
relevant un peu sur le lict l’embrassa & le baisa, pleine de
contentement de la voir dans ses propres habits. Permettez-moy, nouvelle
bergere, que je vous baise, dit-elle, & que je vous asseure que jamais
la Forest ne vit une bergere plus belle que Lignon verra aujourd’huy sur ses
bords ; & lors la regardant avec toute sorte d’admiration, elles
estoient toutes trois ravies de la voir si belle en cet habit inaccoustumé,
qui toutefois luy estoit si bien, que Leonide mesme ne sçavoit qu’en dire.
Alexis n’a- voit encore rien dit,
mais quand elle vid qu’elle estoit recogneuë ; Que vous en semble ma sœur,
dit elle à la Nymphe, ces habits n’auront-il pas bien occasion de se
plaindre de ce changement trop desavantageux ? Il me semble, respondit la
Nymphe, que vous estes plus belle en bergere qu’en Druyde, & que si
Hylas vous avoit veuë, il feroit incontinent un nouvel amas d’Amour pour le
despendre en vostre service. Et moy, adjousta Astrée, je croy que ces habits
dont vous parlez, sont bien heureux de n’avoir point de cognoissance du bien
qu’ils possedent, estans autour du corps de la plus belle & de la plus
aymable fille qui fut jamais, car s’ils en avoient quelque ressentiment,
lors qu’ils en seroient privez, ils n’auroient jamais qu’un eternel regret
de leur perte. Mais, interrompit Diane, si j’y voy bien, ces habits sont
ceux d’Astrée, & me semble que ce seroit une grande peine pour cette
belle Druyde, de se deshabiller pour prendre ses propres habits, ne
seroit-il point bien à propos qu’Astrée prit ceux de Druyde, &
qu’aujourd’huy elles se laissassent voir ainsi desguisées pour faire passer
le temps au sage Adamas, qui sans doute les mescognoistra ou prendra l’une
pour l’autre ? Quant à moy, respondit Leonide, je fay bien gageure que la
plus grande partie de ceux qui les verront ne les recognoistront pas, pour
le moins si l’habit de ma sœur est aussi bien fait pour Astrée, que celuy de
la bergere l’est pour Alexis. Alexis mouroit d’envie de posseder tout le
jour cét habit, luy semblant que le bonheur de toucher cette robbe, qui
souloit estre sur le corps de sa belle maistresse, ne se pouvoit égaler. Astrée qui aymoit
passionnement cette feinte Druyde, & qui desiroit de laisser tout à fait
l’habit de bergere pour prendre celuy de Druyde, afin de pouvoir demeurer le
reste de sa vie auprez d’elle, avoit un desir extreme de porter les habits
d’Alexis. Et toutefois ny l’une ny l’autre n’osoit en faire semblant pour ne
donner quelque cognoissance de ce qu’elles vouloient cacher ; Et parce que
Diane les en pressoit, Mais, ma sœur, respondit Alexis parlant à Leonide,
que dira mon père s’il me voit vestuë de cette sorte ? Et que dira-t’il, dit
Leonide, sinon qu’il rira & sera bien aise de vous voir passer le temps
à quelque chose ? il sçait bien qu’il n’y a rien qui vous ayt tant fait de
mal que la tristesse, & que pour vous rendre & conserver la santé,
il n’y a rien de plus necessaire que de vous plaire & de vous resjouyr.
Si je le croyois, reprit-elle, je serois bien ayse de tromper aujourd’huy
les yeux de ceux qui nous verront, aussi bien que je me suis mesprisée en
m’habillant, car encore qu’il y ait bien de la difference de nos robbes, si
est-ce que n’estant pas encore bien jour je me suis jettée celle d’Astrée
sur les espaules, pensant que ce fust la mienne, & lors que le jour a
esté grand & que je l’ay recogneuë, j’ay voulu essayer si vous me
mécognoistriez, & ne fus de ma vie si empeschée que de me sçavoir
approprier de cet habit inaccoustumé. Je vous asseure dit Astrée, qu’on ne
jugeroit pas que ce fust la premiere fois que vous vous en fussiez habillée,
ne se pouvant rien voir de mieux, soit pour la teste, soit pour le colet,
& sans mentir, si person- ne ne
le dit, l’on demeurera long temps à vous recognoistre : Et quant à moy je
prendray un autre de mes habits, afin de faire mieux croire que vous soyez
une nouvelle bergere. Non, non, Astrée il faut, respondit Diane, que vous
preniez les habits de Druyde, autrement que diroit-on qu’elle fust devenuë ?
Nous dirons, respondit Leonide, que ma sœur se trouve un peu mal, à
condition toutefois qu’Astrée promette d’en prendre demain les habits, afin
que nous voyons si elle sera aussi-belle Druyde, que ma sœur est belle
bergere. Je feray, dict Astrée, tout ce que vous m’ordonnez, mais il me
semble que sa robe me sera trop grande ? Nous y ferons, dit Alexis, le
rebours de ce qu’il faudra que je fasse à la vostre, si je la dois porter
aujourd’huy : Car, dit-elle se levant, vous voyez bien qu’elle m’est trop
courte, mais je detrousseray ces boüillons & ces plis, & elle sera à
ma mesure, aussi il faudra faire un troussis à la mienne, & la mettre à
vostre hauteur. Or, dit Astrée, puis Madame qu’il le vous plaist ainsi, je
seray demain Druyde, mais à condition que personne n’en die rien : & je
m’asseure que si aujourd’huy Hilas voit cette nouvelle bergere, il
commencera de mettre en œuvre les conditions qu’il a faictes avec Stelle,
& qu’il adjoustera cette belle estrangere au grand nombre qu’il en a
desja aymé. Si cela est, reprit Alexis, demain quand vous aurez mes habits
il usera du mesme privilege, car je m’asseure qu’il ne vous verra point sans
vous aymer.
Et parce qu’il commençoit de se faire tard, & que ces belles filles se
voulurent lever, Astrée qui estoit contrainte d’aller prendre un autre ha-
bit dans un coffre qui estoit
au bout de la chambre.
Mais, mon Dieu, que direz-vous de moy, Madame, dit-elle, qui suis contrainte
de me lever en chemise devant vous pour aller prendre un autre habit ?
Alexis luy dit : Il n’y a de l’incommodité que pour vous, & si vous
voulez, je le vous iray bien choisir. Astrée qui eut opinion que ce seroit
une grande incivilité de luy donner cette peine, & que couchant dans une
mesme chambre & dans un mesme lict avec Leonide, il n’y auroit pas grand
mal de se monstrer à elle en chemise sans attendre, ny respondre autre
chose, se jetta hors du lict, mais si belle, que la feinte Druyde en demeura
ravie.
La premiere chose qu’elle en vid, ce fut le pied & la jambe, &
jusques à la moitié de la cuisse, & puis le sein presque tout à nud, la
blancheur & la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la
rondeur & l’embonpoinct de la cuisse, & la beauté de la gorge ne se
pouvoient comparer qu’à eux-mesmes. Et Alexis presque hors d’elle la voyant
en cét estat, en fut si surprise qu’elle demeuroit immobile à la considerer,
lors que la bergere luy donnant le bon-jour, la convia de la recevoir en ses
bras pour la baiser & se la pressant contre le sein, & la sentant
presque toute nu, ce fut bien alors que pour le peu de soupçon que la
bergere eust eu d’elle, elle se fust pris garde que ces caresses estoient un
peu plus serrées que celles que les filles ont accoustumé de se faire : mais
elle qui n’y pensoit en façon
quelconque, lui rendoit ses baisers, tout ainsi qu’elle les recevoit, non
pas peut-estre comme à une Alexis, mais comme au portrait vivant de
Celadon.
Leonide qui consideroit ces caresses & ces baisers, ne pouvant bien
esteindre ses premieres flammes, se sentit un peu touchée de jalousie, &
feignant que ce fut pour empescher que Diane ne s’en prit garde, elle dit à
la Druyde, Vous ne prenez pas garde, nouvelle bergere, que tenant Astrée
entre vos bras, elle se pourroit bien morfondre. Je ne sçaurois avoir mal,
dit la bergere, estant aupres d’Alexis. Je serois bien marrie, ma belle
fille, dit la Druyde, d’estre cause de vostre mal, mais je voy bien que ma
sœur n’en parle que par envie. Voire, dit Leonide, comme si je n’avois pas
l’une des plus belles bergeres aupres de moy : & lors se tournant vers
Diane, & la prenant entre ses bras se mit à la baiser, & à la
caresser, afin qu’elle ne prit garde aux actions d’Alexis, qui cependant
prenant Astrée l’emporta sans qu’elle mit les pieds en terre jusques vers le
coffre, où elle vouloit aller, & là s’assisant, & la tenant au
devant d’elle embrassée, Il est certain, luy dit-elle, que vous estes la
plus belle fille qui fut jamais, & que les beautez cachées qui sont en
vous, surpassent de tant toutes celles que l’on pourroit imaginer, que la
pensée n’y sçauroit atteindre : & en disant ces paroles, elle luy
baisoit tantost les yeux, tantost la bouche, & quelquefois le sein, sans
que la bergere en fist point de difficulté, la croyant estre fille : au
contraire, elle estoit si contente de se voir cares- sée d’un visage si ressemblant à celuy de Celadon,
qu’elle ne demeuroit jamais endebtée des baisers qu’Alexis lui donnoit,
parce qu’elle les lui rendoit incontinent, & avec double usure. Qui
pourroit se representer le contentement de cette feinte Druyde, ny son
extreme transport, il faudroit quelquefois s’estre trouvé en un semblable
accident : mais on le peut juger en partie en ce qu’il s’en fallust fort peu
qu’elle ne donnast cognoissance de ce qu’elle estoit, encore qu’elle sceust
bien qu’à l’heure mesme qu’elle seroit recogneuë, tout son bon heur luy
seroit ravy : & n’eust esté que sur le poinct de ses plus grandes
caresses, Philis vint heurter à la porte, je ne sçay à quoy ce transport
l’eust peu porter : Mais Astrée craignant que ce fust quelqu’autre, s’enfuit
promptement se rejetter dans le lict, & se cachant presque toute sous la
Nymphe, regardoit par dessous les linceux qui entreroit. Alexis en desespoir
d’avoir esté interrompue, s’en alla vers la porte en maudissant l’importun
qui en avoit esté cause, & demandant qui c’estoit, elle ouvrit à la
bergere Philis, mais tellement à contre-cœur que de tout le jour elle ne lui
peut faire bon visage : quand Astrée sceut que c’estoit sa compagne, elle se
remit un peu plus hors du lict pour lui rendre le bon-jour que la bergere
leur donna à toutes, & parce qu’elle alloit cherchant des yeux Alexis,
& qu’elle ne la vit point dans la chambre, elle eut opinion qu’elle se
fust allé promener comme elle avoit desja faict : & toutefois leur en
demandant des nouvelles, & voyant qu’elles rioyent sans luy rien respondre, elle tourna chercher
par la chambre plus curieusement, & cependant Alexis sortant dehors sans
se faire cognoistre à elle, & sans parler à personne s’en alla
entretenir ses pensées le long de la grande Allée, attendant qu’elles
fussent habillées : Et parce que Leonide & Diane s’en apperceurent,
elles dirent à l’oreille à Astrée, qu’il ne falloit luy en rien dire pour
voir si elle la recognoistroit : & ainsi toutes trois : & ainsi
toutes trois l’asseurerent qu’elle se trouvoit un peu mal, & qu’elle
estoit entrée dans une autre chambre d’où elle reviendroit bien-tost. Philis
les creut aysément, mesme voyant ses habits encores sur la table. Et parce
que Leonide & Diane estoient desja hors du lict, Astrée pria sa compagne
de luy donner ses habits qui estoient dans ce coffre aupres de la fenestre :
elle sans y penser en rien les alla querir, & luy aydant à s’habiller,
elle fut aussi-tost preste à sortir que les autres. Et lors qu’elles s’en
voulurent aller : Mais, dit-elle, ne verrons-nous point Alexis ? Il ne faut
pas, dit Leonide, quand elle est malade, elle se plaist d’estre seule, &
je m’asseure qu’elle ne s’est point voulu remettre au lict cependant que
nous sommes icy, parce qu’elle est presque nuë : nous reviendrons d’icy à
quelque temps pour sçavoir ce qu’elle faict. Et à ce mot, la prenant par la
main, elle la conduisit dehors.
Mais cependant la nouvelle bergere estant sortie s’en alloit à grands pas au
petit bois de Coudres où elle pensoit estre retirée, & pouvoit mieux
jouyr de ses pensées pour se representer les beautez qu’elle venoit de voir, & les
contentemens receus par les faveurs que l’on luy avoit données, ou plustost
que soubs un nom emprunté elle avoit desrobées. Mais d’autant qu’il estoit
desja tard, & que la plus grande partie des bergers avoient desja
r’amené leur troupeau à l’ombre, elle en rencontra plusieurs qui chantoient,
& qui couchez soubs des arbres fueillus attendoient au fraiz la venuë de
leurs bergeres, & entr’autres Calidon, qui ce matin s’estant levé de
bonne heure, avoit passé la riviere de Lignon pour essayer de voir Astrée,
& de tenter encores quelle seroit sa fortune avant que d’en faire parler
davantage à Phocion. Et parce qu’il avoit rencontré Hylas en chemin, ils
vindrent de compagnie en ce lieu, où tous deux ensemble s’estoient mis à
chanter : en fin Calidon tout seul apres avoir joüé quelque temps sur sa
cornemuse, dit ces vers, se souvenant de la cruelle response d’Astrée.
SONNET,
Il se plaint de sa cruauté.
L’arrogante qu’elle est, elle sçait que je l’ayme,
Que pour elle je meurs, plein d’amour & de foy,
Qu’elle ne peut
vouloir plus qu’elle peut sur moy,
Et que je l’ayme mieux qu’elle
n’ayme soy-mesme.
Elle recognoist bien que mon Amour extreme
Ne
sçauroit s’augmenter, tant elle est grande en soy,
Que de tous les devoirs je
mesprise la loy,
Et que de le nier ce seroit un blaspheme.
Elle le void l’ingrate, & ne me rend ô Dieux !
Pour tant d’affection, qu’un mespris odieux,
Comme si mon Amour sa
hayne faisoit naistre.
Oublions-la, mon cœur, & tous nos feux passez,
Quand nous n’aymerons plus, elle aymera peut-estre :
Mais qui
pourroit hayr ce que nul n’ayme assez ?
Alexis, comme celle qui n’estoit guere accoustumée à la voix de Calidon,
encore qu’elle eust ouy chanter & entendu ces paroles, toutefois elle ne
le recogneut point qu’elle ne l’eust outrepassé : mais voyant Hylas, elle
ouyt qu’il luy disoit, Est-il possible, ô Calidon ! qu’Astrée vous traitte
de la sorte que vous dictes ? Il n’est que trop vray, respondit-il, & je
voudrois bien Hylas, me pouvoir servir de la recepte dont vous usez si
heureusement en semblables accidens que celuy qui me travaille. La Druyde
n’ouyt pas davantage de leurs discours, parce que ne desirant pas d’estre
recognuë, elle passa outre, mais Hylas ne laissa de continuer : Je vous
asseure, Calidon, que de tout le mal qui advient aux bergers de cette
contrée pour semblable sujet, un seul berger en doit estre blasmé, car
Silvandre, qui est celuy duquel je parle, avec ses fausses raisons, parce
qu’il a l’esprit subtil, & qui se sçait insinuer en la bonne opinion des
bergers, leur persuade qu’un amant est perdu d’honneur, lors qu’estant mal
traicté, il change d’affection, comme si un homme estoit un rocher, exposé à l’outrage des flots
& des orages, sans pouvoir changer de place pour se mettre à couvert de
telles injures, & les bergeres qui pensent retenir nos esprits, comme
des esclaves, dans des liens honteux, & des chaisnes qui ne se peuvent
détacher, ne se soucient de nous donner occasion, ny par faveur ny par
aucune recognoissance de bonne volonté, de continuer le service que nous
leur rendons, estans tres-asseurées que nous sommes blasmez de cette sotise
d’inconstance, si pour quoy que ce soit, nous nous retirons de leur
tyrannie. Au lieu que si ces maximes estoient changées, & qu’elles
creussent que c’est une chose honorable de chercher son mieux, & de fuyr
ces tyrannies, elles ne se plairoient pas à nous voir languir en les
servant, mais nous donneroient tous les jours de nouvelles faveurs, afin de
nous oster non seulement la volonté de chercher une meilleure fortune, mais
l’esperance mesme de pouvoir mieux rencontrer. Calidon respondit froidement.
Vous vous trompez grandement Hylas, quand vous pensez que Silvandre soit
autheur de ces opinions que vous blasmez : il y a de longs siecles que les
bergers de cette contrée ont tousjours observé cette loy, & quand la
coustume ne nous y obligeroit point, la beauté de nos bergeres nous y
contraindroit, car peut-on les avoir aymées, & perdre une fois cette
volonté, si ce n’est que la mort le fasse faire, ou la laideur de leur
visage, qui advient ou par le temps, ou par quelque autre accident ? Je voy
bien, reprit Hylas, que vous aymez Astrée, & que maintenant je n’auray
pas raison avec vous : mais
j’espere de vous voir aussi affranchy de cette affection, que vous l’estes
maintenant de celle de Celidée. Plusieurs raisons, respondit le berger,
m’ont diverty de la bergere que vous nommez, & beaucoup plus encores
m’obligent à ne cesser jamais d’aymer celle-cy, sinon en cessant de vivre ;
car outre l’accident qui a osté la beauté à Celidée, qui estoit la premiere
cause de mon affection, encores le devoir m’obligeoit à rendre ce
tesmoignage à Thamire, du respect & de l’honneur auquel je luy suis
tenu : mais outre toutes ces considerations, m’estant susmis au jugement de
celle qui m’a condamné, si je n’eusse obey ainsi que mes sermens
m’obligeoient, j’eusse sans doubte attiré la vengeance divine sur ma teste,
& la hayne des hommes sur moy. Au contraire, en ce qui se presente
d’Astrée, toutes choses me convient à ne changer jamais cette affection.
Premierement sa beauté est telle qu’il n’y a rien qui l’esgale : Elle en
sera tant plus glorieuse, dit Hylas : Il n’importe respondit le berger, une
fille un peu glorieuse est plus aymable. Ouy, repliqua Hylas, pourveu que ce
soit envers les autres, mais non pas envers nous : & puis cette beauté
n’est-elle pas subjecte à l’injure des années ? O Hylas, dit Calidon, quand
la vieillesse ostera la beauté à Astrée, l’âge qu’aura Calidon ne luy
permettra guere de se soucier de la beauté. De plus les parens qui la
gouvernent, & ceux qui ont puissance sur moy, appreuvent nostre
affection : Le contentement des parens, reprit Hylas, le plus souvent est
cause que les filles s’opiniastrent à n’aymer point les personnes, qui autrement leur seroient
tres-agreables, tant parce qu’elles pensent qu’on les vueille gagner en
recherchant leurs parens, & non point elles, que d’autant que toute
contrainte est odieuse, & plus celle qui se trouve en la volonté, que
toutes les autres, & telle est l’amour qui jamais ne viendra par les
contraintes, ny par l’opinion d’autruy, mais par la seule volonté de celuy
qui doit aymer. Mais repliqua Calidon, Astrée est si sage, & si
soigneuse de se conserver en cette reputation parmy toutes ses compagnes. Ce
sont bien tousjours de semblables esprits, dict Hylas, qui font les
resolutions les plus entieres. Je pourrois bien penser, adjousta Calidon,
que ce que vous me dictes pourroit arriver, si je ne voyois que cette
bergere n’est point preocupée, & qu’elle n’ayme personne. Il est vray ;
mon amy, respondit Hylas en riant, elle n’ayme personne, ny aussi je ne lui
ay pas encore rendu assez de service, reprit le berger : & si elle se
gaignoit si aisément, elle n’en seroit pas tant estimable. O Calidon!
s’escria Hylas, & vous aussi vous estes de cette opinion, qu’il faut un
long service pour se faire aymer. Eh ! pauvre berger que je vous plains,
puis que vous en estes reduit à ce point : vous pouvez de bonne heure faire
provision de lunettes pour voir sa beauté en ce temps-là, car je ne pense
pas que l’aage que vous aurez alors, vous permette de la voir sans quelque
ayde : N’avez-vous pas ouy dire que Celadon l’a aymée ? Je l’ay ouy dire
sans doubte, repliqua Calidon : mais n’estant plus au monde, cela ne faict
rien contre moy. Rien contre vous ? dict Hylas : peut-estre si faict plus que vous ne pensez : car si
elle suit l’opinion de Silvandre, pourquoy n’en aymera-t’elle la mémoire
aussi-bien que Tircis celle de sa Cleon morte ? Mais ce n’est pas ce que je
voulois dire, N’avez-vous jamais sçeu combien de temps ce Celadon l’a
recherchée ? Quatre ou cinq ans, respondit Calidon. Et bien mon amy,
continua Hylas, que vous en semble, s’il faut que vous la serviez autant de
temps pour en estre aymé, ne sera-t’il pas temps que vous preniez les
lunettes si vous la voulez bien voir ? Je ne pense pas, dict le berger,
qu’il y faille tant de temps à la gaigner : mais quand cela seroit, encore
ne serois-je pas reduit à ce que vous dites. Berger, Berger, reprit Hylas,
flattez-vous tant que vous voudrez : mais souvenez-vous qu’il n’y a rien de
plus asseuré que l’experience, & ce que vous avez veu arriver une fois,
croyés, si vous estes sage, qu’elle peut bien estre encore une autre : vous
dictes qu’elle n’est point préoccupée, c’est ce qui me fait juger plus mal
de vos affaires : car les filles que nous sçavons qui ayment, peuvent estre
gaignées & attirées à nous aymer : mais ces insensibles ne sont pas
seulement capables de sçavoir ce qui doit estre aymé. Calidon importuné des
difficultez qu’Hylas luy rapportoit, & luy semblant que ses raisons
estoient assez fortes : Je vous asseure, dit-il, Hylas, que j’avois bien
faute des consolations que vous me donnez, & que ç’a bien esté ma bonne
fortune qui m’a faict vous rencontrer, pour soulager mon desplaisir. Si vous
voulez, dict-il, que je vous flatte, je parleray bien d’autre sorte : mais
quand vous aurez le juge- ment
sain, vous recognoistrez que je vous parle en amy : que si vous desirez
trouver quelque alegement, prenez les remedes desquels j’ay tousjours usé
contre semblable maladie, & si vous le voulez faire je m’oblige à vous
garantir de tout le mal que vous en recevrez pour ce subject. Comment, dit
le berger, de quitter Astrée, ou d’en aymer quelque autre ? j’aymerois mieux
avoir perdu les yeux que si je les employois jamais à regarder avec Amour
une autre beauté que la sienne, & avoir perdu le cœur qui me donne la
vie, que si je m’en servois jamais à aimer autre bergere qu’Astrée. Et à ce
mot ne pouvant plus avoir de patience aupres de Hylas, il se leva pour s’en
aller à demy mal satisfait de luy, mais Hylas le retint, & luy dit en
sousriant, Si vous voulez voir Astrée entrez dans ce bois de Coudres, je
l’ay veuë il y a quelque temps qu’elle y alloit toute seule, mais je ne vous
en ay rien voulu dire, parce que je crains fort que vous n’y perdiez vostre
peine, toutefois la femme est fort ressemblante quelquefois à la mort, qui
se donne à nous lors que nous y pensons le moins : Vous n’estes pas bon amy,
luy respondit Calidon de m’avoir esloigné le contentement d’estre auprés
d’elle. Prenez garde, repliqua-t’il, que vous ny soyez encores assez tost
pour recevoir un mauvais visage : Le berger sans s’amuser à luy respondre,
s’en alla le plus viste qu’il peut vers le lieu que Hylas luy avoit monstré,
luy semblant qu’il ne sçavoit trouver une meilleure occasion que de la
rencontrer seule en un lieu où personne ne pourroit interrompre leurs
discours.
Et il est certain que Hylas pensoit luy avoir dit la verité, parce que
n’ayant veu Alexis que par derriere, l’abit d’Astrée qu’elle portoit l’avoit
deceu : mais cependant la Druyde desireuse d’entretenir les douces pensées
qui occupoient son imagination, & dont la veue luy avoit esté si
aggreable, s’en alla au grand pas dans ce petit bois où elle ne mit plustost
le pied, que la solitude du lieu, & la fraische mémoire des faveurs
qu’elle y avoit receuës, luy remirent si vivement devant les yeux les
beautez & les doux baisers d’Astrée, que pliant les bras l’un dessus
l’autre, & levant le regard contre le Ciel, O Dieu, dit-elle, qu’Alexis
seroit heureuse sans Celadon, & que Celadon seroit heureux sans Alexis !
Que si j’estois veritablement Alexis, & non pas Celadon, que je serois
heureuse de recevoir ces faveurs d’Astrée : mais combien le serois-je encor
plus, si estant Celadon, elles ne m’estoient pas faittes comme estant
Alexis ? Fut-il jamais Amant plus heureux & plus malheureux que moy ?
heureux pour estre chery & caressé de la plus belle & de la plus
aymée bergere du monde : & malheureux pour sçavoir asseurément que ces
faveurs qui me sont faites seroient changées en chastimens & en
supplices, si je n’estois couvert du personnage d’Alexis : & là
s’arrestant un peu, Mais, reprenoit-il peu apres, & à quoy Celadon
penses-tu que cette feinte se termine ? Quelle fin propose-tu à ton dessein,
As-tu opinion que tu puisses decevoir tousjours, & tous les yeux de ceux
qui te verront ? Pourquoy ne te resous-tu à te declarer ? quoy qu’elle ne te
l’aye dit, si est-ce que le commencement de l’a- mitié qu’elle porte à Alexis, ne procede que de la
ressemblance qu’elle a avec Celadon. Cela te monstre qu’elle ne hayt point
ce berger, puis que la ressemblance luy en est si agreable, que si elle en
cherit la mémoire, le croyant mort, n’en aura-t-elle pas beaucoup plus chere
la presence, quand elle le verra à genoux devant elle, vivant &
l’adorant ? Belle bergere, luy dirons-nous, voila ce Celadon qui mourut
quand vous lui voulutes mal, & qui revit maintenant, que vous en aymez
le visage en celuy d’Alexis : s’il a failly en quelque chose, il en a bien
fait la penitence, mais si encores vous ne le jugez pas telle que sa faute,
ordonnez lui de souffrir & d’endurer tous les supplices qu’il vous
plaira, vous trouverez tousjours en luy plus de volonté d’obeyr à ce que
vous ordonnerez, que vous n’en aurez de lui commander. Et à ce mot,
demeurant quelque temps sans parler, il consideroit s’il y avoit apparence
qu’il deust prendre cette resolution : mais se reprenant bien tost apres,
Tay-toy, tay-toy Celadon, disoit-il, contente toy d’estre mort une fois,
sans vouloir par ta presomption remourir encores avant que d’avoir revescu,
n’envie point le bon-heur d’Alexis, & puis que tu n’en peux jouyr ne
sois point marry qu’elle le possede, car si tu dois esperer quelque
meilleure fortune que celle que tu as, c’est sans plus par l’entremise de
cette Druyde, à la conduitte de laquelle tu la dois entierement remettre,
& ne te flatte qu’Astrée ayme ta ressemblance en elle, car il peut bien
estre que ton visage lui soit agreable, & que la faute que tu as commise
la convie à te hayr, & puis s’il y a quelque chose en toy qui te puisse contenter,
n’est-ce pas pour sçavoir en ton ame que jamais tu n’as manqué aux loix
d’une parfaite affection ? & voudrois-tu maintenant noircir la blancheur
de ton amour, par une si grande desobeyssance ? Je t’ordonne, nous a-t-elle
dit, de ne te faire jamais voir à moy que je ne te le commande : ayme donc ô
Celadon ! & obeis, souffre & te tais, si tu veux vivre & aymer
sans reproche.
Ainsi le Druyde pensant venir en ce lieu pour avoir quelque contentement de
ses pensées, Amour qui peut estre estoit jaloux des faveurs que la fortune
lui avoit faites, les lui envenime par ces mortelles imaginations, de sorte
que ses yeux regorgeants de larmes, elle fut contrainte de prendre son
mouchoir pour les essuyer, & parce qu’en mesme temps Calidon entra dans
le bois, lors qu’elle estoit au bout d’une allée, ainsi qu’elle tourna pour
revenir sur ses mesmes pas, à fin de continuer ses pensées avec son
promenoir, de fortune elle jetta l’œil sur Calidon, qu’elle n’eust plustost
recognu, que comme la bergere, qui sans y penser met le pied sur un serpent
s’en destourne & s’enfuit ailleurs, toute pasle & tremblante, de
mesme Alexis changea & tourna ses pas promptement pour entrer dans une
autre allée, & de celle-là en une autre, & alla de cette sorte
fuyant le berger, qu’elle pensoit estre tousjours à ses talons, deceu par
les habits qu’elle portoit de la belle Astrée ; & elle mit bien tant de
peine a s’eschapper de ses yeux, qu’il la perdit parmy ces divers destours,
ne pouvant les demesler si promptement qu’elle les luy alloit embroüillant, & fuyant de
cette sorte elle passa dans la grande allée, & pour n’estre veuë de luy
se rejetta incontinent apres dans le grand bois de haute fustaye qui la
touche : mais de fortune Hylas, qui pour donner toute commodité à Calidon,
s’estoit venu promener en ce lieu, l’ayant aperceu, & se doutant à peu
pres de l’occasion de sa fuitte, car il la vit passer presque en courant, il
remarqua l’endroit où elle entroit, & attendit quelque temps pour
l’enseigner à Calidon qu’il croyoit n’estre pas fort loing, & toutefois
il se deçeut, parce que ce berger ne pensant pas qu’elle fust sortie du
bois, n’en laissa endroit qu’il ne visitast curieusement, & cognoissant
en fin que c’estoit vainement, il creut bien que c’estoit à dessein qu’elle
se cachoit à luy : & luy semblant que cette indignité estoit trop grande
pour la souffrir, il prit un si grand desplaisir de se voir ainsi mespriser,
que premierement en colere, & puis desesperé, il se resolut cent fois de
n’aymer jamais plus Astrée : Mais aussi tost que cette resolution estoit
faite, se souvenant de sa beauté & de ses perfections, il changeoit de
pensée, & se trouvoit encores plus embroüillé en cette affection, tant
il est difficile que le desir de la beauté se puisse arracher du cœur, qui
une fois en a esté touché vivement.
Cependant Hylas attendoit qu’il vint pour luy monstrer par où Astrée avoit
passé : Et il commençoit de l’envoyer en ce lieu, lors qu’il vit venir du
costé de la maison Leonide, Diane, Philis, & parmy elles, il luy sembla
de voir Astrée. Au commencement il eut juré le contraire, car il pensoit bien ne l’avoir veuë aller
d’un autre costé, & toutefois s’approchant d’elle au petit pas, il ne
pouvoir plus dementir ses yeux, qui l’asseuroient qu’Astrée estoit dans
cette troupe, lors qu’il se sentit prendre par derriere par quelqu’un, qui
luy mettant les mains sur les yeux, luy vouloit faire deviner qui c’estoit.
Hylas sans se remuer, luy laissa faire quelque temps, & en fin luy
touchant les mains, & recognoissant que c’estoient des mains de femme :
Je sçay bien, luy dit-il, qui vous estes, & que vous soyez icy, ce n’est
pas ce qui me met en doute, mais comment vous y pouvez estre. Cependant
qu’il parloit ainsi, toute la troupe arriva, de sorte que ces belles filles
peurent ouyr que Hylas en continuant son discours : Je sçay bien, disoit-il,
que vous estes Astrée, & luy ostant les mains de dessus les yeux, il vit
qu’il se trompoit, & que c’estoit Laonice. Et quoy, Hylas, lui dit-elle,
vous mescognoissez de cette sorte vos amies ? Ne vous en estonnez point,
dit-il, bergere, car c’estoit avec beaucoup de raison que je pensois que ce
fust Astrée, puis que l’ayant veuë tout à cette heure entrer dans ce bois,
disoit-il, en monstrant l’endroit où Alexis avoit passé, lors que vous
m’avez bouché les yeux, je la voyois toute estonnée parmi cette troupe qui
venoit d’un costé tout au contraire : & que pouvois-je penser la voyant
ainsi en divers lieux, sinon qu’aujourd’huy ce fut le jour qu’elle devoit
estre par tout ? Comment, Hylas, dit Astrée, vous m’avez veuë entrer dans ce
bois ? Je vous ay veuë, dit-il, & je ne suis pas seul, car je m’asseure
que Calidon est encores parmy ces Cou- dres qui vous y cherche. Astrée & les autres de
sa troupe sçavoient bien ce qu’il vouloit dire : mais feignant le
contraire ; Pour certain, luy dit Diane, j’ay opinion que ce matin vous
n’avez pas pris vos bons yeux, puis que cette Nymphe & nous toutes
rendrons bon tesmoignage que voicy Astrée, & qu’elle n’a esté
aujourd’huy qu’avec nous. Je voy bien, dit Hilas, que voila Astrée, & je
sçay bien qu’il est impossible que celle que j’ay veuë ait peu estre si tost
avec vous, ayant pris un chemin tout different : mais si sçay-je bien aussi
que je l’ay veuë cette Astrée que je dis, & que mes yeux ne me trompent
pas. Leonide rioit & toutes ces bergeres de le voir en cette peine : Et
parce qu’Astrée desiroit de trouver cette Astrée de laquelle il parloit. Or,
Hilas, nous penserons, luy dit-elle, que vous soyez hors de vous mesme, si
vous ne nous la faittes voir cette autre Astrée, & pource monstrez nous
où elle est allée. Je vous permets dit Hilas, de penser de moy tout ce que
vous voudrez en cela, car je vous asseure que vous n’en scauriez dire tant,
que je n’en pense moy-mesme encore d’avantage, me voyant en cette resverie,
& afin que je m’en esclaircisse, allons je vous supplie la chercher. A
ce mot se mettant le premier, il entra dans le bois de haute fustaie, &
ayant quelque temps tourné d’un costé & d’autre inutilement, lors que
chacun s’ennuyoit de cette queste, hors-mis la vraye Astrée, il rejetta de
fortune les yeux si avant à travers les espaisseurs des arbres qu’il lui
sembla de voir cette bergere assise sur la rive d’un des bras de Lignon,
& appuyée contre un gros
arbre : Hylas alors s’y en allant au grand pas, quand il fut si pres qu’il
la peut recognoistre, il fit signe à toute la trouppe de s’approcher, &
prenant Astrée par une main, & monstrant Alexis de l’autre : Regardez,
luy dit-il, bergere si vous n’estes pas au pied de cet arbre ? Philis
respondit, Je vous asseure mon feu serviteur, que vous devez tenir du
naturel des lyons, car j’ay ouy dire qu’ils cognoissent mieux les habits,
que le visage de ceux qui les gouvernent, Et pourquoy dites vous cela ?
respondit Hylas : Parce repliqua-t’elle, que ces habits que vous voyez pour
estre ressemblants à ceux qu’Astrée souloit porter, vous vous persuadez que
c’est elle. Ils parloient si haut, & Hylas faisoit tant de bruit,
qu’Alexis tournant le visage aperceut toute cette trouppe qui s’en venoit
vers elle, ce qui fut cause que s’essuyant un peu les yeux, & reprenant
une plus joyeuse mine, pour ne donner cognoissance des tristes pensées qui
l’accompagnoient, elle se leva & s’en vint droit vers elles, & parce
qu’Astrée & Diane lui firent signe de feindre d’estre estrangere, pour
voir si Hylas, & Laonice la recognoistroient, car elles avoient dit à
Philis le change qu’elle avoit faict de ses habits, elle contrefit de sorte
son personnage, que Hylas la mescogneut, & Laonice aussi. Hylas
s’approchant d’elle, Je vous asseure belle bergere, luy dit-il, que vous
avez failly à me faire tourner l’esprit, lors que je ne vous ay
qu’entre-veuë, & maintenant que je vous voy mieux, j’ay peur que vous ne
fassiez destourner mon affection, Alexis feignant de ne le cognoistre point,
& de ne sçavoir ce qu’il
disoit. Pardonnez-moy berger, lui dit-elle, si je ne vous responds, car je
n’entends pas ce que vous dites. Je veux dire, reprit Hylas, que vous ayant
pris pour Astrée, & puis voyant incontinent Astrée en un autre lieu,
j’ay failly de devenir fol, mais qu’à cette heure que je vous voy bien, je
crains que vous ne me desrobiez le cœur que j’ay donné à un autre. Vous
m’avez grandement obligée, respondit Alexis, de me prendre pour une si belle
bergere que celle que vous nommez, & laquelle j’ay desiré il y a
long-temps d’avoir le bon-heur de cognoistre, mais vous ne me des-obligez
pas peu, quand vous me soupçonnez d’estre larronnesse, & mesme de ce qui
est à autruy, car je n’ay point accoustumé de n’en prendre, qui ne soit tout
à moy, & je ne fay jamais mes prises en cachette, ainsi que ceux qui
desrobent font, mais tout ouvertement & devant les yeux de chacun : que
si vous voulez reparer l’injure que vous m’avez faite en cela, monstrez moy
qui est Astrée de toutes ces bergeres, & je vous remets l’offence
receuë. Je pense, dit Hylas, que si vous me cognoissiez vous ne jugeriez pas
que vous laissant prendre mon cœur, encore qu’il soit à une autre, je vous
fasse quelque offence, car Hylas n’en a jamais donné d’avantage à personne,
& toutesfois puis qu’il m’est si aysé d’effacer cette injure que vous
pretendez avoir receuë de moy, je n’en veux point disputer, à condition que
quand j’auray satisfait à vostre curiosité, en vous monstrant Astrée, vous
ne desdaignerez de recevoir en don ce cœur que je vous presente, si vous ne
le voulez point en larcin. Monstrez
moy, dit la nouvelle bergere, quelle de toutes ces belles est Astrée, car
considerant leurs beautez, je m’asseure qu’elle en est l’une, & apres
nous parlerons à loisir du cœur d’Hylas, puis que vous vous nommez ainsi. Il
est vray, dit Hylas, qu’elle y est, & parce que je crains que comme vous
avez deviné qu’elle estoit icy, de mesme vous ne la recognoissiez sans moy,
afin que vous m’en ayez l’obligation. La voyla, dit-il, monstrant Astrée,
qui à peine se pouvoit garder de rire, non plus que le reste de la trouppe,
voyant Hylas si aveuglé qu’il ne recognoissoit point Alexis, pour estre un
peu desguisée par cet habit : elle alors s’approchant d’Astrée, la salua,
& lui tint quelque discours de civilité, afin de tromper tant mieux
Hylas, qui trouvoit cette estrangere de si bonne grace, qu’il ne pouvoit
presque lui donner le loisir de dire les premieres paroles sans
l’interrompre, la pressant de satisfaire aussi bien à ce qu’il lui avoit
requis, qu’il avoit fait à ce qu’elle avoit desiré sçavoir de lui. Et
comment ? mon feu serviteur, dit Phylis, que pensez vous que dira Stelle, si
elle sçait que vous aymez cette belle estrangere ? Et que peut-elle dire,
respondit-il, sinon que j’observe nos conditions, par lesquelles il m’est
permis d’en pouvoir aymer une ou plusieurs autres aussi bien qu’elle, sans
qu’elle s’en puisse offencer ? Et comment berger, dit la nouvelle bergere,
vous pensez donc m’aymer en compagnie d’un autre ? Et que vous importe cela,
respondit Hylas, si je ne laisse pas de vous aymer autant que vous voudrez ?
Mais, adjousta-t’elle, vous en aymerés une autre avec moy ? Et si apres disner, dit Hylas, il y
a de la viande de reste, voulez vous que nous la jettions au chien ? &
de mesme, si apres vous avoir aymée autant que vous le voulez estre, j’ay
encore de l’amitié de reste, pourquoy ne voulez vous pas que je l’employe à
aymer celles qui en ont besoin ? Ha ! berger, dit l’estrangere, je ne veux
avoir rien à partir avec une autre. Je desire que celui qui m’aymera, n’ayme
que moy seule, & par ainsi vous estes en danger de n’avoir point de
maistresse faite comme moy. Ni vous, dit Hylas, point de serviteur fait
comme moy : Et puis que vous estes de cette humeur, je vous conseille de
chercher Silvandre, car il est tel qu’il le vous faut. A propos, dit Philis,
de Silvandre, nous ne le voyons point, qu’est-ce qu’il est devenu ce matin ?
C’est bien vostre fortune, Hylas, qu’il ne se soit point rencontré icy, car
il vous empescheroit bien de parler d’abord d’amour à ceste belle
estrangere. Hylas vouloit respondre, mais Laonice prenant la parole, Non,
non Hylas, ne laissez pas, dit-elle, de parler & de dire tout ce que
vous voudrez, je m’asseure que d’aujourd’huy vous ne le verrés, & quand
il seroit icy, je vous promets qu’il n’auroit pas le mot à dire, lui estant
arrivé le plus grand malheur qu’il peut avoir, & que luy mesme s’est
procuré sans y penser : Et qu’est-ce ? dict incontinent Diane : Il faut que
vous sçachiez, respondit la malicieuse Laonice en sousriant, que Paris il y
a quelque temps, rencontra un Chevalier estranger qui menaçoit grandement
Thersandre, & parce que Silvandre se chargea d’en advertir Madonthe, ce
matin il n’y a pas manqué, & elle crai- gnant que quelqu’un de ses parens ne la soit venuë
chercher, (car elle est de l’une des meilleures maisons d’Aquitaine) elle a
eu peur d’estre rencontrée, & que Thersandre estant recogneu ne receut
quelque desplaisir en sa compagnie, de sorte qu’elle s’est resoluë de partir
à l’heure mesme, & s’en retourner en Aquitaine, & m’a donné charge
de vous venir faire à toutes ses excuses, de ce qu’elle n’a peu prendre
congé de vous avant que de partir, vous suppliant de l’aymer, & de
croire que jamais elle n’oublira les faveurs & les amitiez qu’elle a
receuës le long de Lignon : mais le pauvre Silvandre voiant qu’elle s’en
alloit il n’a pu cacher l’affection secrette qu’il lui portoit, &
premierement il a fait tout ce qu’il luy a esté possible, pour lui persuader
qu’elle devoit demeurer, & puis cognoissant que tout son bien dire
estoit inutile, il lui a offert de l’accompagner, mais elle ne voulant à ce
que je croy donner jalousie à son Thersandre, l’a refusé plus de cent fois :
en fin ne pouvant obtenir cette grace d’elle, il s’est mis à genoux, lui a
embrassé les jambes, avec des conjurations les plus extraordinaires que
j’aye jamais ouy faire, & desquelles Madonthe ne se pouvant entierement
ny honnestement deffaire, elle lui a permis presque par force de
l’accompagner une partie du jour. Vous pouvez bien, lui disoit-il, me
permettre ce peu de temps d’estre aupres de vous, pour l’eternel plaisir que
vostre esloignement me laissera. Je pense dit Astrée, que vous vous moquez
de dire que Silvandre ayme quelque chose, luy qui ne regarda jamais bergere
que pour la fuir ? Pour la fuir, dit Hilas, & qu’appellés vous ce qu’il fait quand il est
aupres de Diane ? O ! respondit Philis, ce n’est que par feinte. Non Hylas,
reprit Laonice, Phylis a raison, ce n’est que par feinte ce qu’il fait
envers cette bergere, car lui mesme l’a juré plus de cent fois ce matin,
lors que Madonthe sur ce propos lui a dit, Et bien bien Silvandre, si mon
absence vous donne de la peine, la presence de Diane vous consolera. Diane,
a t’il respondu, merite mieux que mon service, aussi ne luy en ay-je jamais
rendu que pour ne manquer à la gageure de Phylis, & pleust à Dieu
qu’elle fust en vostre place, & vous en la sienne, vous verriez si je
dis vray ou non : Philis qui recogneut bien que ce discours desplaisoit
grandement à sa compagne, lui respondit, je ne croiray jamais que Silvandre
ayme Madonthe, car il n’en a jamais fait semblant : Vous vous trompez,
interrompit Diane, j’en ay veu des signes qui sont assez certains &
pourquoy ne voulez vous qu’un jeune berger qui a de l’esprit, & du
courage, ayme une fille tant aymable que Madonthe ? Et puis Laonice en parle
comme sçavante l’ayant veu partir avec elle, apres l’en avoir requis avec
tant d’instance. Et en effect, dit Astrée, est il bien vray, Laonice, que
Silvandre a suivy Madonthe ? S’il est vray, respondit la fine bergere,
croiriez vous que je le voulusse dire si je ne l’avois veu partir ? Et à
quoy me serviroit-il de dire une chose que vous pouvez si aisément verifier,
puis que si elle n’estoit pas vraye, ce seroit me faire recognoistre pour
menteuse à trop bon marché ? Dieu le conduise, respondit Diane, & le
reconduise quand il lui plaira : & à ce mot, faisant semblant de ne s’en point soucier,
tourna les pas d’un autre costé, où Philis sans monstrer de le faire à
dessein, la suivit quelque temps apres, mais non pas si tost toutefois que
Diane n’eust commencé de se reprocher en elle-mesme l’inconstance de
Silvandre. Et quoy, berger, disoit-elle sont-ce là les effects de l’Amour
que tu me faisois paroistre ? sont-ce les eternitez de tes affections :
& te devois-tu tant donner de peine, & à moy aussi, pour avoir la
permission de me rechercher sous la couverture d’une feinte, pour
incontinent me quitter pour Madonthe ? Tu as trop souvent & trop long
temps blasmé l’inconstance de Hylas, pour en prendre si tost le personnage.
Et parce qu’elle vid venir Philis, elle l’attendit, & d’abord qu’elle
fut arrivée : Et bien, ma sœur, luy dit-elle, ne vous semble-t’il point que
je sois meilleure maistresse que vous ne m’estimiez, quand vous me menaciez
des importunitez de Silvandre ? N’est-il pas vray que j’ay bien trouvé le
moyen de le divertir, & de luy faire prendre un autre dessein ? J’avouë,
respondit Philis, que si Laonice dit vray, je ne fus jamais mieux trompée
que je l’ay esté en ce berger, lui ayant veu faire des demonstrations d’une
si grande passion, que j’eusse creu estre impossible qu’elle se peust jamais
effacer : mais croyez vous que Laonice soit veritable : Je n’en doute
aucunement, respondit Astrée, car outre ce qu’elle en a dit, j’ay remarqué
que tousjours il a grandement affectionné Madonthe, & lors que Paris
estoit en peine de lui faire sçavoir la rencontre qu’il avoit faite de cét
estranger qui les menaçoit, Silvandre en prit la charge, mais sçavez vous avec quelle promptitude il
s’y offrit ? Croyez ma sœur, qu’il fit bien paroistre la peur qu’il avoit
que quelque autre se chargeast de lui rendre ce bon office. Et Dieu sçait,
il n’y avoit personne en toute la troupe qui eust cette ambition, & il
faut avouer qu’encore que cette fille soit belle & bien discrette,
toutesfois à mes yeux elle n’a rien de trop aymable, & si j’estois homme
je servirois beaucoup plustost plusieurs autres qui ne sont pas en effect si
belles. Aussi n’avons nous veu personne qui l’ait aymée en tant de temps
qu’elle est demeurée parmy nous, que Hilas & Silvandre : Mais Hilas
parce qu’il n’y a rien qui ne lui soit bon, & Silvandre pour me
desabuser, & vous aussi de l’opinion que nous avions qu’il eust quelque
bonne volonté pour moy. Quant à moy, dit Philis, je suis bien de la mesme
opinion que vous estes pour Madonthe, mais je ne sçaurois croire que
Silvandre l’ayme, & pource que vous en avez remarqué, cela n’est qu’un
effect de courtoisie envers cette estrangere. Et cette si ardante
supplication de l’accompagner, repliqua Diane, que direz vous que c’est ? Je
diray, respondit Philis, que c’est aussi par courtoisie : La courtoisie eust
esté bonne de faire l’office que Laonice nous est venu rendre de sa part, ou
quelque chose semblable, mais se jetter à genoux, pleurer à pleins yeux,
& pour dire ainsi, jetter des seaux de larmes, & s’en aller presque
par force avec elle, & nous laisser sans nous en rien dire, si vous
appellez cela courtoisie, je ne sçay ce que vous nommerez Amour. Mais, dit
elle, un peu apres : Je confesse qu’en cette action il m’a grandement obligée, parce qu’il est vray,
quelque mine que j’en fisse, que sa continuelle recherche, la discretion
avec laquelle il vivoit aupres de moy, mais plus la bonne opinion que
j’avois conceuë de lui, me portoit insensiblement à lui vouloir du bien : Et
je suis si beste quand j’ayme quelque chose, comme vous scavez en ce qui
m’est arrivé de Philandre, qu’il m’est impossible d’aymer peu, de sorte que
j’estois pour m’embarquer à bon escient en cette affection : Et Dieu sçait
en quel estat il m’eust mise, pour peu qu’il eust attendu encores :
j’aymerois mieux puis qu’il estoit de cette humeur, que lui & moy
fussions morts, que si j’eusse retardé d’avantage à recognoistre son
dessein. Philis qui voyoit bien que Diane aymoit ce berger, & qui
prevoyoit aussi qu’elle ne s’en separeroit jamais, qu’avec de tres-mortels
desplaisirs : Ma sœur, lui dit-elle ne croyons point si facilement le
rapport de Laonice, attendons avant que d’en faire jugement, que Silvandre
revienne, je veux croire que vous cognoistrez quand vous l’oyrez parler,
qu’il n’a point de tort. Non, non, ma sœur, reprit incontinent Diane, ne
parlons plus de cela; la pierre en est jettée, il pourra dire & faire ce
qu’il luy plaira, & je sçay ce que j’en dois croire : Mais, ma sœur,
repliqua Philis, oyez le avant que de le condamner ; Et quoy, ma sœur, dit
Diane, ne sçavez vous point encores que jamais personne qui ait escouté
Silvandre, ne lui donna le tort ? Non, ma sœur, si vous m’aymez lors que
vous me verrez en cette volonté, je vous conjure de m’en divertir : Et parce
que je me ressouviens qu’autrefois il a eu un bracelet de cheveux de moy, qui est celuy que
je faisois pour vous, je vous supplie de le lui demander de ma part, aussi
tost que vous le verrez, je scay que ces bergers de l’humeur dont il est,
ont accoustumé de se prevaloir des avantages qu’ils peuvent par semblables
finesses obtenir sur les bergeres peu avisées, si je puis je ne veux pas
qu’il en fasse de mesme de moy. Philis qui cogneut bien que Diane estoit
pressée du despit, & qu’il n’estoit pas temps de lui contrarier, se teut
quelque temps apres lui avoir dit qu’elle le feroit aussi tost qu’il seroit
revenu. Et alors qu’elles vouloient continuer leur discours, elles virent
venir toute la troupe vers elles, mais de beaucoup augmentée, parce
qu’Adamas, Daphnide, Alcidon, Paris, Hermante, Stiliane, & Carlis y
estoient, & de plus Lerindas le messager de Galathée, qui ayant fait son
message au grand Druyde, ne s’en estoit pas voulu retourner sans voir Astrée
& Diane, de la beauté desquelles il ne pouvoit assez parler.
Mais Adamas estoit demeuré avec une grande peine, depuis qu’il avoit sçeu par
Lerindas la volonté de Galathée, parce qu’il ne vouloit point luy desplaire,
& il voyoit bien qu’il ne s’en pouvoit aller vers elle, sans emmener
Leonide, & il craignoit que celle qui avoit veu Celadon vestu en
Lucinde, ne le recogneust déguisé en Alexis. Cela fut cause que ne sçachant
à qui en demander avis, sinon à Leonide, & à la feinte Druyde, il
proposa à la Nymphe la peine où il en estoit. Leonide qui avoit l’esprit
fort bon, luy respondit incontinent, Vous devez laisser icy Alexis & moy, car il est tres-asseuré
que Galathée la recognoistra si elle la voit, & ce seroit une chose de
trop grande importance pour la qualité que vous avez. Et il semble que Dieu
vous monstre que vous le devez faire ainsi, puis que ce matin sans autre
dessein que de passer son temps, vous voyez comme Alexis s’est vestuë en
bergere, & cét habit l’a de sorte desguisée, que peu de personnes l’ont
recogneuë, mesme Hylas qui la void tous les jours l’a mescogneuë, je
m’asseure que Daphnide & Alcidon en ont fait de mesme, & ce qui est
de plus d’importance, Lerindas : Si bien qu’il sera fort aisé à luy
persuader, & à ces estrangers, que ce matin Alexis s’est trouvé mal,
& que n’estant point sortie du lict, vous m’avez laissée aupres d’elle
pour luy tenir compagnie : aussi bien n’ay-je pas grande envie de voir la
Nymphe, tant qu’elle sera en l’humeur où je l’ay laissée. Mais si vous vous
resolvez à ce que je dis, qui est ce me semble le seul moyen que vous avez
pour ne laisser voir Alexis, il faut faire deux choses : L’une que cette
nouvelle bergere se perde finement parmy la troupe, & s’en aille mettre
en sa chambre, afin que Lerindas, ny Alcidon & sa suitte ne la
recognoissent. Et l’autre, il faut que je face en sorte que ces bergeres qui
sçavent qu’elle s’est revestuë de cette façon, vous supplient, mon père, de
nous laisser icy pour quelque temps, puis qu’il semble qu’Alexis y reprend
le bon visage que la maladie luy avoit osté, autrement si nous n’usons de
cet artifice, elles pourroient entrer en doubte de quelque chose, & il
n’est pas peut-estre encore temps que nostre dessein se descouvre. Adamas qui n’avoit
point pris garde au desguisement d’Alexis, s’estonna de l’avoir luy mesme
mescogneuë, & y ayant quelque temps pensé, trouva bonne cette opinion.
Mais Alexis encores beaucoup meilleure lors qu’elle en fut advertie, tant
parce qu’elle jugeoit bien que Galathée le recognoistroit, & elle eust
mieux aymé la mort que de retourner entre ses mains, que pour le desplaisir
qu’elle auroit de perdre si tost les extremes contentemens qu’elle possedoit
auprez de sa bergere, de laquelle les baisers & les caresses ne
pouvoient que luy estre tres-agreables, encores qu’elle ne les receust qu’au
nom d’Alexis, se contentant en quelque sorte, puis que Celadon en estoit le
porteur. Cela fut cause que tous trois y consentans, la chose fut bien
promptement resoluë, & à mesme temps la nouvelle bergere se meslant
parmy la troupe, quoy que Hylas eust bien souvent les yeux sur elle, si se
déroba-t’elle enfin & de lui & de tous les autres, & s’alla
renfermer dans sa chambre, où se deshabillant, non pas sans baiser mille
fois chaque piece de l’habit qu’elle s’osta de dessus, elle se mit dans le
lict, apres s’estre accommodé la teste comme si elle eust esté malade : O
bien-heureux habit, luy disoit-elle en le posant sur la table, n’avez vous
pas esté bien offencé contre moy, de vous avoir privé aujourd’huy du
bon-heur que vous avez accoustumé d’avoir, & n’avez vous pas bien
regretté le change que vous faisiés ? Je vous en demande pardon, ô trop
heureux habit ! & je m’asseure que vous me l’acorderez, puis qu’il est
impossible que vous sçachiez aimer, ayant si long temps embrassé ce beau
corps, qui pour un moment qu’il a
esté entre mes bras, m’a donné tant d’Amour, que je ne sçay comme je puis
vivre parmi tant de feux & de flames, qui me bruslent. Et lors
considerant qu’il parloit à une chose insensible, & qui jouissoit d’un
bon-heur qui lui estoit inutile pour ne le sçavoir pas recognoistre, il ne
se peut empescher de dire tels vers.
MADRIGAL.
Il est jaloux de l’habit de sa
Maistresse.
De cét heureux habit, je dis presque jaloux :
Rien
jamais de parfaict ne se void entre nous.
Si comme vous j’avois
entre mes bras ma belle,
Quel heur seroit le mien ?
Si vous
mouriez d’Amour comme je meurs pour elle,
Quel seroit vostre
bien ?
Mais le Ciel qui ne veut que quelque chose humaine
Soit
parfaicte en tout poinct :
Ce qui defaut en vous est en moy pour ma
peine,
Et veut qu’ayant mon bien vous n’en jouyssiez point.
D’autre costé Adamas ayant donné le bon-jour à Diane & à Philis, Je suis
bien marry, leur dit-il à toutes, qu’il faille que je vous quitte plustost
que je n’avois resolu. Mais belles bergeres, Galathée me mande que je m’en
aille incontinent la trouver, & voicy Lerindas qui a juré de ne me point
abandonner, que je ne sois aupres d’elle. Astrée qui ressentit le plus cette nouvelle : Et
faut-il, dit-elle, mon père, que vous partiez si promptement ? n’y a-t’il
point de moyen de prolonger un peu vostre retour ? Lerindas prenant la
parole, Il ne sçauroit, dit-il, s’en aller si tost, ny estre si promptement
pres de la Nymphe, qu’elle le desire, & que le temps ne luy en semble
long. Ce n’est pas à vous Lerindas, respondit la bergere d’un visage peu
fasché, à qui je parle, car je sçay assez que les messagers ont tousjours de
la haste. Adamas recognoissant bien pourquoy elle le disoit, lui respondit
en sousriant : Je ne puis, ma belle fille, retarder mon retour, parce que la
Nymphe me mande qu’elle a promptement affaire de moy, & Lerindas m’a
appris qu’il y a aupres d’elle un estranger duquel elle fait grand conte,
peut-estre est-ce chose qui luy importe grandement, & à laquelle le
retardement pourroit nuire beaucoup. La bergere en pliant les espaules se
retira toute triste vers Leonide, qui lui faisoit signe du doigt : &
cependant chacun reprit le chemin du logis, parce que le grand Druyde
desirant de partir incontinent apres le disner, les pria tous de s’en
vouloir venir, afin que Galathée n’eust pas occasion de l’appeler paresseux.
De toute la trouppe il n’y en eust point de si estonné que Hylas, parce que
voyant chacun prendre party, il vouloit se mettre avec la nouvelle bergere :
mais apres l’avoir cherchée longuement en vain. Belle Nimphe, dit-il,
s’addressant à Leonide, je vous supplie dites-moy si vous sçavez qu’est
devenuë la bergere, à laquelle Adamas & vous parliez presque à cette
heure ? Et à qui, res- pondit
Leonide, l’avez vous donnée en garde ? A mes yeux, dit Hylas : C’est donc à
eux, dit-elle à qui vous la devez demander, car nous qui n’en avons guere
affaire, n’y avons pris garde. Je vous asseure respondit Hylas, que si elle
ne revient plus, j’auray fait inutilement l’amas d’amour, qu’il me falloit
employer pour l’aymer. Et quoy, reprit Leonide, estes vous si diligent à
faire cette provision ? je pensois que vous missiez plus de temps à prendre
des resolutions de telle importance ? Cela est bon pour Silvandre, dit Hylas
en haussant & branlant la teste, qui pour un besoin feroit assembler
tous les Ordres des Gaulois, pour deliberer s’il doit aymer. Quant à moy je
resoudrois plus de semblables affaires en un jour, que luy en toute sa vie,
car aussi tost qu’il voit une belle fille, il cherche en luy-mesme si elle a
toutes les conditions qui lui sont necessaires pour estre aymable à son
goust, il la trouvera peut-estre trop grande, ou trop petite, trop blonde on
trop noire, trop blanche ou trop claire-brune, elle aura les sourcils trop
blonds, ou les yeux non pas assez fendus, le nez trop long ou trop racourcy,
la bouche trop ou trop peu renversée : le menton trop fendu, ou peut-estre
lui defaudra-t’il la fossette aux deux jouës, tant il y regarde de pres,
& si quelqu’une de ces choses lui deffaut, il ne l’aymera point, &
en fera le desdaigneux : mais moy aussi tost qu’une fille se presente à mes
yeux, & qu’elle leur semble belle, sans m’arrester à toutes ces petites
particularitez, ny à tant rafiner la beauté, soudain ma volonté consent à
l’aymer, & je cours incontinent aux provisions, & aux muni- tions necessaires pour attaquer
ceste forteresse, ou pour le moins à ce qu’il faut pour l’acheter. Il me
semble Hilas, reprit Leonide, que c’est ainsi qu’il faut faire, & puis
que desja vous vous estes si bien pourveu pour ceste estrangere, je suis
d’avis pour ne perdre pas la peine que vous y avez desja prise, que vous
l’alliés chercher, cependant que cette bergere & moy nous entretiendrons
un petit d’une affaire que nous avons.
A ce mot se retournans toutes deux de l’autre costé, elles s’escarterent un
peu de la trouppe, afin de n’estre ouyes, & Leonide parla à la bergere
de cette sorte : Vous avez ouy, ma belle fille, ce qu’Adamas a dit qu’il
estoit contraint de s’en aller, & il faut de necessité qu’il le face,
car autrement la Nymphe auroit occasion de s’en fascher, mais il faut que je
vous die que je ne fus de ma vie en lieu d’où le depart me fut si ennuyeux,
non seulement à moy, mais à Alexis aussi, que je n’eusse jamais creu pouvoir
s’arrester en semblables lieux, si je ne l’eusse veu, car ayant esté nourrie
continuellement dans les grandes assemblées & dans la confusion des
affaires du monde, malaisément pouvoit-on s’imaginer qu’une vie solitaire
& retirée comme celle-cy, luy peut estre agreable, & toutefois j’ay
remarqué que depuis qu’elle est icy, elle a repris un si bon visage, qu’elle
semble estre toute une autre, & cela je croy qu’il procede de l’amitié
qu’elle vous a prise, qui est bien si grande, qu’hyer elle me juroit
d’apprehender infiniment vostre separation. Madame, respondit la bergere, si
ce bon-heur nous est arrivé, que vous ayez eu agreables nostre vie & nos passe-temps de village, je puis
bien dire avec verité, que c’est le plus grand que nous puissions avoir
jamais, puis qu’il n’y a une seule de nous qui ne soit tellement rendue
vostre servante, & de la belle Alexis, qu’il n’y a rien que nous ne
fissions pour nous continuer l’honneur de vostre compagnie, & pour mon
particulier, je puis dire que mon affection me donne de telle sorte à la
belle Alexis, que je vous proteste, Madame, & prends le Ciel pour
tesmoing, & les deitez qui vivent dans ces bocages, que je tiendray à
jamais le serment que j’en ay fait. Je vous proteste, dis-je, Madame, qu’il
n’y a rien au monde qui me puisse separer d’elle, pourveu qu’elle l’air
agreable, & sur ce propos je vous supplieray de m’y vouloir assister de
vostre faveur, & envers elle, & envers Adamas, car je suis resoluë
de la suivre à Dreux, & vers les Carnutes, lors qu’elle s’en retournera.
Ce n’est pas là la plus grande difficulté, dit Leonide, car je vous donneray
un bon moyen pour y faire consentir & l’un & l’autre, la plus grande
peine est à faire resoudre vos parens : O Madame ! s’escria la bergere, ne
vous souciez point de cela, je sçay bien ce que j’ay affaire : vous sçavez
qu’il a pleu à Dieu de me laisser sans pere, mere, ny frere : quant à mon
oncle Phocion, & dequoy se peut-il douloir de ma desobeissance, puis que
je diray que c’est pour me mettre parmy les filles Druydes, & puis-je
estre taxée de cette resolution ? nullement, Madame, n’y ayant rien de si
juste que de nous donner nous-mesmes à celui qui nous a donné tout ce que
nous avons : si c’estoit pour épouser quelque berger, on me pourroit taxer
de trop d’amour, ou d’estre
volontaire : mais pour me resigner en une si bonne compagnie entre les mains
du grand Tautates, je ne crains point d’en estre blasmée, & seulement je
vous supplie, grande Nymphe, me vouloir apprendre les moyens qu’il me faut
tenir pour y faire consentir Adamas & la belle Alexis. Je le vous diray,
respondit Leonide, & je le vous faciliteray tant qu’il me sera
possible : Adamas ayme extremement Alexis, & de telle sorte, qu’il n’y a
rien que cette fille ne puisse aupres de son pere, je vous conseille donc
d’acquerir ses bonnes graces, mais que dis-je acquerir, vous les avez desja
sans doute toutes acquises, il faut seulement que vous efforciés de luy
rendre vostre compagnie si agreable, que la separation lui en soit si
fascheuse, qu’elle mesme, comme elle commence desja de faire, ressente la
premiere le desplaisir de vostre separation. Il vous sera fort aysé, vous
aymant desja si fort que je ne sçay si vous la surpassez : mais le meilleur
moyen c’est de vous tenir le plus pres d’elle qu’il vous sera possible,
& ne l’esloigner qu’à toute force : que si c’est vostre dessein, je suis
d’advis & je sçay que vous luy ferez plaisir, que vous suppliez Adamas
de nous laisser icy elle & moy encores pour quelques jours, ce que vous
pouvez demander sous sa feinte maladie, car voyant qu’elle n’avoit pas envie
de s’en aller si tost de ce beau lieu, je luy ay donné conseil de se
retirer, & faire semblant d’estre malade, pour avoir excuse de demeurer,
& vous voyez qu’il semble que la fortune vous y vueille favoriser, puis
qu’Alexis s’estant ce matin vestuë de vos habits, sans au- tre dessein que de passer son
temps, elle a toutesfois donné couverture à vostre demande, par ce qu’il y a
peu de personnes qui l’ayent recogneuë pour Alexis, & la plus part
croyent qu’elle se trouve mal ; & quoy qu’Adamas sçache bien que cela
n’est pas, toutefois il sera bien aysé de faire semblant de le penser, pour
avoir excuse de ne la point emmener vers Galathée, car il y a long temps
qu’elle desire de la voir, & la retirer aupres d’elle, mais Adamas ne le
veut pas, ayant dessein qu’elle continuë de vivre comme elle a commencé,
puis que Tautates monstre de l’avoir si agreable par tous les sacrifices
qu’il luy a fait pour ce subject : vous voyez, belle bergere, comme je vous
parle ouvertement de toutes choses, je le fais, parce que je vous estime
tant, que je voudrois vous voir entierement contente, s’il m’estoit
possible, mais je vous supplie de ne me deceler point, afin que je puisse
continuer à vous donner les advis que je croiray pouvoir conserver ou
accroistre vostre contentement : Il seroit mal-aysé de redire les
remerciemens que cette bergere rendit à Leonide, ny les asseurances de
service, qu’elle luy fit, avec tant de sermens de ne parler à personne, de
tout ce qu’elle luy diroit, que si la Nymphe n’avoit point encores recogneu
l’affection que cette bergere portoit à la Druyde, il luy eust esté
impossible de n’en estre tres-asseurée. Et parce que discourant de cette
sorte, elles s’estoient esgarées un peu du droit chemin, & que desja la
trouppe s’estoit fort avancée, elles voulurent prendre un sentier qui leur
pouvoit faire gaigner le devant, mais de fortune elles ouyrent une voix que la bergere Astrée
recogneut incontinent, pour estre celle de Calidon, & parce qu’elle
voulut se destourner, pour ne le rencontrer, lui semblant que de l’escouter,
elle offenceroit la mémoire de Celadon, Leonide s’en prit garde, & ayant
sçeu que c’estoit ce berger, lequel Phocion lui vouloit faire espouser :
Oyons, dit-elle, ce qu’il chante, car je m’asseure que c’est pour vous,
& nous pourrons passer dans le bois sans estre veuës de luy, lors que
nous voudrons. Vous perdrez inutilement du temps, dit Astrée, car
malaisément peut-il rien dire qui vaille sur un si mauvais subjet. Leonide
ne lui respondit rien, parce qu’elle voulut escouter Calidon, qui en mesme
temps commença de chanter ainsi.
STANCES,
Qu’il ne veut plus aymer.
I.
Rompons nostre prison, delivrons nous mon cœur,
Du
lien qui nous serre.
Et pour monstrer qu’amour n’est plus nostre
vainqueur
Foulons-le contre terre.
II.
Foulons-le sous les pieds, & fuyons desormais
La
bonte du servage.
Sans que cette beauté puisse esperer jamais
De changer mon courage.
III.
Elle a veu mes deux yeux pour pleurer mes malheurs.
Sembler à deux fontaines :
Et ma voix ne trouver passage entre mes
pleurs,
Qu’à souspirer mes peines.
IV.
Elle a veu que chacun considerant ma foy,
Et son
humeur cruelle
Blasmoit esgalement l’excez d’Amour en moy,
Et
le deffaut en elle.
V.
Elle a veu que l’Amour m’a reduit à tel poinct,
Que
j’avois plus d’envie
De mourir en l’aymant, qu’helas je n’avois
point
De conserver ma vie.
VI.
Mais que n’a-t’elle veu, la cruelle qu’elle est
De
mon cruel martyre ?
Que n’en a-t’elle veu ? mais qu’en a-t’elle
faict
Autre chose qu’en rire ?
VII.
Elle a ry sans pitié des maux que j’ay soufferts,
Et
d’une humeur depite :
S’il s’en fasche, dit-elle, il peut rompre
ses fers.
Quand à moy je le quitte.
VIII.
Quelle force luy fais-je, & pourquoy sans raison
Dit-il que je l’outrage ?
Puis que quand il voudra j’ouvriray sa
prison,
Qu’il sorte du servage.
IX.
Ouy cruelle beauté, ces fers dont je me plains,
Et
qu’à tort on méprise,
Par un puissant despit me sont tombez des
mains,
Et je suis en franchise.
X.
Je pensois en l’aymant qu’un subjet tout divin
Eust
faict naistre ma flame,
Mais son cruel mespris m’a fait cognoistre
en fin
Que j’aymois une femme.
XI.
Femme qu’on ne sçauroit qu’à soy-mesme égaler,
N’ayant point de seconde :
Femme que sans outrage on peut bien
appeller
La plus femme du monde.
XII.
Adieu donc pour jamais-trop insensible esprit,
Ma
flame est estouffée,
Victorieux j’appens à mon juste despit
Ton Amour pour Trophée.
Je sçavois bien, adjousta incontinent Astrée, que vous perdriez inutilement
le temps à l’escouter. Il me semble, dit la Nymphe, qu’il n’est pas peu en
colere ? Y puisse-t’il demeurer eternellement, respondit la bergere. Et à ce
mot, se tournans toutes deux un peu à main gauche, elles continuerent leur
chemin.
Cependant Paris ayant bonne memoire du conseil que Leonide luy avoit donné,
de demander à Diane la permission de parler à ses parens de la volonté qu’il
avoit de l’espouser, & sçachant
qu’Adamas s’en devoit aller vers Galathée, incontinent apres disner, il ne
voulut perdre l’occasion qui se presentoit. Car de fortune Diane s’estoit
trouvée toute seule en s’en retournant. Et encores que Paris la vit avec un
visage assez triste, si est-ce qu’il ne fit difficulté de s’approcher
d’elle, apres toutefois avoir faict ses veux à ce Tautates Amour que
Silvandre lui avoit dit, & au grand Bellenus, afin qu’ils luy fussent
favorables en cette entreprise où il s’alloit mettre, & qu’il croyoit la
plus perilleuse où il fut jamais. La prenant donc sous les bras, il luy
dit : Vous voyez belle bergere que mon pere s’en va incontinent qu’il aura
disné, & que je suis contraint de l’accompagner : Quel contentement
ordonnez-vous que j’emporte avec moy, afin qu’il vous puisse conserver en
vie le plus fidele serviteur que vous aurez jamais ? Et quel le
voudriez-vous, respondit la bergere, non pas en la qualité que vous dites,
mais en celle de la personne que j’honore le plus ? En la qualité que vous
dites, respondit incontinent Paris, je n’en veux point que la mort : je veux
dire que s’il ne vous plaist de me recevoir pour celuy que je vous suis, je
vous supplie de commander que je meure, car aussi bien n’auray-je jamais que
des peines & des tourments. Or voyez à quoy le despit peut porter le
cœur d’une fille pour sage qu’elle soit. Diane comme si elle eust voulu se
venger de Silvandre par son propre dommage : Je vous estime tant, luy
dit-elle, & j’ay vostre vie si chere, qu’il y a fort peu de choses que
je ne fasse pour la vous conserver : Dites moy en la qualité que vous voulez quel est le contentement
que vous desirez de moy ? Que vous me permettiez, repliqua Paris en luy
baisant la main, de vous demander à vos parens pour ma femme, comme celle
que je veux aymer & honorer toute ma vie, & à qui vous voulez que je
m’adresse. Bellinde respondit Diane, c’est ma mere, & c’est la seule qui
peut disposer de moy, & je vous donne toute la permission que vous en
desirez.
Diane dit promptement & briefvement ce peu de mots, imitant en cela ceux
qui prennent une medecine, qui se hastent le plus qu’ils peuvent de
l’avaller, car jamais elle ne dit parole plus à contrecœur, ny en laquelle
elle se fit plus de force : mais pour faire desplaisir à Silvandre, elle
voulust bien se priver à jamais de toute sorte de contentement : tant la
passion occupe les forces de l’entendement, & les empesche de discerner
ce qui se doit faire, puis que si cette bergere eust bien pensé à ce qu’elle
permettoit, jamais elle n’y eust consenti : car si Silvandre ne l’aymoit
point, elle ne lui faisoit point de desplaisir de se donner à un autre,
& s’il l’aymoit, pourquoy lui vouloit-elle rendre ce desplaisir ? car
elle ne donnoit cette permission à Paris, que d’autant qu’elle se pensoit
venger de Silvandre, & vouloit bien se rendre à jamais malheureuse,
pourveu qu’elle sceust qu’il eust quelque regret de la voir posseder à un
autre, & en cecy Paris espreuva bien qu’il y a des heures ausquelles les
femmes ne peuvent guere refuser, & que celuy se peut dire heureux, qui
les sçait mieux choisir, ou qui par prudence ou par fortune les rencontre.
Les remerciements qu’il fit à la bergere furent tres-grands, mais inutils, d’autant qu’elle
estoit tellement hors d’elle mesme, qu’elle n’en entendit pas une parole :
au contraire aussi-tost que l’on fut arrivé au logis, elle se desroba, &
sans qu’on s’en aperceut, se retira en sa cabanne toute seule, où donnant la
permission à ses yeux de pleurer, elle ne cessa de tout le reste du jour,
apprenant bien à ses despens, que quelque fois nous aymons plus que nous ne
pensons pas, & que nous n’en prenons jamais mieux la cognoissance que
par quelque mespris imaginé de la personne aymée, ou quand quelque
contrainte nous prive de sa veue & de sa presence.
Adamas cependant ayant sçeu par les chemins qu’Alexis se trouvoit mal, afin
de mieux déguiser son dessein, supplia Daphnide & Alcidon de lui
permettre d’aller voir quel estoit son mal, feignant d’en estre en grande
peine pour la haste qu’il avoit de partir. Et parce que l’un & l’autre
l’y voulut accompagner, soudain Astrée & Leonide s’avancerent pour l’en
advertir, & la trouvant au lict, fermerent les fenestres, &
rendirent de sorte la chambre obscure, qu’il estoit impossible de remarquer
son visage : Et elle feignant d’avoir un grand mal de teste, lors qu’Adamas
luy dit qu’il estoit contraint de partir, parce que Galathée le luy
ordonnoit ainsi, elle feignit de se vouloir efforcer, & que son mal
n’estoit pas si grand, qu’elle ne le peust bien suivre : Mais Astrée alors
s’avançant supplia Adamas de ne vouloir point permettre à sa fille de
marcher au grand chaud, qu’ayant cette migreine, le Soleil infailliblement
la luy redoubleroit, & qu’au
contraire un peu de repos lui redonneroit la premiere santé : Que tous ceux
de leur hameau auroient un grand regret s’ils sçavoient qu’elle fust partie
en cet estat : mais qu’elle particulierement & Phocion penseroient avoir
receu un grand outrage, s’ils la voyoient sortir de leur maison avec du mal,
qu’à la verité elle ne seroit pas si bien que chez son pere, que toutefois
l’on ne manqueroit ny d’affection, ny de soin à la servir avec toutes sortes
de remedes : & qu’afin qu’il y eust quelque tesmoing de ce qu’elle
promettoit, elle le supplioit de vouloir aussi laisser la Nymphe Leonide
pour luy tenir compagnie. A cette supplication se joignirent aussi celles du
venerable Phocion, qui luy monstra le danger qu’il y avoit pour Alexis de se
mettre aux champs avec cette douleur de teste, qu’il se sentiroit grandement
obligé de lui pouvoir rendre ce petit service, & bref y adjousta tant de
considerations, qu’Adamas fust aisément persuadé de leur laisser cette
feinte Druyde, monstrant toutesfois d’en avoir bien du regret, tant pour la
doute de son mal, que pour la crainte de leur donner de l’incommodité : mais
Phocion ayant respondu à toutes ces choses, avec des paroles pleines de
civilité & d’affection, Adamas luy dit, qu’il la luy laissoit, &
Leonide aussi, afin qu’il en disposast à sa volonté, leur commandant à
toutes deux de s’en venir aussi tost que la Druyde seroit guerie, & puis
s’approchant du lict, & prenant Leonide par la main, leur dit fort bas,
qu’aussi tost que Galathée seroit passée, il les envoyeroit querir par
Paris, ou luy-mesme y viendroit, & ayant sçeu que la viande estoit sur la table, il laissa la
feinte malade, & incontinent apres le disner, remerciant Phocion, &
Astrée, il s’en alla avec Daphnide, Alcidon, & le reste de leur trouppe,
non pas sans que Daphnide ne fist à son depart de grandes asseurances de sa
bonne volonté à toutes ces belles bergeres, & Alcidon aussi, jurant
n’avoir jamais tant envié les plus heureux qu’ils eussent veus aupres du
grand Eurich, que ces bien-heureux bergers & bergeres de Lignon, &
qu’ils s’en alloient pleins d’admiration des beautez & de la discretion
des bergeres, & de la civilité & douce conversation des bergers.
Mais Paris qui ne vit point Diane parmy la trouppe en demanda des nouvelles à
Philis & à Astrée, qui luy respondirent qu’elle avoit eu peut-estre
quelques affaires en sa maison : ce qu’oyant Adamas, & ces estrangers,
ils prierent ces belles filles de la vouloir asseurer du regret qu’ils
avoient de ne pouvoir prendre congé d’elle, & que s’ils pouvoient ils ne
partiroient point de cette contrée sans avoir le bien de les revoir encore
une fois.
S’estans donc separez de cette sorte, & ceux qui estoient venus
accompagner le Druyde s’en estans aussi retournez, Paris qui ne vouloit
point de dilayement en l’affaire qu’il avoit entreprise, s’approchant du
sage Adamas, le supplia de trouver bon, que par les chemins il peust
communiquer une chose qui luy estoit advenuë avec Diane. Adamas se doutant à
peu prez de ce que ce pouvoit estre, luy respondit qu’il l’auroit agreable :
mais Paris ayant eu ce congé ne sçavoit pas où commencer, & demeurant
long-temps sans dire un mot,
Adamas qui cogneut bien que l’amour estoit cause de son silence. Et bien
Paris, dit-il en sousriant, n’avez vous autre chose à me dire ? Paris alors
ouvrant deux ou trois fois la bouche, & rougissant & tremblant ne
sçavoit ce qu’il avoit à dire. J’entends bien, luy dit Adamas pour le mettre
hors de peine : que vous estes amoureux de Diane, mais ayme-t’elle aussi
Paris, ou n’est-ce point Silvandre qui tient la place que vous voudriez
avoir ? Ces paroles luy donnerent la hardiesse de respondre, Que
veritablement il craignoit d’avoir manqué envers le Druyde s’estant laissé
aller à l’affection de cette bergere sans luy en avoir demandé congé, mais
qu’au commencement il ne pensoit pas de s’affectionner de la sorte qu’il
s’estoit trouvé pris, & que depuis ayant veu qu’il auroit agreable qu’il
s’habillast en berger, & qu’il vit ordinairement cette bergere, il avoit
creu que de mesme il appreuveroit cette affection, qui en fin estoit
parvenuë à une telle grandeur, qu’il lui estoit impossible de vivre, s’il
n’en avoit le contentement que desirent ceux qui ayment passionnément : que
cela avoit esté cause que se souvenant que ces bergeres & bergers
estoient des plus anciennes & honorables maisons de la contrée, il avoit
eu opinion qu’il ne feroit d’outrage à sa maison, quand il espouseroit
Diane, & qu’en fin l’Amour l’avoit forcé de le luy dire : Et que vous
a-t’elle respondu ; dit incontinent Adamas ? Que Bellinde, dit-il, estoit sa
mere, & que c’estoit la seule qui pouvoit disposer d’elle. Alors le
Druyde luy dit : Il y a long temps que j’ay recogneu que vous aymiez cette
bergere, & si j’en eusse desapreuvé l’alliance, je vous eusse def- fendu de la voir : vous avez fort
bien jugé que vous en permettant la pratique, je voulois de mesme tout ce
qui s’en pouvoit ensuivre : Je louë ce mariage non seulement pour la qualité
de Diane, car il faut que vous sçachiez qu’elle & Astrée sont des
meilleures & plus anciennes maisons non seulement de cette contrée, mais
de toutes les Gaules, & qu’Amasis mesme ne refuseroit pas d’avouër de
leur appartenir, quand elle seroit informée de la race dont elles viennent,
mais encores la vertu & la modestie de cette bergere est telle que
j’estimeray heureux qui l’espousera, je ne parle pas de sa beauté, parce que
c’est une moindre des conditions qu’il faille rechercher en une femme pour
l’espouser : Et toutefois quand elle s’y rencontre elle n’est pas à refuser,
comme en celle-cy, qui se peut dire l’une des plus agreables bergeres de
Lignon, & quand je dis de Lignon, j’entends de toute l’Europe. C’est
pourquoy non seulement je vous en donne tout le congé que vous sçauriez
desirer, mais je vous conseille de ne perdre une minute de temps, &
parce que je vay passer à Bon-lieu, où peut estre Galalathée m’arrestera
tout le jour, je suis d’advis que sans perdre temps vous alliez chez moy
donner ordre à vostre voyage, & soudain que j’y arriveray j’escriray un
mot à Bellinde que vous porterez, afin qu’elle recognoisse qui vous estes,
& qu’elle vous traitte comme je desire. A ce mot, Paris luy baisa la
main pour remerciement de cette grace, & prenant congé de lui, de
Daphnide, d’Alcidon & du reste de la compagnie, il prit à main gauche le
long des prez, & s’en alla chez Adamas plein de joye & de
contentement.
Fin du II. livre.
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LE
DOUZIESME LIVRE
DE LA TROISIESME
PARTIE DE L'ASTRÉE
De Messire Honoré d’Urfé.
La Nimphe Galathée & Damon, incontinent apres disner, partirent de
Bon-lieu pour aller trouver Amasis, qui impatiente, ou plustost pressée des
nouvelles qu’elle avoit receuës leur avoit encores renvoyé un autre
Chevalier afin de les haster, qu’ils renvoyerent incontinent pour l’advertir
qu’ils seroient pres d’elle aussi tost que le Chevalier. Et cela fut cause
qu’Adamas estant party plus tard d’auprez de ces gentils bergers, &
belles bergeres, il ne la peut trouver au temple de la bonne Deesse ainsi
qu’elle le desiroit grandement, mais luy qui estoit soigneux de luy rendre
toute sorte de devoir comme à sa Dame, sçachant qu’elle estoit partie il n’y
avoit pas long temps, supplia Daphnide, & Alcidon, de trouver bon de
continuer le voyage, & qu’il envoyeroit Lerindas vers la Nimphe pour
l’en advertir, qu’il s’asseuroit
qu’elle leur feroit l’honneur de les attendre, & les prendre dans son
chariot. Ces estrangers qui ne vouloient lui desplaire en chose quelconque,
se mirent incontinent en chemin, & Lerindas par le commandement du
Druyde se mit à courre pour l’atteindre. Cependant la Nimphe & Damon
faisoient leur voyage, parlant de diverses choses lors que le chemin le leur
permettoit, car le Chevalier, fust par fortune ou à dessein, n’avoit voulu
entrer au chariot, mais estoit armé & alloit à la portiere sur un
tres-bon cheval que la Nimphe lui avoit envoyé, luy semblant qu’estant seul
aupres de ces belles Dames, il falloit qu’il fust en estat de les pouvoir
deffendre, & cela avoit esté cause que ce jour il portoit son
habillement de teste & son escu, qu’il souloit les autres fois laisser à
son escuyer. Marchant donc de cette sorte, lorsqu’ils eurent passé le pont
de la Bouteresse, & qu’ils entrerent dans un bois qui est le long du
grand chemin, & tout aupres de la maison du sage Adamas, Halladin qui
estoit assez loing derriere le chariot de Galathée, vit sortir à
l’impourveuë trois Chevaliers hors du bois entre luy & Damon, qui tout à
coup baissans leurs lances, s’en allerent à course de cheval contre son
maistre : le fidelle Escuyer voyant ces gens, ne peut en advertir Damon
sinon en luy criant le plus qu’il peut qu’il se print garde : Le Chevalier
au cry de son Escuyer, tourna la teste, & à mesme temps vit desja si
pres de luy les trois Chevaliers, que tout ce qu’il peut faire fut de leur
tourner le visage, mettre la main à l’espée, & se couvrir bien de son
escu : mais à peine ceux-cy
estoient sortis du bois, que Galathée en vit autres trois, qui à toute bride
vindrent comme les autres attaquer Damon : elle qui n’avoit encore aperceu
que ceux-cy, se mit à crier, & les Nimphes aussi qui estoient dans son
chariot, ce qui fut cause que le Chevalier faillit d’estre porté par terre,
parce que tournant la teste vers elles, il fut en mesme temps attaint de
deux lances qui le trouvant un peu tourné en arriere faillirent de le
desarçonner. Le troisiesme qui venoit un peu apres les autres, receut pour
tous trois, car Damon en colere de se voir si indignement traitter, lui
donna un si grand coup sur l’espaule, qu’il luy avala presque tout le bras
gauche, si bien que de douleur il tomba entre les pieds de son cheval. Mais
parce que le Chevalier oyoit tousjours redoubler les cris des Nimphes,
tournant tout à fait vers elles, il se rencontra avec les autres trois
Chevaliers, qui plus avisez que les premiers, donnerent tous trois dans le
corps de son cheval, de telle sorte qu’avec trois tronçons de lance, il fut
contraint de tomber, donnant si peu de loisir à son maistre, que tout ce
qu’il peut faire fut de sortir à temps les pieds des estrieux. Sautant donc
hors de la selle, & se voyant attaqué de cinq tout à la fois : il pensa
que le meilleur estoit de se tenir aupres de son cheval mort, pensant
empescher les autres de le fouler aux pieds, mais ceux qui l’attaquoient
voyant que leurs chevaux faisoient difficulté de s’en approcher, trois
mirent pied à terre, & deux demeurerent à cheval, & tous cinq
ensemble s’en vindrent contre luy d’une façon si resoluë qu’il cogneut bien
avoir une forte partie. Luy toute-
fois qui avoit souvent couru semblables fortunes, se resolut de leur vendre
sa vie bien cherement, & ainsi d’abord qu’il les vit venir à luy, il
s’avança contre ceux qui estoient à pied, & au premier qu’il rencontra
il donna un si grand coup sur la teste, que les armes se trouvant bonnes,
& l’homme n’ayant pas la force de soustenir la pesanteur du coup, il se
laissa cheoir à la renverse tout estourdy, & donna un si grand coup
contre une pierre, que le heaume lui sortit de la teste, de sorte que le
combat se faisant fort pres du chariot de Galathée, elle & ses Nymphes
recogneurent facilement ce soldurier pour l’avoir veu souvent avec Polemas,
qui leur fit juger que cette trahison venoit de lui, & cela fut cause
que toutes ces Nymphes lui conseilloient de ne s’arrester point là : mais de
faire chemin, cependant que ces solduriers estoient occupez contre Damon :
Mais la Nimphe respondit qu’on ne diroit jamais qu’elle eust laissé un si
gentil Chevalier dans un peril dont elle pensoit estre la cause. Cependant
qu’elles parloient ainsi, elles virent que les [deux] qui estoient demeurez
à cheval, aussi tost que Damon avoit éloigné le sien l’estoient venu
attaquer, & qu’au premier le Chevalier avoit mis l’espée dans le poitral
jusques à la garde, mais le second ne perdant point le temps avoit heurté si
rudement Damon, qu’il l’avoit estendu de son long en terre, non pas
toutefois sans vengeance, car il avoit donné au deffaut de la cuirasse de la
pointe de l’espée si avant dans le petit ventre du soldurier, qu’il estoit
tombé mort à trois ou quatre pas de là. Des six il n’en restoit plus que
trois qui fussent en estat de l’offen- cer & tous à pied, mais si opiniastres à finir
leur dessein, que deux tout à coup se jetterent sur luy aussi tost qu’il fut
tombé, & quoy qu’il fust d’une extreme force & qu’il se debattist
& fit tout ce qu’il peut pour se relever, si lui estoit-il impossible
ayant ces deux hommes forts & puissans dessus lui, & sans doute le
troisiesme qui s’estoit démeslé de son cheval, eust bien eu le moyen de le
tuer, s’il n’eust eu peur de blesser ses compagnons que Damon tenoit
embrassez, & toutefois il luy estoit impossible d’éviter la mort, car
celui-cy lui alloit cherchant les deffauts, lors qu’un berger & une
bergere arriverent en ce lieu, & le berger voyant l’outrage que tant de
personnes faisoient [à] un seul : Et pourquoy, dit-il à l’Escuyer, ne
deffendez vous vostre maistre ? Il jugeoit bien que c’estoit l’Escuyer de
celui que l’on traittoit si mal par le desplaisir qui se voyoit en son
visage. Helas dit l’Escuyer, je voudrois bien, mon amy, qu’il me fut permis,
mais je n’ay point encore l’ordre de Chevalerie, & si j’avois mis les
mains aux armes contre un Chevalier, je serois incapable de recevoir jamais
cét honneur. Que maudite soit, dit-il, la consideration, qui vous empesche
de secourir au besoin vostre maistre ; Et à ce mot, prenant l’espée &
l’escu d’un Chevalier mort, il courut contre celui qui alloit tastant les
deffauts des armes de Damon, & apres lui avoir crié qu’il se gardast de
lui, lui deschargea deux si grands coups sur l’espaule, qu’il le contraignit
se sentant blessé, de tourner vers lui, mais si mal à propos, que le berger
le prenant à descouvert, lui donna de la pointe de l’espée sous le bras
droict, si avant qu’elle lui sortit
de l’autre costé du corps, de sorte qu’il tomba mort tout aupres de ses
compagnons : Le bruit & le cry qu’il fit en tombant, estonna grandement
ceux qui estoient sur Damon, & l’un d’eux voyant que c’estoit une
personne desarmée qui avoit donné ce secours ; il dit à son compagnon qu’il
gardast bien que celuy-cy n’eschappast, & qu’il alloit chastier celuy
qui avoit tué leur amy par derriere, & s’adressant au berger il le
chargea de coups si furieux, qu’ayant l’advantage de combatre armé contre un
qui ne l’estoit point, il le blessa de deux ou trois grandes playes dans le
corps, non pas que le berger ne se deffendit, & fort genereusement &
avec beaucoup d’adresse, mais tous les coups desquels l’autre le frappoit,
l’espée qui ne trouvoit point de resistance luy faisoit de tres-grandes
blessures. Damon cependant n’ayant plus à faire qu’à un Chevalier, encore
qu’il fut blessé en deux ou trois lieux dans les cuisses, si l’eust-il bien
tost mis sous luy, & à mesme temps luy enfonçant un petit poignard dans
les ouvertures de la visiere qui estoit à demy rompuë, il l’estendit mort en
terre, & soudain s’en courut vers le berger qui l’avoit secouru : mais
parce que son heaume ayant les courroyes toutes rompües, de force de s’estre
debattu en terre, luy estoit tourné en la teste, & l’empeschoit de bien
voir de peur de perdre trop de temps à se le racommoder, il l’osta du tout,
& s’en courut la teste toute nue vers ce Soldurier, qui alors méme avoit
donné un si grand coup au berger, qu’il alloit chancelant pour tomber : mais
Damon qui arriva ainsi qu’il se démarchoit pour le poursuivre, luy donna si
à propos entre la teste & les
espaules qu’il la lui separa du corps, & à mesme temps le pauvre berger
ayant veu faire sa vengeance, tomba de son long en terre presque mort : la
bergere accourut incontinent vers lui, & se jettant en terre le mit sur
son giron tout sanglant, si pleine de desplaisir de le voir en cét estat,
qu’elle eust voulu estre en sa place. Damon s’avançoit pour lui aller ayder,
lors que Galathée lui cria qu’il prit garde à celui qui l’attaquoit, &
sans doute le Chevalier eust esté en grand danger de sa vie, sans le cry de
la Nymphe : car ayant opinion que tous les six Solduriers fussent morts, il
ne se prenoit pas garde que celui qui estoit demeuré esvanoüy s’estoit
relevé, & s’en venoit par derriere lui deschargeant un grand coup sur la
teste, qu’estant nuë il luy eust fenduë jusques aux dents, mais tournant le
visage du costé du cry, il vit tout aupres de lui cet homme qui l’espée
droicte le frappa d’un si pesant coup qu’il lui couppa l’escu en deux, en
faisant cheoir une grande partie en terre ; & parce que c’estoit un
tres-vaillant homme, & qui combatoit comme une personne desesperée, le
combat fut fort dangereux pour Damon, qui desja blessé en deux ou trois
lieux, ne pouvoit se servir de son adresse & de sa legereté comme de
coustume, toutefois à la fin il en vint à bout, & lui donnant de l’espée
dans le gosier, le lui couppa, de sorte que le sang incontinent
l’estouffa.
Cependant Adamas arriva sur le mesme lieu, & Alcidon & Hermante
voyant tout ce spectacle, & croyant qu’il y eut encore quelque chose à
faire, se saisirent promptement chacun d’une espée & d’un escu des morts, & s’en coururent
vers le chariot de la Nimphe pour la deffendre, & se mettant au devant
d’elle demeurerent en estat, qui faisoit bien juger qu’ils sçavoient bien
faire autre mestier que celuy de berger. Quant à Adamas, s’approchant de la
bergere, & voyant le berger qu’elle tenoit en son giron si fort blessé,
avec son aide il le deshabilla pour lui bander ses playes, ce qu’il achevoit
de faire lors que la Nimphe ayant veu la fin de ce Soldurier alloit vers
Damon pour sçavoir comment il se portoit. Le Chevalier qui avoit bien veu
que celuy qui l’avoit secouru estoit en mauvais estat, soudain accourut vers
lui pour luy donner quelque secours, mais il trouva qu’Adamas luy avoit
desja bandé ses playes, & que la bergere lui tenant la teste appuyée
estoit toute couverte de larmes, & sans oster les yeux de dessus luy,
pleine de douleur & de déplaisir, le voyoit tendre à la mort. Le berger
sentant bien que sa fin s’approchoit, essaya deux ou trois fois de tourner
la teste pour la voir, mais estant estendu de son long & couché tout au
contraire, il luy fut impossible, & toutefois sentant les larmes qui luy
couloient sur le visage : Consolez-vous, luy dict-il, Madame, & ne
craignez point que celuy qui est juste juge de tous, ne vous prouvoye de
quelqu’un en ma place pour vous reconduire en vostre patrie, j’emporte ce
seul regret avec moy dans le tombeau, de vous laisser en cette contrée,
& esloignée, sans voir personne aupres de vous qui ait le soing que j’ay
eu de vous servir jusques icy : Mais je sçay que Tautates nous escoute &
qu’il me fera ceste grace de ne
vous laisser point seule dans ces bois si dangereux. Il vouloit parler
d’avantage, mais la foiblesse l’en empescha, & la bergere alors, Et
quoy, dit-elle, as-tu bien le courage de m’abandonner à ce besoin, & de
me laisser seule apres m’avoir tant de fois promis que jamais tu ne
partirois d’aupres de moy, que nous n’eussions trouvé le Chevalier que nous
cherchions ? Est-ce ainsi que tu me tiens ta promesse, me delaissant dans
ces bois effroyables, sans aide, sans secours, & sans support ? Madame,
respondit le berger, ne m’accusez point de la force que le destin me faict,
je proteste le Ciel & tout ce qui nous void & nous entend, que mon
dessein ne fut jamais de vous éloigner que je ne vous eusse remise entre les
mains du Chevalier du Tigre, ainsi que vous desiriez. Mais, helas ! si les
destinées coupent le filet de ma vie plustost que je n’ay peu satisfaire à
ce dessein en quoy suis-je coulpable ? & dequoy me peut-on accuser,
sinon que j’ay plus entrepris que je ne meritois pas d’executer ? mais en
cela il faut blasmer le desir que j’ay eu toute ma vie de vous rendre le
tres-humble service, que tous ceux qui vous voyent sont obligez de vous
rendre. Or, Madame, si durant tout ce voyage j’ay manqué à l’honneur &
au respect que je vous dois, ou au soing que j’estois obligé d’avoir de
vous, je ne veux point que ce grand Tautates me pardonne mes autres erreurs,
sçachant bien que je n’ay jamais eu qu’une volonté si entiere & pure
pour vostre service, qu’il est impossible que j’aye esté si mal-heureux que
d’y avoir manqué, & parce que la conscience sert de mille tesmoings, je
l’ay si nette de toute mauvai- se
intention, que si j’eusse receu cette grace de vous remettre avant ma mort
en lieu asseuré, je m’en irois avec toute sorte de contentement en l’autre
vie.
Le Chevalier estoit accouru vers le berger pour l’assister, mais d’abord
qu’il jetta les yeux sur luy, & qu’il vit son visage, il demeura si ravy
d’estonnement, que sans bouger d’une place, il s’arresta un long-temps
immobile à le considerer : que si la bergere n’eust eu la teste baissée,
& qu’il l’eust peu voir, sans doute son admiration eust encore esté plus
grande, mais elle se panchoit toute sur le visage du berger, tant pour ne
luy donner la peine de tourner les yeux vers elle, que pour mieux ouyr ce
qu’il luy disoit, il luy sembloit bien de cognoistre ce visage, & en
quelque sorte le ton de cette voix : mais les habits dont ce berger estoit
revestu, & les pasleurs mortelles, dont ses profondes blesseures le
ternissoient, le mettoient en doute que ses yeux & ses oreilles ne le
trompassent. Cependant qu’il estoit en cet estat, Halladin s’estoit approché
de luy pour luy bander quelques playes desquelles il voyoit couler le sang,
mais il estoit tant attentif à considerer ce berger, que sans respondre à
son Escuyer, ny sans tourner les yeux vers luy, il se laissa oster l’escu du
col, & l’on commençoit de le vouloir desarmer à l’endroit où l’on voyoit
le sang, car le Druyde & Galathée s’estoient approchez de luy, &
lors que le berger tournant les yeux de fortune sur l’escu que Halladin
avoit posé en terre. O Dieu, dit-il Madame, qu’est-ce que je voy : &
lors tendant à toute force le bras, il luy monstra l’écu avec le Tygre se
repaissant d’un cœur humain, & recognoissant que c’estoit veritablement celuy du Chevalier qu’ils
cherchoient : O heureux Thersandre, s’escria-t’il, & bien-aimé du Ciel,
puis qu’il t’a permis de conduire Madonthe entre les mains de celuy à qui
son aveugle affection l’a donnée, & qu’il ne veut pas que tu vives
d’avantage pour ne te donner les desplaisirs d’en voir un autre plus heureux
qu’il n’a voulu que tu ayes esté ! Damon oyant le nom de Thersandre, &
apres de Madonthe, & l’un & l’autre ayant tourné les yeux vers luy,
eust esté bien aveugle s’il ne les eust recogneus. Il vit donc cette
Madonthe qu’il alloit cherchant, & ce Thersandre duquel il avoit tant
desiré la rencontre pour luy oster la vie : Et en mesme temps l’Amour de
Madonthe, la haine de Thersandre, l’extreme contentement de l’avoir trouvée,
& l’extreme colere de se voir devant les yeux de celuy duquel il pensoit
estre le plus offencé, le saisirent de sorte qu’il se mit à trembler, comme
s’il eust esté saisi d’un tres-grand accez de fievre. Il ne sçavoit s’il
s’en devoit aller, ou s’il devoit faire sa vengeance, & tuer le
ravisseur de son bien, devant les yeux de celle de laquelle il pensoit
d’avoir esté si mal traicté. L’injure pretenduë l’y [convioit], l’affection
& le respect l’en retiroit, mais en fin le souvenir qu’il eut de
l’Oracle qu’il avoit receu à Mont-verdun, chassa de son ame tout desir de
vengeance. Et soudain se démeslant de ceux qui estoient autour de luy, &
qui pensoient que tous ces tremblemens qu’ils voyoient en luy, fussent des
accidens de ses blessures, il s’encourut vers la bergere en s’escriant, O
Madonthe ! ô Madonthe ! est-il possible que le Ciel m’ait en fin voulu donner ce contentement de
vous voir avant que de finir mes jours ? Et à ce mot, mettant un genoüil en
terre devant elle, il luy voulut prendre la main pour la luy baiser : mais
Madonthe surprise plus qu’on ne sçauroit penser, premierement d’avoir
rencontré ce Chevalier du Tigre qu’elle alloit cherchant, puis d’avoir
recogneu que c’estoit Damon, qu’elle croyoit mort il y avoit si long temps,
demeura tellement ravie, que se le voyant à genoux devant elle, lors que
moins elle l’esperoit, elle ne peut faire autre chose au lieu de luy laisser
prendre sa main, que de luy tendre les bras, & en l’embrassant elle fut
si outrée de cette prompte joye, & de cette inesperée rencontre, qu’elle
se laissa aller comme morte sur son visage. Damon de son costé n’en fit pas
moins, de sorte que sans Halladin qui y accourut promptement, & qui se
jettant en terre les appuya, sans doute ils fussent tous deux tombez.
Thersandre qui avoit aussi recogneu Damon, lors qu’il s’estoit approché,
& qu’il l’ouyt parler, levant les yeux au Ciel, n’ayant plus la force
d’y hausser les mains. O Dieu ! dit-il combien es-tu juste, bon &
puissant ! Juste, rendant Damon à Madonthe, & Madonthe à Damon : Bon
voulant faire tout à coup trois personnes si heureuses, ces deux Amans ayant
rencontré tout le bonheur qu’ils desiroient, & Thersandre ayant
satisfait à son devoir & à sa promesse, & puissant, ayant peu
ordonner toutes ces choses lors que tous trois nous les esperions le moins.
O Madonthe ! & ô Damon ! soyez contens, & vivez ensemble à longues
années avec toute sorte de repos & de bon-heur.
A ce mot, il devint pasle, & peu apres s’alongissant & tremblant, il
se mit à baailler, & rendit l’esprit avec un visage qui monstroit bien
qu’il laissoit cette vie avec contentement. La Nymphe cependant & Adamas
qui s’estoient avancez vers le chevalier, & toutes les autres Nimphes de
mesme demeuroient estonnées, contemplans ces trois personnes, qui sembloient
estre aussi peu vivantes les unes que les autres. Mais Halladin qui estoit
porté d’une extreme affection envers ce maistre qu’il aimoit : Si la pitié,
dit-il, vous touche point, Madame, je vous supplie de commander que Damon
soit desarmé, afin que la perte du sang ne soit cause de nous en priver
apres un si grand hazard. Comment, dit Alcidon, Escuyer mon amy, est-ce icy
le vaillant Damon d’Aquitaine ? C’est luy-mesme, respondit l’Escuyer, qui
apres tant de loingtains voyages, semble s’estre venu enterrer en ceste
contrée, où il a plus respandu de sang en 8. jours qu’il y est, qu’il n’a
fait en tant d’années, par tous les autres lieux où il s’est trouvé. Mon
pere, dit alors Alcidon, je vous conjure de secourir ce Chevalier, vous
asseurant qu’il n’y en a point un meilleur, ny un plus accomply en toute
l’Aquitaine : Et lors mettant un genoüil en terre, & Hermante de l’autre
costé, il le commença à desarmer sans qu’il en sentist rien. Quant à
Madonthe, apres avoir demeuré quelque temps en son évanoüissement enfin elle
revint, & ouvrant les yeux & voyant chacun empeschement autour de
Damon, elle pensa qu’il fust mort des blessures qu’il avoit receuës en ce
combat. O Dieu ! s’ecria-t’elle, se destournant les mains, & se les
frapant à grands coups : O Dieu !
falloit-il que je te retrouvasse pour te reperdre si tost ? & falloit-il
que je te revisse pour ne te revoir jamais plus ? Miserable Madonthe ! &
quelle fortune t’attend desormais, puis que les biens que tu reçois ne te
sont donnez que pour t’en mieux faire ressentir la prompte perte ? O Ciel !
qu’est ce que tu reserves plus pour mon supplice, & puis que tu as versé
sur moy toutes les plus grandes amertumes qu’une personne vivante peut
ressentir ? Qu’attens-tu plus à me ravir la vie qui me reste, afin de me
faire aussi bien espreuver ta rigueur dans le tombeau, que je l’ay soufferte
sur la terre ? A ce mot, les sanglots & les larmes luy empescherent de
sorte le passage de la voix, qu’elle fut contrainte de se taire : mais son
silence apporta tant de compassion à toutes ces Nymphes, que cependant
qu’Alcidon, Daphnide, Hermante, Adamas, & Galathée, estoient autour du
Chevalier, elles prindrent la bergere sous les bras, & l’ostant presque
à force du lieu où elle estoit, l’esloignerent de ce sang & de ces
morts, & la mettant en terre, l’une d’elles la tenoit appuyée, & les
autres assises toutes à l’entour, luy donnoient toute la consolation
qu’elles pouvoient.
Cependant Damon fut desarmé, ses playes bandées, au mieux que l’incommodité
du lieu le permettoit, & peu apres on luy vit ouvrir les yeux ; mais
d’autant que la foiblesse l’empeschoit de se pouvoir lever, il tourna deux
& trois fois la teste pour retrouver Madonthe, & Halladin,
cognoissant bien ce qu’il cherchoit, Ne vous mettez point en peine, luy
dit-il, Seigneur, elle n’est pas
loing de vous, cette tant aymée Madonthe, il faut seulement que vous
repreniez un peu de courage, afin de luy conserver celuy qui l’ayme si
parfaitement. Halladin, respondit Damon, & qu’est-ce que tu me dis de
courage ? pense-tu que celuy en puisse avoir faute, qui en a eu assez pour
aymer les perfections de Madonthe ? mais où est elle ? & qui est-ce qui
me cache ce beau visage ? est-elle point encores aupres de Thersandre :
Thersandre, respondit l’Escuyer, est mort en vous sauvant la vie, & par
là vous voyez combien l’Oracle est veritable, & combien vous devez vous
resjouyr, puis qu’il semble que vous soyez parvenu à la fin de vos peines :
Jamais, dit-il, ce que je souffriray pour un si bon subjet n’aura ce nom de
peine que tu luy donnes, mais Halladin ayde moy à me relever afin que je
voye si ce que tu me dis est vray. Madonthe qui avoit ouy tout ce que Damon
avoit dit, reprenant ses esprits, & joyeuse de le voir en meilleure
santé qu’elle n’avoit pensé, se relevant à toute force s’en courut vers luy,
où arrivant, sans regarder en la presence de qui elle estoit, elle s’abouche
sur lui, & sans pouvoir de quelque temps former une parole : en fin
retirée par Halladin, qui craignoit que ces trop grandes caresses ne fissent
mal à son maistre, & s’assiant en terre aupres de luy les bras croisez,
& le considerant d’un œil plein d’admiration : Est-il bien possible, luy
dit-elle, que le Ciel m’ait reservée à ce contentement de me voir Damon
encore une fois ? Est-il possible que ce Chevalier du Tygre qui me vint
oster d’entre les mains de la perfide Leriane, soit ce Damon à qui elle avoit malicieusement donné tant
d’occasion de me hayr ? Est-il possible, ô Chevalier, que ton affection ait
eu tant de force par-dessus le juste despit que tu devois avoir conçeu
contre moy, qu’elle ait peu pousser ta generosité à venir sauver la vie à
celle que tu devois plus hayr que la mort ? J’avouë Damon, que tu te peux
dire le plus parfaict Amant qui fut jamais, & moy la mieux aymée de
toutes les filles du monde : Mais Chevalier, s’il est vray que tu sois ce
Damon que je dis, & si les desplaisirs que tu as receus de moy, & la
longue absence n’ont point changé cette affection de laquelle je parle,
pourquoy tardes-tu tant à m’en asseurer, & que ne me tens-tu la main en
signe de la fidelité que je veux croire que tu m’as conservée ? Damon alors
baisant la main, & lui prenant la sienne : Ouy Madame, luy dit-il, je
suis celuy-là mesme que vous dites, & je vous promets n’y avoir en moy
rien de changé, sinon que je vous ayme encore d’avantage que je ne faisois :
& quelque occasion que la malice de Leriane m’ait donnée, ou que le
bonheur de Thersandre m’ait peu representer, le Ciel est tesmoing qui a
souvent ouy mes protestations & le Soleil qui a veu toutes mes actions,
que jamais je n’ay peu estre approché de la moindre pensée qui eust
intention de diminuer l’amour que je vous ay vouée. J’avouë, reprit
Madonthe, que la trahison de Leriane vous a donné sujet de me haïr, & de
croire tout ce qu’elle a voulu du bon-heur de Thersandre : mais je jure par
la memoire de mon pere, & par tout le contentement que je puis encore
souhaitter, n’avoir jamais esté trom- pée d’elle que pour le desir qui me pressoit d’estre
plus aymée de vous, & que toutes les faveurs de Thersandre n’estoient
faittes que pour r’appeller Damon, & le retirer d’une autre affection
imaginée, ny que le dessein qui m’esloigna de mes parens & de ma patrie,
n’a esté que pour chercher Damon sous le nom & les armes du Chevalier du
Tygre. O dieux ! s’escria Damon, y a-t’il quelque Chevalier au monde plus
heureux que celuy-cy, puis que je reçois ces asseurances de la bouche de
Madonthe ?
Elle vouloit repliquer lors qu’Adamas craignant que le sejour en ce lieu ne
fut guere asseuré, ou que les blesseures de Damon n’empirassent, dit à
Galathée qu’il luy sembloit bien à propos de faire emporter ce Chevalier en
quelque lieu où il peut estre mieux pensé, & que voyant la grande
foiblesse qu’il avoit, il luy sembloit fort à propos de le faire reposer
pour quelques jours en sa maison, parce qu’elle estoit si proche de là qu’il
ne falloit que monter la petite coline, sur laquelle elle estoit assise : La
necessité fit consentir la Nimphe à cét avis, & ayant envoyé prés de là
dans quelques hameaux, l’on fit venir quelques hommes avec des branquarts
qui emporterent Damon dans la maison d’Adamas, & le corps de Thersandre
dans la ville de Marcilly, pour luy donner une honorable sepulture ; &
en mesme temps Galathée advertit Amasis par Lerindas, de tout ce qui lui
estoit arrivé, la suppliant de trouver bon qu’elle mit Damon en lieu de
seureté, & qu’incontinent apres elle l’iroit trouver, pour recevoir ses
commandemens.
Il fut impossible à Madonthe de n’accompagner de larmes le corps du pauvre
Thersandre, & de ne regretter sa perte, qu’elle eut bien mieux
ressentie, sans la rencontre de Damon, & toutesfois l’affection, la
fidelité, & la discretion qu’il luy avoit fait paroistre tant d’années,
ne luy pouvoient revenir devant les yeux de l’esprit, qu’elles ne
contraignissent ceux du corps à donner quelques larmes, pour payer en
quelque sorte tant de services & tant de peines ; cependant l’on
emportoit Damon, qui tournant les yeux de tous costez, pour voir que faisoit
Madonthe, & apercevant le corps de Thersandre, ne peust le laisser
partir sans l’accompagner d’un souspir, ne sçachant encore s’il le devoit
desirer en vie : & toutefois considerant qu’il estoit mort pour le
sauver, sa generosité le contraignit de dire : Or Adieu amy, & repose
content coronné de cette gloire, d’avoir eu Damon pour ennemy, & l’avoir
obligé à regretter ta perte, & à te nommer son amy. A ce mot il tendit
la main à Madonthe, qui s’estoit approchée du branquart, & qui ne
l’abandonna plus qu’il ne fut dans la maison du sage Adamas, quoy que
Galathée la pressast fort d’entrer avec elle dans son chariot, aymant mieux
suivre à pied Damon, que de l’esloigner d’un moment.
D’autre costé Adamas ayant fait cognoistre Daphnide, Alcidon, & les
autres de leur compagnie à la Nymphe, & elle leur ayant dit toutes les
paroles de civilité, que le trouble où elle estoit luy pouvoit permettre,
les fit entrer tous deux dans son chariot, & les autres dans ceux de ses Nymphes, car Adamas voulut
suivre Damon que l’on portoit par un chemin plus court, afin d’estre aussi
tost que luy en sa maison, pour le faire mieux loger, parce que les chariots
estoient contraints de faire un grand destour, pour monter plus aisément la
coline qui estoit un peu trop aspre par le droit chemin. Mais cependant
Lerindas laissant venir doucement le corps de Thersandre, se mit au grand
trot pour donner promptement l’advis à Amasis que Galathée lui mandoit,
& quoy qu’il apperçeut bien plusieurs personnes à main gauche qui
chassoient dans la campagne, & qu’il eut opinion que ce fut Polemas, si
est-ce qu’il ne s’arresta point, ayant commandement de ne parler à personne
qu’à Amasis, mais celuy que Polemas avoit mis prez du chemin pour prendre
garde à ceux qui passeroient, courut l’en advertir, & peu apres un autre
luy vint apporter que l’on voyoit venir un branquart, où il sembloit qu’il y
eust quelqu’un dessus. Luy qui ne chassoit en ce lieu que pour sçavoir tant
plustost ce qui seroit avenu de Damon, creut incontinent que c’estoit luy
que l’on portoit ou mort, ou bien blessé, & s’en resjouyssant grandement
en soy-mesme, & faisant semblant d’en estre en peine, il s’y en alla au
petit pas, apres y avoir renvoyé en diligence ceux qui luy en avoient
apporté les nouvelles, & par le chemin, feignant d’ignorer que Galathée
fust allée à Bon-lieu, ny qu’elle deust revenir par là, il demandoit à ceux
qui estoient avec luy, qui pouvoit estre celuy que l’on portoit de cette
sorte. Personne ne sçavoit que luy respondre, parce qu’il n’avoit rien descouvert de ceste entreprise à
pas un de tous ceux qui estoient autour de luy, jugeant bien qu’il faut
divulguer les desseins que l’on ne veut pas executer : Il n’eut guere marché
que l’un des siens s’en retournant luy dit, que c’estoit un mort que
Galathée faisoit emporter à Marcilly, & qui avoit esté tué en sa
presence dans le bois plus proche. Ce fut bien alors qu’il eut opinion que
ses solduriers avoient executé ce qu’ils avoient promis, & en son cœur
en avoit le contentement que la vengeance peut donner à une ame offencée,
mais il ne lui dura qu’autant qu’il retarda d’arriver où estoit celuy que
l’on emportoit, parce qu’alors il vit bien que ce n’estoit pas un chevalier,
& demandant à ceux qui l’avoient en charge, où ils avoient pris ce
corps, & où ils le portoient, ils luy respondirent que Galathée avoit
esté attaquée par six chevaliers, & qu’un seul les avoit tous deffaits,
que toutefois ce berger luy ayant voulu donner secours avoit esté tué, mais
que les autres y estoient tous demeurez morts, & qu’ils portoient ce
corps par commandement de Galathée, pour le faire honorablement enterrer à
Marcilly : Et le chevalier, dit Polemas, qui a resisté à tous les autres,
qu’est-il devenu ? Il est fort blessé, respondirent-ils, & l’on l’a
emporté en la maison du grand Druyde. Polemas alors faisant semblant de ne
sçavoir rien de cét affaire : Voila que c’est, reprit-il en s’en allant, de
licencier des solduriers sans raison, je m’asseure que ce sont ceux que nous
avons cassez, qui en colere contre Damon, ont voulu s’en venger, & l’ont
attendu dans ce bois : Et cela il le disoit afin de preparer son excuse, lors que Galathée s’en
plaindroit, parce qu’il eut bien opinion qu’ils seroient recogneus. Et
continuant encores quelque temps la chasse, pour oster à tous l’opinion
qu’il eust quelque part en cette entreprise, il depescha incontinent un des
siens, pour aller de sa part se resjouyr avec Galathée, du bon-heur que
Damon avoit eu en cette [rencontre], & luy commanda de prendre bien
garde à toutes les paroles, & à toutes les actions de la Nymphe, &
en mesme temps en depescha un autre pour en donner avis à Amasis, la
suppliant de ne permettre plus que Galathée marchast ainsi seule, & sans
les gardes ordinaires qui estoient convenables à sa grandeur ; il fit le
mesme commandement à celui-cy, de prendre garde à tout ce que diroit &
feroit Amasis.
Depuis que Clidamant, Guyemants, & Lindamor, avec la plus grande partie
des Chevaliers de la contrée, estoient partis pour aller en l’armée des
Francs, Polemas qui estoit demeuré comme Lieutenant d’Amasis, & en la
place que Clidamant souloit avoir : d’un dessein ambitieux, avoit haussé ses
esperances à se rendre Seigneur de cette Province, & toutefois
considerant combien il est mal-aysé que les loix fondamentales d’un Estat
soyent renversées sans une grande violence, & combien la domination qui
est telle est peu asseurée, il fit resolution d’espouser Galathée, & de
ne rien laisser d’intenté pour y parvenir ; & parce qu’il voyoit deux
voyes pour achever son entreprise, l’une de la douceur, & l’autre de la
force : Il pensa qu’il falloit essayer celle qui venoit de la bonne volonté,
& en cas qu’elle vint à
manquer, recourre apres aux extremes remedes. Pour suivre ce premier
dessein, il voulut que ce feint Druyde qui se nommoit Climanthe, & qui
avoit autrefois donné la bonne fortune à Galathée, revint encores une fois
pour refaire de nouveau ce premier artifice, ayant opinion que ou la Nymphe
l’avoit oublié, ou que le feint Druyde ne s’estoit pas bien fait entendre.
Il le fit donc venir pres de ces mesmes jardins de Mont-brison, où il avoit
esté l’autre fois, & ayant ce lui sembloit donné encores meilleur ordre
à ses artifices qu’auparavant, il y avoit desja deux ou trois jours qu’il
commençoit de se laisser voir, esperant que Galathée ne manqueroit pas de
l’aller trouver comme elle avoit faict autrefois : & afin que le temps
de l’esloignement de Clidamant, & de Lindamor ne se perdit pas
inutilement, il tenoit quantité de solduriers dans les Estats des Vissigots,
& des Bourguignons, qui sans se dire tels demeuroient dans les villes
voisines, & n’attendoient que son commandement. Il avoit aussi acquis
l’amitié des Princes voisins, par presens faicts à leurs principaux
officiers, & dans le pays des Segusiens faisoit paroistre une si grande
liberalité & au peuple & aux Solduriers, tant de courtoisie & de
douceur aux Chevaliers, & tant d’honneur & de respect aux Druydes,
Eubages, Sarronides, Vacies, & autres Sacrificateurs, qu’il y en avoit
fort peu qui ne desirassent le mariage de Galathée & de luy, si ce
n’estoient ceux qui plus avisez s’estoient pris garde qu’il forçoit en cela
son naturel, & qu’il n’en usoit de cette sorte, que pour parvenir à
cette souveraine puissance,
laquelle ayant obtenuë, il ne maintiendroit pas avec les mesmes moyens qu’il
l’auroit acquise, mais avec de bien plus rudes & plus tyranniques.
Amasis avoit demeuré long-temps sans se prendre garde de toutes ces
choses,parce que mal-aysément une ame bien-née se peut-elle imaginer qu’une
personne outrée d’obligation, se laisse emporter à l’ingratitude, & à la
trahison. En fin elle commença de s’en appercevoir, par le moyen d’une
lettre qui luy tumba entre les mains, par laquelle elle vit l’estroitte
amitié que Gondebaut avoit avec lui, cela fut cause qu’aussi tost que
Lerindas luy en dit l’accident qui estoit arrivé à Damon, & que c’estoit
des solduriers de Polemas, elle eut opinion qu’il l’avoit fait faire, &
toutefois sçachant combien il est dangereux de faire paroistre à son
principal officier d’avoir quelque doute de sa fidelité, sans estre en estat
de se pouvoir opposer à mesme temps à ses mauvais desseins, lors que le
soldurier de Polemas luy vint dire de sa part ces nouvelles, elle feignit de
recevoir un grand contentement du soing qu’elle lui voyoit avoir, & de
la conservation de Galathée, & de sa grandeur, & lui remanda qu’elle
suivroit & en cela & en toute autre chose son bon avis : & à
mesme temps le lui ayant renvoyé, elle partit de Marcilly, & s’en alla
en la maison d’Adamas soubs la conduitte d’une fort bonne troupe de
Cavaliers qu’elle mena pour la servir, parce que les nouvelles qu’elle avoit
euës de l’armée des Francs, la pressoient infiniment, & elle craignoit
que ne la pouvant pas tenir secrette longuement, Polemas ne se reso- lut à quelque meschant dessein,
comme depuis quelques jours elle en estoit entrée en opinion.
Galathée estoit à peine arrivée au logis d’Adamas, que le soldurier de
Polemas y arriva, qui lui fit assez mal la harangue que son maistre luy
avoit commandée : mais elle ne pouvant dissimuler le desplaisir qu’elle
avoit receu, luy respondit : Dites à vostre maistre, que je suis fort mal
satisfaicte de ceux qui sont à luy, & que s’il n’y met ordre, j’auray
occasion de m’en plaindre. Cependant Damon ayant esté mis au lict fut visité
par les Chirurgiens, & ses plaies trouvées plus douloureuses que
dangereuses, parce qu’encores qu’il eust la cuisse percée en deux ou trois
endroits, si est-ce que de bonne fortune, il n’y avoit ny veine, ny nerf
offencé qui fut d’importance, si bien que Madonthe estoit si ravie de
contentement, qu’elle ne pouvoit assez en donner de cognoissance. Et les
Chirurgiens qui cogneurent combien le contentement est necessaire à la
guerison du corps, supplierent Madonthe de ne bouger d’aupres de lui : Et
parce qu’il desiroit sçavoir quelle avoit esté sa fortune depuis qu’elle
estoit partie d’Aquitaine, elle lui raconta non seulement ce qu’il avoit
demandé, mais de plus tous les artifices dont Leriane avoit usé à l’avantage
de Thersandre, & luy rapporta tout ce discours si naifvement, que tous
ceux qui l’ouyrent, jugerent qu’il estoit veritable : mais lors qu’elle
racontoit les desplaisirs qu’elle eut de sa mort, quand Halladin apporta à
Leriane le mouchoir plein de sang, & la bague de Thersandre à elle, elle
ne pouvoit encores en retenir les larmes : Et puis quand el- le representoit l’horreur qu’elle
avoit de mourir d’une mort si honteuse, & le secours inesperé qu’elle
avoit receu du Chevalier du Tygre. Il faut bien, disoit-elle, que nous ayons
en nous quelque chose qui nous avertit des choses plus secrettes, parce que
je ne vis pas si tost entrer ce Chevalier, que je ne luy prisse une certaine
affection qui n’estoit pas commune : & encores que le combat estant
finy, il s’en allast sans hausser sa visiere, j’avouë que je l’aimay
d’amour, sans l’avoir jamais veu au visage : Et cela fut cause,
continuoit-elle, que je me resolus de le venir chercher du costé où il
m’avoit dit. Mais cruel, il faut bien, Damon, que je vous donne ce tiltre ?
Comment vous en pûtes-vous aller sans me dire qui vous estiez ? Comment
m’ayant donné la vie du corps, me voulustes-vous ravir celle de l’ame ? Et
pourquoy ne me fistes-vous sçavoir que vous viviez, afin de tarir pour le
moins les pleurs, qui sans cesse comme d’une source immortelle sont
continuellement sortis de mes yeux ? O Damon ! que vous m’eussiez espargné
de souspirs, de peines, de larmes, & de travaux incroyables : Mais non,
Damon, la faute n’en est pas à vous, mais à ma fortune qui vouloit que
j’achetasse plus cherement le contentement de vous sçavoir en vie, de vous
voir, & de vous avoir : apres elle luy raconta le dessein qu’elle avoit
fait de trouver ce Chevalier incogneu, sans presque sçavoir pourquoy elle le
cherchoit : mais en effect pensant que le destin qui conduit toute chose
sous la sage providence du grand Tautates, l’avoit ainsi ordonné, afin de
pouvoir ren- contrer de cette sorte
ce Damon qu’elle alloit cherchant sous le nom d’un autre, Car, disoit-elle,
j’ay opinion que si je ne vous eusse trouvé de ceste sorte, jamais je
n’eusse eu le bien de vous voir, puis que vous alliez si curieusement vous
esloignant & vous cachant de nous : en fin voyez comme Dieu rapporte
toute chose à son commencement. Thersandre avoit esté la premiere cause de
nostre separation, & Thersandre a esté la derniere cause de nous avoir
remis ensemble : que les peines qu’il a prises à me servir & me conduire
avec tant de fidelité, lui soient recogneues par la bonté de Bellenus au
lieu où il est, car il s’en va avec cette reputation aupres de moy, de
n’avoir jamais faict faute contre le respect qu’il me devoit, que celle que
la malicieuse Leriane luy avoit fait commettre, par les esperances
trompeuses qu’elle lui avoit données, & ausquelles un plus advisé que
luy, se fut peut-estre bien laissé decevoir. Et sur ce propos elle raconta
comme sa nourrice mourut sur le Mont d’or, la rencontre qu’elle eust de
Laonice, de Hilas, & de Tircis, & en fin comme l’Oracle l’avoit fait
venir en ce pays de Forests, où elle avoit tousjours esté en la compagnie
d’Astrée, Diane, Philis & ces autres bergeres de Lignon, d’aupres
desquelles elle estoit partie ce matin en dessein de se retirer en Aquitaine
parmy les Vestales ou filles Druydes. Bref elle n’oublia rien de tout ce qui
lui estoit advenu qu’elle ne luy [rapportast] fidelement, ce que Damon
escoutoit avec tant de contentement, qu’il ne pouvoit assez remercier Dieu
du bon-heur où il le voyoit, & apres il lui dit : Je vous raconteray à
loisir, Madame, quelle a esté
ma vie depuis que je n’ay eu l’honneur de vous voir : mais à cette heure que
les Mires me deffendent de parler, je ne veux pas vous faire un si long
discours, c’est assez pour ce coup, que je vous die, que j’espere
d’oresnavant nostre fortune meilleure, parce que l’Oracle que j’ay consulté
le dernier à Mont-Verdun m’a asseuré que je serois remis de la mort à la
vie, par celuy des hommes que je haissois le plus, & je voy bien qu’il a
voulu entendre que ce pauvre Chevalier vous conduiroit au lieu où je vous ay
trouvée, car il est vray que je pouvois estre estimé mort, estant privé du
bien de vostre veuë, & que maintenant je puis dire que je vis, ayant le
bon-heur d’estre aupres de vous, & quand je considere cét accident, il
n’y a rien en quoy je n’admire la prevoyance de ce grand Dieu, qui a si bien
veu que Thersandre me donneroit doublement la vie, je veux dire celle du
corps, par le secours qu’il m’a fait, & celle de l’ame, vous conduisant
si à propos & si inopinément où j’estois, sinon qu’il me reste encores
une doute en l’Oracle qu’il m’a rendu, car voicy quel il a esté.
Et toy parfaict Amant,
Lors que tu parviendras, où
parle un diamant,
Tu seras r’appellé de la mort à la vie
Par
celuy des humains
A qui plus tu voudrois l’avoir desja ravie,
Laisse donc contre luy desormais tes desdains.
Car je voy tout le reste avoir eu effect horsmis d’estre parvenu où un
diamant parle, si ce n’est qu’il
ayt voulu entendre que vous soyez un diamant, en la constance & en la
fermeté de vostre amitié : le Druyde qui avoit attentivement escouté leurs
discours, Si j’eusse eu le bien, dit-il en sousriant, d’estre cogneu de
vous, vous eussiez aysement entendu l’obscurité de cét Oracle, parce que je
m’appelle Adamas ; & ce mot signifie, en la langue des Romains, un
diamant, de sorte qu’il vouloit vous faire sçavoir qu’aussi tost que je
serois aupres de vous, cét accident vous arriveroit, & il est advenu
tout ainsi, car à l’heure mesme que Alcidon, Daphnide & moy sommes venus
sur le lieu où nous vous avons trouvé, vous avez recogneu Madonthe :
J’advouë, dit Damon, qu’il n’y a plus rien à desirer pour l’esclaircissement
de cét Oracle, que j’ay retrouvé si certain pour mon bon -heur, & dont
je remercie la bonté de celuy qui l’a ainsi ordonné, lors que je l’esperois
le moins : Mais mon pere, continua-t’il, & tournant les yeux par toute
la chambre, vous me nommez deux personnes : que si ce sont celles que j’ay
veuës porter ailleurs ces noms, je m’estimerois infiniment heureux de les
avoir rencontrées en ce lieu. Alors Alcidon s’avançant & l’embrassant,
Ouy Damon, ce sont ces mesmes Daphnide, & Alcidon que vous dites, &
qui sont conduits en cette contrée, qui se peut dire celle des merveilles,
par le mesme amour qui vous y a fait venir ; Et à mesme temps Daphnide le
venant saluër lui dit : J’attendois à vous rendre ce devoir que Madonthe
vous eust raconté, ce qu’avec raison vous desirez si fort de sçavoir de sa
fortune, ne voulant estre cause de vous esloigner ce contentement, duquel je me resjouis avec vous,
comme l’une de vos meilleures amies. Damon surpris de voir ce Chevalier,
& cette Dame revestuë de ces habits, ne sçavoit au commencement s’il
estoit bien esveillé, ou s’il dormoit, mais en fin les touchant & les
oyant parler, il s’escria en les embrassant : J’avouë avec vous, Alcidon,
que voicy la contrée des merveilles, mais des merveilles pleines de
bon-heur, puis qu’elle m’en fait voir aujourd’huy plus que je n’eusse jamais
esperé, & cependant que Daphnide & Alcidon salüoient Madonthe, &
qu’ils se resjoüyssoient ensemble de cette bonne rencontre, l’on vint
advertir Adamas, que la Nimphe Amasis entroit dans la basse court, & à
peine estoit-il sorty de la chambre pour aller à la rencontre, qu’elle se
trouva à la porte, où s’estant fort peu arrestée, elle entra où estoit
Damon : Je pense luy dit-elle, vaillant Chevalier, que je ne vous dois
jamais venir voir, sinon quand vous serez si mal-heureusement blessé par les
miens mesmes. Madame, respondit Damon, je ne pleins non plus ces blessures
que les premieres que vous me vistes, puis que si celles là me donnerent
l’honneur de voir la Nymphe & vous, Madame, ces dernieres m’ont fait
retrouver la seule personne, qui me pouvoit rendre heureux, qui est, dit-il
monstrant Madonthe cette belle bergere que vous voyez, de sorte qu’au lieu
de me plaindre de cette contrée, je ne cesseray jamais de l’estimer, louer
& benir. A ce mot, Amasis aiant desja esté informée de la qualité de
Madonthe, l’alla embrasser & caresser comme elle meritoit, & parce
qu’elle ne faisoit pas semblant de
Daphnide & d’Alcidon, Madame, luy dit Damon, je voy bien que ces deux
personnes ne sont pas cogneuës de vous, mais faictes-en cas, & croyez
que leurs merites sont tels, que [les] recognoissant, vous ne leur plaindrez
point les caresses que vous leur avez faictes : car encore que vous les
voiez ainsi desguisées, sçachez, Madame, que ce sont Daphnide, &
Alcidon, je dis cette Daphnide dont les merites lui ont fait posseder toute
l’affection du grand Eurich, & voicy Alcidon tant aymé pour sa valeur de
Thorismond le Roy des Vissigots & de tous ceux qui luy ont succedé.
Amasis alors le remerciant de l’avis qu’il luy donnoit, les alla embrasser,
& leur fit toute la bonne chere qui lui fut possible, & se retirant,
Il suffisoit, dit-elle, que vous m’eussiez dit leur nom, car les oyant
j’eusse bien incontinent recogneu les deux personnes les plus estimées du
grand Eurich : Mais j’avoüe que voyant ces belles Dames, & ce gentil
Chevalier revestus en bergere, & en berger, je ne les eusse jamais
estimez ce qu’ils sont, & que vous m’avez grandement obligée de me le
dire : C’est nous, reprit Daphnide, qui luy avons toute l’obligation,
Madame, nous ayant fait cognoistre à une si grande Nymphe, & tant
estimée & honorée par toutes les Gaules. Mais, Seigneur Chevalier, dit
Amasis, comment estes-vous ainsi desguisez ? & où avez-vous trouvé ces
habits de berger ? L’histoire seroit trop longue à vous en dire la cause,
respondit Alcidon : Mais, Madame, qui peut estre en Forests sans estre
berger, je croy qu’il n’a point de cognoissance de cette contrée, où les
bergers sont si gentils, &
les bergeres si belles & si accomplies, que je m’estonne autant de ne
vous voir avec l’habit de bergere, & toutes vos Nymphes, qu’il semble
que vous soyez esbahie de nous en voir revestus. Je suis bien aise,
respondit la Nymphe, que vous ayez trouvé quelque chose en cette contrée qui
vous ait esté agreable, peut-estre que quand nous aurons le bien de vous
avoir tenu quelque temps à Marcilly, vous ne jugerez pas que mes Nymphes
doivent changer leurs habits à celuy de nos bergeres pour estre plus
aymables : Madame, respondit Alcidon, je n’en doute point, mais vous
trouverez bon, s’il vous plaist, que je ne parle que de ce que je sçay pour
encores.
La Nimphe eust plus long-temps continué ce discours, n’eust esté que ne
voulant guere demeurer en ce lieu pour les doutes où elle estoit entrée,
& ayant à discourir longuement avec Galathée & Adamas, sur les
nouvelles qu’elle avoit receuës, s’approchant de Damon, elle luy demanda
comme il se portoit depuis qu’il avoit esté pensé, & ayant sceu qu’il se
trouvoit un peu mieux, elle le laissa avec Madonthe, ne voulant,
disoit-elle, luy interrompre le contentement de l’entretenir en particulier,
& commanda à Silvie & aux autres Nymphes de demeurer aupres de
Daphnide & de sa compagnie, pour l’empescher d’ennuyer, & pour
commencer à faire paroistre à Alcidon que les Nymphes de Marcilly ne cedent
point aux bergeres de Lignon : Et à ce mot prenant Adamas d’une main, &
Galathée de l’autre, elle se retira dans la galerie, où les portes estans bien fermées, elle fit un
tour tout entier sans leur rien dire, & puis enfin avec un visage tout
changé de celuy qu’elle avoit auparavant, & tesmoignant assez la peine
où elle estoit, elle leur parla de ceste sorte, se tournant vers Adamas.
J’ay à vous dire, mon pere, de grandes choses, & vous à me donner le
fidelle & prudent conseil que vous ne m’avez jamais refusé : Et par ce
que ce que je desire que vous sçachiez tous deux, est un discours long,
& auquel je pourrois bien oublier quelque chose, je veux que celuy qui
m’a apporté ces nouvelles vous les die bien au long, d’autant que si nous
avons le loisir de nous en retourner à Marcilly avant qu’il soit nuit, ce
m’est assez. Madame, respondit Adamas, pourveu que vous ne soyez trompée en
la prudence que vous croyez en moy, je vous asseure bien que vous ne le
serez jamais en ma fidelité : & pour ce qui est de vostre retour à
Marcilly, si ce n’est chose qui vous haste trop, vous me ferez s’il vous
plaist l’honneur de demeurer icy ce soir, afin que vous n’ayez pas
l’incommodité de vous en retourner peut-estre au serein. Vous sçavez bien,
mon pere, respondit Amasis, que je n’en ferois point de difficulté, si la
necessité de mes affaires ne m’y contraignoit, comme je m’asseure que vous
jugerez bien, lors que vous aurez ouy ce Chevalier que Lindamor m’a envoyé,
& que je vous auray dict encores quelque chose que j’ay descouvert
depuis peu : Et lors faisant appeller par Galathée le Chevalier de Lindamor,
apres que la gallerie fut bien refermée. Je vous prie, luy dict-elle, Chevalier, de dire au long tout
ce que Lindamor me mande par vous, sans y oublier aucune des particularitez
que vous m’avez racontées, soit pour ce qui concerne nos affaires, ou pour
celles de Childeric & de Guyemants, puis qu’elles sont de telle sorte
joinctes ensemble, qu’il est bien mal-aisé de les separer. A ce mot, mettant
le Chevalier entr’elle & Adamas, afin qu’ils se peussent mieux entendre,
elle prit Galathée de l’autre costé, & ainsi tous quatre commencerent de
se promener : & lors le Chevalier apres avoir fait une grande reverence
à la Nimphe, prit avec un grand souspir la parole de cette sorte pour luy
obeyr.
HISTOIRE
De Childeric, de Silviane, &
d’Andrimarte.
Je ne puis, Madame, sinon avec un grand regret vous redire ce que vous me
commandez, y ayant fait une perte que mal-aisément dois-je esperer de
recouvrer jamais : toutefois je ne laisseray de satisfaire à ce que je dois
en vous obeyssant, apres vous avoir toutefois suppliée d’accuser le
desplaisir que je ressents lors que vous verrez mon discours embrouillé,
& si peut-estre j’oublie quelque chose, de m’en vouloir faire
ressouvenir, & vous verrez par
ce que j’ay à vous dire, que tous ceux qui sont auprez d’un Prince ont
grandement de l’interest à sa conduicte, puis que tout leur bien ou tout
leur mal en despend.
Le Roy Meroüée, qui par la grandeur de ses faicts s’est acquis ce nom parmy
les Francs, parce qu’en leur langage Merveich signifie, Prince excellent,
& non pas comme quelques-uns ont osé dire pour le Monstre Marin, qui
attaqua Ingrande sa mere, femme de Bellinus Duc de Thuringe, & fille de
Pharamond, lors qu’elle se vouloit baigner dans la Mer, que les Francs aussi
nomment Merveich, & duquel ils ont voulu faire croire qu’il avoit esté
engendré. Apres avoir gagné plusieurs victoires tant sur les Huns, Gepides,
Alains, que Romains & Bourguignons, & avoir regné douze ans, mourut
plein de gloire & de trophées regretté de tous ces peuples, & ne
laissant de sa femme Methine fille de Stuffard Roy des Huns, &
predecesseur d’Attile, surnommé le fleau de Dieu, qu’un seul fils nommé
Childeric.
La reputation du pere, l’amour que les Francs luy avoient portée, car ils le
nommoient la delice du peuple, & la grande estenduë de ses conquestes
furent cause qu’aussi-tost que Meroüée fut mort, tous les Francs d’un commun
accord esleverent Childeric son fils sur le Pavois, & l’ayant couronné
de double Couronne : l’une pour monstrer la succession des Francs, &
l’autre pour tesmoigner les conquestes de son pere ; Ils le porterent sur
les espaules presque par toutes les ruës de Soissons, où il fut proclamé Roy
des Francs. Devant luy marchoient en premier lieu les Heraux d’armes avec leurs marques en la
main, & apres on voyoit les Enseignes conquises par Meroüée sur les
Huns, Gepides, Alains, Bourguignons & Romains, qu’on portoit trainantes
par terre : Apres suivoient celles des Francs qui estoient semées de la
fleur de Pavillée sur de l’Azur : & les dernieres de toutes estoient
celles de Meroüée son pere : La premiere avec un Lyon qui essayoit de monter
sur une haute montagne pour devorer un Aigle qui y estoit au plus haut, avec
ce mot, AVEC PEINE S’OBTIENT LA PROYE. Et l’autre ayant un bouclier qui
couvroit une Couronne avec ce mot, COUVERTE DE L’ESCU PLUS SEURE EST LA
COURONNE. Et faisant trois tours par toutes les ruës principales suivis du
peuple, & accompagnez de leurs acclamations, & de celles des
soldats : Les feux de joye sur le soir furent allumez aux portes de la ville
à gros flambeaux de cire qui bruslerent toute la nuict, & à la lueur
desquels on dança & l’on chanta tant qu’ils durerent, faisant des
rejouissances si extremes, que l’on voyoit par toutes les ruës les tables
mises, où estoient receus, & traictez tous ceux qui s’y
presentoient.
Il me seroit impossible de vous pouvoir redire, Madame, combien estoit grande
l’esperance que tout ce peuple avoit en ce jeune Roy, tant pour estre fils
de Meroüée, duquel la memoire estoit encore si fraische, que ces grandes
victoires leur estoient ordinairement devant les yeux, que pour l’avoir veu
luy-mesme faire de tres-genereuses actions, en suivant son pere dans les
armées, & maniant les affaires publiques. Mais bien-tost il leur fit assez cognoistre que la
Domination est un lieu si glissant, qu’il y a fort peu de personnes qui y
parviennent, & qui y puissent demeurer les pieds fermes & sans
tomber : car peu de temps apres avoir esté couronné, il commença de
mespriser les armes, & s’adonner à toute sorte de delices, ne se
souvenant plus que la magnanimité, & les exploits belliqueux de ses
predecesseurs avoient acquis la domination des Gaules aux Francs, & le
Royaume des Francs à luy & à ses successeurs : de sorte que l’on ne
voyoit plus faire estat dans sa Court que des mollesses effeminées, &
des hommes tellement changés de ce qu’ils estoient auparavant, que la
pluspart des jeunes hommes qui soubs Meroüée avoient commencé de s’adonner
aux genereux exercices de la guerre, soubs Childeric, se laisserent
tellement aller à son exemple, qu’ils sembloient les femmes des hommes
qu’ils souloient estre, si bien que l’on vit en mesme temps les esperances
des conquestes que les Francs avoient conceuës lors que Meroüée vivoit,
aussi-tost que ce Prince se fut de cette sorte laissé aller à la douceur des
delices, se changer en la crainte que justement ils avoient, de voir enlever
l’estat qu’ils avoient conquis, par ceux qui auparavant ne mettoient toute
leur estude qu’à se pouvoir conserver contre les armes belliqueuses de ce
vaillant peuple. Ce qui donna un grand coup à cét Estat naissant, & qui
retarda si bien les grandeurs de ce nouvel Empire, que tous les progrés en
furent retranchés, & tous les espoirs limités à conserver ce qui estoit
acquis. Clidamant, Lindamor,
& Guyemants souffroient avec beaucoup de desplaisir ce changement en ce
Prince, mais plus que tous Guyemants, comme celuy qui lui avoit une extreme
obligation, & qui pour cette cause avoit destiné tous ses services à
l’advantage de ce Roy. Et lors que plusieurs fois Lindamor conseilla
Clidamant de s’en revenir en cette contrée, puis qu’il n’y avoit plus de
moyen d’acquerir de la gloire aupres de ce Prince ensevely dans ses delices
& dans ses voluptez, Guyemants les larmes aux yeux l’en dissuadoit,
disant, que si quelque chose pouvoit encore rappeller Childeric à son
devoir, ce seroit la generosité & la vertu de Clidamant, & que si ce
bien advenoit aux Francs à son occasion, il s’acquerroit plus de gloire
& plus de reputation en cette seule action, qu’il n’avoit faict par
toutes les precedentes, outre qu’il falloit considerer qu’ayant assisté
Meroüée, & Childeric, soit contre les enfans de Clodion, soit contre les
Romains & autres, il ne falloit point douter que ce Royaume venant à se
perdre, il en recevroit un grand desadvantage, s’estant rendu tous ces
Princes ennemis, comme partisan des Francs. Clidamant qui estoit Prince
genereux, & qui aymoit la personne de Childeric, comme tres-aymable à
ceux ausquels il vouloit plaire, se laissa fort aysément arrester aupres de
luy, & boucha de telle sorte les aureilles aux bonnes & saines
considerations de Lindamor, que tout ce qui luy fut sagement proposé par
luy, demeura inutile, & sans force. Il y avoit un jeune Chevalier nommé
Andrimarte, fils de l’un des plus vaillans & des mieux apparen- tez qui fussent parmy les Francs :
qui fut nourry enfant d’honneur aupres de ce jeune Prince, lors qu’il estoit
encore en un si bas aage, qu’il ne pouvoit suivre Meroüée dans les armées :
cét Andrimarte avec plusieurs autres enfans des principaux Chevaliers, ne
bougeoit jamais d’aupres du jeune Childeric, estant instruit en tous les
exercices que l’on luy enseignoit, afin d’estre rendu aussi bien que
quantité d’autres, plus capable de servir ce Prince, & la Couronne des
Francs, tirant apres de là, comme d’une feconde pepiniere, les plus genereux
Chevaliers, & les plus grands Capitaines, qui comme asseurées colomnes
pouvoient soustenir cét Estat naissant, & l’augmenter par la valeur de
leurs courages, & par force & prudence le conserver. Ces jeunes
enfans estoient nourris non seulement pour les rendre adroits &
courageux dans toutes les choses necessaires à la guerre, mais pour leur
polir aussi l’esprit, & adoucir le farouche naturel de ces vieux
Sicambriens, & de ces habitans des Palus Meotides : & afin de les
rendre plus aymables aux Gaulois, les plus civilisez entre tous les peuples
de l’Europe, ils estoient ordinairement parmy les jeunes Dames de la Royne
Methine, & avoient tant d’honnestes familiaritez avec elles, que quand
ils venoient à estre grands, il se faisoit plusieurs mariages entr’eux, à
cause des amitiez qu’en un aage si tendre ils avoient contracté ensemble :
cette Royne avoit commandement du prudent Meroüée son mary, de mesler parmy
les filles des Francs le plus de Gaulois qu’elle pourroit, afin de rendre
par ces alliances ces deux peuples, non seu- lement amis, mais aliez, desseignant par ce moyen de
se rendre aussi bien Roy des Gaulois par amour, qu’il l’estoit par les
armes.
Parmy celles qui estoient nourries de ceste sorte durant le bas aage de
Childeric, Silviane tenoit l’un des premiers rangs, tant pour ses merites
que pour les predecesseurs desquels elle tiroit son origine, cette jeune
fille avoit toutes les conditions qui ont la force de faire aymer, pouvant
dire que la fortune & la nature l’avoient voulu également favoriser :
mais outre la beauté du corps qui estoit estimée tres-grande, encor
avoit-elle un esprit si beau que tous ceux qui estoient attirez par ses
yeux, estoient arrestez par sa courtoisie & douce conversation. Cette
jeune fille n’ayant encore que dix ou unze ans, fut veuë parmy les autres du
gentil Andrimarte, & qui n’en ayant pas plus de treize ou quatorze,
estoit tousjours aupres de Childeric presque de mesme âge, si Silviane dés
ce temps-là estoit estimée belle & accomplie parmy les filles de
Methine, Andrimarte emportoit la loüange entre tous ces jeunes enfans
d’honneur de Childeric, pour estre le plus adroit, fut à dancer, fut à
sauter, ou à quelque autre exercice du corps qu’il se mit à faire. Mais plus
encore pour avoir un esprit doux & gentil, & s’adonnant de sorte à
tout ce qui estoit de beau & de loüable, qu’il emportoit sans difficulté
l’avantage sur tous ses compagnons, que toutefois il se conservoit avec tant
de modestie & de courtoisie, que personne n’estoit marry d’estre
surmonté de luy, & de luy ceder la gloire qui luy estoit si bien
deuë.
Ce fut donc en cét aage que le jeune Andrimarte jetta les yeux sur la belle
Silviane, & n’estant pas une beauté qui peut estre veuë par un si bel
esprit que le sien, sans estre aymée, la jugeant la plus accomplie de toutes
ses compagnes ; il commença de la servir avec des affections enfantines,
& à luy en donner les cognoissances que tel aage pouvoit lui enseigner :
elle qui ne cognoissoit pas seulement encores le nom d’Amour, recevoit tous
ses petits services, comme les enfans ont accoustumé de s’en rendre les uns
aux autres, sans dessein, & toutefois avec le temps elle commença de les
avoir plus agreables de luy que des autres, & enfin à ressentir quelque
chose qui l’attiroit à parler à lui, & à estre bien ayse qu’il fit plus
de cas d’elle, que de toutes ses compagnes, sans qu’il y eust encore ny
Amour ny affection de son costé : mais d’autant que tout ainsi que plus on
demeure auprez d’un feu, plus aussi en ressent-on la chaleur, de mesme
Andrimarte ne peut avoir longuement une si particuliere familiarité aupres
de Silviane, sans donner commencement aux premieres ardeurs de l’Amour,
& enfin de l’allumer en son ame de telle sorte, que depuis ny le temps,
ny les traverses qu’il receut ne peurent jamais l’esteindre.
La premiere cognoissance qu’il luy en donna, fust un soir que la Royne
Methine, selon sa coustume, s’alla promener le long des rivages de la Seine,
car en ce temps là, elle demeuroit le plus souvent dans Paris, tant pour
estre comme le centre des conquestes de Merouée, que pour un oracle qui
depuis peu avoit esté rendu au temple d’Isis, qui disoit.
Le Gaulois estranger en Gaule regnera,
Lors que Paris le chef de la Gaule sera.
Par ce que Meroüée & ses Francs estimerent que leurs ayeuls ayans esté
Gaulois cet oracle eust voulu parler d’eux. Or ce beau fleuve de la Seine,
comme je m’asseure, Madame, vous aurez bien ouy dire, sert de fossé à ceste
belle ville, la ceignant de ses deux bras, & en faisant une isle &
delectable & forte, & d’autant qu’il ne ronge ny ne devore pas ses
bords comme Loire : mais coule paisiblement parmy ceste grande plaine, qu’il
arrose par cent & cent divers destours : son rivage est presque
tousjours tapissé de belles & diverses fleurs, & peuplé de plusieurs
sortes de beaux arbres qui le couvrent au plus chaud de l’Esté d’un fraiz
& agreable ombrage. Quand la Royne s’y devoit promener, les Dames &
les Chevaliers, ou deux à deux, ou trouppe à trouppe s’alloient entretenans
qui ça qui là le long de ce beau rivage : sans toutesfois s’esloigner de
sorte qu’ils ne la vissent tousjours, tant pour se retirer avec elle quand
elle s’en iroit, que pource qu’elle vouloit bien leur permettre une honneste
privauté ; mais toutefois à sa veuë. Ce soir, car c’estoit presque tousjours
apres soupper que Methine alloit prendre le fraiz de ce promenoir,
Andrimarthe prenant Silviane soubs les bras, l’entretenoit comme de coustume
de ses affections enfantines, ausquelles elle respondoit avec des parolles
si nayves, que l’enfance mesme n’en pouvoit concevoir de plus innocentes :
S’esgarant ainsi parmy les arbres plus espais, ils s’assirent au
commencement au pied de quelques vieux saules proches du cours de ceste riviere. Mais la jeune
fille ne pouvant demeurer trop long temps en repos & s’ennuyant d’estre
assise, s’en alla sautant vers quelques haulnes, parmy lesquels elle en
choisist un de qui l’escorce tendre & polie, la convie d’y graver son
nom, de sorte qu’avec une esguille qu’elle avoit dans ses cheveux elle
s’amusa d’y picquer les lettres de Sylviane. Andrimarte voyant ce qu’elle
avoit commencé de marquer, passa de l’autre costé du petit arbre, &
escrivit comme si c’eust esté une mesme ligne, avec un fermoir de lettre ce
mot, J’ayme, de sorte que quand ceste belle fille
eust escrit le nom de Silviane il s’y rencontra en joignant les deux mots,
J’ayme Sylviane, mais elle ne prenant pas garde à
ce qu’elle avoit escrit : mais seulement à ce que Andrimarthe avoit marqué,
vous aymez, lui dit-elle, Andrimarthe, & qui est celle qui vous en a
donné la volonté ? vous le trouverez, luy dit-il, Madame, s’il vous plaist
de continuer de lire le reste de la ligne. Quant à moy, respondit-elle, je
ne vois point que vous y ayez escrit autre chose, lisez, seulement, Madame
dit-il, tout ce qui est escrit, sans rechercher qui en a esté l’escrivain,
& vous contentez que celle qui a mis le nom que j’adore sur ceste
escorce, me l’a bien plus vivement gravé dedans le cœur, & qui est-elle,
reprit Silviane, & où est ce nom duquel vous parlez ? tous deux,
repliqua Andrimarte, sont bien prez d’icy. Je ne sçay, dit-elle, vous
entendre, car en fin je ne vois que ce mot seul que vous avez escrit &
comment y a-t’il, repliqua Andrimarthe ; si je sçay bien lire, dit-elle, il
y a J’ayme, & icy con- tinua Andrimarthe, luy monstrant du doigt ce qu’elle
avoit escrit ? Il y a, respondit elle, Silviane, or
adjoustez tous les deux, dit Andrimarte. Je vois bien, reprit-elle, que
joignant ces deux parolles, il y a, j’ayme Silviane, mais c’est moy qui l’ay
escrit, il est vray respondit Andrimarthe, aussi est ce bien vous qui me
l’avez gravé dans le cœur : dans le cœur, reprit-elle, toute estonnée, &
comment se peut faire cela, puisque je ne veis jamais vostre cœur ? je ne
sçay, repliqua-il, comment s’est peu faire : mais si sçay-je bien que c’est
avec les yeux que vous l’avez faict. O, s’escria-t’elle, voyla ce que je ne
croiray jamais, car outre que mes yeux ne sçauroient graver chose
quelconque, encore si les yeux le pouvoient faire, peut-estre je m’en fusse
bien apperceuë quelque autre fois, puis que vous n’estes pas la seule chose
que j’ay veuë en toute ma vie, & pour vous monstrer que je dis vray,
n’a-t’il pas fallu que je me sois servie de ceste esguille, pour mettre mon
nom sur ceste escorce ? je croy que j’eusse long temps employé mes yeux à
cet office, avant qu’ils y eussent peu marquer la moindre lettre de mon nom.
Ceste response d’enfant fist bien cognoistre le peu de ressentiment qu’elle
avoit des traits d’Amour, & toutefois il ne laissa de lui dire, Ne vous
estonnez, Madame, que vos yeux n’ayent gravé vostre nom sur l’escorce de cet
arbre, puis que le mespris qu’ils font de ces choses insensibles, en est la
cause. Mais n’ay-je pas veu, dit-elle, ces petits chiens que la Royne ayme
si fort, & qui sont continuellement devant mes yeux, & regardez si
vous y treuverez une seule lettre de mon nom, ny moins re- pliqua-t’il, daignent-ils de le
faire sur ces animaux sans raison, mais seulement dans le cœur des hommes
& des hommes encore qui sont les plus dignes d’estre estimez tels :
&, comment dit Silviane, c’est peu faire cela sans que je m’en sois
apperceuë ? N’avez vous pas esté plus petite que vous n’estes, dit
Andrimarte, & respondez moy, Madame, s’il vous plaist, quand vous vous
estes faicte plus grande, avez vous pris garde comment vous avez faict pour
croistre ? cela, respondit-elle, je l’ay fait naturellement, &
naturellement aussi reprit Andrimarte, vous m’avez fait ces blessures dans
le cœur : mais mon Dieu, repliqua-t’elle, j’ay ouy dire que toutes les
blessures du cœur sont mortelles, si cela est, & que mes yeux vous y
ayent blessé, je seray cause de vostre mort, & vous aurez bien occasion
de me vouloir du mal. Il est vray, continua-t’il que toutes les blessures du
cœur sont mortelles, & que celles que vous m’avez faictes me feront
mourir, si vous n’y mettez remede, mais quoy qu’il m’arrive je ne vous
voudray jamais du mal, puis qu’au contraire je ne pense pas avoir assez de
force pour vous pouvoir aymer autant que je desire, & que vous meritez :
Je pense, dit la jeune Silviane, puis que mes yeux vous ont fait le mal, que
le meilleur remede sera qu’à l’avenir je les vous cache. Ne le faictes pas,
Madame, je vous supplie, si vous ne voulez ma mort aussi tost que vous aurez
commencé un si mortel remede, car sçachez que la blessure que j’ay receue de
vous, est telle que si quelque chose me peut conserver la vie, c’est en me
donnant d’autres nouvelles & semblables blessures, voila un mal estrange dit la jeune
Silviane, & puis qu’il est ainsi de peur que vous ne mouriez je feray
non seulement le contraire de ce que je disois : mais je suppliray encores
toutes mes compagnes d’en faire de mesme, afin que la quantité des blessures
que leurs yeux vous feront, puissent vous soulager de celles que vous avez
receuës de moy. Vos compagnes, respondit-il, ont bien des yeux, mais non pas
pour me blesser, ny pour me guerir : & quelle difference,
adjousta-t’elle, mettez vous de mes yeux aux leurs, puisque quant à moy je
n’y en cognois point ? Elle est telle, repliqua Andrimarte, que j’aymerois
mieux estre desja mort, que si elles n’avoient peu faire la moindre des
blessures que j’ay pour vous, & que j’eslirois plustost de n’avoir
jamais esté que de n’estre blessé de vos yeux, comme je suis. Je n’entends
pas, dit-elle, pourquoy vous estes de cette opinion, car il me semble que
les blessures sont tousjours blessures de qui que nous les recevions : Il y
a, reprit Andrimarte, des blessures honorables, & agreables, &
d’autres qui sont honteuses & fascheuses, & celles que je reçois de
vous sont du nombre des premieres, & au contraire seroient celles que
vos compaignes me feroient si leurs yeux en avoient la puissance. Je ne
puis, respondit la jeune Silviane, m’imaginer sur quoy se fonde ceste
difference. S’il se trouvoit, dit Andrimarte, d’autres Silvianes aussi
belles & aussi accomplies que vous estes, & qui par leur beauté
peussent faire d’aussi aymables blessures, je vous accorderois qu’elles
seroient aussi desirables que les vostres, mais cela ne pouvant pas estre,
soyez certaine, Madame, que
jamais je n’estimeray faveur ny remede, que celuy qui me viendra de
vous.
Silviane estoit fort jeune, & toutefois non pas tant, qu’oyant parler
Andrimarte de cette sorte, elle ne luy en sçeut bon gré : car l’amour de
nous mesmes est tellement naturel en nous, que rien ne nous peut obliger
d’avantage en quelque aage que nous soyons, que la bonne estime que l’on
faict de nous : & cela fut cause qu’elle lui respondit : La bonne
opinion que vous avez de moy vous faict tenir ce langage : mais croyez
Andrimarte, que vous y estes obligé par celle que j’ay de vous : Et
peut-estre leurs discours eussent passé plus outre sans la survenuë de
Childeric, qui avec une grande trouppe de ces jeunes enfans alloit courant
par ces prez, faisant divers saults & divers jeux d’exercice, & qui
passant auprez d’eux les separerent, parce que ce jeune Prince emmena
Andrimarte presque par force pour saulter avec ses compagnons, comme celuy
qui les surpassoit tous en adresse, & en agilité. Ce fut avec regret
qu’il laissa la belle Silviane, [&] elle ne demeura pas seule avec moins
de [desplaisir], parce qu’encores qu’elle n’eust aucun ressentiment d’amour
jusques en ce temps-là, si est-ce que ces dernieres paroles luy firent
depuis penser à des choses qu’elle n’avoit point encores imaginées : &
peu apres se remettant devant les yeux les merites & les perfections du
jeune Andrimarte, & repassant par sa mémoire les cognoissances qu’elle
avoit euës de sa particuliere bonne volonté, Amour commença de lui
esgratigner la peau si doucement,
qu’au lieu de la cuiseur, elle en ressentit une certaine demangeaison, qui
peu à peu en se grattant s’agrandit de sorte, qu’en peu de temps elle devint
une playe incurable.
Aussi tost qu’Andrimarte se peut desrober de Childeric, il s’en recourut vers
Silviane, luy demandant mille pardons de l’avoir laissée seule, s’excusant
sur la force que ce jeune Prince luy avoit faicte. Voyla que c’est,
respondit Silviane, si vous ne valliez pas tant, vos amies pourroient avoir
plus long-temps le bien de vous voir. Pleust à Dieu, dit incontinent
Andrimarte, que vous voulussiez estre de ce nombre, & que vous crussiez
que de me voir, peust estre quelque bien. Et pouvez-vous douter, reprit
Silviane, que l’un & l’autre ne soit pas ? vous avez trop de merites,
Andrimarthe, pour ne donner pas la volonté à ceux qui vous voyent d’estre de
vos amis : & il y a trop long temps que je vous voy pour ne les avoir
pas recogneuës & estimées. Madame, respondit-il, j’estimerois ce soir
plus heureux que tous les jours de ma vie, si je pensois que la belle
Silviane eust quelquefois daigné tourner ses beaux yeux sur mes actions,
aussi bien que mon cœur les a ressentis tout puissans, & si à cette
heure j’en pouvois avoir quelque asseurance par vos paroles. La jeune
Silviane ne pensant pas encore que l’amour fust quelque chose qui peust
obliger un cœur à se donner entierement à quelqu’un, mais seulement une
certaine complaisance, qui nous faict avoir plus agreable la veüe & la
conversation d’une personne que d’un’autre, pensa bien qu’Andrimarte l’ay-
moit, puis qu’il lui tenoit ces
discours, & se considerant en elle-mesme, creut bien aussi d’avoir de
l’amour pour luy, mais de l’amour faicte comme je vous disois, & telle
qu’une sœur a pour son frere, ou une fille pour son père, & cela fut
cause qu’avec cette innocence que son aage tenoit encore en son ame, elle
luy respondit : Soyez certain Andrimarte, que veritablement je vous ayme,
& que si vous me dites quelle asseurance vous voulez que mes paroles
vous en donnent, je le feray tres-volontiers, vous protestant que je n’ay
point de frere que j’ayme plus que vous. Andrimarte qui avoit plus d’aage,
& plus d’amour aussi qu’elle, cognut bien que ce n’estoient que des
propos d’enfant, & toutesfois luy semblant d’avoir desja gagné un grand
point sur elle, il se contenta pour ce coup, esperant que le temps & la
continuation de sa recherche la pourroit faire sortir de cette amour
innocente pour la porter à l’entiere & parfaicte affection qu’il en
desiroit, & pource luy prenant la main, il la lui baisa, & avec un
visage riant, Je demeure, dit-il, le plus heureux & contant Chevalier de
ma race, puis que j’ay eu cette declaration de vous, comme la chose du monde
que j’ay la plus desirée : d’une seule chose je vous veux supplier, qui est
de ne tromper jamais l’asseurance que vous m’en faictes, & que je puisse
pour marque de ce que vous dites porter le nom de vostre frere, & vous
appeler ma sœur, afin que ces noms nous obligent d’avantage à nous rendre
l’un à l’autre les mesmes devoirs, & la mesme amitié. Je le veux,
respondit franchement la jeune
fille, & vous promets de vous aymer, & vous estimer comme si vous
estiez mon frere.
Il vouloit respondre, mais craignant le serein qui commençoit à tomber, se
retira & les contraignit d’en faire de mesme, & de la suivre. Il est
vray que depuis ce jour, Andrimarte sçeut de sorte rechercher cette belle
fille, que peu à peu il luy aprit que l’Amour ne s’arreste pas aux loix de
l’amitié, ny dans les termes que le parentage prescrit par sa
bien-vueillance, car en peu de temps elle l’ayma de telle façon, que quand
elle se prit garde que c’estoit Amour qui la lioit en l’affection du jeune
Andrimarte, il luy fust impossible de s’en retirer, si bien qu’un jour
qu’elle se rencontra sur le bord de la Seine, avec luy, où Methine comme de
coustume s’estoit allé promener, s’estans retirez à part sous certains
arbres, elle prit occasion de luy dire : Et bien, mon frere, c’est ainsi
qu’elle l’appelloit, vous souvenez-vous des discours que nous eusmes en ce
mesme lieu il y a quelque temps, lors que je gravois mon nom sur l’escorce
de cet arbre : & doutez vous ma sœur, respondit Andrimarte, que je ne
m’en souvienne tant que je vivray ? Jamais ce jour ne s’effacera de ma
mémoire, puis que c’est celuy qui a donné commencement à tout le bien que
j’auray jamais. Et qu’est-ce, dit-elle, qui vous contenta le plus en tout ce
que nous dismes alors ? Ce fut, respondit-il, ces mots que vous me dites,
Asseurez vous, Andrimarte, que veritablement je vous ayme. Or, dit Silviane,
voulez vous mon frere, que je vous confesse la verité. Croyez, je vous supplie, continua-t’elle en
sousriant, que quand je vous dis ces paroles, je ne sçavois veritablement ce
que je vous disois : Comment, reprit-il incontinent, vous ne sçaviez, ma
sœur, ce que vous disiez ? Asseurement, respondit-elle, je n’en sçavois
rien, & comment pourrois-je vous asseurer de faire une chose que
j’ignorois, & qui m’estoit incogneuë ? Vous me trompiez donc, luy
dit-il : Veritablement, dit Silviane, je vous trompois, mais c’estoit apres
m’avoir deceuë moy mesme, car il faut que j’avouë que quand je disois que je
vous aymois, je ne sçavois que c’estoit que d’aymer, & toutefois la
bonne volonté que je vous portois me faisoit croire que c’estoit Amour, ce
qui n’estoit qu’une bien-vueillance d’enfant. Andrimarte l’oyant parler
ainsi, demeura un peu estonné, craignant qu’avec cette excuse elle ne se
voulut desdire de tout ce qu’elle luy avoit promis : mais elle qui avoit
bien d’autres intentions, le voyant muet, & se doutant bien de
l’occasion de son silence : Mais mon frere, ne soyez point en peine de ce
que je vous dis, car ce n’est seulement que pour vous donner maintenant de
plus certaines asseurances de l’amitié que je vous porte : Je dis
maintenant, parce que depuis ce temps-là je confesse que vos merites &
l’affection que j’ay recogneuë en vous, m’ont bien renduë plus sçavante que
je n’estois pas : je sçay à cette heure que c’est que d’aymer, non pas
seulement un frere, mais Andrimarte, & le sçachant je vous proteste que
je l’ayme autant que son amitié m’y oblige. Andrimarte oyant ce discours
tant à son advantage, se relevant
à genoux, car ils estoient assis en terre : Si j’employois toute ma vie à
vous remercier, Madame, dit-il, & tout mon sang à vostre service, je ne
sçaurois sortir de l’obligation où vos paroles m’ont mis, tant cette
declaration me lie, & tant je recognois la grandeur du bien que vous me
faites : mais puis qu’il vous plaist que j’oye de si favorables asseurances,
ayez agreable que je vous supplie à l’exemple des Dieux, de vouloir rendre
le bien que vous me faictes du tout parfait. Et qu’est-ce, dit Silviane, que
vous voulez que je die d’avantage pour vous contenter, puis que vous
declarant que je scay à cette heure que c’est qu’aymer, j’ayme Andrimarthe
autant que son amitié m’y oblige ? Dites Madame, adjousta-il, encore
d’avantage, car peut-estre mon amitié ne vous oblige guere, & ainsi vous
ne m’aimeriez que fort peu. J’ayme, reprit-elle, Andrimarte autant que je
dois : Dites plus encores, respondit-il, car il n’y a rien parmy les hommes,
qui merite l’honneur que vous me faictes, J’ayme, reprit-elle, Andrimarte,
autant qu’il m’ayme ; A ce coup, dit Andrimarte, je suis contant. Or,
continua Silviane, il me plaist maintenant de dire d’avantage : J’ayme
Andrimarte plus qu’il ne m’aime, & je proteste devant les Nimphes, &
les deitez de ce fleuve, que je n’en aymeray jamais point d’autre, & je
veux seulement une chose de mon frere, c’est qu’il me promette, sur la foy
qu’il veut que je luy tienne, en ce que je viens de luy dire, que jamais il
ne recherchera de moy, que ce que mon honnesteté lui peut librement
permettre. Que tous les supplices, dit-il incontinent, des plus hays du Ciel me tombent sur la
teste : que tout le courroux des Dieux m’accable, & que jamais je ne
voye l’accomplissement d’aucun de mes desirs, si jamais, non pas en effect,
mais en pensée seulement, j’outrepasse les limites que vous me donnez.
Lors qu’ils se tindrent ces discours, Silviane pouvoit avoir treize ou
quatorze ans, & Andrimarte seize ou dix-sept, aage si propre à recevoir
toutes les impressions d’amour, qu’il imprima ces jeunes cœurs de tous les
caracteres qu’il voulut : si bien que depuis ce jour, ils allerent de sorte
augmentant, que n’eust esté la longue & familiere nourriture qu’ils
avoient ensemble, & qui couvroit beaucoup des actions de leur amour,
sous le voile de la courtoisie, & de leur ancienne cognoissance,
plusieurs sans doute s’en fussent pris garde, mais ayans eu tant de
familiarité estans petits enfans, personne ne trouvoit estrange les devoirs
qu’ils se rendoient l’un à l’autre, mesme pouvant encore les couvrir sinon
de l’enfance, pour le moins d’une bien tendre jeunesse qui estoit en
eux.
Ils vesquirent ainsi pleins de contentemens, & de toutes les plus grandes
satisfactions qu’ils pouvoient recevoir, attendant que par le consentement
de leurs parens, ils peussent estre mariez, & ce bien leur continua
jusques à ce que par malheur Childeric tourna les yeux sur cette belle
fille, car il faut bien croire que ce fust un malheur qui la lui fit trouver
alors si belle, l’ayant veuë seule auparavant tant de fois, sans s’en estre
soucié, mais à ce coup se trouvant à un bal, où Silviane s’estoit desguisée, comme durant les
Baccanales l’on a accoustumé de faire, suyvant la coustume des Romains, il
la treuva tant à son gré que depuis il l’ayma furieusement. Silviane s’en
prit garde bien tost apres ; & parce qu’elle eust pensé commettre une
extreme faute de ne dire tout ce qu’elle pensoit à son cher frere : Aussi
tost qu’elle peut parler à luy, elle l’en advertit, & lui raconta tout
ce qu’elle en avoit recogneu : Andrimarte creust bien incontinent cette
nouvelle affection, & je m’estonne plus, luy dit-il, qu’il ait tant
demeuré à vous aymer, vous ayant continuellement devant les yeux, que non
pas de sçavoir qu’il vous ayme maintenant : Mais, ma sœur, l’ambition
d’estre aymée du fils du Roy Meroüée, effacera-t’elle l’affection de vostre
frere, & sera-t’il vray que je sois la miserable tourterelle delaissée
de sa compagne ? Mon frere, luy dit-elle lors en luy prenant la main, soyez
certain que vous ne serez jamais la tourterelle que vous dites, que quand la
mort me ravira le moyen de vous accompagner, & si je pensois que la
doute vous en fut seulement entrée en l’ame, l’amitié que je vous porte s’en
plaindroit grandement : car croyez, Andrimarte, que la mort mesme ne me fera
jamais changer la volonté que j’ay pour vous, puis que je la vous veux
conserver entiere en la seconde vie que nos Druydes nous asseurent que nous
aurons apres cette cy, & cette bague que je vous donne, & que je
mets icy en depost entre vos mains, si vous estes cét Andrimarte que j’ay
creu m’aymer si parfaictement, me sera rendue par vous en cette autre vie, afin que vous me puissiez
sommer de la parole que je vous ay donnée, & qu’à cette heure je vous
reconfirme d’estre perpetuellement à vous.
Est-il possible, Madame, de pouvoir representer avec des parolles le
contentement du jeune Andrimarte ? Il se jette à genoux, luy baise la main,
& cent fois la bague qu’elle lui avoit donnée, avec des extremes sermens
de la lui representer au temps qu’elle lui commanderoit : Et prenant des
ciseaux qu’elle portoit à sa ceinture, s’en piqua de sorte le doigt, où il
avoit mis la bague, qu’il ensanglanta son mouchoir en plusieurs lieux, &
puis le presentant à Silviane : C’est ainsi, Madame, lui dict-il, que je
signe de mon sang les sermens que je viens de vous faire, & je vous
conjure de me vouloir rendre ce mouchoir avec ce sang, au temps que vous
m’avez commandé de vous rendre cette bague, afin que par ces marques &
les vivans & les morts puissent cognoistre combien est grande
l’affection qu’Andrimarte porte à la belle Silviane, & combien cette
affection a esté heureuse de rencontrer par dessus ses merites une si
entiere amitié en elle. Amour alloit de cette sorte noüant de plus forts
liens les cœurs de ces deux Amants, afin de faire perdre l’esperance à
toutes les puissances du monde, d’en pouvoir jamais deslier ny rompre les
chaisnes & toutefois cela n’empescha pas Childeric de continuer l’amour
commencée, & de s’y laisser de sorte emporter, qu’il n’avoit ny
contentement ny repos, que quand il estoit aupres d’elle. Au commencement,
de peur que Me- roüée n’en fut
adverty, il cacha le plus qu’il peut cette passion, & cette
consideration fut cause, que mesme il n’osa la declarer par ses paroles à la
belle Silviane, quoy que ses actions fussent si cogneuës de chacun, que
c’estoit une chose superfluë que de dire ce que personne n’ignoroit
plus.
En ce temps, d’autant qu’il n’avoit point un plus grand contentement que de
la voir, il commanda à un peintre de la peindre sans qu’elle s’en prist
garde, croyant bien que de sa volonté elle n’y consentiroit jamais : Et le
Peintre fut si diligent à satisfaire au desir de ce jeune Prince, que la
voyant par deux ou trois fois cependant que les sacrifices se faisoient, il
la peignit si bien, que quand Childeric la vid, il la baisa plus de mille
fois & ne pensant pas que son heur fust entier, si Silviane ne sçavoit
le thresor qu’il possédoit la trouvant dans l’antichambre de la Royne sa
mere, il la tira à part, & luy dit : Belle Silviane, je vous apporte une
nouvelle que peut-estre vous ne sçavez pas : c’est que vous pensez estre
seule fille de vostre mere, & toutefois vous avez une sœur. Si je
pensois, respondit-elle, Seigneur que cette nouvelle fust vraye, je la
tiendrois pour la meilleure que je peusse recevoir, & je vous aurois
beaucoup d’obligation de la peine que vous daignez prendre de me la dire.
Vous avez raison, dict Childeric, d’en estre bien aise : car encore qu’elle
ne soit pas si belle que vous, elle ne laisse de vous ressembler fort ; Et
afin que vous en puissiez juger voyez la, dict-il en lui monstrant le
portraict, qu’il avoit fait faire, & avoüez que j’ay dit vray. Soudain que Silviane jetta
les yeux dessus, elle s’y recogneut, & à mesme temps receut un
tres-grand sursaut de se voir entre les mains d’autre que d’Andrimarte, luy
semblant que ne voulant estre à personne qu’à luy, luy seul aussi en devoit
avoir la resemblance : & tendant la main pour le prendre, feignant de le
vouloir mieux considerer, il le luy donna : mais l’ayant un peu regardé,
& ne sçachant de quelle sorte elle le luy pourroit oster entierement,
sans considerer d’avantage ce qui en pourroit arriver, & se voyant pres
de la cheminée, elle le jetta dans le feu, qui estant fort grand, & le
portraict n’estant faict que sur du carton, l’eust plustost bruslé, que
presque Childeric n’y eust pris garde : Mais elle ne l’eut pas si tost
jetté, qu’elle se repentit de sa promptitude, voyant combien ce jeune Prince
en estoit demeuré estonné. Et pour couvrir en quelque sorte sa faute : Mon
Dieu, dit-elle, Seigneur, il estoit si mal-fait, que j’avois honte que l’on
me vist si laide. Silviane, respondit Childeric, vous m’avez grandement
offencé, & je ne sçay avec quelle patience je le souffre : Seigneur,
respondit-elle en rougissant, j’en serois extremement marrie : mais c’est la
verité qu’il estoit si mal-faict, que j’aymerois autant la mort, que de me
laisser voir ainsi. Le Despit alors & l’Amour eurent un grand debat dans
le cœur offencé de ce Prince. Enfin l’Amour estant le plus fort : Je verray
bien, dit-il, si c’est pour l’occasion que vous me dictes, ou si la haine,
ou le mespris le vous a fait faire : Car si ce que vous dites est vray,
& que ce ne soit pas une excu- se, vous permettrez qu’un autre peintre vous peigne tout à loisir, afin
qu’il rencontre mieux que le premier n’a peu faire, qui avoit desrobé ce
portraict sans que vous l’ayez sceu : Que si vous refusez ce que je demande,
je croiray avec raison que c’est pour m’offencer, & que vous mesprisez
un Prince qui ne l’a jamais esté de personne que de vous. La jeune Silviane
qui craignoit d’estre tancée de la Gouvernante & de ses parens, fut
contrainte d’accorder ce que Childeric luy demanda, avec des paroles si
pleines de courtoisie, qu’il ne peut refuser [à] son amour, de n’estre
content de cette satisfaction. Vous me permettrez donc, reprit le Prince,
que je vous face peindre. Je vous accorde, Seigneur, luy respondit-elle tout
ce qu’il vous plaist, pourveu qu’il despende de moy : mais c’est sans doute
que la Royne le trouvera mauvais, si ce n’est avec sa permission, ou pour le
moins avec celle de la Gouvernante. Ce m’est assez, dit Childeric, que je
cognoisse que vostre volonté consent à ce que je desire, & que vous
n’avez jetté ce portraict au feu, que parce qu’il estoit mal faict. Et
d’autant qu’elle faisoit paroistre d’estre grandement en peine du desplaisir
qu’il en avoit receu, & que quelques unes de ses compagnes s’en estoient
pris garde, de peur qu’elle n’en fust tancée, luy-mesme dit que le portraict
estoit si mal faict, que veritablement il ne meritoit pas moins de punition
que le feu. Et afin que l’on pensast que Silviane n’avoit rien faict que par
son [consentement], il en fit des vers qu’il luy donna, & qui estoient
tels.
SONNET,
Que nul qu’Amour ne doit oser peindre
sa Maistresse.
Que tu fus temeraire, ô toy dont le pinceau
Osa bien
desseigner les traicts de ce visage,
Ton Art peut seulement en un
hardy tableau
Imiter la Nature, & non pas d’avantage.
Mais, Peintre, ne voy tu qu’un si parfaict ouvrage
Est mesme en la Nature un miracle nouveau :
Et comment pense-tu
d’en bien faire l’image,
Ne pouvant elle-mesme en refaire un si
beau ?
Que ton Art cede donc où cede la Nature,
Et ne te va
plaignant que l’on t'ait faict injure,
En bruslant ce crayon par
trop ambitieux.
Pour un si haut dessein foible est la main d’Apelle,
Nul ne le doit oser, & fut-il l’un des Dieux,
Qu’Amour, qui
dans le cœur me l’a peinte si belle.
Si ce portraict ne servit à autre chose, il fut cause pour le moins que ce
jeune Prince fit scavoir à la belle Silviane quelle estoit son affection
envers elle : car cette belle fille ne peut s’empescher d’ouyr tout ce qu’il
voulut luy en dire, de peur que luy en faisant refus, il ne se plaignit de
la promptitude de laquelle elle avoit jetté son portraict dans le feu :
& depuis continuant cete re-
cherche, il ne se passa occasion qu’il la luy peut tesmoigner sans luy en
faire voir la grandeur : & parce qu’il est bien mal-aisé que la violente
passion d’amour se renferme dans les limites de la raison, & de la
discretion ; Depuis que Childeric eust donné air à sa flamme, en la
declarant à Silviane, elle s’accreust de sorte que rompant bien souvent les
bornes de la modestie, il advint qu’un jour la voyant chanter, il se trouva
de sorte transporté de cette puissante amour, qu’encores qu’il la vid au
milieu de ses compagnes, & qu’il y eust une fort grande assemblée &
de Dames, & de Chevaliers, il ne se peut empescher de la prendre par la
teste, & de la baiser par force. Silviane n’ayant aucune bonne volonté
pour Childeric, se sentoit grandement offencée de cette violence, &
mesme voyant que c’estoit devant les yeux presque de toute la Cour, elle
n’en fit pas une petite plainte, & d’autant plus qu’Andrimarte de
fortune s’y estoit rencontré, auquel elle ne vouloit donner aucune opinion,
que cette recherche de Childeric peut alterer en quelque chose l’affection
qu’elle luy avoit jurée, toutefois ce jeune Prince mettant tout en risée la
voyant en colere, chanta sur ce subject ces vers pour essayer de
l’adoucir.
[SONNET],
Qu’il luy veut rendre ce qu’il luy a desrobé.
Elle se plaint, Amour, qu’en aymant je l’offence,
Et voudroit en effect que
j’eusse moins de feux ;
Pourquoy s’il est ainsi reserre tu mes
nœuds,
Et d’en sortir jamais m’oste-tu l’esperance ?
Si pressé, si vaincu d’extreme violence
Un baiser je
desrobe, ou desrober je veux,
Sans pitié de mon mal, &
mesprisant mes vœux ;
Colere elle me dit, quelle est cette
insolence ?
A quelle estrange loy m’a le destin sousmis,
Dans le
regne d’Amour le larcin est permis,
Et si vostre beauté ce larcin
me commande :
Mais s’il vous desplaist tant, enfin je me resous
Pour effacer l’erreur qui vous semble si grande,
De rendre mon
larcin, mais de le rendre à vous.
Silviane toutesfois ne pouvoit prendre en jeu la continuation de l’amour de
Childeric, & Andrimarte, quelque mine qu’il en fit, n’estoit pas sans
peine de voir que son maistre estoit son Rival, scachant assez que l’Amour
& la domination ne veulent point avoir de compagnon : & cela fut
cause qu’il se resolut de demander Silviane à la Royne, apres toutesfois
estre sorty d’entre ces enfans d’honneur du Roy ; puis que mesme l’aage lui
en donnoit une bonne excuse. Et afin de ne rien faire qui despleust à
Silviane, il lui communiqua son dessein, lequel elle approuva fort, tant
disoit-elle pour sortir de la tyrannie de Childeric, que pour pouvoir passer
nos jours ensemble sans contrainte. Andrimarte donc qui n’avoit nulle plus
grande envie que de posseder seul
& entierement sa chere Silviane, ne manqua point de proposer à son pere
le juste desir qu’il avoit de ne plus demeurer parmy les enfans, ny perdre
son aage tant inutilement, puis que tant de belles occasions se presentoient
de le pouvoir employer aupres de Meroüée, & dans ses armées à
l’imitation de ses ancestres, que les années qu’il avoit luy commençoient à
faire honte, se voyant encores nourry entre les femmes & les enfans,
qu’il le supplioit de trouver bon qu’il laissast la robbe de l’enfance pour
prendre la virile, & celle que le nom de Franc, & la memoire de ses
predecesseurs, & l’exemple particulier qu’il luy donnoit, luy faisoit
trouver plus convenable & à son humeur & à son aage. Le pere qui
estoit genereux, & qui voyoit son fils assez fort pour le suivre dans
les armées, & supporter la peine des armes, fut bien aise de remarquer
en luy cette genereuse intention, & apres l’en avoir loué & estimé
beaucoup, luy promit de satisfaire bien tost à son desir : & pour ne
mettre cette affaire en plus de longueur, le jour mesme il en parla au Roy
Merouée, qui le trouvant bon, le fit sçavoir à Childeric, afin que luy
faisant les gratifications ordinaires, il peut donner l’espée, & mettre
l’esperon au jeune Andrimarte avec les ceremonies de l’accolée, comme ils
ont accoustumé depuis peu, & à l’imitation d’Artus Roy de la grande
Bretagne, lors qu’il mettoit les jeunes Bacheliers & Escuyers au rang
des Chevaliers. Ce jeune Prince, qui estoit entierement amoureux de la belle
Silviane, fit tres-volontiers toutes ces fa- veurs au gentil Andrimarte, sous l’esperance qu’il
avoit que soudain qu’il seroit armé Chevalier, il seroit contraint de s’en
aller dans les armées, & luy laisser Silviane, de laquelle il esperoit
de gaigner plus aisément la bonne volonté lors qu’elle n’auroit plus devant
les yeux ce jeune homme, auquel il avoit bien recogneu qu’elle ne vouloit
point de mal. Toutes choses donc favorisans au dessein d’Andrimarte, il fut
armé Chevalier par les mains de Childeric, qui avoit esté faict Chevalier
quelque temps auparavant par le Roy Meroüée : Et lors qu’il fallut luy
ceindre l’espée, & que l’on mit à son choix d’eslire telle Dame qu’il
voudroit, le jeune Andrimarte mettant un genoüil en terre supplia la belle
Silviane de luy vouloir faire ceste faveur, afin qu’il se peust dire le
Chevalier du monde qui eust receu cet honneur de la plus belle main & de
la plus belle Dame qui vive. Childeric fut surpris, luy voyant faire cette
requeste à Silviane, & peu s’en falut qu’il ne fit quelque demonstration
violente du desplaisir qu’il en recevoit, mais la presence du Roy son pere
le retint en son devoir, non toutefois sans rougir, & sans donner
cognoissance à plusieurs que cet acte luy desplaisoit grandement, & plus
encores lors qu’il vit que cette belle fille avec une façon joyeuse, la luy
avoit ceinte apres en avoir demandé & obtenu le congé de la Royne
Methine, monstrant & à ses yeux & à ses actions le contentement
qu’elle avoit de la requeste qu’Andrimarte luy avoit faicte : Mais celuy que
le jeune Chevalier fit paroistre fut extreme, lors que la remerciant de cette faveur, il luy protesta
d’employer & cette espée & sa vie à son service : Et elle qui ne se
soucioit guere de cacher la bonne volonté qu’elle luy portoit, scachant bien
qu’il ne tarderoit pas de la demander en mariage à la Royne, & à ses
parens, elle luy respondit, Je prie Hesus qu’il vous rende cette espée aussi
heureuse, que de bon cœur je la vous ay ceinte, & que je voudrois faire
encore d’avantage pour vous tesmoigner l’estime que je fais de vostre
merite. Vous aurez donc agreable, luy dit-il, Madame, afin qu’aujourd’huy je
reçoive toute sorte de contentement, que je puisse porter cette espée que
j’ay receuë de vos mains, & l’employer à vostre service, & afin
qu’elle soit plus heureuse, que je me puisse honorer du tiltre de vostre
Chevalier. Silviane alors rougissant un peu, Ce seroit moy, respondit elle,
qui en cela recevrois de l’honneur : mais je ne puis ny ne veux que cela
soit que par le consentement de la Royne, qui peut disposer de moy comme il
luy plaist. Andrimarte qui cogneut bien qu’elle avoit parlé avec beaucoup de
discretion, mettant un genouil en terre devant Methine : C’est aujourd’huy,
Madame, le jour qui semble me devoir estre le plus heureux, ne vous
plaist-il pas que par vostre commandement je reçoive le plus grand honneur
que maintenant je puisse esperer ? Childeric perdant toute patience,
l’interrompit : Il me semble, luy dit-il, Andrimarte, que si vous n’eussiez
point esté tant outrecuidé, vous eussiez attendu de faire cette demande à la
Royne, & à Silviane, lors que par quelque belle action vous vous en
fussiez rendu digne. An- drimarte
qui cogneut bien pourquoy Childeric luy en parloit de cette sorte :
Seigneur, luy respondit-il, j’avouë que je ne merite pas cette faveur : mais
je ne laisse de la demander, pour le desir que j’ay de vous rendre quelque
bon service, & je sçay bien que quand j’auray l’honneur d’estre
Chevalier de Silviane, ce nom glorieux me donnera tant de force & tant
de courage, qu’il n’y a entreprise pour difficile qu’elle soit de laquelle
je ne vienne heureusement à bout. Cette pensée, respondit le Prince tout en
colere, seroit bonne, si elle n’estoit injuste : mais il n’est pas
raisonnable que vous vous donniez un nom qui ne peut estre merité qu’avec le
sang. Mon sang, reprit incontinent le jeune Chevalier, ne sera jamais
espargné pour ce suject, non plus que ma vie pour le service du Roy : Mais,
Seigneur, je me trouve bien deçeu de l’esperance que j’avois, qu’en cette
occasion, & en toute autre vous seriez mon protecteur, & que ce
seroit vous qui me procureriez toute sorte d’avantage, comme le Prince à qui
je suis, & à qui la nature, & ma volonté m’ont donné. Childeric
vouloit respondre, & peut-estre porté de la violence de sa passion eust
parlé outrageusement ; si Meroüée trouvant cette action tres-mauvaise en son
fils, n’eust pris la parole, afin de couvrir l’imprudence de Childeric. Vous
avez raison, Andrimarte, dit le sage Roy, de penser que Childeric vous
favorisera en tout ce qu’il luy sera possible : il le veut, & je le luy
commande : mais ce qu’il a dit, ç’a seulement esté pour passer le temps,
& pour vous mettre un peu en peine : & à cet- te heure & luy & moy prions la Royne de
trouver bon que Silviane vous reçoive pour son Chevalier, estant
tres-raisonnable qu’une si belle fille ait un si gentil Chevalier
qu’Andrimarte. Ce jeune homme tout transporté de contentement vint baiser la
main au Roy, & à Childeric, pour la grace qu’il recevoit de luy : &
quoy que le jeune Prince [le] lui permist, si fust-ce avec un visage qui
tesmoignoit assez que ce n’estoit que pour le respect du Roy qu’il le
consentoit. Et quoy que Methine le recogneust aussi bien que Meroüée, qui en
eust un grand desplaisir, si est-ce qu’elle ne laissa pas de commander à
Silviane qu’elle receut Andrimarte pour son Chevalier, puis qu’elle voyoit
que le Roy le trouvoit bon. La jeune fille n’obeit jamais à commandement que
la Royne luy eust faict, plus volontiers qu’à celuy-cy, & d’un visage si
contant que chacun le remarqua fort aysément, ce qui toucha encore plus
vivement le cœur de Childeric, qui se resolut à quelque prix que ce fust, de
rompre cette amour qui luy estoit tant à contre-cœur : Et parce qu’il
cogneut bien qu’il avoit donné trop de cognoissance de sa passion, & que
le Roy n’en estoit pas content, il se contraignit le plus qu’il luy fust
possible, afin de faire croire que tout ce qu’il en avoit fait, avoit
seulement esté pour le suject que Meroüée avoit dit : mais il n’y en eust
guere en la compagnie qui ne cogneust bien cét artifice, & mesme
Andrimarte qui scavoit l’affection qu’il portoit à Silviane, & qui
previst assez les traverses qu’il en recevroit, toutefois n’y ayant rien de
trop diffi- cile pour son amour, il
se resolut à tout ce qui luy en pouvoit arriver : & d’autant que l’ordre
de Chevalier qu’il avoit receu, l’obligeoit à ne demeurer plus oysif parmy
les Dames, il fit dessein de partir pour aller à l’armée, aussi tost qu’il
auroit peu prendre congé de Silviane, & n’en point retourner que par
quelque acte signalé il n’eust merité cette belle Dame. Elle qui jugea qu’il
faloit de necessité, que cette separation se fit, & qu’ils parvinssent
tous deux au contentement qu’ils desiroient par cette voye, luy donna le
congé qu’il lui demanda, quoy qu’avec beaucoup de desplaisir : mais scachant
que le Roy avoit cette coustume, pour inciter le courage genereux des jeunes
Chevaliers à faire des actions plus hardies, de donner de semblables
recompenses à ceux qui par leur vaillance se signaloient dans les armées,
ils se contraignirent l’un & l’autre, & avec regrets & larmes se
separerent, sous l’esperance de parvenir plustost à ce qu’ils desiroient par
cet esloignement, que par leur presence.
De raconter icy les Adieux qu’ils se dirent, & les demonstrations de
bonne volonté qu’ils se firent en cette cruelle separation, outre que je le
crois inutile, encore ay-je opinion, qu’il seroit impossible : il suffira de
penser qu’ils n’en oublierent une seule de toutes celles que la pudicité de
Silviane peut permettre à Andrimarte, & que l’honnesteté d’un si
parfaict Amant, luy donna la hardiesse de rechercher : mais je pense estre
aussi peu à propos de raporter maintenant tout ce qu’il fit en suitte de ce
dessein, lors qu’il fut dans
l’armée, car il faudroit beaucoup plus de temps, qu’il ne nous reste de
jour, pour raconter les choses seulement plus signalées, tant y a qu’en la
conqueste que Merouée fit de la seconde Belgique, il donna de telles preuves
& de son courage, & de sa force, que Merouée l’esleut pour conduire
le secours qu’il envoyoit contre les enfans du Roy Clodion, ausquels il
avoit esté preferé en la Couronne des Francs, tant pour la pusillanimité
& lasche courage de Renaud, que pour la jeunesse d’Alberic, &
lesquels toutesfois il avoit partagé de la moitié du Royaume d’Austrasie :
Mais eux estans venus en aage, & Alberic se trouvant Seigneur de
Cambray, & des pays voisins, & Renaud Duc d’Austrasie, & ayant
espousé la fille de Multiade Roy de Tongres, nommée [Hasemide], ils firent
une estroitte alliance avec les Saxons, & desireux de ravoir le Royaume
paternel, vindrent fondre avec une tres-puissante armée sur le reste de
l’Austrasie : & n’eust esté que prudemment Merouée y envoya un puissant
secours sous la conduitte du vaillant Andrimarte, il est certain que leurs
armes se fussent fait voir jusques aux portes de Paris ; & peut-estre
eussent non seulement retardé les autres conquestes de ce vaillant Roy, mais
luy eussent mis sa Couronne en un grand hazard ; au contraire la valeur
& la prudence d’Andrimarte fut telle, qu’arrestant les progrez de ces
deux freres, il les restraignit en fin dans l’Austrasie, attendant que
Merouée eut le temps de se demesler des ennemis que les Romains secrettement
luy avoient suscitez, & ce service fut si grand, que ce sage Roy en voulant bien donner
cognoissance par toute sorte de témoignages ne fut avare des loüanges que sa
vertu meritoit, ny des recompenses dignes des services qu’il en avoit
receus.
Il seroit mal-aisé de dire les contentemens de Silviane, lors qu’à tous coups
les feux de joye qui se faisoient n’estoient accompagnez que des
resjouyssances pour les valeureux exploits de son tant aymé Andrimarte, la
presence duquel elle desiroit infiniment, pour se pouvoir resjouyr avec luy
[de] tant d’heureux succez, & toutesfois elle ne pouvoit estre marrie de
le sçavoir esloigné, puis que son courage genereux luy donnoit tant de
satisfaction, en l’honneur qu’elle luy voyoit acquerir, qu’elle vouloit bien
participer à ses peines, par les ennuis de son absence, puis qu’elle avoit
si bonne part aux gloires qu’il y acqueroit, avec tant d’avantage pour la
Couronne des Francs, monstrant bien par une si vertueuse resolution qu’elle
estoit veritablement petite fille de Semnon Duc de la Gaule Armorique, &
si bon & fidele amy du Roy Meroüée.
Il n’y avoit personne qui n’aymast & loüast grandement le vaillant &
sage Andrimarte, aussi en six ans qu’il demeura dans les armées, il n’eut
jamais accident de fortune, qui ne lui fut heureux, un seul Childeric estoit
celui qui avoit à contre-cœur ses victoires, encores qu’elles fussent à
l’avantage de la Couronne qu’il devoit porter apres Meroüée : mais l’amour
qui estoit plus forte en lui que l’ambition, lui faisoit trouver toutes ses
actions mauvaises, & en diminuer la gloi- re, tant qu’il lui estoit possible, cognoissant bien
que ces loüanges ne servoyent que d’allumer d’avantage l’affection que
Silviane avoit pour lui. En fin Andrimarte ne pouvant plus vivre esloigné de
sa Dame, encores que bien souvent il en eust des lettres, & que de mesme
il lui fit sçavoir le plus souvent qu’il pouvoit de ses nouvelles, il obtint
du Roy congé d’aller à Paris, pour donner ordre à quelques affaires, qu’il
feignoit lui estre survenuës. Il se presenta donc devant la Royne, de
laquelle il receut toutes les caresses qu’il peut desirer, & ayant
trouvé la commodité de voir Silviane, & recogneu que sa bonne volonté
estoit de beaucoup augmentée en son esloignement, il luy fit trouver bon
qu’il parlast à la Royne de leur mariage. Jamais en toutes les victoires que
la fortune lui avoit données, il ne remercia le Ciel avec plus de graces,
que recevant cette permission, qu’il estimoit par dessus toutes les autres
bonnes fortunes & pour faire cognoistre à Silviane l’impatience de son
affection, aussi tost qu’elle le luy eust permis, il pria quelques uns de
ses plus proches parens, car il n’avoit plus de pere, de faire cette
requeste à la Royne pour luy, & la luy demander en grace, attendant que
ses services luy peussent faire meriter une si grande recompense. Methine
qui sçavoit les merites d’Andrimarthe, & les grands & signalez
services qu’il avoit rendus au Roy son mary, fut tres-aise que l’occasion se
fut presentée de faire pour luy quelque chose qu’il desirast : & pour
tesmoigner à ceux qui lui en porterent la parole combien ce mariage luy
estoit agreable ; Dites, leur respon- dit-elle, à Andrimarte, que non seulement je consents à ce qu’il desire,
mais d’autant que Silviane est petite fille de Semnon nostre cher amy,
Seigneur de la Gaule Armorique, & qu’il ne seroit pas raisonnable d’en
disposer sans sçavoir sa volonté, je luy promets que je le lui feray trouver
bon, & au Roy aussi, si pour le moins ils veulent me complaire en
quelque chose, & pour tesmoignage de ce que je dis, je luy [permects] de
vivre avec elle, non seulement comme son serviteur, mais comme son futur
mary.
Cette response tant avantageuse, & aussi favorable qu’Andrimarte eust peu
esperer, fut receuë avec tant de contentement par ce jeune Chevalier, qu’il
lui fut impossible de la tenir secrette, de sorte que la nouvelle s’en
espandit par toute la Cour, & bien tost dans toute l’armée, parce que
Meroüée en ayant esté adverti par Methine, il l’eut si agreable, qu’il la
dit en disnant tout haut, monstrant qu’il estoit bien aise que cette volonté
fut venuë à ce gentil Chevalier, afin de commencer par là à recognoistre les
grands services qu’il avoit receus de luy ; & pour ne mettre les
affaires en plus de longueur, il depescha incontinent vers le Duc Semnon,
son cher & ancien amy, pour luy faire trouver bon ce mariage, luy
promettant d’avantager de sorte Andrimarte, qu’il n’auroit point de regret
de luy donner sa petite fille.
Mais Childeric qui se trouva alors dans l’armée, ayant [apris]au commencement
cette nouvelle par les lettres de la Royne sa mere, & puis par les
discours de Meroüée, en receut un si grand desplaisir qu’il ne se peut empescher d’en parler à
son pere, couvrant son dessein sous la feinte apparence de son service ;
Seigneur, luy dit-il, le trouvant en particulier, j’ay sçeu par les lettres
de la Royne, & par les discours que vous en avez tenus ce matin,
qu’Andrimarte pretend d’espouser Silviane, le tres-humble service que je
vous dois, me commande de vous representer des choses que je pense estre
bien dignes de consideration, & encores que je ne doute point que vostre
prudence accoustumée ne les ait bien desja preveuës, toutesfois les grandes
& plus pregnantes affaires que vous avez sur les bras, me font craindre
que n’ayant pas eu le loisir de bien considerer celles qui semblent estre de
beaucoup moindre importance vous pourriez peut-estre passer legerement par
dessus, sous l’esperance juste de recompenser les services de ce Chevalier,
que j’advouë, Seigneur, estre dignes de recognoissance, pour donner courage
aux autres, d’en faire autant que luy, quand vous leur ferez l’honneur de
les employer, mais que je nie bien meriter de vous faire commettre une si
grande & prejudiciable offence contre Semnon vostre cher amy &
allié, & contre vous mesme, car il est certain que les recompenses ne
doivent jamais estre faites au desavantage de nos amis, & de ceux qui
s’asseurent en nous des choses qu’ils tiennent les plus cheres. Semnon,
comme vous sçavez Seigneur, est Duc de la Gaule Armorique, c’est luy qui à
vostre arrivée en ces contrées, vous a receu en son amitié, vous a assisté
de ses forces & de ses conseils, & il se peut dire que luy, &
Gynveldin gouverneur des
Eduois, ont esté les deux plus fermes pierres, sur lesquelles vous avez
asseuré les fondemens de vostre domination ; est-il maintenant raisonnable
que s’il vous a confié cette fille, qui doit estre le support, & le
soulagement de sa vieillesse, vous en deviez disposer sans son
consentement ? ou seulement est-il bien à propos que vous luy proposiez un
party tant inegal, & que chacun jugera si desavantageux ? Voulez-vous
donc que l’on die, que le Roy Merouée recompense ceux qui le servent, aux
despens des Princes ses voisins & amis ? souffrirez vous que l’on puisse
reprocher que le Roy des Francs, sous pretexte d’amitié & de
confederation, apparie si mal les filles de telle qualité, que de les donner
en payement des services receus, à des personnes de qui la naissance leur
est tant inferieure ? Pardonnez moy, Seigneur, si je parle si hardiment
devant vous, & accusez le naturel desir que j’ay de ne voir point vostre
nom taché d’aucun soupçon de chose que je sçay bien estre entierement
esloignée de vostre intention, & du tout contraire à toutes vos actions
passées : ce n’est pas que je ne tienne pour tres-raisonnable, & digne
de loüange, la volonté que vous avez de faire pour Andrimarte : mais je vous
supplie, Seigneur, que ce soit à vos despens, & de chose où vous seul
ayez interest, car en cela vous acquerrez le nom de Prince genereux &
magnanime, & vous vous rendrez aussi bien le Roy des cœurs, que vous
l’estes des corps des Gaulois. Il ne manque pas dans vostre Royaume des
partis pour Andrimarte, & que luy-mesme jugera luy estre plus convenables, que celuy
de Silviane, de laquelle il ne peut pretendre que du mescontentement, puis
qu’au lieu d’acquerir des amis par cette si peu égale alliance, il se fera
des ennemis immortels, qui jamais ne luy pardonneront l’offence qu’ils
penseront avoir receuë de vous à son occasion. Et ainsi sans qu’il luy en
revienne aucun avantage, il vous fera perdre & le credit, & l’amitié
qu’avec tant de peine vous avez acquise, & qu’avec tant de soing &
de prudence vous vous estes conservée parmy tous ceux qui ont cogneu vostre
nom. Ne croyez pas, Seigneur, que je sois l’autheur de ces considerations,
plusieurs de vos meilleurs serviteurs, & qui n’ont osé le vous dire, se
sont adressez à moy, afin que vous les apprissiez de moy, scachant bien que
les grands Rois qui ont tousjours l’esprit occupé à de grandes entreprises,
ne daignent bien souvent tourner les yeux sur ces choses qu’ils pensent
n’estre pas capables de faire de grands effects, & qui quelquefois
trainent apres les commencemens d’un grand mal. Je scay que quand Andrimarte
sçaura de quelle importance, ou plustost de quel prejudice est ce mariage à
vostre service, il est tant vostre serviteur, qu’il sera le premier à vous
suplier, pour amoureux qu’il soit, de ne faire rien qui puisse alterer le
service de vostre majesté, ou troubler le repos de vostre peuple, ou
diminuer tant soit peu l’amitié & la bien-vueillance de vos alliez : Et
quand il vous plaira me le commander, pour vous descharger de cette
importunité, je m’offre à le luy faire entendre, & à luy en deduire les
raisons de telle sorte, que jamais plus il n’y pensera.
Ainsi finit Childeric, qui fut escouté si attentivement de son pere, qu’il
pensa d’avoir à l’heure mesme la commission d’en parler à Andrimarte : mais
le sage Roy, qui dés long-temps avoit bien pris garde que ce jeune Prince
estoit amoureux de Silviane, & que toutes ces considerations ne luy
estoient dites que pour l’envie qu’il avoit de la posseder tout seul, luy
ayant donné audience telle qu’il voulut, & voyant qu’il attendoit sa
response, apres y avoir quelque temps pensé, reprit ainsi la parole avec un
visage severe, & lui tesmoignant assez par là le peu de satisfaction
qu’il avoit receu de sa harangue.
Je suis tres-marry de recognoistre en vous les choses que je voudrois le
moins y estre, & particulierement deux, qui seront la cause de vostre
perte, si avec prudence vous ne vous en despoüillez bien tost. La premiere,
cette humeur effeminée qui vous emporte à une vie dissoluë, & à la
recherche des delices & de l’amour, car si par les contraires l’on fait
de contraires effects, & si les Gaules que je possede ont esté ravies
d’entre les mains de ces vaillans & puissans Romains, par la force,
& par la generosité de Pharamond & de Clodion, & s’il a falu que
j’aye tant sué sous le harnois, & couru tant de hazards pour conserver
& aggrandir les limites de l’Empire qu’ils m’ont laissé, comment ne
puis-je juger avec raison, que quand je vous auray remis cette couronne
apres moy, vous ne la conserverez guere long-temps, puis que vous vous
esloignez & des moyens que nous avons tenus, & de la guerriere vertu
de la nation des Francs ? Mais
l’autre condition que je blasme grandement en vous, c’est d’employer vostre
esprit à vouloir couvrir vostre vice sous le voile de la vertu. Pensez vous,
Childeric, que j’aye si peu de cognoissance des affaires du monde, que je ne
juge bien que toutes les choses que vous me venez representer ne sont
seulement que pour empescher que Silviane que vous aymez, ne se marie encore
de quelque temps ? Pensez vous que je ne me souvienne des paroles que vous
tintes lors qu’Andrimarte fut armé Chevalier ? avez vous opinion que je n’ay
sceu qu’elle jetta un portraict dans le feu, que vous aviez d’elle sans
qu’elle le sceust ? Et croyez vous que je n’aye esté averti de la violence
que vous luy fistes quand vous la baisastes par force ? ne vous figurez
point, Childeric, que pas une de vos actions envers elle me soit incogneuë,
& que si jusques icy je les ay supportées, & faict semblant de ne
les voir pas, ce n’a esté que sous l’esperance qui me restoit encore, que
peut-estre vous retireriez vous de vous mesme de la mauvaise façon de vivre
que vous avez prise, & que vous ne pouvez pas douter qui ne me
desplaise ? Vous faictes le grand homme d’estat, & me venez representer
ce que je dois à l’amitié de Semnon, & aux bons offices qu’il m’a
rendus : & envers lequel de tous mes voisins & de tous mes alliez
m’avez vous veu manquer en ce que je leur dois & d’amitié & de
bien-vueillance ? Et pourquoy si vos pensées estoient bien saines, ne
jugeriez vous qu’en cette occasion je ne defauts non plus à ces devoirs
envers celuy que j’ayme, & que j’estime par dessus tous les Gaulois ? Que si vous ne pouvez
penetrer jusques au profond de mes desseins, que ne jugez vous que ce qui
vous en est incogneu ne laisse d’estre faict avec autant de raison, que vous
en voyez en ceux que vous sçavez & que vous entendez ? Qu’est-ce que
j’ay faict jusques icy que mes amis ayent blasmé ? ou dites moy dequoy mes
propres ennemis me peuvent accuser, si ce n’est de leur avoir osté par la
valeur de nos armes, ce qu’autrefois ils avoient acquis sur des autres :
mais plus avec la peau du renard, qu’avec les ongles du lyon ? Et un seul
Childeric sera celuy qui condamnera les actions de son pere, &
pourquoy ? parce qu’il consent au mariage d’une fille, que poussé d’une
folle affection il voudroit deshonorer entre les bras mesme de sa mere,
& devant les yeux de son pere. Trouverez-vous plus à propos, ou plus
honorable pour ce genereux Semnon & nostre ancien amy comme vous dites,
que sa fille soit remise entre vos mains, que mariée avec Andrimarte ? La
voulez vous peut estre espouser ? vostre folle humeur vous porteroit-elle
bien à cette faute ? Je ne le veux pas croire, car j’aymerois mieux que ce
gesse que j’ay en la main vous fust dans le cœur, que non pas une si vile
pensée : non que je n’estime la vertu du pere, & la nourriture de la
fille : car l’une & l’autre sont estimables : mais j’eslirois plustost
de rendre à Regnaud ou à son frere Alberic, le sceptre entier de leur pere
Clodion, que de consentir qu’un courage si abaissé que seroit le vostre,
eust la souveraine puissance sur un peuple si genereux & si belliqueux
que celui auquel je com- mande.
Or si vous ne la voulez point espouser, & quand vous [le] voudriez, si
mon consentement n’y sera jamais, qu’est-ce donc que vous pensez faire de
Silviane ? la tiendrez-vous pour concubine ? avez-vous opinion que l’honneur
de ma maison le comporte ? que la reputation de la Royne le souffre, ou que
le courage de Semnon, & la generosité de sa race le puisse endurer ?
Cessez, Childeric de remonstrer à vostre pere ce qu’il doit faire en une
chose où il n’a point d’autre passion que celle de la raison, & vous
despoüillez de cette folle amour qui vous preoccupe l’entendement, &
lors vous verrez que si je ne faisois ce mariage, je manquerois grandement à
ce que je dois : car si les Princes sont obligez comme vous dites de
recompenser les services receus par des bien-faicts & des honneurs,
qu’est-ce que je ne dois pas faire pour Andrimarte, qui sans parler des
autres exploicts qu’il a faicts pour nous, n’a pas seulement resisté à la
force des enfans de Clodion, mais en les contraignant de demeurer dans les
limites de l’Austrasie, peut dire nous avoir conservé le reste de nos
Estats, donné le moyen de faire les progrez que mes armes ont faits depuis
le temps que me surprenant engagé à de nouvelles conquestes, ils s’en
venoient fondre si inopinément sur nous, si la valeur & la sage conduite
d’Andrimarte ne nous eussent faict espaule, & n’eussent reprimé
l’insolence de leurs armes ? Et dictes-moy, Childeric, qu’est-ce que je ne
dois pas à un si signalé service, & de quelle ingratitude ne serois-je
point avec raison accusé, si je refusois à son affection, à sa fidelité, à
son courage, & à ses merites la
premiere chose qu’il m’a demandée ; Mais dites-vous, recompensez-le à vos
despens, & non pas à ceux de Semnon, qui garde cette fille pour le
support de sa vieillesse, & pour le soulagement de son dernier aage. Au
contraire que ce soit à ses despens, que [ce] seroit veritablement à son
dommage, si je refusois pour sa petite fille un party si convenable, &
si avantageux : Car y a t’il ny Prince ny grand Roy, qui ne creust avoir
beaucoup gaigné de s’estre acquis à tel prix un semblable gendre, & qui
est capable non seulement de conserver un Estat, mais d’acquerir cent
Royaumes par sa valeur & par sa prudence ? Que peut desirer Semnon de
plus advantageux sur ses vieux jours, que de voir Silviane entre les mains
d’un vertueux Chevalier, & son Estat soubs la garde d’un vaillant,
prudent, & heureux Capitaine ? Souvenez-vous, Childeric, que je dois non
seulement cette gratification à Andrimarte, pour les services qu’il m’a
faits : mais je dois ce gendre à Semnon, pour l’amitié & la fidelité
qu’il m’a tousjours monstrée : & je sçay que vous-mesme le recognoissez
bien ainsi, & que quand vous avez parlé à moy d’autre sorte, ce n’a pas
esté Childeric qui a parlé, mais ceste folle passion qui le fera perdre,
& qui lui ostera enfin la couronne que je porte s’il ne change bien-tost
& de conduitte & d’humeur. Et pource si vous me voulez plaire, vous
quitterez non seulement cette vie, qui vous rendra mesprisable & odieux
à tous ceux qui la sçauront, & particulierement aux Francs, de qui le
courage guerrier ne peut aymer ny supporter un vicieux ny un faineant pour
son Roy, mais aussi cet artifice
duquel vous essayez de couvrir vos desseins effeminés sous le visage
desguisé de la vertu : autrement Childeric, soyez asseuré que si de nom je
suis vostre pere, je ne le seray point d’affection, & qu’au contraire je
feray paroistre & à vous, & à chacun que je ne contribue ny consens
en rien à la honteuse & mesprisable vie que vous faictes.
Childeric demeura grandement confus ayant cette response de Meroüée, parce
que sa propre conscience le convainquoit, & toutefois suivant
l’ordinaire coustume de tous ceux qui veulent couvrir leur faute, il essaia
de s’[excuser] en partie des choses que son pere luy avoit reprochées, en
niant entierement les unes, & desguisant de sorte les autres, qu’il eust
peut-estre rendu sa cause bonne s’il eust parlé à une personne moins avisée
que Merouée : Mais le sage pere ayant quelque temps escouté ses excuses.
Enfin, dit-il, en l’interrompant, vous estes bien marry, Childeric, que
j’aye eu assez bonne veuë pour recognoistre vostre faute : mais ce n’est pas
de cela que vous devez estre fasché : soyez-le d’avoir failly, & non pas
que je l’aye recogneu, car estant vostre pere comme je suis, j’auray
tousjours plus de soing de cacher vostre erreur que vous-mesme : mais si
vous estes sage, ne continuez plus cette vie qui sans doubte vous fera
perdre honteusement : & vous souvenez que tout Prince qui veut commander
à un peuple, se doit rendre plus sage & plus vertueux que ceux desquels
il veut estre obey, autrement il n’y parviendra jamais qu’avec la tyrannie,
qui ne peut estre asseurée ny agreable à celuy mesme qui l’exerce.
A ce mot, Merouée le [laissant] sans vouloir plus ouyr ses repliques,
depescha incontinent à la Royne Methine, que sans plus prolonger ce mariage,
elle en donnast advis à Semnon le bon Duc de la Gaule Armorique, afin que le
tout se fist par son consentement, & qu’ensemble elle l’asseurast qu’il
rendroit Andrimarte tel, qu’il n’auroit point de regret d’avoir accordé sa
petite fille à un si accomply Chevalier. La Royne qui ne desiroit pas avec
moins de passion de contenter Andrimarte, sans perdre un moment de temps y
envoya un Ambassadeur, qui n’eut beaucoup de peine à l’y faire consentir,
parce que Semnon oyant le nom d’Andrimarte, duquel la renommée luy avoit
raconté tant de belles & genereuses actions, le receut pour son gendre
avec infinis remercimens à la Royne de la faveur qu’elle luy faisoit de
vouloir donner un tel mary à Silviane, se sentant de telle sorte obligé à
Merouée & à elle pour cette eslection, qu’il tenoit pour bien
recompensez tous les services qu’il leur avoit autrefois rendus, & leur
remettant deslors entre les mains toute l’auctorité qu’il avoit sur elle, il
les supplioit d’en vouloir disposer comme estant à eux. Que seulement il
desiroit de voir Andrimarte, afin de cognoistre celuy à qui Silviane &
ses Estats devoient estre, & pour l’obliger par la bonne chere qu’il
pretendoit de lui faire à aymer d’avantage sa fille, & à cherir selon
leurs merites les peuples sur lesquels il devoit commander.
Cette response ayant esté receuë, la Royne en donna incontinent son advis à
son mary, qui jugea estre à propos qu’Andrimarte fist promp- tement le voyage vers le bon Duc
Semnon, afin de luy rendre le devoir auquel il estoit obligé, & cela
d’autant plustost qu’en ce temps-là il avoit paix ou treve avec tous ses
voisins, si bien qu’il avoit moins à faire de sa presence. Andrimarte &
Silviane advertis de cette prochaine separation ; encores qu’ils sceussent
que de ce voyage dépendoit tout leur contentement futur, si est-ce que
l’extreme affection qu’ils se portoient ne les y pouvoit faire consentir
qu’avec un desplaisir extreme, d’autant que les autres fois qu’Andrimarte
l’avoit esloignée, ce n’avoit esté que pour aller à l’armée qui ne les
separoit que de deux ou trois journées, & Meroüée y estant, elle en
avoit des nouvelles presque tous les jours : mais cét esloignement sembloit
devoir estre plus long, tant pour la distance des lieux, que pour prevoir
bien que le bon Duc Semnon ne le laisseroit pas si tost retourner, &
leur amour impatiente ne pouvoit sans une tres-grande peine se preparer à
cette longue absence : toutefois la necessité les y contraignant, Andrimarte
avant que de partir pour tesmoignage de sa passion luy donna ces vers.
STANCES.
Sur un depart.
I.
Dieux qui sçavez quelle peine
Donne l’absence
inhumaine,
Accomplissez s’il vous plaist
Mon souhait.
II.
Faictes-moy, puis que l’absence
Me doit ravir sa
presence,
Aussi tost qu’un souvenir
Revenir.
III.
Faictes comme un Androgine
D’une puissance
divine
R’assembler par le dehors
Nos deux corps.
IIII.
Ainsi ma forme premiere
Me seroit renduë
entiere,
Ayant par vostre pitié
Ma moitié.
V.
Faites comme le lierre
L’ormeau de son bras
enserre,
Qu’elle soit jusqu’au trespas
En mes bras.
VI.
Pour rompre la douce estrainte
De cette union si saincte,
Le Ciel n’a rien, ny la
mort
D’assez fort.
VII.
Faictes comme aux irondelles,
Qu’il me soit donné des
aisles,
Afin de plustost pouvoir
La revoir.
VIII.
Si j’obtenois cette grace,
Pour loing que je
m’esloignasse
J’y ferois cent fois retour
Chaque jour.
IX.
Que si cela ne peut estre,
Vueillez mon retour
permettre
Tout aussi tost en ce lieu
Que l’adieu.
X.
Ma voix où s’adresse-t’elle ?
Les Dieux la voyant si
belle
En sont amans & jaloux
Comme nous.
XI.
Ayant donc l’ame saisie
D’une froide jalousie,
La
pitié dans leur esprit
S’assoupit.
XII.
Vainement je les reclame,
Puis qu’amoureux de
Madame,
Ils m’en esloignent d’aupres
Tout expres.
XIII.
Mais en vain remplis d’envie,
Vous nous troublez
nostre vie :
Nos nœuds sont, & nos liens
Gordiens.
Ainsi s’en alla le gentil Andrimarte, plus desireux de revenir, que d’estre
possesseur de la Gaule Armorique. Je ne vous raconteray point icy, Madame,
la reception qui luy fut faite, tant par Semnon, que par ses peuples, qui
ayans sceu la volonté de leur Seigneur, s’estoient preparez à le recepvoir
avec toute sorte d’honneur & de contentement, infiniment resjouys de
l’eslection que leur bon Duc en avoit faicte, [tant] pour Silviane, que pour
estre leur Seigneur apres luy, car cela ne faict rien au discours que vous
desirez sçavoir de moy : Il suffira de dire que Semnon apres l’avoir receu
avec toute sorte de magnificence, & retenu quelque temps aupres de luy, luy accorda non seulement
Silviane, comme il desiroit, mais de plus, le fit proclamer Seigneur de la
Gaule Armorique apres lui, & en vertu de ce futur mariage, le fit
recognoistre pour tel par tous ses vassaux & subjets, n’y ayant ny
Ambactes, Solduriers, ny Chevaliers qui ne le receussent avec
applaudissement.
Quelque temps auparavant, Clidamant estoit arrivé dans l’armée de Meroüée, de
sorte qu’il avoit veu Andrimarte, & avoit esté fort souvent tesmoing, ou
pour mieux dire son compagnon d’armes en tant de beaux exploicts qui
s’estoient faicts, & mesme quand Meroüée se rendit entierement Seigneur
de la seconde Belgique, de sorte que les nouvelles qui se sceurent
aussi-tost dans la Cour de Meroüée du bon-heur de ce gentil Chevalier, lui
furent tres-agreables, comme aussi à tous les autres Seigneurs & Princes
Francs, n’y ayant que Childeric seul qui en receut du deplaisir : car
encores qu’il feignit le contraire, depuis que son pere l’en avoit tancé, il
n’avoit eu la hardiesse de faire paroistre l’amour qu’il portoit à Silviane,
qui toutefois au lieu de diminuer, alloit croissant de jour en jour, non
toutefois qu’il eut aucune intention de l’espouser, car il tournoit les yeux
à quelque chose de plus relevé : mais il eut bien voulu la posseder en autre
qualité. Et lors que chacun oüit la bonne eslection que Semnon en avoit
faicte, il ne se pouvoit empescher d’en parler desadvantageusement, le
blasmant quelquefois d’injustice, & d’autrefois d’imprudence :
d’injustice, privant les justes successeurs de son bien ; &
d’imprudence, en sous- mettant la
Gaule Armorique à un Franc, qui estoit d’une nation estrangere, & ne
pouvant vaincre la passion qui le consummoit, & trouvant un jour
commodité de parler à Silviane, il luy dit : Est-il possible, belle Dame,
que vous soyez resolue de vous donner à Andrimarte ? Et n’est-ce pas,
Seigneur, luy respondit-elle, un Chevalier qui merite plus que je ne vaux ?
Vous faites bien paroistre, repliqua-t’il, que vous vous cognoissez fort peu
en la valeur des choses, puis que vous l’estimez plus que vous, de qui le
moindre merite surpasse tout ce que peut valoir Andrimarte. Si je vaux
quelque chose, respondit-elle en sousriant, je le rendray bien tost riche :
car je me donneray entierement à luy, & quant à moy, il m’est assez
pourveu qu’il m’ayme, & à cela j’espere de l’obliger par l’amitié que je
luy porteray : Cela est bon dit Childeric, avec ceux desquels l’ambition ne
suffoque pas le jugement, ou de qui la perfidie naturelle ne prevaut par
dessus la raison. Silviane alors offencée de ce discours : Seigneur, luy
respondit-elle, si vous tenez ce discours pour me fascher, c’est sans
raison, puis que je n’eus jamais autre volonté que de vous honorer : Que si
c’est pour offencer Andrimarte, je ne sçay comme vous en avez le courage,
puis que ce pauvre Chevalier outre les grands services qu’il vous a desja
rendus, & qui sont si signalez, encore ne parle-t’il jamais que de
l’ambition qu’il a d’employer le reste de sa vie en augmentant vostre
Couronne. Ma belle fille, respondit le jeune Prince, ce n’est ny pour vous
desplaire, ny pour l’offencer, mais seulement pour ne vous voir perdre, comme je prevoy que vous
ferez, si vous ne vous retirez de ceste jeune & peu prudente affection :
croyez moy que je ne parle point sans raison, si vous sçaviez quel bon-heur
vous attend, peut estre ne vous precipiteriez vous point de cette sorte :
Seigneur repliqua Silviane, mettez je vous supplie vostre esprit en repos,
& croyez que tous les plus grands advantages qui se peuvent imaginer ne
me divertiront jamais de l’affection que j’ay promise à Andrimarte ; la
Royne & le Roy le veulent, Semnon le trouve bon, & me le commande,
qu’est-ce qui m’en peut donc retirer ? Et quoy Silviane, reprit Childeric,
vous ne faites donc point de conte de ma volonté, & vous ne pensez pas
que mon consentement y soit necessaire ; Si fay, Seigneur, respondit-elle,
mais je n’en parle point croyant qu’il ne sera jamais autre que la volonté
de Meroüée. L’amour, dit-il, que je vous porte est telle, que je
contrarierois mesme à Tautates, s’il estoit necessaire pour vostre bien :
mais puis que vous l’estimez si peu, allez & souvenez vous que je suis
Childeric, c’est-à-dire le fils du Roy, & qu’un jour je vous feray
paroistre combien folement vous mesprisez maintenant ma bonne volonté : Et à
ce mot, sans attendre sa response il partit tout en colere, dequoy elle fut
bien marrie, non pas pour elle, mais pour la crainte qu’elle avoit que son
courroux ne peut rapporter du mal à son cher Andrimarte.
Cependant, Semnon ayant retenu quelques mois Andrimarte aupres de luy, &
luy semblant qu’il estoit temps de le renvoyer vers Meroüée, il luy donna congé de s’en
retourner, à condition qu’aussi-tost que le mariage seroit accomply, il luy
ameneroit Silviane, & se resoudroit de demeurer avec luy d’ordinaire,
pour prendre le soing de ses Estats, & lui donner le moyen de vivre le
reste de ses jours en repos. Chacun à son retour le receut avec toute sorte
d’honneur & de caresses. Merouée qui le traittoit desja comme Duc de la
Gaule Armorique, estoit bien ayse que par son moyen il y eust une personne
de sa nation, & sur laquelle il avoit tant de puissance, qui commandast
à un peuple si grand, & son voisin, luy semblant que c’estoit une grande
asseurance pour sa Couronne d’avoir ce costé là si asseuré, & duquel il
pouvoit entierement disposer. Et en cette consideration, il commandoit à
Childeric d’en faire cas, & de l’aymer non pas comme son vassal, mais
comme son voisin, & duquel il pouvoit retirer beaucoup d’utilité pour le
progrez & l’affermissement de ses conquestes : Mais ce ne fut rien au
prix de la bonne chere que Silviane luy fit, qui desja le tenant pour son
mary, vivoit presque avec l’honneste liberté de femme aupres de luy. Et quoy
qu’elle ne voulust luy rien cacher de tout ce qu’elle faisoit, ou qu’elle
avoit en la pensée, si est-ce qu’elle creut n’estre pas bien à propos de lui
dire les discours que Childeric lui avoit tenus, tant parce qu’elle sçavoit
bien qu’ils estoient faux, que d’autant qu’ils lui donneroient un grand
mescontentement : seulement elle resolut de se retirer avec lui dans les
Estats de Semnon le plustost qu’il lui seroit possible, & aussi-tost que
leur mariage seroit faict, afin d’e- viter la tyrannie du jeune Childeric, & les
insolences qu’elle prevoyoit lors qu’il seroit maistre absolu des
Francs.
N’y ayant donc plus rien qui empeschast l’accomplissement de ce tant souhaité
mariage, Methine par l’authorité du Roy, & en suitte de la volonté de
Semnon en faict passer les articles, & huict jours apres les ceremonies
en furent faites au contentement general de tous, & avec tant de
satisfaction de Silviane & d’Andrimarte, que jamais on ne vit deux Amans
plus contens, ny deux visages où le plaisir & la joye se remarquassent
plus visiblement. Un seul Childeric souspiroit en son cœur de ce que tout le
peuple se resjoüissoit : mais comme si le Ciel eust attendu seulement que ce
mariage fust accomply, pour mesler toute la Gaule de trouble & de
tristesse, dans sept ou huict jours Merouée tomba malade, & bien-tost
apres mourut plein de gloire & d’honneur, & tellement regretté de
son peuple & des Gaulois, que jamais les Francs n’ont faict paroistre un
si grand desplaisir pour Roy, qu’ils ayent perdu. Childeric comme je vous
disois, Madame, fust eslevé sur le Pavois, & proclamé Roy des Francs
incontinent apres, avec des esperances bien trompeuses, qu’il seroit
imitateur des vertus de son pere. Silviane alors qui se ressouvint des
parolles desavantageuses qu’il luy avoit tenuës, conseilla son cher mary
d’esloigner promptement ce jeune Roy, & de se retirer en la Gaule
Armorique, tant pour eviter la mauvaise volonté de Childeric, que pour
satisfaire à ce qu’il avoit promis à Semnon. Mais Andrimarte qui ignoroit les derniers propos que
Childeric avoit tenus à Silviane, & qui pensoit estre obligé de demeurer
quelque temps avec ce nouveau Roy pour le servir à son advenement à la
Couronne, ne voulut croire le conseil de Silviane, lui semblant qu’il
manqueroit à son devoir s’il se retiroit avant que de voir le nouveau regne
de Childeric bien asseuré. Et ainsi sans rejetter entierement ce qu’elle luy
avoit proposé, alloit dilayant, & faisant semblant que les choses
necessaires à leur voyage se preparoient, & cependant demeuroit
ordinairement aupres de la personne du Roy avec tant de soing &
d’affection, que tout autre que Childeric s’en fust ressenty obligé. Luy au
contraire conservant dans son cœur l’outrage qu’il pensoit avoir receu de
luy, n’alloit esloignant la resolution qu’il avoit prise en son ame,
qu’autant que duroient les ceremonies & les resjoüyssances de son
couronnement : Et le mal-heur ne voulut-il pas que cependant les nouvelles
vindrent à Silviane, & au valeureux Andrimarte que Semnon le bon Duc
estoit mort, & que tous les vassaux & subjects leur faisoient
instante priere de venir en leurs Estats ?
Le desplaisir de Silviane fut tres-grand, & celuy d’Andrimarte ne fut
guere moindre, ayant receu tant de bien-faicts de ce Prince sans avoir eu le
loisir de luy en rendre service ; mais lors que les premieres larmes
commençoient de se secher, il sembla que le Ciel leur voulut donner occasion
de les renouveller avec plus d’amertume encores que les premieres.
Desja Childeric voioit ce luy sembloit ses affaires asseurées, & la
Couronne bien r’afermie sur sa teste, lors que cette nouvelle vint à
Silviane, & desja il avoit commencé de vivre si licentieusement,
s’abandonnant à toute sorte de voluptez, que comme je vous ay dit, Madame,
chacun avoit perdu l’espoir que la vertu du pere avoit fait concevoir du
fils. Le peuple s’en plaignoit, les grands en murmuroient, & les plus
affectionnez en souspiroient ; enfin apres qu’ils eurent quelque temps
supporté cette honteuse vie, & plusieurs autres tyrannies & foules
qu’il faisoit sur son peuple, les grands de l’estat s’assemblerent à
Provins, & puis à Beauvais, où toutes choses bien considerées &
debatuës, enfin ils resolurent de le declarer indigne & incapable de la
Couronne des Francs, & en mesme temps en elirent un, qu’encores que
Romain, ils jugerent toutefois estre personne si pleine de merites, qu’il
estoit digne d’estre leur Roy : Celuy-cy s’appelloit Gillon qui dés
long-temps avoit quitté le party des Empereurs Romains, pour suivre celui de
Merouée, auquel il avoit tousjours rendu un fort bon & fort fidele
service, & qui mesme avoit augmenté l’Estat des Francs de la ville de
Soisson dont il estoit Gouverneur. Mais quant à moy, je croy, qu’ils firent
élection de cét homme ambitieux, parce qu’il n’y eut point de Franc qui en
voulust prendre ny le nom, ny la charge, de peur de ne la pouvoir maintenir
contre leur Roy naturel, ou pour ne point estre atteint du crime de felonnie
qui est si detesté parmy eux.
Mais voyez, Madame, comme lors que Tautates veut chastier les fautes des
hommes, il fait rencontrer les occasions inesperées : En ce mesme temps que
desja Gillon se preparoit secrettement pour s’armer, & le reste des
grands pour joindre leurs vassaux & leurs Ambactes avec lui, ne voyla
pas que Childeric se resolut avec toute l’imprudence que l’on sçauroit
imaginer, d’oster par force Silviane à Andrimarte, non pas pour l’espouser,
car aussi ne le pouvoit-il plus, estant desja mariée, mais pour en passer sa
fantaisie, comme desja il avoit fait de quelques autres, depuis le deceds de
Merouée ? & ce qui portoit ce jeune Prince à semblables desordres,
c’estoit l’opinion que quelques flateurs luy donnoient, que toutes choses
estoient permises au Roy : que les Roys faisoient les loix pour leurs
subjects, & non pas pour eux, & que puis que la mort & la vie de
ses vassaux estoit en sa puissance, qu’il en pouvoit faire de mesme de tout
ce qu’ils possedoient. Ces trois fausses, mais flateuses maximes, apres
plusieurs autres violences, & qui avoient donné subject aux plus grands
de s’assembler par deux fois, pour le despoüiller de l’authorité qui lui
estoit si mal deuë, le porterent à yeux clos à faire cet outrage à Silviane,
& au valeureux Andrimarte.
La Royne Methine s’estoit retirée pour lors en la ville des Remois, tant pour
n’estre tesmoing des mauvaises & honteuses actions de Childeric, puis
qu’elle ne pouvoit plus y remedier, que pour passer plus doucement l’ennuy
de la perte qu’elle avoit faite, avec les ordinaires consolations d’un grand personnage nommé Remy,
qui reluit de tant de vertus, qu’encore que le Dieu qu’il adore soit
incogneu aux Francs & à nous, si est-ce que jamais personne affligée ne
part d’aupres luy sans estre soulagée de sa peine. Or Childeric prenant donc
occasion de l’esloignement de sa mere, pour faire qu’Andrimarte laissast
Silviane seule, il le tire à part, & luy controuve mille fausses raisons
pour lui faire croire qu’il estoit necessaire qu’il allast de sa part luy
communiquer des affaires qu’il ne voudroit commettre à la fidelité d’autre
que de luy, & que pour ce subject il le prie de vouloir incontinent
partir, qu’il ne doute pas du desplaisir que ce luy est d’esloigner
Silviane : mais que le voyage estant de peu de jours, & si necessaire
pour le bien de sa Couronne, il vouloit croire qu’il ne le refuseroit pas.
Andrimarte qui n’eust jamais pensé qu’un Roy fils de Merouée, eust eu une si
damnable pensée, respondit qu’il estoit prest à le servir & en cette
occasion & en toute autre ; qu’à la verité il aymoit Silviane comme sa
femme, mais qu’il honoroit Childeric comme son Seigneur ; que ces deux
affections n’estoient point incompatibles, & qu’il luy tesmoigneroit
tousjours qu’il n’avoit rien de plus cher que le bien de son service. Avec
semblables propos, Childeric luy faisant donner ses despesches, il n’eut pas
plus de loisir à se preparer à ce voyage, que la prochaine nuict durant
laquelle il fit sçavoir à sa bien aymée Silviane, la charge que Childeric
luy avoit donnée, & luy recommanda tres-expressement de pourvoir en
sorte aux choses necessaires à leur
retour en la Gaule Armorique, que rien ne les peut retarder plus de cinq ou
six jours, quand il seroit revenu de la ville des Remois. La sage Silviane,
ayant escouté paisiblement tout ce qu’Andrimarte luy avoit dit, comme elle
avoit un esprit prompt & subtil, elle luy respondit en souspirant : Ce
voyage ne me promet point de contentement, & Dieu vueille que l’opinion
que j’en ay soit fausse. Vous devez vous souvenir, que Childeric m’a aymée,
ou que pour le moins il en a fait le semblant, durant que le Roy son pere a
vescu, il m’a tenu des langages que je n’ay jamais voulu vous redire, &
que je vous supplie ne me point commander de vous faire sçavoir, tant y a
qu’il m’a bien fait paroistre & qu’il n’avoit pas beaucoup de memoire
des services que vous avez rendus, & à luy & à Merouée, & que
s’il eust eu en ce temps-là l’authorité qu’il a maintenant, jamais nostre
mariage n’eust eu une si heureuse conclusion que le Ciel nous l’a voulu
donner, depuis vous avez veu quelle sorte de vie il a faite, à quelles
violences il ne s’est point laissé aller, & par là vous pouvez prevoir
ce que nous en devons esperer : Quant à moy je vous diray que je crains
infiniment cét homme, il a aussi les deux conditions qui sont à craindre en
une personne, c’est à sçavoir, la volonté mauvaise, & la puissance
entiere & absoluë, vous pouvez juger quel sujet il a de vous envoyer
vers la Royne si hastivement, que s’il n’est bien vray semblable, je
penserois que vostre commission n’a point esté donnée avec bon dessein :
l’on dit que les femmes sont ordinairement soupçonneuses, & m’oyant tenir ce langage, vous ne
perdrez pas cette opinion, mais mon fils considerez si c’est avec raison que
je la suis, & si ce n’est point une extreme affection que je vous porte,
qui m’en fait parler ainsi, & vous servant de vostre prudence
accoustumée, recevez ce que je vous dis pour y pourvoir, en sorte que ny
vous ny moy n’en ayons point de desplaisir, car je scay bien qu’en tous les
accidens où je vois celles de nostre sexe sujettes, j’ay un recours qui ne
me deffaillira point, & une porte par laquelle je trouveray tousjours
mes asseurances, qui est la mort : mais j’avouë qu’il me fascheroit
grandement d’esloigner si tost mon fils, & de le perdre pour si
long-temps. A ce mot se relevant sur un bras, elle luy jetta l’autre autour
du col, & le baisant le couvrit tout de ses larmes, desquelles le
genereux Chevalier fut grandement esmeu : & apres avoir long-temps
consideré sans dire mot, les discours de Silviane, & lui semblant
qu’elle parloit avec beaucoup de raison, il lui respondit : Ces pleurs qui
me moüillent le visage, me touchent encore plus vivement le cœur, & faut
que je vous avouë, que si j’eusse bien pensé à tout ce que vous me venez de
representer avec tant de justes raisons, j’eusse fait en sorte que quelque
autre eust eu ce voyage en ma place, mais puis que j’ay pris congé du Roy,
& que toutes les depesches sont entre mes mains, quelle excuse puis-je
prendre qui soit valable ? & comment m’en puis-je desdire sans rompre
tout à fait avec luy ? Cela veritablement ne se peut ; & puis que nous
en sommes venus si avant il faut passer plus outre, & non point toutes-
fois sans essayer d’y pourvoir
au mieux que nous pourrons : & voicy ce que je pense que nous devons
faire. Il faut premierement que j’aille & revienne avec toute la plus
grande diligence qu’il me sera possible, & que cependant vous vous
mettiez dans la maison d’Andrenic nostre ancien & fidelle serviteur,
sans toutefois que personne le sçache, feignant que vous estes tousjours en
celle-cy : que si Childeric a quelque mauvais dessein, sans doute il viendra
ou envoyera icy, & par-là sa mauvaise volonté nous sera cogneuë, que si
de fortune cela n’est pas, je seray bien ayse que nous n’en ayons point fait
d’esclat, & asseurez vous que la diligence que je feray en mon voyage,
luy donnera fort peu de loisir d’executer ses desseins : que si je pensois
qu’en son ame il l’eust ainsi resolu, jamais il ne verroit la fin du jour de
demain, car je luy ravirois l’ame du corps, au milieu mesme de toutes ses
gardes, & de tous ses Solduriers, mais en estant en doute, je ne veux
pas qu’on die qu’Andrimarte ait commis une telle felonnie, sous un foible
soupçon de jalousie.
Telle fut la resolution d’Andrimarte, qui partant de bon matin, fit entendre
à son fidelle Andrenic tout ce qu’il avoit resolu avec Silviane, lui
commandant de tenir l’affaire si secrette que personne n’en sçeut rien. Cet
Andrenic estoit un vieux serviteur qui avoit eu le soin de sa jeunesse,
& de qui l’affection estoit si grande, & la fidelité si cogneuë,
qu’il avoit autant d’asseurance en luy qu’en soy-mesme : son logis estoit
assez pres de celuy d’Andrimarte, car il avoit esté contraint d’en prendre
un separé, lors que le Chevalier n’e- stoit pas marié, parce qu’il avoit femme &
enfans & depuis l’avoit tousjours gardé sous l’opinion que son maistre
s’en iroit bien tost en la Gaule Armorique.
Soudain qu’Andrimarte fut party, Silviane sans en rien dire à ses filles, se
retira dans la maison d’Andrenic, feignant de vouloir demeurer seule dans
son cabinet, pour le desplaisir qu’elle avoit de l’esloignement de son mary,
& leur commanda, si quelques Dames venoient pour la visiter, de dire
qu’elle se trouvoit mal, & qu’elle ne vouloit voir personne, donnant
ordre qu’Andrenic seul & un valet de pied, qu’Andrimarte luy avoit
laissé pour l’advertir en diligence s’il estoit necessaire avant son retour,
comme celuy auquel il se fioit infiniment, luy portassent à manger, ou
feignissent pour le moins de le luy porter : Elle cependant se r’enfermant
seule avec la femme d’Andrenic demeuroit aux escoutes, tressaillant au
moindre bruit qu’elle oyoit, & luy semblant de voir desja Childeric à la
porte de sa chambre. C’est une grande chose que des cognoissances aveugles
que nous avons quelquefois des accidents qui nous doivent arriver. Silviane
avoit à la verité occasion de craindre la fascheuse insolence de Childeric,
mais il n’y avoit rien qui luy en deust donner une si grande apprehension,
puis que depuis la mort de Meroüée, il avoit faict paroistre d’avoir
d’autres intentions, & par ses violences s’estoit adressé à plusieurs
autres, ce qui pouvoit bien donner l’opinion que ses pensées fussent portées
ailleurs, & toutefois il y avoit quelque bon demon qui continuel- lement lui disoit dans le cœur,
qu’elle ne verroit point son cher mary, que quelque malheur ne luy fust
arrivé, & cela fut cause qu’elle se representoit tous ceux qu’elle
pouvoit craindre, & à mesme temps recherchoit quels remedes elle y
pourroit apporter, prevoyant par ainsi son mal, & y remediant avant
qu’il fust advenu ; & parce qu’elle se fioit grandement en la femme
d’Andrenic, comme celle qui n’avoit rien plus en son cœur que le bien
d’Andrimarte, aussi-tost qu’une pensée luy venoit, elle la luy declaroit,
& soudain elles recherchoient ensemble par quel moyen elles pourroient y
pourvoir, & l’ayant trouvé, y donnoient l’ordre qui leur sembloit estre
necessaire. Silviane luy proposa donc à quoy elles se resoudroient si
Childeric ne la trouvant point dans son logis, sa mauvaise fortune le
faisoit venir en celuy où elle estoit. Premierement elles chercherent un
lieu où se cacher, car de resister à la force du Roy, il estoit impossible :
mais voyant la maison petite & incommode pour cet effect, & n’y
ayant place si retirée, & où incontinent elle ne fut trouvée, son
recours à la mort ne luy faillit pas, car c’estoit tousjours son dernier
& extreme refuge : mais la bonne femme, qui outre l’amitié qu’elle luy
portoit, sçavoit bien qu’Andrimarte ne survivroit guere la nouvelle de son
trespas. Non, non, Madame, dit-elle, ne parlons point de mort, mais si vous
voulez me croire, je vous donneray un moyen qui vous asseurera de toute
violence, & qui n’est point trop mal-aisé : vous estes jeune, vous avez
le corps long, la jambe bien faite, & n’avez point encore beaucoup de sein : Je suis d’advis que
vous vous habilliez en jeune Chevalier, j’ay icy des habits de l’un de mes
fils, qu’il y a long-temps qu’il n’a portez, & par consequent ils ne
seront point recogneus, nous choisirons celuy qui sera plus propre à vostre
taille, je m’asseure qu’il n’y a personne qui vous voyant l’espée au costé,
& le chapeau avec le pennache sur la teste, ne vous mescognoisse pour
Silviane, & parce que vos cheveux vous pourroient faire recognoistre, je
suis d’advis que nous les couppions : mais seulement à l’extreme necessité,
& que cependant que nous avons le loisir nous vous habillions, parce que
cela ne peut vous rapporter aucune incommodité. O ma mere ! s’escria alors
Silviane, que heureuse à jamais soit celle qui vous a faict naistre, puis
que par vostre prudence je me vois aujourd’huy conservée à mon cher
Andrimarte, ne croyant pas qu’il y ait autre moyen de me garder en vie, veu
la violence que je prevoy de l’insolent Childeric : usons ma douce mere de
diligence, puis que le cœur me dit que nous n’aurons pas du temps de reste :
& quant à mon poil, tenez les ciseaux prests pour en faire l’office,
& croyez que je ne le plaindray aucunement, si je le perds en une si
bonne occasion.
A ce mot cette vertueuse Silviane commença à se deshabiller cependant que la
bonne femme alla querir ses habits desquels elle avoit parlé : & parce
qu’elle desiroit grandement de la bien servir, elle fut incontinent de
retour, & se r’enfermant toutes deux seules, choisirent celuy qui leur
sembla plus à propos & moins remar- quable ; & le mettant sur la belle Silviane, elle
parut le plus beau Chevalier de la Cour, mais de telle sorte desguisé, que
la bonne femme n’eut plus opinion qu’elle peust estre recogneuë, mesmes que
le Bardiac, qui est une certaine sorte de vestement que les Lingones ont
accoustumé de porter, luy estoit si juste qu’il sembloit avoir esté faict
sur son corps, & lors luy ceignant une espée au costé : Je vous fais
Chevalier, luy dit la bonne femme, & ce nom vous oblige de maintenir
l’honneur des Dames. Ma mere, respondit Silviane, je vous promets devant les
Dieux domestiques qui nous voyent & qui nous escoutent que cette espée
maintiendra aujourd’huy l’honneur d’une Dame pour le moins, & que
l’ayant à mon costé, je ne crains plus la violence de Childeric, sçachant
bien m’en servir contre lui, ou s’il est trop fort, contre moy-mesme, qui
encores que plus foible n’auray pas moins de courage qu’un homme à m’en
aller attendre l’autre vie, sans tache d’aucune soüilleure : mais il me
semble qu’il me faudroit encor des bottes & des esperons, parce que si
ce tyran vient icy, il n’y a pas apparence que je m’y arreste, & de m’en
aller à pied, vous sçavez qu’une personne si bien vestuë que je suis n’y va
pas ordinairement, & cela peut estre me feroit recognoistre plus
aysement. Puis, dit la bonne femme, que vous avez ce courage, je vous le
conseille, & afin qu’il n’y ait point de doute de vostre pudicité, quoy
que je sçache bien qu’Andrimarte est trop asseuré de vostre vertu, pour en
rien soupçonner à vostre desadvantage, je vous veux accompagner, afin de
pou- voir rendre tesmoignage de
toutes vos actions : & de fortune il y a deux chevaux que j’ay ouy dire
à Andrenic estre si aisez & commodes, que nous pouvons sans crainte les
monter, & avant que de me desguiser, je vay commander qu’ils soient
scellez & bridez, & que le valet de pied d’Andrimarte les tienne,
tant pour nous les donner quand nous en aurons affaire, que pour nous ayder
à monter à cheval.
Cependant qu’elle descendit pour donner ordre à tout ce qu’elle avoit dit,
Silviane demeura seule dans sa chambre, si aise de se voir desguisée de
cette sorte, qu’elle ne se pouvoit assez regarder ny remercier le Ciel de
luy avoir donné un si bon moyen pour tromper les desseins de Childeric : car
se souvenant des derniers discours qu’il luy avoit tenus, elle croyoit
infailliblement qu’il n’avoit esloigné Andrimarte d’elle, que pour luy faire
quelque violence : & en mesme temps, il lui vint une opinion qui lui
gela l’ame de peur. Ce Tyran, disoit-elle en soy-mesme, ayant desseigné de
me faire quelque violence, & cognoissant le courage d’Andrimarte,
n’envoyera-t’il point sur les chemins pour le faire tuer à son retour ? Et
lors qu’elle estoit sur cette pensée, la femme d’Andrenic revint, à laquelle
toute tremblante, & les larmes aux yeux, Ah ! ma mere, lui dit-elle, je
suis morte si vous ne me secourez. Ce meschant, continua-t’elle, cognoist
bien que le courage d’Andrimarte ne supportera pas l’injure qu’il a pensé de
me faire, sans vengeance : c’est pourquoy il faut tenir pour chose certaine,
qu’il le fera massacrer à son retour si nous n’y prevoyons. Madame, luy respondit-elle, laissez
moy habiller vistement afin que je vous puisse suivre : car il me semble
d’avoir ouy quelque bruit dans la ruë, & cependant je penseray à ce que
nous aurons à faire, parce que ce que vous dittes n’est pas sans apparence,
puis que jamais un meschant ne faict à moitié une mauvaise action s’il
peut ; & lors s’accommodant au mieux qu’il lui fut possible, à peine
avoyent-elles pris des bottes que le valet de pied s’en vint tout effrayé
leur dire, que le Roy estoit entré dans la maison d’Andrimarte, & qu’il
cherchoit Silviane, faisant de grandes menaces à Andrenic, & aux autres
domestiques, pour sçavoir où elle estoit. Silviane alors se descoiffant,
Couppe ces cheveux, luy dit-elle, mon amy, & depesche-toy le plus que tu
pourras : Mais le valet de pied en faisant quelque difficulté, elle-mesme
mit les ciseaux dedans ; & parce qu’elle se gastoit toute, il lui dit :
Puis qu’il vous plaist, Madame, je les coupperay, à condition que l’occasion
passée je les puisse [appendre] au Temple de la chaste Diane pour
tesmoignage de cette action si genereuse. Depesche-toy, lui dit-elle, je te
prie, & faits-en ce que tu voudras, estant resoluë que ma mort me
signalera bien mieux devant tout le monde, si cet artifice ne me faict
eschapper la violence de ce Tyran.
Cependant que ce jeune homme couppoit les cheveux de Silviane, elle tondoit
la femme d’Andrenic, & fust bien ou mal, elle eut faict plustost que
luy, & sans perdre temps, descendans tous trois dans l’escurie, apres
toutesfois avoir bien serré leurs robbes, elles monterent à cheval, & si à temps, qu’à
peine estoient-elles hors de la maison, lors que Childeric & toutes ses
gardes y entrerent par l’autre porte, & faisant un bruit & une si
grande violence, que ces pauvres Dames en oyant la rumeur, trembloient de
crainte de tomber entre ses mains : Mais le jeune homme qui s’estoit trouvé
plusieurs fois dans les dangers de la guerre avec son maistre, sans
s’effrayer : Suivez-moy, leur dit-il, & ne craignez rien, car je jure
par la vie de Monseigneur, que je le tueray plustost que de souffrir qu’il
face injure à la femme de mon maistre. Et lors hastant un peu leur pas,
parce que la clameur du peuple, avec celle des domestiques d’Andrimarte
alloit augmentant, il leur fit passer le Pont, & puis prenant le chemin
du Mont de Mars, les mit au derriere de la montagne en un lieu bas, où l’on
avoit tiré des pierres, & d’une certaine chaux blanche, qu’ils appellent
plastre, afin qu’elles ne fussent veuës avec intention d’aller la nuict
reposer en quelque village aupres de là. Mais la femme d’Andrenic qui estoit
grandement en peine de son mary, & Silviane aussi fort desireuse de
sçavoir ce qu’auroit faict Childeric, quand il ne l’auroit pas trouvée, luy
commanderent d’aller dans la ville pour leur en raporter des nouvelles. Ce
jeune homme incontinent s’y en alla, & de fortune entra dans la ville au
mesme temps que l’on en vouloit fermer les portes, laissant ces deux Dames
si estonnées de se voir seules en ce lieu escarté & en cét habit
desguisé, que la plus asseurée trembloit de crainte & de frayeur.
Toutefois l’extreme affection de Silviane en- vers Andrimarte, parmy toutes ces peurs & ces
estonnemens, eut bien encore assez de force pour la faire ressouvenir du
peril qu’elle avoit preveu pour luy à son retour : & si elle eust sceu
le chemin, il est certain qu’elle n’eust pas attendu ce jeune homme : mais
dés l’heure mesme s’y en fust allée, tant que les chevaux eussent peu
marcher, dequoy elle se plaignit grandement avec ceste bonne femme, qui
jugea bien estre necessaire de luy en donner advis, mais qui cognoissoit
bien aussi que d’y aller sans guide, c’estoit perdre le temps : Et pour ce,
la consolant au mieux qu’elle pouvoit, la supplia de ne vouloir rien
precipiter : que le Ciel avoit si bien conduit leur dessein jusques-là,
qu’il ne leur seroit non plus avare de ses faveurs à l’advenir.
Attendant donc avec impatience le retour de ce jeune homme, & le temps
commençant à leur sembler fort long, en fin elles l’apperceurent de loing
qui venoit tant qu’il pouvoit courre : car de temps en temps, tantost l’une
& tantost l’autre sortoient sur le haut pour voir s’il ne revenoit
point, & parce qu’elles virent qu’il n’y avoit personne qui les peust
appercevoir, pressées d’impatience, elles allerent à sa rencontre, afin de
sçavoir tant plustost les nouvelles qu’il leur apportoit. Soudain qu’il fut
arrivé, & qu’il peut reprendre son haleine pour parler : Madame, luy
dict-il, les Dieux ne vous ont jamais mieux assistée, & vous n’eustes
jamais une plus sage resolution, que celle que vous avez faicte de vous
desguiser : car sçachez que cét ingrat de Childeric (il ne merite pas que
nous le nommions Roy, puis qu’il
en faict les actions toutes contraires) ce meschant dis-je & ce Tyran a
faict des violences les plus extraordinaires dans vostre maison, & dans
celle d’Andrenic, qui jamais ayent esté commises par les plus cruels
barbares en la prise & au saccagement d’une ville ennemie. Eh ! mon amy
dict Silviane, conte-nous par le menu tout ce que tu en sçais. Madame,
interrompit la femme d’Andrenic, permettez luy premierement de me dire comme
se porte mon mary : Vostre mary, respondit le jeune homme, est en bonne
santé, & a esté surpris d’une joye extreme, quand je lui ay dict la
resolution que vous aviez prise : Et parce que ce lieu est trop pres de la
ville, je croy, Madame, qu’il seroit bien à propos de vous en esloigner,
& par les chemins je vous raconteray toutes mes nouvelles. Mon amy,
respondit Silviane, conduis-nous du costé d’Andrimarte, car je suis resoluë
de l’aller moy-mesme advertir de tout ce qui s’est passé.
Ce jeune homme alors se mettant devant, & prenant le chemin que son
maistre luy avoit asseuré qu’il tiendroit à son retour, parvint en fin à
Ville-Parisiis, & puis laissant à main droicte les Galle-Helvetiens,
essaya de gaigner par les endroicts les plus couverts, Lisi & Gandelu,
parce qu’Andrimarte luy avoit asseuré qu’il reviendroit par Largeri, par
Fere, & par Coincy, droit à Gandelu. Et d’autant qu’il estoit desja bien
tard, & qu’il eut opinion que Silviane n’estant guere accoustumée
d’aller de cette sorte à cheval, se trouveroit bien-tost lasse, il fit
dessein de ne passer point Claye pour ce soir, & cependant pour ne perdre temps, s’estant mis au
milieu d’elles deux, il commença de parler de cette sorte à sa Maistresse
pour leur rendre le chemin moins ennuyeux.
Vous desirez, Madame, de sçavoir ce qui s’est passé en vostre logis, depuis
que vous en estes dehors, encore qu’il n’y ait pas long-temps : toutefois
j’ay tant de choses à vous raconter, que je ne sçay par lesquelles je
commenceray. Ce n’a point esté sans raison (& faut croire que le Grand
Tautates vous en a donné la pensée) si vous avez eu crainte de Childeric,
estant un miracle que vous ayez échappé de ses inhumaines mains : parce que
veritablement il est venu avec la plus grande insolence dans vostre logis
que jamais l’on ait ouy dire, Sçachez Madame, que quand je suis arrivé à la
porte de la ville, j’ay esté tout estonné de la voir à moitié fermée, si
bien que pour peu que j’eusse retardé d’avantage, il m’eust esté impossible
d’y pouvoir entrer : Quantité de notables y estoient accourus avec les
armes, & avec un si grand tumulte, qu’incontinent les chaisnes se sont
trouvées tenduës & garnies des hommes du quartier : Je suis en fin avec
beaucoup de peine parvenu en vostre logis, où j’ay trouvé la plus grande
rumeur, & la plus grande foule du peuple, des Solduriers, & des gens
de la Garde de ce Tyran, & qui en armes les uns contre les autres se
presentoient furieusement les piques, avec contenance de venir bien-tost aux
mains. Cependant l’on entendoit de grands cris dans nos deux logis, &
plusieurs disoient que c’estoit Silviane, que Childeric vouloit des- honorer, & que pour en avoir
plus de commodité, il avoit envoyé Andrimarte vers la bonne Royne Methine,
que c’estoit une grande honte au peuple de Paris, de souffrir une si grande
violence devant ses yeux, que d’avoir desja supporté semblables actions, luy
donnoit & la volonté, & la hardiesse de continuer, que desormais il
n’y auroit plus de seureté pour l’honneur de leurs femmes, & de leurs
filles, puis que l’on s’addressoit à des personnes de telle qualité, &
qu’il valoit bien mieux mourir pour une fois, que vivre avec tant de honte
& vitupere. Je remarquay que parmy ceux qui tenoient ces langages, il y
avoit & des Gaulois, & des Francs, & que peu de chose les
porteroit aux armes : cela fut cause qu’aux Francs, je leur disois, Ah
Messieurs ! souffrira-t’on qu’Andrimarte soit traicté avec tant d’indignité
devant les yeux de nous tous ? & aux Gaulois. Et quoy ? la fille du bon
Duc Semnon demeurera donc sans secours, & sera honteusement forcée dans
vostre ville ? Il ne falut guere leur repliquer ces paroles pour tout à coup
les faire venir aux mains, mais avec tant de furie, que des gardes & des
Solduriers du Tyran une partie a esté tuée, & l’autre s’est mise en
fuitte, avec un si grand desordre que ç’a esté tout ce qu’il a peu faire
luy-mesme de se sauver dans son Palais, où maintenant tout le peuple le
tient investy, & ne sçait-on ce qui s’en ensuivra. Quant à moy j’ay
incontinent couru dans vostre logis, où j’ay trouvé Andrenic sans chappeau
& sans manteau, & y a apparence que les fuyans de Childeric l’ayent
mal-traicté, toutefois il n’a point de blessure, la maison tout ainsi que si elle avoit esté saccagée,
& toutes les filles & les femmes eschevelées, & deschirées par
de si grandes violences, que jamais l’on n’a veu un desordre si grand en une
maison. Aussi-tost qu’Andrenic m’a veu & toutes ses filles, l’une me
sautoit au col d’un costé, l’autre me tiroit de l’autre, crians toutes comme
insensées, & me demandans où vous estiez : je leur ay briefvement
respondu à toutes, Que vous estiez en lieu où la plus grande peine que vous
aviez estoit l’apprehension de leur mal, & me retirant à part avec
Andrenic, je luy ay raconté tout au long ce que vous aviez faict, & le
lieu où vous estiez. Luy alors ravy de joye se laissant cheoir les genoux en
terre, & levant les mains en haut : Soyez vous à jamais beny ô grand
Tautates, a-t’il dit, puis qu’il vous a pleu par vostre prevoyance prevoir
un si grand mal-heur, & puis se relevant, il ne pouvoit se lasser de me
demander comment vous aviez faict, si sa femme ne vous avoit point
abandonnée, & de quelle sorte vous estiez sorties toutes deux sans estre
recogneuës ; & ayant satisfait le plus briefvement qu’il m’a esté
possible à toutes ses demandes, je l’ay laissé le plus content homme du
monde, & m’a commandé lors qu’il m’a veu partir, de dire à sa femme, de
mourir plustost que de vous esloigner. Et parce que j’ay eu crainte que le
temps ne vous semblast trop long, je m’en suis revenu vers vous, Madame,
mais non pas sans peine, car j’ay trouvé cent chaines tenduës, & à
chacune il a falu demeurer long-temps avant que de pouvoir passer. Enfin
voyant ce peuple si animé, & presque tous parler si advan- tageusement de mon Seigneur, je
me suis resolu de leur dire tout ouvertement, que j’estois à Andrimarte,
& que vous m’envoyez vers luy, pour l’advertir de la violence dont
Childeric avoit voulu user contre vous. Vous sçaurois-je dire, Madame, avec
combien d’affection ils se sont tous venus offrir à moy ? Je n’ay pas eu
depuis beaucoup de peine à passer, car se disant à l’aureille l’un à l’autre
qui j’estois, & où j’[allois], ils faisoient à l’envy à qui me rendroit
plus de courtoisie & de faveur : de cette sorte estant à la porte, elle
m’a esté incontinent ouverte, & celuy qui y commande, lors que je suis
sorty : Mon enfant, m’a-t’il dict, ne manquez de dire à vostre maistre,
qu’il se haste de venir, & que cette ville luy fera paroistre combien
elle ressent l’outrage qu’on luy a voulu faire, & qu’il ne craigne point
la force ny la violence de personne, parce que nous mettrons tous la vie
pour luy faire reparer une si grande injure. Ainsi finit ce jeune homme,
& cependant cette belle Dame marchoit le plus diligemment qu’elle
pouvoit pour le desir qui la pressoit de rencontrer Andrimarte, afin de luy
raconter tout cest accident, & luy en faire avoir la vengeance que le
peuple lui promettoit.
Mais, Madame, nous estions d’autre costé bien empeschez, parce qu’aussi-tost
que Childeric fut asseuré qu’Andrimarte estoit party, prenant quelques
jeunes gens & maladvisez & qui ordinairement le portoient à ces
violences, il s’en alla dans la maison d’Andrimarte, où ne trouvant que le
fidelle Andrenic, & quelques-
uns luy faisant acroire qu’il avoit caché la belle Silviane, ou pour le
moins qu’il sçavoit bien où elle estoit : Il se saisit de sa personne, luy
fit des injures sans nombre, & je croy que sans Clidamant &
Lindamor, il l’eust faict mourir : mais eux ayans esté advertis que le
peuple s’assembloit, & enfin qu’il prenoit les armes, ils accoururent
mal-heureusement où le tumulte estoit le plus grand, avec ceux que
promptement ils avoient peu assembler des leurs, & bien à propos pour le
Roy, parce que sans leur secours il eust esté en danger d’espreuver quelle
est la furie d’un peuple esmeu, & qui avec raison a pris les armes :
Mais Clidamant voyant Childeric en ce danger, mettant la main à l’espée,
& tous ceux qui estoient de sa suitte, nous y fismes de si grands
efforts, qu’enfin le Roy fut desengagé, non point toutesfois que Clidamant
& Lindamor n’y fussent grandement blessez, mais non pas tant qu’ils ne
l’accompagnassent tous deux dans son Palais, où incontinent tous nos
Segusiens s’assemblerent au mieux qu’ils peurent, encores qu’il ne leur fut
pas permis d’y venir en trouppe, & entre autres Guyemans s’y trouva, qui
encore que recogneu pour serviteur de Childeric n’estoit pas hay du peuple,
parce que chacun sçavoit bien qu’il n’estoit point du nombre de ceux qui
consentoient, ou qui poussoient ce jeune Prince à ces indignes &
honteuses violences. Quand Lindamor l’apperceut. Et bien, luy dit-il,
Guyemans, vous avez enfin voulu que Clidamant ait porté la penitence de la
faute qu’il n’a pas faicte ? Vous pouvez croire, respondit-il tout troublé,
que ma creance n’a jamais
esté, qu’un si grand mal-heur deust arriver ; & approchant de luy, il se
mit à genoux aupres du lict où il estoit couché, parce qu’il ne pouvoit plus
se tenir debout, & luy prenant une main, Seigneur, luy dit-il, ne voulez
vous pas faire paroistre que vostre courage peut vaincre encore un plus
grand malheur ? Mon cher amy, luy respondit-il, jamais Clidamant ne manqua
de courage, mais je ne puis resister à la force de la mort. Alors Guyemans
les larmes aux yeux, J’espere que Tautates ne nous affligera point tant que
de nous ravir un Prince si necessaire pour le bien des hommes, & qu’il
nous fera la grace de vous posseder plus longuement : Guyemans,
respondit-il, nous sommes tous en sa main, il peut disposer de nous, &
pourveu qu’il me face le bien de laisser cette vie avec la bonne reputation
que mes ancestres m’ont acquise, je demeure content & satisfaict du
temps que j’ay vescu. Et lors appellant Lindamor qui estoit blessé, mais non
pas mortellement comme luy, & qui fondoit tout en pleurs pour voir son
Seigneur en cette extremité. Vous estes, leur dit-il, les deux personnes en
qui j’ay plus de confiance, je vous conjure, vous Guyemans, d’asseurer
Childeric, que je meurs son serviteur, & que j’emporte une extreme
regret de ne lui avoir peu rendre plus de tesmoignage de mon affection : que
si toutefois les services que je luy ay rendus, & au Roy son pere, ont
quelque pouvoir envers lui, qu’il trouve bon que vous lui disiez de ma part,
que s’il ne delaisse la vie honteuse qu’il a faite depuis qu’il est Roy, il
doit attendre un tres- aspre
chastiment du Ciel : & vous Lindamor aussi-tost que la mort m’aura clos
les yeux, si pour le moins vos blessures le vous permettent, r’amenez tous
ces Chevaliers Segusiens en leur pays, & les rendez de ma part à la
Nymphe ma mere, à laquelle je vous conjure par l’amitié que je vous ay
portée, de continuer le service que vous avez commencé, & luy dictes que
je la supplie de ne se point affliger de ma perte, puis que le Ciel l’a
ainsi voulu, & que les humains sont entierement en sa disposition,
qu’elle se console en ce que le peu de temps que j’ay vescu, je pense avoir
tousjours faict les actions d’un homme de bien, & que je vais attendre
l’autre vie avec cette satisfaction, que je croy avoir passé celle-cy sans
reproche : Dictes aussi à ma chere sœur, que si j’ay quelque regret de
mourir si tost, c’est plus pour n’avoir plus le bien de la voir, que pour
autre chose, que je laisse parmy les hommes. Et lors nous faisant tous
appeller, & nous voyant la plus part tout autour de son lit les larmes
aux yeux, il nous tendit quoy qu’avec peine, la main à tous : & apres
nous commanda d’obeyr à Lindamor comme à sa propre personne, & sur tout
de vous servir, Madame, & la Nymphe Galathée, avec toute la fidelité de
vrays Chevaliers, & qu’il s’asseuroit que nous recevrions de vous la
recompense des services que nous luy avions rendus.
Il sembloit qu’il voulust dire encore quelque chose, mais une foiblesse le
prit, qui luy ravit en fin la vie, demeurant pasle & froid entre les
bras de Lindamor, qui le voyant en tel estat, de douleur tomba esvanoüy de
l’autre costé. Je ne sçaurois
vous redire les pleurs & les gemissemens que nous fismes, & tous
ceux de la Cour aussi, quand ils sceurent sa mort : mais ce qui fut une
grande preuve de sa prud’hommie, le peuple mesme de la ville, qui estant
esmeu est ordinairement sans respect & sans amour, l’oyant dire le
plaignit, & en chantoit à haute voix la loüange, criant que c’estoit
grand dommage de la mort de ce Prince tant amy de leur nation & de leur
Couronne ; & d’autant plus qu’ils sçavoient bien tous qu’il n’avoit
jamais consenty aux violences & tyrannies de Childeric : il ne faut
point douter que les plaintes & les regrets n’eussent duré encore
d’avantage, sans l’eminent peril où nous nous trouvasmes incontinent apres :
mais l’apprehension de la mort qui se presentoit aux yeux de tant que nous
estions, nous contraignit de nous mettre en deffence, de fortune en mesme
temps, tous ces Seigneurs qui s’estoient assemblez à Provins, & depuis à
Beauvais, sans sçavoir cet accident estoient venus en trouppe pour essayer
la volonté du peuple, & le trouvant avec ses armes en la main, pour le
mesme dessein qu’ils estoient venus, ils se mirent à la teste de tout ce
peuple, & vindrent investir le Palais Royal, avec quantité de tambours
& de trompettes, & menant un si grand bruit que Childeric commença
d’aprehender la furie de ces mutinez ; & parce qu’il avoit un grand
espoir en la valeur de Lindamor, & au conseil de Guyemans, il les envoya
querir tous deux, afin d’adviser à son salut ; ny l’un l’autre ne voulurent
en cette presente occasion luy reprocher ses fautes : mais tous deux luy offrirent toute sorte d’ayde &
de secours au peril de leurs vies : & Lindamor encore que blessé, voulut
à l’heure mesme aller donner dans l’ennemy, & conseilloit le Roy de
mourir, mais en Roy & en homme de courage. Au contraire Guyemans comme
sage & prudent. Il ne faut jamais, dit-il, Seigneur, se precipiter où il
n’y a point d’espoir de salut, quand chacun de nous auroit la force de cinq
cens, nous ne serions encore point esgaux au grand nombre des ennemis que
nous avons, le temps à qui sçait bien s’en servir, rapporte les biens à la
fin qu’il lui a ravis, c’est pourquoy la supreme sagesse est de flechir au
temps, & de naviguer selon le vent : il ne faut point penser que quelque
effort que nous peussions faire à cette heure, nous puissions changer la
volonté de ce peuple tumultueux : & d’autant moins que nous voyons les
principaux des Francs & des Gaulois estre joincts avec eux, il faut
croire qu’Andrimarte & tous ses amis y sont, car ils auront promptement
envoyé apres luy, sans doute Gillon le Romain n’aura pas esté oublié, ny
tous les autres qui sont mal-contens. Et qui sçait si Renaut & son frere
enfans de Clodion, n’ont pas desja esté mandez pour s’y trouver ? Que si
cela est comme nous le devons croire, quelle force avons nous pour les
remettre à leur devoir ? ou seulement pour nous garentir de leur outrage ?
Je vous conseille donc, Seigneur, s’il vous plaist de croire mon conseil, je
m’oblige de ma vie à vous remettre au Throsne de vostre pere, je vous
conseille, dis-je, de ceder à la violence de cette fortune contraire, vous
retirer hors de ce Royaume, & de- meurer en repos aupres de Basin en Thuringe : Il est
vostre parent & vostre amy, il sera bien aise de vous retirer en sa
maison, & de vous rendre tous les devoirs de l’hospitalité deuë à un si
grand Prince affligé, & cependant je prends les Dieux Penates pour
tesmoings, que tant que vous serez absent, je ne penseray ny ne travailleray
à chose quelconque qu’à vous remettre bien avec vos peuples, & j’espere
d’en venir à bout, si vous suivez les advis que je vous donneray.
A peine avoit-il finy de parler ainsi, lors qu’on ouyt un trompette, qui
s’estant un peu approché du pont-levis, apres avoir sonné par trois fois,
dit à haute voix ces paroles.
Les Druydes, Princes, & Chevaliers des Francs, &
Gaulois assemblez & unis, declarent Gillon Roy des Francs, &
Childeric tyran, & incapable de porter la Couronne de ses
Ayeux.
A mesme temps Guyemans, qui estoit accouru, & Childeric mesme virent
porter le long de la ruë Gillon sur le pavois selon la coustume des Francs,
avec des acclamations si grandes qu’il cogneut bien que Guyemans avoit
raison : & craignant que les siens mesmes ne le trahissent, il se retira
avec le fidelle Guyemans, où apres fort peu de discours il se separa d’avec
luy, emportant la moitié d’une piece d’or, pour signe que quand Guyemans luy
envoyeroit l’autre moitié qu’il
gardoit, il pourroit revenir en toute asseurance dans son Royaume : & la
figure de cette piece estant rejoincte avoit d’un costé une tour pour
monstrer la constance : & de l’autre un Dauphin au milieu des vagues
tourmentées, avec ce mot tout à l’entour, RIEN les DESTINS CONTRAIRES. Et en
mesme temps changeant d’habits, il pria Lindamor tout blessé qu’il estoit,
de le vouloir accompagner jusques hors des mains de ce peuple avec ses
Chevaliers Segusiens : Et Lindamor le luy ayant accordé, Guyemans promit de
donner telle sepulture au Prince Clidamant, que l’on cognoistroit combien il
l’avoit honoré durant sa vie. La nuict estant venuë, le Roy passa
secrettement par la porte qui sortoit hors de la ville, & accompagné de
tous nos Chevaliers, fut conduit jusques aupres de Thuringe, & parce que
le travail avoit beaucoup faict de mal aux playes de Lindamor, il fut
contraint de s’arrester à son retour en la ville des Rhemois, où la Royne
Methine prit un soin fort particulier de lui, & de sa cure : là nous
sceusmes que le genereux Andrimarte ayant rencontré la belle Silviane, se
resolut incontinent à la vengeance : mais adverty le mesme jour de la
punition que Childeric en avoit receuë, il pensa sans luy faire plus de mal,
de se retirer en ses Estats, & de pardonner cette faute à Childeric,
qu’il excusoit en quelque sorte, considerant l’extreme beauté de Silviane.
Lindamor d’autre costé, ne lui semblant pas à propos que vous fussiez plus
long temps sans estre advertie de ces nouvelles, encores que tres-mauvaises,
m’a commandé de les vous apporter, vous avoüant, Madame, n’avoir jamais eu charge plus ennuyeuse, ny
qui me donnast plus de soucy : mais craignant que cela n’importast à vostre
service, je n’ay pas voulu manquer au commandement qu’il m’en a faict.
Ainsi finit le Chevalier avec les larmes aux yeux : mais Galathée oyant la
mort de son frere, encore qu’elle se contraignit tant qu’elle peut, si
fallut-il en fin qu’elle laschast la bonde à ses pleurs, & quelque
remonstrance qu’Amasis luy peut faire, qu’elle payast le tribut de la
foiblesse humaine, & de son bon naturel : cela fut cause que sa mere lui
voulant donner un peu de temps pour se descharger de cette juste douleur
demanda cependant au Chevalier, si Lindamor ne reviendroit point bien-tost ;
& lui ayant respondu, qu’il attendroit son entiere guerison, elle tira
Adamas à part, ayant commandé à ce Chevalier de s’en aller dans la salle,
jusques à ce qu’elle luy fit entendre ce qu’elle vouloit qu’il fit, &
sur toute chose qu’il fust secret, & ne parlast à personne de la mort de
Clidamant, ny des autres accidens arrivez à Lindamor, & au Roy
Childeric. Et se tournant vers le Druyde, lors qu’elle vit le Chevalier hors
de la gallerie, & que personne ne la pouvoit entendre, que la Nymphe
Galathée. Or, mon pere, luy dit-elle, vous avez ouy les mal-heureuses
nouvelles que ce Chevalier m’avoit desja racontées, & faut que j’avouë
que la perte de mon fils m’a tellement touchée, que si je n’eusse permis à
ma douleur de se descharger la nuict par mes larmes, je croy que l’estomac
me fust ouvert, tant j’ay ressenti vivement ce coup de fortune : Mais la necessité des affaires
que je me vois tomber sur les bras, m’a contrainte de dissimuler cette
douleur, & il est necessaire ma fille, que vous en fassiez de mesme, car
si la mort de Clidamant vient à estre sceuë avant que nous ayons donné ordre
à nos affaires, je crains que Polemas n’use de quelque trahison envers nous,
nous voyant mesme desnuées de tant de Chevaliers, qui sont encore avec
Lindamor. Et je ne dis pas ces choses sans raison, puis que j’ay remarqué il
y a quelque temps, que cét homme s’attribue plus d’authorité qu’il ne
devroit, qu’il a entrepris par deux fois de faire mourir Damon, & mesme
en vostre presence, & cela d’autant qu’il craint que je ne prenne
fantasie de le vous faire espouser. Mais ce qui me descouvre plus clairement
sa mauvaise intention, j’ay veu des lettres que Gondebaut le Roy des
Bourguignons lui escrit, par lesquelles je remarque une grande & fort
particuliere intelligence, qui m’ayant esté si soigneusement cachée, ne peut
estre qu’à mon desadvantage, je croy que son dessein est de s’emparer de cét
Estat, & afin de r’afermir son usurpation me ravir Galathée &
l’espouser, ou de bonne volonté ou de force. O Dieux ! Madame, s’escria
Galathée, seroit-il possible que cét outrecuidé eust bien conçeu un si
meschant dessein ? N’en doutez point, Madame, respondit le Druyde, je juge
sur ce que Madame [nous] a dit, que ce fut pour ce subjet qu’il fit venir il
y a quelque temps ce trompeur auprés des jardins de Montbrison, pour vous
abuser sous le nom de sa feinte saincteté & le tiltre de Druyde, &
essayer si par ce moyen il
pourroit parvenir à l’honneur de vos bonnes graces, & voyant que cela ne
lui a profité de rien, & que Clidamant, Lindamor & tous ces autres
Chevaliers sont absens, il pourroit bien prendre maintenant l’occasion aux
cheveux, & s’en servir par le moyen des intelligences qu’il a eu loisir
de faire, depuis que l’entier gouvernement de cette contrée luy a esté
remis ; c’est pourquoy je serois d’advis, Madame, dit-il se tournant vers
Amasis, que vous fissiez retourner ce Chevalier en toute diligence vers
Lindamor, pour le haster de venir avec tous ces vaillans & aguerris
Chevaliers qui luy restent, & autant qu’il en pourra promptement
recouvrer d’ailleurs : & cependant retirez vous dans vostre ville de
Marcilly, où sans en faire semblant je vous envoyerai le plus de Solduriers
& de Chevaliers que je pourray, & moy-mesme je m’y rendray dans deux
jours, & s’il m’est possible y feray porter Damon, ne le croyant guere
asseuré en ce lieu champestre, contre la violence de Polemas. Je jure,
interrompit Galathée, que s’il estoit si mal-avisé que d’entreprendre contre
ma personne de cette sorte, avec les mains & avec les ongles mesmes je
l’estranglerois : Ma fille, respondit Amasis, Dieu vous garde d’estre en ces
extremitez, j’aymerois mieux vous voir morte dans un cercueil, que sousmise
à la discretion de cét insolent : mais j’espere aussi que cela ne sera
jamais, & toutefois si faut-il de nostre costé y apporter le remede que
la prudence d’Adamas & sa fidelité nous propose ; & pour ce je suis
d’advis que ce soir mesme vous vous en veniez avec moy à Marcilly, & qu’ensemble nous emmenions Alcidon
& Daphnide avec toute leur suitte, & que nous les prions de quitter
les habits si peu convenables à leur condition, & sans leur en dire le
subject, nous nous prevaudrons de leur ayde, si nous en avons de besoing,
& demain j’envoyeray une littiere pour emporter Damon & Madonthe,
m’asseurant que si nous luy en donnons tant soit peu de cognoissance, il
s’efforcera de sorte qu’il pourra bien supporter le bransle de la littiere :
Mais, dit-elle se tournant du costé d’Adamas, à propos du Druyde qui vint il
y a quelque temps autour de Montbrison, qui devinoit & qui vivoit avec
tant d’apparence de saincteté : Il faut que vous sçachiez, mon pere, qu’il y
est retourné, & qu’il recommence de faire comme la premiere fois. O
Madame ! dit le Druyde : que c’est un grand abuseur, & que si vous
sçaviez en quoy Polemas s’en est voulu servir, vous jugeriez bien que l’un
& l’autre est bien digne de chastiment, mais le discours en seroit trop
long pour ceste heure que je vois le Soleil se baisser si fort, que vous
n’avez pas du temps à perdre pour vous en retourner de jour, tant y a que si
l’on s’en pouvoit saisir, vous descouvririez par lui tout le dessein de
Polemas, car il en est un des plus asseurez instruments. Galathée à qui le
despit avoit seché en partie les larmes, Si Madame veut, dit-elle, nous le
prendrons asseurément, parce qu’il faut seulement que je feigne de vouloir
parler encores à lui, mais je ne sçaurois conduire cette affaire sans
Leonide, c’est pourquoy il est necessaire de l’envoyer querir. Madame,
respondit Adamas, je vous asseu-
re que demain lors que je [conduiray] Damon je la vous ameneray, cependant
je suis d’advis que dés le grand matin vous mandiez Silvie vers ce trompeur,
pour luy dire que dans deux ou trois jours vous le voulez aller voir, cela
abusera Polemas, & pourroit bien estre cause de retarder d’autant le
mauvais dessein qu’il a, ce qui nous seroit un grand advantage, pour avoir
le loisir de donner ordre à la deffence que je prevoy qu’il nous faudra
faire.
Avec quelques autres semblables discours ils se resolurent à ce qu’ils
avoient à faire, [&] Amasis pour ne perdre point le temps & en
donner à Galathée de bien secher ses yeux, se faisant apporter du papier
& une escritoire escrivit à Lindamor, qu’en la plus grande diligence
qu’il pourroit il vint la trouver, & que comme que ce fut il se fit
plustost porter pour une occasion tant importante qu’il sçauroit par ce
porteur. Et à mesme temps faisant appeller le Chevalier luy donna la lettre,
& luy commanda de ne perdre une heure de temps & de dire à Lindamor,
qu’à ce coup elle cognoistroit quelle estoit son affection, par la diligence
qu’il feroit à revenir avec toutes les trouppes qui luy restoient : &
parce que c’estoit un homme fort fidelle & en qui Lindamor avoit toute
confiance, elle luy fit entendre le mauvais dessein de Polemas, afin de le
convier d’aller plus viste, & ramener tant plus promptement Lindamor. Le
Chevalier sans retarder d’avantage, prenant congé des Nymphes les asseura
& de la fidelité de Lindamor, & de la sienne, & Galathée pour
obliger d’avantage Lindamor à revenir promptement, Dites luy Chevalier, dit-elle, que je cognoistray par
la haste qu’il aura de revenir, s’il est tousjours de nos amis.
A ce mot le Chevalier partit, feignant d’aller à Marcilly, & incontinent
les Nimphes & Adamas sortirent, qui apres quelques propos communs
supplierent Daphnide, & sa trouppe vouloir venir à Marcilly passer le
temps pour quelques jours. Daphnide tournant l’œil sur Alcidon, & voyant
qu’il s’en remettoit à elle, pensa n’estre pas à propos de refuser la
Nymphe, & s’offrit à l’accompagner par tout où il lui plairoit : dequoy
Amasis l’ayant remerciée, & le prenant par la main elle s’approcha de
Damon & de Madonthe : Seigneur Chevalier, dit-elle, je vous envoieray
demain une littiere, il faut s’il vous plaist que vous vous efforciez de
venir pour les raisons qu’Adamas vous fera entendre : Madame, respondit
Damon, j’ay encores assez de force pour vous aller servir par tout où il
vous plaira. Et apres quelques autres semblables discours, le soir
contraignit la Nimphe de partir avec toute cette bonne compagnie, & le
lendemain fut si soigneuse d’envoyer vers Damon, qu’avant les dix heures du
matin il fut à Marcilly avec Madonthe, Adamas & Leonide : car dés que
les Nymphes furent parties, le Druyde voulut envoyer querir Leonide, mais
Paris desireux de ne perdre point de temps pour aller vers Bellinde, le
supplia de luy donner la lettre qu’il luy vouloit escrire, avant que
d’envoyer vers Leonide : tant son affection le pressoit ; & Adamas pour
le contenter mettant la main à la plume, escrivit ce qu’il desiroit ; &
à l’heure mesme il partit si aise
& content du congé que Diane luy avoit donné, & si satisfait de la
permission qu’il avoit euë d’Adamas, qu’il luy sembloit ne le pouvoir estre
d’avantage.
Mais Adamas pour ne manquer à ce que Galathée desiroit, envoya dés le soir
mesme vers Leonide, afin que le lendemain elle se trouvast à bonne heure le
matin aupres de luy : & d’autant que c’estoit pour aller vers Galathée,
il luy escrivit qu’il ne falloit point qu’Alexis vint de peur d’estre
recogneuë, & que pour ce subjet elles cherchassent ensemble quelque
bonne excuse, & que cette separation ne seroit que pour deux ou trois
jours au plus. Lors que Leonide receut cette lettre, il estoit presque
nuict, & de fortune Astrée les avoit conduittes chez Diane, parce que le
desplaisir qu’elle avoit receu de la tromperie de Laonice luy avoit fait un
peu de mal, & la contraignoit de tenir la chambre, de sorte que
cependant qu’Astrée entretenoit Diane & [Daphnide], la Nymphe fit voir à
Alexis la lettre qu’elle avoit receuë. Au commencement elle se troubla un
peu luy semblant bien estrange de demeurer seule en ce lieu, où si elle
venoit à estre recogneuë, elle pensoit recevoir toute sorte de reproches :
mais considerant que d’aller vers la Nymphe Galatée ce seroit se ruiner
entierement, elle consentit de demeurer encore en ce lieu, feignant que son
mal n’estoit point encore passé, & disant toutefois à la belle Astrée en
secret, qu’elle aymoit de sorte cette vie retirée, qu’il luy faschoit
d’aller vers Galathée, qui l’envoyoit querir, & qu’elle faisoit semblant
d’estre malade pour vivre avec elle en ce repos parmy ces lieux esloignez de la frequentation de tant
de gens : Et ainsi Leonide dés le plus grand matin laissant Philis aupres
d’Astrée dans le lict, parce que Diane affligée depuis le depart de Madonthe
n’estoit point sortie de son logis, elle print congé de ces belles bergeres,
avec promesse de revenir bien tost querir Alexis, & puis s’aprochant
d’elle qui n’estoit point encores levée, Souvenez-vous, luy dit-elle à
l’oreille, d’estre bonne mesnagere du temps, & de ne point perdre les
occasions inutilement : Alexis luy respondit en souspirant, & ainsi
Leonide s’en alla trouver Adamas, & puis avec luy s’achemina à Marcilly
vers Galathée, laissant la deguisée Druyde dans l’abondance des
contentemens, si elle eut eu l’asseurance de s’en prevaloir.
Fin du douziesme & dernier livre de la troiziesme
partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé.
Cy apres suit le Privilege du Roy.
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PRIVILEGE
du Roy.
Louys par la grace de Dieu Roy de France & de Navarre, A nos amez &
feaux conseillers les gens tenans nos Cours de Parlement, Baillifs,
Seneschaux, Prevosts ou leurs Lieutenans, & autres nos Justiciers &
Officiers, & à chacun d’eux ainsi qu’il appartiendra salut. Le Sieur
D’URFÉ Marquis de Verrromé, Chevalier de l’ordre de Savoye, nous a fait
remonstrer que cy devant il auroit mis en lumiere la premiere & seconde
partie d’un Livre intitulé l’ASTRée, & depuis il auroit continué la
troisiesme partie d’iceluy, laquelle troisiesme partie il desiroit faire
imprimer en ceste ville de Paris, avec la premiere & seconde partie
qu’il auroit receuë & corrigée de grandes fautes que la negligence de
ceux qui l’ont fait imprimer en ce Royaume sans son consentement y ont
laisse glisser, & outre les corrections, il les a fait augmenter de
Sommaires & Annotations sur chacun desdits livres, table des matieres
non encore cy devant imprimées, & ont fait faire des desseins, &
graver plusieurs planches en cuivre, tant pour la premiere, seconde &
troisiesme partie dudit Livre, qu’il desiroit faire imprimer par OLIVIER DE
VARENNES, & TOUS SAINCT DU BRAY, Marchands Libraires en ladite ville. Ce
qu’ils ne peuvent faire sans grands frais. A ces causes, desirant
favorablement traicter ledit exposant, & que lesdits de Varennes &
du Bray ayent moyen de se rembourser de la despense qui leur conviendra
faire à ces impressions : Permettons audit suppliant : de faire imprimer par
iceux de Varennes & du Bray, en tel marge & caractere qu’ils verront
bon estre ledit Livre de l’ASTRée conjoinctement ou separement, avec figures
ou sans figures, & tant de fois que bon leur semblera durant le temps
& terme de dix ans prochains & consecutifs, à
compter du jour que ledit livre sera achevé d’imprimer pour la premiere
fois, tant pour la premiere, seconde, que troisiesme partie : faisant
tres-expresses inhibitions & deffences à tous Imprimeurs, Libraires
estrangers, & autres personnes de quelque estat & condition qu’ils
soient, d’Imprimer ou faire imprimer, vendre & distribuer iceluy livre,
ainsi reveu & corrigé, conjoinctement ou separement, ny aucune partie
d’iceluy en nostre Royaume, pays, terres, & Seigneuries de nostre
obeyssance, en aucune façon que ce soit, sous couleur de fausses marques, ou
avec déguisemens, sinon de ceux que ledit suppliant aura fait imprimer par
lesdits de Varennes & du Bray, pendant ledit temps, sur peine aux
contrevenans de trois mil livres d’amende, appliquable, moitié à nous, &
l’autre moitié ausdits de Varennes & du Bray, & de confiscation des
livres ainsi contrefaits & imprimez, & de tous despens dommages
& interests. Mesme si aucun Libraire ou Imprimeur de nostre Royaume, ou
estranger traffiquant en iceluy, ou autre de quelque estat ou condition
qu’ils soient, estoient trouvez saisis d’aucun exemplaire desdits livres
contrefaits : Voulons qu’ils soient condamnez en pareille amende, despens
dommages & interests, que s’ils les avoient imprimez ou faits imprimer :
De ce faire, vous donnons plein pouvoir, authorité, Commission, &
Mandement special par ces presentes, à la charge d’en mettre deux
exemplaires en nostre Bibliotheque publique, à present gardée au Convant des
Cordeliers de ceste ville de Paris, avant que les exposer en vente, suivant
nostre Reiglement, à peine d’estre descheus du present Privilege : &
pource que de ces presentes l’on pourra avoir affaire en plusieurs &
divers lieux. Nous voulons qu’au Vidimus d’icelles deuëment collationnes par
l’un de nos amez & feaux Conseillers, Notaires, & Secrettaires, foy
soit adjoustée comme au present original, & qu’en mettant au
commencement ou à la fin du livre ces presentes, ou un bref extraict
d’icelles : Voulons qu’elles soient tenuës pour deuëment signifiées. Car tel
est nostre plaisir. Nonobstant clameur de Haro, Chartre Normande, prise à partie & autres lettres à ce contrevenant. Donné
à Paris, le septiesme de May, l’an de grace mil six cens dix neuf : Et de
nostre reigne le neufiesme.
Par le Roy en son Conseil,
RENOVARD.
L’impetrant à fourny les deux exemplaires de la troisiesme partie pour la
Bibliotheque du Roy ce cinquiesme Juin mil six cens dix-neuf, signé N.
RIGAULT.
Achevé d’imprimer pour la premiere fois le troisiesme jour
de Juin, mil six cens dix-neuf.
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TABLE DES HISTOIRES,
Lettres, & diverses Poësies contenuës
en ceste troisiesme partie d’Astrée. A. monstre la premiere page, &
B. la seconde.
Histoire d’Euric, Daphnide & Alcidon. fueillet.
60.b.
Suitte de l’histoire de Daphnide, & d’Alcidon. 123.a
Histoire de l’artifice d’Alcyre. 132.b
Harangue d’Alcidon.
168.a
Suitte de l’histoire de Damon & de Madonthe. 233.a
Histoire de Cryseide & de Hylas. 270.b
Histoire de Cryseide
& d’Arimant 283.a
Suitte de l’histoire de Cryseide &
d’Arimant. 333.b
Histoire de Childeric, de Silviane, &
d’Andrimarte. 502.b
Harangue de la bergere Philis. 388.b
Espouse du Berger Silvandre. 391.b
Jugement de la bergere Diane.
403.b
Responce de Silvandre sur le jugement de Diane 407.a
TABLE DES LETTRES
contenuës en la troisiesme partie d’Astrée.
LETTRE d’Alcidon à Daphnide. 64.b
Responce de
Daphnide à Alcidon 66.a
Autre lettre d’Alcidon à Daphnide.
112.b
Lettre de Daphnide à Alcidon. 113.a
Responce d’Alcidon à
Daphnide. 113.b
Autre lettre de Daphnide à Alcidon. 114.a
Responce d’Alcidon à Daphnide. 115.b
Lettre de Daphnide à Alcidon.
119.a
Lettre d’Amintor au nom du Roy Euric. 138.a
Lettre de
Cryseide à Arimant. 291.a
Autre lettre de Cryseide à Arimant.
301.b
Lettre d’Arimant à Cryseide. 302.a
Autre lettre
d’Arimant à Cryseide. 304.b
Autre lettre de Cryseide à Arimant.
305.a
Lettre de Clarine à Arimant. 311.b
Lettre d’Arimant à
Cryseide. 312.a
Autre lettre d’Arimant à Cryseide. 334.b
Declaration du Roy Gondebaut. 352.a
Lettre d’Arimant à Cryseide.
356.b
Responce de Cryseide à Arimant. 357.a
Table des Sonnets, Stances, Madrigales & autres
Poësies de la troisiesme partie d’Astrée.
A.
Amour cueillit ses fleurs. 146.a
Avant qu’une amitié.
176.a
Attaint jusques au cœur. 375.a
Ainsi dans le giron. 460.a
C.
Ceux qui veulent vivre. 266.b
D
Doncques la mort sans plus. 287.b
Déesse dont la main.
429.b
De cet heureux habit. 478.a
Dieux qui sçavez quelle peine. 526.b
E
Esprit plus dangereux. 9.a
Elle a changé mon feu. 219.a
Employer toutes ses pensées. 244.b
Elle dit qu’elle m’ayme. 290.b
Espoirs qui me trompez 434.b
Elle se plaint amour. 515.b
F
Faut-il encor. 15.b
Faire vivre & mourir. 439.a
H
He pourquoy. 104.a
I
Je le confesse bien. 21.a
Je suis amour. 47.b
Je la vis
dans le lict. 146.b
Je m’en vay nuict & jour. 354.b
Ils
estoient pris. 461.a
L
L’arrogante qu’elle est. 463.b
M
Mon cœur qui t’eslevant. 6.b
Mortels je ne suis pas. 87.b
Mon amour est un feu. 177.a
Mais en fin s’en est fait. 257.a
Mourir absent de ceste belle. 427.b
N
N’est-ce pas en vostre presence. 430.b
O
O moments paresseux ! 30.a
P
Prés d’elle sur son lict. 145.b
Pour sortir de tant.
158.b
Pourquoy faut-il l’aymer. 266.a
Peut-on mourir pour trop
aymer. 431.a
Q
Quand on y songe bien. 100.b
Quand en fin des guerriers.
156.b
Que te sert-il amour. 166.a
Quand de tous les mortels.
175.a
Quel enfer plein de rigueur. 374.b
Que tu fus temeraire. 515.a
R
Rompons-les il est temps. 248.b
Rompons nostre prison. 481.b
S
Si l’amour est un bien. 10.a
Si je romps les sermens.
300.a
S’en trouvera-il point quelqu’une. 421.b
T
Tant de sermens jurez. 175.b
Toy qui d’une beauté. 220.b
V
Vous verra-t’on. 35.b
Va Nymphe & rends tes vœux. 454.a
Souspirs par articles.
Souspirs enfans de ceste pensée. 370.a
Les douze conditions avec
lesquelles Stelle & Hylas promettent de s’aymer à l’advenir.
379.a
FIN.