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Cléomédon


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Cléomédon, tragi-comédie de Pierre Du Ryer, Paris, Antoine de Sommaville, 1636

« Pendant près de quarante ans on a tiré presque tous les sujets de pièces de théâtre de L’Astrée» (Segraisiana, Paris, Libraires associés, 1721, I, p. 144-145). C’est ainsi que Segrais nous donne à penser la perpétuelle réécriture de l’œuvre urféenne qui suscita une inextinguible soif créatrice chez les dramaturges en quête de reconnaissance. Que l’on songe à Rayssiguier, Auvray, Pichou, Mareschal… tous se sont essayés à la transposition du sujet. Du Ryer, auteur ingénieux et sans fortune, ne saurait faire autre chose que de reprendre à son tour une intrigue romanesque si goûtée du public du XVIIème siècle.  Ce faisant, il s’inscrit dans ce nouvel espace littéraire mondain qui s’efforce d’actualiser le grand modèle pastoral  afin d’explorer ses possibles et de lui donner pérennité. Du Ryer nous offre ainsi Cléomédon, une tragi-comédie de l’émotivité, de la parole et de la transgression, autant de thèmes qu’il reprend et transcende pour faire vivre encore l’œuvre d’Urfé.

Pierre Du Ryer

Pierre Du Ryer est né, selon toute vraisemblance, entre 1604 et 1605. De sa jeunesse, l’on ne retient que son entrée au prestigieux collège des jésuites de Clermont, rue Saint-Jacques, à Paris. Il y étudie aux côtés du comte de Moret, fils naturel d’Henry IV. Successivement Secrétaire de la Chambre du roi, conseiller des finances du roi et avocat au Parlement de Paris il est homme de la noblesse de robe parisienne, un milieu qui lui est familier grâce à son père, Isaac Du Ryer, illustre poète en son temps. L’année 1628 marque le début de sa carrière dramatique, une entrée en scène qui se fait par la voie de la polémique tant il s’obstine à contredire les théories de Hardy, préférant la réflexion malherbienne sur la modernité. Cette même année, un petit groupe de jeunes auteurs dramatiques se fédère autour de lui parmi lesquels Auvray, Rayssiguier, Mareschal et Pichou. Du Ryer semble bien être le chef de file de cette mouvance littéraire qui s’étiole vers 1633 sans que l’on sache réellement pourquoi. Très vite, le dramaturge s’impose comme traducteur et ses textes sont accueillis favorablement par le groupe des Illustres bergers. C’est là le point d’ancrage d’une réflexion sur l’Astrée. Cependant la gêne financière l’oblige à entrer assez rapidement au service du duc de Vendôme, peu en grâce auprès de Richelieu. Il rejoint alors le parti des opposants du roi, soutenu par Gaston d’Orléans. Pierre Du Ryer, poète, dramaturge, traducteur, historiographe, académicien meurt en 1658, ne laissant derrière lui que quelques éloges de ses contemporains avant de subir une damnatio memoriae quasi-unanime.

De la prolifération romanesque à l’épurement théâtral : Cléomédon, tragi-comédie des épanchements érotiques et thanatiques

En 1634, l’Hôtel de Bourgogne fait jouer Cléomédon, une tragi-comédie dans laquelle Du Ryer exploite et prolonge la plasticité de l’œuvre d’Urfé. La diégèse de la pièce est ainsi directement issue de deux histoires de l’Astrée. La première, source la plus manifeste, correspond à l’intrigue qui met en scène Rosiléon dans le livre X de la quatrième partie du roman, «Histoire de Rosanire, Céliodante, et Rosiléon». Du Ryer double cet écheveau en y intégrant des éléments d’un autre récit, celui de Diane et Silvandre, une intrigue amoureuse filée tout au long des différentes parties du roman. Nous découvrons de la sorte l’histoire de la reine Argire et du roi Policandre, anciens amants, qui se livrent une guerre obstinée. Alors qu’Argire semble sur le point de l’emporter, Policandre reprend espoir quand son héros national, Cléomédon, un ancien esclave qu’il acheta autrefois, met à mal l’ennemi et capture Céliante, le jeune prince, fils d’Argire, qui promettait à sa mère l’ultime victoire.  Résolu à récompenser Cléomédon pour sa bravoure, Policandre lui offre en mariage Célanire, sa fille aînée. Les deux jeunes gens, éperdument amoureux, accueillent le projet avec empressement. Toutefois, tout captif qu’il est, Céliante avoue à son confident son amour pour la jeune Célanire. Timante et Créon, deux intrigants qui répugnent à voir monter sur le trône un homme qui n’est pas de sang royal, attendent l’occasion de renverser la situation. C’est Céliante qui va la leur donner. Ils parviennent à faire fléchir le roi qui annonce alors à Cléomédon son nouveau projet de marier sa fille à Céliante mais dédommage le héros en lui offrant Bélise, sa seconde fille, que celui-ci refuse fermement. Bélise est au comble du malheur, voyant la sœur qu’elle chérit épouser celui qu’elle aime. Célanire quant à elle se résout à ce mariage pour la paix du royaume malgré l’intense déchirement dont elle souffre avant d’envisager de se donner la mort. De son côté, Cléomédon sombre dans la folie érotique pendant que Clorimante, ancien courtisan et familier d’Argire, arrive à la cour du Roi. Il révèle à Policandre qu’Argire mit autrefois au monde, dans le plus grand secret, un enfant de lui. Conçu hors-mariage mais dans l’amour, ce dernier fut élevé au détriment de celui qu’elle enfanta peu de temps après, issu de son mariage avec un roi santon. Ainsi, Policandre, apprenant que Céliante est son fils et découvrant que Cléomédon est le second fils d’Argire,  revient sur sa décision. Il promet désormais Célanire à Cléomédon et dédommage Céliante en lui offrant Bélise, qui n’est en réalité pas sa fille. Tout inceste étant évité, Policandre demande Argire en mariage, laquelle ayant toujours au cœur celui qui autrefois la trahit, cède à cette proposition d’union.

Même s’il est vrai que Du Ryer reprend de façon quasi-intégrale les axes structurels de la première intrigue, la seconde, bien que plus éloignée de Cléomédon, constitue très certainement une source d’inspiration dans la réflexion sur le traitement psychologique des jeunes amants. Le spectateur découvre  ainsi une reconnaissance finale à peine retouchéeet goûte au plaisir d’entendre la proximité des propos. La pièce transpose littéralement les thèmes fondamentaux du roman tandis que les noms sont quelque peu transformés. De ce récit romanesque, Du Ryer laisse de côté les détails liés à la jeunesse de Cléomédon, les intrigues de cour, beaucoup plus développées dans l’Astrée, et les raisons des origines des hostilités entre la reine Argire et le roi Policandre. C’est que là où le roman permet un déploiement de l’intrigue en plusieurs lieux et sur une durée relativement élevée, la pièce de théâtre invite à resserrer de tels épanchements. Mais Du Ryer montre son exceptionnelle acuité en proposant une approche de la thématique urféenne en deux temps. Dans une perspective de transposition, le dramaturge puise la substance romanesque de l’Astrée en créant une pièce en proie à des rebondissements multiples. La plasticité de l’intrigue permet au dramaturge de proposer une tragi-comédie romanesque: substitution d’enfant, naufrage, reconnaissance, mort du confident juste avant sa révélation, princesse qui aime un captif, une autre amoureuse d’un esclave qui devient prince etc.Soucieux encore de la transposition, il reprend le fonctionnement global du roman. Ce dernier en effet, par l’entremise de son titre centré sur le protagoniste, cache la profusion des strates narratives. Le titre de la pièce, qui invite à croire que l’on nous livre la seule histoire de Cléomédon, dépose un voile sur les soubassements de l’intrigue qui est aussi celle d’Argire ou encore de Bélise. C’est ainsi que Du Ryer semble extraire de l’Astrée son potentiel dramatique. Si Cléomédon est une tragi-comédie romanesque, l’Astrée est un roman pastoral théâtral. Rappelons-nous que Baro justifie la composition du roman en établissant un parallèle ténu avec le système théâtral: l’Astrée pourrait bien être une «tragi-comédie pastorale» composée de cinq volumes subdivisés en douze livres «afin que chaque volume fût pris pour un acte, et chaque livre pour une scène» (Avertissement de la quatrième partie). C’est donc bien la substance dramatique contenue dans le roman que Du Ryer prélève pour en explorer les possibles.

Outre ce souci de transposition fidèle, le dramaturge  s’éloigne de la poétique urféenne pour interpréter la fiction. Le premier écart se mesure à l’aune du récit-cadre. Si l’histoire de Rosiléon est une amplification de la narration principale, Cléomédon est une condensation d’un des nombreux chemins de traverse de l’Astrée. . L’extension romanesque se lit désormais à la lumière de l’épurement théâtral. Partant, ce sont les personnages qui bénéficient d’un remaniement psychologique qui permet de tenir resserrée l’intrigue. L’être romanesque de Rosiléon s’actualise en  Cléomédon (remaniement du substantif grec Kléos qui signifie la gloire et de Rosyléon) devenant alors, à mi-chemin entre l’héroïsme cornélien et le caractère rocambolesque des héros romanesques, un personnage de tragi-comédie; pour l’héroïne, le dramaturge estompe l’élan amoureux du caractère-source et étire son potentiel vers l’immobilité des grandes figures de l’abnégation; Bélise, que Du Ryer compose intégralement, permet de dramatiser les enjeux du conflit selon la théorie aristotélicienne des écueils familiaux. Les querelles comiques de Rosanire et Céphise se transcendent en une rivalité passionnée qui se souffre en silence au nom de la raison d’Etat; le duo royal est quant à lui réécrit. D’un point de vue urféen, Argire incarne l’impétuosité et l’impatience. Elle illustre les fondements de la mauvaise conduite. La pièce de théâtre, en légitimant sa fureur, autorise son comportement et c’est là l’occasion pour le dramaturge, par l’intermédiaire de ce personnage féminin charismatique, d’interroger le thème de la femme d’éclat. Le personnage de Policandre subit un revirement de psychologie au profit d’une brièveté et d’une concentration de l’effet sur scène en atténuant la dilatation du récit. Il assume le rôle négatif de la pièce et cristallise les passions pour, in fine, donner de la teneur aux épanchements lyriques.

 Poétique fondamentale

Convention et transgression

De façon tout à fait paradoxale Cléomédon abrite deux conceptions psychologiques que soulignent deux esthétiques théâtrales. La première est celle qui consiste à faire des personnages des êtres galants et courtois, mus par des émotions polies et distinguées. La seconde, littéralement antithétique, expose des personnages en proie, pour le moins, à la déraison, et qui peuvent sombrer dans la folie. La pièce met en scène certes l’honneur, la parole et le mérite, mais elle n’en demeure pas moins une intrigue amoureuse qui donne à lire quatre-vingt-et-une fois le substantif amour, preuve s’il en est que le sentiment est le thème privilégié de Cléomédon. Le verbe aimer est quant à lui bien moins présent ce qui nous laisse croire que la pièce est davantage une réflexion sur la passion amoureuse qu’une mise en scène d’une action amoureuse. En effet, privilégier l’abstraction, le substantif, au verbe d’action c’est ancrer la pièce dans la discussion galante. Ce thème de l’amour courtois devient une esthétique théâtrale dès lors qu’il s’actualise dans un code langagier figé et respecté par chacun des personnages. D’un autre côté s’exprime la folie toute erasmienne de Cléomédon qui l’oblige à transgresser ces codes de bienséance.  La mise en scène laisse voir cette folie non pas comme un accès spontané, mais plutôt comme l’effet durable d’une réelle déchirure puisque l’égarement du héros, loin de se réduire à une tirade conventionnelle, reparaît de multiples fois. Les errances de la conscience de Cléomédon sont des intermédiaires qui lui évitent la mort et l’éloignent de sa détresse, ce qui implique une oscillation pathétique entre les aspirations amoureuses et le désir de mort. L’apaisement de sa fureur, qui va de pair avec l’anagnôrisis, postule que l’égarement psychologique érige en remède ultime la quête identitaire.

Parole politique et politique de la parole

Dans  Cléomédon les connotations politiques ne sont que des prétextes. Le cœur battant de cette tragi-comédie et l’obstacle essentiel qui entrave le parcours des héros prend son origine avec l’acte de Policandre qui consiste à donner puis à reprendre sa parole. Ce non respect de la promesse est vécu par Cléomédon comme une injure suprême. En effet, le héros au cœur pur et à la conscience naïve croit, envers et contre tout, à la valeur performative du langage. Dire c’est faire. La parole politique, fausse et méprisable, rend inerte. Policandre est donc le personnage qui mène une politique de la parole. Tout entier tourné vers ses propos sans valeur, il n’agit jamais conformément à ce qu’il dit.  Radicalement opposé à cette politique de la parole, Cléomédon, à l’âme innocente, croit en la parole politique car elle est pour lui le gage d’une action à venir. Cette confrontation entre son être et la perversité de l’Autre le fera sombrer dans la déraison jusqu’à ce que chose promise lui soit effectivement accordée. La politique de la parole est sans lien avec la parole politique qui, naturellement, se doit d’être noble et assurée. La dissonance entre le discours de Cléomédon et celui de Policandre, par des inflexions imperceptibles, crée une langue de la dissidence.

La naissance méritée ou le mérite de la naissance

Cléomédon est une tragi-comédie qui distingue la naissance du mérite. Corollaire de cette opposition, le thème du prince déguisé fait ici son apparition. Ainsi, Cléomédon, prince sans le savoir, se comporte comme tel. Toutefois la fin de la tragi-comédie ne saurait faire autre chose que de révéler une adéquation entre le mérite et la naissance. C’est que le déguisementqui dissimule l’identité ne peut pas dissimuler les qualités du héros. L’ignorance qui entoure la naissance de Cléomédon se lève pour révéler un homme d’extraction royale comme c’est le cas dans la plupart des tragi-comédies. Cette résolution heureuse était en germe dès le début de la pièce avec le thème de la substitution d’enfants. Les personnages de la pièce semblent pratiquement tous heurtés par l’origine du héros, de telle sorte que leurs conversations prennent pour objet la dualité entre le mérite et la naissance. Toutefois l’on observe que le personnel dramatique, bien qu’il tienne des propos méprisants envers la basse extraction, semble être davantage porté par nécessité dramaturgique que par idéologie.

Du Ryer le petit poète, Du Ryer le traducteur dans la nécessité, Du Ryer le dramaturge qui ne porte rien vers la perfection… L’on peut certes condenser les critiques acerbes décochées à ce préclassique sans qui néanmoins le théâtre eût, à n’en point douter, souffert, mais l’on se doit de lire cette ombre de Corneille à la plume sûre et au vers noble afin de mener une réflexion sur le théâtre du premier XVIIème siècle. L’on mettra ainsi au jour bon nombre de réflexions nouvelles sur le roman urféen et sur la plasticité d’une belle intrigue que fait vivre et revivre le théâtre.

BIBLIOGRAPHIE

AUBIGNAC, François Hédelin, abbé d’, La Pratique du Théâtre (1657), éd. Hélène Baby, Paris, Champion

BABY, Hélène, La tragi-comédie de Corneille à Quinault, Klincksieck, 2001

DENIS Delphine, L’Astrée, Première partie, Champion, 2011

FORESTIER Georges, Passions tragiques et règles classiques, Essai sur la tragédie française, Paris, P.U.F., 2003

LANCASTER Henry Carrington, Pierre du Ryer Dramatist, Washington, 1912

Ouvrage collectif sous la direction de Dominique MONCOND’HUY, Pierre Du Ryer dramaturge et traducteur, Littératures classiques, numéro 42, Printemps 2001