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Astrée. Première partie, édition de 1678


Le texte de cette édition (Paris, Claude Barbin, in-12°) a été établi sur l’exemplaire conservé à la BNF, sous la cote
[Y2- 14750 et Y2- 14751 (microfiche M- 7132).

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ASTREE.
PREMIERE PARTIE.



A Paris,
Chez Claude Barbin,
sur le second Perron de la Sainte Chapelle.



M. DC. LXXVIII.


Avec Privilege du Roy.



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LIVRE PREMIER.


  Le forest situé auprés de l'ancienne ville de Lyon, n'est pas d'une fort grande étenduë ; mais il est impossible de souhaiter un plus agreable climat. Il semble qu'on y ait exprés diversifié les montagnes & les plaines, pour en faire le plus beau païsage qui se puisse offrir à la veuë. La nature y est plus liberale que dans aucun autre lieu du monde, & l'air qu'on y respire est si doux & si temper[é], que la plus foible constitution du monde y peut vivre des siecles entier, quand on prend quelque soin de la conserver. Au milieu de ce sejour enchanté, paroist une plaine charmante environnée de montagnes, où la riviere de Lignon coule d'une source inconnuë & arros[e] les fleurs dont cette prairie est émaillée jusqu'à sa chûte dans la Loire. Plusieurs Bergers attirez par la beauté & les commoditez d'un lieu si charmant, se sont établis sur les bords de l'agreable Lignon, & y ont toûjours mené une vie fort heureuse, parce que n'ayant rien attendu de la fortune, ils n'ont point eu ses caprices à essuyer. Dans cet estat de tranquillité & d'innocence, ils eussent gousté des plaisirs inconnus dans le Siecle d'or, si l'Amour les eust laissez joüir du repos que la beauté du sejour leur promettoit ; mais il y établit son empire avec-que tyrannie, & troubla toute la felicité, & toute la joye deceux qui ne prirent pas soin de luy resister. Cet aimable Tyran se servit des beaux yeux d'Astrée pour se saisir du cœur de Celadon, & ce Berger s'abandonna à sa passion malgré la repugnance de ses parens, que des interets de famille attachoient à d'autres pensées. Il est vray que la beauté de l'objet rendoit l'engagement de Celadon excusable, Astrée estoit une des plus belles personnes du monde, & elle avoit une reconnoissance pour son Berger qui ne la luy rendoit pas moins aimable que les charmes de sa beauté & de son esprit. Il arriva du mal-heur dans leur amour ; mais a-t-on jamais veu un bonheur qui n'ait point esté sujet au changement, & particulierement celuy des personnes qui aiment avecque delicatesse, & se piquent de fidelité. Celadon & Astrée avoient gousté pendant trois ans ce que l'amour honneste a de plus doux quand l'union des cœurs est formées, lors que la trahison de Semire mit ledesordre entre ces Amants. Celadon qui vouloit cacher son affection à la connoissance de ses parens, parce qu'ils luy rompoient toutes ses parties, dissimuloit son attachement pour Astrée, & empêchoit avecque beaucoup de soin qu'il ne parût aucune affectation dans sa conduire. Cette précaution fut la source de son mal-heur, elle donna lieu à Semire de tromper Astrée qui desespera son Amant par ses rigueurs, & ne se repentit de sa conduite que quand il ne fut plus temps de le sauver.

  Celadon s'estant un jour levé fort matin, alla s'asseoir sur le bord du Lignon pour attendre la belle Astrée qui le suivit de prés, avecque des yeux moins brillants & le teint moins vif qu'à l'ordinaire, parce que l'inquietude de son ame l'avoit empeschée de dormir toute la nuit. Celadon l'apperceut de loin, parce qu'il vit venir Melampe le chien favori de sa Maistresse, à la teste du troupeau ; & la Brebis qu'elleaimoit le plus, qui ce jour-là estoit dans son negligé, parce que le chagrin de la Bergere l'avoit empeschée de luy ajuster ses rubans, & de luy donner l'air de propreté. Astrée suivoit son troupeau d'une démarche languissante, avecque toutes le marques d'une violente douleur, & si occupée en elle-mesme, qu'elle s'alla asseoir sur le bord de la riviere, sans jetter les yeux sur son Berger. Celadon qui ne crut pas avoir esté remarqué, conduisit son troupeau vers le lieu ou il la voyoit assise, & la trouva soûtenuë d'un vieux chesne la teste panchée, la jouë appuyée sur sa belle main dans une posture qui devoit faire deviner à Celadon une partie de son mal-heur, puisque les personnes qui aiment bien sont toûjours sûres que le seul interest de leur amour, est capable de les agiter ; mais sa Destinée luy ostoit une partie de ses lumieres, pour luy rendre son mal plus douloureux par la surprise qu'il en devoit recevoir.

  Remply de cette tranquillité, il alla salüer sa Bergere, qui ne luy répondit que par sa froideur en détournant les yeux, parce qu'elle ne vouloit pas rencontrer les siens. Ce Berger qui n'avoit jamais esté si cruellement traité, fut surpris d'un accueil si peu attendu ; & quoy que ses conjectures ne luy pussent figurer son mal-heur tel qu'il estoit, il craignit toûjours d'avoir déplu à la personne aimée, & cette frayeur donne autant de chagrin à celuy qui sçait bien aimer, que la colere de ce qu'il aime. Si la Bergere l'eust regardé, ses soupçons se fussent dissipez en voyant l'effet que sa froideur avoit produit ; mais Celadon ne devoit pas étre plus heureux que tous les autres hommes, dont la fortune & l'amour se joüent par leurs caprices, & ne les élevent que pour les mieux accabler. Nôtre Berger quitta ses pensées pour attacher sa veuë sur les yeux de sa Bergere, il y reconnut tant de douleur, que son ame en receut l'impression, & ne fut plus capable de joye. Le degel avoit grossi le cours du Lignon, & luy donnoit une impetuosité qui ne luy estoit pas naturelle, & qui lavoit le pied d'un rocher couvert de mousse, sur lequel nos Amants estoient assis. Celadon agitoit l'eau du bout de sa houlette, & estoit cruellement agité de ses pensées differentes, sans pouvoir determiner son idée à aucune conjecture raisonnable de son mal-heur. Il repassoit toutes les actions de sa vie pour y trouver un sujet de s'accuser ; mais n'y découvrant que des preuves de son innocence & de sa fidelité, il demanda à sa Bergere quel sujet de plainte il pouvoit luy avoir donné. La Bergere qui n'estoit animée que de son depit, luy dit cruellement sans le regarder & sans le vouloir entendre. Ce n'est pas assez pour vous ingrat, d'avoir trompé mon innocence, vous voulez joindre l'adresse à l'infidelite ; vostre offense vous laisse-t-elle assez de hardiesse pour vous presenter devant moy. Allez, perfide, allez surprendre la simplicité de celles qui ne connoissent point vôtre inconstance, & ne croyez plus me pouvoir remettre en intrigue, quelque innocente que je sois, apres m'avoir donné tant de preuves de lâcheté de vostre cœur. Il faut avoir aimé, & avoir esté mal-traité de sa Maistresse, pour concevoir ce que sentit l'amoureux Celadon ; il tomba languissamment aux pieds d'Astrée, & luy demanda avecque beaucoup d'émotion, si c'estoit pour se deffaire de luy qu'elle le mal-traitoit, ou pour exercer sa patience : elle luy repliqua qu'elle n'avoit aucun de ces deux desseins, qu'elle ne prenoit plus d'interest en sa personne, ny ne vouloit mettre son amour à l'épreuve, puisqu'elle estoit persuadée qu'il ne luy en parloit plus que par honneur. Helas ! s'écria le Berger avecque un soûpir qui avoit quelque chose de funeste, je vois bien que j'ay tropvécu d'un jour. Nous avons trop vécu tous deux, repliqua la Bergere, de tout le temps que nous nous sommes veus, & je ne veux plus compter de tout ce temps, que le moment heureux qui m'a desabusée ; mais si mon innocente bonté a encore laissé quelque legere impression de sensibilité dans vôtre ame, fuyez celle que vous avez méprisée, & ne luy montrez jamais un perfide qu'elle a tant aimé, jusqu'à ce qu'elle souhaite de le revoir. Elle le vouloit quitter en achevant ces paroles, lors que Celadon l'arresta pour l'assurer qu'il ne pretendoit pas se justifier d'un crime qu'il ne pouvoit avoir commis, mais qu'il vouloit se punir en sa presence, de luy avoir donné méchante opinion de sa fidelité. La Bergere luy échappa sans le vouloir écouter, quelques efforts qu'il fist pour la retenir ; mais elle laissa tomber en le quittant avecque precipitation, un ruban où pendoit une bague que son pere luy avoit donnée. Le Berger demeura quelque-temps enseveli dans son desespoir, dont il ne fut pas sitost revenu, que voulant finir ses mal-heurs, il ramassa la bague de sa Maistresse. Voila, dit-il, belle Ingrate, le seul gage qui me reste de vostre affection, recevez le dernier témoignage de la mienne. En disant ces paroles, & tenant sa veuë attachée sur la route qu'Astrée avoit prise, il se jetta dans le courant de cette riviere, dont le rivage avoit esté si long-temps l'azile de sa felicité. Le Lignon estoit tres profond & tres-impetueux dans le lieu où il receut Celadon ; parce que le rocher en voulant borner sa course, la rendoit plus rapide, ce qui fit que le Berger apres sa chute ne reparut de longtemps sur l'eau, & fut enfin emporté par le courant, sans que personne se presentast pour le secourir.

  Astrée qui avoit entendu la chûte de son Amant, estoit retournée sur le bord de l'eau ; quoy qu'elle crust Celadon infidelle, elle ne le pouvoit voir lutter avec-que la mortsans estre saisie d'une violente douleur. Dans cette agitation elle demeura inquiette sans penser à le secourir, & enfin elle tomba évanoüie panchée sur le bord de la riviere, où elle fur bien-tost entraînée par un petit mouvement qu'elle se donna lors qu'elle voulut reprendre ses esprits. Quelques Bergers qui se trouverent là par bon-heur, l[a] prirent par sa robe pour la retirer de l'eau ; mais si émuë & si peu maistresse d'elle-mesme, qu'elle fut portée dans la cabane de Philis, où quelques Bergeres luy osterent ses habits mouïllez, avant que son esprit pust reprendre sa situation naturelle, & la force de s'expliquer.

  Philis qui ne se trouva pas dans sa cabane, quand on porta la belle Astrée, apprit bien-tost l'accident qui luy estoit arrivé, & couroit pour se rendre auprés d'elle, lors qu'elle trouva Licidas avecque lequel elle s'arresta quelques momens ; car la veuë d'un Amant qui plaistsuspend toûjours les soins empressez de la plus genereuse amitié ; elle luy dit ce qu'elle avoit appris d'Astrée, sans luy parler de Celadon, dont elle n'avoit encore rien sçeu. Licidas estoit frere de Celadon, mais l'amitié les avoit mieux unis que le sang, parce qu'elle est fondée sur la vertu, qui est toûjours plus forte que la nature. Astrée & Philis estoient cousines germaines liées d'une aussi étroite amitié que Licidas & Celadon ; & si Celadon & Astrée avoient quelque inclination l'un pour l'autre, Licidas & Philis n'étoient pas nez avecque moins de sympathie, & avoient pris soin de l'entretenir.

  Astrée ouvrit les yeux, dans le moment que Licidas & Philis arriverent auprés d'elle. Ils n'avoiêt plus ce feu vif & brillant, dont l'amour se servoit pour triompher de tous les cœurs, leur éclat estoit ensevely dans les larmes, & ne pouvoit plus faire naître l'amour que par le secours de la pitié. La veuë de Philis& de Licidas luy rendirent l'objet de sa douleur plus present ; & quoy que son mal fust d'une nature [à] estre tenu secret ; elle se sentit obligée de dire à Licidas en presence de ceux qui l'environnoient, que son frere s'estoit noyé pour avoir voulu la secourir. Le Berger sans demander les circonstances d'un si funeste accident, courut au lieu où il estoit arrivé dans la compagnie de cinq ou six autres Bergers qui s'interressoient dans sa douleur ; Astrée & Philis les suivirent sans se parler, parce que la douleur de la belle Astrée l'avoit renduë incapable de conversation. Les Bergers chercherent exactement quelques marques du mal-heur de Celadon, & ne trouverent que son chapeau, quelque soin qu'il prissent d'examiner les lieux où son corps pouvoit estre demeuré.

  Cette innocente victime du fidelle amour avoit esté portée par le courant de l'eau, sur quelques arbres couchez sur le bord de la riviere, par l'effort de quelque tempeste, ou par leur caducité ; & lors qu'il ne luy restoit plus qu'un moment de vie, le Ciel envoya à son secours trois belles Nymphes, c'estoit ainsi qu'on nommoit les personnes de qualité qui habitoient les Villes, pour les distinguer des Bergeres dans le siecle dont nous parlons ; ces Nymphes estoient ajustées d'un air qui donnoit beaucoup d'agrément à leur beauté. Leurs cheveux du [plus] beau blond du monde, flottoient negligemment sur leurs épaules ; la blancheur de leur gorge, qui estoit un peu découverte, faisoit honte à tous les lys de cette prairie. Leurs bras n'estoient couverts que d'un linge delié, qui estoit attaché dans la jointure de la main, avecque de gros bracelets de perles fines ; le carquois remply de fléches pendoit à leur costé, leur main estoit chargée d'un arc d'yvoire, & leur robe estoit assez retroussée par devant, pour laisser voir la moitié d'unejambe admirable, qui dennoit de terribles desirs pour les beautez qu'on ne voyoit pas. Il y avoit quelque apparence qu'elles n'estoient pas dans ce lieu là sans dessein ; car l'une d'elles disoit à ses compagnes. Voicy justement le lieu où la rencontre des rochers rend le cours de la riviere plus impetueux ; considerez bien tous ces arbres panchez, voicy, sans aller plus loin, ce qui nous a esté representé dans le miroir. Ce que vous dites est vray, répondit celle qui paroissoit avoir quelque empire sur les autres, par les deferences qu'elles luy rendoient ; mais nous ne trouvons pas encore icy nostre compte, & si ce que nous cherchons devoit estre dans un lieu solitaire, il seroit difficile que ce fust ailleurs qu'icy. La troisiéme confirmoit les conjectures des deux autres, & les prioit de s'avancer au bord de l'eau, où elles s'assirent auprés de Celadon, qui n'estoit plus caché à leurs yeux que par quelques feüilles qui le couvroient. Lors qu'elles estoient prestes de recommencer leur entretien, celle qui paroissoit la maistresse apperceut le Berger qu'elle crut endormy ; elle le montra de la main à ses compagnes, & s'approcha doucement de luy pour ne le pas éveiller ; mais lors qu'elle le vit de plus prés il luy parut n'estre plus en estat de recevoir aucun secours ; ses jambes estoient encore dans l'eau, le bras droit passé sur la teste, le gauche engagé sous le corps, le col plié, la teste negligemment étenduë, la bouche à demy ouverte, & les cheveux si moüillez, que l'eau en arrosoit son beau visage, dont la vive couleur estoit effacée, & n'y avoit plus laissé que l'image de la mort. Les Nymphes furent sensiblement touchées du malheur de cet aimable Berger ; Leonide le retira tout à fait de l'eau, & par le mouvement qu'elle luy donna, elle luy fit rendre tout ce qu'il en avoit avalé ; elle luy trouva quelque reste de chaleur, qui luy fit croire qu'iln'estoit pas impossible de le sauver. Galatée avertit Silvie de soulager Leonide par amitié pour elle, ou par pitié pour le Berger. Ah ! Madame, répondit Silvie, ce Berger merite bien le secours qu'on luy donne, je connois sa famille, qui est une des plus considerables de tout le Forets ; mais je suis bien plus touchée de ses bonnes qualitez que de sa naissance ; & en disant ces obligeantes paroles, elle vit que le Berger commençoit à respirer, sans toutefois ouvrir les yeux ni reprendre ses esprits. Galatée s'imaginant que ce pouvoit estre celuy dont le Druide luy avoit parlé, aida elle-mesme à le porter jusqu'à son chariot, que Leonide conduisit au Palais d'Isoure, où elles descendirent par une porte dérobée pour n'estre point apperceuës des gardes ni des domestiques du Palais.

  Nous les laisserons raisonner sur cet accident, & retournerons à Astrée qui n'avoit pu voir le secours qu'on donnoit à Celadon,parce que, comme nous avons dit, elle estoit évanoüie & tombée au bord de l'eau. Quand elle sçeut de Licidas qui vint s'asseoir aupres d'elle, qu'on n'avoit apris aucune nouvelle de Celadon, l'imprudence fit place à la reflexion, & la jalousie à la douleur. Que nous sommes mal-heureux, s'écria Licidas en luy prenant sa belle main, moy de perdre un frere que j'aimois plus que ma vie ; vous d'estre separée d'un Amant qui vous a toûjours si fidellement aimée. Astrée ne répondit point à ce premier mouvement de Licidas. Eh quoy ! reprit-il avecque toutes les marques de la douleur dont il estoit penetr[é], n'estes-vous pas assez touchée de la mort du pauvre Celadon, pour payer de quelques larmes la vie qu'il vous a sacrifiée, & qu'il n'aimoit qu'à cause de vous.

  Oüi je les plains, répondit la Bergere, son merite qui luy devoit acquerir l'estime de tout le monde, le rend digne de toute ma pitié ;mais je n'ay rien à regretter du costé de la tendresse : & comme je l'ay partagée avecque quelques autres Bergeres, elles se chargeront d'une partie de la douleur. Ah ! Ingrate, s'écria Licidas, le Ciel punira l'injustice que vous faites à sa memoire, avez-vous pu le croire inconstant, apres que sa tendresse a esté à tant d'épreuves, persecutée par vos rigueurs & par celles de ses parents, qui s'opposoient à son affection. Vostre ingratitude n'a point d'exemples, puisque vous voulez douter d'une amitié dont il a donné de si belles marques, que vous estes seule à n'en estre pas persuadée. Il est vray, repliqua la Bergere, que tout le monde a cru qu'il m'aimoit ; mais j'en ay mieux jugé que les autres, parce que j'y avois plus d'interest. Laissons là les trahisons de vostre frere, il ne me reste aucun lieu d'en douter, & il est mort ennemy de l'Amour, puisqu'il n'a pu mourir constant. Je suis si surpris de ceque vous me dites, reprit Licidas, que je ne le croiray que quand vous m'en aurez instruit. C'est une Histoire trop longue à conter, répondit Astrée, qu'il vous suffise de sçavoir que Celadon estoit un grand Comedien, qui debitoit agreablement ce qu'il ne sentoit point, & promettoit beaucoup pour ne rien tenir. Vous estes le seul de tous les Bergers de Lignon, qui ne soyé pas informé de sa galante humeur ; & hyer je le vis, & l'entendis dans l'exercice de sa coquetterie avecque la belle Aminte, sans luy en vouloir faire de reproches ; parce qu'une Bergere méprisée qui se plaint, fait beaucoup plus d'honneur à son Infidelle, qu'il n'a de honte de la quitter. Helas ! s'écria Licidas ; vôtre jalousie, Astrée, nous a tous perdus ; elle avoit quelque fondement, mais en falloit-il croire les apparences, mon cher Celadon, tu avois bien deviné que cette feinte te coûteroit la vie ; mais tun'avois pas preveu que ce dust estre Astrée qui prononçast l'Arrest de ta mort. Avez-vous oublié, ingrate Bergere, que vous luy aviez ordonné de feindre, ne vous avoit-il pas priée à genoux de ne point imposer cette contrainte à son amour ; ne fut-ce pas le premier ordre que vous luy donnastes à son retour d'Italie, sur ce rocher où l'amour vous a si souvent unis, pour y passer d'agreables heures, & ne fut-ce pas dans ce mesme lieu qu'il vous demanda plustost la mort que cette gesne que sa fidelité ne pouvoit souffrir ? Je veux absolument, mon fils, luy disiez-vous, car c'estoit ainsi que vous le nommiez avant que vous fussiez aveuglée de vôtre jalousie, je veux cette preuve de vôtre obeïssance, pour sauver ma reputation ; & si je suis maistresse de vos vœux, je les addresseray où il me plaira, sans qu'il vous soit permis d'y resister. Il obeïssoit avecque tant de repugnance que j'estois sensiblement touché de le voir souffrir, &son obeïssance luy a cousté la vie sans qu'il vous puisse faire pitié. Il faut rendre justice à la verité, non pour vous obliger à le regretter, puisque vos regrets ne le feront pas revivre : il n'y a pas deux jours que je le trouvay gravant des Vers sur l'écorce des arbres où il expliquoit ses veritables sentimens ; vous les trouverez au bout de la grande Prairie, si vous en pouvez encore reconnoistre le caractere apres avoir oublié son affection. Voicy les Vers dont je vous parle.


SONNET.



  Mon respect peut regner sur les feux que je sens.
Il peut à mon amour imposer le silence,
Forcer mesme des yeux la muette éloquence
A ne point expliquer mes desirs innocens,

  Mais que d'un autre objet les charmes languissans
Puissent de ma tendresse attirer l'apparence,
Si mon respect pour vous veut cette violence,
Je ne reconnois point ses ordres impuissans.

  Je ne reconnois point d'empire que le vostre ;
Je ne puis avoir d'yeux ny de cœur pour un autre,
Ma bouche sans mon cœur ne sçauroit s'engager.

  Je periray plustost que trahir ce que j'ayme,
Il me sera plus doux dans mon amour extréme
De mourir pour mes feux que de les partager.


  Je vous veux donner encore une autre preuve de son innocence, c'est une Lettre que je receus de luy il y a huit jours dans un voyage que je fus obligé de faire sur les bords de la Loire ; Et si vostre jalousie ne vous a ôté toutes les dispositions favorables pour luy, vous reconnoistrez à son stile, qu'il n'est pas si criminel que vous pensez. Voicy sa Lettre.


LETTRE DE
Celadon à Licidas.


  Ne vous informez point, mon cher Frere, de ce que fait le mal-heureux Celadon, il aime Astrée & ne l'ose témoigner, il n'a que de la civilité pour les autres Bergeres, & les assure d'un tendre amour ; voila toute l'occupation, ou plustost tout le mal-heur de ma vie. Il semble que la sincere amitié ne puisse souffrir les feintes qui vont porter les veux où le cœur ne s'addresse pas ; mais les ordres d'Astrée reglent ma conduite, & ses charmes m'empeschent de pouvoir changer. Si cette contrainte vous paroist impossible, mon cher Frere, c'est un miracle d'Astrée, & ce n'est pas le premier qu'elle ait fait depuis qu'elle a charmé Celadon.

  Les paroles de Licidas firent beaucoup d'impression sur Astrée, quoy que sa jalousie ne fut pas tout à fait éteinte ; elle demanda le Sonnet,& la Lettre qu'on luy venoit de lire, pour reconnoître le caractere de Celadon ; & n'estant que trop bien instruite de la verité, elle voulut feindre de douter, pour ne pas avoüer sa foiblesse. Les Bergers qui étoient allés s'informer de Celadon, arriverent dans ce moment auprés d'Astrée, sans luy pouvoir donner d'autre éclaircissement que le Chapeau qu'ils avoient trouvé. La Bergere fit signe à Philis de le prendre, parce qu'elle se souvint d'un secret que l'Amour leur avoit inspiré, à Celadon, & à elle, pour cacher les interpretes de leurs cœurs. La troupe des Bergers fit l'éloge de Celadon, qu'Astrée parut écouter sans interest, bien instruite des maximes d'Amour, qui ne veut pas qu'on releve ses misteres si la declaration du secret ne contribuë à le faire reüssir. Cette grande Compagnie la gesnoit, elle pria Philis en la quittant de ne la point suivre, pour obliger tous les autres à l'imiter ; & prenant le Chapeau que Philis gardoit par son ordre, elle s'éloigna sans sçavoir où ses pas la conduisoient, parce qu'elle étoit trop occupée de sa douleur pour y penser. Tous les Bergers sçavoient que Celadon l'avoit aymée ; parce que ses parens avoient fait beaucoup d'éclat, en s'opposant à son affection : Mais Astrée avoit si bien dissimulé sa reconnoissance, qu'il n'y avoit que Semire, Licidas, & Philis qui en fussent informés. On voyoit bien que la mort de Celadon la touchoit ; mais on attribuoit toute cette douleur à la bienveillance, sans penser à l'amour, & c'est ainsi qu'une conduite reglée donne des pensées avantageuses, que rien n'est capable de détruire. La pauvre Bergere s'éloignoit toûjours dans une inquiétude qui luy faisoit perdre toute esperance de repos, parce qu'elle ne pouvoit rien decider. Il y avoit des momens où elle se plaignoit de Celadon ; mais il y en avoit d'autres où elle doutoit de la justice de sa plainte. Licidas avoit fait voir l'innocence de son Frere, mais les tendresses de Celadon pour la Bergere Aminte, le faisoient paroître criminel. Astrée eut esté long tems dans cet embarras, si l'amour qui vouloit justifier Celadon, ne l'eût conduite le long d'un petit ruisseau, entre les arbres où le Sonnet avoit esté gravé. Elle reconnut bien-tost la verité du rapport de Licidas ; elle en fut sensiblement touchée, sans pouvoir determiner si cette connoissance luy devoit donner beaucoup de joye, de voir son Berger innocent, ou beaucoup de chagrin de se juger coupable elle-même, pour l'avoir si cruellement traité. Dans cette diversité de pensées, elle s[']assit tenant le chapeau de Celladon dans sa main, & apperceut qu'il y avoit quelque chose dans le lieu où son Berger cachoit ses lettres. C'estoit une ruse d'amour que Celadon avoit inventée, pour tromper la vigilance de ses parens [:] Astrée & Celadon pouvoient dans leurs jeux de Bergers, se jetter cechapeau l'un à l'autre, y prendre une lettre, & y mettre la réponse, sans estre apperceus, & mesme sans estre soupçonnez.

  Astrée y sçeut bien trouver ce qui n'y manquoit jamais, elle prit la lettre qu'elle ne pût lire de quelqu[e] moment, jusqu'à ce qu'elle fut un peu plus maîtresse d'elle-même, & que la douleur eut donné quelque tréve à la curiosité. Voicy le stile de la lettre.


LETTRE
de Celadon à Astrée.


  Si vous voulez que je meure lors que vous m'obligés à cacher mon amour, vous serés bien-tost satisfaite : si vous voulez me punir de vous en avoir parlé, je ne dois plus vivre après vous avoir déplu. Si vous ne m'ordonnez cette dissimulation, que pour mettre ma tendresse à l'épreuve, vous devez estre contente de vostre pouvoir ; puisque je vous ay si long-temps obey ; mais puis qu'il y va de l'interest de mon amour, mon obeïssance me coûtera bien-tôt la vie ; & si vous voulezconserver un Amant dont la fidelité ne vous doit plus estre suspecte, cessez de gener le cœur du monde le plus passionné qui se peut expliquer que pour vous.

  Il est impossible de representer l'état où cette lettre mit la malheureuse Astrée ; elle se souvint qu'il estoient convenus de cette dissimulation ; cette pensée luy rendit la perte de Celadon fort sensible, quoy-quelle eût quelque joye de connoître son innocence. Ce fut dans ce moment qu'elle s'abandonna à sa douleur qui ne pouvoit plus étre diminuée par sa jalousie. Ses yeux s'ouvrirent aux larmes, ses soûpirs l'empécherent de respirer, & ses belles mains arracherent ses cheveux lors qu'elle fit reflection sur la fidelité de son Berger, & sur le desespoir où sa cruauté l'avoit reduit. Les plaisirs d'un tendre engagement, les petits soins de son Berger, ce commerce charmant d'éloquence muette qui fait dire aux yeux les sentimens du cœu[r], so[u]ffrirent dans ce moment à son idée. Sa douleur fut égale à ses anciens plaisirs : mais elle crût ne pas souffrir encore assés, parce que le mal étoit sans remede, & qu'elle ne se verroit jamais en estat de reconnoistre la fidelité de son Berger.

  Licidas estoit de son costé fort mal-satisfait du procedé d'Astrée ; Il quitta Philis parce qu'il n'osoit se plaindre de sa meilleure amie en sa presence, & se voulut éloigner les yeux si plains de larmes & le visage si changé, que son affliction eut fait pitié à ses plus cruels ennemis.

  Philis gardoit ordinairement beaucoup de mesures ; mais l'état où elle vit son Berger, mit sa précaution en desordre & elle s'attacha à le suivre, sans examiner les consequences. Il marchoit les bras croisez, la teste baissée, le chapeau enfoncé, & l'ame ensevelie dans son chagrin, les Bergers qui l'aymoient fort tendrement le suivoient, pourluy faire voir qu'ils s'interessoient dans sa douleur, & pour observer ce qu'il deviendroit. Les foibles afflictions diminuent quand nous avons quelque amis qui les partagent, mais les grandes douleurs s'augmentent par les consolations qu'on nous veut donner.

  La solitude est leur meilleur remede, & il faut que l'ame s'épanche en liberté par des reflexions sur son mal-heur, ou par les larmes qui viennent au secours. Les Bergers suivoient toûjours Licidas, lors qu'ils trouverent un jeune Berger couché sur l'herbe accompagné de deux Bergeres, dont l'une luy soutenoit la teste, & l'autre joüoit de la harpe qu'elle accordoit avec la voix du Berger, pendant qu'il chantoit les vers qui suivent.


STANCES
sur la mort de Cleon.



  La beauté qui nous est ravie
N'a que trop-tost perdu le jour,
Et dans le peu qu'elle eût de vie
Elle donna beaucoup d'amour.

  Ses yeux les sources de mes larmes
Ne devoient jamais estre aimés,
Ou puis qu'ils avoient tant de charmes
Ne devoient point estre fermés.

  Le divin Objet que j'adore
Ne peut plus te rendre vainqueur ;
Amour ; si Cleon est encore
Elle ne vit que dans mon cœur.

  Lors qu'on en juge avec sagesse
Quel bien en juge avec desirs,
Si le Ciel nous oste sans cesse
Ce qui donne plus de plaisirs.

  Cleon que vostre destinée
Vous preparoit un rude Sort,
Puis qu'à peine vous estiés née
Quand nous avons veu vôtre mort.

  Vous ne mourez pas, c'est moy-méme
Qui meurs dans de qui m'a charmé,
Et si vôtre amour fut extreme,
vous vivez dans l'objet aimé.

  C'est le cœur qui donne la vie
Et sans vous je n'en puis avoir ;
Si je ne vous ay pas suivie
L'amour a montré son pouvoir.

  Nous avons, ma belle Maîtresse
Mesme destinée à souffrir,
La mort vous oste à ma tendresse
Et mon amour me fait mourir.

  Ainsi mon Ame languissante
Exhaloit ses vives douleurs,
Sans que cette ardeur violente
Put diminuer par mes Pleurs.

  Lors qu'amour pour moy plein de charmes
Me dit dans mes [e]nnuis pressans ;
C'est trop peu que de foibles larmes
Pour le desespoir que tu sens.

  Si Licidas & Philis eussent pû sentir d'autres maux que les leurs propres, la compassion leur eut fait partager l'affliction de ce mal-heureux Amant. Mais ils laisserent le soin de le consoler à ceux qui les accompagnoient, & continuerent leur chemin sans estre suivis de personne. La Troupe demeura auprés du Berger qui avoit chanté, & c'étoitdans ce moment que la Bergere qui luy soûtenoit la teste luy faisoit ces plaintes amoureuses. Cruel Berger, luy disoit-elle, ton cœur ne se rendra-t'il jamais à mes prieres ? me le refuseras-tu toûjours pour le conserver à une morte qui ne peut plus en profiter. Souviens-toy de la fidelité de mon affection, n'irrite point l'amour par tes mépris, & ne trouble point le repos des cendres de Cleon par tes larmes. Je voudrois, belle Laonice, répondit le Berger avec beaucoup de froideur, que ma mort vous put donner la satisfaction que vous ne devez jamais attendre de l'amour ; je vous donnerois ma vie avec beaucoup de joye, sans croire vous faire un grand present. Ma Cleon est morte, & si elle conserve quelque vie, ce n'est plus que dans mon cœur qui la veut toûjours adorer ; ce seroit la faire mourir une seconde fois, que de l'effacer de mon ame, & je serois plus coupable que la mort qui me l[']a ostée, si je faisois cette injure à sa memoire ; parceque vous n'estes touchée que de l'interest de vostre passion : ma constance vous paroist une cruauté, & vous devriez estimer sa fidelité que vous méprisés. J'aimerai Cleon jusqu'à la mort, je l'ay promis à sa memoire, je l'ay juré aux Dieux immortels ; & je meriterois d'estre accablé de tous leurs foudres, si je pouvois manquer de parole, ou violer de si religieux serments. La Bergere alloit repliquer lors qu'ils furent interrompus par un Berger qui chantoit les vers qui suivent,


VERS D'[H]YLAS.


  Je quitte bien-tôt la partie
Quand on a du mépris pour moy,
Je ne puis vivre sous la loy
D'une Belle sans sympatie,
Et si je n'ay l'art de charmer
J'ay l'esprit de cesser d'aimer.

  Ces Maitresses qu'on croit si fieres
Ont des temps pour se radoucir,
Et si l'un ne peut reüssir
Aupres de ces Beautez severes,
Ses soûpirs pour d'autres Amants
Animent leurs empressements.

  Ainsi dans tout ce badinage
Nostre Amour ne perd jamais rien,
Mais quand on s'attache si bien
Qu'on ne peut plus devenir sage,
Qu'on adore sous la beauté
Une sourde divinité.

  On merite tout le martire
Dont l'amour peut blesser un cœur,
Je sçais qu'enfin on est vainqueur,
Qu'on parvient à ce qu'on desire,
Mais j'estime peu les plaisirs
Qui nous coûtent tant de soupirs.

  Voyés-le[s], ces Amans fidelles
Qui se piquent d'engagement,
Ils pleurent eternellement,
Font toûjours des plaintes nouvelles,
Et l'amour ne leur paroit doux
Que quand la Belle est en couroux.

  Est-ce estre homme, avoir du courage
Que de s'abaisser jusqu'aux pleurs,
Si vous sentez trop de douleurs
Dans ce mal heureux esclavage,
Et que vous puissiez en guerir
N'estes vous pas fou de souffrir ?

  Pour moy qui haïs cette foiblesse
Qui ne donne que du chagrin,
Je n'attache point mon destin
Aux caprices d'une Maîtresse,
Et pourveu que je sois content
Je veux bien paroître inconstant.

  Le Berger qui témoignoit ainsi sa belle humeur, vit couler les larmes de Laonice en ce joignant la compagnie ; & comme ils avoient déja fait connoissance dans le chemin où ils s'étoit rencontrez ; Hylas, nôtre agreable inconstant, sçavoit les interets que Philis & Laonice avoient à deméler ensemble. Que je croirois estre mal-heureux si je vous ressemblois, dit Hylas au Berger affligé : Et que je m'estimerois peu, respondit Tirsis, si j'estois capable d'entrer dans vos sentiments, Je pleurerois toute ma vie, reprit Hylas, s'il me falloit pleurer toutes les maîtresses que j'ay perduës. Si vous n'en aviez jamais aimé qu'une comme moy reprit Tirsis, vous luy donneriés toutes vos larmes. Vous seriés bien plus heureux, si comme moy vous n'aviés jamais rien aimé, repliqua l'Inconstant Hilas, puisque vous ne regreteriés jamais rien. C'est ce qui fait vostre mal-heur, luy dit Tirsis, n'ayant jamais eu de veritable attachement pourpersonne ; vous n'avez jamais donné de passion à aucune belle, puis qu'il est impossible d'inspirer la tendresse sans la sentir, & d'en connoistre la douceur sans la partager. Et qui vous a dit que je n'ay jamais rien aimé, répondit Hilas ; Vostre inconstance perpetuelle, repliqua Tirsis, qui n'a jamais pû se fixer. Nous voila, reprit Hilas, dans des sentiments bien opposés, j'ay toûjours cru que je devois mieux sçavoir aimer qu'un autre, parce que j'ay plus souvent aimé que ceux qui se piquent de constance ; Ce qu'on fait souvent n'est pas toûjours ce qu'on fait le mieux, reprit Tirsis, quand on le fait contre les regles de l'art, & l'amour qui change si souvent n'est pas un plaisir qui puisse contenter, mais une foiblesse qui deshonore. Ainsi ne croyez point que ce Dieu vous ait blessé, jusqu'à-ce que vous vous sentiés en estat de ne pouvoir jamais guerir. Le Ciel me preserve, dit Hilas, d'estre blessé d'un si rudejoüeur. Vous parlés juste répondit Tirsis ; car si vous aviez esté blessé toutes les fois que deux beaux yeux vous ont donné quelque émotion, vous seriez tout couvert de playes depuis les pieds jusqu'à la teste ; mais vous avez perdu tous les plaisirs que les blessures de l'amour font goutter aux cœurs fidelles ; Si l'on vous pouvoit exprimer ces douceurs qu'on ne peut connoître sans les sentir ; si l'amour vouloit vous relever ses mysteres, vous découvrir la joye qu'il sçait mesler aux inquiétudes des Amants il feroit bien-tôt un cœur fidelle du cœur du monde le plus inconstant & le moins passionné. Je ne sçais, reprit Hilas en souriant, si c'est sur vostre experience que vous voulez que nous jugions des felicités de l'amour. Je ne vous envierai jamais les plaisirs qu'il vous fait gouter ; & si cet agreable maître traitte tous ses sujets comme vous, je ne crois pas qu'il étende jamais son empire sur la libertéde mon cœur. Il y a prés d'un mois que nous sommes ensemble, faites moy souvenir d'un seul moment où j'aye trouvé vos yeux sans larmes, & pendant tout ce temps là dites-moy, je vous prie, m'avés-vous veu pleurer comme un enfant, m'avés-vous entendu soûpirer comme vous pour quelque objet d'une ridicule tendresse ; demandons à quelque personne desinteressée, laquelle elle choisira plustôt de ces deux occupations ou de rire toûjours, parce que le cœur est en liberté, ou de pleurer incessamment, parce qu'on est maltraitté de l'amour. Et vous bergere, dit Hilas à Laonice, vostre patience essuyera t'elle encore long-temps les cruautés du fidelle Tirsis, ne voyez vous pas bien que vous l'engagés à mépriser vostre passion par les avances que vous luy faites, & qu'il croit déja que ne partageant point vôtre tendresse, il vous fait trop d'honneur de l'écouter. Il est bien aisé, mon pauvre Hilas, repliquaLaonice, de donner des conseils pour guerir un mal qu'on ne sent point ; Tirsis peut m'ôter la vie par ses rigueurs ; mais la raison ne peut triompher de ma tendresse qui m'est plus chere que la vie ; je n'ay plus aucun pouvoir sur moy-mesme l'amour l'a donné tout entier à Tirsis ; ainsi mon cher Hilas ne me fais point des reproches qui me font honte de ma foiblesse ; mais qui ne soulagent pas ma douleur, puisque n'ayant plus de volonté, je suis incapable de guerir. Si vous n'avez plus de cœur [à] me donner, reprit Hilas, à quoy servira ma tendresse ; Elle sera aussi inutile, répondit Laonice, que celle que je sens pour Tirsis. C'est à dire, repliqua l'agreable Hilas, que je pers mon temps à vous debiter les secrets de mon cœur & que peut-estre vous sacrifierez aux charmes de mon rival mes plus tendres expressions en luy parlant de vôtre amour. Ainsi le veut nôtre destinée reprit Laonice, & vous pouvez croire mon interest me touche plusque le vostre, dans un mal-heur dont nous ne pouvons nous delivrer. Il faut donc, répondit Hilas, que je vous donne l'exemple de grandeur d'ame, puisque vous ne pouvez suivre celuy que je vous offrois d'une agreable galanterie ; adieu Bergere, je prens mon congé, & je rougirois de servir plus longtemps une Maitresse qui se sert si mal de sa raison. Adieu, mon pauvre Hilas, repliqua Laonice, nous ne perdons guere ny l'un ny l'autre à sa derniere resolution. Vous ne sçavez pas ce que vous perdez, reprit Hilas, & si vous le pouvez connoistre, ce dernier mal-heur vous toucheroit plus sensiblement que la dureté de Tirsis ; mais si cela ne vous donne aucun chagrin, j'espere que je n'en seray pas plus mal-heureux ; & aprés avoir ainsi achevé sa conversation, il s'éloigna en chantant ces Vers.


SONNET



Sur la resolution de cesser d'aimer.


Puis qu'il faut que mon cœur cherche une autre Maitresse,
Qu'il quitte pour toûjours ce qu'il aime le mieux,
Qu'il étouffe l'amour qu'ont allumé vos yeux,
Et dont tant de desirs ont nourri la foiblesse.
Puis que le temps, enfin doit vaincre ma tendresse.
Et m'oster tout espoir d'estre jamais heureux,
Faisons un beau dessein d'éteindre tous nos feux,
Et de nous delivrer de l'ardeur qui nous presse.
Etoignons des desirs qui ne servent de rien,
Que leur donne toûjours la flateuse esperance.
L'amour a triomphé, des plus illustres cœurs.
Qu'il sera glorieux, de vaincre la puissance,
De celuy qui jamais ne connut de vainqueurs.

  Si cet aimable Berger fust venu sur les bords du Lignon dans un autre temps son esprit enjoüé luy auroit fait beaucoup d'amis ; mais la mort de Celadon avoit banni la joye de cette agreable societé ; aussi ne s'informa-t'on point de ses affaires, & on quitta pour allerchercher des nouvelles de Celadon, dans toute cette contrée. Cette seconde recherche fut aussi inutile que la premiere ; Silvandre qui estoit un des plus empressez, ne trouva que Polemas qui commandoit dans tout le Forest sous l'autorité de la Nymphe Amasis, il luy apprit le mal-heur de Celadon, dont Polemas témoigna beaucoup de douleur, & le pria de faire ses compliments à sa famille.

  Cependant Licidas & Philis s'éloignoient de la troupe sans se parler, jusqu'à ce que Licidas demanda à Philis ce qu'elle pensoit du procedé d'Astrée ? Philis luy répondit qu'il ne faloit pas s'étonner de sa retraite, puis qu'elle avoit tant de sujet d'estre affligée. Elle ne l'est pas assez, repliqua Licidas ; jamais Bergere n'a esté aimée si tendrement, & n'a moins merité de l'estre. Mon Frere l'a servie avecque toute la fidelité dont l'amour est capable, il a adouci ses rigueurs par sa perseverance, il a méprisé les ordres deses parens, il a negligé le succez qu'il se pouvoit promettre dans des engagements plus doux, il a tout sacrifié à sa tendresse ; & pour recompence de tant de soins, de tant de peines, & de tant de sacrifices, Astrée a suivi le premier mouvement de sa jalousie pour desesperer son amour. Ha ! Licidas, répondit Philis toute surprise ; est-il possible qu'Astrée ait donné la mort à l'aymable Celadon ? Il n'est que trop vray, reprit Licidas, elle me l'a presque avoüé, o[u] m'a fait deviner ce qu'elle ne m'osoit dire ; mon Frere est mort par la seule injustice de vostre amie, il n'a point contribué à son malheur, jamais conduite ne fut plus égale que la sienne, & cependant je me mets peu en peine qu'Astrée soit instruite de sa fidelité, si ce n'est pour luy faire voir sa perte plus considerable ; & rendre le remors plus violent ; car j'ay autant de haine pour elle presentement, qu'elle a eu d'ingratitude pour mon Frere, & que Celadon asenti d'amour & de fidelité. C'étoit ainsi que Licidas soulageoit sa douleur, en pestant contre Astrée, & que Philis partageoit le chagrin de son Berger dans l'embarras de justifier Astrée ; & fort affligée de la mort de Celadon elle n'osoit excuser Astrée de peur d'aigrir Licidas ; cependant elle ne pouvoit souffrir que leur broüillerie durast long-temps, parce qu'il eust falu prendre party, & que l'amour & l'amitié avoient fait trop d'impression pour pouvoir se ceder, ou se détruire dans son cœur.

  Astrée s'estoit cependant abandonnée à sa douleur, elle avoit versé des ruisseaux de larmes, elle avoit fait des plaintes sur son malheur, qui eussent attendri Licidas, s'il les avoit écoutées ; & enfin la nature ensevelie dans un si triste accablement, avoit cedé aux charmes du sommeil, où nous laisserons cette belle Bergere, pour dire quelque chose de celuy qui la faisoit souffrir.


Fin du Premier Livre.


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ASTREE.


LIVRE SECOND.


  Pendant que tout le monde pleuroit ainsi la mort de Celadon, il recevoit dans le Palais d'Isoure le secours des trois belles Nimphes qui l'avoient trouvé sur le rivage ; mais de quelques remedes qu'elles se pussent servir, il ne reprit ses esprits que le lendemain matin, bien étonné de se trouver dans une chambre magnifique sans pouvoir deviner la maniere dont il y avoit esté conduit, & sans se souvenir d'autre chose que de son desespoir. Helas ! dit-il, rempli de cette pensée, je ne suis pas mort, puisque l'amour vit dans mon cœur, & qu'il conserve encore l'idée de sa Bergere. Pourquoy, cruel amour, me viens-tu entretenir de la douleur qu'Astrée eut senti autrefois, si la mort luy avoit enlevée Celadon ; ne sçais-tu pas que ce discours flateur ne fait qu'augmenter mon desespoir ; dis-moy plûtost pour adoucir mon chagrin, que ma perte luy a esté indifferente, & que m'ayant cru coupable elle n'a point esté touchée des preuves de ma fidelité. Les charmes du sommeil firent ce que l'amour ne vouloit pas faire, ils modererent les déplaisirs de Celadon, & pendant qu'il goutoit ce repos, les trois Nimphes entrerent dans sa chambre, & ouvrirent les rideaux de son lict pour luy demander de ses nouvelles ; mais le trouvant endormi, elles s'attacherent à le considerer. Puisque ce Berger a si bonne mine ; dit Galatée apres l'avoir bien regardé, & qu'il est d'une naissance honneste, nous ne devons pas plaindre les soins que nous avons pris de luy sauver la vie, Son pere, repondit Silvie, s'appelle Alcippe, & sa Mere Amarillis. Cet Alcippe est un homme de grande reputation, qui força les prisons des Visigots pour delivrer son ami, & qui l'autre jour me parut digne de tous les respects qu'on luy rendoit dans une feste qu'on celebroit sur l'aimable rivage du Lignon. Silvandre & Celadon estoient les seuls Bergers qui se distinguoient pa[r] leurs manieres, & m'instruisent l'un de l'autre, d'un certain air libre, qu'on ne prend jamais que dans la politesse de la Cour. Pendant que Silvie rendoit justice au merite de Celadon, l'amour parloit au cœur de Galatée, il se servoit de la tromperie de Climante, & de Polemas, que nous éclaircirons dans la suite, pour en détruire les succez, & faisoit naître dans le cœur de nôtre charmante Nimphe ce premier mouvement qui est à l'amour ce qui la bien-veillance est à l'amitié. Galatée attacha les yeux sur Celadon, & trouvant dans sa bonne mine dequoy confirmerles loüanges de Silvie, & peut-estre estant arrivé au moment que l'étoile luy avoit marqué, elle aima tendrement un Berger qui n'étoit plus en estat de rendre son engagement heureux. Elle avoit assez de vertu, pour s'opposer à la naissance de sa passion, si elle n'eust esté fortifiée par la finesse de Climante. Ce faux devin servoit Polemas, dans le dessein qu'il avoit pour Galatée, & voyant qu'il estoit impossible de luy oster, par les belles voyes, l'estime qu'elle avoit pour Lindamor, il luy annonça de la part des Dieux, qu'elle ne seroit jamais heureuse si elle n'épousoit le premier homme qui s'offriroit à ses yeux, dans un lieu où il la pria de se promener le landemain. Il avoit concerté avecque Polemas, qu'il se trouveroit dans le lieu de cette promenade, comme s'il y avoit esté conduit par le seul hazard ; & les Dieux qui vouloient se mocquer de la prudence humaine, & égaler le sceptre & la houlette, firent queGalatée trouva Celadon dans le lieu où on luy avoit marqué, l'Epoux qui l[a] devoit rendre heureuse. Le Ciel parut ainsi d'intelligence avec Galatée qui ne voulut pas éveiller Celadon, quoy-qu'elle ne s'en éloignast qu'avec regret, pour aller soûtenir les combats de la raison, & de l'honneur : Elle descendit par un petit degré dérobé dans le plus beau jardin du monde [;] les parterres y estoient si bien divisés & bordez d'un mirte si agreable, les jets d'eau dans une distance si bien proportionnée, les allées si droites, si longues & si bien palissadées, que ce lieu enchanté conservoit mille beautez en hiver, quoy qu'il fut privé de la musique des oiseaux & de l'ornement des fleurs. De ce jardin, on entroit dans un bois, dont les diverses allées faisoient un fort beau labyrinte ; & à côté de ce bois, on trouvoit la fontaine de la verité d'amour qui estoit ainsi nommée parce qu'elle en découvroit tous les mysteres.L'Amant aymé s'y voyoit auprés de sa Maîtresse, & celuy qui ne l'estoit pas voyoit son Rival dans la place qu'il souhaittoit. D'un autre côté paroissoit la caverne de Damon & de la Fortune, & vis à vis on découvroit l'autre de Mandrague, remply de curiositez & d'enchantement. Galatée estant descenduë dans le jardin avecque ses deux Nimphes, renvoya Silvie pour être plus en liberté avecque Leonide, dont la discretion meritoit peut-estre mieux son secret. Avouons, luy dit elle, voyant qu'elles n'estoient écoutées de personnes, que le Druide que nous entretinsmes hier a de grandes communications avecque les Dieux, puis qu'il connoist l'avenir avecque tant de certitude, & que ses conjectures ne le trompent point. Je sçais bien, répondit Leonide, qu'il vous marqua le temps & le lieu où vous deviez trouver ce Berger, & qu'il vous dit que vous y verriez ce qui estoit de grand prix, quoy que jusqu'à presentvous ne l'ayez pas estimé. Ah ! ma chere. Il me dit beaucoup plus que cela, interrompit Galatée, il m'assura que plusieurs personnes d'un rang égal au mien, & d'un merite distingué dans le monde, s'attacheroient à me servir ; qu'un Chevalier, dont il me depeignit la personne & l'habit, joindroit de grands services à un rare merite pour me plaire, & se declarer avecque quelque avantage sur ses rivaux. Il me marqua mesme le jour que je le devois voir à Marsilli. Gardez-vous bien, me dit-il, de donner dans ces pieges agrebales que l'amour vous offrira, vous seriez la plus mal-heureuse de toutes les femmes. Si vous voulez mener une vie exempte de trouble & d'inquietude, suivés le rivage du Lignon ; vous y trouverez celuy que le Ciel vous destine pour époux il vous rendra la plus heureuse personne du monde, & remarquez que celuy de vous deux, qui le premier aura apperçeu l'autre, sera celuy qui aura infailliblementplus de bon-heur & plus d'amour. C'estoit s'expliquer clairement, ma chere Leonide, & je sens que mon cœur s'entend assez bien avecque l'Oracle, pour ne pas desavoüer les Dieux qui m'ont promise à Celadon, Ah Madame ! repliqua Leonide, une grande Princesse aimeroit un Berger. Celuy dont vous parlés reprit Galatée est d'un si grand merite que vous l'offensez, ou me flattez beaucoup en le croyant indigne de moy. Mais Madame, répondit Leonide, croyez-vous que mon zele puisse souffrir que vous vous abaissiez à ces sentiments. Hé ! pourquoy ne ferois-je pas pour Celadon, repliqua Galatée, ce qu'Aenone fit pour Paris ; Elle l'aima tendrement, quand elle s'en crut aymée elle pleura quand elle le perdit, c'est tout ce qu'on peut faire pour un Amant d'un merite egal à celuy de la personne qu'il aime. Ce Berger estoit fils de Roy, reprit Leonide ; c'est ce qui justifie la passion d'AEnone ; & si on luy peut reprocher cette indigne tendresse, son exemple ne vous peut authoriser à devenir aussi coupable qu'elle. Si c'est un crime ma chere Leonide, répondit Galatée, prenés-vous-en aux Dieux qui me l'ont conseillé par la voix de leur Druide, qui m'ont donné ces impressions de tendresse, que l'orgueil de ma naissance n'ose combattre, & dont mon estime pour Lindamor ne peut triompher. Cependant je vous paroistrai plus excusable, si vous considerez que ce n'est pas la necessité qui fait mener une vie obscure aux agreables Bergers de Forest, mais l'amour du repos qui leur fait fuir l'embarras des villes, & les desordres de l'ambition. Ha pauvre Lindamor ! s'écria Leonide, que deviendrez-vous après tant de services rendus, après une tandresse si mal reconpensée. Je ne voudrois pas, repondit Galatée luy donner lieu de m'accuser d'ingratitude ; mais je crois que j'irois jusqu'à le haïr, si ma reconnoissance me coûtoit tout le repos de ma vie. Vous neme dites rien d'agreable pour Lindamor, reprit Leonide ; faut-il que son bonheur dépende d'un diseur de bonnes ou méchantes aventures qui fait passer ses imaginations pour des oracles, & qui ne dit vrai quelquefois, que parce qu'il hazarde tant de choses, qu'il est impossible que quelques-unes n'arrivent pas. Ces gens si éclairez ne connoissent pas leur propre destinée, & vous voulez qu'ils decident de la vostre, & qu'ils reglent le sort du plus honneste homme du monde, qui vous sert avec tant de fidelité. Ha Madame ! un peu à sa tendresse, à son combat contre Polemas, au desespoir que vous luy avez causé, à celuy que vous luy preparés, & à qu'elle mort affreuse vous le condamnés par cette passion si indigne de vous. Ce n'est point icy entre Polemas & Lindamor que je balance, répondit Galatée ; mais entre tout le bon-heur, ou tout le malheur de ma vie. Le Druide a pû nous tromper, mais peut estre aussi nousa-t'il annoncé la volonté des Dieux, & dans cette incertitude je ne veux rien hazarder sur un Chapitre si delicat. Si j'étois mal-heureuse par ma faute, je ne m'en consolerois jamais, & si je fais souffrir Lindamor par mon changement, il trouvera des adoucissements dans sa generosité naturelle, ou dans les soins qu'il prendra de m'imiter. Silvie s'approche de nous ; Elle est trop jeune pour un secret de cette nature, il y va de tout mon bon-heur, je ne veux point resister à la passion que je vous ai confiée, ne vous attachez plus à la combattre, & ne pensez qu'à me servir.

  Celadon s'estoit éveillé pendant cet entretien des Nimphes, il avoit examiné tous les ornements dont sa chambre estoit enrichie, l'or & l'azur y brilloient de toutes parts, les tableaux & les statuës sembloient y avoir épuisé l'art des Sculpteurs & des Peintres de tout l'Univers ; Saturne y estoit admirablement bien representé, les Histoires de Jupiter& de Ganimede, la blessure de Venus dans la guerre de Troye, & les aventures de l'Amour, & de Psiché partageoient l'admiration par leurs beautez differentes, & ne laissoient point decider. Le Berger avoit l'idée remplie de toutes ces merveilles, lors que les Nimphes entrerent dans sa chambre, & augmenterent sa surprise par des beautez qui faisoient voir que la nature reussissoit beaucoup mieux que l'art. Il se remit aisement parce qu'il sçavoit mieux vivre que les Bergers ordinaires ; & pour se mettre en estat de ne manquer à rien, il pria les Nimphes de luy dire en quel lieu il estoit. Vous estes en bonne main, luy répondit Galatée d'une maniere toute charmante, nous vous avons retiré de l'eau, & nous ne nous lassons pas de vous secourir ; lors que vous souhaitterés quelque chose, vous n'avez qu'à le demander, vous serez servy exactement. Silvie s'approcha plus prés de Celadon, pour le tirer d'inquiétude, & luy demanda s'il ne l'avoit pas veüe dans son hameau le jour de la fête de Venus ; s'il ne se souvenoit pas qu'elle-méme luy avoit donné le prix de la lutte qui estoit un chapeau de fleurs ; que dans le même moment il l'avoit mis sur la teste de la Bergere Astrée que tout le monde en avoit esté surpris, parce qu'on sçavoit l'inimitié de leurs parens. Je voulus continua Silvie, me faire éclaircir tout ce mystere, j'appris seulement que la Bergere Amarillis avoit esté aimée de vostre Pere, & de celuy d'Astrée que leur valeur s'étoit long-temps meslée des affaites de leur amour ; qu'ils s'étoient souvent battus pour leur Maîtresse, jusqu'à ce que vôtre Pere épousa Amarillis. Alcé fut marié à Hipolite, & quoy que vo[s] deux Perés ne fussent plus rivaux, ils avoient pris une grande habitude à se haïr, qu'il ne purent jamais se deffaire de leur aversion. Vous voyé, Celadon, que je vous connois, & que je vous dis des circonstances assez exactes pour rappeller vostre souvenir. Il est vray, repliqua le Berger, que le jour de la feste de Venus, trois Nymphes de la Cour d'Amasis donnerent les trois Prix ; j'emportai heureusement celuy de la Lutte, mon Frere fut honoré de celuy de la Course qu'il donna à Philis, & Silvandre obtint celuy de la voix qu'il presenta à la fille de la sage Belinde. Je n'apris point les noms de ces Nimphes je sçeus seulement qu'elles estoient de la Cour d'Amasis, & dans nos hameaux nôtre curiosité est si bornée, que nous ne pensons qu'à la beauté de nos Bergeres & à la conservation de nos troupeaux ; mon Pere m'a souvent parlé de ses aventures, où il a meslé le nom d'Amasis, sans me dire aucune particularité considerable qui pût m'instruire de sa Cour. Il est assez à propos, reprit Galatée, que vous soyez informé de nostre naissance, de la Cour d'Amasis, & de sa maniere de gouverner.

  Toute cette étenduë de païsque nous habitons, étoit autre fois couverte d'eau, & toutes les maisons estoient bâties sur les hautes montagnes, où sont encore presentement scituez les châteaux des personnes de Qualité ; ce qu'on peut reconnoistre par ces gros anneaux de fer qu'on voit attachez autour d'Isoure, de Montverdun, & du Château de Marsilli, qui vraisemblablement ne pouvoient servir qu'à accrocher les vaisseaux ; mais il y a quelques siecles qu'un Romain conquit en dix ans toutes les Gaules, coupa quelques-unes de nos montagnes pour écouler les eaux, découvrit nos agreables plaines dont la fertilité & les charmes naturels luy firent naître le desir de les faire habiter. Il obligea les Habitans des montagnes de descendre dans ces belles plaines, & donna son nom de Jules au premier Château qu'il fit élever, pour laisser un monument éternel de sa gloire, & du bien-fait que nous en avons receu. Les uns ont cru que le païs s'appelloitForets, par la grande quantité d'arbres qui s'éleverent dans ces plaines humides : d'autres ont pensé plus juste que nos Peuples, qui étoient autrefois les Segusiens, furent nommez Foresiens de la petite Ville de Feurs, qui estoit la place d'armes des Romains, lors qu'ils vouloient reduire les Provinces revoltées, ou donner de la terreur à leurs ennemis.

  Voila ce que nous sçavons de l'antiquité de nostre Province. Il y a deux opinions differentes sur la maniere, dont le Gouvernement en est venu jusqu'à la Nimphe Amasis. Les uns veulent que Diane en ait autre fois trouvé le sejour assez agreables pour y demeurer avecque ses Nimphes ; Elle chassoit, disent-ils, avecque les Driades qui habitoient nos bois, & se baignoit avecque les Naïades qui vivoient dans le sein des eaux, dont nos plaines estoient couvertes. Ces Naïades s'écoulerent avecque les eaux dans l'Ocean, ce qui obligea Dianede mettre en leur place des filles de Druides & de Chevaliers, pour remplir son agreable societé ; Elle leur donna le nom de Nimphes comme à ses Driades, & ôta toutes les distinctions pour en bannir la jalousie. Diane n'est ny delicate ny amoureuse ; quelques-unes des Nimphes qu'elle prenoit avoient esté delicatement élevées, & ne pouvoient souffrir les fatigues de la chasse dans les incommoditez des saisons. Les autres avoient de tendres engagemens, & ne pouvoient vivre éloignées des Amans ; dont elles partageoient la tendresse, & recevoient agreablement les soûpirs & les soins ; les unes retournerent dans les maisons de leurs Parens pour se delivrer de cette vie errante, d'autres que Diane voulut retenir s'amuserent à d'autres passetemps, que ceux de la chaste Déesse. Diane irritée de leur méchante conduite, quitta le pais, en chassa ces gaillardes Nimphes, & laissa les autres sous le gouvernement de celle qu'il luy plût de nommer, avecque deffense d'admettre jamais aucun homme à la succession, quoy qu'elle leur donnast la liberté de se marier à qui bon leur sembleroit ; ce qui a esté fidellement observé. Nos Druides ne sont pas de ce sentiment ; ils veulent que Galatée Reine des Gaules, & femme d'Hercule, ait ordonné le gouvernement des Femmes en cette Province, pour laisser un souvenir eternel du plaisir qu'elle y gouta pendant les travaux & les voyages de son Mary. Quoy-qu'il en soit, nous nous sommes si bien conservées dans nos coûtumes, qu'aucune puissance étrangere n'a trouble nostre repos. Alaric même a conquis toutes les Provinces voisines de la nostre, sans attaquer les Estats d'Amasis ; Elle commande dans tout le Forets ; je suis sa Fille, & j'ay un Frere nommé Clidaman, dont je dirois beaucoup de bien si mon jugement n'estoit suspect. Nostre Cour n'a pas tout l'éclat de celles des grands Roys mais elle en a tous les agréments. On y aime la gloire, on y a des intrigues comme ailleurs ; cette agitation est sans trouble, parce que la foule n'est pas grande, & l'ambition n'y fait pas tant de desordre que l'amour. Les Chevaliers y font mille parties de divertissements pour plaire aux Nimphes, & peut-estre qu'il n'y a pas un lieu dans le monde où l'on sçache mieux attaquer un cœur & le deffendre agreablement, que dans cette aimable societé ; je veux que vous voyiés cette petite Cour, & que vous vous serviez de vos lumieres qui sont moins interessées que les miennes, pour en juger plus exactement que je n'ay fait.

  Celadon connoissant la qualité de ces Nimphes, leur rendit ce qu'il crut devoir à leur naissance ; & quoy-qu'il parust un peu surpris, il dit galemment à Galatée, qu'il ne pouvoit se desabuser de la premiere pensée qu'il avoit eu d'estre tombé entre les mains d'une Deesse, puis qu'ilestoit si bien secouru & d'une maniere trop obligeante pour un Berger. La vertu des Bergers, luy repondit Galatée, est aussi considerable que celle des Roys ; la faveur des Princesses éclairées doit toûjours rendre justice au merite, & c'est là ce qui vous distingue assez pour vous mettre hors d'estat d'en venir tous les Chevalliers, & tous les Druides de nôtre Cour. Le Ciel vous a conduit icy pour donner plus d'éclat à vos vertus qu'elles n'en eussent eu dans les Forets & peut estre que les Dieux vous preparent icy une destinée qui vous peut rendre assez heureux, si vous ne vous opposez point à leurs desseins. Je ne vous explique point ce mystere ; quand vous serez en parfaite santé, vous trouverez peut-estre quelque moyen de vous en éclaircir. Je ne souhaitte cette santé dont vous me parlés, répondit Celadon, que pour jouïr avecque beaucoup de reconnoissance des biens faits d'une si grande Princesse ; Cependant je la dois craindre, Madame, puis qu'elle m'éloignera de vous, pour satisfaire au serment qui nous engage tous à ne vivre que dans les bois. Tous les Habitans des rivages de Loire, de Lignon, de Furan & d'Argen, ont juré de fuïr le tumulte des Villes & les embarras flatteurs de l'ambition ; ceux qui ont violé ce serment ont esté punis par les mal-heurs de leur vie, de l'agitation de leurs cœurs, & les aventures de mon Pere ont si bien confirmé cette verité qu'on nous a fait renouveller nos serments pour nous precautionner contre les feux de la jeunesse, & les inquiétudes de l'esprit. Vous me ferez plaisir, repliqua Galatée, de m'instruire de ce que vous dites, & de m'apprendre la vie d'Alcipe, que personne ne m'a pû raconter exactement. Celadon sçavoit trop bien ce qu'il devoit à la Princesse, pour se faire commander une seconde fois ce qu'elle souhaittoit de luy ; & quoy-que sa santé parût encore trop foible pour luy permettre de faire un long recit, il obeït en ces termes.



HISTOIRE


  Vous m'ordonnez, Madame, de vous raconter une vie si remplie de bisarres avantures, qu'il est difficile de les deméler ; vous y connoîtrez facilement que souvent on travaille à son propre melheur, quand on veut faire celuy d'un autre, & qu'un cœur penetré d'une passion violente est plus occupé à ruiner son propre repos, qu'à detruire celuy de son Rival. Alcipe avoit esté élevé dans la vie, & les exercices des Bergers qui dans leur simplicité ne laissent pas d'avoir quelque air de politesse ; mais cette éducation ne s'accordoit pas avecque la grandeur de son ame ; & lors que pendant son enfance, il entroit dans les jeux des Bergers, il y méloit toûjours quelque image de guerrepour accommoder ses plaisirs à son inclination. Les vieux & sages Bergers estoient effrayez des commencemens de cette vie inquiette, & le reprenoient souvent de cette conduite impetueuse, parce qu'ils craignoient les suites, & prevoyoient les consequences de cette jeune ardeur. Alcipe, tel que je viens de vous le representer, devint à l'âge de quinze ans fort amoureux de la Bergere Amarillis ; & comme il avoit assez bonne opinion de son merite, pour croire que les Parens ne refuseroient pas leur consentement, ny la Bergere sa tendresse, il ne prit pas de grands détours pour faire reussir son dessein. En sortant un jour d'un Sacrifice qu'on faisoit au Dieu Pan, il donna la main à la Bergere pour la remener dans son Hameau & luy dit, en la regardant avec des yeux passionnez ; Je ne me croyois pas assez foible pour ceder à un ennemi qui m'a blessé sans dessein, & qui ne se fait peut estre pas beaucoup d'honneur de sa victoire. Vous ne devez pas vous en plaindre, luy répondit la Bergere, si celuy qui vous a blessé n'en a pas eu l'intention. Je ne penetre pas si avant, reprit Alcipe, pour reconnoître cette aimable ennemie dans la belle Amarillis, dont je me plains. moy vostre ennemie, luy dit la Bergere ; je connois trop ce que vous valez, & vous ne m'avez jamais fait aucun mal, ainsi n'estant ny offencée ny injuste, je ne merite pas le nom que vous me donnez. Voila un de vos plus cruels coups, repondit Alcipe, de prendre adroitement le change, & ne vouloir pas reconnoître le mal que vous m'avez fait ; si vous m'estimiez un peu, je pourrois esperer que le cœur seroit un jour d'intelligence avecque l'esprit, mais l'amour se contente de regner dans vos yeux & dans vostre bouche, il n'ose attaquer vostre cœur, & je ne suis pas assez heureux pour l'y faire triompher. Voila la premiere fois, repliqua la Bergere, que l'on m'avoit osé parler d'amour ; je neveux ny me soumettre a sa puissance, ny augmenter son Empire par mes conquestes ; & si j'ay [à] aimer un jour quelque chose, ce ne sera point parmi les Habitans des bois que je reconnoîtrai mon vainqueur. Ah charmante Bergere, reprit Alcipe, je suis bien seur de regner dans vostre ame, si la simpathie est le principe de l'Amour ; je me serois crû indigne de vous aimer ; si je n'avois eu les inclinations plus élevées que celles des Bergeres, s'il ne faut que cela pour vous plaire, je quitte pour jamais le bois, les troupeaux & la houlette, & vais chercher parmi les hommes, une fortune plus digne de mon courage que nostre mal-heureuse condition. J'admire vostre resolution, répondit Amarillis, & ne suis pas en estat de l'imiter, Ainsi reconnoissez que nous ne sommes pas nés l'un pour l'autre, vivons en repos comme nous avons toujours fait, respectés ma vertu, & ne combattés point inutilement mondevoir par vostre amour que je ne puis recompenser. Alcipe qui se vit bien éloigné du succez que sa vanité luy avoit promis, connut qu'il falloit prendre d'autres mesures, il luy dit avecque respect qu'il estoit forcé par son inclination, de luy desobeïr une fois, & que sa beauté l'empéchoit de se soumettre aux Loix que sa fierté luy vouloit imposer. Si vous vous obstinés à me dire que vous m'aimés répondit Amarillis, je ne dois pas avoir moins de fermeté que vous, & peut-estre que ma resistance aura plus d'opiniastreté que je n'en trouverai dans vostre affection. Cette conversation eût esté poussée plus loin si elle n'eut esté interrompuë par des Bergeres qui se joignirent à la belle Amarillis, qui se contenta de dire tout bas à mon Pere ; Gardés vostre secret pour vous, s'il vous donne quelque plaisir ; mais qu'on ne s'apperçoive point de vos intentions, si vous voulez que je les croye sinceres, & aussi honnestes que vos discours. La vertu d'Amarillis fit son effet ordinaire dans le cœur d'Alcipe ; c'est à dire qu'elle augmenta son amour ; il suivit la troupe sans parler, & cette Compagnie s'arresta avecque Celion & Belinde qui furent surpris dans une plaisante occupation. Ils regardoient attentivement deux aimables Tourterelles qui s'expliquoient leur amour par leurs tendres caresses, sans s'inquieter de la presence des témoins. On les plaisenta quelque-temps sur leur attention ; & Alcipe qui se souvenoit du commandement d'Amarillis, chanta les vers qui suivent pour adoucir son chagrin & la violence qu'il se faisoit : la beauté de sa voix le fit écouter avecque plus de plaisir qu'on n'en avoit gouté à voir les yeux innocents des Touterelles qui donnoient lieu aux plaintes du Berger.


SONNET
sur les contraintes de l'honneur.


  Chers oiseaux de l'amour, charmantes Tourterelles,
Qui par mille baisers entretenez vos feux,
Et qui toûjours contents de vos cœurs amoureux
Ne laissez point languir vos ardeurs mutuelles.

  Quand je vois chaque jour vos tendresses fidelles,
Vos doux empressements serrer d'aimables nœuds,
Qu'à mon cœur languissant vous paroissez heureux,
Que je porte d'envie à de si beaux modelles ?

  Vous osez expliquer, l'un de l'autre charmés,
Ce que sentent deux cœurs qui sont bien enflammés.
Et qui n'ont point à craindre un honneur trop severe.

  Fier honneur qu'à l'Amour tu couste de soûpirs ?
Faut-il que de tes Loix la brillante chimere
Fasse perdre aux Amants de solides plaisirs

  L'Amour d'Alcipe augmenta toûjours depuis qu'il se fut expliqué à sa Bergere, & la froideur d'Amarillis devint plus invincible à mesure que l'ardeur du Berger s'augmentoit ; ce qui donna lieu à un Madrigal, dont je n'ay pas perdu le souvenir.


MADRIGAL
sur la froideur d'Amarillis.


  Amarillis est insensible,
Et dans son injuste froideur
Elle croit qu'il est impossible
Que l'amour triomphe d'un cœur.

  Aymable Tiran de mon ame,
Fais pour venger des Loix qu'ont respecté les Dieux
Que son cœur sensible à ma flâme,
Prenne un peu de l'Amour qu'ont allumé ses yeux.

  Le Berger Alcé dans le mesme temps, pensoit au mesme dessein que mon Pere, & sa sagesse plaisoit beaucoup plus au Pere d'Amarillis que l'inclination violente d'Alcipe ; l'Amour ne suit pas toûjours le dessein des Peres, la simpathie le fit entrer dans le cœur d'Amarillis ; & quand ses Parents s'apperceurent du penchant qu'elle avoit pour Alcipe, ne voulans ny la contenter, ny luy faire aucune violence, ils prirent la resolution de l'envoyer chez Artemis, sœur d'Alcé, qui habitoit le rivage d'Allier. Amarillis ayant appris leur dessein, en voulut avertir Alcipe, & luy donner quelque preuve de sa reconnoissance, qu'elle n'honoroit pas encore du nom d'Amour. Elle fit l'un & l'autre par le billet que vous allés entendre.


BILLET
d'Amarillis à Alcipe.


  Ma resistance n'a pas eu tant de fermeté que vostre tendresse, on veut m'empescher d'y répondre en m'éloignant de vous ; trouvez-vous aujourd'huy dans le chemin où je vous rencontrai avant hyer, & là si mon fier Honneur m'empesche encore de vous expliquer tout ce que je sens, je vous en dirai assez pour vous assurer que je ne vous veux pas perdre, & que vous n'étes point haï.

  Alcipe ne manqua pas au rendez vous ; il y receut les premieres assurances de la tendresse de sa Bergere, qui le pria de quitter cette vie indigne des belles ames, & de justifier le choix qu'elle faisoit par d'éclatantes actions ; Alcipe luy promit avecque joye de luy obeïr, & grava sur un arbre les Vers qui suivent, comme un gage de sa fidelité.

SONNET D'ALCIPE
sur la constance de son Amour.


  La belle Amarillis marchoit dans nos prairies
Sur les fleurs qu'en ces lieux fait naître le Printemps,
Et lors qu'elle vouloit sur les roses fleuries
L'Amour leur imprimoit des charmes plus constans.

  Lors que tant de beautez devoient estre flétries,
Jamais on ne leur vit des feux plus éclatans ;
La Bergere animoit à ces galanteries,
L'Amour qui se joüoit dans ses cheveux flotans.

  Le fleuve du Lignon s'arréta pour la voir,
Et dit en presentant ses ondes pour miroir,
Elles perdront bien-tost une image si belle.

  A ta cruelle absence, il faudra bien ceder ;
Mais mon cœur à tes traits devenu plus fidelle
Recevra ce larcin, que l'eau ne peut garder.

  Lors qu'Amarillis fut partie, Alcipe sentit son absence avecque des douleurs que la seule experience peut faire concevoir aux veritables Amants ; & pour adoucir son inquietude, il la faisoit souvent redire aux échos de nos bois par les Vers que vous allez entendre.

SONNET D'ALCIPE
sur l'absence d'Amarillis.


  Cher Lignon, dont l'onde charmante
Arrose l'émail de nos fleurs,
Et peint d'agréables couleurs
Le Lys, la Rose & l'Amarante.

  La belle [A]marillis absente
Fait naistre nos vives douleurs.
L'[Allier] dérobe à nos ardeurs
Cette Beauté qui nous enchante.

  Souffre[s]–tu cette cruauté,
Manques-tu de rapidité
Pour aller vanger ton offence.

  Mille Amants t'offrent leurs secours,
Les pleurs qu'on donne à son absence
Serviront à grossi[r] ton cours.

  Cette absence rendit nos hameaux si desagreables à mon Pere, qu'il resolut de s'en éloigner, & il en trouva l'occasion dans le pretexte qu'il prit d'aller voir la reception qu'on vouloit faire à la Nymphe Amasis après la mort de sa Mere dans la superbe Ville de Marsil[li]. Il avoit beaucoup de jeunesse, le visage admirablement beau, la taille aisée, les manieres agreables la phisionomie spirituelle, les cheveux longs & frisez naturellement ; il paroissoit tel que l'Amour le pouvoit souhaitter pour établir son empire, & nous vanger des cruautez du beau Sexe, si le Berger n'eust esté aussi galant qu'il estoit digne d'estre aimé. Il fut veu d'une tres-belle Dame, il luy plut dés la premiere vuë ; Elle ne s'amusa pas à se plaindre & à faire combattre le devoir contre l'Amour elle sçeut bien se secourir elle méme, & voicy de quelle maniere elle s'y prit. Alcipe étoit habillé en Berger ; mais avecque une propreté qui avoit quelque chose de magnifique ; & son Pere qui craignoit que cette humeur ardente ne luy échapast, avoit mis auprés de luy un Berger nommé Cleante, qui luy avoit paru d'un grand merite & d'une rare discretion. Ce Cleante avoit un fils nommé Clindor, qui se trouva de mesme inclination que mon Pere, ce qui les lia d'une tres-étroite amitié. Ils virent tous deux les exercices des Chevaliers, ils en admirerent l'adresse & la magnificence, & prierent Cleante de leur donner les moyens de pouvoir disputer la gloire des Tournois à ces Illustres Chevaliers. Vous n'avez, leur dit-il, ny la politesse qui est necessaire dans la conversation des personnes de Cour, ny l'adresse que ces Chevaliers font paroître dans leurs moindres actions. Si nous trouvons les manieres de la Cour d'Amasis plus agreables que les nostres, répondit Alcipe, il ne sera pas difficile de changer ; & si nous manquons d'experience dans les combats,nous avons du courage qui met souvent l'adresse en desordre, & qui fait faire des coups de maistre aux plus jeunes Chevaliers. Vous verrés, reprit Cleante, que cette qualité de Berger ne vous attirera que des mépris à la Cour, & de méchantes plaisanteries. Si cette qualité est honteuse, répondit Alcipe, nous ne pouvons la quitter trop-tost ; & si elle est glorieuse ; elle ne donnera aucun sujet legitime de nous mépriser ; & s'ils ont cette prise sur moy, peut estre que je me distinguerai si bien par des actions de courage, que l'estime pour la personne fera taire le mépris pour la condition. Je vois bien, leur dit Cleante en les embrassant, qu'il faut que je me rende à tant de marques de grandeur ; allez soutenir l'honneur de vostre naissance, elle ne cede point à celle de ces braves Chevaliers, qui sont presque tous de mesme sang que vous, & qui ne dédaigneront pas de vous reconnoître si vous ne vousdeshonorés par vos actions. Après les avoir ainsi animés, il fit toute la dépence necessaire pour les mettre en équipage ; & ils parurent si bien faits sous les habits de Chevaliers, que tout le monde les regarda avecque beaucoup d'amitié ou beaucoup d'envie ; ce sont les deux sentimens qui partagent tous les esprits de la Cour, quand on y voit arriver des étrangers d'un grand merite qui se distinguent par leur conversation ou par leur valeur.

  Ce fut pendant ces divertissements qui durerent deux mois entiers, que mon Pere fut veu de la Dame dont je vous ay déjà parlé. Il assistoit un jour au Sacrifice qui se faisoit dans un Temple pour Amasis, lors qu'une personne charitable couverte d'un grand voile, se plaça auprées de luy, & feignant de prier les Dieux, le nomma deux ou trois fois sans le regarder. Il se mit en devoir de l'écouter ; & lors qu'elle le vit attentif, elle luy dit tout bas ; Si vous voulez estrele plus heureux homme du monde, trouv[ez]-vous ce soir un peu avant la nuit dans le carrefour qui conduit dans la place de Pallas, & là je vous dirai des choses fort agreables a sçavoir. Il luy promit de s'y rendre, ce qu'il fit à l'heure marquée, & la bonne Donselle s'y trouva en mesme-temps que luy, & luy dit d'un air enjoüé ; Jeune Chevalier, si vous voulez m'obeïr, vous verrez bien-tost que la plus belle personne du monde vous a trouvé fort à son gré ; & vous ne hazarderés rien dans cette avanture si vous estes aussi galant homme que vous le paroissés. Alcipe voulut sçavoir le nom de la Dame, la Messagere luy deffendit de s'en informer, & l'assura qu'on ne le meneroit point dans le lieu où il êtoit attendu, s'il ne permettoit qu'on luy fermat les yeux en le conduisant. Il se deffendit quelque temps d'une ceremonie qui luy paroissoit de mauvais augure ; mais enfin il se resolut à ne pas rompre un si bonmarché sur les conditions, il dit seulement à la confidente, que comme bon Chevalier il vouloit aller armé de toutes pieces, & qu'on luy permist de porter son épée dans la main, puis qu'on luy ôtoit l'usage des yeux. Il fut donc mené chez la Dame, en bon équipage, & laissé dans un teste à teste qui ne leur parut pas ennuyeux, quoy qu'ils ne perdissent pas beaucoup de temps en froide conversation. La fidelité qu'il devoit à la Bergere Amarillis, luy donna quelque scrupule qui s'étouffa presque en naissant, parce que l'air de la Cour avoit gâté le Berger Alcipe, & l'avoit fait devenir grand fripon en amour, lors qu'il l'avoit metamorphosé en vaillant Chevalier. Je ne sçais si l'aventure luy plut, mais il avouë luy-méme qu'il y retourna souvent, & qu'on mettoit une pierre le matin dans le carrefour, dont nous avons parlé, lors qu'on le vouloit avertir du jour de ceremonie. Il perdit son Pere en ce temps-là ; mais aprés les premieres larmes qu'un bon naturel ne peut refuser, il fut bien consolé par sa bonne fortune, & par la liberté que cette mort luy donnoit de suivre son inclination. L'amour de la Dame estoit liberal ; mais le Chevalier qui n'estoit pas interessé, n'en profitoit que pour se mettre en estat de plaire par la magnificence de ses habits & son train. Son ami Clindor qui n'avoit pû deviner d'où luy venoit le fonds necessaire pour soûtenir cette dépense, le sceut tourner si adroitement, & le pressa avecque tant de tendresse qu'il l'obligea de prendre un confident. Il luy avoüa qu'il estoit aimé d'une belle Dame, dont il n'avoit encore pû apprendre le nom ; il luy redit tout ce qui s'étoit passé, & sur tout, la maniere heroïque dont il alloit au rendez-vous les yeux fermés & l'épée à la main, pour ne pas voir le peril, ou pour s'y livrer plus agreablement, Clindor luy conseilla d'éclaircir toutce mystere ; & pour y reüssir, il luy dit qu'il n'avoit qu'à couper la frange du lict de la Dame, & que le lendemain il ne manqueroit pas de la reconnoître en allant dans toutes les bonnes maisons, comme font ordinairement tous les faineans de la Cour, lors que la guerre ne donne point d'exercice à leur valeur. Ce conseil fut suivy, & l'artifice eut tout le succés qu'on en avoit esperé. Alcipe bien instruit, voulut profiter des clartés qu'il avoit receuës à la premiere visite, & pria l'amoureuse Nimphe de ne se plus cacher à luy, en luy disant son nom qu'il avoit appris. La Dame toute éperduë appella sa confidente, dont elle crut avoir esté trahie. Alcipe la laissa dans l'embarras de se justifier ; mais elle suivit diligemment pour sçavoir si ce n'estoit point quelque esprit familier qui luy avoit revelé ce secret. Alcipe luy raconta l'artifice dont il s'estoit servy par le conseil de Clindor, & luy fit jurer quequand elle se justifieroit à sa Maîtresse, elle ne mettroit point en jeu son habile consident. La bonne piece estoit accoustumée à promettre tout ce qu'on vouloit & à ne faire que ce qui luy pouvoit estre utile. Elle alla tout conter à sa Maîtresse, qui n'aimoit rien tant que le mystere en amour. Elle prit soin d'éviter l'Amant dont elle étoit connuë & n'ayant pas encore assez renoncé à sa tendresse pour punir Alcipe, elle resolut de faire tomber sa vengeance sur le confident ; & comme les femmes ne sont jamais plus habiles, que quand il faut contenter l'amour ou la cholere, cette Amante irritée trouva bien tost l'occasion de perdre Clindor, & d'engager mon Pere dans les mal-heurs de son Ami, qu'il ne pouvoit honnestement abandonner. Cette Dame avertit un des Cousins de Pimander, que Clindor parloit mal de luy ; c'estoit un de ces braves qui prennent feu sans s'éclaircir ; il se battit contre Clindor qui le tuade deux coups d'épée, & ne fut blessé que legerement ; mais la qualité du mort qui étoit parent du Prince, l'obligea de prendre la fuite ; & ce fut par le secours que luy donna mon Pere, qu'il eut le temps de se sauver en Auvergne, où il ne trouva pas toute la sureté qu'il esperoit. Alaric Roy des Visigots, le fit arréter à la priere de Pimander, & enfermer dans le château d'Usson, d'où on ne le vouloit faire sortir que pour le conduire à la mort, si la genereuse amitié d'Alcipe n'eût prevenu la vangeance de Pimander, & ne l'eust obligé de travailler au salut de son ami, qu'il ne pouvoit plus devoir qu'à sa valeur ; il y joignit l'artifice qu'on doit appeler lâcheté dans le plus fort, & prudence dans celuy qui se trouve le plus foible. Il fit déguiser douze soldats qui l'accompagnoient en païsans ; & comme ses ennemis ne se défioient de rien, la garnison estant presque toute descenduë dans la Ville un jour de marché, ils luydonnerent le temps de surprendre le Château, de couper la gorge aux soldats qui étoient de garde, & de delivrer les prisonniers avant que l'allarme se répandit dans la ville, & fit naistre l'émotion ordinaire dans de pareils accidens. Alaric averti de cette genereuse action, l'admira sans vouloir pardonner, & demanda justice d'Alcipe à la Nimphe Amasis, qui employa tous ses soins à le contenter, mais la fuite de mon Pere les rendit inutiles, il se retira chez les Bourguignons qui faisoient la guerre aux Visigots, aux Ostrogots, & aux Romains ; il s'y distingua par sa valeur, il ne manqua ny d'employ, ny de consideration dans cette Cour ; mais le Roy Gondebaut ayant marié son Fils Sigismon, avecque une des Filles de Theodoric, Roy des Ostrogots, & par ce moyen fait alliance avecque Alaric, mortel ennemi de mon Pere, le bannissement d'Alcipe, fut la premiere condition du traité ; ainsi monPere dégouté de ces Souverains qui sacrifient tout à leurs interets, quelque service qu'on leur ait pû rendre, alla chercher de l'exercice à sa valeur dans la Cour du grand Roy Artus ; il se retira peu de temps après en Portugal, où n'ayant pas encore trouvé son compte, il voulut passer la Mer, & alla à Bisance où il fut fait General des Galeres de l'Empereur. Mais l'amour de la patrie troubloit tous les plaisirs que la galante Cour de Grece pouvoit luy faire gouter, & le Ciel luy donna bien-tost l'occasion de satisfaire ce penchant naturel qui ne luy promettoit que joye & que repos. Thierri succeda à son Pere Alaric, & trouva des embarras si grands & si difficiles à deméler lors qu'il voulut établir la tranquilité de son regne, qu'il ne pensa plus à ce que son Pere avoit aimé ou haï, à recompenser ny à punir. Il fit publier dans tout son Royaume une amnistie generale pour tous les criminels ; mais ce n'estoit pasencore assez pour assurer le retour de mon Pere, il fallut adoucir Pimander qui n'estoit pas moins irrité qu'Alaric, & n'eust jamais pardonné si la valeur de mon Pere ne l'eust determiné à la clemence, comme vous l'allés sçavoir. Artus Roy de la grande Bretagne, avoit institué l'Ordre des Chevaliers de la Table Ronde, qui s'engageoient à punir les méchans & à conserver l'honneur des Dames, quelques perils qu'il falut essuyer pour y reüssir. Les Visigots qui ne leur cedoient ny en ambition, ny en generosité, choisirent quelques Chevaliers pour les exposer aux mesmes avantures. Un de ces Chevaliers Visigots après avoir rempli les Cours de plusieurs grands Princes de sa belle reputation, se rendit à Marsilli où il défia tous les Chevaliers de la Cour de Pimander. Plusieurs receurent le deffi ; ils se battirent avecque beaucoup de valeur, quoyqu'avecque peu de succés, & le barbare Visigot soüilloit toûjoursses victoires par sa cruauté ; il leur coupoit la teste, & envoyoit ces témoins sanglants de sa gloire à une Dame Espagnole, dont il estoit fort amoureux. Amarillis y perdit un Oncle, & cette belle écrivit à mon Pere le sujet de sa douleur, parce qu'elle croyoit l'adoucir en la partageant. L'amour qui n'est jamais sans generosité, fit voir au mal-heureux Alcipe, que ce n'étoit pas assez de donner des larmes aux déplaisirs de sa Maîtresse, & qu'il failloit du moins la consoler en la vengeant. Il partit de la Cour de l'Empereur, & se rendit à Marsilli, dans la maison de Cleante, qui fut le confident de sa resolution. Il voulut le détourner du peril où son courage l'alloit exposer ; mais quand l'Amour a donné des conseils à un Amant, les avis contraires ne sont jamais suivis. Pimander sortoit un matin pour aller au Temple, lors qu'Alcipe se presenta devant luy couvert des plus belles armes du monde, & luy demanda la permission de combattre ce cruel Chevalier qui avoit fait couler tant de sang & tant de larmes dans toute sa Cour. La proposition fut agreablement receuë, le combat se fit dans les formes ordinaires ; celuy qui combattoit pour la vangeance de l'Amour, triompha aisément de son ennemi ; & cét Alcipe si cruellement haï de Pimander, luy donna plus de plaisir par cette victoire, qu'il n'en avoit jamais receu de ses meilleurs amis. Le modeste vainqueur se retira sans se faire connoître dans la maison de Cleante, pour aller rendre hommage de sa victoire à la belle Amarillis. Cette Bergere impatiente de voir Alcipe, avoit pris un pretexte pour obliger la sœur d'Alcé à faire le voyage de Marsilli. Elle trouva mon Pere beaucoup plus digne d'elle après une absence remplie de glorieux évenemens ; mais enfin il fallut connoître les intentions de Pimander, avant de pouvoir demeurer en seureté dans ses Estats. Cleante alla au Palais poursçavoir ce qu'on disoit de ce grand combat. Il trouva beaucoup d'honnestes gens qui rendoient justice à la vertu ; mais il en rencontra quelques-uns qui ne s'estoient jamais presentez pour combattre le Visigot, & qui voyans le peril passé, se plaignoient hautement de ce qu'on leur avoit osté l'occasion de se signaler par la mort de leur ennemi. Pimander n'apperceut pas plûtost Cleante, qu'il luy demanda d'un air fort obligeant, apres avoir sçeu que le Vainqueur s'estoit retiré chez luy, comment il avoit pu si-tost quitter ce vaillant homme qui avoit puny la cruauté du Visigot. Cleante luy répondit, que cette Histoire estoit fort imparfaite, puisqu'il n'osoit encore luy presente[r] le Vainqueur. Faites que je le voye, répondit Pimander ; quand ce seroit le plus cruel de mes ennemis, sa valeur le rend trop digne de mon amitié. Cleante sur la parole du Prince, luy revela le secret d'Alcipe, luy fit le recit de tous ses voyages, de ses éclatantes actions, & de lafaveur que son merite luy avoit acqui, chez tous les Souverains. Pimander & Amasis bien instruits de toute cette Histoire, n'expliquerent point leurs intentions. Ils parlerent quelque temps en secret de leur dessein, & envoyerent leur Capitaine des Gardes dans la maison d'Alcipe, avecque un ordre absolu de l'amener au Palais. Cleante êtoit dans une frayeur mortelle ; Amarillis pensa mourir de douleur, parce qu'elle s'imagina qu'on le conduisoit à la mort ; le seul Alcipe qui ne pouvoit rien craindre, parce qu'il estoit incapable de lâcheté, se laissa conduire sans resistance & sans bassesse en la presence de Pimander. Genereux ennemy, luy dit le Prince en le voyant arriver, la mort du Visigot est un grand bien pour moy & pour tout l'Estat d'Amasis, puisqu'elle nous reconcilie avecque vous. La Nimphe vous donne la plus belle charge de cette Cour ; & croiroit cette chaîne indigne d'arrester icy vostre valeur, si elle avoit un presentplus considerable à vous faire, & si elle n'estoit persuadée de la gloire, qui est la plus douce recompense de la vertu, vous contente beaucoup plus que tous ses bienfaits. Alcipe répondit d'un air fort respectueux & fort reconnoissant à ce favorable accüeil du Prince ; il gouta quelque temps les faveurs de la fortune avecque assez de tranquilité ; mais quand il se vit en estat de ne plus rien souhaitter, le dégout luy donna autant de langueur que le desir luy avoit causé d'inquietude, & il sentit une tentation si forte de preferer la vie champestre aux embarras de la Cour, qu'il ne put jamais s'empescher de retourner à ses moutons. Il moralisa souvent sur les chagrins de l'ambition pour se persuader luy-mesme, & enfin il retourna dans son hameau, où il fit renouveller nos serments ordinaires & nos anciens Status, avecque la joye & l'admiration de tous les sages Bergers. Quand il se fut deffait de l'ambition, il se trouva cruellement persecuté de sonamour. La possession d'Amarillis luy parut necessaire pour son repos, & jamais il ne put se resoudre de la ceder au Berger Alcé qui estoit prest de l'épouser. Les deux Bergers, qui tous deux estoient fort vaillants, se battirent plusieurs fois pour une si belle conqueste ; mais enfin mon Pere triompha de son Rival & des parens de sa maistresse. Sa Bergere se rendit agreablement, & ne se fit point traîner au Temple où le Drüide les devoit unir : ces deux Amants furent mariés avecque une joye universelle, mais avecque le desespoir d'Alcé, qui n'a jamais pû s'en consoler ny pardonner son mal-heur à son Rival.

  Celadon finit ainsi son recit, qui donna beaucoup de plaisir à Galatée, par ce qu'il luy fit connoistre que le Berger estoit digne d'elle par sa naissance, & par les agréments de son esprit.

Fin du Second Livre.


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ASTREE.
SECONDE PARTIE.
A Paris,
Chez Claude Barbin,
sur le second Perron de la Sainte Chapelle.



M. DC. LXXVIII.


Avec Privilege du Roy.


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L'ASTREE.



LIVRE TROISIEME.




SECONDE PARTIE.


  La presence des belles Nimphes qui passerent tout le jour avecque Celadon, luy eust donné un fort grand plaisir, si le changement d'Astrée ne l'eust rendu insensible à la joye. Il trouvoit quelque agrément dans la conversation des Nimphes ; mais son desespoir faisoit grand tort à sa delicatesse, & l'obligeoit à souhaiter la nuit, comme le temps le plus favorable pour s'entretenir de son mal-heur. Lors queles Nimphes se furent retirées, & que nostre Berger se vit seul comme il le desiroit, il pensa tout ce que l'amour desesperé peut inspirer de plus funeste, son innocence luy faisoit paroistre son mal-heur insupportable ; & ne pouvant soupçonner sa Maîtresse d'injustice, il s'accusoit luy-mesme sans pouvoir deviner son crime, & sans trouver aucun adoucissement à son chagrin, le hazard luy fit mettre sa main sur un ruban où pendoit la bague d'Astrée, qu'il s'étoit attaché au bras avant de suivre son desespoir. Cette veuë luy remit devant les yeux toutes les cruautez de sa Bergere, l'arrest de son exil, & ce grand serieux qui paroissoit dans toute son action, quand elle luy fit un si injuste traitement. C'est ce serieux qui desole un Amant fidelle ; car souvent une personne combattuë de l'honneur & de l'Amour, prononce ses rigueurs d'un air timide, & rappelle son Amant par ses manieres touchantes quand ses paroles semblent le bannir. Le pauvre Celadon n'avoit aucun lieu de se flatter, sa Bergere estoit veritablement irritée, ainsi il ne se pouvoit entretenir que de choses infiniment affligeantes. Il avoit esté le plus heureux Amant du monde, il n'avoit pas eu un Rival qu'Astrée ne luy eust sacrifié de bonne grace ; les inimitiés de leurs Parens n'avoient point rebuté sa fidelle Maistresse, & de toute cette grande fortune il ne luy restoit plus qu'un bracelet de cheveux ; un portrait & une bague qui ne faisoient à tout moment que renouveller ses déplaisirs. Il se souvint en ce moment d'un petit sachet de senteur, où il avoit enfermé toutes les lettres qu'il avoit autrefois receu d'Astrée. Il craignit que les Nimphes ne l'eussent trouv[é], ce qui l'obligea d'appeler le petit Meril, pour sçavoir ce que ses habits êtoient devenus, & luy dit qu'il y avoit quelque chose dedans qui luy estoit plus cher que la vie. Le petit Page luy assura qu'il avoit ramassé son habit ; mais qu'il n'y avoit rientrouvé. Ces paroles redoublerent l'inquietude de Celadon, & luy firent pousser tant de soupirs, & verser tant de [l]armes, qu'il en attendrit l'ame pitoyable de Meril. Le petit Confident luy dit que Galatée avoit le sac de papiers qu'il regretoit ; mais qu'elle avoit trop d'estime pour luy, & trop de consideration, pour retenir ce qui luy estoit si precieux. O ! Ciel, s'écria Celadon, voila le comble de mon mal-heur, & je n'ay plus rien à craindre après tant de sujets de desespoir. Pendant que le pauvre Celadon estoit si ingenieux à augmenter son chagrin, Galatée contentoit sa curiosité qui est si naturelle aux femmes, & encore plus ordinaire aux Amants. Elle avoit pris le sac plein de lettres au petit Meril, & luy avoit deffendu d'en rien dire à Celadon. Le petit homme eust gardé le secret, si la pitié n'avoit esté plus forte dans son ame que la discretion. Galatée estoit seule avecque Silvie ; parce que Leonide s'estoit éloignée pour donnerquelques ordres aux femmes de la Nimphe, & Silvie luy dit agreablement en luy voyant ouvrir le sac où les papiers estoient enfermés ; Voicy de fidelles témoins qui nous diront bien des nouvelles ; & je ne puis blâmer vostre curiosité, Madame, puis qu'elle nous va rendre Maîtresses des secrets de cet aimable Berger. Cependant Galatée qui y prenoit beaucoup plus d'interest, estendit les papiers sur la table, & trouva dans le premier qu'elle lut les paroles qui suivent.


LETTRE D'ASTREE
à Celadon.


  Vous ne sçavez ce que vous allez faire, Celadon, ny à quel peril vous vous exposés. Avant d'agir en Maistresse, je veux bien vous conseiller en fidele amie ; le dessein que vous avez de vous embarquer avecque moy, vous doit faire craindre beaucoup de chagrin ; & ne vous faire esperer aucun plaisir. Il faudra que je sois leseul objet de toutes vos pensées, de vos regards & de vos soins. Je ne reçois point les cœurs partagez, parce que je suis fort glorieuse. Les moindres sujets de soupçon me rendent jalouse, parce que je suis fort delicate. On m'offence par une bagatelle, & on ne m'appaise que par de grands services & de terrible[s] soumissions. Il ne faut jamais resister à ce que je veux, ny contredire à ce que je dis, ny desobeïr à ce que je commande. Voyez après cela si une affaire avecque moy ne vous doit pas effrayer, fuye[z] le precipice si vostre cœur y peut consentir ; ou si vostre estoile vous force à m'aimer, ne vous plaignez jamais de moy, qui vous ay si fidellement conseillé, quand vous vous trouverez accablé de mes rigueurs.

  Ce berger est amoureux, dit Galatée aprés avoir achevé sa lecture. Il faut bien que cela soit, répondit Silvie, s'il est aussi honneste homme qu'il nous le paroist. Ne peut-on l'estre sans aimer, reprit Galatée.Non Madame, repliqua Silvie, puis qu'on ne se rend parfaitement honneste homme que quand on a dessein de plaire, & ce dessein de plaire ne peut venir que d'un fort grand attachement, ou du desir de le persuader. Après cette reflection, Galatée ouvrit une autre lettre qui êtoit conçeuë en ces termes.


LETTRE D'ASTREE
à Celadon.


  Vous avez beaucoup de peine à croire que je vous aime, & vous ne voulez pas que je doute de vostre affection. Si mon cœur ne se declaroit pour vous, que vous serviroit que je crusse estre aimée ; & si vostre merite & vos soins ne m'avoient renduë sensible, croyez-vous que les assurances de vostre passion pussent triompher de ma fierté. Je desobeïs à mes parens, pour suivre les loix de ma tendresse. Je suis ravie que vous m'aimiez, je ne prends aucun soin de vous cacher ce que je sens ; tout cela, mon cher Celadon, ne vous dit-il rien d'assez fort pour vous contraindre à ne plus douter.

  Vous voyez, dit tristement Galatée à Silvie, que ce Berger n'est pas malheureux, & qu'il est infiniment aimé de ce qu'il aime. Cette pensée toucha sensiblement la Nimphe. Le stile de la Bergere luy faisoit connoistre qu'elle se donnoit un grand empire sur les cœurs qui ne prenoient aucun soin de luy resister, & que difficillement elle laisseroit échapper celuy qu'elle avoit sur l'aymable Berger, puis qu'elle l'achetoit par une tendresse égale, & par de si obligeantes expressions. Elle se confirma dans cette pensée par la lecture de la troisiéme lettre, où elle trouva ces paroles.


LETTRE D'ASTREE
à Celadon.


  Licidas a dit aujourd'huy à ma chere Philis, que vous aviez quelque inquietude dont il ne pouvoit deviner la cause. Ce n'est pas moy qui vous l'ay donnée, puis que je veux que vous m'aimiez toujours, & répondre toujours à vostre tendresse ; si quelque autre sujet a causé vostre chagrin, vous estes criminel de disposer sans ma permission d'un bien qui n'est plus à vous ; c'est à dire des sentiments de vostre cœur. Venez me demander pardon d'un si grand crime ; & si vostre douleur est juste je ne la contraindrai point, ou je l'adoucirai par le plaisir que vous gouterez à m'en entretenir.

  Cette Bergere, dit Galatée, pousse son empire jusqu'à la tirannie, & il faut que Celadon soit un parfait Amant, pour se pouvoir accommoder à ses manieres. Je trouve qu'elle ne luy fait aucun tort, répondit Silvie, puis quedés le commencement elle l'a fort bien averti de ce qu'il devoit attendre d'elle, il s'est soumis aux conditions du traité, ainsi il n'a aucun lieu de se plaindre ; & si l'objet de son amour est la Bergere que je devine, Celadon ne peut trop honnorer son empire par ses souffrances & sa soumission. Elle parle de sa chere Philis dans une de ses lettres, ce qui me fait soupçonner que la Maîtresse de Celadon est la Bergere Astrée, dont la beauté est le moindre merite, à ce qu'on m'a dit, quoy qu'elle soit une des plus belles personnes que j'aye jamais veu. Ces conjectures de Silvie affligerent infiniment Galatée, qui previt de grands obstacles dans sa passion, & peu d[']esperance de succez. Elle ne voulut point confier son secret à la jeunesse de Silvie ; elle ramassa ses lettres, & se mit au lict plus pour s'entretenir de son amour naissant, que pour gouter les charmes du sommeil qui la surprit dans ses pensées, & la fit reposer jusqu'au jour.

  Le petit Meril sortit de bon matinde la chambre du Berger, qui avoit passé toute la nuit dans les soupirs & dans les plaintes ; & parce que Galatée luy avoit ordonné de luy rendre un comte exact de tout ce qu'il pourroit apprendre de Celadon, le petit homme alla instruire sa Maîtresse de tout ce qu'il sçavoit. Ah ! Madame, luy dit-il en entrant dans sa chambre, le desespoir de Celadon m'a empesché de dormir toute la nuit ; il a pensé mourir de douleur, tant qu'il a cru avoir perdu les lettres que je vous donnai hyer au soir ; & quand je luy ay dit pour les consoler que vous les aviez, il s'est cru le plus infortuné de tous les hommes, & a deffié les Dieux d'adjouster quelque chose à son malheur. N'a-t'il rien dit de plus particulier, reprit Galatée, qui puisse donner lumiere de ce qui luy est arrivé. Je l'ay entendu soupirer, répondit le petit Meril, & dire souvent avecque transport ; Falloit-il me bannir de vos yeux pour récompense de mes service : si vous changés sans raison, pretendez-vous vousjustifier en m'accusant ; & si je suis coupable, que ne m'apprenés vous le crime que j'ay fait pour m'obliger à me condamner moy-mesme. Ne puis-je mourir par la faveur des Dieux ou par l'excés de mon desespoir ; Astrée m'ordonne de ne la voir jamais, ce seroit manquer de courage que de succomber à un malheur ordinaire ; mais ce seroit offencer l'Amour de ne pas ceder à mon desespoir, quand il ne veut plus rendre ma vie heureuse. Ah ! cruel souvenir de mon bon-heur passé, vous voulez me flatter d'un rappel que je ne dois pas esperer pendant mon absence, puis que ma fidelité, mes services & ma perseverance à triompher de tous les obstacles, n'ont pû empescher l'arrest de mon exil ; ainsi n'esperons plus que le secours de la mort, puis que nous ne pouvons plus rien attendre des bontez de l'amour. Il a gardé long-temps le silence aprés avoir ainsi expliqué sa douleur, puis il a recommencé à se plaindre jusqu'au jour de cette Astrée qu'il accuse de changement & de cruauté. Galatée trouva plus qu'elle ne cherchoit dans le rapport de Meril, elle y connut la passion de Celadon ; mais l'amour qui la vouloit flatter pour la mieux surprendre, luy fit croire que le mépris d'Astrée luy rendroit la conqueste du Berger plus facile quand elle l'attaqueroit avecque tous ses charmes, & avecque mille preuves d'un fidelle engag[e]ment, bien ignorante des maximes d'amour puis qu'elle ne sçavoit pas qu'un Amant maltraité ne devient jamais infidelle par le dépit, qui est une marque de passion ; mais par le dégoust qui est la fin de toutes les tendresses. L'esperance de Galatée luy fit écrire un billet qu'elle méla avec les lettres d'Astrée, & ordonna à Meril de rendre le sac à Celadon. Vous luy ferez mes compliments, adjouta-t'elle, & s'il veut me visiter ce matin, vous luy direz que je me trouve un peu incommodée, & que je ne suis pas en estat de le voir ; ce qu'elle faisoit pour donner le temps à Celadon de lireson billet en relisant les lettres d'Astrée ; elle demeura seule avecque Leonide, qu'elle fit mettre dans son lict. Vous vous souvenez bien, ma chere Leonide, luy dit-elle, de ce que je vous dis hier ; vous sçavez le penchant invincible que j'ay pour Celadon ; le rapport de Meril, & le bien que Silvie m'a dit de la Bergere Astrée m'osteroient toute esperance de reüssir, si je ne sçavois que le Berger est offensé, & qu'un homme genereux ne souffre point le mépris, quelque impression que l'amour ait pu faire dans son cœur. Ah ! Madame, répondit Leonide, le Ciel m'est témoin que je donnerois ma vie pour vous rendre heureuse ; mais je ne puis voir sans plaisir, que vous ne réüsissiez pas dans le dessein que vous avez pour Celadon. Il offense trop vostre gloire, qui vous doit estre plus chere que le succez de vôtre amour : vostre secret ne le sera pas toûjours, & que dira-t-on de vous quand on sçaura que vous aimez un homme qui est enfermé dans ce Château ?Que jugeriez-vous d'une personne qui feroit la mesme faute dans sa conduite ; & quel reproche ne vous feriez-vous point à vous-mesme, si la passion n'étoit plus forte que la prudence, qui ne vous avoit jamais manqué dans les autres actions de vostre vie. Je sçais que vous n'estes pas capable d'une pensée criminelle ; mais les personnes de vostre rang ne sont-elles pas autant des-honnorées par l'apparence du crime, que par le crime même ; une Princesse peut-elle aimer un simple Berger sans faire tort à sa réputation, & vostre choix peut-il reparer l'inégalité que la nature a mis entre un homme de vilage & une Princesse née pour regner. Je ne merite pas, répondit Galatée, que vous me traittiés si cruellement, puis que je ne suis encore determinée à rien : je ne demande pas conseil, je cherche du secours pour me rendre heureuse, & si vous me voulez plaire ne perdez plus tant d'éloquence inutile, & defaites-vous de vostre severité. Elle se tourna d'unautre costé, en disant ces paroles ; ce qui fit connoistre à Leonide qu'elle avoit déplu à sa Princesse, & que son zele avoit esté mal expliqué. Cela nous fait voir que rien ne touche plus sensiblement, & ne donne plus de peine que d'opposer la raison & l'honneur au penchant invincible de l'amour. Cét amour triomphe toûjours, l'honneur déchire une ame qu'il ne peut rendre tranquille, & la raison découvre un mal qu'on n'est pas en estat de guerir. Galatée quelque temps après se retourna du costé de Leonide, & luy dit qu'elle n'avoit pas crû jusqu'à-ce moment qu'elle voulust prendre tant d'empire sur elle, ny se mettre en droit de luy donner des conseils qu'elle ne luy demandoit pas. J'avouë Madame, repliqua Leonide qui vid bien qu'il estoit temps de ceder, que mon zele l'a emporté sur ma prudence ; mais puis que je vous ay deplû, Madame, ce mal-heur me rendra plus sage, & me fera defferer à vos sentiments. Vous voulez toûjours avoirraison, reprit Galatée, & vous n'aimés rien tant que le plaisir de contredire ; j'ay pris de si bonnes mesures, qu'il est impossible qu'on sçache que Celadon est dans ce chasteau. Mais Madame, quel est vostre dessein, luy dit Leonide ? De me faire aimer, répondit Galatée, de ne point laisser sortir le Berger de ce château, jusqu'à ce que je sois assurée de sa tendresse ; & quand je n'en pourrai plus douter, d'abandonner la suite de cette affection à la sagesse des Dieux qui m'en promettent un favorable succez. Je souhaitte Madame, repliqua Leonide, que cét amour vous donne toute la satisfaction que vous en desirés ; mais Celadon aime Astrée qui a beaucoup de beauté & de vertu, & le Berger s'est fait une habitude de l'aimer, qu'il ne perdra pas dans un jour. Mais reprit Galatée, la Bergere méprise Celadon ; elle le bannit cruellement, sera-t'il assez lâche pour retourner, & aura-t'il assez de foiblesse pour souffrir un mesprisqu'il ne merite point. Ah Madame ! répondit Leonide, desabusez-vous de vostre erreur, s'il n'a point de cœur il ne sentira point ce mépris dont vous parlez ; & s'il en a, il suivra les Loix de la generosité, qui veut qu'on ne quitte jamais un dessein, quelque obstacle qu'on y puisse trouver. Souvenez-vous du mépris que vous avez eu pour Lindamor ; vos cruautés l'ont-elle rebutté, en a-t'il esté moins amoureux, moins soigneux de vous plaire, & moins resolu de se faire aimer ; quand Celadon se pourroit destacher d'Astrée, s'exposeroit-il une seconde fois au peril d'estre trompé, & ne faudroit-il pas que le temps luy ôtast l'idée de son premier malheur avant de se pouvoir determiner à un second engagement. Cependant on peut découvrir que Celadon est caché dans ce chasteau ; les gardes le peuvent sçavoir ; le petit Meril sera peut-estre indiscret ; enfin, Madame, je crains tout pour vous, & ne puis encore me rassurer, quoy queje sois preste de vous obeïr. Ne vous donnez point tant de soins inutiles, respondit Galatée, vous sçavez mon dessein, servez-moy avecque tout le zele que merite la confiance que j'ay euë en vous ; si Celadon se leve aujourd'huy, menez-le au jardin, je ne suis pas en estat de paroître ny d'avoir grande conversation avecque luy. Leonide luy respondit qu'elle ne feroit jamais que ce qu'elle luy ordonneroit, & qu'elle serviroit sa passion avecque tous les soins & toute l'adresse que son zele luy pourroit inspirer. Pendant cette conversation, Meril suivit l'ordre qu'on luy avoit donné ; il fit au Berger les compliments de sa Maistresse, & luy rendit les papiers qui avoient esté trouvés dans ses habits. Celadon ouvrit promptement le petit sac, pour voir s'il n'y manquoit aucune de ces lettres ; & trouvant un billet d'un caractere inconnu, il y lut ces paroles.


BILLET.


  Les personnes de mon rang ne rougissent point de dire les premieres qu'elles aiment, parce qu'elles ont tous les beaux sentiments de l'amour, sans en connoistre les foiblesses. Le Ciel a permis que vous fussiez méprisé d'Astrée, pour estre vangé de ses mespris, par la tendresse d'une Nimphe ; Galatée vous aime, elle vous ouvre son cœur, reconnoissez le bon-heur que le Ciel vous offre, ne trompez ny sa confiance ny son amour.

  Celadon fut fort surpris de ce qu'il luy eust paru une bonne fortune, s'il n'eut esté de ces Amans fidelles qui prennent la moindre friponnerie pour un grand crime, & qui se font une vertu heroïque d'une scrupuleuse fidelité. Il s'informa de Meril où il avoit pris ses Lettres ; le Page luy respondit, qu'il les avoit trouvées sur la toilette de saMaistresse ; Elle est, adjoûta-t'il, un peu incommodée, & c'est ce qui l'empeschera de vous voir ce matin. N'a-t'elle personne avecque elle, reprit Celadon : Elle n'est accompagnée, respondit Meril fort aise d'entrer en conversation, que de la Nimphe Leonide niéce d'Adamas, le grand Druïde, & de la Nimphe Sylvie fille de Deante le superbe, & c'est de son sang qu'elle a receu ces impressions de vanité qui la rendent si terrible à tous ses Amants, & si insensible à leur amour. Celadon qui avoit bien d'autres choses en teste, ne vouloit pas de grands éclaircissements, il vit bien que la passion de Galatée l'alloit embarrasser ; tout autre que luy auroit eu une maligne joye de donner de l'amour sans en prendre, mais son bon naturel le détourna de cet amusement, & il décendit promptement au Jardin pour chercher les Nimphes, & se disposer à leur dire adieu. Il trouva Leonide & Silvie que Galatée luy envoyoit ; elle n'avoit osé y aller ellemesme parce que sa pudeur luy faisoit encore quelques reproches de s'estre expliquée si clairement. Celadon voulut paroistre plus enjoüé qu'il ne l'estoit, & demanda agreablement à Leonide où il pourroit trouver la fontaine de la verité d'Amour, quoy-que les affaires de son cœur ne l'obligeassent point d'y prendre interest. Nous n'en sommes pas fort éloignez, respondit Leonide ; mais vous ne [l]a pouvez voir, & vous devez vous en prendre à Silvie, qui vous empesche de contenter vostre curiosité. Je suis une cause fort innocente du crime que vous me reprochez, luy dit Silvie. Vous ne pouvez estre innocente avecque tant de charmes, répondit Leonide ; qui vous pourroit échapper si vous preniez quelque soin de plaire, puisque vous faites tant de conquestes sans dessein. Je ne sçais, repliqua Silvie en rougissant, si je suis aussi triomphante que vous le dites ; mais je sçais bien que mes esclaves ne brisent point leurs chaînes, & quece qui est pris ne m'échappe point. Leonide vid bien qu'elle luy vouloit reprocher l'infidelité d'Agis & de Polemas qui l'avoient sacrifiée, & elle luy répondit en riant qu'on ne la trompoit point en la quittant, & qu'elle sçavoit bien que ses conquestes estoient mal assurées, parce qu'elle ne prenoit aucun soin pour les conserver. Celadon qui prenoit beaucoup de plaisir à cette agreable contestation, dit galamment à Silvie qu'elle ne pouvoit luy refuser le recit du mal-heur qui l'empeschoit de se contenter, puis qu'elle estoit la cause de cet accident. Je vous croyois assez occupé chez vous, répondit malicieusement Silvie, pour n'être pas si curieux des affaires d'autruy : mais si cette envie vous dure, cette indiscrete Leonide qui a déjà tant parlé sans estre priée de rien, ne vous refusera pas de vous raconter exactement cette aventure, quand vous luy en demanderez le recit. Ne doutez point, repliqua Leonide,que je ne dise fidellement tout ce que je sçais du pouvoir de vos charmes ; mais ce sera sans fatiguer cet aimable Berger par un long discours, qui paroistroit plustost une preuve de l'amitié que j'ay pour vous, que le fidelle recit d'une verité. C'est à dire, reprit Celadon, que vous voudrez donner le temps à Silvie de m'instruire de vos conquestes, apres que vous m'aurez entretenu des siennes. Je n'y manquerai pas, répondit Silvie, & suis fort aise qu'elle parle la premiere, parce que je reglerai ma conduite sur la sienne, & la traitterai comme j'aurai esté traitée. Leonide accepta la condition, & commença l'Histoire de Silvie en ces termes.



HISTOIRE
de Silvie.


  Ceux qui ont cru que la perseverance d'un Amant triomphoit toûjours de la fierté d'une Maistresse, n'ont jamais connu les rigueurs de Silvie, qui condamnent cette maxime & en font voir la fausseté.

  Clidaman fils d'Amasis & frere de Galatée, est un des plus aimables Princes du monde. Il s'est mille fois distingué par son grand courage ; il est aussi triomphant dans l'amour que dans la guerre, & la galanterie seroit en luy une qualité incomparable si elle n'estoit égalée par sa valeur. Il y a trois ans que pour rendre nostre petite Cour plus charmante, il pria la Nimphe Amasis de souffrir qu'on donnast des Amants à toutes les Dames ; & pour fairequelque chose d'extraordinaire dans cette aventure, il voulut que le sort en decidast. On mist les noms des Chevaliers dans un vase, & ceux des Nimphes dans un autre. Le premier nom qui fut tiré du vase des Chevaliers, fut celuy de Clidaman ; le hazard luy donna Silvie pour Maistresse ; & choisit assez bien au gré de tout le monde, puisque son choix estoit conforme à l'inclination de Clidaman, & au merite de la Nimphe : Lindamor qui revenoit de l'armée de Meroüé, fut donné à Galatée, & Agis m'échut en partage ; Agis, le plus inconstant de tous les hommes, dont je ne veux seulement pas me plaindre de peur de luy faire trop d'honneur. Les uns furent appareillez selon leurs inclinations, & les autres se firent une honneste violence pour suivre la loy du hazard. Silere fut donnée à Ligdamon qui estoit absent, & cette absence épargna une cruelle aventure à la Nimphe. Ligdamon n'eust pas rendu justice à son merite, parce queson cœur avoit pris parti ailleurs. Il avoit esté élevé avecque nous ; sa bonne mine, son adresse & son esprit l'avoient rendu admirable pendant son enfance. Silvie l'avoit beaucoup estimé, & cette estime lia entre eux une amitié de confiance, qui ne consiste que dans la joye de se voir, & dans un agréable échange de secrets. L'âge changea les sentiments de Ligdamon, son amitié devint trop ardente, & sa tranquillité fut troublée par des desirs. Sa discretion fut cependant plus forte que son amour, & il fallut pour luy faire avoüer sa tendresse, que Silvie le forçast à se declarer. Quand il s'apperceut de son engagement, il fut effrayé de l'humeur de Silvie qui luy faisoit voir son mal sans remede ; il perdit l'enjoüement qui nous le rendoit si agreable, son visage & ses manieres furent les éloquents interpretes d'une douleur, dont il ne vouloit point parler, & nous reconnûmes son changement avant qu'il se fut apperceu luy-mesme qu'il y enavoit dans ses actions. Silvie luy demandoit inutilement le sujet de fon chagrin ; elle se plaignoit de son peu d'amitié qui avoit un secret pour elle ; un soupir qui échappa à Ligdamon l'instruisit à moitié de ce qu'elle vouloit sçavoir, & luy fit deviner que l'amour avoit quelque part à l'inquietude de son ami. La Nimphe ne soupçonna point qu'elle fut l'objet de cette passion, parce qu'elle n'avoit aucun penchant à l'amour, & que les conjectures de l'esprit ne vont presque jamais où elles ne sont point conduites par l'inclination du cœur. La discretion de Ligdamon luy rendoit encore le secret plus difficile à penetrer ; mais enfin ce soupir échapé la rendit un peu plus sçavante, elle luy demanda avec beaucoup de confiance s'il étoit amoureux, & luy promit ses soins pour le succez de sa passion, ou pour l'adoucissement de son chagrin, s'il ne pouvoit esperer d'estre heureux. Je suis criminel, luy dit Ligdamon, d'oser aimer une personne d'un si grand merite ; mais je le serois beaucoup plus si j'osois avoüer un amour qui ne peut jamais meriter de recompense. Vous devez vostre secret à mon amitié, respondit Silvie. Elle m'est trop glorieuse, repliqua Ligdamon, pour luy rien refuser. Voyez -adjoûta-t'il en luy montrant un miroir, ce que j'ay trop regardé pour mon repos, ce qui m'a déjà coûté tant de soupirs, & ce que j'aimerai toute ma vie sans esperance d'estre jamais aimé. Silvie trouva dans cet aveu de grands sujets de colere contre Ligdamon ; mais elle se voulut encore plus de mal à elle-mesme, de l'avoir forcé à reveler un secret où elle ne croyoit pas avoir tant d'interest. Elle quitta Ligdamon avecque beaucoup de dépit, sans luy faire même l'honneur de le gronder. Ce pauvre Amant penetrée de son malheur, eut beaucoup de peine à retourner dans son logis où il tomba malade ; & se trouvant prest de rendre le dernier soupir, il voulut le donner à l'amour dans une Lettre qu'il écrivit à Silvie en ces termes.


LETTRE DE LIGDAMON
à Silvie.


  Si vous ne m'aviez ordonné de m'expliquer, je serois mort innocent, & sans avoir le malheur de vous déplaire. J'ay donné mon cœur à vos charmes, je n'ay pu refuser l'aveu de mon amour à la confiance que vous m'avez témoignée. Si je suis coupable d'avoir parlé, la mort vous vangera du crime de l'amour, & mon cœur perdra agreablement la vie pour la satisfaction de cette offense, si mon cœur & ma vie peuvent plaire à celle qui à inspiré tant d'amour à l'un, & qui n'a pas voulu faire le bon heur de l'autre.

  J'entrai heureusement dans la Chambre de Silvie, lors qu'on luy apporta la Lettre de Ligdamon ; car sans moy l'ambassade estoit mal receuë, depuis la declaration d'amour la Nimphe avoit témoigné une indifference pour Ligdamon, dont je ne pouvois deviner la cause : Je crusque l'alliance avoit produit son effet ordinaire dans une jeune personne ; mais quand je vis qu'elle refusoit la Lettre d'un homme qui ne luy pouvoit plus écrire que pour luy dire un eternel adieu, je soupçonnai quelque demélé entre-eux, dont je voulus estre éclaircie. Je pris la Lettre qui estoit encore toute fermée sur la table ; & quelque priere qu'elle me fist de ne la point lire je luy dis toûjours que sa resistance augmentoit ma curiosité ; que si elle m'aimoit veritablement, elle auroit quelque confiance en ma discretion, & que je luy promettois de ne reveler jamais son secret, jusqu'à ce qu'elle me l'eust permis. Quand elle me vit bien determinée à cette lecture, elle m'y prepara par le recit de ce que je vous viens d'apprendre, & adjoûta qu'elle ne vouloit point estre exposée aux plaisanteries ny aux plaintes de Ligdamon ; & que quand il seroit veritablement touché, elle n'étoit pas obligée à écouter les folies d'un homme amoureux. Je luy répondis que latendresse de Ligdamon pouvoit estre sincere, qu'ainsi elle estoit obligée à guerir un mal qu'elle avoit causé, puisqu'elle le pouvoit sans se faire tort à elle-mesme ; qu'elle n'étoit pas innocente du mal de Ligdamon, puisque sa beauté avoit fait tout le desordre, & qu'elle avoit des charmes dont on ne se pouvoit deffendre qu'en fuyant. Si je suis si aimable, me repliqua-t-elle avecque le plus agreable chagrin du monde, qu'on ne me regarde point puisque je ne ferois que des mal-heureux, & que je suis resoluë de ne rien aimer. Je ne me plains pas, luy répondis-je, de ce que vous estes trop belle : mais je souhaitterois que vostre ame fust aussi sensible que vostre visage est charmant ; & puisque l'amour est si fort dans vos yeux, je voudrois qu'il n'eust pas tant de foiblesse lors qu'il attaque vostre cœur.

  Ligdamon estoit mon parent : Il estoit fort aimé à la Cour, & je sçavois qu'il alloit perdre la vie si je ne luy donnois un prompt secours.Toutes ces considerations me firent ouvrir sa Lettre que je lus à Silvie, sans qu'elle parust sensible aux marques d'une si belle passion. Tant de rigueur me mit en colere, & je luy dis resolument qu'il falloit sauver la vie à Ligdamon, ou renoncer à mon amitié. Que ne le sauvez vous vous-mesme, me répondit-elle, puisque sa vie vous est si chere. Si je pouvois le secourir comme vous, luy repliquai-je, je ne me ferois pas tant prier ; mais si nous le perdons par vôtre cruauté, j'en avertirai la Nimphe Amasis ; je le diray à toutes nos compagnes, & vous ne trouverez personne qui vous puisse pardonner tant de rigueur pour un homme si digne d'estre aimé. Vous seriez assez folle, me dit-elle, pour m'aller mettre en intrigue, je n'avois pas attendu cela de vostre amitié ; mais puisqu'il faut ceder à la persecution, je feray ce que vous m'ordonnerez, pourveu que vous me promettiez de ne publier jamais la temerité de Ligdamon. Vous ne vous souciez pas, luydis-je, qu'on croye dans le monde que vous avez tué un homme, & vous ne voulez pas qu'on puisse deviner que vous en estes aimée. C'est qu'un homme peut mourir d'amour, me répondit-elle, sans qu'on m'accuse d'y avoir contribué ; mais il est impossible qu'on sçache dans le monde qu'un homme m'ait aimée long-temps sans croire que j'y aye esté sensible. J'obtins enfin apres avoir employé toute mon éloquence, qu'elle luy écriroit pour luy sauver la vie, la Lettre que vous allez entendre.


RESPONSE DE SILVIE
à Ligdamon.


  Vous ne me deplaisez pas assez pour me faire souhaitter vostre perte ; la connoissance de vostre faute vous en a fait obtenir le pardon, vivez pour regagner mon amitié par une conduite plus reguliere. Si je ne vous en dis assez pour satisfaire les desirs de Ligdamon, j'en dis ce me sembleun peu trop pour l'indifference & la fierté de Silvie.

  J'adjoûtai un Billet à cette réponse, qui ne me paroissoit pas assez obligeante.


BILLET
de Leonide.


  Silvie n'a pu refuser cette réponse à vostre amour & à mon amitié. Vous sçavez qu'on ne se lasse point de faire du bien quand on a commencé une fois ; ainsi vous devez esperer que cette Lettre ne sera pas la derniere faveur que vous recevrez de Silvie, si vostre bon-heur dépend des soins & de l'affection de Leonide.

  Ces deux Billets firent tout l'effet que j'en pouvois attendre, Ligdamon se servit de tous les remedes propres à guerir son mal, parce que Silvie luy ordonnoit de vivre ; & si la force de sa constitution resista à la violence de sa fiévre, le repos d'esprit aida beaucoup à le tirer d'affaire, & luy rendre sa premiere santé. Quand il parut à la Cour, il alla remercier Silvie de luy avoir donné un si bon remede ; il luy rendit mille soins inutiles, elle luy disoit toûjours qu'elle ne l'aimoit ny ne le haïssoit ; qu'il luy déplaisoit moins que les autres, mais qu'il ne luy plaisoit pas assez pour l'obliger [à] un engagement. Je la pressai mille fois de luy faire des réponses plus favorables, & mille fois elle me dit des choses qui ne pouvoient estre inventées que par la fierté de Silvie, & qui ne pouvoient estre souffertes que par la perseverance de Ligdamon.

  Ce pauvre Amant estoit ainsi accablé des rigueurs de sa Maistresse, quand le hazard luy donna Clidaman pour rival. Ligdamon apprit ce mal-heur au retour d'un petit voyage ; & jamais il n'eust pu y resister, si je ne l'avois rassuré contre la grandeur de Clidaman, en luy faisant connoistre qu'il n'estoit pas mieuxnaité que luy. Helas ! me disoit-il un jour, il n'y a point d'ame qui n'ait du penchant à estre touchée de quelque passion. Je me serois fait aimer de vostre amie, si elle estoit capable de tendresse ; puisque jamais il ne fut une passion égale à la mienne. Ce sera l'ambition qui surprendra le cœur de Silvie, & la grandeur de Clidaman luy fera paroistre son merite beaucoup plus aimable que la fidelité de Ligdamon. Il se [t]rompoit dans ses conjectures ; il n'estoit pas plus mal-heureux que le Prince, & Silvie que l'amour reserve à quelque chastimens que nous ne pouvons prevoir, les traitoit tous deux avecque une égale fierté, quoy qu'ils ne fussent pas de mesme rang. Sa vanité fut beaucoup augmentée, par un évenement que vous allez entendre, qui vous fera voir la force des charmes de Silvie, & du pouvoir qu'elle a de se faire aimer. Nous celebrons, avecque beaucoup de solemnité le sixiéme de Juillet, qui est le jour de la naissance de Galatée. On achevoit un jour le pompeux Sacrifice de cette grande Feste, lors qu'on vid entrer dans le Temple un Homme de tres-bonne mine en grand deüil ; sa taille estoit admirable, ses cheveux fort blonds & frisez, son visage beau comme celuy d'une belle femme, avecque toute la fierté des Heros, & tant de marques d'un chagrin pressant, avecque son air de qualité, qu'il interessoit tous ceux qui le voyoient, dans un mal-heur qu'il ne paroissoit point meriter. Il salüa fort civilement Amasis ; il rencontra les yeux de Silvie qu'il reconnut sans l'avoir veuë ; & quand le Sacrifice fut achevé, Amasis l'obligea civilement de l'accompagner jusques dans son Palais, où elle luy donna audience. Vous estes bien genereuse, Madame, luy dit-il, de vouloir écouter le recit de mes infortunes, mon deüil ne peut estre assez grand pour ma douleur, & ma douleur ne peut jamais égaler la perte que j'ay faite Vous en serez touchée, Madame, quand je vous diray que je pleure la mortd'un homme qui vous a toûjours servie avecque beaucoup de zele, & qui n'en a perdu l'intention qu'avecque la vie. Je venois icy vous demander justice de la personne qui luy a donné la mort ; mais puisqu'en entrant dans le Temple j'ay renoncé au plaisir de me vanger, je ne crois pas que vous preniez soin de le faire, puisque vous n'avez pas tant d'interest en mon mal-heur. Celuy dont je pleure la mort s'appelloit Aristandre, issu comme moy de ce grand Cleomir, qui s'est si souvent fait connoistre sur le Tibre, le Rhin & le Danube, lors qu'il y a porté la gloire de vos armes. Quand ce grand homme me vit en âge de supporter les fatigues de la guerre ; il m'envoya au service de Meroüé, Roy des François, qu'on peut appeler l'honneur de tous les Princes, & les delices du genre humain. Son Fils Childeric, m'honora d'une confiance plus grande & plus obligeante, que celle qu'il avoit en tous les autres jeunes gens de mesme naissanceque moy, qui estoient élevez auprés de luy ; & c'êtoit dans le temps qu'Aetius, le plus ferme appuy de l'Empire Romain traittoit avecque Meroüé, pour la jonction de leurs forces, contre la puissance d'Attila. Aetius avoit esté envoyé par Valentinian, pour faire la guerre à Meroüé, qui s'estoit saisi d'une partie des Gaules, sous le Gouvernement de Castinus ; mais l'irruption d'Attila, & ses progrés changerent les mesures des Romains. Ce fleau de Dieu ayant traversé toute la Germanie, entra dans les Gaules, & penetra jusqu'à Orleans ; dont Thierri Roy des Visigots, luy fit lever le siege, en le fatiguant, sans l'oser combattre. Il voulut continuer sa route, & fut deffait dans les champs Catalauniques, par Aetius[,] Meroüé, & leurs confederés ; mais plus par la prudence de Meroüé, & la valeur des François, que par toutes les autres forces des Alliez. Aetius ayant esté tué, Meroüé se trouva seul à recüeillir les fruits de la Victoire ; il se saisit de Paris, de Sens & d'Orleans, &establit une Monarchie dans cette agreable partie des Gaules, fondée autant sur l'amour des Peuples, que sur les miracles de sa valeur. Pendant que j'estois attaché au service de ce grand Prince, mon Frere trouvoit une mort charmante dans les yeux de la belle Silvie ; l'amour ne voulut pas faire durer long-temps son martire ; il se retira chez luy tout remply de sa passion, & quand je quittai l'armée pour le venir voir, je le trouvai dans une douce langueur, qui ne luy avoit presque pas laissé la force d'ouvrir les bras pour me donner des marques de son amitié. Il soupiroit à tout moment, & quand il faisoit quelque effort sur sa foiblesse ce n'estoit que pour prononcer le nom de Silvie. Mon desespoir m'animoit à tout moment, contre cette Silvie, qui me privoit d'un Frere Illustre, par mille bonnes qualités, que j'ay toujours tendrement aimé. Il ne pouvoit souffrir que j'offensasse l'objet de son amour. Ah, mon cher Frere ! me disoit-il enm'embrassant ; n'outragez point ce que j'aime, sa cruauté ne m'est pas si insupportable que vos injures ; si vous avez quelque affection pour moy, vous ne devés point haïr ce que j'aime plus que ma vie ! Helas, lui disois-je en luy rendant ses caresses, & versant un torrent de larmes ; les Dieux ont esté bien injustes, en donnant tant de beauté à une si cruelle personne, ou cette belle Nimphe est bien ingrate pour les Dieux, puis qu'elle use si mal du pouvoir de ses charmes, & du secret de se faire aimer ! Ha mon Frere, reprit-il, les qualitez de son ame sont aussi aimables que celles de son visage ; en la voyant vous cesserés de vous estonner de mon amour, donnez luy la lettre que je vous ay écrite, & rendez-luy un conte exa[c]t, de la maniere dont vous avez veu finir le plus fidelle Amant de Sil… Il vouloit achever ce beau nom, mais la mort luy en déroba la moitié, & le laissa sans vie entre les bras d'un Frere qui estoit presque aussi mort que luy, par l'excès de sa douleur.

  Pour suivre sa derniere intention, je suis venu icy, Madame, vous demander justice de celle qui vous a fait perdre un homme si necessaire pour le repos de vostre Estat ; mais en entrant dans le Temple, la cause de sa mort m'a paru si aimable, que je viens luy demander la mesme destinée, si son cœur se trouve aussi insensible à mon amour qu'[à] celuy du Frere que j'ay perdu. Il alla, en disant ces paroles, se jetter aux pieds de Silvie, & luy dit, en luy baisant la main, que la Nimphe ne put jamais dérober à ses empressements. Ne refusés pas Madame, le dernier hommage que mon Frere m'a ordonné de vous rendre ; donnés quelques larmes à un Amant fidelle, qui vous a donné tous ses soupirs, & qui est mort par l'excés de sa tendresse, ne pouvant vivre sans estre aimé de vous. Voila, adjouta-t'il en luy presentant une Lettre toute cachetée, les dernieres assurances de sa fidelité, puis qu'il n'a éprouvé que vos rigueurs pendant sa vie ; reparez vostre conduitepassée en traittant favorablement ce qui vous reste de son amour. Cét amour ne veut pas que vous le perdiez tout entier, il vit encore en moy, par l'amitié qui nous a toûjours si bien unis : mon cœur, qui en est tout remply, se donne à vous pour le reste de sa vie ; & je veux qu'on me croye indigne Frere de celuy que j'ay perdu, si je ne meurs dans les mesmes chaînes, quelque destinée que je puisse avoir. Silvie fort surprise de cette aventure, n'eust pas receu la Lettre que luy presentoit Guiemants ; car c'estoit ainsi que se nommoit cét amoureux Chevalier, si Amasis ne luy eut commandé de luy donner cette consolation. On receut enfin la Lettre, Amasis la prit dans les mains de Silvie, & nous ayant separées de la compagnie pour la lire en nostre presence ; elle la trouva conc[e]üe en ces termes.


LETTRE D'ARISTANDRE
à Silvie.


  Si vous n'avez esté touchée ny de mes services ny de ma tendresse, vous serez peut-estre sensible à la mort que je vais souffrir pour vous, ou du moins vous la regarderez comme une fidelle preuve de mon affection ; elle vous fera connoistre que ma tendresse seroit incomparable si vostre merite ne la surpassoit, & que comme vous avez esté formée, pour effacer toutes les autres beautez par vos charmes, les Dieux ne m'avoient fait naistre que pour devenir le modelle du parfait amour. Je vous donne en mourant, ce qui me reste de plus cher, c'est-à-dire le cœur de mon Frere, ne croyant pas qu'il vous puisse resister quand il sera assez heureux pour vous voir. Donnez-luy la recompence que mon amour n'avoit jamais osé demander pour luy-mesme, & souvenez-vous quelquefois de l'infortuné Aristandre, qui a mieux aimé renoncer à la vie qu'à l'ardeur, & à la fidelité de sa passion.

  Amasis ayant achevé cette lecture, & ayant sceu de Guiemans qu'il confirmoit avecque joye le don qu'Aristandre faisoit de son cœur à Silvie, elle ordonna à cette Nimphe un peu embarassée des reproches, & de la declaration d'amour, de recevoir l'affection de Guiemants, qu'elle assura tres-obligeamment de sa protection, & luy dit qu'elle eust souhaitté de luy pouvoir donner le cœur de Silvie pour reparation de son offence ; mais que c'estoit un present qui dépendoit de la volonté des Dieux, & de l'inclination.

  Clidaman apprit toute cette aventure à son retour de la chasse, où il estoit allé ce jour-là. Il se plaignit à la Nimphe Amasis de la permission qu'elle avoit donnée à Guiemants de servir l'aimable Silvie, après que le sort l'en avoit declaré l'Amant, & s'estoit accordé si juste avecque le penchant de son cœur. Guiemants répondit avecque chaleur, que l'authorité souveraine ne s'estendoit point sur l'amour, & que quelquerespect qu'il eust pour Amasis & pour Clidaman, il juroit de desobeïr si on luy ordonnoit de ne plus aimer Silvie. Amasis qui ne voulut pas souffrir que le demélé allast plus loin, dit à son fils qu'elle n'avoit donné cette permission que pour sa gloire ; qu'il se donneroit plus de soin de plaire quand il auroit des rivaux, & qu'il triompheroit plus agreablement du cœur de sa Maistresse quand il auroit trouvé plus de resistance dans le combat, & plus de difficultez à vaincre. Depuis ce moment, les deux rivaux s'attacherent à donner tous les jours quelque preuve éclatante de leur passion. Le mysterieux amour de Ligdamon ne faisoit pas tant de bruit, mais il se rendoit beaucoup plus agreable que les deux autres, & il goutoit le plaisir le plus charmant de tous, selon mon goust ; c'est d'avoir une affaire dans le cœur qui n'est devinée de personne. Il luy arriva une petite disgrace, qui vous fera connoistre la delicatesse de ses sentiments. Amasis trouva par hazardun poinçon de teste de Silvie, qu'elle donna à Clidaman pour le rendre à cette aimable Nimphe. Le Prince le garda tout le jour pour donner de l'inquietude à Guiemants. Il ne pensoit point à Ligdamon, qui fut le plus touché de cette aventure, dont il prit occasion de faire les Vers qui suivent.


MADRIGAL
DE LIGDAMON,
sur un Poinçon de teste de Silvie, entre les mains de son Rival.


  Silvie a fait à mon rival
  Un present funeste à ma flâme.
N'estoit-ce pas assez, amour, du trait fatal
  Dont ses yeux ont blessé mon ame ?
N'avois-je pas assez de peines à souffrir,
  Sans que cette cruelle épée
Vint augmenter un mal dont mon ame occupée
Cherche la guerison & ne veut pas guerir.

  Ligdamon m'apporta luy-mesme son Madrigal, sans m[']éclaircir l'aventure qui luy en avoit donné le sujet. Il me quitta avecque un chagrin où je m'interessois fortement sans le connoistre. J'en demandai la raison à Silvie, qui ne put m'instruire de ce que je voulois sçavoir, jusqu'à ce qu'ayant mis la main à sa teste par hazard, & reconnu ce qui luy manquoit ; elle me dit, que Ligdamon avoit veu entre les mains de quelque homme de la Cour, les petites armes qui l'avoient blessé. Nous ne perdimes pas beaucoup de temps à deviner l'autheur du desespoir de mon ami. Clidaman entra dans la chambre où nous estions, tenant dans la main cette cruelle épée, qui avoit fait tout le desordre. Je veux avoir ce qui m'appartient, luy dit Silvie en le voyant. Je n'ay point d'autre volonté que la vostre, répondit Clidaman ; ainsi, Madame, je veux l'avoir aussi, ce precieux larcin qui renouvelle à tout moment dans mon cœur les blessures que vousluy avez faites. Silvie qui ne vouloit pas luy laisser son poinçon de teste, le luy reprit adroitement ; & quand je le vis entre ses mains, j'allai écrire un Billet à Ligdamon, pour adoucir son inquiétude, en l'instruisant de ce qui s'estoit passé.


BILLET DE LEONIDE
à Ligdamon.


  On vient d'ôter à vôtre Rival le bien que le hazard luy avoit donné. Vous voyez qu'il ne se doit pas croire fort heureux, puis qu'il est favorisé sans intention, & qu'on le maltraite de dessein formé.

  Mon Billet remit Ligdamon qui avoit besoin d'un si bon remede. Cependant Guiemants devint aussi amoureux de Silvie, que son Frere l'avoit esté, & Clidaman, dont la passion ne paroissoit d'abord que pure galanterie, se deffendit si mal qu'il fut pris tout de bon, & laissa l'amour s'insinuer dans son cœur, sous pretexte d'honnesteté & de complaisance. Ces deux Rivaux vivoient avecque beaucoup de civilité ; parce que l'interest de leur amour ne pouvoit détruire l'estime qu'ils avoient l'un pour l'autre. Ils voulurent obliger Silvie à se declarer ; mais elle ne leur fit voir ny tendresse ny preferance. Ils s'adresserent à un sçavant Drüide, qui voyoit avec beaucoup de douleur que ces deux grands courages se perdoient dans les amusements d'une passion inutile ; il leur conseilla d'apprendre leur destinée dans la fontaine de la verité d'amour. Clidaman fut le premier qui la consulta, avecque les ceremonies ordinaires ; le cristal de cette fontaine luy representa Silvie avecque tous ses charmes, mais il ne vit personne auprés d'elle, & il chercha inutilement sa figure aux côtés de cette belle image, qui s'offrit toûjours seule à ses yeux. Guiemants ne fut pas traitté plus favorablement ; les deux Rivaux eurent beau examiner la fontaine, Silvie y parut toûjours seule, & ilsne trouverent que la confirmation de leur mal-heur dans les éclaircissements qu'ils cherchoient. Ils demanderent au sçavant Drüide, pourquoy cette aimable figure se presentoit seule à leurs yeux. Il leur répondit, que les Dieux avoient accordé à cette fontaine le don de representer les esprits, & voicy de quelle maniere il leur expliqua ce qu'il disoit.

  Il n'est rien si naturel à l'ame, que de se transformer dans la chose aimée. Quand vous vous presentez à cette fontaine, elle reçoit la figure de vostre ame par la vertu que les Dieux y ont attachée ; vostre ame se transforme en Silvie, que vous aimez tous deux avecque une passion digne du merite qui l'a fait naistre. Ainsi cette fontaine vous fait voir la charmante Silvie, en voulant vous representer vostre esprit. Si cette Nimphe vous aimoit, l'amour la transformeroit en vous, comme il vous transforme en elle ; ainsi en voyant Silvie que la fontaine offre à vos yeux comme vostre esprit, vousvous verriez infailliblement auprés d'elle, parce que la fontaine seroit obligée de representer en vous l'esprit transformé de Silvie. Clidaman desesperé de cette assurance de son mal-heur, mit l'épée à la main, & en frappa trois fois le marbre de la fontaine, qui rompit cette épée criminelle sans que les coups y parussent imprimez. Le Drüide luy dit que cette violence ne romproit point l'enchantement, & qu'il ne se pouvoit deffaire que par la perseverancé d'un fidelle amour : mais que s'il le vouloit rendre inutile, il luy fist amener deux Lions & deux Licornes qu'il nourrissoit, pour donner quelquefois le plaisir de leurs combats aux Dames, & qu'il les attacheroit à la garde de cette fontaine, par un art dont on ne pourroit triompher que par le mesme amour qui devoit rompre tout l'enchantement. Ce fut ainsi qu'on priva la curiosité des Amants, du secours de cette fontaine, Clidaman & Guiemants partirent ensemble sans donner aucunavis de leur éloignement, & nous avons sçeu depuis qu'ils estoient allez chercher dans l'armée de Meroüé une fortune plus heureuse & plus digne de leur courage, que n'avoit osté celle de leur amour. Je voulus obliger Ligdamon de les accompagner quand ils allerent consulter cette merveilleuse fontaine. Il me répondit que ces éclaircissements n'estoient bons que pour ceux qui vivoient dans l'incertitude ; mais que pour luy, il n'avoit pas besoin d'une plus grande connoissance de son mal-heur, que celle qu'il trouvoit dans les rigueurs de Silvie. Son ardeur augmenta tous les jours sans pouvoir adoucir la cruauté de sa Maîtresse ; elle le traita avecque tant de mépris, que je me suis cent fois étonnée de ce que sa raison ne venoit point au secours, & de ce qu'une si violente passion duroit si longtemps sans aucune esperance de succez.

  Je faisois tout ce qui m'estoit possible, pour que ce pauvre Amanttrouvast le secret de plaire ; & comme je sçais qu'il a la voix fort agreable, me promenant un jour avecque Silvie, je le priai de chanter. Il expliqua son amour & son malheur dans les Vers que vous allez entendre.


STANCES
chantées par Ligdamon.


  Amour qui connois mon martyre,
Quel est le trouble que je sens ?
Si j'en crois mon cœur qui soûpire,
Ce sont des desirs trop pressants.
L'obstacle nourrit leur constance,
Plus on méprise leur ardeur,
Plus ils ont de perseverance
Et s'obstinent à vaincre une injuste froideur.

  L'esperance les a fait naistre,
Et les accompagne toûjours.
L'espoir est un aimable traistre
Inseparable des amours,
Il vous fait joüir en pensée
Des plus agreables plaisirs,
Et quand l'ame est desabusée
La mort de l'esperance augmente les desirs.

  Lors que l'esperance, est éteinte,
Desir pourquoy ne meurs tu pas,
Que ne fais-tu cesser l'atteinte
D'un amour qui n'a plus d'appas.
C'est que sa langueur est charmante
Malgré les injustes rigueurs,
Et que l'impatience augmente
Quand on se sent plus loin des plus douces faveurs.

  Vous ne devez accuser que vos desirs de tous vos maux, luy dit Silvie quand il eut achevé. Mais c'est vostre beauté, répondit Ligdamon qui les a fait naître ces desirs qui me tourmentent ; & quand on croit se pouvoir plaindre de l'effet, il faut toûjours s'en prendre à la cause qui l'a produit. Si l'effet est aussi foible que la cause, repliqua Silvie ; vous ne devez pas estre fort malade : maiss'il a trop de violence il blesse la raison & ma vertu qui ne s'accommode pas avecque des desirs si pressants, que je ne suis pas capable de soulager ny de ressentir. La raison, reprit Ligdamon, veut que nous aimions toutes les choses aimables d'une tendresse proportionnée, à leur merite ; & comme le Ciel n'a jamais accordé à personne tant de charmes qu'à la cruelle Silvie, il est juste que l'amour n'inspire jamais à un autre Amant des desirs si pressants qu'à Ligdamon. Vous pourriés mettre mon raisonnement en desordre, luy dit Silvie en le quittant ; mais vous n'y mettrez jamais ma raison que je veux toûjours conserver, sans me mettre en peine de ce que vous sentés, & sans prendre aucun soin de vous secourir.

  Nous revenions un jour de Monbrison avecque Amasis ; & pour obliger Ligdamon à lier conversation avecque Silvie, je luy demandai s'il n'estoit point incommodé du serain. Il me répondit, qu'il avoit de bonspreservatifs contre les incommodités du temps ; que l'ardeur de ses desirs empeschoit le froid, & que les froideurs de Silvie le precautionnoient aisement contre le chaud. Puis que vous avez une si heureuse constitution, luy dit Silvie ; quand vous souffrirez quelque chose, vous ne devez vous en prendre qu'à vous-mesme. Il est vrai, repliqua Ligdamon, que cette égalité me conserve la vie ; mais je sens quelquefois des desirs si pressants, que j'ay lieu de craindre qu'ils n'emportent enfin la balance, & ne me donnent bientost la mort. Ne craignés rien, reprit Silvie ; quand vous sentirez la violence de vos desirs s'augmenter, vous n'aurés qu'à m'en avertir, mes froideurs croîtront à mesure ; ainsi vous ne mourez ny de chaud ny de froid, & vous vivrés toûjours heureux ; Je meurs à tout moment de l'un & de l'autre, répondit Ligdamon, mon amour augmente vos froideurs, & vos froideurs ne font qu'augmenter mon amour. Je crois, luy dit Silvie,que vous expliquez fort bien l'un & l'autre ; mais qu'à en parler serieusement, vous n'estez guere capable de les sentir. La veritable tendresse, répondit Ligdamon, ne trouve point d'expressions conformes à ses sentiments ; le desordre du cœur ne s'explique que par les soupirs, par la langueur, & par les soins qu'on prend de plaire à la personne aimée. Nous serions bien folles, repliqua Silvie, quelque service qu'on nous pust rendre, de donner lieu à ces Amants en idée de triompher de nostre foiblesse, vous faites tous fort agreablement les malades ; mais quelque sujet de desespoir que vous ayez, nous ne vous voyons point mourir d'amour. Je n'acheverois jamais mon Histoire, aimable Berger, si je voulois vous redire toutes les cruautés de Silvie : pour ne point abuser de vostre attention, je vous dirai seulement qu'Amasis ayant sceu que Clidaman avoit pris parti, dans l'armée de Meroüé ; Elle luy voulut envoyer des troupes sous la conduite de Lindamor, & que Ligdamon luy ayant esté donné pour Lieutenant, il fallut qu'il se preparast à partir pour obeïr à la voix de la gloire, malgré les interets de son amour. Silvie ne voulut jamais souffrir qu'il luy dist adieu en particulier ; ainsi il fallut qu'il se contentast de luy écrire une Lettre fort touchante, dont j'ai perdu le souvenir. Il avoit mis au bas de sa Lettre ces deux petits Vers, qui paroissoient attendre une response.


Amour que ne me quittez vous
Pendant cette cruelle absence.


  Je voulois le consoler en répondant à ces deux Vers, par les deux que vous allez entendre.


Que cet éloignement flate vostre esperance.
Le bien qu'on a perdu souvent devient plus doux.


  Cette réponce lui eust donné quelque joye : mais Silvie me dit cruellement que je nourrissois lafolie de Ligdamon par les trompeuses esperances que je lui donnois, & elle voulut achever comme elle avoit commencé, par la cruelle réponce que je vais vous redire.

  L'absence en amour est mortelle,
Le merite present n'a pas eu le pouvoir
  De vaincre mon humeur cruelle,
Je l'oublirai bien-tost en cessant de le voir.

  Ligdamon estoit accoûtumé aux rigueurs de sa Maistresse, & me disoit ordinairement qu'il se croyoit le plus heureux Amant du monde, voyant bien que Silvie ne l'oublioit jamais, puisqu'elle ne perdoit aucune occasion de le mal-traitter. C'étoit un grand bien pour lui dans son malheur, de se pouvoir payer d'une si méchante monnoye, & peut-estre est-il le seul Amant qui ait jamais trouvé dans les rigueurs de sa Maîtresse des sujets de consolation. Il m'envoya avant de nous quitter, de tres-beaux Vers sur cette matiere, dont je veux bien vous faire part.


SONNET
de Ligdamon.


  La Nimphe que je sers est toûjours inhumaine,
L'amour fait triompher son injuste pouvoir ;
Et parce que son cœur ne ressent point ma peine,
Son esprit abusé croit ne me rien devoir.

  Ce qui me plaist me tuë, & ma perte est certaine.
Mon feu n'est point nourry d'un agreable espoir ;
Il vit de sa substance, & ne trouvant que haine.
Il souhaitte ardemment le bien qu'il veut avoir.

  Cette ardeur tous les jours devient plus violente.
Ce feu qu'on desespere à tout moment s'augmente.
Je sens que mon mal-heur croistra jusqu'au tombeau.

  Ces beaux yeux dont les traits ont sçeu blesser mon ame,
Me font voir tous les jours quelque charme nouveau
Qui fait naistre en mon cœur une nouvelle flâme.

  Leonide vouloit continuer son discours, quand elle apperceut que Galatée s'app[r]ochoit. Son amour n'avoit pu souffrir qu'elle se privast un jour entier de la veuë de Celadon ; elle l'aborda d'un air languissant, qui sembloit chercher dans les yeux du Berger la réponse de son Billet. Elle trouva leur vivacité presque éteinte ; & dans ce moment Celadon pressé d'une violente douleur, s'évanoüit entre les bras des Nimphes, & fut secouru avecque tant d'affection, que si les remedes humains avoient pu le tirer promptement d'affaire, il n'auroit pas languy fort long-temps.


Fin de la seconde Partie.