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Troisième partie, édition de 1619


Le texte de cette édition (Paris, Toussaint du Bray et Olivier de Varennes, in-8°) a été établi sur l’exemplaire conservé à la bibliothèque municipale de Troyes, sous la cote Y 17 3445 (3).

 



Sommaire :



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L'Astree
de messire Honoré d’Urfé.
Troisiesme partie.
A Paris,
chez Toussaincts du Bray,
ruë Sainct Jacques aux espics meurs,
et au Palais en la gallerie || des prisonniers.
1619.
Avec privilege du Roy.


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AU ROY.


SIRE,

Cette Bergere qui s’oze presenter maintenant devant vos yeux, est celle-là mesme qui autres-fois prenant une semblable hardiesse, fut receuë avec tant de faveurs, par HENRY LE GRAND, de tres-heureuse & tres-glorieuse memoire, Pere de vostre Majesté : J’avois creu en la luy dédiant, que cette ASTRÉE, que la sage Antiquité a tousjours prise pour la JUSTICE se devoit offrir à celuy qui par ses armes luy avoit donné envie de descendre du Ciel, pour revenir dans les Gaules son ancienne & plus agreable demeure : Mais aussi tost qu’elle a oüy le nom de LÔYS, que vostre Majesté porte, elle a incontinent jugé qu’elle estoit bien plus obligée de se donner toute à vous SIRE, puis que par l’election d’une tres-heureuse destinée, s’il est vray que les LOIS soient une mesme chose que la JUSTICE, vostre nom glorieux & le sien, ne signifient qu’une mesme chose : celuy de LÔYS ne pouvant estre escrit que l’on n’y lise aussi cette sacrée parole de LOYS. Considerant cette heureuse rencontre de vostre Nom, avec vostre loüable inclination : j’avouë que je l’ay prise pour un infaillible augure, que comme nous avons eu un HENRY LE GRAND, par qui la France chancelante avoit esté relevée & r’afermie, ou pour mieux dire, par qui estant perduë elle avoit esté reconquise ; de mesme nous verrons en nos jours un LÔYS LE JUSTE, qui luy rendra sa premiere splendeur, & la maintiendra en son ancienne Majesté, avec tant de prudence & d’équité, que ce Regne ne sera pas moins admirable ny redoutable, par les solides fondemens d’une durable Paix, que celuy qui est passé l’a esté par la force & par les armes. Dieu qui a tousjours maintenu la Couronne que vous portez avec des particuliers soings, par dessus toutes les autres de la Terre, augmentera le nombre de ses Graces en vostre Majesté, tant que cette ASTRÉE sera en vostre ame & en vos desseins, & tant que l’espée que vous avez au costé ne sera employée que pour la maintenir, ou ne tranchera que par ses mains. Ne l’esloignez donc point de vous, SIRE, mais au contraire, à l’imitation de ce Grand Roy, Pere de vostre Majesté, aymez-la, & la cherissez avec une tres-certaine asseurance, que tant que vous reiglerez vos actions à son exemple, vous acquerrez une extreme gloire par-dessus tous les Princes de la Terre, une tres-grande Amour parmi vos Peuples, & une infinie benediction de la main de Dieu. Toute l’Europe attend ces effects de vostre Majesté. Tous les François les esperent, & tous vos bons & fideles sujets les souhaitent ; & moy, SIRE, en cette qualité, j’en supplie Dieu, avec tous ceux qui desirent la grandeur de vostre Couronne, le repos de vos Peuples, & la gloire de vostre Nom, comme celuy qui sera à jamais,

SIRE,

Tres-humble, tres-fidele &
tres-affectionné serviteur
& sujet de vostre Majesté,


HONORE D’URFE.

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L’AUTHEUR A LA RIVIERE DE LIGNON.


Belle & agreable Riviere de LIGNON, sur les bords de laquelle j’ay passé si heureusement mon enfance, & la plus tendre partie de ma premiere jeunesse, quelque payement que ma plume ayt pu te faire, j’avoüe que je te suis encore grandement redevable, pour tant de contentemens que j’ay receus le long de ton rivage, à l’ombre de tes arbres fueillus, & à la fraischeur de tes belles eaux, quand l’innocence de mon aage me laissoit jouyr de moy mesme, & me permettoit de gouster en repos les bon-heurs & les felicitez que le Ciel d’une main liberale respandoit sur ce bien-heureux Pays, que tu arrozes de tes claires & vives ondes : mais il faut que tu croyes pour ma satisfaction, que s’il me restoit encore quelque chose avec laquelle je te pusse mieux tesmoigner le ressentiment que j’ay des faveurs que tu m’as faictes, je serois aussi prompt à te la presenter, que de bon cœur j’en ay receu les obligations & les contentemens : Et pour preuve de ce que je dis, ne pouvant te payer d’une monnoye de plus haut prix, que de la mesme que tu m’as donnée, je te vouë & te consacre, ô mon cher LIGNON, toutes les douces pensées, tous les amoureux souspirs, & tous les desirs plus ardens, que durant une saison si heureuse ont occupé mon ame de si doux entretiens, qu’à jamais le souvenir en vivra dans mon cœur. Que si tu as aussi bien la memoire des agreables occupations que tu m’as données, comme tes bords ont esté bien souvent les fideles secretaires de mes imaginations, & des douceurs d’une vie si desirable, je m’asseure que tu recognoistras aysément qu’à ce coup je ne te donne, ny t’offre rien de nouveau, & qui ne te soit desja acquis, depuis la naissance de la passion que tu as veuë commencer, augmenter & parvenir à sa perfection le long de ton agreable rivage ; & que ces feux, ces passions, & ces transports, ces desirs, ces souspirs, & ces impatiences sont les mesmes, que la Beauté qui te rendoit tant estimé par-dessus toutes les Rivieres de l’Europe, fit naistre en moy durant le temps que je frequentois tes bords, & que libre de toute autre passion, toutes mes pensées commençoient & finissoient en elle, & tous mes desseins & tous mes desirs se limitoient à sa volonté. Et si la memoire de ces choses passées t’est autant agreable que mon ame ne se peut rien imaginer qui luy apporte plus de contentement, je m’asseure qu’elles te seront cheres, & que tu les conserveras curieusement dans tes demeures sacrées, pour les enseigner à tes gentilles Nayades, qui peut estre prendront plaisir de les raconter quelquefois, la moitié du corps hors de tes fraisches ondes aux belles Dryades, & Napées, qui le soir se plaisent à danser au clair de la Lune parmi les prez qui emaillent ton rivage d’un perpetuel Printemps de fleurs : Et quand Diane mesme avec le chaste Chœur de ses Nymphes viendroit apres une penible chasse, despouiller ses sueurs dans ton sein, ne fay point de difficulté de les raconter devant elles, & sois asseuré, ô mon cher LIGNON, qu’elles n’y trouveront une seule pensée qui puisse offencer leurs chastes & pudiques oreilles. Le feu qui alluma cette affection fut si clair & beau, qu’il n’eut point de fumée, & l’embrazement si pur & net, qu’il ne laissa jamais noirceur apres sa bruslure en pas une de mes actions, ny de mes desirs.

Que s’il se trouve sur tes bords quelque ame severe, qui me reprenne d’employer le temps à ces jeunes pensées, maintenant que tant d’Hyvers ont depuis neigé dessus ma teste, & que de plus solides viandes devroient desormais repaistre mon esprit, Je te supplie, ô mon cher LIGNON, respons luy pour ma deffence, Que les affaires d’Estat ne s’entendent que difficilement, sinon par ceux qui les manient : Celles du Public sont incertaines, & celles des Particuliers bien cachées, & qu’en toutes la verité est odieuse. Que la Philosophie est espineuse ; la Theologie chatoüilleuse, & les sciences traittées par tant de doctes personnages, que ceux qui en nostre siecle en veulent escrire courent une grande fortune, ou de desplaire, ou de travailler inutilement, & peut estre de se perdre eux-mesmes, aussi bien que le temps & le soin qu’ingratement ils y employent. Mais qu’outre cela, il faut qu’elle sçache, que les nœuds dont je fus lié dés le commencement sont Gordiens, & que la mort seule en peut estre l’Alexandre ; Que le feu qui me brusla est semblable à celuy qui ne se pouvoit estaindre que par la terre, & que celle de mon tombeau seule en peut estouffer la flame : de sorte que l’on ne doit trouver estrange, si la cause ne cessant point, l’effet en continuë encore : que ny les Hivers passez, ny tous ceux qu’il plaira à mon destin de redoubler à l’avenir sur mes années, n’auront jamais assez de glaçons, ny de froideurs pour geler en mon ame les ardentes pensées d’une vie si heureuse : Ny je ne croiray point pouvoir jamais trouver une plus solide nourriture que celle que je reçois de son agreable ressouvenir, puis que toutes les autres qui depuis m’ont esté diverses fois presentées, m’ont tousjours laissé avec un si grand desgoustement, & avec un estomach si mal disposé, que je tiens pour une maxime tres-certaine, LA PEINE L’INQUIETUDE, ET LA PERTE DU TEMPS DES ACCIDENS INSEPARABLES DE L’AMBITION. Et au contraire, AYMER, que nos vieux & tres sages Peres disoient AMER, qu’est-ce autre chose qu’abreger le mot d’ANIMER, c’est-à-dire, faire la propre action de l’Ame. Aussi les plus sçavans ont dict il y a long temps, qu’elle vit plustost dans le corps qu’elle ayme, que dans celuy qu’elle anime. Si Aymer est donc la vraye & naturelle action de nostre ame, qui est le severe Censeur qui me pourra reprendre de repasser par la memoire les cheres & douces pensées des plus agreables actions que jamais ceste Ame ayt produites en moy ? Que personne ne trouve donc mauvais si je m’en ressouviens aussi long temps que je vivray ; & de peur que mesme par ma mort elles ne cessent de vivre, je te les remets, ô mon cher & bien aymé LIGNON, afin que les conservant & les publiant, tu leur donnes une seconde vie, qui puisse continuer autant que la source eternelle qui te produit, & que par ainsi elles demeurent à la posterité aussi longuement que dans la France l’on parlera François.

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LE PREMIER LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE


Depuis que la deliberation fut faite parmi les bergeres de Lignon d’aller dans trois jours toutes ensemble visiter la desguisée Alexis, Amont qui se plaist à tourmenter avec de plus cuisantes peines, ceux qui le servent, & qui l’adorent avec plus de perfection, commença de faire ressentir à Astrée de certaines impatiences, qui se pouvoient dire aveugles, & desquelles elle eut pu malaisement donner quelque bonne raison : car l’on en eust bien pu trouver quelqu’une au violant desir qu’elle avoit de voir Alexis, parce qu’on luy avoit raporté que son visage ressembloit à celuy de Celadon, pourveu que la resolution de l’aymer n’eust point d’abord preoccupé l’esprit de cette Bergere, ou plustost que cette resolution n’eust point esté devancée par une amour desja grande & impatiente : & sans doute l’on peut dire qu’elle estoit née cette nouvelle Amour, puis que tous les effects qu’une naissante affection a accoustumé de produire, se trouvoient dés lors en l’ame de cette belle fille, de sorte que les trois jours qui avoient esté pris pour faire ce tant agreable voyage, & qu’elle nommoit trois siecles, luy sembloient si longs, qu’elle eust bien voulu que sa vie eust esté d’autant abregée, pourveu que le jour si desiré vint tant plustost luy donner le contentement qu’elle esperoit : Mais lors qu’Alexis sceut par son frere que veritablement Astrée devoit la visiter dans si peu de temps, quel sursaut fut celuy de cette déguisée Druyde ? Elle ressentit tout à coup deux bien differentes passions, encores qu’un mesme sujet les eust produites dedans une mesme ame : sa joye ne fut pas petite de penser que dans si peu de jours elle joüyroit de l’agreable veuë de sa Bergere, & pourroit l’entretenir, encore que sous ces habits empruntez : mais sa crainte n’estoit guiere moindre, quand elle pensoit que si elle estoit recognuë, sa maistresse auroit occasion de l’accuser de desobeïssance, & d’avoir contrevenu à ses commandemens, faute qu’elle n’eust voulu commettre pour la perte mesme de sa vie, & reproche qu’elle n’eust pu souffrir sans la mort : Car ayant conservé son affection jusques en ce temps-la pure & exempte de toute sorte de blasme, elle eut beaucoup plustost choisi de n’estre plus, que de la noircir de la moindre tache d’infidelité ou de peu de respect : Et toutefois suivant la coustume de ceux qui ayment bien, elle retenoit plus souvent ses pensers sur les agreables images que son espoir luy representoit, que sur celles de la crainte, si bien qu’elle commença de trouver le terme de trois jours trop reculé, & accusoit en son impatience ceux qui l’avoient ainsi ordonné sans raison.

Que si Leonide qui sçavoit tous les secrets de son cœur, & qui sembloit estre destinée à n’avoir jamais ce qu’elle desiroit, mais à contribuer seulement toute sa peine, & toute son industrie au contentement d’autruy, n’eut par ses doux entretiens, & par ses complaisances ordinaires accourcy la longueur de ces jours ennuyeux, elle eut passé sans doute une assez fascheuse vie : Mais combien cette attente eust-elle esté beaucoup plus difficile à toutes deux, si le Berger eust sceu l’impatience d’Astrée, & si Astrée eust été asseurée que ce n’estoit pas la ressemblance de son berger : mais son Berger mesme qu’elle verroit où elle alloit chercher cette Druyde ? Et considerez combien Amour est mauvais maistre, & combien il paye mal la peine de ceux qui le servent, il donne à ces Amants tout ce qu’ils sçauroient desirer, car il fait qu’ils meurent d’amour l’un pour l’autre, & il n’y a point de desir en leur ame plus ardent que celuy de cette reciproque volonté : mais comme s’il estoit jaloux que les humains jouyssent de ces contentemens, qui sont les plus grands que les immortels puissent avoir, il veut qu’ils ignorent le bien qu’il leur faict, & que dans cette ignorance ils n’en joüyssent point. Car Celadon ayant esté si cruellement condamné à un eternel bannissement, que pouvoit-il accuser de cette injustice, que le changement de l’amitié de sa Bergere ? Et Astrée l’ayant veu precipiter dans les eaux de Lignon ; & depuis ayant eu opinion que son esprit estoit revenu vers elle lors qu’elle dormoit, que pouvoit-elle penser, sinon que l’amour du Berger n’ayant pu souffrir la cruauté de son commandement, il avoit recouru à la mort pour fuïr l’insupportable sentence de son courroux? Et cette consideration la tourmentoit de si grands repentirs, qu’elle estoit fort peu souvent seule, qu’incontinent les souspirs ne tesmoignassent le regret de son ame : & les larmes, le cuisant desplaisir qu’elle en avoit.

Le jour enfin tant impatiemment desiré fut devancé & par cette nouvelle Druyde, & par la nouvelle Amour d’Astrée, parce que toutes les deux ne pouvant attendre le lever du Soleil, sortirent du lict dés la premiere clarté de l’Aurore. Celadon qui fut le plus diligent ne pouvant trouver repos dans les plumes du sien, & accusant le Soleil d’estre paresseux, appelloit & conjuroit l’Aurore d’ouvrir promptement les portes du Ciel, afin de donner commencement à ce jour bien-heureux, & si longuement attendu : Et parce que sa lumiere ne paroissoit point encore : Il chanta dans le lict mesme tels vers :


SONNET.


Sur une attente.

Moments paresseux trainez si lentement :

O jours longs à venir, longs à clorre vos heures,

Qui vous tient endormis en vos tristes demeures ?

Vous souliez autresfois couler si vistement.

O Ciel qui traines tout avec ton roullement,

Et qui des autres Cieux les cadences mesures,

Dy moy qu’ay-je commis, & par quelles injures

T’ay-je faict allantir ton leger mouvement ?

Moments vous estes jours, jours vous estes années,

Qui de vos pas de plomb n’estes jamais bornées,

Que les siecles plus longs vous n’alliez égalant.

Peneloppe de nuict deffaisoit sa journée,

Je croy que le Soleil va ses pas rappellant

Pour prolonger le jour, & ma peine obstinée.


Cependant que le Berger se plaignoit de ceste sorte, le temps s’escouloit, & peu à peu faisoit approcher l’heure de la premiere clarté du jour, qui ne donna pas si tost par les vitres dans sa chambre, que de Berger devenant Druyde, en prenant les habits d’Alexis, elle laissa le nom de Celadon pour celuy de la fille d’Adamas. Trop heureuse Druyde si elle eut pu aussi se despoüiller de la passion qui la faisoit déguiser de cette sorte ! Mais le cœur de Celadon, qui sous ces habits empruntez, ne laissoit de luy demeurer dans l’estomac, n’eut jamais consenti à ce changement, non pas mesme quand la mort l’eut voulu ravir du lieu où il estoit : vestu donc des habits d’Alexis, aussi-tost que la porte du logis fut ouverte, il s’en alla tout seul dans un petit boccage qui regardoit sur la plaine, & d’où se pouvoit remarquer presque tout le cours de la delectable Riviere de Lignon : mais aussi tost qu’il y eut jetté les yeux dessus, combien les arresta-t’il promptement sur l’endroit où demeuroit Astrée, & se representant l’heureuse vie qu’il avoit passée en ce mesme lieu, lors qu’en ses propres habits & non point sous un nom emprunté, il luy estoit permis d’estre auprés de sa Bergere. Que de souspirs luy desroba cette pensée, & que d’agreables souvenirs luy remit-elle en la memoire ! Il s’alloit une à une redisant les favorables responces, qu’à diverses fois sa Bergere luy avoit faites, lots que quelquefois pressé d’amour il la supplioit de luy donner quelque asseurance de sa bonne volonté, ou quand la crainte le geloit, de peur qu’en fin la hayne de leurs parens ne prevalut par-dessus ses services ; là ne furent oubliées les traverses d’Alcipe & d’Hippolyte, ny les contrarietez d’Alcé, ny le couroux de leurs parens, ny les longs voyages qu’on luy avoit fait faire, ny les finesses que l’Amour luy avoit enseignées, ny la constance qu’Astrée avoit tousjours fait paroistre en toutes les difficultez qui s’estoient presentées : ny bref une seule chose qui luy pust tesmoigner qu’elle l’avoit aymé. Et apres considerant ce qui luy estoit avenu, lors qu’elle le bannit de sa presence, & cherchant des yeux le lieu malheureux où il receut cette rigoureuse ordonnance : Le voila bien, dit-il, le monstrant du doigt, l’endroit destiné à me ravir tous mes contentemens, & à donner naissance à tous mes ennuis : Mais, s’escrioit-il apres estre demeuré quelque temps les bras croisez & sans dire mot, Mais est-il possible que d’une si grande affection il soit procedé une si grande hayne ? d’une si grande constance un si grand changement, & d’un si grand bon-heur, un desastre si peu attendu ? Et lors se taisant comme s’il eust consideré avec admiration la difference qu’il y avoit de sa vie passée à celle qu’il alloit trainant : Et bien, reprenoit-il un peu apres, & bien elle est veritablement tres-grande cette difference que tu admires, mais tu en dois estre moins estonné, que de voir que tu sois encore en vie, apres avoir perdu tout ce qui te pouvoit donner quelque volonté de vivre.

Astrée cependant qui de toute la nuict n’avoit pu clorre l’œil, ne vit pas plustost paroistre la premiere blancheur de l’Aurore, que se jettant à corriger html bas du lict, elle s’habilla en diligence, & s’en alla avec la mesme haste trouver ses compagnes, qui n’ayans pas tant de passion qu’elle, reposoient aussi avec moins d’inquietude : Et quoy qu’en y allant elle vit Silvandre au Carrefour de Mercure, qui estoit couché dessus les marches du Terme ; si est ce que pour ne perdre un momant de temps, elle ne voulut parler à luy, à fin d’estre plustost vers ces deux Bergeres, qu’elle croyoit bien encores treuver endormies, mais qu’elle esperoit de faire haster tant plustost qu’elle y seroit. Et d’effect les ayant treuvées bien avant encores dans leur sommeil, car expressément ce jour elles avoient couché ensemble ; elle les éveille, les appelle paresseuses, & pour leur donner occasion de se lever plus promptement, leur jette en terre & couvertes & linceuls, les laissant beaucoup plus estonnées de voir faire une telle action à cette Bergere, que non pas de se trouver nuës dessus le lict : mais elle estoit excusable, puis qu’une plus forte passion que n’estoit pas son humeur l’y contraignoit. O Silvandre ! que tu eusses eu d’obligation à cette Bergere, si interrompant tes pensées elle t’eust emmené avec elle pour tesmoin de cette action ? Juge quel effect cette veuë eust causé en toy, puis qu’Astrée voyant ces beautez en demeura ravie ? Et dit en souspirant, Ha ! Diane, si vous eussiez esté la troisiesme dans le temple, pour certain Celadon vous eust donné la pomme, & ce jour-la n’eust pas esté le commencement de nostre malheureuse amitié. Astrée, luy respondit-elle, vous estes à ce matin si peu sage, que je ne sçaurois croire vostre jugement estre bon : aussi est-ce le moindre de mes soucis, que celuy de la beauté, n’y ayant plus rien au monde qui me la puisse faire desirer. Si est-ce, respondit Astrée, que venant icy, j’ay rencontré une personne, qui, je m’asseure, esliroit plustost la mort, que de souffrir la continuation de cette volonté en vous : Et si vous l’aviez veu comme moy, renversé dessus les marches du Terme de Mercure, les bras croisez, & les yeux tendus contre le Ciel, vous croiriez que je ne ments pas. Je sçay bien, dit-elle, que vous voulez parler de Silvandre : mais, ma sœur, ne sçavez-vous que c’est par gageure ? Les feintes, repliqua Astrée, ne donnent jamais de si veritables passions, & tenez moy pour la plus ignorante personne du monde en cette science, si Silvandre ne vous aime passionnément, & si cette amitié, quelque traictement que vous luy puissiez faire, ne l’accompagne dans le cercueil : Car ces personnes melancoliques, & qui sont lantes & tardives à aimer, quand une fois elles s’esprennent, jamais plus leur amour ne s’esteint. Je vous avoüe, ma sœur, respondit Diane, que dés le commencement que cette gageure se fit, j’eus cette mesme apprehension ; & n’eust esté que je cogneus que vous le vouliez ainsi, jamais je n’y eusse consenty, sçachant assez combien ces faintes sont dangereuses, & combien sont importuns la pluspart de ceux qui ayment, desquels ordinairement l’opiniastreté procede de vouloir vaincre ce qu’ils jugent de plus malaisé : mais puis que le mal de ce Berger est procedé de la permission que vous luy avez fait avoir de moy, je suis resolue qu’aujourd’huy sera le dernier jour qu’il en aura le congé : car en la prensence d’Alexis & de Leonide, je donneray le jugement de Philis & de luy : aussi bien les trois Lunes sont escoulées, & le retardement que j’y ay mis n’a esté que pour le desir que j’avois que la Nimphe vid la fin de cette action, comme desja elle avoit assisté au commencement. Astrée se teut pour ne luy desplaire : mais Philis prenant la parole. Et quoy ma sœur, luy dit-elle, avez-vous opinion que quand vostre jugement sera donné, s’il vous ayme, il cesse de vous aymer ? J’ay opinion, respondit Diane, qu’il ne parlera pas à moy de la sorte qu’il a fait, & que s’il m’ayme, il en aura toute la peine. O Diane, repliqua Phillis, que vous l’entendez mal : A cette heure vous pouvez feindre, que tout ce qu’il vous dit, c’est pour nostre gageure, au lieu que quand cette excuse n’y sera plus, vous serez obligée de recevoir ses paroles à bon escient. Je sçay bien, reprit Diane, que ce que vous dites est vray : mais s’il parle à moy autrement qu’il ne doit, je le traitteray en façon qu’il n’y retournera pas la seconde fois. Phillis alors se mettant à rire, ô ma compagne, luy dit-elle, nous en avons bien veu d’autres qui avoient faict ces mesmes resolutions, & qui en fin ont esté contraintes de les changer : car dites moy je vous supplie, s’il continuë à vous en parler apres la premiere defence que vous luy en ferez, que sera-ce pour cela ? le tuerez-vous s’il y contrevient ? Je ne le tuëray pas, respondit Diane, mais je parleray bien à luy, de sorte que s’il m’ayme il craindra de ne me plus importuner, & s’il ne m’ayme pas, il plaindra la peine de faindre plus avant. Au contraire, luy repliqua Phillis, s’il ne vous ayme pas, il ne se souciera guere de vous déplaire, & s’il vous ayme, son affection l’empeschera de vous obeyr en ce qui contrevient à son amour : car, ma sœur, soyez asseurée qu’une violente passion peut bien estre contrariée, mais non pas effacée entierement, vous verrez qu’il obeyra peut-estre quelque temps à vos rigoureuses deffences, mais peu apres il rompra toutes considerations, & comme un torrent qui rencontre en son cours quelques empeschements, au commencement s’arreste, puis peu à peu se renforçant, non seulement il emporte cette defence, mais surmontant ses propres bords, innonde, & assable tous les champs d’alentour. De mesme, dis-je, vous verrez qu’apres s’estre contraint quelques jours, son affection l’emportera par-dessus toutes vos deffences, & Dieu vueille que ce ne soit avec tant de violence que chacun ne le recognoisse. Et si cela avient, comme vous devez croire qu’il aviendra, qu’est-ce que vous luy ferez de plus, que de renouveller encores ces premieres deffences ? Je veux bien qu’elles soient plus rigoureuses, mais en fin ce ne seront que des paroles, & croyez moy qu’elles ont fort peu de force sur ceux qui aiment, comme je croy que faict Silvandre. Ma sœur, adjousta froidement Diane, je n’ay encores jamais veu de ces opiniastres dont vous parlez, & quand j’en rencontreray, je chercheray les moyens de m’en défaire, ne croyant pas que le Ciel nous ait faict si miserables, que nous ayant desnié la force, il ne nous ait donné la prudence pour nous pouvoir conserver.

Ainsi alloient discourant ces belles Bergeres cependant qu’elles s’habilloient, & desja estans prestes, apres avoir donné la charge de leurs troupeaux à quelques jeunes enfans qui demeuroient au logis, elles s’acheminerent au carrefour de Mercure, où chacun se devoit assembler, pour de là s’en aller au temple de la bonne Déesse, & de là vers Alexis. Silvandre avoit devancé tous les autres, comme celuy qui n’avoit contentement que quand il voyoit Diane, ou quand sans estre interrompu il pouvoit entretenir ses pensées. Lors qu’elles y arriverent ce Berger chantoit, & estoit tellement ravy en son imagination, qu’encores qu’elles fussent tout aupres de luy, si est-ce qu’il ne les apercevoit point. Les paroles qu’il disoit estoient telles :


SONNET.


Qu’il ayme en lieu trop haut.

Mon cœur qui t’eslevant d’un vol trop temeraire,
Ne vois de ton desir la fole trahison,
Et qui sans y penser avales-le poison

Sous un sucre trompeur, que penses-tu de faire ?

Mon cœur ne vois-tu pas qu’il seroit necessaire

Pour trouver quelquefois à ton mal guerison,

De nous hausser plus haut que ne veut la raison ?

Ce garçon imitant qui ne creut à son pere.

Je voy bien que tu dis qu’en un sujet si beau,
Il vaut mieux que la mer nous serve de tombeau,
Et qu’Amour dans la perte a mis la recompense.

O mon cœur ! il est vray, je ne t’en dédis pas :

Mais pour n’estre déceus, n’ayons donc esperance

De nul autre bon-heur, que de ce beau trespas.


Diane le voyant en cest estat, cogneut bien qu’Astrée & Philis luy avoient dit la verité, & qu’il se preparoit un grand combat pour elle, parce que depuis la mort de Filandre elle n’avoit jamais eu ressentiment de bonne volonté que pour ce Berger. Et toutefois ne pouvant souffrir que Silvandre la servit pour estre une personne incognuë, elle se voyoit contrainte d’user d’extréme rigueur contre l’affection de ce Berger, & peut estre en quelque sorte contre la sienne propre. Durant ces pensées, Philis qui aimoit Silvandre, depuis qu’en partie il avoit esté cause de faire cesser la jalousie de Lycidas, en eut pitié, & se tournant vers Diane elle luy dit fort bas en l’oreille. J’avouë, ma Maistresse, que ce Berger vous ayme mieux que moy, & je crains fort que si vous estes juste juge, je ne perde ma cause : Et parce que Diane ne luy respondit rien, ayant l’esprit diverty ailleurs, lors qu’il eust finy ses vers elle feignit, selon sa constume, de le vouloir contrarier. Et quoy, Berger, dit-elle en le surprenant, faites vous si peu de compte de la compagnie qui est icy, que vous ne daignez seulement la regarder? Silvandre s’estant esveillé à ceste voix, car il estoit dans ses pensées, comme dans un profond sommeil, se releva promptement ; & apres avoir salüé ces Bergeres : J’avouë, dit-il, à ce coup que Philis m’a obligé, encores peut estre, que son intention ait esté au contraire. Vostre ingratitude, respondit Philis, est si grande envers moy, que je ne conseilleray jamais personne de vous obliger, puis que vous le recognoissez si mal. Et puis continuant, Est-ce ainsi Berger, dit-elle, que vous me remerciez de la peine que j’ay prise de vous advertir de vostre bien, en vous faisant avoir la veue de ce que vous dites que vous aymez ? Quand ce ne seroit que l’incivilité dont vous usiez en ne rendant l’honneur à ces Bergeres que vous leur deviez, encores me seriez vous infiniment redevable, & devriez user d’autre recognoissance que vous ne faites. Silvandre respondit froidement à ceste Bergere, Vous me faites souvenir, Philis, de ces Chevres, qui apres avoir remply le vase de leur laict, donnent du pied contre, & le cassent : car m’ayant en quelque sorte obligé, vous rompez ceste obligation par les reproches dont vous usez envers moy ; & d’autant qu’elles me sont aussi difficiles à supporter, comme à ne recognoistre une grace lors que je l’ay receuë, je suis contraint de leur respondre, apres avoir avoüé encores une fois pour toute satisfaction que je vous suis redevable, mais non pas tant que vos paroles nous veulent persuader : car qu’est-ce que je vous doits, & qu’avez-vous fait pour moy ? cela mesme que feroit l’aboy de Driopé si quelqu’un survenoit quand Diane est endormie. Je confesse toutefois que la peine que vous y avez prise merite d’estre recogneuë, mais quelle recognoissance vous doit-on ? celle-la mesme que Diane a accoustumé de faire à son cher Driopé, lors qu’il a fait quelque chose qui luy a esté agreable ; que si vous luy demandez quelle elle est, elle vous dira que pour toute recompence, elle luy met la main sous le menton, l’approche de sa joüe, & luy donne deux ou trois petits coups sur la teste : Puis que vous n’avez rien fait d’avantage pour moy, vous devez estre contente du mesme payement. Astrée & Diane ne se peurent empescher de rire de ceste plaisante response, & Lycidas mesme qui y estoit survenu en mesme temps, lors que Diane ayant repris son haleine dit à Silvandre, Encores oubliez vous Berger, que quelquefois pour le caresser d’avantage, je luy crache au nez. S’il ne tient qu’à cela ma Maistresse, dit Silvandre, que je ne sorte de l’obligation que je luy ay, j’y satisferay tout à ceste heure : & à ce mot il s’avança, faisant semblant de luy vouloir prendre le dessous du menton, mais elle se recula, & feignant un visage severe, dit au Berger, Si vous satisfaites à toutes vos debtes avec mesme monnoye, je suis d’avis que ceux à qui vous devez vous en quittent aussi bien que je fay, puis que le payement en est si mauvais : & toutesfois, ingrat, si ne pouvez vous nier que l’obligation que vous m’avez ne soit grande, quand ce ne seroit que pour avoir changé vos fascheuses pensées en la veüe de ceste belle Diane. Ceste obligation, dit-il, est grande, si vostre intention est telle que vous la dites : mais parce que tout present qui vient de l’ennemy peut estre soupçonné de trahison, pourquoy ne diray-je qu’en ce bien que vous m’avez fait, vostre dessein a esté tout au contraire ? Et quel, repliqua Philis, pourroit-il avoir esté ? Vous avez peut estre pensé, dit-il, que les rigueurs de ma Maistresse me donneroient plus de peine que l’incertitude de mes pensées, ou bien parce que vous sçavez que plus on voit la chose aymable, & plus l’amour s’en augmente, vous avez creu ne me pouvoir faire mourir plus promptement qu’en me faisant voir ceste Bergere, afin d’en faire de sorte augmenter ma flamme, qu’il n’y ayt plus d’esperance de salut pour moy. Mais Philis, ne croyez pas que je refuse cette mort, puis que je sçay bien que je ne la puis eviter, & qu’il n’y a vie qui soit plus desirable.

Ceste dispute eust bien plus longuement duré entre ce Berger & ceste Bergere, n’eust esté qu’ils virent desja assez prés d’eux une grande trouppe qui se venoit assembler au carrefour de Mercure, pour de la là s’en aller tous ensemble voir Alexis. Et parce que pour se desennuyer ils alloient chantant tour à tour, Silvandre se teust pour escouter un Berger qui disoit tels vers,


STANCES


Contre une Bergere inconstante.

I.

Esprit plus dangereux que la mer n’est à craindre,
Et de qui l’amitié m’apprend à desaimer :

N’esperez que vos feux puissent plus r’allumer

Ce qu’ils purent estaindre :

C’est un peu sage Nocher,
Qui battu de mesme orage,

Contre le mesme Rocher

Se perd d’un second naufrage.

II.

Vous estes plus glissant qu’un glacé precipice,

Plus on vous veut serrer, & moins on vous estraint :

Malheureux est celuy que le Ciel a contraint

A vous faire service :

Vous estes pour son tourment,

Luy Sisiphe, & vous la roche

Qui retumbe incessamment,

Quand du sommet elle approche.

III.

Vostre ame qui sans chois brûle de toute flame,

Sous tant de divers feux estouffa mon ardeur

Par un contraire effect, produisant la froideur

Dont se gele mon ame :

Par des contraires, en l’air

On oit gronder le tonnerre,

Qui devancé d’un esclair

Faict trembler toute la terre.

IIII.

Ce n’est donc sans raison, si denoüant mes chaines,

Je sorts de la prison où j’ay languy pour vous :

Je vivray bien contant de faire voir à tous
Que vos armes sont vaines :

Et pour marque de vainqueur

Je paindray pour mes trophées

Des flames dessous un cœur :

Mais des flames estouffées.


Ce Berger qui chantoit, fut bien tost recogneu pour estre Corilas, qui se souvenant encores des tromperies de Stelle, ne pouvoit cacher la haine que veritablement il avoit conceuë contre elle. D’autre costé, la Bergere apres l’avoir recherché, & recogneu qu’elle y perdoit son temps, changea aussi son amitié en haine : Ce qui estoit tellement recogneu de chacun, que l’on les nommoit ordinairement les amis ennemis, à ce coup la Bergere ne luy respondit point, par ce qu’au mesme temps qu’elle voulut ouvrir la bouche, Hylas se mit à chanter tels vers :


SONNET.

Si l’Amour est un bien comme on nous faict entendre,
Le bien communiqué, ce me semble, vaut mieux,

Qui sera le Timon severe & sourcilleux
Qui reprendra le mien, plus je pourray l’estendre ?

Si c’est un mal aussi, qui me sçauroit deffendre


De finir promptement ce qu’on dit vicieux ?

Soit donc ou bien ou mal d’aymer en divers lieux,

Ou de cesser d’aymer nul ne me peut reprendre.

Les Cieux aiment entr’eux, & d’un lien d’aimant

L’un avec l’autre Amour estraint chaque Element :


Et n’aymeray-je pas, ne voyant rien qui n’ayme ?

La Nature en changeant se rend belle çà bas :

Rien n’est en l’Univers qui ne change de mesme :

Et voyant tout changer, ne changeray-je pas ?


A ces dernieres paroles cette trouppe se trouva si pres d’Astrée & de ses compagnes, qu’elles se vindrent salüer & donner le bon jour, & par ainsi l’on cessa de chanter pour se demander des nouvelles les unes aux autres, & sçavoir comme la nuict avoit esté passée parmy elles, un seul Hylas faisoit paroistre de ne se guere soucier de tout ce qu’elles faisoient, & s’adressant à Silvandre : Eh mon amy, luy disoit-il, & n’y a-t’il personne icy qui sçache aymer que moy ? Que s’il y en a quelque autre, à quoy vous amusez vous tous de perdre ainsi le temps en ces petites niaiseries, au lieu de l’employer à s’en aller vitement vers la belle Alexis ? Je m’asseure, respondit Phylis qui l’ouyt, que nous y serons assez tost pour avoir le loisir d’y employer toute ta constance : Vous vous trompez, mon ennemie, respondit Silvandre, il a raison de nous haster, autrement il est dangereux que la fin de son amour ne devance le commencement de nostre voyage. Tu penses peut-estre, dict Hylas, me blasmer fort, en disant que je n’ayme pas long-temps ; & au contraire je tiens que c’est l’une des plus grandes loüanges que tu me puisses donner : car dy-moy Silvandre, celuy qui en un quart-d’heure fait plus de chemin qu’un autre en tout un jour, n’est-il pas estimable ? & le Masson qui bastit une maison en un mois, qu’un autre n’oseroit entreprendre en un an, n’est-il pas tenu pour meilleur maistre ? Si tu voulois rendre, respondit Silvandre, ton Amour un laquais, je pense que plus il pourroit aller viste, & plus il seroit estimable : mais pour le Masson duquel tu parles, tu te trompes Hylas, à croire celuy qui se diligente le plus estre le meilleur artisan, car ce nom doit estre donné à celuy qui fait le mieux ce qu’il entreprend, & non pas à qui s’en depesche plustost, parce que ceux cy gastent presque ordinairement l’ouvrage où ils mettent les mains. Hylas vouloit respondre lors que toute cette belle compagnie commença de s’acheminer vers le temple de la Bonne Déesse, où Chrisante les attendoit à disner, parce que cette venerable Druyde ayant sçeu leur deliberation, & voulant elle aussi rendre ce devoir à la belle Alexis, elle avoit prié ces belles & discrettes Bergeres de passer à Bon-lieu, afin de se mettre dans leur troupe. Les bergers qui creurent cette compagnie leur estre fort honorable, ne luy voulurent refuser ceste requeste ; & par ainsi Silvandre à ces dernieres paroles rompit compagnie à l’inconstant Hylas, pour prendre Diane sous les bras, & luy aider à marcher, plein de contentement de se voir auprés d’elle sans que Paris y fut : Que si alors la desguisée Alexis eut eu la veuë assez bonne, elle les eut bien pu voir partir du carrefour de Mercure, parce qu’estant en ce petit boccage relevé elle n’avoit jamais pu oster les yeux de l’endroit où elle pensoit que fut alors la belle Astrée, si ravie en ses pensées, qu’il sembloit que sa veuë fut attachée où elle regardoit, sans faire autre action qui monstrast qu’elle fut en vie, sinon qu’elle respiroit, ou pour mieux dire souspiroit de tant en tant. Cette pensée l’eust longuement entretenuë, si Leonide ne l’en eust divertie : Ceste Nymphe qui ne pouvoit assez bien amortir ces flames qui la souloient brusler pour Celadon, se plaisoit de sorte en la compagnie d’Alexis, qu’elle ne l’abandonnoit que le moins qu’il luy estoit possible. Et parce que le sage Adamas avoit bonne memoire de ce que Silvie luy en avoit dit, encores qu’il recogneust assez l’extréme affection que le Berger portoit à la belle Astrée, si ne pouvoit-il s’empescher de vivre en une peine extréme, sçachant bien que sa niepce n’estoit pas si peu agreable, qu’elle ne peust pour quelque temps faire oublier à un jeune cœur tous les devoirs de la loyauté : Et ceste consideration eust bien eu tant de force sur luy, que jamais il n’eust permis que ce jeune Berger fut entré en sa maison, sous le nom & les habits de sa fille Alexis, si l’Oracle ne luy eust promis que quand Celadon auroit son contentement, sa vieillesse aussi seroit contente pour jamais : car y estant si fort interessé, il choisist plustost la peine de veiller de prés les actions de l’une & de l’autre, que de perdre le bien que le Ciel luy en promettoit. Et parce qu’il ne pouvoit tousjours estre auprés d’elle, d’autant que les affaires & domestiques & publiques l’appelloient bien souvent ailleurs, il avoit commandé à Paris de ne les abandonner point, de peur qu’Alexis ne s’ennuyast si elle demeuroit seule.

Ce matin, aussi tost qu’il sceut qu’elles estoient hors du logis, que Paris trop long à s’habiller n’estoit avec elles, il sortit incontinent apres, & suyvant sa niepce fut presque aussi tost qu’elle dans le boccage, où Alexis avoit desja quelque temps entretenu ses pensées. Le bruit que la Nymphe fit en arrivant luy fit tourner le visage vers elle, & appercevoir la venuë du Druyde, à qui elle portoit un si grand respect, qu’encores qu’elle eust mieux aimé demeurer seule pour avoir plus de commodité de penser en Astrée : Si est-ce que feignant le contraire, elle l’alla treuver & luy donner le bon-jour avec un visage plus joyeux que de coustume, dequoy Adamas s’estant pris garde, apres luy avoir rendu son salut, il luy dit, Que le bon visage qu’il luy voyoit à ce matin, luy estoit un presage que ceste journée luy seroit heureuse. Dieu vueille, mon Pere, respondit Alexis, que vous en receviez du contentement : car quant à moy je n’en espere point que par ma mort, que si vous me voyez plus joyeuse que de coustume, c’est que tous les jours que je paracheve, il me semble avoir aproché d’autant la fin du supplice que la fortune m’a ordonné ; imitant en cela ceux qui sont contraints de faire un long & penible voyage, & qui tous les soirs quand ils sont arrivez à la fin d’une journée, content la quantité des lieuës qu’ils ont faite, leur semblant que c’est autant de diminué de la peine qu’ils doivent avoir. Le Druyde luy respondit froidement : Mon enfant, ceux qui vivent sans esperance d’allegement en leurs miseres, offensent non seulement la providence de Tautates, mais aussi la prudence de ceux qui ont pris le soing de leur conduitte : Et en cela j’aurois occasion de me plaindre doublement de vous, d’un costé pour le tiltre de Druyde que j’ay en ceste contrée, à cause de l’offense que vous faites à Dieu, & de l’autre, comme Adamas, de celle que vous me faites, puis que l’Oracle vous a remis entre mes mains. Mon pere, respondit Alexis, je serois tres-marry d’offenser nostre Tautates, ny vous aussi : & si mes paroles n’ont pu me bien expliquer, je vous diray que mon intention n’a pas esté de douter de la providence de nostre grand Dieu, ny de vostre prudence : mais oüy bien de croire que sa volonté n’est pas de me donner jamais contentement tant que je vivray, & que mon malheur est si grand qu’il surpasse toute la prudence des humains. Il faut que vous sçachiez, reprit Adamas, que la mécognoissance d’un bien receu, fait bien souvent retirer la main du bien-faicteur, & la rend plus chiche qu’elle n’estoit auparavant : Prenez garde que vous ne soyez cause que le Ciel en fasse de mesme, car vous recognoissez si mal celuy qu’il commence de vous faire, qu’avec raison vous pouvez craindre qu’au lieu de continuer il ne vous charge de nouveaux supplices. Ne considerez vous point qu’ayant demeuré perdu si longuement dans un sauvage rocher, où il n’y avoit que luy & vous qui vous y sceussiez, il y a conduit par hazard Silvandre pour vous donner quelque consolation ? Et pour la rendre encores plus grande, n’a-t’il fait qu’Astrée mesme vous y soit allé treuver ? que vous l’ayez veuë, voire que vous l’ayez presque oüye, & les plaintes qu’elle faisoit pour vous ? Quel commencement de bon-heur pouviez vous esperer plus grand que celuy-là ? Je ne vous mets point icy en conte les visites de Leonide & de moy, car peut estre vous ont-elles esté importunes ; mais si feray bien la pensée qu’il me donna de vous conduire chez moy, sous le nom & sous les habits de ma fille Alexis, parce que c’est de luy, sans doute, qu’elle vint : d’autant que faisant dessein de vous remettre au comble de vos félicitez, il a voulu que comme la forttune, sans que vous ayez fait faute, vous a ravy vostre bien : de mesme il vous soit rendu sans que vous y ayez en rien contribué. Et d’effect, quel commencement est cestuy-cy ? Et croyez vous que sans son ayde particuliere ces habits qui vous couvrent peussent abuzer les yeux de tant de personnes ? Qui est-ce de tout vostre hameau, mesmes de vos amis plus familiers qui ne vous ait veu & mécogneu? Il n’y a pas eu jusques à vostre frere qui n’y ait esté trompé : Et là ne s’arrestant les faveurs de Tautates, n’a-t’il pas mis en la volonté d’Astrée de vous venir visiter? Et pouvez-vous desirer un commencement plus favorable pour vostre restablissement ? Et toutefois plein de mécognoissance vous vous pleignez, ou pour le moins ne recevez ces bien-faits de bon cœur : Prenez garde, mon enfant, vous dis-je encor un coup, que vous ne le faciez courroucer, & que changeant les biens aux maux, il n’apesantisse de sorte sa main sur vous que vous ayez juste occasion de vous douloir. Mon pere, respondit Alexis, je recognois la bonté de Tautates, & le soin qu’il vous plaist avoir de moy mieux que je ne sçaurois dire, mais cela n’empesche pas qu’il ne me reste encores assez de maux pour m’arracher de la bouche les plaintes que je fais : car je suis comme le pauvre malade que mille sortes de douleurs affligent tout à coup, encores que l’on luy en oste quelques unes, il luy en reste tant d’autres que les plaintes justement luy peuvent estre permises.

Le Druyde luy vouloit respondre lors qu’il vit venir Paris, car de peur qu’il n’entendist leur discours, & que par ce moyen il recogneut que ceste Alexis déguisée n’estoit pas sa sœur, il fut contraint de remettre à une autre fois ce qu’il luy vouloit dire : Et cependant la prenant par la main, & se mettant entre-elle & Leonide, il commença de se promener parmy ce boccage, faignant de n’avoir point veu Paris qui arriva presque en mesme temps, mais si propre en ses habits de Berger, qu’il estoit aisé à cognoistre qu’Amour avoit esté celuy qui ce matin l’avoit habillé : Il est vray que s’il y avoit esté soigneux, Leonide qui en se flattant avoit opinion que sa beauté ne devoit guere ceder à celle d’Astrée, n’y avoit pas espargné l’artifice ny tous les avantages qu’elles se pouvoit donner, afin qu’Alexis la voyant ainsi parée, & faisant comparaison d’Astrée à elle, la simplicité de l’habit de la Bergere ternist en quelque sorte sa beauté naturelle. Alexis seule vestuë comme de coustume sembloit ne se gueres soucier de ceste visite, encores que ce fut celle qui y avoit le plus d’interest : mais n’en voulant donner cognoissance à personne, elle ne voulut rien adjouster à son habit ordinaire ; outre qu’elle sçavoit assez que ce n’estoit plus la beauté qui luy devoit redonner le bon-heur qu’elle desiroit, mais la seule fortune ; tout ainsi que seule & sans raison elle le luy avoit osté, & toutefois en cét habit simple & sans artifice elle paroissoit si belle, que Leonide n’en pouvoit oster les yeux.

Apres quelques propos communs, Paris qui estoit passionnément amoureux de Diane, & qui pour luy estre plus agreable, avoit pris les habits de Berger, ne pouvant attendre sa venuë, dit au sage Adamas, que s’il le luy permettoit, il iroit volontiers treuver ces belles Bergeres, qui devoient venir visiter sa sœur, pour les conduire par un chemin plus court & plus beau, qu’il avoit appris depuis peu. Le Druyde qui sçavoit bien l’affection qu’il portoit à Diane, & qui n’en estoit point marry, pour les raisons que nous dirons cy apres, loüa son dessein, luy remonstrant que la courtoisie entre toutes les vertus, estoit celle qui attiroit plus le cœur des hommes, & qui estoit aussi plus propre & naturelle à une personne bien née. Avec ce congé Paris pris incontinent le chemin de Lignon, & débendant à grand pas la colline, quand il eut passé sur le pont de la Boteresse, il suivit la riviere, prenant un petit chemin à main droitte, qui en fin le conduisit dans le bois où estoit le vain tombeau de Celadon, & passant plus outre parvint au pré qui estoit devant le temple d’Astrée : Mais à peine avoit-il mis le pied dedans, qu’il apperceut à l’autre costé deux hommes à cheval, dont l’un estoit armé, & avoit en la main droitte un gesse, en l’autre un escu, le heaume couvert par derriere d’un grand panache blanc & noir, qui alloit flottant jusques aupres de la croupe du cheval, le corselet & les tassettes escaillées, & les mougnons enlevez en muffles de lyons, qui sembloient de vomir la cane du Brasal, la cotte de maille descendant jusques auprés de la genoüilliere, où les greves s’attachoient à boucles d’argent, son espée mousse, & qui sembloit de se tourner presque en demy cercle, pendoit à son costé, & l’escharpe qui luy servoit de baudrier estoit de la mesme couleur que le panache, qui rompuë en divers lieux ne sembloit estre que le reste des bois, & d’un long voyage aussi bien que son panache.

Aussi-tost que Paris l’apperceut, se souvenant de ce qui estoit autrefois advenu à Diane, lors que Filidas & Filandre furent tuez, il se rejetta dans le bois, & toutefois desireux de sçavoir ce qu’ils feroient, les alla accompagnant des yeux à travers les arbres. Il vit donc qu’aussi-tost qu’ils furent entrez dans le pré, & qu’ils eurent apperceu l’agréable fontaine, qui estoit à l’entrée du Temple, le Chevalier mit pied a terre, & l’autre, qu’il jugea estre son Escuyer, courant promptement, luy tint l’estrieu & print son cheval, que débridant, sans respect du lieu, il laissa paistre l’herbe sacrée : Cependant le Chevalier se coucha auprés de la fontaine, où s’appuyant d’un coude, & s’estant deffait de l’autre main son heaume, prit deux ou trois fois de l’eau dedans la bouche, & s’en refreschit & lava le visage. Paris le voyant desarmé, creut que son intention n’estoit pas de faire du mal à personne, & ceste opinion luy donna de la hardiesse de s’en approcher d’avantage, se cachant toutefois le plus qu’il pouvoit dans l’espaisseur des arbres, entre lesquels il vint si prés d’eux, qu’il pouvoit voir & ouyr tout ce qu’ils faisoient & disoient ; d’abord il remarqua que ce Chevalier estoit jeune & beau, quoy qu’il parust en son visage une extreme tristesse, & apres considerant ses armes, il jugea qu’il estoit Gaulois, n’estans gueres differentes de celles qu’il avoit accoustumé de voir, & de plus qu’il estoit amoureux : car il portoit, d’argent, à un Tygre, qui se repaissoit d’un cœur humain, avec ce mot :

Tu me donnes la mort, & je soustiens ta vie.

Il eut peut-estre regardé toutes ces choses plus long temps & plus particulierement, s’il n’en eust esté empesché par les souspirs de ce Chevalier, qui ayant tenu quelque temps les yeux immobiles sur la fontaine, revenant en fin en luy mesme, comme d’un profond sommeil, avec des sanglots qui luy sembloient de luy devoir arracher la vie : il vit que levant les yeux au Ciel, il dit assez haut à mots interrompus, telles paroles :


SONNET.


Faut-il encor se flater d’esperance,

Faut-il encor escouter ses appas ?

Faut-il encor marcher dessus les pas

De ceste folle & trompeuse creance ?

N’avons-nous point encor la cognoissance

Que nostre bien pend de nostre trespas :
Et que l’honneur desormais ne veut pas

Que nous ayons plus longue patience ?

Ces maux, ces morts, ces tourments infinis

Jamais de nous ne se verront bannis,

Et seulement nous vivrons à l’outrage.

Celuy qui peut tant d’offences souffrir,

Sans promptement se resoudre à mourir,

A bien un cœur, mais n’a point de courage.


Ces paroles furent suivies de plusieurs souspirs, qui en fin changez en sanglots, furent accompagnez d’un torrent de larmes, qui coulant le long de son visage, s’alloient mesler avec l’eau de la fontaine : Quelque temps apres s’estendant du tout en terre, & laissant aller negligemment les bras, il devint pasle, & le visage luy changea ; de sorte que son Escuyer qui avoit tousjours l’œil sur luy, le voyant en cét estat, de peur qu’il n’évanoüyt, y accourut promptement, le mit en son giron, & luy jetta un peu d’eau au visage, si à temps que n’ayant du tout perdu la cognoissance & les forces, il revint plus aisément en luy-mesme : mais ouvrant les yeux & les haussant lentement contre le Ciel. O Dieux ! dit-il, combien vous plaist-il que je languisse encores ? Et puis relevant les bras, il joignit les mains sur son estomach, que ses yeux noyoient d’une si grande abondance de larmes, que son Escuyer ne se peut empescher de souspirer : dequoy s’appercevant : Et quoy Halladin, luy dit-il, tu souspire ! ne sçais-tu pas qu’il n’y a personne au monde à qui il doive estre permis qu’à moy, si pour le moins ceste permission doit estre donnée au plus miserable qui vive ? Seigneur, respondit l’Escuyer, je souspire à la verité, mais plus pour voir un si grand changement en vous, que pour le desastre que vous plaignez : Car estre trompé d’une femme, estre trahy d’un rival, que la vertu s’acquiere des envieux, & que la fortune favorise quelquefois leurs desseins, je ne treuve cela nullement estrange, puis que c’est presque l’ordinaire : mais je ne me puis assez estonner de voir ce courage de Damon, que jusques icy j’ay creu invincible, & duquel vous avez rendu tant de preuves, & pour lequel vous avez tant estimé & redouté des amis & des ennemis, fléchir à cette heure, & se laisser abattre sous vu accident si commun, & auquel les moindres courages ont accoustumé de resister : Est-il possible, Seigneur, que quand ce ne seroit que pour ne point mourir sans vengeance, vous ne vueilliez vous conserver jusques à ce que vous ayez treuvé Madonthe, pour en sa presence tirer raison de ceux qui sont cause de vostre desplaisir ? Considerez pour Dieu qu’une calomnie qui n’est point averée tient lieu de verité, & que cela estant, Madonthe a eu raison de vous traitter comme elle a faict. A ce nom de Madonthe, Paris vit que le Chevalier reprenoit un peu de vigueur, & que tournant les yeux à costé, comme essayant de regarder celuy qui parloit à luy. Il luy respondit d’une voix assez lente, Ah ! Halladin mon amy, si tu sçavois de quels supplices je suis tourmenté, tu dirois que c’est faute de courage, pouvant mourir, de les souffrir plus longuement. Dieux qui voyez & oyez mes injustes douleurs, & mes justes plaintes, ou donnez-moy la mort, ou ostez moy la memoire de tant de desplaisirs. Les Dieux, respondit l’Escuyer, se plaisent autant à favoriser de leurs graces ceux qui essayent avec courage & prudence de s’ayder eux mesmes en leurs infortunes, qu’à combler de disgrace ceux qui perdant & le cœur & le jugement ne sçavent recourir qu’aux prieres & aux vaines larmes. Pourquoy pensez-vous qu’ils vous ayent donné une ame plus genereuse qu’à tant d’autres personnes ? Croyez-vous que ce soit pour en user, & vous en servir seulement aux prosperitez, ou aux rencontres de la guerre ? C’est, Seigneur, pour en produire les effects en toutes les occasions qui se presentent, & principalement aux adversitez : afin que ceux qui verront ces vertus en vous loüent les Dieux d’avoir mis en un homme tant de perfections, & que les considerant en vous, ils ayent cognoissance de celle de l’ouvrier. Et voudriez-vous maintenant trahir leur intention, & les esperances que chacun a eu de vous ? Je me souviens, Seigneur, d’avoir ouy dire à ceux qui vous ont veu en vostre enfance, & en vostre plus tendre jeunesse, que dés le berceau vous donniez cognoissance d’un courage si relevé, & si genereux, que chacun jugeoit que vous seriez en vostre temps exemple à chacun d’une amitié invincible : Et voudriez-vous bien pour si peu démentir de si favorables jugemens ? Plusieurs femmes ont creû chose honteuse de fléchir aux coups de la fortune : Et quoy qu’elles soient d’un naturel sousmis & fléchissant, si est-ce que s’estant vertueusement opposées à ses desseins, elles l’ont bien souvent contrainte de les changer. Et vous qui estes né homme, dont le seul nom vous commande d’estre courageux, Vous qui estes Chevalier nourry parmy les plus durs exercices de la guerre ; Vous qui vous estes acquis tant de reputation dans les plus grands perils : Vous, dis-je, en fin qui estes ce Damon, qui n’a jamais rien treuvé de trop hazardeux, ny de trop difficile pour la grandeur de son courage, vous laisserez-vous tellement abbattre par cét accident, & abbattu perdrez-vous de sorte le courage, que vous vueilliez mourir sans faire une seule action ? je ne diray pas digne du nom de Chevalier que vous portez, mais de celuy-là d’homme seulement. Halladin, Halladin, respondit le Chevalier en souspirant, toutes ces considerations seroient bonnes en une autre saison, ou à un autre homme que je ne suis pas. Helas ! quelle action puis-je faire qui me contente, sinon de mourir, puis que toutes les autres déplaisent à celle pour qui seule je veux vivre ? Tu sçais bien que Madonthe est la seule chose que je desire : mais puis qu’elle est perduë pour moy, que veux-tu que je desire que la mort, si je n’ay plus d’esperance de treuver quelque relâche à mes peines, qu’en elle seule ? Mais comment sçavez vous, respondit l’Escuyer, que ceste Madonthe soit perduë pour vous ? Mais toy-mesme, dit le Chevalier, comment sçais-tu qu’elle ne le soit pas ? Permettez-moy, repliqua-t’il, de vous dire que je le puis mieux sçavoir que vous : Car, Seigneur, quand vous me commandâtes de luy porter vostre lettre & la bague de Tersandre, & à ceste meschante de Leriane le mouchoir plein de vostre sang, je les rencontray de fortune ensemble ; & quoy que la perfide & malheureuse qui est cause de vostre mal, demeurast immobile au message que je luy fis de vostre part, si est-ce que j’aperceu premierement paslir Madonthe, puis trembler, & en fin voyant vostre sang, & oyant vostre mort, elle fust tombée de sa hauteur, si on ne l’eust soustenuë, tant elle fut surprise de douleur : Et si je vous eusse creû en vie, il n’y a point de doute que je vous en eusse apporté quelque bonne nouvelle. O Halladin ! mon amy, dit le Chevalier, que voila une foible conjecture, si tu cognoissois le naturel des femmes, tu dirois avec moy, que ces changemens procedent plustost de compassion, que de passion : car il est certain que naturellement toute femme est pitoyable, & que la compassion a une tres-grande force sur la foiblesse de leur ame, naturel que malaisément peuvent-elles si bien changer, qu’il n’y en demeure tousjours quelque ressentiment. Et c’est de là d’où vient ce que tu as remarqué en Madonthe : Mais, ô Halladin ! ce n’est ny pitié ny compassion, mais Amour & passion que je desire d’elle, & c’est ce que pour moy tu ne verras jamais en son ame. O Dieux ! s’escria l’Escuyer, & à quoy estes vous reduit, puis que vous estes vous mesme le plus cruel ennemy que vous ayez ? Je n’eusse jamais pensé qu’un desplaisir eust pu de cette sorte changer le jugement : Mais soit ainsi que Madonthe ne vous ayme point, si toutefois, vaincu d’amour vous en desirez les bonnes graces, quelle apparence y a-t’il que vous ne deviez aller où elle est, & non pas fuyr comme vous faites & les hommes & les lieux habitez ? Puis, dit-il, que la hayne s’augmente, plus on voit la chose haïe, ne fuy-je pas avec raison la veuë de Madonthe, en ayant recogneu la hayne ? Et si estant privé de ce qu’on desire, tout ce que l’on voit est desagreable : Pourquoy treuves tu tant estrange que ne pouvant voir Madonthe, je ne vueille voir personne ? Ne sois point si cruel, Halladin, que de me ravir encores ce peu de soulagement qui me reste. Mais qu’est-ce, Seigneur, repliqua l’Escuyer, que vous cherchez en ces lieux champestres & sauvages ? La mort, dit le Chevalier : car c’est d’elle seule que j’espere quelque allegement. Si cela est, adjousta l’Escuyer, encor vaudroit-il mieux aller mourir devant les yeux de Madonthe pour luy faire voir que vous mourez pour elle, que non pas de languir comme vous faictes parmi les rochers & les bois solitaires, sans que personne le sçache. Tu dis fort bien, Halladin, respondit le Chevalier en souspirant : mais ne sçais-tu pas qu’elle s’en est fuye avec son cher Thersandre, & se tient cachée de tous, pour jouyr de luy avec plus de commodité ? Penses-tu que dés l’heure que le fleuve où je me precipitay, ne voulut me donner la mort, je n’eusse recouru au fer & au feu si je n’eusse eu le dessein que tu dis ? Mais helas ! il semble que toutes choses soient conjurées contre moy, puis que pour mon regard le fer ne tuë point & l’eau ne peut noyer. A ce mot les larmes luy empescherent la parole, & la pitié fit le mesme effect en l’Ecuyer : De sorte qu’ils demeurerent quelque temps sans parler. Paris qui les escoutoit attentivement, oyant au commencement nommer Madonthe, ne pouvoit se figurer que ce fust celle qu’il avoit veue déguisée en Bergere avec Astrée & Diane : mais quand il ouyt le nom de Thersandre, il cogneut bien que sans doute c’estoit d’elle, & cela le rendit plus attentif, lors que l’Escuyer reprit ainsi la parole : Quant à moy, si j’estois en vostre place, je ne voudrois pas mourir pour une personne qui m’auroit changé pour un autre : que si toutefois ce desplaisir me transportoit de sorte que je me resolusse à la mort, je voudrois que celuy qui seroit cause de ma perte me devançast, & mourust de ma main : car outre que je crois la vengeance en semblable chose estre un souverain bien, encores voudrois-je faire cognoistre à celle qui m’auroit changé, la mauvaise eslection qu’elle auroit faicte ; & puis quelle apparence y a-t’il de laisser heritier de nostre bien celuy qui se resjouyt de nostre mort ? Je vous conseillerois donc, Seigneur, si vous estes resolu à cette cruelle fin, qu’auparavant vous fissiez mourir, je ne dis pas Madonthe (car je m’asseure que vous ne hayrez jamais ce que vous avez tant aymé, encor que l’outrage que vous en avez receu y en pourroit bien convier d’autres) mais Thersandre ce ravisseur de vostre bien, & à qui desja vous n’avez laissé la vie que pour estre instrument de vostre mort. Or en cecy, respondit incontinent le Chevalier, j’avoüe que tu as raison, & qu’il faut qu’il meure, en quelque lieu que je le trouve, & fust-ce devant les yeux de cette ingrate : mais ne sçai-tu pas, Halladin, qu’il se tient caché ? Ah le malicieux qu’il est ! il a bien jugé que je prendrois cette resolution : & pour y remedier, luy, Madonthe, & sa nourrice se sont tellement perdus, que personne ne sçait où ils se sont retirez. O Dieux ! si ma destinée est telle que je ne doive jamais avoir contentement de ce que j’ayme, permettez au moins que par la vengeance j’en reçoive de ce que je haïs.

Cependant qu’il parloit ainsi, & que Paris n’en perdoit une seule parole, le miserable Berger Adraste venoit chanter à haut de teste des vers mal arangez, & sans suitte : Ce malheureux Amant depuis le jugement que la Nimphe Leonide donna contre luy, en faveur de Palemon, ressentit tellement la separation de Doris, que n’en ayant plus d’espérance l’esprit luy en troubla : il est vray qu’encores avoit-il quelquefois de bons intervalles, & lors il parloit assez à propos : mais incontinent il changeoit & disoit des choses tant hors de sujet qu’il esmouvoit à pitié ceux qui le cognoissoient, & contraignoit de rire les autres : & parce que son mal estoit venu d’amour, ceste impression aussi comme la plus vive & la derniere, luy estoit tellement demeurée en la memoire, que toutes les folies n’estoient que de ce sujet, & lors que les bons intervalles luy permettoient de se recognoistre, il ne les employoit qu’a se plaindre de la rigueur de Doris, de l’injustice de Leonide, de la fortune de Palemon, & de son propre malheur. Ces estrangers se teurent pour l’escouter, mais malaisément eussent-ils peu entendre ce qu’il disoit, puis qu’il n’y avoit pas une parole qui se suivist. Luy toutefois ravy en sa pensée, sans les voir, s’en vint chantant jusques auprés d’eux, & n’eust esté le hannissement des chevaux, peut-estre eust-il passé sans les voir ; Le Chevalier qui parmy ses paroles avoit souvent oüy repliquer le nom d’Amour, de beauté & de passion, cogneut bien de quel mal il estoit tourmenté, & desireux de sçavoir en quelle contrée il estoit, s’estant relevé avec l’aide de son Escuyer, il luy parla de ceste sorte. Amy, ainsi les Dieux te soient favorables, dy nous en quelle contrée nous sommes, & quel est le mal que tu vas plaignant. Adraste qui comme je vous ay dit n’avoit rien en sa pensée que son amour, regardant ferme le Chevalier, luy respondit, Elle est si belle qu’il n’en y a point qui l’égale : mais Palemon me l’a ravie : Le Chevalier pensoit qu’il parlast de la contrée, & Adraste entendoit de Doris : Surquoy il le reprit tout estonné. Et comment, estoit-elle à toy ? Elle l’estoit par raison, respondit il, & aussi sera-t’elle bien tienne, si tu ne porte ce fer inutilement, & si tu as le courage de tuer ce ravisseur du bien d’autruy. Et qui est ce Palemon ? répliqua le Chevalier. C’est Palemon, respondit froidement le Berger. J’entens bien, adjousta l’estranger, qu’il se nomme Palemon, mais quel est-il, & quel est sa condition ? A ceste demande Adraste commença de se troubler un peu plus qu’il n’estoit, & regardant d’un œil hagard le Chevalier, il respondit, Palemon c’est celuy qu’Adraste n’ayme point. Et Adraste, reprit le Chevalier, qui est-il ? Alors le Berger entrant du tout en sa frenaisie fit un grand éclat de rire, & puis tout à coup se mettant à pleurer il dit : Si la menteuse Nymphe ne s’est pas souciée de son Amour, Doris qui au commencement toutefois en pleura s’en alla en fin : Et quoy que je l’appellasse elle ne tourna pas seulement la teste pour me regarder : Mais, dit-il tout en sursaut, traitte-t’on ailleurs de ceste sorte ? Le Chevalier au commencement estonné de ses paroles, cogneut en fin qu’il avoit l’esprit troublé, & parce qu’il jugea qu’Amour en estoit cause, il en eust plus de pitié, & se tournant vers son Escuyer ; Voila, dit-il, si je ne meurs bien tost la fortune que je cours, car sans doute ce Berger est devenu fol d’Amour. L’Amour, reprit incontinent Adastre, est plus aymable que Palemon, & s’il n’eust jamais esté, je croy que Doris seroit icy, ou moy là où elle est. Et suivant ce propos le malheureux Berger dit des choses si mal arangées, que quelquefois l’Escuyer estoit contraint d’en sousrire, dequoy s’appercevant le Chevalier, Tu te ris, luy dit-il, Halladin, de ce pauvre Berger, & tu ne consideres pas que peut-estre bien tost tu auras le mesme sujet de te rire de moy. De moy, dit incontinent le Berger, Je suis Adraste, & voudrois bien sçavoir si Palemon vivra long temps.

Et parce qu’il reprenoit tousjours de ceste sorte la derniere parole qu’il oyoit, le Chevalier qui s’ennuyoit d’estre diverty de ses pensées, commanda à son Escuyer de brider leurs chevaux, & montans dessus s’en alla à travers le bois par le mesme chemin que Paris estoit venu, qui fut deux ou trois fois en volonté de se faire voir à luy, & luy offrir, comme à estranger toute sorte d’assistance, à quoy il luy sembloit estre obligé, fut pour les loix de l’hospitalité, fut pour le voir atteint du mesme mal qu’il souffroit : mais il eust peur que s’il s’engageoit auprés de ce Chevalier, il ne perdit l’occasion de faire service à Diane ; outre que cognoissant Thersandre & Madonthe il avoit volonté de les advertir de ce qu’il avoit appris : Ces considerations furent cause que reprenant le chemin qu’il avoit laissé, il continua son premier dessein.

A peine estoit-il hors de ce bois, que jettant la veuë dans le grand Pré qui le joignoit, il vit venir la belle trouppe qui l’alloit cherchant, & qui s’en venoit au petit pas, tantost chantant, & tantost discourant de diverses choses. Entre les autres y avoit Astrée, Diane, Philis, Stelle, Doris, Aminthe, Celideé, Elorice, Cyrcene, Palenice, & Laonice : Car encor que quelques-unes de celles-cy fussent estrangeres, si est-ce que le desir de voir la beauté d’Alexis, que chacun loüoit si fort, & les raretez qu’on disoit estre en la maison d’Adamas les fit joindre à ceste compagnie ; Il y avoit aussi plusieurs Bergers, entre lesquels estoit Lycidas, Silvandre, Hylas, Tyrcis, Thamire, Calidon, Palemon, & Corilas, qui ne cessoient ou de chanter, ou de discourir, comme j’ay dit, pour tromper la longueur du chemin, & de fortune quand Paris les apperceut, Hylas chantoit tels vers :


STANCES.

Je le confesse bien, Phillis est assez belle

Pour brusler qui le veut :

Mais que pour tout cela, je ne sois que pour elle,

Certes il ne se peut.

Lors qu’elle me surprit, mon humeur en fut cause,

Et non pas sa beauté,

Ores qu’elle me perd ce n’est pour autre chose,

Que pour ma volonté.

J’honore sa vertu, j’estime son merite,

Et tout ce qu’elle faict,

Mais veut-elle sçavoir d’où vient que je la quitte ?

C’est parce qu’il me plait.

Chacun doit preferer, au moins s’il est bien sage,

Son propre bien à tous,

Je vous ayme, Phillis, mais j’ayme d’avantage

Hylas que non pas vous.

Bergers si dans vos cœurs ne regnoit la faintise,

Vous en diriez autant,

Moy j’ayme beaucoup mieux conservant ma franchise,

Estre dit inconstant.

Qu’elle n’accuse donc sa beauté d’impuissance,

Ny moy d’estre leger,

Je change il est certain : mais c’est grande prudence

De sçavoir bien changer.

Pour estre sage aussi qu’elle en fasse de mesme,

Esgalle en soit la loy,

Que s’il faut par destin que la pauvrette m’ayme,

Qu’elle ayme donc sans moy.


A ces dernieres paroles Paris se trouva si pres, que Silvandre le recogneut, & parce qu’il tenoit Diane sous les bras, il jugea bien qu’il déplairoit à sa Maistresse s’il ne quittoit à Paris la place par honneur, qu’il n’eust jamais quittée à personne par Amour : Afin donc de l’obliger en ceste action, il luy dit assez bas, Commandez-moy, ma Maistresse, de vous laisser, à fin que ce que je ne puis faire de ma bonne volonté, je le fasse par vostre commandement. Berger, dit-elle en sousriant, puis que vous jugez qu’en ceste faveur que vous me faites, ce commandement vous puisse servir, je le vous commande. O Dieux ! dit le Berger, qui se pourroit empescher d’estre entierement à vous, puis que vous obligez mesmes en desobligeant ? Il n’osa luy dire d’avantage, de peur que Paris ne l’ouyt, car il estoit si prés, que Diane s’avança pour le salüer, & le reste de la trouppe aussi. Et Silvandre n’eust plustost quitté la place, que son rival la prit avec autant de contentement qu’il l’avoit laissée avec regret. Apres quelques discours ordinaires, & que Paris s’apperceut que Madonthe ny Thersandre n’estoient point en ceste compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane, à quoy Laonice respondit, que ce matin elle s’estoit treuvée mal, & que Thersandre luy avoit tenu compagnie. J’eusse bien voulu, adjousta Paris, l’avoir rencontrée icy pour l’advertir que quelques-uns de ses ennemis sont arrivez en ceste contrée, à fin qu’elle & Thersandre s’en donnent garde. Silvandre qui avoit tousjours l’œil sur Diane, ouït ce que Paris disoit ; & parce qu’il estimoit fort la vertu de Madonthe, il se chargea de l’en advertir à son retour. Laonice qui ne cherchoit occasion que de se vanger de ce Berger, remarqua la promptitude dont il s’estoit offert à faire cet office, à fin de s’en servir en temps & lieu. Diane mesme qui commençoit d’avoir quelque bonne volonté pour ce Berger, y prit garde, comme nous dirons cy apres : Mais cependant pour ne faire trop attendre la venerable Chrisante, toute la trouppe se mit en chemin ; Et parce que Diane avoit prié Phillis de ne laisser Paris pres d’elle, sans qu’elle y fut, de peur qu’estant seul il ne luy parlast de son affection, elle se mit de l’autre costé de la Bergere, & la prit sous le bras. Calidon conduisoit Astrée, & Tyrcis & Silvandre s’estoient mis ensemble, quant à Hylas sans prendre party, il estoit tantost le premier, & tantost le dernier de la trouppe, sans s’arrester particulierement aupres de pas une de ces Bergeres, & sur tout ne faisoit non plus de semblant de Phillis, que s’il ne l’eust jamais veuë : dequoy Tyrcis entroit en admiration, & apres l’avoir quelque temps consideré, il ne pût s’empescher de luy dire fort haut, Est-il possible, Hylas, que vous soyez auprés de Phillis, sans la regarder ? feignant de ne l’avoir point encores veuë, tourna la teste d’un costé & d’autre, comme s’il l’eut voulu chercher, & en fin arrestant la veuë sur elle : Je vous asseure, luy dit-il, ma feu Maistresse, que j’ay tellement le cœur ailleurs, que mes yeux ne m’avoient point encores averty que vous fussiez icy, mais à ce que je voy, vous y estes aussi bien que moy, je ne sçay si c’est le mesme sujet qui vous y ameine. Il pourroit bien estre semblable, respondit Philis, mais nous y sommes avec differente compagnie : car vous y estes avec le desir de voir la belle Alexis, & moy avec le regret de vous avoir perdu, & mesme au jeu de la plus belle. Il ne falloit point, respondit Hylas, adjouster ceste condition d’avoir perdu au jeu de la plus belle, pour augmenter le déplaisir que vous en devez avoir : car si vous considerez bien la perte que vous avez faite, vous jugerez qu’elle ne pouvoit estre plus grande, ny que vous ne pouviez rien perdre que vous deussiez avoir plus cher. Et à quoy, respondit Phillis, puis-je recognoistre ce que vous dites ? A ce qui vous en est avenu, adjousta Hylas : car me perdant si promptement, ne sçavez-vous que la premiere chose que le Ciel nous oste, c’est ce qui vaut le mieux ? Et quoy, interrompit Tyrcis, est-il possible, Hylas, que vous pensiez le Ciel estre cause de vostre humeur inconstante ? Tout ainsi, respondit Hylas, qu’il l’est des vaines larmes que vous respandez sur les froides cendres de Cleon. Les choses qui ne dépendent pas de nous, adjousta Tyrcis, & dont les causes nous sont incogneuës, le respect que nous portons aux Dieux, nous les fait ordinairement r’apporter à leur puissance & volonté : mais de celles dont nous cognoissons les causes, & qui sont en nous, ou que nous produisons, jamais nous n’en disons les Dieux autheurs, & mesme quand elles sont mauvaises, comme l’inconstance : car ce seroit un blaspheme. Que l’inconstance, respondit Hylas, soit bonne ou mauvaise, c’est une question qui ne sera pas vuidée aisément, mais que la cause n’en soit incognuë, ou si nous la cognoissons qu’elle ne vienne des Dieux. Ah Tyrcis ! il faut que vous le confessiez, ou que chacun recognoisse qu’en vos larmes vous avez pleuré vostre cerveau : car la beauté n’est-ce pas un œuvre de nostre grand Tautates ? Et qu’est-ce qui me fait changer que ceste beauté ? Si Alexis n’eust pas esté plus belle que Phillis, je n’eusse jamais changé celle-cy pour elle, que si vous niez que la beauté en soit la cause, il faut bien qu’elle soit incogneuë à tout autre, puis que je ne la cognoy pas moy-mesme, & estant telle, pourquoy ne la rapporterons-nous à Dieu, sans blasme ? puis mesme que nous voyons par l’effect que ce changement est bon & raisonnable, estant selon les loix de la nature, qui oblige chaque chose à chercher son mieux. Que la beauté, respondit froidement Tyrcis, soit un œuvre de Tautates, je l’avouë, & de plus que c’est la plus grande de toutes celles qui tombent sous nos sens : mais de dire qu’elle soit cause de l’inconstance, c’est une erreur, tout ainsi que si on accusoit le jour de la faute de ceux qui se fourvoyent, parce qu’il leur fait voir divers chemins ; & moins encores s’ensuit-il que si la cause vous en est incogneuë, elle le doive estre à tout autre : car plus grand est le mal, moins est-il recogneu du malade, & pour cela faut-il conclure que le sçavant Myre ne le puisse non plus recognoistre. Et quant à ce que vous dites que cette inconstance est selon les loix de la nature, qui ordonne à chacun de chercher son mieux, prenez garde Hylas, que ce ne soit d’une nature dépravée, & toute contraire à l’ordonnance que vous dites, car quelle cognoissance avez-vous eu jusques icy que ç’ait esté vostre mieux ? quant à moy je n’y remarque pour vostre plus grand advantage que la perte du temps, que la peine inutile que vous y prenez, & que le mépris que chacun fait de vostre amitié : Si vous estimez que ces choses vous soient avantageuses, j’avouë que vous avez raison : mais si vous vous en rapportez aux jugemens qui ne sont point attaints de vostre maladie, vous cognoistrez bien tost que c’est le plus grand mal qu’en l’âge où vous estes vous puissiez avoir.

Diane qui prit garde que Tyrcis parloit à bon escient, & que peut-estre Hylas s’en fâcheroit, voulut les interrompre & empescher que ce discours ne passast plus outre, de quoy faisant signe à Phillis, elle la pria de prendre la parole, ce qu’elle fit incontinent de ceste sorte. Mon feu serviteur, luy dit-elle, autrefois vous vous plaigniez qu’en toute cette trouppe vous n’aviez ennemy que Silvandre, il me semble qu’à cette heure Tyrcis a pris sa place. Ma feu Maistresse, respondit Hylas, ne vous en estonnez, c’est l’ordinaire que les mauvaises opinions prennent pied aisément parmy les personnes ignorantes : Tyrcis vouloit respondre lors qu’il en fut empesché par le pauvre Adraste, parce qu’estant arrivé dans les bois de Bon-lieu, ils le virent parlant aux arbres, & aux fleurs, comme si sçeussent esté des personnes de sa cognoissance, quelquefois il se figuroit de voir Doris, & lors mettant un genoüil en terre il l’adoroit, & comme s’il luy eust voulu baiser la robbe, ou la main, il luy faisoit de longues harangues, où l’on n’eust sceu remarquer deux paroles bien arrangées : d’autrefois il luy sembloit de voir Leonide, & lors il usoit de reproche, en luy souhaitant toutes sortes de mauvaises fortunes : mais quand il se representoit Palemon, ses jalousies estoient bien plaisantes, & les discours aussi du bon-heur qu’il s’imaginoit : car encores qu’ils fussent fort confus, il ne laissoit de rendre tesmoignage de la grandeur de son affection. Ceste trouppe passa fort prés de luy, & quoy que sa veüe seulement fit pitié à chacun, si est-ce que quand il apperçeut Doris, il les toucha tous encores plus vivement, parce qu’il demeura immobile comme un terme, & les yeux tendus sur elle, & les bras croisez sur l’estomac, sans dire mot sembloit estre ravy : Et en fin la monstrant de la main, lors qu’elle passa devant luy, il dit avec un grand souspir, La voila, & puis l’accompagnant des yeux, il ne les destournoit point de dessus elle, tant qu’il pouvoit la voir, mais quand il la perdoit de veuë, il se mettoit à courre & la devançoit, & sans tourner les yeux sur nul autre de la trouppe, il s’arrestoit devant elle, & la laissoit passer sans luy dire autre chose, & l’alla accompagnant ainsi jusques au sortir du bois : car (comme s’il y eust eu quelque barriere pour l’en empescher) il n’oza outrepasser le lieu où la premiere fois Diane le vit auprés de Doris, mais de là la suivant des yeux, quand il la perdit de veuë il se mit à crier, Or Adieu Palemon, & garde la moy bien, & à ce mot se r’enfonça dans le bois, où presque il demeuroit ordinairement, parce que ç’avoit esté le lieu où Leonide avoit donné son jugement contre luy. Chacun en eut pitié, horsmis Hylas, qui apres l’avoir quelques temps consideré s’en prit à rire : Et se tournant vers Silvandre, Voila, Berger, luy dit-il, l’effect de la constance que vous vous loüez si fort. Qui de nous deux, à vostre avis, court plus de danger de luy ressembler ? Les complexions plus parfaites, respondit Silvandre, sont plus aisément alterées : Et quant à moy, adjousta-il en sousriant, j’aymerois mieux estre comme Adraste que comme Hylas. Le choix de l’un, dit Hylas, est bien en vostre pouvoir, mais non pas de l’autre. Comment l’entendez vous ? reprit Silvandre. L’intelligence, continua Hylas, n’en est pas difficile : Je veux dire que si vous voulez, vous pouvez bien devenir fol comme Adraste, vostre humeur y estant desja assez disposée, mais vous n’aurez jamais tant de merites que vous puissiez ressembler Hylas. C’est en quoy vous estes le plus deceu, repliqua Silvandre : car les choses qui dépendent de la volonté peuvent estre en tous ceux qui les veulent, d’autant qu’il n’y a rien de si grand que ceste volonté ne puisse embrasser : mais celles qui dépendent de quelqu’autre ne s’aquierent pas de ceste sorte, les moyens estans bien souvent difficiles : C’est pourquoy chacun qui le veut, peut estre vertueux ou vicieux, mais non pas sain, ou malade. Or l’estat où est le pauvre Adraste n’est pas volontaire, mais forcé comme venant d’une maladie dont les remedes ne sont point en ses mains, & celuy où vous estes dépend entierement de la volonté. Si bien que vous voyez par raison, qu’il est plus aisé de vous ressembler, qu’à ce Berger miserable. Et quand il seroit ainsi, adjousta Hylas, encores vandroit il mieux estre comme moy, qui puis, si je veux, me delivrer de ce mal que vous dites, que comme Adraste, puis qu’il ne s’en peut defaire. Il est vray respondit froidement Silvandre : mais ne voyez-vous que si vous laissiez l’inconstance, vous ne vous ressembleriez plus, & j’ay dit que j’aymerois mieux estre comme Adraste, que comme Hylas, c’est à dire Adraste fol, & Hylas inconstant. Vrayement, interrompit Phillis, c’est trop presser mon feu serviteur, il faut que je die pour luy que l’inconstance est encores plus recevable que la folie, puis qu’elle n’oste pas l’usage de la raison, qui est ce me semble ce qui nous rend differant des bestes. Vous vous trompez Bergere, reprit Silvandre, car le mal de Hylas & d’Adraste sont veritablement des maladies, mais celle de Hylas est d’autant plus à rejetter que les maladies de l’ame sont pires que celles du corps : car pour la raison que vous alleguez, elle n’est pas considerable en ce que l’ame, quoy qu’elle ne produise les effects tels que ceux des autres hommes, si la cause en vient du deffaut du corps ne laisse pour cela d’estre raisonnable, comme nous voyons en ceux qui sont surpris du vin. Or le mal d’Adraste vient sans doute de la foiblesse de son cerveau, qui n’a peu soustenir le grand coup que l’ordonnance de la Nymphe Leonide luy a donné : mais celuy de Hylas procede d’un jugement imparfait qui luy empesche de discerner ce qui est bon ou mauvais, & qui par ce défaut porte sa volonté aux vices dont il a fait habitude ; & parce que l’ame raisonnable est celle qui donne l’estre à l’homme, & le rend differend des bestes, il est beaucoup meilleur, selon vostre mesme opinion d’avoir le corps imparfait que l’ame ; Voire je diray bien plus, il vaudroit beaucoup mieux estre un beau Cheval, ou un beau Chien, que d’avoir la figure d’un Homme, & n’en avoir pas la forme telle qu’elle doit estre, parce qu’un cheval est un animal parfait, & celuy qui a l’ame défaillante en sa principale partie telle que l’entendement, en est un infiniment imparfait, & ainsi je conclud qu’il vaut mieux estre malade comme Adraste, que comme Hylas.

Chacun se mit à rire de ceste conclusion, & l’éclat en fut tel, que Hylas ne pût de long temps parler pour estre oüy : Et lors qu’il voulut prendre la parole, ils virent la sage Chrysante qui les ayant apperceus de loing, venoit vers eux avec bonne trouppe de ses Vierges. Cela fut cause que mettant fin à leurs disputes, ils s’avancerent tous pour la salüer, & luy rendre l’honneur qui estoit deû à sa vertu, & à la profession qu’elle faisoit.

Fin du premier livre


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LE DEUXIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Le Temple de la Bonne Déesse, où presidoit la Venerable Chrysante, estoit au pied d’une agreable coline, qu’un bras de la belle riviere de Lignon lavoit d’un costé de ses claires ondes, & de l’autre s’eslevoit un boccage sacré au grand Tautates. Dans ce Temple somptueux que les Romains avoient dedié à Vesta & à la Bonne Déesse, servoient les Vierges Vestales selon les coustumes des Romains : La premiere d’entre’elles se nommoit Maxime : Et les Vierges Druydes faisoient leurs sacrifices selon la Religion des Gaulois dans le boccage sacré. La venerable Chrysante leur commandoit à toutes, quoy qu’elle fut Gauloise & de l’ordre des Druydes. D’autant que quand les Romains, sous pretexte de vouloir secourir les Heduoys, qu’ils nommoient leurs amis & confederez, se saisirent des Gaules & la sousmirent à leur Republique, l’une des principales marques de leur victoire fut de faire adorer leurs Dieux par tous les endroits de leur usurpation, ne leur semblant pas d’en estre entierement possesseurs, s’ils n’y rendoient leurs Dieux interessez, & obligez de la leur conserver ; Et toutefois pour ne se monstrer au commencement trop insupportables, ils permirent aux Gaulois, qui n’adoroient qu’un DIEU, soubs les noms de Thautates, Hesus, Tharamis, & Bellenus, de conserver leurs anciennes coustumes, & de vivre en leur premiere Religion, pourveu qu’ils souffrissent aussi la leur, sçachant bien qu’il n’y a rien qui soit plus difficile aux hommes que d’estre tyrannisez en leur croyance. Et pour ceste cause, quand ils entrerent dans les Estats des Segusiens (outre la consideration de la Déesse Diane, à qui ils pensoient que ceste contrée appartint) ils ne voulurent y changer aucune des coustumes ny pour la police des mœurs, ny du gouvernement, ny de la Religion : Mais quand ils trouverent en ce boccage sacré un Autel dédié à la Vierge qui enfanteroit, à l’imitation de celuy des sages Carnutes, & dessus la figure d’une Vierge qui tenoit un enfant entre ses bras, & que la divinité qui y estoit adorée estoit servie par des filles Druydes, ils y eurent beaucoup plus de respect, estimant que ce lieu estoit consacré soubs autre nom, ou à la Bonne Déesse, au service de laquelle les hommes ne pouvoient assister, ou à la Déesse Vesta, sur le Temple de laquelle ils avoient accoustumé de mettre la statuë d’une Vierge avec un enfant entre ses bras. En ceste opinion, pour ne diminuer en rien l’honneur & le service qui estoit rendu à l’une de ces deux Déesses, qu’ils avoient en tres-grande reverence, ils y bastirent un Temple à toutes deux, avec deux Autels égaux : Et en l’honneur de la Bonne Déesse l’appellerent Bon-lieu ; & en celuy de Vesta y mirent des Vestales. Et parce qu’ils estoient infiniment religieux envers les Dieux qu’ils adoroient, ne sçachant si ces Déesses vouloient estre servies à la façon des Romains ou des Gaulois, & aussi pour contenter les habitans de la contrée, ils y laisserent les Vierges Druydes en leurs anciennes coustumes & ceremonies, ausquelles comme à celles qui estoient les premieres, ils donnerent toute authorité en ce qui estoit des mœurs & de la conduite de l’œconomie ; & par ainsi la venerable Chrysante estoit maistresse absoluë & des Vierges Druydes, & des Vestales.

Ce Temple estoit grand, & plus spacieux encores qu’on n’eust jugé à sa grandeur, parce qu’il estoit de forme ronde, ayant sa couverture de plomb, sur le milieu & plus haut de laquelle s’élevoit la statuë d’une Vierge, tenant son enfant entre ses bras. Dans le milieu du Temple estoient posez les deux Autels avec une si juste distance, que l’un n’estoit point plus esloigné du milieu que l’autre. Aux costez de chacun il y avoit un petit Arc de marbre blanc, soustenu de trois colonnes, sur lesquels on mettoit les primices, & les fruicts avant que de les offrir. A la porte il y avoit un vase où ils tenoient l’eau qu’ils nommoient Lustrale, en laquelle la torche qui servoit à l’Autel, quand ils avoient celebré les choses divines avoit esté premierement esteinte.

Lors que ceste troupe fut rencontrée par la venerable Chrysante, il estoit encore si matin, que les sacrifices journaliers n’estoient pas commencez, ce qui fut cause qu’apres les premieres salutations elle y convia ces belles Bergeres, disant aux Bergers, qu’elle estoit bien marrie de leur oster ceste agreable compagnie.

Paris, Calydon, & Silvandre, qui y avoient le plus d’interest, respondirent bien en colere contre le peu de merite des hommes, puis qu’il estoit cause que leurs Déesses ne les avoient pas jugez dignes d’assister à leurs sacrifices, qu’ils ne laisseroient cependant de les supplier de se contenter de leur faire ce mal, & qu’elles ne missent de mesme dans les cœurs de leurs Bergeres une semblable haine contre les hommes. A quoy la Venerable Chrysante respondit, que ces sages Déesses n’avoient pas banny les hommes par la haine de leurs Autels, mais pour quelques bons respects, & peut-estre pour rendre leurs Vestales plus attentives à leurs mysteres, n’en estant point distraites par la veuë des personnes de qui les perfections les pourroient faire penser ailleurs. Hylas qui n’avoit guere de devotion aux Dieux de son païs, & par consequent beaucoup moins à ceux qui luy estoient estrangers, prenant la parole pour Paris & pour Silvandre, luy respondit. Si ces Déesses ne nous veulent point de mal, je m’en remets à ce que vous en dites : mais si m’advoüerez vous, Madame, que nous avons occasion de nous plaindre d’elles, & qu’il nous est bien permis de desirer que s’il ne leur plaist de changer d’avis, on ne leur fist point de sacrifice en ces contrees, ou pour le mopins qu’il fust defendu aux Belles, qui se trouveroient en la compagnie de Hylas, d’y aller, pour quelque occasion que ce fust. Berger, dit la venerable Chrysante, Dieu n’exauce que les souhaits qui sont justes, & qui sont faits avec une bonne intention. A ce mot elle se retira dans le Temple, parce qu’une Vestale estoit venuë sur le sueil de la porte crier, selon leur coustume, pour la troisiesme fois :

Loing d’icy, loing profanes.

Cela fut cause que Hylas ne pût luy respondre, comme il eust bien desiré : car aussi tost qu’elle fust entrée les portes furent fermées, de sorte que Paris, & tous ces Bergers furent coutraints de l’aller attendre dans le boccage sacré, où le Druyde devoit faire le sacrifice quand celuy de Vesta seroit achevé.

Ces Vierges Vestales estoient vestuës de robes blanches, presque carrées, & si longues par le derriere, qu’elles les pouvoient jetter sur leurs testes pour se voiler, quand elles entroient dans le Temple pour sacrifier. Ce jour estoit dedié à Vesta : car pour n’estre surchargées de trop de sacrifices, les jours estoient separez où l’on sacrifioit à Vesta, ou à la Bonne Déesse. Or celuy-ci estant pour Vesta, aussi-tost que le Temple fut fermé, & que toutes les Vierges Vestales & Druides, & les Bergeres eurent pris leurs places, elles se prosternerent en terre au premier coup que la Vestale Maxime donna d’un livre sur un banc, qui se levant & prenant un rameau de laurier qu’une jeune Vestale luy presenta, & qui estoit moüillé dans l’eau qu’ils appelloient Lustrale, qu’elle luy portoit apres dans un vase d’argent, elle s’en jetta un peu dessus, & puis en fit de mesme sur toute la compagnie, qui prosternée recevoit ceste eau avec grande devotion. Apres, s’estans toutes relevées, & elle retournée en son siege, une autre jeune Vierge luy presenta une corbeille pleine de chapeaux de fleurs, elle en mit un sur sa teste, & en feit de mesme à six autres qui se vindrent mettre à genoux à ses pieds, & qui estoient celles qui devoient servir au sacrifice : l’une incontinent alla prendre le Simpulle, petit vase, avec lequel elles souloient sacrifier : l’autre prit le coffre des parfums qui se nommoit Accerta : la troisiesme porta le gasteau de fromant nommé Mole-salée, qui estoit couronné de fleurs : l’autre portoit l’eau qui devoit servir au sacrifice ; car en ceux de Vesta on n’y usoit point de vin : Et en celuy-là mesme de la Bonne Déesse on ne le nommoit pas vin, mais laict : la cinquiesme portoit le faisseau de Verveine : & la derniere un panier de fleurs & de fruicts. Estans toutes devant elle, elle s’achemina jusques aupres de l’Autel de Vesta, au devant duquel elle se prosterna, & ayant quelque temps demeuré à genoux, elle commença un hymne en la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales qui estoient dans le Temple continuerent, & ayant chanté le premier couplet elles se leverent toutes, ayant chacun un flambeau en la main, & marchant deux à deux, les plus jeunes passerent les premieres, & les anciennes apres, & puis les six qui portoient les chapeaux de fleurs, & en fin la Maxime avec son baston pastoral, & allerent trois à trois à l’entour de l’Autel, commençant à main gauche, à la fin desquels chacun se remit en sa place, horsmis la Maxime & celles qui estoient chargées des choses necessaires pour le sacrifice : car celle qui portoit le faisseau de Verveine le posa à main gauche sur l’Autel, où le feu estoit tousjours allumé, & gardé nuict & jour par deux Vestales, parce que quand il s’estaignoit, elles croyoient qu’il leur devoit arriver quelque grand desastre, & la Vestale qui estoit en garde estoit rudement chastiée par le Pontife, & puis on le r’alumoit, non à d’autres feux materiels, mais aux rayons du Soleil, qui ramassez en des vases de verre, faisoient éprandre ce feu qu’ils nommoient sacré. L’autre Vestale qui portoit les fleurs & les fruicts, les posa sur l’arc de marbre dont nous avons parlé : Et les autres quatre demeurerent debout devant la Maxime, qui alors se prosternant devant l’Autel s’accusa à haute voix de ses fautes, puis advoüa qu’elle n’oseroit approcher le sainct Autel de la Déesse, se sentant soüillée de trop de vices, & trop indigne de luy offrir chose qui luy fust agreable, si ce n’estoit par son commandement. Et lors s’en approchant encor d’avantage, elle encença l’Autel de tous costez, & puis laissant l’encensoir au pied, y mit quantité d’encens & de parfums, dont l’odeur remplissoit tout le Temple : Et apres, prenant la Mole-salée & couronnée de fleurs, & la tenant d’une main fort eslevée, de l’autre elle prit le coin de l’Autel, & puis se tournant du costé de l’Orient, elle profera à haute voix & lentement les paroles qu’une Vestale luy disoit mot à mot, & qu’elle lisoit dans un livre, de peur d’y faillir, ou de les mal prononcer : car lors que cela arrivoit, elles croyoient que les sacrifices n’estoient pas agreables à la Déesse, & les falloit recommancer : Les paroles estoient telles,

O redoutable Déesse, fille de la grande Rhée, & du puissant Saturne, qui nourris & eslevas Jupiter en ton giron, lors que sa mere le tenoit caché : Vesta que les Thirreniens appellent LABITH HORCHIA, & qui és la premiere & la derniere engendrée de toy, reçoy ceste devote immolation que nous faisons pour le peuple & Senat Romain, pour la conservation des Gaulois, & pour la grandeur & authorité d’Amasis nostre Dame souveraine. Et nous fay la grace que ton feu qui est en nostre garde, ne s’esteigne jamais, & que la requeste qu’apres la victoire obtenuë sur les Titans tu fis au grand Jupiter, d’estre tousjours Vierge, ait aussi bien esté obtenuë pour nous que pour toy, puis qu’estant à toy, nous sommes une partie de toy-mesme.


Aux dernieres paroles de ceste supplication, tout le chœur des Vierges respondit, Qu’il soit ainsi. Et lors elle posa la Mole-salée sur l’Autel, puis le panier de fleurs & de fruicts que la Vestale qui en avoit la charge luy presenta, & de tout ensemble en mit un peu dedans le feu qui estoit alumé pour le sacrifice, avec force encens & drogues aromatiques : Et puis prenant de l’eau dans le vase dit Simpulle, en tasta un peu, & puis en arroza la Mole salée, les fleurs, les fruicts & le feu. Toutes ces choses achevées, se reculant un peu de l’Autel, elle commença un hymne à la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales continuerent, à la fin duquel il y eust une question vis à vis de la Maxime, qui se tournant vers les autres, dit à haute voix, Il est permis de s’en aller : Qui estoit signe que le sacrifice estoit achevé.

Lors la venerable Chrysante, qui sans se mesler en ses sacrifices ny les Vierges Druydes aussi, y avoit seulement assisté pour le respect qu’elle portoit à l’authorité Romaine, sortit du Temple & avec toute sa charge, horsmis les Vestales, qui se retirerent en leurs demeures, s’en alla au boccage sacré, où les Vacies & Bergers l’attendoient, les uns pour le sacrifice : mais les autres autant pour la devotion qu’ils portoient à leurs Bergeres, qu’à leur grand Tautates.

Hylas impatient en apparence plus que tous les autres, pour le desir qui le pressoit de voir bien tost sa tant aimée Alexis, fut contraint pour ne perdre point ceste bonne compagnie, d’assister au sacrifice du Vacie : mais sa plus ardente oraison fut que Tautates se contentast des plus courtes ceremonies pour ceste fois, à fin que tant plustost on prist le chemin qu’il desiroit : Et d’effect à peine le dernier mot du sacrifice fut prononcé, qu’il se leva, & contraignit toute la trouppe d’en faire de mesme. Mais sa haste ne fut pas moindre lors que le disner fut achevé : car voyant que la venerable Chrysante se remettoit sur le discours. Madame, luy dit-il en l’interrompant, si vous ne donnez ordre à nostre depart, une partie de cette trouppe a fait dessein de vous aller attendre auprés de la belle Alexis. Phillis prenant la parole pour la venerable Chrysante. Et quelle mauvaise humeur, dit-elle, est la vostre, Hylas, de vous fascher en ce lieu ? Et où esperez-vous de trouver une meilleure compagnie ? Ma feu Maistresse, respondit-il, si je vous aimois comme j’aime Alexis, & que vous ne fussiez point icy, je dirois pour respondre à vostre demande, que la meilleure compagnie pour moy seroit où vous seriez : Mais parce que cela n’est pas, je vous diray pour la mesme raison, que la meilleure compagnie pour moy est aupres d’Alexis ; & pour vous rendre preuve que je dis vray, si vous ne partez à ceste heure mesme, il n’y a plus de Hylas pour vous aujourd’huy. A ce mot, faisant une grande reverence, il se preparoit de s’en aller, lors que toute la trouppe accourant autour de luy essaya de l’arrester à moitié par force : Et cependant qu’il se debattoit pour s’eschapper de leurs mains, ils virent entrer un homme que la venerable Chrysante recogneust incontinent pour estre de la maison d’Amasis, qui la vint advertir de sa part que sa maistresse venoit coucher chez elle, pour faire le lendemain un sacrifice aux Dieux infernaux, à cause de quelque fascheux songe qu’elle avoit fait. Ce messager fut cause que Hylas pressa encore d’avantage, voyant que la venerable Chrysante ne pouvoit estre de la partie ; & son importunité fut telle, que ces belles Bergeres furent forcées de partir plustost qu’elles n’eussent fait, quoy que le desir d’Astrée fut assez grand pour la convier de se haster : mais sa discretion luy faisoit dissimuler, ce que la franchise de Hylas ne luy permettoit pas de pouvoir faire. Ayant donc pris congé, elles se mirent en chemin, accompagnées de ces gentils Bergers : & parce que quelquefois les sentiers estoient estroits, chacun prit a conduire celle qui luy estoit la plus agreable, horsmis Silvandre, qui par respect avoit esté contraint de quitter Diane à Pâris, & d’autant que Phillis avoit esté priée de Diane de ne la point laisser seulement aupres de Pâris, de crainte qu’il ne revint aux mesmes discours de son affection que quelques jours auparavant il luy avoit tenus, toutes les fois que le chemin le pouvoit permettre Phillis prenoit Diane de l’autre bras, & mesloit le plus qu’elle pouvoit ses discours parmy les leurs, faignant de le faire sans dessein.

Il advint qu’estant sorty du bois, & passé Lignon sur le pont de la Bouteresse, le chemin s’eslargit de sorte qu’ils pouvoient aller plusieurs de front, ce qui donna commodité à Phillis d’appeller encore Lycidas auprez d’elle, & voyant que Silvandre estoit pour lors contraint d’entretenir Hylas. Et bien Silvandre (luy dit-elle fort haut, afin d’interrompre plus honnestement Paris à vostre advis, qui a rencontré meilleure place de nous deux ? Je crois, respondit le Berger, que celle que j’ay dés long-temps est la meilleure. Vous auriez, dit Phillis, de fortes raisons si vous me faisiez avoüer ce que vous dites, & vous auriez fort peu d’affection si vous le croyez ainsi. La verité, respondit froidement Silvandre, ne laisse d’estre vraye encore qu’on ne croye pas, si bien que quelque jugement que vous fassiez ou de la place que je tiens, ou de l’affection que je porte à Diane, ne peut les changer ny rendre autres qu’elles sont : car il n’est pas plus vray que Phillis est Phillis, que la place que je tiens est meilleure que la vostre. J’ay tousjours oüy dire, adjousta Phillis, que plus on est pres de la personne aymée, & plus l’Amant se contente. Vous avez, repliqua le Berger, ouy dire verité. Toutefois, continua Phillis, me voicy pres de Diane, & il me semble que vous en estes fort esloigné. J’en suis encor plus pres que vous, respondit-il, car si vous estes à son costé, je suis en son cœur. Je ne te plains donc plus, interrompit Hylas, de la peine que je pensois que tu eusses de marcher : car à ce conte il ne tiendra qu’à Diane que tu ne fasses de longs voyages sans guere travailler tes jambes : Silvandre sousrit de cette response, & puis respondit froidement : Je sçay bien, Hylas, que tu n’entens pas ce que je dis, aussi n’estoit-ce pas à toy à qui je parlois, mais à Phillis, qui à la verité est bien autant ignorante des mysteres d’Amour, mais qui toutefois a si bonne volonté de les apprendre, qu’elle merite mieux que toy de les ouyr. Voicy, dit Hylas, une loüange qui n’est pas commune pour Phillis, qu’elle desire d’apprendre les mysteres d’Amour, que s’il est ainsi, & qu’elle vueille estudier en mon escole, je les luy apprendray à bon marché. Tous les Bergers se mirent à rire des paroles de Hylas, & parce que Silvandre prit garde qu’Astrée & Diane baissoient les yeux, il voulut changer de discours, & pource il luy dit : Je voy bien, Hylas, que tu enseignes ta doctrine fort librement : mais pour revenir à ce que j’ay dit à Phillis, je te repliqueray encores, C’est que je suis plus prés de Diane, qu’elle n’est pas, encor qu’elle soit à ses costez, parce que Diane est en mon cœur. Vous avez dit, reprit incontinent Phillis, que vous estiez dans son cœur. Et je l’avoüe encores, respondit Silvandre. Si est-ce, adjousta Phillis, qu’il y a bien de la difference, & mesme selon ce que je vous en ay oüy dire autrefois : car j’entendrois que vous aymez Diane, si on me disoit qu’elle fust en vostre cœur ; & qu’elle vous ayme, si vous estiez dans le sien. A parler, dit Silvandre avec le commun, on l’entend comme vous le dites : mais quand on discourt avec les personnes un peu mieux entenduës, l’un signifie l’autre : & en voicy la raison. Estre en quelque lieu s’entend de deux sortes : l’une, quand le corps occupe une place, & lors la surface de la chose contenuë est le lieu, l’autre, c’est quand l’ame qui est toute spirituelle, agit en quelque lieu : Car rien ne pouvant agir immediatement en quelque lieu qu’il n’y soit, il s’ensuit que si mon ame agit dans le cœur de Diane, qu’elle y est. Or si comme nous avons dit autrefois, l’ame vit mieux où elle ayme, qu’où elle anime, puis que le vivre est une action immediate de l’ame, il s’ensuit que si j’ayme Diane, je suis veritablement en elle. Cela, respondit Phillis, est un peu bien obscur pour moy, toutefois encore ne preuveriez vous par la sinon que vostre ame y est, & non pas Silvandre, & par ainsi ma place est encore la meilleure, puis que pour le moins une partie de moy, & celle que j’ay ouy dire estre la plus fertile en passions, qui est le corps, est plus prés que vous n’estes pas. J’avoüe, respondit-il, que du corps vous en estes plus pres que moy : mais il ne faut pas conclure pour cela que vostre place soit la meilleure, parce que l’ame est de telle sorte superieure au corps, qu’au prix d’elle il n’est de nulle consideration, tant s’en faut qu’il puisse tenir quelque rang auprés d’elle. Pleust à DIEU, Berger, dit Hylas, que nous fussions tous deux amoureux d’une mesme Bergere : car puis que tu mesprises si fort le corps, je le prendrois fort librement pour moy, & je te laisserois volontiers l’esprit, quand mesme ce seroit celuy du plus sçavant de nos Druydes : & pour te monstrer que je te dy vray, laisse moy le corps d’Alexis, & je te laisse l’esprit d’Adamas, qui est un si sçavant homme. Chacun se mit à rire du party que l’inconstant presentoit à Silvandre, & cela l’empescha de luy respondre si tost : mais peu apres il prit la parole de cette sorte :

Si chaque chose estoit prisée selon son merite, il est certain que le choix que tu fais n’est pas le meilleur, parce que le corps que tu veux seulement aimer, n’est pas un objet digne d’estre aimé de l’ame, d’autant que l’amour doit tousjours adjouster quelque perfection à l’Amant, comme chacun avoüe quand on dit, que l’amour est desir d’un bien qui defaut. Et par cette ordonnance l’amant seroit obligé d’aimer tousjours quelque chose de plus qu’il ne seroit pas : Mais concedons à ces esprits qui ne font que trainer par terre sans se pouvoir relever à ce qui est par dessus eux, qu’ils puissent aimer ce qui leur est égal : Je m’asseure qu’il n’y a personne qui pour le moins ne confesse, qu’il est honteux de s’abbaisser à l’amitié de ce qui est moins qu’ils ne sont pas. Que si cela est vray, comment pourroit-on estimer le corps digne d’estre aimé de l’ame, puis qu’il est si vil & abaissé par dessous elle ? Mais outre que cet amour est honteuse, je tiens qu’elle est impossible, ou pour le moins insensée, si nous voulons y adjouster les conditions que la vraye amour doit avoir : Car celuy qui aime n’a point de plus violant desir que d’estre aimé de la chose aimée ; mais n’est-il pas impossible que celuy qui n’ayme que le corps en soit aimé, d’autant que l’amour peut estre seulement en l’ame ; Et par là ne vois-tu pas, Hylas, que ceux qui aiment le corps sont imitateurs de la folie de Pigmalion, qui devint amoureux d’un marbre ? Aussi pour monstrer que cela ne se doit point, la nature y repugne, & je m’asseure que tu l’avoüeras si l’on te le demande : car confesse verité, Hylas, si Alexis estoit morte en aimerois-tu le corps ? Et parce qu’il ne respondoit point : Tu es muet, continua Silvandre, est-ce la verité qui te confond, ou la honte d’avoir eu une si mauvaise opinion ? Ny l’un ny l’autre, dit Hylas, mais que veux-tu que je te responde ? Penses-tu que je sois un devineur ? Ne sçais-tu que quand les yeux voyent ce qu’ils n’ont point veu, le cœur pense ce qu’il n’a point pensé ? Je parle fort asseurément des choses passées quand il m’en souvient, & des presentes quand je les sçay : mais des futures, eh! mon amy, pour qui me prends-tu ? Penses tu que ce soit moy qui aye instruict les Sybilles, ou que j’aye esté en leur escole pour apprendre à predire ? Silvandre mon amy, si tu veux disputer avec moy, parlons des choses dont les hommes peuvent parler sans entrer dans les secrets des Dieux : laissons leur les choses futures, puis qu’ils ont retenu cela en leur partage ; Et si tu me demandes si j’aime le corps d’Alexis, je te respondray qu’oüy, & de telle sorte (quoy que tu sçaches dire de tes resveries & de ton amour de l’ame) que si elle n’avoit point de corps, je ne l’aimerois point : mais quand tu me demanderas ce que je ferois quand ce corps n’aura point d’ame, je te renvoyeray vers ceux qui sçavent predire l’avenir, & si tu veux tu pourras aller avec eux visiter les Destinées, & nous rapporter des nouvelles de leurs conseils ; & moy cependant que tu feras ce long voyage, je continueray d’aimer le beau corps d’Alexis, non tel qu’il sera d’icy à cent ans, mais tel qu’il est, c’est à dire l’ouvrage des Dieux le plus beau, & le plus parfait.

Ainsi disoit Hylas, & Silvandre luy vouloit respondre lors que suivant le chemin il fallut passer une petite planche, où chacun des Bergers s’amusa à aider à sa Bergere mieux aimée, & lors qu’elles furent toutes de l’autre costé, & que Silvandre voulut reprendre la parole, il en fut empesché par Diane, qui oyant une Bergere, & un Berger qui chantoient, le pria de les escouter. Toute la trouppe tourna les yeux vers le lieu d’où la voix venoit, & s’approchant peu à peu, ils virent une Bergere assise à l’ombre d’une touffe d’arbres, & un Berger à genoux devant elle, & peu apres ils commencerent d’oüyr leurs paroles un peu plus distinctement, Elles estoient telles :


ALCIDON, DAPHNIDE.


DIALOGUE.

ALC. Vous verra-t’on jamais changer

Puis que vous estes si legere ?

DAPH. Alcidon n’est pas mon Berger,

Ny Daphnide vostre Bergere :

Le Destin qui commande à tous

Ne nous fit pas naistre pour vous

ALC. Jamais le Destin n’accusez

D’une chose si volontaire.

DAPH. Vous aussi ne vous abusez

De rien obtenir au contraire :

Car soit Destin, soit volonté,

En fin le sort en est jetté.

ALC. Vueillez ou ne me vueillez point,

Me donnant à vous je suis vostre.

DAPH. Si nostre vouloir ne s’y joint,

Ce qu’on nous donne n’est pas nostre :

Et je refuse franchement

De vous recevoir pour Amant.

ALC. Recevez moy pour serviteur,

Si vostre Amant je ne puis estre.

DAPH. Non non, je ne vous veux, Pasteur,

Ny pour serviteur ny pour maistre :

Et si vous voulez vostre bien,

De moy n’esperez jamais rien.

ALC. Quoy que fasse vostre rigueur,

Mon feu sera tousjours extréme.

DAPH. C’est bien avoir faute de cœur

D’aymer si fort qui ne vous aime :

Car un bon cœur devroit chasser

Par le mespris un tel penser.

ALC. Mais pourquoy ne se changera


En fin ce farouche courage ?

DAPH. S’il peut changer, ce ne sera

Que pour vostre desavantage :

Mais que je vous aime, Berger,

Vous n’y devez jamais songer.


A peine la Bergere eust finy ces dernieres paroles que cessant de chanter, & voyant que le Berger vouloit continuer, elle luy dit, C’est assez Alodon, si vous voulez que je m’arreste icy plus longtemps, je vous prie cessez ou changez de discours & croyez que ceux-cy ne vous acquerront jamais rien de plus avantageux envers moy, qu’un accroissement de mauvaise volonté. Il y a longtemps, respondit le Berger, que si je n’avois non plus d’esperance en la justice d’Amour qu’en la vostre, je n’aurois pas seulement cessé de parler vous, mais aussi de vivre. Et quelle esperance est-la vostre, dit Daphnide, puis que s’il estoit juste, ce Dieu de qui vous parlez, il y a long-temps que vous serviriez d’exemple à tous ceux qui ont hardiesse de l’outrager ? N’offencez point, dit Alcidon, celuy de qui la puissance ne se mesure qu’à sa volonté, & de qui le pouvoir ne vous a point tousjours esté tant incogneu, que vous le deviez maintenant mespriser comme vous faites. La Bergere eust repliqué n’eust esté qu’elle vit approcher cette trouppe, qui luy donna sujet de taire.

Astrée & le reste de la compagnie, qui avoient oüy ce que ces estrangers avoient chanté, & entre-oüy une partie de ce qu’ils avoient dit plus bas, conviez de la beauté de la Bergere, & de sa bonne mine & de la gentile disposition du Berger, tant pour satisfaire a leur curiosité, qu’au devoir, auquel les loix de l’hospitalité, religieusement observées en en cette contree, les obligeoient, s’adresserent à la Bergere, & apres l’avoir salüée, luy offrirent & à toute sa trouppe toute sorte d’assistance : car en mesme temps s’approcherent d’elle deux autres Bergeres & un Berger, qui s’estoient escartez entre quelques arbres, attendant que la chaleur fut un peu abbatuë. Daphnide voyant toute cette trouppe s’offrir à elle avec tant de courtoisie, leur respondit avec toute la civilité qu’il luy fut possible, & puis leur dit en continuant, Je ne m’estonne plus si le Ciel favorise de ses graces cette contree plus avantageusement que toutes les autres, puis qu’elle est habitée par des personnes si pleines de courtoisie, & de merite. Astrée prenant la parole luy respondit, Il n’y a personne icy qui ne soit fort disposée à vous faire service, tant pour satisfaire à nos Ordonnances, qui nous commandent de rendre toute assistance aux estrangers, que pour avoir la gloire de servir des personnes qui le meritent comme vous, & vostre compagnie. Je commence, respondit l’estrangere, à bien esperer de la fin de mon voyage, puis que ma premiere rencontre a esté si bonne : Et puis que les offres que vous me faites me doivent donner la hardiesse de m’enquerir de ce qui m’est necessaire de sçavoir, je vous supplie, belle Bergere, de me dire s’il y a une fontaine en cette contree qui s’appelle de la verité d’Amour, & où elle est. Astrée tournant l’œil sur Paris, & sur Silvandre, comme leur en demandant des nouvelles demeura sans parler, qui fut cause que Silvandre prit la parole, & luy dit ; Belle Bergere, la fontaine que vous demandez est veritablement en cette contree : mais Amour est cause qu’il vaudroit autant qu’elle n’y fut point, estant remise en la garde de quelques animaux enchantez, qui en deffendent l’accés. Et où est-elle ? reprit Astrée. Comment, dit l’estrangere, vous estes de ce pays, & vous ignorez où est une chose si rare ? cela est presque incroyable, & mesme à ceux qui verront vostre visage, qui estant si beau, ne peut pas avoir esté veu sans amour, ny vous par consequent, sans curiosité de sçavoir la verité de l’affection de ceux qui vous aiment, qu’à ce que j’ay oüy dire, se voit en cette fontaine. Je sçay bien, dit Astrée en rougissant un peu, que vostre courtoisie vous fait parler de mon visage si avantageusement, vous semblant d’estre obligée pour les offres que je viens de vous faire, de me gratifier de ceste sorte : & c’est pourquoy je ne vous respondray point à cela : mais quant à la curiosité que vous croyez qui doive estre en moy, outre que l’occasion n’y est point, parce que je n’ay jamais eu assez de bon-heur pour estre aimée de cette façon, encores avons nous une constume parmy nous, que jamais nous ne recourons à la fontaine dont vous parlez pour cognoistre la volonté de ceux qui nous servent, ayant un moyen beaucoup meilleur, & plus asseuré. Et quel est-il dit incontinent l’estrangere, afin que l’un me deffaillant, je puisse recourre à l’autre ; C’est, respondit Astrée, le temps & les effects. Encore, dit Daphnide, que chacun le die comme vous, si tiens-je cette cognoissance bien incertaine, & certes je le puis dire comme y ayant esté trompée. Si cela nous estoit avenu, reprit Diane, nous y userions d’un autre remede. Et quel est-il ? dit l’estrangere. C’est de ne plus rien aimer du tout, respondit Diane. Voila, dit Alcidon, un remede bien injuste, puis qu’il punit l’innocent, & ne chastie point le coulpable : car celuy qui a trompé une Bergere en faignant de l’aimer, ne se soucie pas de n’estre point aimé d’elle, & par ainsi il ne reçoit point de chastiment de sa faute : & si de fortune elle vient à estre bien aimée de quelque autre, luy qui n’aura point offencé en portera toute la peine. Voila, gentil Berger, interrompit Hylas, comme nos Bergeres sont aussi injustes, que vous les voyez estre belles. Et si pour tout cela, nous ne pouvons nous empescher de les aimer ; jugez ce que nous ferions si elles avoient l’esprit aussi doux que le visage. L’une de ces Bergeres oyant parler Hylas de cette sorte, commença à tenir les yeux arrestez sur luy, luy semblant de le cognoistre : & sans doute sans l’habit qui le déguisoit un peu elle n’eust pas demeuré si long temps en cette peine : Mais en fin pour ne se point méprendre, elle s’adressa à Thamire, & luy demanda assez bas, si ce n’estoit pas Hylas, & luy ayant respondu qu’oüy : elle revint vers Daphnide, & s’approchant à son oreille luy dit, Madame vous parlez à Hylas sans le cognoistre : L’estrangere changeant de couleur, & se mettant une main sur le visage, comme de honte d’estre veuë de luy, déguisée de ces habits se recula un pas ou deux, s’écriant, Mon DIEU, Hylas, que l’habit que vous portez vous change, je ne sçay si le mien m’en fait autant. Lors Hylas s’approchant d’elle, il la considera plus attentivement, si bien que quoy qu’il y eust long-temps qu’il ne l’eust veuë, & que l’habit de Bergere la changeast beaucoup, si la recogneust-il pour Daphnide, estimée la plus belle Dame qui fut en Arles, ou dans la Province des Romains ; dequoy il demeura si estonné, qu’il ne sçavoit s’il songeoit, ou s’il veilloit. En fin apres estre demeuré fort long-temps à la considerer, il se retira d’un pas ; & plus ravy en admiration qu’il ne se peut dire, se mit à la regarder, & à la considerer sans pouvoir proferer une seule parole ; Dequoy l’autre Estrangere s’appercevant ; C’est sans doute, dit-elle, que voicy la contree des merveilles, puis que j’y vois des Bergeres qui surpassent les personnes plus civilisées des beautez sans curiosité : Et ce qui est de plus merveilleux, des Hylas sans parole. Hylas, à ce mot tournant les yeux sur celles qui parloit, il la recogneust pour estre Carlis, & l’autre Stiliane & Hermante avec eux ; cette veuë le rendit si confus, que sans pouvoir parler, il courut embrasse Hermante son cher amy, & apres l’avoir tenu quelque temps en ses bras, se separa de luy pour le reprendre par deux ou trois fois : en fin reprenant la parole : Est-ce bien, dit-il, mon cher Hermante que je vois, & que je tiens entre mes bras. Celles que je voy icy, est-il possible que ce soient les plus belles de la Province des Romains ? Et dirois de l’Univers, si la contrée où nous somme en estoit dehors : Quoy ! je voy donc la belle, & tant admirée Daphnide, la glorieuse Stiliane, & cette Carlis qui la premiere m’aprit à aimer. Les Dieux m’ont faict trop de grace de vous avoir conduite icy, Madame, dit-il s’adressant à Daphnide, avec vostre compagnie, croyant quant à moy que c’est pour vous faire estre tesmoing de ma gloire, & de ma felicité. Hylas, respondit incontinent l’Estrangere, vous n’aurez jamais contentement, ou comme vostre amie je ne participe, mais si vous estes estonné de me voir en cét equipage, je ne le suis pas moins de vous avoir rencontré, & déguisé comme vous estes, & en un lieu où je n’avois aucune esperance de vous trouver : mais comme que ce soit, je tiendray cette rencontre pour tres-heureuse, si elle me fait participer à la gloire, & à la felicité que vous possedez. Madame, interrompit Carlis, il n’a garde de se resjouyr si fort de ma venuë, ny de celle de Stiliane. Et pourquoy, ma premiere Maistresse, entrez-vous en cette opinion ? dit-il : Ne sçavez-vous pas que l’on tient que les premieres amours ne s’effacent jamais ? Toutesfois, dit-elle, vous monstrez le contraire, puis que l’Amour ne peut pas estre quand l’oubly nous efface la memoire de la chose aymée ; & vous ne pouvez nier que vous ne nous ayez mécogneus & oubliez. Je suis faict, dit Hylas, tout d’une autre façon que le reste de ceux qui se meslent d’aymer : car jamais je ne perds la memoire de celles que j’ay aimées, ny jamais mon affection ne s’efface : Il est bien vray que quelquefois ma memoire se couvre d’oubly, comme le brasier de cendre, & que mon affection se lasse comme l’arc qui a demeuré trop long-temps tendu : mais comme le brasier pour peu qu’il soit soufflé, se descouvre vif & ardant, & l’arc quand on le retend est aussi fort qu’auparavant, de mesme il est de ma memoire & de mon affection, lors que cette cendre de l’oubly est ostée par la veuë & par la presence, ou bien que mon amour par quelque nouvelle faveur se renforce de desir, & d’esperance. Je voy bien, dit Stiliane, qu’en fin Hylas est tousjours Hylas. Mais, ajousta Daphnide, nous sçaurons à loisir un peu plus de vos nouvelles, cependant afin que nous ne fassions quelque erreur envers ces belles & honnestes Bergeres, dites-nous, Hylas, qui elles sont, & si Astrée ou Diane ne sont point en cette compagnie. Madame, respondit Hylas, si vous estes venuë en cette contree pour ce seul subjet, vous pourrez vous en retourner quand vous voudrez : car les voila toutes deux devant vous, dit-il les luy monstrant. Lors Daphnide s’avançant les salüa encores une fois, & apres les avoir quelque temps considerées. Il est vray, dit-elle, qu’en cecy la renommée est moindre que la verité, & qu’il est certain que vostre beauté surpasse ce que l’on en dit. Madame, respondit Astrée en rougissant, les personnes qui vivent comme nous faisons peuvent dire qu’elles sont au monde sans y estre : car ne voyant que nos bois, & nos pasturages, à peine peut la renommée se charger seulement de nos noms, tant s’en faut qu’elle en doive raconter quelque chose, & en son silence nous pensons estre infiniment favorisées : car ce nous est beaucoup de bon-heur, que ne pouvant rien dire de nous à nostre advantage, elle n’en die rien du tout. Vous direz ce qu’il vous plaira, reprit Daphnide, mais puis que j’ay cognoissance de vos noms, si faut-il que la renommée me l’ait donnée, estant de sorte esloignée de vos demeures, que n’ayant jamais esté icy, je ne sçaurois les avoir apris que par elle : Et je voy maintenant qu’encores qu’elle parle fort avantageusement de vous, elle est toutefois infiniment inferieure à la verité, & qu’en cela elle vous faict tort. Madame, dict Diane, vostre courtoisie est celle qui nous donne cét avantage, & quoy que nous soyons presque hors du monde, comme vous disoit ma compagne, si voudrions nous bien estre telles qu’il vous plaist de nous figurer, parce que la perfection est tousjours desirable en quoy que ce soit. Vous ne devez point, repliqua l’Estrangere, en desirer plus que vous en avez, car vostre desir outrepasseroit la puissance de la nature, ne croyant point qu’elle puisse faire deux differentes beautez plus parfaites. Et que diriez vous, Madame, interrompit Hylas, qu’encores qu’elles soient telles, je n’en ay jamais esté amoureux ? ou c’est si peu que ce n’est rien. Je diray, respondit Daphnide, qu’il n’appartient pas à tous les oyseaux de se plaire en la pure lumiere du Soleil, ny par consequent à vostre mauvaise veuë en ces trop grandes beautez. Tout au contraire, Madame, repliqua Hylas : car c’est parce qu’il y en a de plus belles en ceste contrée qu’elles ne sont, & vous sçavez que Hylas aime sur tout la beauté. Je croirois difficilement ce que vous dites, respondit l’Estrangere. Je le vous feray avoüer, dit-il, si vous voulez venir où toute cette trouppe s’en va. Et afin, discrettes Bergeres, continua-t‘il se tournant vers Astrée & Diane, que vous ne vous mescontiez, sçachez que vous voyez devant vous, sous ces habits de Berger & de Bergere, la plus belle Dame, & le plus gentil Chevalier de la Province des Romains, & que peut-estre vostre contrée n’eust jamais une plus grande faveur du Ciel, que de les recevoir : C’est pourquoy, gentil Paris, vous ne devez pas souffrir qu’ils se separent de ceste compagnie qu’Adamas ne les ait receus en sa maison. Paris & les Bergeres s’adressant à Daphnide s’excuserent de ne luy avoir rendu l’honneur qu’ils luy devoient, & la supplierent de sorte de vouloir faire ceste faveur au grand Druyde, qu’en fin elle y consentit, tant pour satisfaire à la priere que Paris, & ces belles Bergeres luy faisoient, que pour le desir qu’elle avoit de parler au sage Adamas, sur les affaires qui la conduisoient en ce lieu.

Le contentement de Hylas ne fut pas petit quand il vid ceste resolution, & parce que Daphnide avoit fort bonne cognoissance de son humeur, & qu’elle l’avoit cogneu en l’isle de Camargues & en Arles, elle luy fit par les chemins plusieurs demandes, ausquelles les Bergeres respondoient quelquefois pour luy, & quelquefois Silvandre : & quoy qu’il voulust se contraindre un peu devant Daphnide, Stiliane, & Carlis, si est-ce qu’il ne pouvoit s’empescher d’eschapper bien souvent en ses responces, & mesme quand Silvandre prenoit la parole ; dequoy ces Estrangeres rioient de sorte, qu’en fin s’adressant à Daphnide : Je croy, luy dit-il, Madame, que prenant l’habit de ces Bergeres vous en avez aussi pris l’humeur, puis que les discours de ce Berger vous plaisent si fort : car il ne sçauroit ouvrir la bouche pour me contredire, qu’elles n’en rient à haut de teste. Mais Silvandre mon amy, continua-til, se tournant vers le Berger, sois certain que c’est de toy que ceste belle Dame se moque, & non pas de moy, parce que n’ayant esté nourry qu’aux villages, tu ne sçais guere bien comme il faut parler à celles qui luy ressemblent : Et pour ce si tu m’en crois, tu ne continueras plus ce qui est tant à ton desavantage. Gentil Berger, dit incontinent Daphnide, ne croyez point Hylas : vous sçavez assez quel il est, & j’aurois trop de desplaisir que vous eussiez ceste opinion de moy. Madame, respondit Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches Hylas & moy, & toutesfois nous ne nous croyons guere l’un l’autre : Mais Hylas, dit-il, se tournant vers luy, tu te trompes fort si tu crois que je n’aye point de cognoissance de ceste belle Dame : j’aurois en vain esté si longuement parmy les Massiliens, & il faudroit bien que j’eusse en les oreilles bouchées, & les yeux clos, si je n’eusse oüy parler de son merite, ny veu sa beauté : je sçay, Hylas, peut estre mieux que toy qui est la belle Daphnide, qui Alcidon, & qui le grand & redoutable Roy Euric : Peut-estre te raconterois-je plus particulierement la prise qu’il fit de la ville des Massiliens, & de celle d’Arles, qu’autre qui le voulust faire : & pour-ce ne pense, encor que je sois Berger, m’estonner par tes discours, n’ayant pas non plus que toy, porté tousjours la houlete, & la pannetiere que tu me vois. Daphnide alors prenant la parole : A la verité, dit-elle, Hylas, ce Berger monstre qu’il ne me cognoist pas mal, & je croy aux paroles qu’il tient, qu’il en sçait plus que vous ne pensiez ; mais gentil Berger, dit-elle, si ce ne vous est importunité, dites nous où vous avez apris ce que vous racontez. Madame, respondit Silvandre, j’ay esté longuement dans les Escoles des Massiliens, où vostre nom a esté tant chanté des Bardes, qu’il n’y a personne qui ne l’ait oüy. Et comment estes vous maintenant, dit-elle, en ceste contrée avec cét habit de Berger, & qui vous y retient ? La Fortune, dit-il, m’y a conduit, & l’Amour m’y retient. Et moy, dit Hylas, l’Amour m’y a conduit, & Alexis m’y retient. Et qui est, dit-elle en sousriant, ceste bienheureuse Alexis ? C’est celle-là, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte, & paslir d’envie la voyant si belle qu’il n’y a beauté qui puisse égaler la sienne. Vous en dites beaucoup, Hylas, respondit-elle, pour n’estre pas creu, & trop pour estre creu du tout. Que diriez vous, repliqua-t’il, si je vous en disois autant qu’il y en a, puis que n’ayant seulement que commencé d’en parler, vostre croyance est si foible ? Si vos yeux ne me servoient bien tost de tesmoins contre vous-mesme, je m’efforcerois de vous le tesmoigner par mes paroles : mais je me remets à eux & au jugement qu’ils en feront ; mesme que j’espere que ce sera si tost, que vous souvenant encores de mes paroles, vous avoüerez en vostre ame qu’elles sont veritables, si ce n’est que vous m’accusiez de n’en avoir pas dit assez. Alcidon alors prenant la parole, Pour l’amour de vous, Hylas, dit-il, on vous avoüera que vostre Maistresse est belle, mais qu’elle surpasse Daphnide, si les paroles me deffailloient pour soustenir le contraire, j’y mettrois le sang. Et moy, dit Hylas d’un visage fort serieux, tant qu’il ne faudra que des paroles pour soustenir ce que j’ay dit, je le maintiendray contre qui que ce soit : mais soudain qu’il faudra y employer du sang, je ne le quitteray pas seulement à vous, mais à tous autres qui voudront soustenir le contraire : car je fay profession de parler, & non pas de tuer ; Chacun se mit à rire, & de telle sorte qu’Alcidon ne peut luy respondre de long-temps.

Sans doute leurs discours eussent continué plus longuement s’ils ne se fussent trouvez si prés de la maison d’Adamas, qu’ils furent contraints de se taire pour la considerer : Cependant Alexis pour avancer d’autant le contentement qu’elle se promettoit de la veuë d’Astrée, s’estoit accoudée sur une fenestre, qui regardoit du costé de la plaine, & discouroit avec Leonide du prochain contentement qu’elle attendoit. Mais lors qu’elle aperceut ceste belle & grande trouppe, s’asseurant qu’Astrée en estoit, elle tressaillit toute, & à mesure qu’elle se venoit approchant, elle alloit aussi discernant tantost une Bergere, & tantost un Berger de sa cognoissance : mais lors qu’elle recogneut Astrée, ô Dieu ! que devint elle ? Elle demeura longuement la veuë sur elle sans dire mot, comme ne pouvant saouler ses yeux de cest agreable objet ; en fin avec un grand souspir, & la monstrant du doigt à Leonide : La voila, dit-elle, la plus belle & la plus aimable Bergere de l’Univers. Et apres s’estre teuë pour quelque temps, elle se recula un pas de la fenestre, & pliant le bras l’un à l’autre sur l’estomac : Mais, ô Dieu ! dit-elle, comment m’oseray-je presenter devant ses yeux, puis qu’elle m’a commandé le contraire ? Vous voicy encore, respondit Leonide, en vostre vieille erreur : n’avez-vous pas assez debatu avant que venir icy, ces mesmes considerations avec Adamas ? & avez-vous desja oublié les raisons, que si prudemment il vous a rapportées ? Ne croyez pas, repliqua Alexis, que je les aye oubliées, mais je sçay bien aussi que comme que ce soit, Astrée me verra, & je la verray ; qu’elle parlera à moy, & que je parleray à elle ; & n’est-ce pas cela contrevenir à ce qu’elle m’a deffendu ? Va t’en, me dit-elle, je me souviendray toute ma vie de ces cruelles paroles. Va t’en desloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy, que je ne te le commande. La Nymphe qui vit bien, que si ce discours passoit plus outre, il ne pouvoit que donner beaucoup d’inquietude au Berger, pour ne le continuer d’avantage elle luy respondit. Il ne faut plus Alexis, vous remettre devant les yeux ces considerations, la pierre en est jettée, & il n’est plus temps de demander conseil, si vous devez voir Astrée : les choses sont en tel estat, que de necessité il faut passer plus outre mais voicy bien l’heure que vous devez monstrer que vous estes homme, & que vous venez de cet Alcipe, de qui le courage a tant esté estimé de chacun. Il faut, dis-je, que changeant de visage & de façon, vous receviez Astrée sans vous estonner, & qu’à son abord vous ayez tant de puissance sur vous mesme, que personne ne s’aperçoive de ce que vous voulez tenir caché. Car il faut que vous sçachiez que les premieres impressions sont celles qui durent le plus long temps, & sur lesquelles on fait un plus seur jugement ; & pour ce resolvez-vous à vous déguiser de sorte, que ceux que vostre habit abusera, ne puissent estre détrompez par vos actions. Ha, Madame ! dit Alexis, que ceux qui sont sains donnent aisément conseil aux malades ? Ne voila pas desja une faute, reprit Leonide, pourquoy ne m’appellez vous vostre sœur, & non pas Madame ? Puis que vous sçavez bien que comme Adamas veut que j’appelle Paris mon frere, de mesme il m’a ordonné que je vous nommasse ma sœur ; & si vous faites autrement, quel soupçon ne donnerez vous point de vous mesme ? Voyez-vous, Alexis, vostre visage ressemble si fort à celuy de Celadon, que si vous voulez qu’il ne soit point recogneu, il vous faut user d’un grand artifice pour le déguiser. Ma sœur, respondit Alexis, puis qu’il vous plaist que je vous nomme de ceste sorte, je m’estudieray de n’y plus faillir, mais souvenez vous que jamais personne ne fut plus empeschée que vostre miserable sœur en ceste occasion, & que si la fortune ne luy aide, je ne sçay comment elle pourra tromper les yeux d’Astrée, envers laquelle elle n’a jamais usé de feinte ny de deguisement. C’est aux occasions, dit la Nymphe, qu’il faut faire paroistre ce que nous valons ; efforcez vous un peu, & faites comme on dit, de necessité vertu, & vous asseurez que l’autorité d’Adamas est si grande, & sa preud’hommie telle en l’opinion de chacun, que pour peu que vous vous y aidiez, il n’y a pas apparence que l’on entre en doute que vous ne soyez sa fille.

Elle parloit de ceste sorte, quand Adamas ayant esté adverty de la venuë d’Astrée, entra dans la salle pour r’asseurer un peu Alexis, qui ne fut pas une petite prudence : car elle estoit tant hors d’elle-mesme, qu’il estoit bien necessaire de la preparer a ceste rencontre, de peur qu’estant surprise, elle ne donnast trop de cognoissance de ce qu’elle estoit. Et lors qu’ils estoient plus avant en discours, on les vint advertir que toute ceste trouppe estoit desja dans la basse-court du chasteau. Alexis changea toute de couleur, & les jambes luy tremblerent de sorte qu’elle fut contrainte de s’asseoir. Leonide qui s’en prit garde, à fin de mieux couvrir leur dessein, dit à Adamas, qu’il seroit à propos de fermer les vanteaux des fenestres, & ne laisser que fort peu de jour dans la salle, à fin que l’on s’aperceust moins des changemens du visage d’Alexis, & que cest artifice seroit encore à propos pour empescher que la grande chaleur n’entrast si fort dans le logis. Le Druyde qui trouva cest advis fort bon, le commanda à ceux qui l’estoient venu advertir de l’arrivée des Bergere. Mais s’ils estoient bien empeschez de leur costé Astrée ne l’estoit gueres moins du sien, à quil cœur battoit de sorte, qu’elle en estoit elle mesme toute estonnée. Ce qui la contraignit, s’approchant de Phillis, de luy dire à l’oreille ; Je vous prie ma sœur, trouvez quelque excuse pour nous faire un peu arrester icy, car j’advouë que l’esperant que j’ay de voir en Alexis le visage de Celadon me met si fort hors de moy, que je crains, si je n’a le loisir de me r’asseurer un peu, de donner trop cognoissance de ce que je desire de cacher à chacun, mais particulierement a ces Estrangers. Phillis qui estoit advisée, s’approchant de Daphnide, Madame, luy dit-elle, n’estes vous point lasse de ceste aspre montée ? si vous le trouviez à propos, je m’asseure que toute ceste compagnie seroit bien aise de reprendre un peu d’haleine avant que de monter a la salle. Quant à moy, dit-elle, je suis bien de cest advis, & je n’osois le proposer, de peur de vous desplaire à toutes. Hylas qui ne pouvoit souffrir qu’on luy retardast le contentement de voir sa chere Alexis, Madame, dit-il, si vous n’estiez en si bonne compagnie, je ne voudrois pas vous laisser seule ; mais puis que cela est, vous ne trouverez pas mauvais que j’aille dire que vous venez : car j’ayme mieux reprendre haleine aupres d’Alexis, & contenter mes yeux des beautez que j’ay laissées dans la maison, que d’estre icy, & ne contempler que les statuës, qui sont dans les nyches de ces murailles. A ce mot sans attendre personne, ny mesme la responce de Daphnide, il monta l’escallier, au haut duquel, à l’entrée de la salle, il rencontra Adamas, Leonide, & Alexis : Et parce qu’ils avoient jugé tous trois que l’amour de Hylas serviroit beaucoup à couvrir ce qu’ils vouloient tenir caché, ils luy firent la meilleure chere qu’ils peurent, & mesme le Druyde apres l’avoir embrassé, en sousriant luy dit : Il est aisé à cognoistre qui de toute ceste troupe est le plus de nos amis. Si la haste, dit Hylas, que j’ay eu de venir le premier, vous en a donné quelque cognoissance, le retardement que je mettray a m’en aller le dernier ne vous en donnera pas moins : Mais je voudrois bien que ma venuë fust aussi agreable à toute vostre compagnie comme elle a esté desirée de moy. Il n’en faut nullement douter, dit Leonide, n’est-il pas vray, ma sœur ? J’avoüe, respondit Alexis, que quant à moy j’en reçois beaucoup de contentement. Hylas alors s’aprochant d’elle, Voyez-vous belle Alexis, dit-il assez bas, comme je ne suis guere difficile a contenter, pourveu que de vous trois, vous seule l’aye agreable, ce m’est assez. Et quoy, reprit Leonide, feignant fort à propos d’en estre faschée, estimez vous glorieux Berger, si peu le reste de la compagnie ? Je vous asseure que je m’en vengeray, & qu’avant que la journée se passe, vous vous repentirez du mespris que vous avez fait de moy. Elle profera ces paroles avec un visage severe, & representant fort bien ce faint mescontentement. Mais Hylas, qui de son naturel ne se soucioit de femme du monde, que de celle qu’il aimoit, Je m’en repentiray, dit-il, lors que la belle Alexis se repentira de ce qu’elle a dit : & jusques à ce que cela soit, si vous ne voulez perdre vos peines, ne cherchez point de vous venger de moy. Et lors qu’elle s’en repentira, reprenez non plus la peine de faire ceste vengeance : car le desplaisir que j’en auray sera si grand que vous n’y sçauriez rien adjouster. Mon serviteur, respondit Alexis, tant que vous m’aimerez ceste vengeance ne se fera donc point, car vostre bonne volonté m’est trop chere.

Il vouloit respondre lors qu’Adamas l’interrompit, luy demandant qui estoient les Bergers & Bergeres qui venoient. Je suis bien aise, mon pere, luy respondit-il, que vous m’avez fait souvenir de le vous dire : car en partie j’ay devancé ceste troupe pour vous en advertir, & je l’avois oublié, tant la veuë d’Alexis m’empesche de penser ailleurs ; sçachez donc qu’Astrée, Diane, & Phillis y sont, & plusieurs autres des hameaux voisins, ensemble quelques Estrangeres, comme Florisse, Cyrcene & leur compagnie : mais cela ne m’eust pas convié de vous en venir donner advis, n’eust esté la rencontre que nous avons faite en chemin de la belle Daphnide, & du gentil Alcidon, qui déguisez avec des habits de Berger, viennent en ceste contrée chercher la fontaine de la verité d’Amour: car Daphnide est la plus estimée Dame de la province des Romains, & Alcidon le plus aimé Chevalier de Thierry, & du grand Euric ; & par ainsi vous voyez que je ne suis pas le seul estranger, qui changeant mon habit me déguise de celuy de Berger, pour vivre heureusement en ceste contrée. Adamas, luy respondit, Est-il possible que ce soit ceste belle Daphnide, de qui le grand Euric Roy des Vissigots a esté tant amoureux ? Et Hylas luy ayant respondu, que c’estoit celle-là mesme, il continua. Encore que je ne l’aye jamais veuë, je ne laisseray pas de la cognoistre, parce que j’en ay un pourtraict, qu’on m’a asseuré luy estre fort ressemblant, si ce n’est que l’habit qu’elle porte m’en empesche.

Leurs discours eussent bien continué d’avantage s’ils n’eussent esté interrompus par la venuë de toute la troupe ; car Astrée encore que ce fust elle qui fust cause du retardement, ne pouvant se priver plus long-temps de la veuë de ce visage tant aimé, en fist signe à Phillis, qui pour complaire à sa compagne, s’adressant à Daphnide & a Paris, leur dit tout haut : Hylas, par son impatience nous empesche de reprendre haleine à nostre aise, nous contraignant de le suivre : car que dira Adamas, quand il sçaura par luy que nous sommes icy ? Vous avez raison, dit Daphnide, & prenant Astrée, & Diane par la main elles s’acheminerent toutes de compagnie : Et parce que l’escalier estoit large, elles marchoient toutes trois ensemble, & le reste de la troupe venoit confusément apres. Adamas les attendoit à l’entrée de la salle, où il les reçeut avec le meilleur visage qui luy fut possible, & feignant de ne point cognoistre Daphnide ny Alcidon, il adressa sa parole aux Bergeres de sa cognoissance, & leur dit en sousriant ; Et quoy ? glorieuses Bergeres, vous mesprisez de sorte vos voisins, que si je ne m’en fusse plaint, ma fille eust esté long-temps icy sans que vous eussiez daigné la venir voir. Astrée qui prit garde qu’encore qu’il parlast à toutes, toutefois il adressoit sa parole particulierement à elle, luy respondit aussi pour toutes : C’est ainsi, mon Pere, que les choses qui dependent de plusieurs sont bien souvent retardées, encores qu’elle soient jugées devoir estre faites promptement. Cette excuse, dit Adamas, n’est guere bonne, & me semble que chacune de vous en particulier me devoit cette recognoissance d’amitié pour celle que je vous porte à toutes. Lors Diane prenant la parole, Mon Pere, dit-elle, en sousriant vous sçavez bien que plusieurs aiment mieux donner, que de payer ce qu’ils doivent : Mais nous avons fait cette faute, nous n’en sommes pas demeurées sans chastiment, nous privant si long temps de voir la chose du monde qui merite le plus d’estre veuë. Et à ce mot, apres avoir salüé Leonide, Astrée s’avança pour en faire de mesme à la déguisée Alexis : mais qu’elle devint-elle, quand elle jetta les yeux sur son visage ? Et quelle devint Alexis quand elle vit venir Astrée, vers elle pour la baiser ? Mais en fin, ô Amour, en quel estat les mis-tu toutes deux quand elles se baiserent ? La Bergere devint rouge comme si elle eust eu du feu au visage, & Alexis, transportée de contentement, se mit à trembler comme si un grand accez de fievre l’eust saisie. Hylas, qui avoit remarqué de quel courage sa Maistresse avoit salüé cette Bergere, en devint si jaloux, qu’il ne peut souffrir qu’elle la tint plus long-temps en ses bras, & cela fut cause qu’il les separa, & que Diane eust le loisir d’entrer en la place d’Astrée, & apres elle Phillis, & puis le reste de la troupe.

Mais Adamas, qui desiroit de couvrir le plus qu’il luy estoit possible les changemens de visage, & les troubles de l’esprit de sa fille, apres que les premieres salutations furent faites, & que confusément toute la trouppe fut entrée dans la salle, il mit Alexis au lieu le plus obscur, & lors qu’il voulut les faire asseoir, il fist semblant de prendre garde à Daphnide, & à toute sa suitte, & pour ce s’adressant à Thamire, il luy demanda fort haut, qui estoient ces belles estrangeres. Hylas, luy dit-il, mon pere, vous en dira plus de nouvelles que moy, s’il vous plaist de prendre la peine de luy en demander : car je ne puis vous en dire autre chose sinon que les ayant rencontrées en venant icy, il nous a dit qu’elles estoient des principales Dames de la Province des Romains. Lors Paris s’approchant d’Adamas, luy dit, que c’estoit la belle Daphnide, & le renommé Alcidon, si cogneus & pour la beauté, & pour le merite dans la Cour du grand Euric. Le Druyde faignant de n’en avoir rien sçeu encore, fist semblant de se courroucer à Paris, de ce qu’il ne l’en avoit point adverty, & lors s’adressant à elle : Madame, luy dit-il, pardonnez à mon ignorance, & accusez vostre habit si je ne vous ay pas rendu l’honneur qui vous est deu. Mon pere, respondit Daphnide, quand je me suis déguisée de cette sorte, ce n’a j’amais esté en intention d’estre recogneuë en ceste contrée, où je ne suis pas venuë pour y tenir le rang de Daphnide, mais seulement pour y trouver le remede que les Dieux m’y ont promis ; & je croy bien que sans Hylas, j’eusse peu achever mon voyage aussi incognuë que je le desirois : mais puis que sa rencontre m’en empesche, je vous supplie, mon pere, que la cognoissance que vous avez de moy ne vous porte pas à ces devoirs de respect & d’honneur desquels vous parlez, mais à m’aider à trouver les remedes que les Dieux m’ont fait esperer de recevoir en cette contree. Adamas avec beaucoup d’honneur, & de soubmission luy respondit, qu’il essayeroit de la servir en tout ce qu’il seroit capable, & que toutefois il ne pretendoit pas se dispenser pour cela de l’honneur qu’il luy devoit. Et lors luy presentant une chaire, & de mesmes à Alcidon, & à tout le reste de la compagnie, chacun ayant pris sa place, Astrée se trouva auprés d’Alexis, & Leonide de l’autre costé, qui empescha que Hylas ne se peût mettre auprés de sa nouvelle Maistresse : & parce qu’il luy sembloit qu’elle s’amusoit trop avec Astrée, & qu’il ne pouvoit souffrir de se voir privé si long temps de son entretien, il l’alloit interrompant, & la contraignoit bien souvent de luy respondre. Phillis prit garde au visage d’Astrée, qu’il l’ennuyoit, & qu’elle eust bien voulu en estre déchargée pour entretenir plus commodément cette Druyde, si ressemblant à son Berger tant aimé, & pour décharger sa compagne d’une telle importunité, elle dit à Hylas : Mon feu serviteur, venez vers nous, encore n’y a-t’il que les anciennes amitiez ; cette Maistresse que vous estimez si fort, est si belle, qu’elle ne fait pas grand cas de vous, revenez donc vers moy qui vous aime & vous estime comme vous meritez. Hylas qui estoit passionnément Amoureux d’Alexis : Ma feu Maistresse, dit-il à Phillis, vous ne prenez pas garde à qui vous parlez quand vous mettez en avant ces anciennes amitiez : car il suffit de les nommer telles pour me les faire haïr : & pour vous monstrer que ce n’est d’aujourd’huy que j’ay cette opinion, oyez des vers que j’ay faits, il y a long-temps sur ce sujet, lors que venu de Camargue, j’estois encore sur les rives de l’Arar, & que selon la coustume, aux Bacchanales, nous nous déguisions pour dancer. Et lors s’approchant de Phillis il dit tels vers :


AMOUR AUX DAMES,


CONDUISANT LES VENTS


pour dancer.


STANCES.


Je suis Amour, cét Enfant

Qui commande à toute chose,

Et qui de tous triomphant,

De tous à mon grè dispose :

La jeunesse, les apas,

Et les ames sans malices,

Le ris, le jeu, les esbas

Sont mes plus cheres delices.

Enfant j’ayme les enfans,

Chacun aime ses semblables,

Et des vieux je me deffans,

Comme d’Amour incapables,

Où sont aiguisez mes dards,

Où sont mes flammes esprises,

Qu’entre les enfans mignards

Et leurs jeunes mignardises ?

Aussi j’aime la beauté,

Qui comme nouvelle rose,

Soubs les rayons de l’Esté,

N’est encore bien esclose :

Et tiens pour un grand mal-heur

D’aimer long-temps une belle ;

Car plus que la vieille fleur,

J’aime l’espine nouvelle.

Qui veut donc suivre l’Amour,

Aime une tendre jeunesse,

Qu’il change de jour en jour,

Pour tousjours d’une Maistresse

Ne r’alumer le tison,

Que mes loix veulent qui meure :

Amour est vieux & grison

Quand il dure plus d’une heure.

Mais je ne sçay toutefois,

Quelle est l’erreur estrangere,

Qui meslant parmy mes loix

Sa Doctrine mensongere,

Vient enseigner à l’Amant

Une nouvelle science,

Que quelques-uns vont nommant

Du faux tiltre de constance.

Elle dit qu’il faut aimer

Jusque dans la sepulture,

Et qu’on doit mesestimer

Qui cherche une autre advanture :

Voire comme si son mieux

Chacun ne devoit pas suivre :

A quoy serviroient les yeux,

Et pourquoy faudroit-il vivre ?

Or pour defendre les miens

D’une si grande folie,

A ceste heure je m’en viens

Des cavernes d’Eolie :

Où dans de profonds cachos,

Pres du centre de la terre,

Les vents qu’on y tient enclos,

Sans cesse se font la guerre.

Je les ameines avec moy

Ces vents legers, ô mes Dames,

Pour vous inspirer ma Loy,

Et pour chasser de vos ames,

Avec la legereté

Qu’ils ont euë en leur naissance,

Ceste opiniatreté

Que vous appellez constance.

Venez donc troupeau leger,

Venez je vous en supplie,

Dedans ses cœurs vous loger

Pour chasser ceste folie :

Faictes que d’orenavant

A bien aimer on s’apreste :

Mais qu’Amour comme le vent

Meure soudain qu’il s’arreste.

Esloignez, esloignez vous,

O vous ames trop austeres,

De mes Autels & de nous,

Et de mes sacrez mysteres :

Non, vous ne meritez pas

D’avoir part à nostre gloire,

Contentez vous du trespas

Dont nous aurons la victoire.


Si vous voulez donc, continuë Hylas, que je revienne vers, vous ne me parlez plus de ces anciennes amitiez, car je tiens pour ma devise.


Une heure aimer, c’est longuement,

C’est assez d’aimer un moment.


Et ne pensez que l’estime que vous dites faire de moy me puisse attirer, car on ne se soucie guiere d’estre estimé des personnes de qui on a quitté l’amitié, & qui nous sont indifferentes. Silvandre prenant la parole pour Phillis, La reputation, dit-il, que chacun desire si fort, qu’est-ce autre chose que ceste estime que tu mesprise tant ? & si elle est mesme estimable parmy les ennemis, pour quoy ne le sera-t’elle, Hylas, parmy les personnes que tu as tant aimées ? Je voy bien, respondit froidement Hylas, que Silvandre n’a pas la place qu’il desire non plus que moy, & que pour décharger sa colere sur quelqu’un, il me vient faire des contes, dont les nourrisses endorment leurs enfans : Mais, Silvandre mon amy, contre la mauvaise fortune il faut avoir bon cœur, & cependant nous contenter, de dire que ce siecle est fort depravé, que les faveurs ne suivent jamais les merites, & que quelque jour la Fortune cessera de nous persecuter.

Hylas parloit de ceste sorte à Silvandre, parce que Leonide pour favoriser Paris, avoit mis Diane au milieu, de sorte que Silvandre ne pouvant s’en approcher, s’estoit mis entre Celidée & Florice, ce qui estant recogneu de chacun, fut cause qu’ils se mirent tous à rire de ceste response : Et Phillis particulierement qui dit : Il faut advoüer, Silvandre, qu’à ce coup il vous est advenu comme à celuy qui veut separer deux personnes qui ont l’espée en la main, & qui se mettant au milieu en demeure blessé, encore qu’il n’ait point de querelle. Si vous n’aviez point, respondit Silvandre, esprouvé bien souvent que les armes de Hylas n’ont ny pointe ny tranchant, je ne m’estonnerois pas tant que je fais, de ce que vous dites : mais, bergere, l’ayant essayé tant de fois, je ne sçay comment vous pouvez avoir ceste opinion. Ne vous en estonnez, dit la bergere, car il a changé d’armes, maintenant il ne combat pas sous les siennes, & celles dont il vous a blessé, sont empruntées d’une personne qui a accoustumé de vaincre. De ceste sorte, respondit-il, je vous avoüeray une partie de ce que vous dites. Et moy, interrompit Hylas, je diray avec plus de verité, que vous ne sçauriez ny l’un ny l’autre, me blesser ny de vos armes, ny de quelque autre que vous puissiez emprunter : car entre vos mains pour bonnes qu’elles soient, elles demeureront sans force contre moy. Et entre les miennes, dit Florice, qu’en direz vous ? Que je ne me souviens plus, respondit-il, si vous en avez jamais eu. Vous ne direz pas ainsi de moy, adjousta Cyrcéne. J’advoüeray, dit-il, que quand je ne vous vy qu’un peu, je vous aimay beaucoup, & quand je vous vy beaucoup je ne vous aymay que fort peu. Sa veuë, dit Palinice, a fait en cela comme le scorpion guerit la blesseure qu’il a fait ; mais je m’asseure que vous ne direz pas cela de moy. De vous, dit-il, comme s’il eust esté estonné, eh ! par Hercule, dites moy comment vous appellez vous, à fin que je sçache si vostre nom ne me blessera point mieux que vostre visage ? Je voy bien, reprit Stiliane, qu’il n’y a que moy qui l’ait peu vaincre. Le peu, respondit Hylas, que je demeuray dans vostre prison monstre assez quelle fut vostre victoire. A la verité, continua-t’elle, vous en sortistes, mais ce ne fus pas sans payer vostre rançon. Si je vous ay payée, repliqua-t’il, je ne vous doy plus rien, & si vous pensiez de me pouvoir surmonter aussi aisément que vous fistes, vous vous tromperiez fort ; je suis bien devenu plus grand guerrier que je n’estois pas, & je vous conseille de ne vous point hazarder ; car vos armes ne sont pas d’assez bonne trempe pour fausser les miennes. Croyez Silvandre, adjousta Carlis, que Hylas n’est que pour moy, & que comme j’ay esté la premiere qu’il a aimée, je dois estre aussi la derniere : n’est-il pas vray, Hylas ? Souvenez vous, luy dit-il, Carlis, qu’il est certain que tout revient à son commencement, & que tout ainsi qu’au commencement que je vous vy je ne vous aimois point, de mesme aussi la derniere fois que je vous revoy, je n’ay point d’Amour pour vous.

Il n’y eust personne qui se pust empescher de rire oyant les gracieuses responces de Hylas, qui continuerent fort long-temps, cependant qu’Alexis & Astrée parloient ensemble : Mais encores qu’il semblast qu’Alexis deust bien employer ce temps, que la fortune luy concedoit, si est-ce qu’elle demeura long-temps, sans sçavoir par où commencer, estant empeschée par tant de considerations, que peut estre cette commodité se fust escoulée inutilement si Astrée n’eust commencé de parler. Car cette déguisée Druyde voyant devant elle celle qui luy avoit fait le commandement de ne se faire jamais voir à elle, craignant d’estre recognuë, ou à la voix, ou à la parole, ou en quelqu’une de ses actions, estoit de sorte interdite, qu’elle n’osoit ouvrir la bouche : ce qu’Astrée attribuoit au peu de privauté qui estoit entr’elles, ou bien qu’ayant tousjours esté nourrie parmy les Viergers Druyes, & ne sçachant guere des affaires de cette contrée, elle ne sçavoit que luy dire : Mais la Bergere estoit bien deceuë, puis que ce qui l’empeschoit de parler, c’estoit pour en estre trop sçavante. Et parce que ce visage qui luy representoit celuy de Celadon, aussi bien en la memoire que devant les yeux, luy donnoit un extréme desir de gagner les bonnes graces d’Alexis, qui ne luy estoient desja que trop acquises, elle fut la premiere à rompre le silence de cette sorte. Quand je considere la beauté de vostre visage, & les graces dont le Ciel vous a avantagée par dessus toutes les plus belles de nostre âge, je l’appelle presque injuste, d’avoir voulu priver si long-temps cette contrée de ce qu’elle a jamais produit de plus rare, en vous cachant parmy les Vierges Druydes, si loing de nous : mais quand je me remets devant les yeux que de tout ce qui est en l’Univers, il n’y a rien d’assez digne pour servir la grandeur de DIEU, Je dis qu’il est tres-juste d’avoir fait choix de vous, comme de la chose du monde la plus parfaite. Pleust à Dieu, dit froidement Alexis, que les perfections que la civilité vous fait dire estre en moy, y fussent aussi veritablement que tous ceux qui vous voyent les recognoissent en vous : afin que je fusse en quelque sorte aussi digne de servir nostre grand Thautates, que d’affection je dédie le reste de mes jours à son service : Je ne rougirois pas belle Bergere, de vous ouyr tenir ce langage, qui me reproche plustost ce qui me deffaut, qu’il ne me represente ce que je suis. Je serois marrie, reprit Astrée, que vous eussiez si mauvaise opinion de moy, que de croire que je ne sçache recognoistre en quelque sorte les perfections qui sont en vous : car encore que le Ciel m’ait fait naistre Bergere, & ne m’ait donné guere plus d’espoir qu’il en faut pour vivre parmy les bois, si est-ce que comme la clarté du Soleil est veuë par tous les yeux ausquels elle esclaire, quoy que plus ou moins, selon qu’ils en sont capables, de mesme m’est-il permis de voir vos perfections, & en recognoistre assez pour les admirer, quoy que j’avoüe que plusieurs autres à qui Thautates avoit donné plus de jugement les remarqueront mieux mais ne les sçauroient estimer d’avantage que je fais. Je ne contrediray jamais, repliqua Alexis, un si favorable jugement, mais je prieray seulement Dieu que quand vous m’aurez mieux cognüe vous ne le revoquiez point : car encores que mon dessein, ny ma profession ne me doive pas laisser en ce lieu fort longuement, si est-ce que ce me sera tousjours un extréme contentement d’estre aux bonnes graces de toutes celles qui vous ressemblent, & particulierement de vous, de qui j’ay desiré il y a long-temps, la cognoissance : Et vous asseure que ce desir me fit laisser mes compagnes avec moins de déplaisir, quand je sçeus que je verrois Astrée. Madame, respondit Astrée, cette faveur en toute façon est extréme ; car si vous en avez eu la volonté si esloignée de nous, ce bon-heur ne peut estre mesuré : & si c’est seulement pour nous obliger que vous le dites, ne sommes nous pas bien-heureuses que cette pensée ait esté en vous ? Mais je diray bien avec verité, que la nouvelle de vostre venuë remplit toute cette contrée & de tristesse & de joye : de tristesse oyant dire vostre maladie, & de joye nous asseurant de recevoir cét honneur de vous voir. Et toutesfois, dit Alexis, belle Bergere, vous avez tant retardé de venir icy, que si autre que vous me le disoit, je ne le croirois pas : Mais pour changer de discours, dites-moy je vous supplie, à quoy passez vous ordinairement le temps ? car on m’a fait entendre que la plus heureuse vie du monde, est celle des Bergers & Bergeres de Forests. Elle est, dit Astrée, veritablement heureuse pour ceux qui n’ont point esté plus aimez de la fortune : car vous sçavez, Madame, que ceux qui ont esté heureux, quand ils perdent une partie du bien qu’ils ont possedé, ressentent plus de déplaisir que s’ils avoient esté tousjours mal-heureux. Il est vray dit Alexis, mais en vostre vie champestre & retirée, je ne croy pas que vous soyez guere sujets à ces coups de fortune. Nous ne le sommes pas tant, dit Astrée, que ceux qui vivent dans les Courts, & dans les maniement du monde : mais tout ainsi que les lacs, encor qu’ils soient moins spacieux que la mer, ne laissent d’avoir leurs orages & leurs tempestes ; de mesme est-il de nous, car nous avons aussi nos infortunes & nos malheurs : Et je sçaurois bien qu’en dire, ayant depuis peu perdu presque en mesme jour & mon pere & ma mere, perte qui m’a de sorte affligée, que je ne pense pas de long-temps m’en pouvoir remettre. Et y a t’il long-temps ? respondit Alexis car il me semble d’en avoir oüy parler. Il y environ quatre ou cinq Lunes, dit la Bergere, jour qui me sera à jamais déplorable : & à ce mot elle fit un grand souspir. Il est bien ennuyeux, dit Alexis, de perdre ceux à qui on est obligé de porter tant d’affection, si n’y a t’il rien de si naturel que de voir mourir le pere avant les enfans : encore vous doit-ce estre une grande consolation qu’ils vous ayent laissée en âge de vous sçavoir conduire. Une des choses, dit Astrée, qui m’a aussi vivement touchée en leur mort, c’est que presque j’en suis la cause. Il est certain, dit Alexis, que vous me remettez en memoire d’en avoir oüy dire quel que chose, & me semble qu’on me raconta qu’ils s’estoient noyez en voulant vous retirer d’une riviere où vous estiez tombée. Pardonnez moi Madame, dit Astrée : Il est vray que je tombai dans la mal-heureuse, & diffamée riviere Lygnon, voulant ayder à un Berger qui s’y noya : & parce que les mauvaises nouvelles sont incontinent portées, ma mere Hyppolite le sçeut, & comme on augmente tousjours au compte, on luy dit que je m’y estois noyée : elle fut surprise d’une si grande frayeur, que jamais depuis elle ne se peust remettre, & mourut incontinent apres, & mon pere du regret de sa perte la suivit bien tost ; Et ainsi je fus privée en mesme temps & de pere, & de mere. Astrée ne peut raconter ces choses sans estre fort esmeuë, & Alexis de mesme, mais feignant que c’estoit la compassion, elle luy dit : Et qui estoit le pauvre Berger qui se noya ? Je ne croy pas, dit froidement Astrée, que son nom soit cogneu de vous : il se nommoit Celadon, & estoit frere de Licidas, que vous voyez icy. Est-ce, continua Alexis, Celadon fils d’Alcippe, & d’Amarillis ? C’est celuy là mesme, dit Astrée. Je cognois son nom, respondit Alexis, & je me souviens d’en avoir oüy fort souvent parler : Ce fut à la verité un malheureux accident. Je vous asseure, Madame, reprit Astrée, que depuis ce temps là, il semble que toute sorte de plaisir se soit banny de nostre rivage, car autrefois on ne voyoit que jeux & resjoüyssances parmy nous, à cette heure chacun est saisi d’un certain assoupissement, qu’on ne jugeroit jamais que nous fassions ceux que nous soulions estre : Et quant à mon particulier j’en ay bien eu du sujet ayant perdu un pere & une mere, qui me tenoient si chere, que maintenant me voyant traiter autrement par mon oncle, entre les mains de qui je suis tombée, je le ressents doublement : mais, Madame, je vous entretiens d’ennuyeux discours, pardonnez moy s’il vous plaist. Tant s’en faut, repliqua Alexis, que vous m’obligez infiniment, & me faites un extréme plaisir de me raconter ces particularitez qui vous touchent : car outre que vostre merite, & vostre vertu obligent chacun à vous estimer, il faut que vous croyez que particulierement je desire que vous m’aimiez, & pour-ce continuez si vous me voulez faire plaisir. Madame, dit Astrée, si DIEU m’a fait cette grace de vous donner cette bonne volonté à mon advantage, je la reçois pour tresgrande, & vous jureray, si toute fois vous me le permettez, & que vous ne pensiez que ce soit outrecuidance, que dés le moment que j’ay eu l’honneur de vous voir, il y a eu quelque chose qui m’a tellement donnée à vous, que rien ne m’en retirera que la mort.

Alexis vouloit respondre, & peut-estre fussent-ils entrez bien avant en discours, si la jalousie de Hylas ne l’en eust empeschée : mais luy-tout effrontément ne pouvant plus supporter cette longue conference entre ces deux Amants, se vint mettre à genoux devant Alexis, & luy prenant une main la luy baisa avant qu’elle s’en fut pris garde, tant elle estoit attentive à son discours mais s’en estant apperceuë, elle retira sa main, & luy dit. Et quoy mon serviteur, ces belles Bergeres de Lygnon, ont-elles accoustumé de vous permettre ces familiaritez ? les Vierges Druydes, d’où je viens, trouveroient cela fort estrange. Ma Maistresse, dit Hylas, tout ainsi que je ne me conduis pas selon les incivilitez de ces Bergeres dont vous parlez, aussi ne devez vous suivre les austeritez de ces Druydes, autrement ny vous ny moy, n’en recevrions pas beaucoup de contentement. Je ne sçay, dit Alexis, ce que vous voulez dire, mais si fay bien qu’il vous faudra avoir de fortes raisons, pour m’empescher de suivre les exemples de ces sainctes Vierges, parmy lesquelles j’ay esté si longuement nourrie. Je croy bien, dit froidement Hylas, ce que vous dites, mais vous devez aussi penser qu’il ne vous faut pas de moindres persuasions pour me faire changer de naturel. Je serois bien marrie, respondit Alexis, de vous contraindre d’en changer, car je vous veux bien tel que vous estes : mais permettez que la Loy soit égale entre nous, c’est le moins que comme à vostre Maistresse, vous me deviez accorder. Il est vray, dit Hylas, mais comment l’entendez vous ? Je l’entends, continua Alexis, que comme je vous veux bien tel que vous estes, que vous me vueillez telle que je suis, & qu’ainsi sans que vous changiez ny moy aussi ny d’humeur ny de complexions, nous nous entre-aimions tousjours comme nous avons commencé. Je veux bien, dit Hylas, une partie de ce que vous dites, mais l’autre n’est pas selon mon intention, & je crains que vous n’ayez trop apris parmy ces Clergesses des Carnutes. Chacun se mit à rire du discours de Hylas ; Et cependant Adamas entretenoit Daphnide & Alcidon de cette sorte.

Madame, luy disoit-il, je ne doute point que ce ne soit pour un bon sujet que vous soyez venuë en cette contree ; car autrement vous n’eussiez pas pris une si grande peine, vous qui estes nourrie & eslevée dans les douceurs, & delicatesses de la Cour, & qui luy avez si longuement servy de lustre, & de Loy : Et je n’aurois garde de vous en demander la cause, si ce n’estoit ce que vous m’en avez desja dit. Car cognoissant par la que vous attendez quelque service de moy, le desir que j’ay de vous en faire, me rendra plus hardy à vous supplier de me dire, à fin que je vous y serve & selon vostre merite, & selon mon devoir. Mon pere, respondit Daphnide, & l’asseurance que j’ay en vostre preud’hommie, & la necessité que j’ay de vostre assistance, me feront tousjours remettre entre vos mains, & ce secret & un plus grand encores si j’en pouvois avoir. Et je dis si j’en pouvois avoir, car je ne croy pas que jamais il s’en presente un qui soit plus important pour moy, que celuy cy. J’estimeray, dit le Druyde, ma condition plus heureuse, lors que j’auray plus de moyen de m’employer pour vostre service : Et pour vous faire paroistre combien j’ay fait d’estime de vostre merite, avant que d’avoir eu l’honneur de vous voir, si vous voulez prendre la peine de voir une gallerie qui est en cette maison, vous verrez que vostre pourtait y est au rang qu’il merite. Je n’eusse jamais creu, dit Daphnide, que chose si peu digne d’estre ny veüe ny conservée, eust esté si soigneusement recherchée par le grand Adamas : toutefois puis que cela est, je veux croire que les Dieux qui sont bons, vous ont donné cette curiosité, à fin de m’aider en cette occasion dont tout mon repos & contentement peut proceder. Et pour vous dire ce que c’est, je le feray avant que de partir d’auprez de vous, aussi a ce esté la principale occasion qui m’a conduite icy : Cependant, mon pere dites moy je vous supplie, en quel lieu de cette contree est la Fontaine de verité d’Amour, & par quel moyen pourray-je y aller ? Il est fort aisé, dit le Druyde, de vous dire en quel lieu est cette Fontaine : car elle n’est pas loing d’icy, je croy impossible maintenant que vous y puissiez aller, pour les dangereux enchantemens qui y ont esté faits, à cause de Clidaman & de Guyemans, il y a quelques Lunes, par lesquels il y a des Lyons, & autres animaux sauvages qui y ont esté mis pour la garder, lesquels ont tant de force & d’agilité qu’il n’y a point d’aparence que par force on y puisse rien faire. S’il ne faut, dit Alcidon, que mettre la vie pour le service de Madame, elle aura bien tost le contentement qu’elle desire. Je croy bien, dit froidement le Druyde, que si la valeur & le courage pouvoient quelque chose contre les enchantemens, la belle Daphnide auroit ce qu’elle desire par le vaillant & courageux Alcidon : mais il faut que vous sçachiez que toute la force de tous les hommes ensemble, ne sçauroit rompre le moindre sort qui se fasse ; d’autant que les esprits, qui sont d’un genre superieur aux hommes, sont tellement puissants, qu’un seul pourroit par sa propre puissance ruiner tout l’Univers, si le grand Thautates pour la conservation des hommes ne les empeschoit. Or ces esprits par les conventions qu’ils font avec ces hommes qui se nomment Magiciens (quoy que ce nom soit trop honorable pour eux) s’obligent si estroittement à executer ce qu’il promettent, qu’il n’y a force humaine qui les en puisse empescher : de sorte que pour en voir la fin, ou il faut recourre aux vœux & aux supplications, à fin que Hesus, le Dieu fort, fléchy par nos Sacrifices les rompe, ou bien il faut attendre que le temps prefix, & les conditions ordonnées par ceux qui ont fait l’enchantement aviennent. Et quelles sont les conditions ? dit Alcidon : Elles sont, adjousta Adamas, veritablement estranges ; car l’enchantement ne peut finir qu’avec le sang & la mort du plus fidelle Amant & de la plus fidelle Amante qui fut oncques en cette contrée (avec accent dans le texte). Voila, dit Daphnide, un estrange sort, & qui ne peut estre que malheureux. Pourveu, reprit Alcidon, que l’Amante se peut trouver, je fournirois bien de ce fidele Amant. Oüy, respondit Daphnide en sousriant, pourveu qu’aimer en divers lieux, fut fidelité. Puissiez vous seulement, repliqua-t’il, produire aussi bien les tesmoignages de la vostre, qu’Alcidon iroit librement mettre sa vie en ce hazard. Je vous asseure, dit Daphnide, que je ne suis point si desesperée, que de me vouloir faire mourir pour faire finir cét enchantement, & s’il ne doit jamais prendre fin que par ce moyen, ce ne sera pas moy qui esprouveray l’avanture. Si est-ce, Madame, adjousta Alcidon, qu’il semble que les Dieux ayant ceste volonté, puis qu’ils nous ont commandé d’y venir. J’obeïray, dit Daphnide, tant qu’il me sera possible à la volonté des Dieux, mais pour me faire faire ceste preuve, il faudra bien qu’ils me le commandent plus clairement & plus absolument. Voila que c’est, repliqua Alcidon, que d’une foible amitié. J’avoüe, dit-elle, que si cela tesmoigne la foiblesse de la mienne, vous aurez tousjours plus d’occasion de la croire telle : car je ne sçaurois me resoudre à estre sacrifiée pour le public. Outre que n’y ayant rien que j’ayme maintenant, pourquoy serois-je tant hors de moy que de me vouloir priver de vie pour quelqu’un, puis qu’encor que j’aimasse plus que je ne sçaurois dire, je ne le voudrois pas faire ? Et que j’estimerois celuy hors du sens qui seroit de contraire opinion, n’y ayant pas grande apparence que celuy qui ayme bien, vueille se priver de la veue de la presence, voire de la joüissance de ce qu’il ayme, pour mettre fin à un enchantement.

Mais mon pere, dit-elle se tournant vers Adamas, je voy bien qu’Alcidon me contraint de vous descouvrir le subject qui nous ameine icy, s’il vous plaist que nous nous retirions à part, je le feray tres-volontiers, à condition que vous nous donnerez le conseil que vous jugerez le meilleur. Madame, dit le Druyde, je voudrois vous pouvoir aussi bien conseiller, que d’affection je m’offre à vous rendre toute sorte de services ; Et s’il vous plaist nous laisserons icy toute ceste bonne compagnie, & vous prendrez la peine de venir en une galerie qui est prés d’icy, où vous ne serez accompagnée que de ceux que vous appellerez. A ce mot se levant, Adamas s’adressa à Leonide, à Paris, & à Alexis, & leur commanda de demeurer avec ces belles Bergeres & gentils Bergers, attendant qu’il conduiroit Daphnide dans la gallerie ; Et vous Hylas, dit-il, luy mettant une main sur l’espaule, je vous supplie d’entretenir ceste bonne compagnie, & comme l’un de nos meilleurs amis, faire l’honneur de ma maison. Encores, dit froidement Hylas, que j’aye plus accoustumé de faire le deshonneur que l’honneur des maisons où je me trouve, si est-ce que pour vous obeïr je le feray, pourveu que ma Maistresse me promette de faire ce que je luy diray : Chacun sousrist de ceste responce de Hylas, & Alexis mesme qui mettant la main sur les yeux comme si elle eust eu honte, luy dit d’une fort bonne grace ; Vous voudriez peut estre, mon serviteur, vendre vos paroles trop cherement. Non, non, dit incontinent Hylas, je ne veux que parole pour parole. Si cela est, dit Alexis, & qu’Adamas me le permette, je le veux bien. Priez donc, ma belle Maistresse, dit-il, toute ceste trouppe, & Hylas avant tous les autres, de vous tenir compagnie pour tout aujourd’huy, & un peu plus long temps encores si vous voulez : car il n’y auroit pas apparence que tant de bons amis se separassent si tost. Adamas qui fut fort aise de ceste requeste, prenant la parole avant qu’Alexis pût respondre. Je vous asseure Hylas, dit-il, que je vous en prie tous de bon cœur, & que celuy qui ne m’accordera ceste demande, me desobligera grandement. Et moy, respondit incontinent Hylas, je vous dis pour tous, que nous vous obeïrons, & d’aussi bon cœur que vous nous en priez, & de plus, qu’encores que tous les autres s’en voulussent aller, j’y demeurerois plustost tout seul, pour vous rendre preuve de la puissance que vous avez sur moy. Je vous asseure Hylas, interrompit Daphnide, que vous avez merveilleusement bien profité en ceste contrée, & que vous y avez de sorte apris la civilité, que quand vous serez en Camargue vous en pourrez tenir escole. Madame, dit Hylas, si tous mes escoliers devoient estre semblables à ma Maistresse, je ne dy pas que je n’en prisse la peine ; mais autrement, croyez que je ne voudrois pas leur enseigner ce que j’en sçay, si ce n’est qu’il y en eust quelqu’une comme vous. Vous m’obligez de me mettre à l’esgal de ceste belle Dame, dit-elle monstrant Alexis. Pardonnez moy Madame, reprit incontinent Hylas, je n’ay jamais pensé à faire ceste faute : aussi faudroit il bien un plus sain jugement que le mien, qui est desja tellement prevenu par l’affection que je porte à celle que vous dites, que je ne puis ny voir, ny juger chose quelconque qui ne soit à son avantage.

Daphnide eust respondu si elle eust oüy ces paroles, mais elle s’estoit desja fort esloignée, sans s’amuzer à luy, & avoit emmené avec elle, Alcidon, Stiliane, Carlis, & Hermante, le reste demeura dans la sale, où la collation leur fut apportée, attendant l’heure du soupper.

Fin du second livre.


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LE TROISIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Daphnide admira cette gallerie d’abord qu’elle y fut entrée : mais plus encores quand elle l’eut considerée quelque temps : aussi la disposition des raretez en estoit si admirable, & la curiosité si merveilleuse, qu’elle se pouvoit dire sans pareille : car outre ce qui estoit des Gaules, encor y avoit il tant d’autres singularitez des Provinces plus esloignées, qu’il falloit par force admirer & le soin de celuy qui les avoit assemblées, & le jugement qui les avoit si bien disposées : Entre les fenestres, les Provinces de la Gaule y estoient si bien representées, & avec de si justes distances que les cartes en estoient parfaites, n’y ayant pas mesme esté oublié la remarque des lieux, où quelque chose de signalé avoit esté faicte, comme l’espouvantable siege d’Alexia, & les diverses batailles de Cesar : & par dessus ces cartes estoient les portraicts des Roys des Gaules, commençant au grand Samethes, & finissant à ce Francus, qui pour estre absent, laissa l’administration de ses Estats aux Chevaliers, & Druydes de la Province : On voyoit apres, le grand Cesar, & de suitte tous les Empereurs jusques à Valentinian troisiéme, les Roys de la grande Bretagne, d’Alemagne & d’Espagne. Et ce fut sur ces derniers où Daphnide de fortune arresta les yeux, parce qu’elle cogneut les noms & le visage de quelques uns, & entre autres de Torrismond, de Thierry son frere, & du vaillant Euric, prés duquel elle se veit peinte, telle qu’elle estoit en de dix-huict ou vingt ans : elle tint longuement les yeux dessus, & apres les destournant sur le portraict d’Euric, elle ne se peut empescher de souspirer, & de dire : O grand Euric, que la journée fut malheureuse, qui te ravit à ton sceptre, & aux tiens, & que j’ay bien occasion de te regretter, puis qu’il ne m’a pas esté permis de te suivre ? Madame, reprit Alcidon, il faut advoüer que la perte du grand Euric a esté generale, mais elle eut esté encore plus grande, si la vostre y eut esté adjoustée : & pensez-vous que les Dieux, en vostre conservation, n’ayent pas eu soing de moy ? Vous vous trompez Madame, car leur bonté est telle, qu’ils ne rejettent jamais les justes supplications qui leur sont faictes. C’est dequoy je me suis estonnée, dit Daphnide, puis qu’ils ne les rejettent point, pourquoy la mienne n’a pas esté exaucée, qui a esté faite avec tant de justice, & de raison : car y a-t’il rien de plus juste ou de plus raisonnable, que d’accompagner en la mort celuy qu’on a tant aymé en la vie ? Adamas qui prenoit garde que ce discours ne pouvoit qu’estre fort ennuyeux à cette belle Dame, l’interrompit en la conviant de s’asseoir, & la suppliant de vouloir conformer sa volonté à celle du grand Thautates, & de croire que toutes les choses estoient si sagement disposées par luy, que la prudence humaine estoit contrainte d’avoüer qu’elle estoit aveugle au pris de la sienne : Lors Daphnide s’asseant auprés d’Adamas, & le reste de la compagnie, elle reprit la parole de ceste sorte :


HISTOIRE


D’Euric, Daphnide, & Alcidon.


Je sçay bien, mon Pere, que le grand Thautates fait toutes chose pour nostre mieux : car nous aimant comme l’œuvre de ses mains, il n’y a pas apparence qu’il deffaille d’amitié envers nous : Mais si me permettrez vous de dire, que tout ainsi que les medecines que l’on fait prendre au malade pour sa santé, ne laissent d’estre ameres & difficiles à avaler : de mesme ces coups que nous recevons de la main du grand Dieu, encor qu’ils soient pour nostre bien, ne laissent d’estre bien pesants à qui les reçoit, & que celuy qui se plaint de ce que Dieu ordonne, manque veritablement à ce qu’il doit : mais que celuy qui gemit, & se deult de l’aigreur des coups, ne fait que payer les tributs de sa foiblesse & de son humanité. J’avouë que les biens que j’ay receus de sa main sont sans nombre, & que les faveurs surpassent de beaucoup les adversitez que j’ay eües : mais d’autant que nous sommes plus sensibles au mal qu’au bien, je suis contrainte de dire que les déplaisirs que j’ay receus m’ont presque effacé la memoire de mes bon-heurs. Et que pour ce sujet, estant resolue de me retirer des orages du monde, il n’y a rien eu qui m’en ait empesché, que la poursuitte que ce Chevalier m’a faicte, que je nomme importunité quand je parle à luy : mais qu’à vous, je puis avec plus de verité appeller du nom d’opiniatreté. Et parce que c’est l’occasion qui nous conduit en ceste contrée, je vous supplie, mon pere, de me permettre de vous raconter ce qui s’est passé entre nous, à fin que la fontaine de la Verité d’Amour nous estant deffendue, nous puissions par vostre bon conseil & avis, sortir de la peine où nous sommes tous deux.

Sçachez donc, que Thierry ce grand Roy des Visigots, estant si honorablement mort en la bataille donnée aux champs Cathalauniques contre Attile, il laissa plusieurs enfans apres luy, non seulement successeurs à sa Couronne, mais aussi à son courage, & à sa valeur, celuy qui recueillit sa succession, le premier fut Torrismond son fils aisné : celuy cy estant receu & couronné dans Toulouze, fit dessein de mettre son principal estude, non seulement à estendre les limites de son Royaume, mais aussi à le rendre plein de Chevaliers & de Dames, les plus accomplis qu’il luy seroit possible. Et il sembla que le ciel en mesme temps se pleust d’aider & favoriser ceste volonté : car jamais Ataulfe ny Vuallia ses predecesseurs, ny mesme le grand Thierry son pere, n’avoit eu tant d’accomplis Chevaliers, ny tant de belles & sages Dames, que ce grand & genereux Roy. Ma fortune voulut qu’en ce temps-là, je fus menée à la Cour par ma mere qui y estoit retenuë, par les charges que mon pere y avoit : je ne pouvois avoir alors que quinze ou seize ans : mais j’avouëray bien que je ne cedois à autre de mon aage, en la bonne opinion de moy-mesme, fut pour l’asseurance de ma beauté (que la flatterie des hommes qui m’approchoient, m’avoit donnée) fut pour l’amour que chacun porte à soy-mesme (qui me faisoit juger toutes choses plus parfaites en moy qu’aux autres) tant y a qu’il me sembloit que j’attirois les cœurs aussi bien, que les yeux de tous ceux qui estoient en la Cour. Le Roy mesme, qui estoit l’un des plus accomplis Prince qui eust jamais esté entre les Visigots, n’avoit point desagreable de me voir, & de me caresser : mais d’autant qu’il n’y avoit point de conformité en nos aages, il se retira de moy, considerant bien que ceste amour estoit plus propre & convenable à un plus jeune qu’il n’estoit pas.

En ce mesme temps Alcidon estoit aupres de luy, & je puis dire sans le flatter, encor qu’il soit VER icy, que c’estoit le Soleil de la Cour, & que la beauté de son visage, la parfaite proportion de sa VER taille, son adresse, sa bienseance en toutes choses sa douce humeur, sa courtoisie, sa valeur, la vivacité VER & gentilesse de son esprit, sa generosité ; & VER bref tant d’autres perfections qui le rendoient recommandable, luy acqueroient au jugement de tous, l’avantage en toutes choses sur tous les plus relevez & estimez de son temps. Aussi le Roy qui estoit infiniment desireux, que sa Cour esclairast par toute l’Europe, & que les grands & vertueux desseins de ses Chevaliers, la rendissent plus recommandable aux autres nations, voyant le merite d’Alcidon en cette tendre jeunesse, en voulut bien prendre un soing particulier, s’asseurant bien que si ceste plante estoit soigneusement cultivée, il en naistroit des fruicts doux & si estimables, qu’il en recevroit du contentement, & sa Cour de la gloire.

Ne rougissez point, Alcidon, de m’oüyr parler de vous si avantageusement en vostre presence ; je veux, dit-elle, se tournant vers luy, que vous sçachiez que la haine que justement je vous porte, ne m’empesche pas de voir ny de dire la verité & parce qu’elle s’arresta, comme si elle eust voulu qu’il respondit. C’est, dit-il, ce qui m’estonne que vous voyez en moy des choses si cachées, que peut-estre tout autre qui me cognoistra bien, vous contredira, & que vous ne vueilliez voir ny croire mon extréme affection, & mesme estant telle qu’autre que vous, qui me cognoisse, ne la peut ignorer. Et quand j’ay longuement debatu cela en mon ame, en fin je n’en puis trouver autre raison, sinon que peut-estre vous estes de l’humeur de ceux qui loüent tousjours ce qui est à eux ; & lors qu’ils s’en veulent deffaire, c’est lors qu’ils font paroistre de l’estimer d’avantage. Nous vuiderons, dit-elle, ce differant une autre-fois ; & reprenant le fil de son discours, elle continua de ceste sorte :

Torrismond ayant fait dessein de rendre Alcidon le plus accomply qui luy seroit possible, & sçachant bien que les plus belles actions, & les plus genereux desseins prenoient naissance de l’amour, afin de luy en mettre les semences en l’ame, il luy commanda de m’aimer & de me servir. Alcidon qui n’estoit pas si jeune (encor qu’il n’eust à peine attaint la dix & huictiesme année de son aage) qu’il ne jugeast bien quelle faveur le Roy luy faisoit, & que tout son avancement despendoit de luy obeyr, se resolut de ne manquer aucunement à ceste ordonnance, qui eux tant de force sur son ame, que comme si c’eust esté un arrest prononcé mesme par le destin, il se donna à moy autant qu’en ceste aage il le pouvoit estre. Et parce que pour nourrir la jeunesse en tous les honnestes exercices qu’il se pouvoit le Roy faisoit tenir le bal fort souvent, avec des courses de bagues, des joüstes, & des tournois ; il advint que bien tost apres qu’Alcidon eut receu ce commandement, le bal se tint en la presence de Torrismond & de la Royne. On avoit de coustume de se parer quand le bal se tenoit : de fortune ce jour là, comme si c’eust esté à dessein, & luy & moy, nous trouvasmes vestus de blanc. Et parce qu’il desiroit faire cognoistre au Roy combien il vouloit obeyr à ses commandemens, lors que le grand bal commença, il me vint prendre ; de quoy le Roy s’aperçeut, & remarquant que la jeunesse de l’un & de l’autre, ne nous permettoit pas la hardiesse de nous pouvoir parler, il s’en print VER à rire, & dist à ceux qui estoient autour de luy : Je ne sçay qui a assemblé ce couple, mais si c’est la fortune, elle monstre en cela qu’elle n’est pas tant aveugle qu’on la dit, car je ne croy pas qu’il s’en puisse faire un plus à propos. Ils sont aussi innocens que leurs habits le monstrent, & je m’asseure qu’ils n’ont pas eu encore seulement la hardiesse de se dire un mot. Et il advint comme le Roy le disoit : car le jeune Alcidon (soit par honte, ou que quelque estincelle d’amour qui commençoit de s’épandre en son ame, le retint en ce respect) laissa passer tout le soir sans parler à moy, qui de mon costé estant encore sans dessein, ne l’y conviay point, mettant tout mon estude à estaler aux yeux de chacun, les beautez que plusieurs en me flattant me disoient estre en moy.

Depuis ce jour ceste affection s’alla bien augmentant, & avec tant de force, que si Amour pour moy luy lioit le cœur, en eschange il luy délioit bien la langue pour raconter & alleger son mal, & j’avoüe, que ses merites & ses services donnerent tant d’eloquence à ses paroles, que je fus en fin persuadée qu’il m’aymoit, & peu après qu’il meritoit d’estre aymé. Durant ce temps, il s’avança de sorte aux bonnes graces de son maistre, qu’il n’y avoit charge aupres de luy pour grande qu’elle fust, à laquelle il ne deust raisonnablement aspirer ; & d’effect, apres luy avoir donné un si libre accez aupres de sa personne, qu’il n’y avoit lieu si retiré qui luy fust interdit, il luy en donna une des plus belles de sa Couronne, encor que peut-estre son bas aage en eust esloigné un autre : mais tant d’aimables perfections rendoient sa jeunesse si recommandable, que l’envie mesme de la Cour ne blasma point l’eslection que le Roy en avoit fait. Mais ô sage Adamas, dans le comble de ces prosperitez, Torrismond cogneust bien peu apres, qu’il n’y a rien au monde de durable, & que la fortune qu’avec raison on peut peindre à deux visages, à fin d’entremesler les maux aux biens, ne veut pas que les humains ayent tousjours la veüe de l’un seulement, mais leur monstre tantost l’un & tantost l’autre, selon qu’il luy plaist de se tourner. Car ce, grand Roy au milieu de son Royaume, & de toutes ses forces, fut mal-heureusement tué par un Myre que les Romains nomment Cyrurgien ; ce meschant parricide, tel peut-on bien nommer qui tüe le pere du peuple, estant appellé pour seigner le Roy, au lieu de le seigner comme on a accoustumé, luy couppa de sorte la veine, qu’il ne put jamais estancher le sang, soit qu’il le fit par mesgarde ou par meschanceté, tant y a que le Roy voyant ce mal-heureux accident, de colere prist un couteau de la main gauche, & en tua le Myre : mais cela ne luy servit de rien ; car il le suivit incontinent, & mourut bien tost apres, au grand desplaisir de tous ses sujets.

Jugez, mon pere, si ceste mort inopinée ne fut pas bien effroyable aux plus asseurez, & à plus forte raison à ma mere, & à moy, elle fut causée qu’aussi tost que nous pusmes, nous nous retirasmes en la Province des Romains, où estoit nostre bien & nos maisons, craignant quelque tumulte dans ce Royaume, privé d’un si grand Roy. Quant à Alcidon, son desplaisir fut tel, que l’on croyoit qu’il ne vivroit pas, & sans que je le redie à ceste heure, il sçait bien que je ressentis ses ennuis, & regrettay sa perte, comme nostre amitié me le commandoit, encores qu’il eust de telle sorte oublié & moy, & les promesses d’amitié qu’il m’avoit faictes, que je n’eus jamais de ses nouvelles durant tout ce temps. A Torrismond succeda son frere Thierry, qui en mesme temps prist la Couronne des Visigots, & le desir de l’augmenter ; & pour en trouver sujet, ayant sceu que le Roy des Sueves vouloit estendre ses limites dans l’Espagne (quoy qu’il eust espousé sa sœur) il luy manda que s’il ne se desistoit de ceste entreprise, il s’y opposeroit ; dequoy Richard ne faisant conte (c’est ainsi que s’appelloit le Roy des Sueves) Thierry passa les Pirenées, le combatit, & le surmonta : Thierry estant mort fort tost apres, Euric son frere luy succeda, qui par sa valeur se sousmit presque tous ses peuples revoltez : & apres voyant comme les Romains qui nous appelloient leurs anciens amis & confederez, nous vouloient sousmettre comme le reste des Gaules, il tourna ses armes vers nous, je veux dire en la Province des Romains.

Je ne m’arresteray point à vous déduire par le menu ses victoires : car cela sert fort peu à nostre discours : je me contenteray de vous dire qu’il prist la ville des Massiliens, & estoit venu assieger celle d’Arles, parce que jusques en ce temps là, je n’avois point eu de nouvelles d’Alcidon, & il n’avoit non plus eu de memoire de moy que s’il ne m’eust jamais veüe : Mais alors, comme s’il se fust esveillé d’un profond sommeil, il se ressouvint de m’escrire : Vous pouvez juger, mon pere, si un jeune courage comme le mien, je veux dire glorieux à outrance pour la bonne opinion que j’avois de moy-mesme, avoit ressenty ce long silence que je ne sçavois de quel nom appeller, ne me pouvant figurer que ce peust estre mespris, me semblant que j’avois trop de merite pour estre méprisée : Tant y a que pensant plus souvent en luy qu’il n’avoit pas fait en moy, j’avois cent & cent autres fois juré de ne me soucier plus de luy, & que quand il reviendroit à moy avec toutes les sousmissions qui peuvent estre imaginées, je ne le regarderois jamais autrement que d’un œil indifferent. Et je ne nieray pas toutefois que ceste perte ne me touchast l’ame de quelque desplaisir, lors principalement que nos enfances me revenoient en la memoire, & que je tournois les yeux sur le souvenir qui m’estoit resté de ses merites, & de ses perfections ; de sorte que quand je receus ses lettres, je demeuray irresolüe, si je devois les lire ou les renvoyer cachettées : en fin il faut confesser, l’amour surmonta le dépit : car je l’avoüe, je l’avois aymé, & ne m’estois peu encores si bien retirer de ceste affection, que je n’y fusse assez engagée, pour me convier à sçavoir de ses nouvelles, & quel estat je pouvois faire de luy : je rompis donc le cachet, & leus telles paroles :


LETTRE


D’Alcidon à Daphnide.


Je ne sçay, Madame, si vous recognoistrez plus ceste escriture, ou si vous aurez encores memoire du nom d’Alcidon, tant mes malheurs m’ont longuement esloigné de vous, & m’ont empesché de vous en faire souvenir par quelque bon service. Si vous vous en souvenez encore, & que la perte de deux maistres tant aymez, & les loingtains voyages, où les armes m’ont employé continuellement me peuvent servir d’excuse envers vous, je vous supplie, Madame, & par la memoire du grand Thorrismond, & par la donation qu’il vous fit de moy, vouloir pardonner à mon silence, & au long-temps que je n’ay eu l’honneur de vous voir, attendant que je puisse par vostre permission vous faire sçavoir de bouche, les occasions qui m’ont privé de ce bien ; & si vous voulez surpasser entierement mes esperances par vos faveurs, ordonnez-moy en quel lieu il vous plaist que je reçoive ce contentement : Et vous verrez qu’Alcidon ne fut jamais plus à vous qu’il l’est encores, & que les fruicts vers qu’il vous dédia vous ont esté fidelement conservez jusques en ceste saison, que vous le trouverez moins incapable de vous faire service, qu’en ce temps que vous luy fistes l’honneur de le recevoir pour vostre serviteur tres-humble.


Que c’est, sage Adamas, que les flatteries dont Amour abuse la jeunesse ; je ne leus pas si tost ceste lettre, qu’encore que je sceusse bien le contraire de ce qu’il m’escrivoit, toutesfois je ne consentisse incontinent à me laisser voir à luy : il est vray, que craignant la legereté des hommes, & mesme des jeunes hommes : & particulierement celle d’Alcidon, de laquelle les tesmoignages estoient encor assez vifs en ma memoire, je fis dessein au commencement de ne me monstrer point si volontaire à sa premiere supplication : mais de le laisser un peu en ceste incertitude, à fin de luy en donner plus de desir, sçachant assez que l’amour aspire tousjours à ce qu’il croit luy estre le plus deffendu, & en ceste deliberation ; je mis la main à la plume pour luy faire une dédaigneuse response, & telle que son silence de deux ans pouvoit meriter : mais quelque demon, je ne sçay si je le dois dire bon ou mauvais, m’en empescha, me representant le merite d’Alcidon, sa jeunesse qui estoit excusable, les divers accidents qui estoient survenus durant ce temps-là : & bref les dépits qu’une affection mesprisée, fait concevoir en un jeune courage : de sorte que changeant mon premier dessein, je me resolus de le voir, en intention de luy faire apres payer cherement sa faute : si de fortune je le voyois bien embarqué à m’aymer. En ceste resolution je luy escrivis telles paroles :


RESPONSE DE


Daphnide à Alcidon.


Ce n’est pas l’amour, mais la curiosité, qui me conseille de vous permettre de me voir, ne prenez donc point le congé que je vous en donne à vostre avantage : mais soyez meilleur mesnager de la faveur que vous recevez d’elle, que vous n’avez esté de celles que vostre enfance vous a faict avoir de moy. Et Adieu.


L’armée pour lors estoit autour d’Arles, & le grand Euric ayant pris la ville des Massiliens, faisoit dessein de forcer celle-cy, & de se rendre maistre de toute la Province des Romains, & de ruiner & ravager tous ceux qui ne voudroient se sousmettre a luy. En cette resolution, il renforce son armée, & fait le degat par tout où il n’a pas esperance que ses armes puissent attaindre : ce fut lors que le Veniscin, les Reyois, les Tricastins, Arause, Albe des Heluins, Valance & plusieurs autres sentirent la fureur de ses armes, cependant qu’il s’opiniastroit au siege de cette forte ville, qui comme chef de cette Province resistoit plus que tout le reste, tant pour sa force naturelle que pour le grand nombre de gens de guerre qui s’estoit jetté dedans.

Quant à mon pere, lors que nous sortismes ma mere & moy de la Cour, apres la mort de Thorrismond, il se retira dans une place forte qu’il avoit dans l’Aquitaine. La charge qu’il en avoit, & son aage le luy commandant ainsi : car il avoit plus de deux siecles. Ma mere qui avoit redouté la guerre s’en estoit venuë, pensant la fuïr, dans la terre des Romains, & ce fut là où depuis elle fut la plus forte. Il est vray que quand elle y vit venir l’Armée du grand Euric, elle se retira dans les extrémitez du Veniscin, le long de la riviere de Sorgues, où elle avoit une maison assez bonne, & une de ses sœurs mariée à quatre ou cinq lieuës de là avec un Chevalier des principaux de la contrée.

Lors que je receus les nouvelles d’Alcidon, ma mere se trouvoit mal, qui me donna commodité de pouvoir disposer plus librement de moy-mesme : car son mal procedant de son long aage, & non point d’autre maladie violente à laquelle les remedes pussent aporter guerison, elle estoit bien aise que je me divertisse & passasse mon temps, tantost à me promener le long de la riviere, & tantost à visiter mes voisines, dont la pluspart estoient de mes parentes ou alliées. Je manday donc de bouche à Alcidon par celuy qui m’aporta sa lettre, que s’il se trouvoit à Lers, qui est un chasteau situé sur le Rosne, le quatriesme de la Lune suivante, je le verrois, & que je choisissois ce lieu là, parce que je sçavois bien que le maistre du logis estoit de ses amis, & serviteur du Roy Euric : mais qu’il y vint le plus secrettement qu’il pourroit, parce que si on sçavoit qu’il y fust, outre la fortune qu’il courroit, pour estre dans le pays de ses plus grands ennemis, encor ne me seroit-il pas possible d’y aller, pour ne donner sujet aux envieux de médire.

A ce mot la belle Daphnide se teut pour quelque temps : & comme si elle eust pensé à ce qu’elle avoit encor à dire, elle passa la main deux ou trois fois sur son front. En fin, relevant le visage & se tournant vers Alcidon, Je voudrois continuer, luy dit-elle : mais il est plus à propos, que tout ainsi que j’ay dit ce qui me touche, vous racontiez aussi ce que vous avez fait, à fin que le sage Adamas oyant par nos bouches mesmes, ce qui est arrivé à chacun de nous, il puisse estre mieux asseuré de la verité. Alcidons alors respondit : Vous me commanderez tout ce qu’il vous plaira, Madame, & moy j’obeïray tousjours à ce que vous m’ordonnerez plus promptement, & plus librement qu’il ne vous plaira pas de me le faire sçavoir : mais il me semble que vous blessez beaucoup la preud’hommie de ce grand Druyde, quand vous dites qu’il aura plus de creance à mes paroles, quand je parleray de ce qui me touche, qu’aux vostres : estant tres-certain que vous sçavez mieux ce que je faits, & que je pense que moy mesme, puis que je ne faits ny ne pense rien que par vous : & cela est si vray, que si vous aviez dit que ma vie fut une mort, je ne vivrois pas un moment, tant tout ce qui est de moy, est sousmis à tout ce qu’il vous plaist d’ordonner. Adamas alors prenant la parole, Seigneur Chevalier, dit-il si j’estois autant amoureux de ceste belle Dame que vous l’estes, ceste creance pourroit bien avoir quelque lieu : mais cela n’estant pas, il est certain que ce que vous me direz de vous mesme, me donnera plus d’asseurance de la verité : Et puis que sa discretion vous en donne l’authorité, vous ne devez point en faire de difficulté. Comment, interrompit Daphnide, que je luy en donne l’autorité, non seulement cela : mais de plus, je le luy ordonne, à fin que suivant ce qu’il dit, il ne puisse me desobeïr sans encourir le blasme d’une personne qui ayme plus encourir le blasme d’une personne qui ayme plus en parole qu’en effect. Alcidon alors, faisant une grande reverence : Ce tesmoignage, dit-il, est bien foible pour esgaler le desir que j’ay de vous obeïr ; toutesfois, il n’y aura jamais rien qui me fasse contrevenir à vos commandemens. Et lors il prist la parole de ceste sorte :

Je ne rediray point icy ce que ceste belle Dame a dit, ny moins veux-je entreprendre de m’excuser de ce qu’elle me blasme : car je m’asseure qu’il se trouvera quelque lieu plus commode, avant que ce discours finisse, auquel je pourray luy remontrer mes raisons, &luy faire cognoistre la sincerité de mon affection, ou bien qu’elle me permettra quand j’auray finy de raconter ce qu’elle m’ordonne, de me pouvoir deffendre, non pas contre elle : mais seulement contre les mauvaises impressions qu’elle peut avoir receuës de la calomnie dont je voy que mon innocence est accusée : Et par ainsi reprenant le discours où elle l’a laissé, je diray seulement que quand sa response me fut donnée, & que de bouche je sceus par celuy que je luy avois envoyé, ce qu’elle me mandoit, & qu’il ne tiendroit qu’à moy que je n’eusse le bon-heur de la voir. Jamais homme ne se creust plus heureux, ny ne fut plus contant, ny plus satisfait de sa fortune que moy : Cent fois je releus & rebaisay la lettre qu’elle m’escrivoit, & cent fois je me fis redire ce qu’elle me mandoit, & à chaque fois j’embrassois ce fortuné messager : & parce que c’estoit un homme en qui je me fiois grandement, & qui plusieurs fois m’avoit rendu preuve de sa fidelité : mais aussi s’il n’eust esté tel, je ne l’eusse pas employé à une affaire qui me touchoit si vivement : Je luy faisois cent & cent demandes d’enfant, ne me pouvant saouler de luy faire dire si elle estoit aussi belle que je l’avois veuë, si elle monstroit de m’aimer, & sur tout s’il n’avoit point recogneu qu’elle aymast quelque autre chose. Et quand il me respondoit selon mon desir, je l’embrassois avec un si grand transport, qu’il disoit qu’il ne vouloit plus m’en parler, puis qu’en luy faisant ces caresses, il craignoit que je ne l’estouffasse entre mes bras.

Lors que Thierry mourut, il laissa sa Couronne, comme ceste belle Dame vous a desja dit, à son frere Euric, Prince, qui pour ses grandes & vertueuses actions, acquist par le consentement de chacun, le tiltre & le surnom de Grand, & qui sembloit avoir esté conservé par le Genie de la Gaule, parmy tant de dangers, comme le seul des hommes capable de luy rendre & sa splendeur, & son repos. Or ce Prince ne succeda pas seulement à la Couronne de ses freres, mais aussi à leurs desseins & volontez : de sorte qu’il me prist en la mesme affection que Thorrismond m’avoit fait paroistre, évenement qui est assez rare aux changements des Princes, de qui les successeurs peu souvent affectionnent ceux que leurs devanciers ont aymez : toutesfois plus pour mon bon-heur que pour mon merite j’eus ceste fortune, que comme j’avois esté eslevé par Thorrismond, & maintenu par Thierry, je fus chery & favorisé du grand Euric, non plus comme enfant, mais comme homme en aage de luy pouvoir rendre le service auquel ses predecesseurs m’avoient obligé. Et la bonne volonté de ce grand Roy m’avoit tellement rendu familier aupres de sa personne, qu’il y avoit fort peu de choses que je luy peusse celer, & moins ce qui estoit de l’Amour que toute autre : parce que ce Prince, encor qu’il fust grand en tout, surpassoit toutefois tous ceux de son aage en courtoisie & en Amour. Ceste fois ne pouvant ny ne devant esloigner son armée sans congé, je pris le temps qu’il estoit seul en son cabinet, où apres un petit sousris ; Seigneur, luy dis-je, trouverez-vous bon que je propose une entreprise que j’ay extrémement à cœur, & qu’ensemble, je vous supplie de me permettre de l’executer. Alcidon, me respondit il, vostre courage vous porte tousjours à ce qui est le plus dangereux ; & je voudrois bien que vous fussiez meilleur mesnager de vous-mesme, que vous ne l’avez pas esté jusques icy : Car encor que la fortune se fasse paroistre amie en quelques occasions, si est-ce qu’une personne prudente ne doit pas la tenter si souvent qu’il l’ennuye, ou luy donne sujet de luy monstrer l’inconstance de son humeur : toutesfois, dites-moy quelle est ceste entreprise ; & d’autant que j’y ay plus d’experience que vous, s’il y a apparence qu’elle se puisse faire, je le vous diray, ou bien je vous enseigneray comme elle devra estre disposée. Seigneur, luy repliquay-je en sousriant, si c’estoit de Mars que ceste entreprise dépendit, je croirois bien recevoir de vous, en la vous disant, l’instruction qu’il vous plaist me promettre : mais ne voulant en ce dessein qu’Amour pour guide, Amour, dis-je, qui est aveugle & enfant, il n’y a pas apparence d’y demander l’ayde de vostre prudence ny experience. Le Roy alors en m’embrassant, Ny mesme en cela, dit-il, Alcidon, mes advis ne vous seront point inutiles : car, comme vous sçavez, je ne suis pas moins soldat d’Amour que de Mars. Et sur ce propos me prenant par la main, il ne me laissa en repos qu’il n’eust apris de moy le nom de Daphnide, & le lieu où je devois aller, il l’avoit souvent ouy nommer : mais il ne l’avoit jamais veuë, & sçavoit tresbien par le rapport qu’on luy en avoit fait, que c’estoit une tres belle Dame : cela fut cause qu’au lieu de me distraire de mon dessein, il m’offrit non seulement de m’y faire assister, mais de m’y accompagner luy-mesme : & lors qu’il vit que je n’y voulois point consentir, il m’ordonna d’y aller avec peu de personnes : mais sur de bons chevaux, & avec de gens qui n’eussent point de peur du peril, parce que d’y aller fort accompagné, s’estoit donner trop de cognoissance à l’ennemy de mon passage. Que sur tout je ne sejournasse dans aucune ville ny bourg : mais que je me resolusse de marcher d’une traicte, ou bien de repaistre dans quelque bois en cas de necessité : Mais, me dit-il, souvenez vous si ceste belle vous fait paroistre de la bonne volonté, de ne perdre point l’occasion : car outre que l’incommodité de la guerre vous empeschera de la voir fort souvent, & ainsi ne pourrez recouvrer les occasions perduës, encores faut-il que vous sçachiez qu’il y a une certaine heure en VER la volonté des femmes, que si on la rencontre, on obtient tout ce qu’on leur peut demander, & au contraire si on la perd sans s’en servir, jamais plus ou pour le moins fort rarement, se peut-elle recouvrer. Apres ces conseils d’Amour & plusieurs autres, qu’il seroit trop long à raconter, il me donna congé de partir.

Le Chasteau de Lers, où Daphnide avoit choisi le lieu de nostre entreveuë, estoit situé sur le bord de ce grand fleuve du Rosne, dans le Veniscin, & à la verité ç’avoit esté avec beaucoup de jugement, que ceste belle Dame avoit fait ceste eslection, parce que le Seigneur de ce lieu là estoit serviteur, & officier du Roy Euric, & le servoit en son armée, en ce qui concernoit les Machines de Guerre, ayant commandement sur les Cathapultes, Belliers, & Janclides, & autres tels instruments, & de plus, estoit mon amy fort particulier. La femme de ce Chevalier estoit en quelque sorte parente de Daphnide, si bien qu’il estoit presque impossible de choisir un lieu plus commode, n’y ayant qu’un seul mal, que pour y aller de nostre armée, il faloit faire dix ou douze grandes lieuës, & tousjours dans le pays de l’ennemy, & quoy que le peril fut grand, si est-ce qu’Amour qui me commandoit ce voyage, me fist clorre les yeux à tous les dangers que je pourrois courre pour luy obeyr.

Je prends donc avec moy, celuy qui m’avoit apporté la responce de cette belle Dame, tant pour l’asseurance que j’avois en luy, que pour me servir de guide, parce qu’il sçavoit fort bien tous les chemins de cette contrée, y ayant esté eslevé & nourry ; & à fin d’obeyr à ce que le Roy m’avoit commandé, je ne pris avec luy que deux autres Chevaliers, & ainsi tous quatre bien montez, nous nous mettons en chemin une heure apres disner & sans estre recognus de personne : car nous avions pris d’autres habits, nous commençons nostre voyage, sous la faveur d’Amour, qui fut bien telle qu’apres avoir marché le reste du jour, & toute la nuict suivante, sur le lever du Soleil nous arrivasmes à Lers, où la maistresse du logis me receut avec tant de courtoisie, que je creus au commencement, qu’elle fust avertie du dessein qui me conduisoit : mais peu apres, je recogneus qu’elle n’en sçavoit rien, & que toute la bonne chere qu’elle me faisoit ne procedoit que de l’amitié qu’elle sçavoit que son mary me portoit : car elle monstra une trop grande curiosité de descouvrir le sujet de mon voyage. Cela fut cause que pour le couvrir mieux, je luy fis entendre que je marchois pour une affaire de tres-grande importance au service du Roy, & que n’osant aller de jour, de peur d’estre recogneu, je la suppliois de ne vouloir point dire mon nom, & de commander que la porte du chasteau se tint tousjours bien fermée, & que la nuict estant venuë, je partirois le plus secrettement qu’il me seroit possible. Elle, comme tres-avisée, & tres-desireuse que le service du Roy, avec lequel son mary estoit, se fit mieux, y donna tel ordre que fort peu de personnes sçavoient dans sa maison mesme que je fusse Alcidon, & d’autant plus que j’avois changé de nom en entrant.

Desja la moictié du jour estoit passée, sans que j’oüysse avec une nouvelle de ceste belle Dame, ou pour le moins, si le jour n’estoit point tant avancé, il me sembloit bien, tant que je trouvois l’attente longue, qu’il fut encores plus tard, & j’en avois une telle impatience, qu’il estoit bien malaisé qu’elle ne fust recognuë pour peu que l’on eust eu de cognoissance de mon dessein. Apres avoir quelque temps supporté ceste peine, le desir que j’avois de devancer par la veüe, le bonheur que j’esperois recevoir ce jour là, me fit monter au plus haut d’une tour, faignant de vouloir descouvrir le païs. Il n’y eust petit hameau autour de nous, bois ny coline, de qui je ne demandasse le nom, ny isle dans le Rosne, ny rocher de qui je ne m’enquisse, me semblant de mieux couvrir mon inquietude : mais rien ne me pouvoit contenter, quoy que ceste vertueuse Dame fist veritablement tout ce qui luy estoit possible, pour me rendre ce sejour moins ennuieux.

Enfin apres une longue, & tres-longue attente, & lors que je commençois de desesperer de mon bien : Je vis venir un chariot du costé par où je sçavois qu’elle devoit arriver, & le monstrant à ceste honneste Dame, elle demeura quelque temps à le considerer, enfin s’estant un peu plus approché, elle se tourna vers moy. Si je ne me trompe, me dit-elle, ce chariot vient icy, & si c’est celuy que je juge, vous y verrez l’une des plus belles filles de ceste contrée : Et qui est elle ? luy respondis-je assez froidement. Je ne sçay, me dit-elle, si vous ne l’avez jamais veüe avec sa mere en la Cour du Roy Thorrismond : mais si cela est, je m’asseure que vous vous souviendrez bien de son nom : car encor qu’elle soit ma parente, je ne laisseray de dire avec verité, qu’il n’y avoit rien de plus beau qu’elle, encore qu’elle ne fust en ce temps-là qu’un enfant : C’est, continua-t’elle, la jeune Daphnide ; A ce mot je fis semblant de ne m’en souvenir que fort peu, & puis tout à coup ; Si fay, si fay, luy dis-je, je m’en souviens, elle avoit son pere & sa mere, avec laquelle elle demeuroit : car elle n’estoit pas des filles de la Royne. Elle n’en estoit pas, dit-elle, pour un sujet que peut estre vous n’aurez pas sçeu : car vous estiez trop jeune : mais en effect c’estoit une pure jalousie de la Royne, qui avoit opinion que Thorrismond la vit de trop bon œil, & toutesfois je vous asseure qu’en ce temps la ce n’estoit qu’un enfant, comme vous jugerez bien lors que vous la verrez : car il n’y a rien de si jeune qu’elle est encores. Comment ? luy dis-je, Madame, je vous supplie que je ne la voye point, de peur que je ne sois découvert, & que mon entreprise ne soit rompüe : car si cela arrivoit, outre la fortune que je courrois, encor feroy-je un fort mauvais service au Roy mon maistre, qui pretend faire un grand effect sur ses ennemis par ce moyen. Elle respondit alors, que je n’eusse point de crainte de cela, tant parce que Daphnide à sa priere le tiendroit secret, que parce que son pere, comme je sçavois, estoit si affectionné serviteur du Roy, qu’elle n’avoit garde d’y faillir. Moy qui mourois d’envie de la voir, je feignis toutesfois de me laisser emporter à ceste persuasion, & enfin je luy dis : Je suis tant serviteur de toutes les Dames, que je ne me puis imaginer qu’il y en ait une seule qui me vueille faire mal ; & puis estant si belle que vous me dites, je ne croiray jamais qu’il m’en puisse avenir un plus grand que de ne la voir point. A ce mot on vit que le chariot prenoit le chemin de la porte, qui nous asseura que c’estoit elle, & la maistresse du logis toute resjouye de si belles hostesses, me prenant par la main, me dit. Ne vous plaist-il pas que nous les allions recevoir ? Allons, luy dis-je en sousriant, allons nous remettre entre ses mains, peut estre que ceste sousmission nous garantira mieux que la resistance, puis que c’est ainsi que les ames genereuses sont surmontées plus aisément.

Avec semblables discours, nous donnasmes presque le loisir à ces belles Dames d’entrer dans la basse-court du Chasteau, où la maistresse du logis les alla recevoir, & leur disoit à l’aureille, l’hoste qu’elle avoit chez elle, & qu’elles sçavoient y estre aussi bien qu’elle mesme, je dis elles : parce qu’avec la belle Daphnide, il y avoit deux de ses sœurs fort belles, mais non toutesfois approchantes à la beauté de ceste belle Dame. Quant à moy j’estois retiré dans une salle basse, d’où je faisois semblant de n’ozer sortir pour n’estre apperçeu, mais il fut tres à propos pour ne descouvrir ma passion, que je fusse seul à leur arrivée, parce que j’estois de sorte transporté, qu’il eust esté bien mal-aisé qu’on ne s’en fut apperceu pour peu qu’on eust voulu remarquer mes actions ; & mesme quand elles commencerent de sortir du chariot : car la premiere qui mit pied à terre me sembla si belle, & il y avoit si long temps que je n’avois veu Daphnide, que j’avoüe que je disois en moy-mesme, C’est celle-cy : puis voyant la seconde plus blanche encore & plus belle, je me reprenois, & me sembloit que c’estoit celle-là : mais je ne demeuray pas long-temps en ceste erreur : car incontinent apres ceste belle Dame se fit voir, qui me ravit de telle sorte que je ne sçay ce que j’eusse fait si j’eusse esté en lieu où il m’eust fallu contraindre: Mais les ceremonies qu’elles firent ensemble à leur rencontre, & les baisers qu’elles se donnerent, furent cause que j’eus le loisir de me remettre un peu. Si bien que quand elles entrerent dans le logis, je m’estois tellement r’asseuré, qu’apres les avoir salüées, je peus dissimuler mon émotion ; & lors m’adressant à celle qui d’abord avoit repris sur mon ame toute l’auctorité qu’elle y souloit avoir, & plus grande encore, je luy dis : Madame, puis que la fortune l’a voulu ainsi, j’avoüe que je suis vostre prisonnier ; Seigneur Chevalier, me respondit-elle fort haut, nous ne refusons point cét advantage sur vous : mais nous aymerions mieux que nostre merite nous l’eust acquis, que nostre fortune. Vostre merite, repliquay-je, vous en peut donner de beaucoup plus grands, & la fortune vous donne celuy cy, comme estant trop peu de chose pour vostre merite. Si ay-je creu autrefois le contraire, dit-elle d’une voix plus basse, lors que vous me faisiez ces mesmes asseurances : mais avec des paroles qui monstroient plus de sincerité, que celles dont vous usez maintenant. En ce temps là, respondis-je, la presomption de la jeunesse me persuadoit ce que je vous disois : mais maintenant que j’ay plus de cognoissance de ce que je vaus, j’en parle aussi avec plus de verité. Que si toutefois vous voulez qu’il soit ainsi, il faut dire que justement la fortune vous redonne ce qui estoit desja à vous : Cela, adjousta-elle en sousriant, n’est pas sans difficulté, cependant pensez de quelle sorte vous payerez vostre rançon pour sortir de nos mains : car il ne faut point que vous esperiez d’avoir liberté par autre moyen. Le prix de ma rançon, reliquay-je, pour excessif qu’il peut estre, ne me sçauroit estre si difficile à trouver, qu’a faire prester consentement a mon cœur de vouloir sortir de vos mains : Et quoy, dit-elle en sousriant, vous vous souvenez encore de l’escole du Roy Thorrismond, & des propos dont vous souliez entretenir les Dames en ce temps là ? Aussi luy dis-je, le dois-je faire avec vous, puis que vous aussi vous usez des mesmes yeux & des mesmes beautez dont vous souliez vaincre tous ceux qui vous osoient regarder. Je pensois, respondit-elle, que des personnes toutes de fer & de sang, comme sont ceux qui suivent le Roy Euric, ne parlassent que de meurtre & de carnage : mais à ce que je vois par tout où est Alcidon, il est tousjours Alcidon : c’est à dire, la mesme courtoisie & la mesme civilité ; & à ce mot elle entra dans la sale avec toute la compagnie.

Les premieres ceremonies estans passées, nostre courtoise hostesse nous faisant apporter des sieges, je croy que par civilité, & non par autre dessein, elle m’en fit donner un auprés de Daphnide, un peu reculé du reste de la compagnie ; de sorte que me voyant en lieu où je pouvois parler plus librement, & l’affection, & mon devoir me convierent d’entrer sur les remercimens, pour la faveur que je recevois d’elle en ceste entre-veuë. Mais lors que je voulus ouvrir la bouche, elle m’interrompit avec un visage severe, & me mettant la main sur les miennes, elle me dit : Vous ne devez pas croire Alcidon, que vous me soyez obligé de ceste visite, car je ne la vous ay accordée, que pour vous punir, sçachant bien que pour peu que vous m’ayez aymée en mon enfance, vous mourrez maintenant d’amour, me voyant telle que je suis. C’est veritablement le subject qui m’a fait prendre la peine de venir icy, je veux dire pour vous chastier, & non pas pour vous gratifier : car puis que vous vous estes rendu tant indigne des faveurs que vous avez receuës de moy ; j’ay voulu espreuver si les chastimens vous feroient mieux recognoistre & ce que vous me devez, & ce que vous vous devez à vous mesmes. Vous semble-t’il, oublieux que vous estes, que cette beauté que vous voyez devant vous merite, ayant esté aymée par vous, & mesmes ayant eu tant de tesmoignages de sa bonne volonté ? vous semble-t’il, dis-je, qu’elle merite d’estre mise en oubly, & que deux ans se soient escoulez sans que vous en ayez eu memoire ? Pensez-vous infidelle, qu’un silence si long puisse estre excusé par les incommoditez & les miseres du temps ? & qu’il y ait ny rigueur, ny cruauté de guerre qui me puisse persuader que ce ne soit par deffaut d’affection, & non pas d’occasion, si jamais je n’ay eu nouvelle de vous ? Je sçay bien que si je vous permets, vous ne manquerez pas d’excuse, & qu’il ne tiendra qu’à moy que je ne croye que ce silence est un tesmoignage de vostre affection, parce que je sçay bien que c’est l’ordinaire de ceux qui ayment fort peu, de dire beaucoup, mais je vous deffends de parler, non pas que je craigne que vous me persuadiez ce que je dis, je suis assez resoluë à ne vous croire point : Mais parce que je ne veux pas mesme que vous ayez ce contentement de dire devant moy quelque chose qui vous soit si agreable, que vous seroient les excuses dont vous useriez en cette occasion, & par là vous cognoistrez que cette veuë de laquelle vous pensez m’estre obligée, ressemble au sucre empoisonné, qui avec sa douceur ne laisse de donner la mort. Je voulus respondre : mais je n’ouvris pas si tost la bouche, qu’en m’interrompant elle me dit : Et quoy Alcidon, vous vous souciez aussi peu de me desobliger en ma presence, que vous avez fait en mon absence, ce n’est pas le moyen de vaincre Daphnide ? Que vous plaist-il donc, luy dis-je, que je fasse ? Souffrez, dit-elle, & taisez vous. C’est ainsi que par le silence se doit expier le peché de vostre silence. A ce mot je me teus pour luy obeyr, monstrant toutesfois par mon visage combien je souffrois de peine de ne pouvoir parler en ma deffence : Elle au contraire, monstrant un œil plus favorable, apres s’estre teuë quelque temps, reprit ainsi la parole :

Ceste Daphnide que vous voyez devant vous, oublieux Alcidon, c’est celle là mesme à qui vous fistes les premiers sermens de fidelité, & qui la premiere aussi vous donna la foy que vous luy demandastes, de vous aymer autant qu’elle viveroit, c’est celle-là de qui vous avez si souvent moüillé la main de vos larmes encores innocentes, lors qu’elle faisoit semblant de ne vous croire pas, ou qu’elle estoit un peu lente à vous respondre, avec d’aussi grandes asseurances de bonne volonté, que celles que vos paroles luy donnoient. Mais elle se peut bien dire aussi à vostre confusion, qu’elle est la seule qui a sçeu conserver sans tache la foy qu’elle vous avoit donnée, puis qu’encores qu’elle ait eu tant d’occasion de vous laisser, que dis-je laisser ? mais de vous hayr : Elle a toutesfois tousjours continué de vous aimer, & de cherir en son ame les agreables asseurances que vous luy aviez données, & quoy qu’elle ait eu tant de subjet de se desabuser ; jamais son cœur n’y a peu consentir, ayant resolu de plustost quitter la vie, que les gages si chers que vous luy aviez donnez de vostre amitié. Ces yeux qui ont esté si souvent idolatrez par le jeune Alcidon, sont tesmoins qu’encores qu’ils en ayent esté privez si longuement, n’ont jamais veu tarir la source de leurs larmes, quand je me suis si souvent ressouvenuë de nostre enfance & de vos jeunes promesses, que je voyois si trompeuses lors qu’en tant d’années ou plustost de siecles, vous n’avez pas eu memoire d’une personne à qui vous aviez promis un eternel souvenir. Oyez Alcidon, oyez quelle a esté ma vie, depuis la mort de ce grand Roy, à qui vous & moy avions tant d’obligation : & vous jugerez que vous estes le plus injuste de tous ceux qui vivent, & que vostre silence vous auroit rendu indigne de l’amitié de toute personne, si mon affection n’estoit encore plus grande que vostre offence.

Alors elle commença de prendre depuis le commencement de nostre separation, jusques à ceste entre-veuë, ne laissant arriere une seule occasion où elle avoit peu sçavoir de mes nouvelles, pour me reprocher l’oubly dont elle m’accusoit, & au contraire pour me tesmoigner la memoire qu’elle avoit euë de moy, elle me raconta presque tout ce qui m’estoit arrivé de plus remarquable, & lors qu’elle eut longuement continué, & que veritablement je demeurois estonné qu’elle en sçeut tant de particularitez : Vous estes esbahy, me dit-elle, que je vous raconte de ceste sorte vostre vie, mais si vous eussiez esté tel que vous devriez estre, c’eust esté par vous que je l’eusse apprise, non pas par quelque autre, & par ainsi ce qui est maintenant tesmoignage du deffaut de vostre amitié, l’eust esté du contraire, parce que le soing que vous eussiez fait paroistre de sçavoir de mes nouvelles & de me donner des vostres, eust esté un aussi glorieux tesmoing de vostre amour, que vostre silence a esté un signe honteux de vostre oubly.

Elle continua de ceste sorte en ses reproches, & à me raconter & sa vie & la mienne, plus d’une heure durant, sans que jamais elle me permist d’ouvrir la bouche pour ma deffence, ny pour luy respondre. Enfin ceste orgueilleuse beauté pensant avoir assez tiré de preuve de la puissance qu’elle avoit sur moy, changeant tout à coup & de visage & de parole : Maintenant, me dit-elle, Alcidon, je vous permets de parler, me contentant de vous avoir osté la parole de deux heures durant en me voyant, en eschange des deux ans que volontairement vous avez esté muet pour moy : C’est bien, luy dis-je en sousriant, user d’une grande bonté, que de changer les années en des heures. Je l’avoüe, me repliqua-elle, mais c’est d’autant que la faute que vous avez commise est telle, qu’aussi bien ne sçauroit -elle estre esgalée par quelque grandeur de supplice que l’on vous peust donner, & qu’aussi bien je me veux monstrer autant pitoyable envers vous, que vous me recognoissiez maintenant puissante à vous punir si je voulois : Madame, luy dis-je alors que je baise vos belles mains, pour remerciement de tant de faveurs & de graces que vous me faites, si je n’avois peur qu’on ne s’en apperceust, je me jetterois à vos pieds, pour vous tesmoigner combien je reçois de bon cœur l’honneur que vous me faites : mais ne l’osant pas, vous recevrez la volonté que j’en ay, au lieu de ceste sousmission, & pour ne point contredire le jugement que vous en avez, fait, j’avoüe, ma belle Dame, la faute dont vous m’accusez : mais si vous me permettriez de vous dire, non pas pour ma deffence, mais pour la verité seulement, l’occasion qui m’a rendu muet, peut-estre jugeriez vous que je serois aussi tost digne de loüange que de blasme. Maintenant, dit-elle, que je vous ay pardonné & donné permission de parler, vous pourrez dire tout ce qu’il vous plaira ; Je dira donc, continuay-je, qu’ayant receu l’extreme desplaisir que vous pouvez bien penser que je ressentis, par la mort de ce maistre qui m’avoit tant aymé, & relevé par ses faveurs presque par-dessus l’envie de ceux de mon aage, je jugeay que j’offencerois grandement sa memoire, & que ceste offence seroit avec raison estimée ingratitude, si je souffrois que quelque petite espece de contentement s’aprochast seulement de mon ame, tant s’en falloit que je deusse ny rechercher, ny recevoir les grands plaisirs, ou les grandes joyes. Si vous avez creu quelquefois que le jeune Alcidon ait aymé passionnément la belle Daphnide, vous me ferez bien l’honneur, Madame, de croire aussi que le contentement de sçavoir de ses nouvelles devoit estre l’un des plus grands qu’il peust recevoir en ce temps là : Mais puis qu’en temps de dueil nous ne permettons pas mesme à nostre corps de s’habiller autrement que de noir, pour ne mettre rien autour de nous qui ne tesmoigne & ne nous represente nostre tristesse, à plus forte raison ce triste & desolé Alcidon devoit-il pas pour esloigner toute resjouyssance de son ame, se priver de ce contentement, & de tout celuy qui luy pouvoit venir de vous, qui estes tout son bien & toute sa felicité ? J’esleus donc, pour satisfaire & à mon devoir & à mon affliction, de m’interdire l’honneur de vos nouvelles, afin de ne voir ny n’ouyr rien qui me peust divertir de ma tristesse : Mais Amour sçait, & ce miserable cœur aussi qui vous ayme, ou plustost qui vous adore, si de tous mes plus cuisants ennuis, il y en a eu un seul qui luy ait esté plus sensible, que celuy de se voir esloigné & de vostre presence & de vostre memoire. Et deux choses principalement vous le doivent tesmoigner. La premiere, que si ce n’estoit la passion que j’ay pour vous, l’aage où je suis ne me permettroit pas de vivre, comme j’ay fait solitaire & sans amour, parmy un si grand nombre de belles Dames. Et l’autre, qu’aussi tost que le temps par ses diverses revolutions, a guery en quelque sorte l’extreme regret que la perte que j’avois faite m’avoit donné, la continuelle pensée que j’avois de vous, ne m’a jamais laissé en repos, que je n’aye eu l’honneur de vous voir, sans que le danger des chemins, & sans que l’esloignement du grand Euric, qui ne cede point envers moy à la bonne volonté que Thorrismond m’a fait paroistre, m’en ait peu empescher : Me voicy donc, Madame, à vos pieds, pour vous resigner toutes mes affections & toutes mes pensées, & pour vous supplier de les recevoir, non pas comme un present nouveau, ou une nouvelle aquisition, mais comme une chose qui est vostre dés qu’encor enfant, mon destin, mon maistre, & mon cœur me donnerent à vous : Je reçois, me dit-elle avec un visage assez riant, je reçois vostre excuse, comme on fait d’un mauvais payeur, le payement d’une debte, quoy que la monnoye soit un peu legere : & je veux croire ce que vous me dites, à condition que jamais à l’avenir, vos actions ne me donneront sujet d’en douter.

Lors que je voulus luy respondre, je fus interrompu par la maistresse du logis, qui nous vint advertir qu’il estoit heure de souper, nous remismes donc le reste de nostre discours apres le repas, qui ne fut pas si tost finy, que feignant par civilité de vouloir entretenir l’une de ses sœurs : elle s’approcha de nous, & m’ayant un peu separé des autres, nous reprismes les mesmes devis que nous avions laissez : mais avec tant de contentement pour moy, que j’avouë n’en avoir jamais eu auparavant un plus grand ; une partie du soir se passa de ceste sorte, en fin l’heure du repos nous contraignant de nous separer, nous advisasmes qu’il n’y avoit pas grande apparence pour une entreveuë si courte, d’avoir fait un si dangereux voyage, outre que nous prevoyons bien, qu’il seroit mal-aisé de nous revoir de long temps, & toutefois estant contrainte de partir le lendemain, pour ne donner soupçon à nostre hostesse, nous fusmes longuement en peine de choisir quelque lieu qui fut commode. En fin elle me dit, mais avec une parole assez douteuse, Je ne voudrois pas, Alcidon, vous mettre en danger, mais puis que vous m’en pressez si fort, je vous diray bien que j’ay une sœur mariée à cinq ou six lieuës d’icy, où nostre entre-veuë se pourroit bien faire, si ce n’estoit que mon beau-frere est fort ennemy du Roy Euric, & toutefois s’il n’y avoit encores que ceste difficulté, nous y pourrions remedier, mais vous diriez, que c’est par malheur, qu’il y fait une grande assemblée pour le mariage d’une de ses sœurs, & voyez comme toutes choses nous sont contraires : Je ne pense pas qu’en toute cette Province il y ait un seul Chevalier qui ne soit ennemy du Roy vostre maistre. J’avoüe, mon pere, que je trouvay ce dessein un peu dangereux : mais quand je me representois qu’il n’y avoit que ce moyen d’estre auprés de ceste belle Dame, je ne trouvois point de peril qui ne fut moindre que celuy de son esloignement, cela fut cause que je luy respondois : Que jamais le danger ne seroit celuy là qui me feroit perdre une heure de sa veuë, pourveu qu’elle me le commandast, que seulement je la suppliois de me faire guider, & de donner ordre que quand je serois dans le logis, je ne fusse veu de personne : car je m’asseurois que sous son favorable commandement, il n’y auroit rien qui me peust nuire.

Avec ceste resolution, nous nous separasmes, & le matin m’ayant laissé un des siens, qui luy estoit tres-fidelle, elle partit sans que j’eusse l’honneur de la voir, exprés pour oster tout soupçon à nostre hostesse, & pour avoir plus de loisir à pourvoir à ma seureté. Quant à moy, je partis sur les trois heures du soir avec ma guide, apres avoir fait les remerciemens à mon hostesse, ausquels sa courtoisie m’avoit obligé. Je ne raconteray point icy la fortune que je courus, par les diverses rencontres que nous fismes, parce qu’Amour me garantit de tout mal, monstrant assez par là qu’il commande aussi bien au Dieu Mars, qu’à tous les autres. Le lieu où je fus conduit estoit bien l’un des plus solitaires de toute ceste contrée, & tel qu’il faloit veritablement pour cacher les entreprises d’un Amant. Le long de ce grand fleuve du Rosne on trouve un grand nombre de belles villes, qui semblent prendre plaisir de se mirer dans ses ondes, & de contraindre en plusieurs endroits la furie de sa course : Mais l’une des plus belles & mieux peuplées, c’est Avignon, à cinq ou six lieües de laquelle du costé d’Orient, s’estend une valée, qui pour estre close de trois costez par des hautes colines & de grands rochers, fut au commencement appellée Valclose, & en fin par corruption du langage, duquel le vulgaire ignorant, est tousjours le maistre, elle fut nommée Vaucluse, du bout de ceste valée, & sous les pieds de certains grands & espouventables rochers sourd une fontaine merveilleuse, qui donne commencement à la riviere de Sorgues, qui fort peu loing de là se separant en deux bras, fait comme une petite isle où est située la maison où je devois aller, & que pour estre assise entre ces deux ruisseaux, & environnée de leurs claires ondes, a pris le nom de l’Isle. Le lieu d’où ceste fontaine sort est à la verité pour la solitude en quelque sorte venerable, mais un peu horrible pour les rochers qui y sont tout à l’entour, & pource fort peu frequentée des personnes. Et ce fut là où ma guide me fit mettre pied à terre, & laisser tous ceux qui estoient venus avec moy, qui le firent avec un grand regret, & par mon commandement. De cette source jusques à l’Isle il y a un peu plus d’un quart de lieüe, traitte que je fis avec d’autant plus d’incommodité, que je marchois à pied & de nuict, & avec des doutes & des incertitudes si grandes, qu’Amour faisoit bien paroistre en moy, & que non seulement il est aveugle, mais qu’encores il oste la veüe à tous ceux qui sont à luy. En fin nous parvenons sur les huict ou neuf heures du soir, à l’entrée du jardin de cette maison, où quoy qu’on m’eust promis que je trouverois la porte ouverte, elle estoit toutesfois fermée, & encore demeura long-temps à s’ouvrir depuis que nous eusmes fait le signal. Jugez, sage Adamas, quelles pensées en ce temps là me pouvoient passer par l’esprit, & si quelque temps apres que j’oüys mettre la clef dans la serrure, je n’avois point d’occasion de douter que Mars ne se presentast à ceste porte au lieu de Venus : Toutesfois Amour plus fort encore que toute autre passion, me faisoit resoudre à tous les pires evenemens qui me pouvoient menacer. Enfin estant en ceste peine, la porte s’ouvre, & d’abord se presente à mes yeux une belle Dame, vestuë comme on a accoustumé de paindre la Déesse Diane, les cheveux espars, le sein & les espaules découvertes, la manche retroussée par dessus le coude, les brodequins dorez en la jambe, le carquois sous l’aisselle, & l’Arc d’yvoire en la main gauche. Je fus ravy la voyant si belle, & estonné la trouvant en cét habit : mais je sçeu depuis qu’elle s’estoit ainsi déguisée en Diane, à cause de la conformité de son nom, parce qu’elle se nommoit Delie, qui est l’un des noms de Diane, & pour dancer ce soir avec ses sœurs, & d’autres jeunes Dames qui estoient venües pour honorer ceste grande assemblée. D’abord qu’elle me vit, Entrez, me dit-elle, me prenant par la main, entrez Chevalier, & venez esprouver cette perilleuse avanture sous la conduite de Diane. Je luy respondis, Sous la faveur d’une telle Déesse, il n’y a rien que je n’entreprenne. Les entreprises quelquefois, dit-elle, semblent fort aysées au commencement, qui apres se trouvent bien difficiles, & prenez garde que celle où vous vous mettez ne soit de ceste qualité. Si celle-cy n’estoit grande, repliquay-je, je ne fusse pas venu de si loing pour m’y espreuver. Je suis bien ayse, me dit-elle, de vous voir avec ceste resolution, & sçachez qu’Amour & la Fortune aydent à une ame courageuse ; Et pour vous monstrer combien je desire de vous voir venir à bout de ce que vous entreprenez, je vous donne sauf conduit pour tout ce qui est en ceste maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre maistresse, & de ceste Diane qui parle à vous : J’accepte, luy dis-je, ceste asseurance ; & en disant ce mot, je mis le pied sur le sueil de la porte, & luy baisant la main ; J’accepte, luy dis-je, encor un coup ceste asseurance limitée, car de penser qu’il y en aye quelqu’une qui me puisse deffendre ou des yeux de ma maistresse, ou des vostres, ce seroit estre trop ignorant de leur pouvoir, ce ne seroit pas un moindre deffaut de courage d’en demander pour ne mourir, en voyant tant de beautez, puis qu’il n’y a point de mort plus glorieuse, ny point de trespas plus desirable. Or bien, dit-elle, avant que vous sortiez de ceste avanture, nous verrons quelle sera vostre fortune, & quel vostre courage, cependant ne laissez d’entrer ceans, ô vaillant Chevalier, mais aux conditions de ceux qui ont accoustumé d’y entrer : Et quelles sont elles ? Luy dis-je, vous les sçaurez, me respondit-elle, quand vous y serez : Et quoy, luy dis-je, faites vous difficulté de me les declarer de peur de m’estonner ? vous vous trompez belle Diane, car je veux entrer à quelque condition que ce puisse estre, pourveu qu’il n’y en ait point qui contrarie à l’affection que j’ay voüée à ma Maistresse : A ce mot j’entray dedans tout seul, & elle referma la porte, & celuy qui m’avoit conduit retourna dans les rochers de Vaucluse. Me voila donc tout seul avec Delie dans ce jardin, & faut que j’avoüe qu’elle s’estoit tellement avantagée par ce bijare habit, qu’elle se pouvoit dire fort belle, & qu’un cœur qui n’eust point esté preoccupé, eust trouvé assez de sujet en elle pour bien aymer : Et parce qu’elle vit que je demeurois muet à la considerer, pensant que ce fust d’impatience de n’aller point assez promptement vers la belle Daphnide, elle me dit en sousriant ; Et quoy Dom Chevalier, avez-vous eu tant de hardiesse à l’entrée de ce lieu, pour monstrer si peu de courage maintenant à parachever ceste advanture ? Et quel defaut belle Diane, luy dis-je, remarquez vous en mon courage, pour me le reprocher ? Que faut-il que je fasse, & contre qui me faut-il esprouver pour monstrer ma valeur ? Comment, respondit-elle en mettant une main sur le costé, n’avez-vous point devant vous un assez fier & courageux ennemy, pour vous faire mettre la main aux armes. J’avoüe, luy dis-je, belle Déesse, que vous estes un fier & tres-dangereux ennemy, pour une personne qui auroit un cœur : mais certes contre moy vos armes seront bien vaines, qui m’en suis privé pour le donner à cette Daphnide qui le possede il y a si long-temps ; de sorte que s’il ne me revient autre profit de ma perte, j’auray pour le moins celuy-cy, qu’elle me guarentira de l’outrage qu’à ce coup je pourrois recevoir de vos yeux Et quoy, me dit-elle, je n’ay donc point d’esperance de pouvoir gaigner quelque chose en vous ? Vous pouvez, luy respondis-je, esperer de gaigner en moy, tout ce qui est à moy. Vous voulez dire, reprit-elle, toute autre chose sinon vostre cœur. Et bien bien Alcidon, vous n’estes pas encore reduit à la bonne foy, mais avant que vous eschapiez de mes mains, je vous feray parler un autre langage. J’en ay bien veu d’autres, qui au commencement disoient comme vous, & qui toutesfois avant que le combat fust achevé trouvoient bien un cœur pour payer leur rançon, se donnant volontairement pour vaincus ; Ceux-là respondis-je, ou ne l’avoient que presté, ou s’ils l’avoient donné, le desroboient pour le vous redonner : mais cela ne peut advenir en moy, qui n’ay pas seulement donné le cœur, mais la volonté, l’ame & la vie. Et si vous aviez un peu de courage, vous qui me reprochez d’en avoir si peu, vous ne voudriez pas esprouver vostre valeur ny vostre force contre une personne qui est sans cœur, comme je suis, ou bien si en toute façon vous desirez d’esprouver la force de mes armes, vous me devriez conduire où est mon cœur, afin qu’alors, sans supercherie vous fissiez sur moy la preuve de ce que vous valez : Mais certes maintenant quel honneur sera le vostre, de vaincre une personne desja vaincuë ? Il sera ! ô belle Diane, tout tel que si vous donniez des coups de lance à celuy qui seroit desja mort, qui est proprement blesser d’autres blessures. Je vous entends bien, me dit-elle, vous voudriez que je vous menasse promptement vers Daphnide : mais ne croyez point Alcidon, que nostre inimitié soit si cruelle, que je ne l’eusse desja fait, s’il eust esté temps ; Voyez-vous, me dit-elle alors, ceste fenestre où il y a des balustres qui se jettent un peu en dehors, c’est celle-là de la chambre de Daphnide, quand il sera temps que vous y alliez, on y mettra un flambeau pour nous en advertir : mais asseurez vous que si vous avez de la peine icy, vostre maistresse n’en a pas moins où elle est, à se desmesler de tant d’importans, qui comme de fascheuses mouches luy sont continuellement à l’entour, & mesmes de son beau-frere, qui pensant luy faire plaisir, ne bouge d’aupres d’elle : mais pour peu que vous soyez honneste homme, vous ne vous ennuyerez point en ma compagnie : car il y en a plusieurs qui m’ont asseurée que quand je voulois, elle n’estoit point trop desagreable, & je suis en humeur de traicter avec vous de telle sorte, que ce que vous ne voudrez pas faire de bonne volonté, je le vous feray faire par force, je veux dire qu’en despit que vous en ayez, je vous veux empescher de vous ennuyer. Il faut confesser encore un coup, luy dis-je, qu’il est impossible d’avoir un cœur, & ne vous point aymer : Car belle Delie, il y a en vous tant de perfections, que de quelque costé qu’on vous regarde on y rencontre de tres-grands sujects d’Amour. Vous pensez tousjours, me dit-elle, eschaper de mes mains avec cette excuse, mais avant que nous nous separions, je vous en feray bien trouver un, & si cela advient, que direz vous Alcidon ? Je diray, repliquay-je, que vous faites des miracles, ce qui ne doit point estre trouvé estrange, puis que vostre beauté égalant la puissance des plus grands Dieux, il vous doit estre aussi bien permis d’en faire qu’à eux : mais me permettez vous de parler librement ? Je vous en supplie, me dit-elle, car vous voyez bien comme je fais. Je diray donc, continuay-je, belle Diane ; Qu’il est vray que la Lune est le plus beau flambeau qui reluise maintenant au Ciel (& de fortune, alors la Lune esclairoit,) & s’il n’y avoit point de Soleil, ne faudroit-il pas dire que ce seroit le plus bel Astre de tous ? Je l’avoüe, respondit Delie, mais que voulez vous entendre par là ? Je veux dire, repris-je, que de mesme la belle Diane à qui je parle, seroit la plus belle du monde, si elle n’avoit point de sœur, & qu’il n’y a que cela qui l’empesche d’emporter ce tiltre par dessus toutes les plus belles Dames. Si j’avoïs, dit-elle, une creance aussi facile à vous adjouster foy, que j’ay d’ambition d’estre cette belle de qui vous parlez : Je vous promets, dit-elle Chevalier, par cét arc & par ces fleches, que si je ne pouvois la tuer de ma main, pour le moins je l’empoisonnerois, ceste sœur qui m’empesche ce prix de beauté : Mais j’ay grand peur que si je m’en estois privée, il ne m’advint puis apres comme à la Lune quand elle ne peut plus voir son frere, qui devient & obscure & laide : je veux dire qu’aussi ma sœur n’estant plus aupres de moy, je perdrois toute la beauté que j’ay pour vos yeux, qui à ce que je vois ne me trouvent belle, que d’autant que je suis accompagnée de cette sœur.

Je voulois luy respondre, mais le flambeau tant desiré, parut en fin à la fenestre, & mon affection qui m’y faisoit ordinairement tenir les yeux, ne me permist pas de perdre le temps à luy respondre, pour ne m’esloigner d’avantage le contentement d’estre aupres de ma belle Maistresse. Monstrant donc le signal à Delie, je la suppliay de parachever le bien qu’elle avoit commencé de me faire : Je le veux, me dit-elle, en me prenant par la main, aussi sçavez-vous bien que c’est j’ordinaire de la Lune, de qui je porte le nom, d’esclairer la nuict, & servir de guide à ceux qui sont égarez : Quoy qui m’en puisse avenir, luy dis-je, je vous suis obligé de la vie, encores que je craigne fort que ceste obligation ne me soit bien cher venduë, puis que vous m’allez remettre entre les mains de celle de qui la beauté fait mourir tous ceux qui la voyent ; outre qu’estant si accoustumée de voir languir & mourir, il y a grande apparence qu’elle n’aura pas beau coup de compassion de ma peine. Ceux, dit-elle, que je prends en ma protection, ne sont jamais si mal traictez, & soyez certain, que si cela eust deu estre, ce n’eust pas esté moy qui vous eust ouvert la porte, car je ne conduiray jamais personne au supplice : & quant à ce que vous dites de sa beauté qui fait mourir ceux qui la voyent, n’ayez peur Chevalier de ceste mort, vos armes sont bonnes & bien espreuvées, car ceux qui doivent mourir pour voir quelque chose de beau, meurent tous quand ils me voyent, si bien que vous n’estant point mort lors que vous m’avez veuë, ne craignez plus de pouvoir mourir, pour quelque autre beauté que ce soit.

Nous allions parlant de ceste sorte, & d’une voix assez basse, lors que nous arrivasmes au corps de logis, où estoit la bien-heureuse demeure de ma Maistresse, & trouvant une petite porte ouverte, nous montasmes par un escalier fort estroit, jusques à la porte de la chambre, avec le moins de bruit qu’il nous fut possible, & lors Delie me faisant arrester, entra seule dedans pour voir qui y estoit, mais elle trouva, qu’il n’y avoit que la belle Daphnide, qui feignant d’avoir mal à la teste, s’estoit mise sur un lict pour se demesler de tant de gens, & pour mieux feindre n’avoit rien laissé d’allumé dans la chambre, qu’une petite bougie, faisant semblant de ne pouvoir souffrir la clairté : Elle retourne incontinent me querir, & me prenant par la main, me mene dans la ruelle du lict de sa sœur, en luy disant, Voyez Daphnide, ce que Diane a pris en sa derniere chasse : J’avoüe, dis-je, en sousriant, que je serois vostre, si un cœur pouvoit estre à deux : mais estant desja à ma belle Maistresse, c’est à elle à qui je me viens rendre, avec protestation de ne vouloir jamais sortir d’une si belle prison. C’est en quoy, dit Delie, vous monstrez avoir peu de jugement, aymant mieux vous rendre à une Nymphe, comme est ceste Daphné, qu’à une Déesse telle que je suis, & mesme à une Diane, qui est la Maistresse de toutes les Nymphes. Jupiter, Apollon, & presque tous les autres Dieux, luy dis-je, ont ordinairement mesprisé l’amour des Déesses, pour suivre celle des Nymphes, & si jamais il n’y en eut une si belle que celle-cy, entre les mains de laquelle je remets & ma vie, & mon ame ; & à ce mot me jettant à genoux, je luy pris la main, que je baisay plusieurs fois, sans qu’elle fit semblant de me respondre, tant elle estoit hors de soy : Dequoy s’appercevant Delie : Est-ce à bon escient, dit-elle, ma sœur, que vous voulez estre adorée de ce Chevalier, le laissant ainsi à genoux devant vous sans luy rien dire : Elle alors comme revenant d’un profond sommeil, me relevant me salüa, & puis respondit à sa sœur ; Il faut, Delie, que ce Chevalier me pardonne ceste faute, & qu’il ne la prenne pas, comme procedant d’incivilité, mais de la crainte dont je suis saisie, pour le danger où je le vois à mon occasion : Je m’estonne, dit Delie, de vous voir si poltrone, estant ma sœur : Moy, dis-jesaisie comme cela dans le texte d’origine mais il me semble que c’est Délie qui parle donc que se devrait être « dit-elle », qui suis si hardie, que d’aller prendre le plus vaillant Chevalier de l’armée du Grand Euric, mais quand cela ne seroit pas, comment pouvez-vous avoir faute de courage, ayant le cœur du vaillant Alcidon, ainsi qu’il dit ? Ah ! genereuse Delie, luy respondis-je en souspirant, c’est veritablement un mauvais signe pour moy, de voir ma Maistresse si peureuse, car cela monstre qu’elle n’a pas receu ce cœur dont vous parlez, autrement elle auroit plus de pitié du mal qu’elle me fait, que de crainte du peril où je suis : Si je pouvois, Alcidon, respondit ma belle Maistresse, remedier quand je voudrois aussi bien à l’un comme à l’autre, vous auriez quelque raison de faire ce jugement, mais souvenez vous que si je n’aymois point ce Chevalier qui se plaint de moy, ny je ne serois maintenant en la crainte où je me trouve, ny luy au peril où je le vois. Je luy respondis, Si ces paroles sont veritables, garantissez moy, Madame, du mal qui me peut venir de vous, & ne doutez point que quand tous les hommes ensemble me voudroient faire mal, j’en pusse recevoir, estant favorisé de l’honneur de vos bonnes graces. Delie alors en sousriant, Je voy bien, dit-elle, que pour peu que vous demeuriez ensemble, la peine de l’un se changera en contentement, & la crainte de l’autre en asseurance. Et toutefois pour empescher que la fortune ne vous interrompe vos desseins, parlez le plus bas que vous pourrez, & je vay m’asseoir sur ce coffre aupres de la bougie, faisant semblant de lire pour l’esteindre si quelqu’un vient, ou pour l’entretenir, & luy dire de vos nouvelles sans qu’il vous en vienne demander. Mais Chevalier, dit-elle, s’adressant à moy, souvenez-vous que quand je vous ay ouvert la porte, & que je vous ay permis de vous essayer en ceste adventure, ç’a esté avec promesse que vous m’avez faicte, d’observer les conditions qui vous seroient proposées quand vous seriez entré, si vous estes comme je vous tiens, digne du nom de Chevalier errant, il faut que vous mainteniez vostre parole : Vous m’avez, luy dis-je, si bien tenu ce que vous m’avez promis, que je serois bien lasche & recreu Chevalier, si je n’en faisois de mesme. Vous estes donc obligé, me dit-elle, suivant les conditions qui sont establies en ce lieu, de n’entreprendre, pour occasion que ce soit, ny pour quelque commodité qui se presente, ou qui vous soit donnée, chose quelconque contre l’honneur des Dames qui sont icy, au contraire vous devez estre contant des faveurs qu’elles voudront faire, sans que vous en puissiez rechercher ny demander de plus grandes. Plustost, luy respondis-je, mon espée me soit mise dans le cœur, que j’y reçoive jamais une pensée contraire à cette ordonnance. Tout Chevalier d’honneur y est obligé par le nom seulement qu’il porte, & je cognois bien maintenant que c’est icy l’aventure de la parfaite Amour, puis que ce respect est l’une des principales ordonnances d’Amour : J’ay bien tousjours pensé, respondit Delie, que vous ne contreviendriez jamais à cette coustume, cognoissant assez la discretion de l’honnesteté d’Alcidon, mais je me resjoüys grandement que vous l’approuviez, comme vous faictes paroistre, puis qu’elle n’est establie que pour vous. Comment, dis-je, cette coustume n’est establie que pour moy ? & faut-il en faire pour retenir ma seule indiscretion ? a-t’on eu opinion que je sois plus outrecuidé que tous les autres Chevaliers errans ? Ce n’est pas cela, me dit-elle, mais n’est-il pas raisonnable que ceste contraincte soit establie pour vous seul, en cette adventure que vous nommez de la parfaicte Amour, puis qu’il n’est permis qu’a vous seul de l’esprouver ? mais d’autant que pour en venir à bout, vous devez avoir à faire avec un plus rude champion que je ne suis pas, afin que vous ne puissiez vous plaindre de supercherie, je vous laisse seul aux mains avec cét ennemy qui est auprés de vous.

A ce mot, sans attendre ma response, elle se recula, & s’alla asseoir avec un livre en la main, comme elle nous avoit dit, nous laissans seuls ma belle Maistresse & moy : dequoy me sentant transporté de contentement, apres m’estre assis sur le lict auprés d’elle, je luy pris la main, & la baisant plusieurs fois, je luy dis : Est-il bien possible, Madame, que quelquefois & mon sang & ma vie me puissent aquitter envers vous de cette extréme obligation ? Ne pensez pas, me dit-elle, qu’elle soit petite, & si vous sçaviez toutes les peines que j’ay euës pour vous rendre ce tesmoignage de ma bonne volonté, vous l’estimeriez sans doute plus que vous ne faictes : car encore que ma sœur se monstre maintenant si hardie, croyez moy Alcidon, qu’elle n’a pas tousjours esté ainsi, & qu’il n’a pas fallu de foibles persuasions pour l’y faire consentir. Et puis quel artifice a-t’il fallu pour tromper non seulement mon beau-frere, mais tous ses parens & ses amis, ou pour mieux dire toute une Province, puis que le malheur a voulu que cette assemblée se soit ainsi rencontrée pour nous incommoder ? mais tout cela encores est fort peu au prix de ce que je vous vay dire. Considerez Alcidon, quelle resolution a esté la mienne, de mettre mon honneur & vostre vie en un si grand hazard : car vous permettre de me venir trouver en ce lieu, & à ces heures, n’est-ce pas mettre & l’un & l’autre en compromis ? Madame, luy dis-je en luy rebaisant la main : pour respondre en quelque sorte à l’extreme affection que j’ay pour vous, Amour & vous, seriez bien injustes, si vous ne me donniez que des preuves ordinaires de vostre bonne volonté. J’avoüe bien que celle-cy est par dessus mon merite : mais confessez aussi qu’encore n’egale-t’elle point mon affection, puis que ce n’est seulement que se fier entre les mains de la Fortune. Et mon affection est telle, que la mort mesme toute asseurée ne me sçauroit divertir de vostre service. Alcidon, me respondit-elle, Dieu vueille que si la bonne volonté que vous avez pour moy est telle que vous dites, elle puisse continuer autant que ma vie, mais je crains fort que ce ne soit l’amour d’un jeune cœur, ou pour mieux dire, que ce ne soit ou la sœur ou le frere de celle que j’ay desja veuë en vous. Madame, luy dis-je, les doutes entrent ordinairement dans les ames de ceux qui ne sont pas bien affermis en la creance qu’ils ont, & ceux que je vois maintenant en vous, me tesmoignent ce que je crains le plus, qui est une foible amitié de vostre costé, car l’un des premiers effects d’une vraye amour, c’est d’oster à l’Amant toute sorte de meffiance de la personne aymée, aussi est-il impossible de pouvoir bien aymer celuy duquel on se défie. C’est enquoy, me repliqua-t’elle, vous devez cognoistre la grandeur de mon amitié, puis qu’ayant tant de justes occasions de douter de vous, toutefois elle est encor plus forte que tous ces empeschemens, & me contraint de vous rendre de tels tesmoignages de ma bonne volonté : S’il vous plaist, luy dis-je, Madame, que je le prenne de ce biais, j’avoüe, que ce sera à mon advantage : & toutefois ne pouvant laisser la perfection de l’amour qui est en moy sans deffence, permettez moy de vous dire, qu’à tort vous m’accusez de jeunesse, puis que j’ay desja deux fois dis [sic] ans. Ah ! me dit-elle, Alcidon, avant qu’il y ait tant soit peu d’asseurance, il en faut avoir deux fois douze : Je me mis à rire, & luy respondis, Cela Madame, est bon pour ceux qui n’aiment que des beautez ordinaires, mais pour moy & pour vous, le temps n’y sert de rien, parce que vos liens & vos nœuds sont trop forts, & trop serrez, pour pouvoir se deffaire en quatre ans. Et quoy donc, me dit-elle, apres quatre ans vous pensez vous en pouvoir deffaire ? Pardonnez moy, Madame, luy respondis-je, en sousriant, mais je veux dire, que ces quatre ans estans passez, j’auray les deux fois douze ans, aage où vous dites, qu’il se faut asseurer, & perdre toute meffiance.

Elle me vouloit respondre, lors que Delie se mit à tousser, pour nous advertir qu’elle oyoit venir quelqu’un, & incontinent apres son beau-frere entra, auquel faisant signe du doigt, elle le fit arrester à la porte, où elle l’alla trouver au petit pas, & feignant de ne vouloir point esveiller sa sœur, elle marchoit comme si elle eust mis les pieds nuds sur des espines. Son beau-frere luy demanda des nouvelles de Daphnide, & comme elle se portoit. Elle a plaint, luy dit-elle, longuement, & elle ne fait que de s’endormir. Et quoy luy respondit-il, ne viendrez vous point danser, & les habits que vous avez mis seront-ils inutiles ? Je ne sçay, mon frere, luy dit-elle, peut-estre que la grande douleur de ma sœur passera, si elle peut un peu dormir, si cela est, j’yray finir nostre dessein avec les autres, mais si son mal continuë, il faudra que nous remettions la partie à une autre fois, & si vous venez d’icy à une demie heure, nous en serons asseurez.

Son beau-frere s’en retourna avec ceste resolution, & elle s’en vint nous redire tous leurs discours, & lors que je luy dis, qu’elle le devoit remettre au lendemain : elle me respondit : Je voy bien, Alcidon, que vous avez pris par la frequentation le naturel des Princes, qui ne pensent jamais qu’à ce qui les touche, & n’ont point de soucy des interests d’autruy, vous ne vous souciez gueres de ce qui nous peut advenir lors que vous n’y serez plus, pourveu que tant que vous y demeurerez, vous y soyez sans incommodité. Vous avez tort, luy dit la belle Daphnide, d’expliquer si mal ce que ce Chevalier a dit, car je m’asseure qu’il a plus de soing de nous, que vous ne dites, mais s’il nous aime, comme je le croy, il ne faut pas trouver estrange, qu’il se plaise de demeurer aupres de nous sans compagnie, le plus longtemps qu’il pourra, & toutesfois il me semble fort à propos, quand nostre beau-frere reviendra, que vous luy disiez que je me porte mieux, & que s’ils veulent venir danser ceans, j’en seray bien ayse, pourveu qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins d’instrumens, & qu’apres avoir dancé le bal, que vous & vos compagnes avez appris, on s’en aille en quelque autre lieu, car nous ferons mettre Alcidon dans ce petit cabinet qui est dans ceste ruelle, & moy je ne tiendray que les rideaux de devant ouverts, & demeureray sur le lict, afin de leur monstrer qu’il n’y a personne ceans.

Ce conseil fut trouvé bon, & pour me monstrer le lieu, elle prit une petite clef, & sans se bouger de dessus le lict, elle ouvrit la porte, & faisant apporter la chandelle, me monstra le petit cabinet, où il n’y avoit place que pour deux petite chaires & une table, le lieu estoit tout lambris & doré, & si proprement accommodé, qu’il monstroit bien que c’estoit la petite retraitte, où la Maistresse du logis venoit seule entretenir ses pensées, & qui en avoit remis la clef à Daphnide pour s’y retirer, quand elle se faschoit d’estre parmy tant de personnes : En ce lieu donc me dit-elle, vous pourrez demeurer en asseurance, & mesme si vous laissez la porte un peu entr’ouverte, vous pourrez voir quand ma sœur & ses compagnes danseront, & encores que vous soyez accoustumé à voir la somptuosité, & les magnificences de ce grand Euric, si est-ce que je m’asseure que ce bal ne vous sera point desagreable, pour la diversité des habits, & pour la nouveauté des inventions. Je luy respondis, que toutes choses me seroient tousjours tres-agreables, pourveu qu’elles luy pleussent, & que je demeurasse aupres d’elle.

Cependant que nous parlions ainsi, le beau-frere revint, & si doucement, de peur qu’il avoit de reveiller Daphnide, qu’il ne s’en fallut gueres qu’il ne nous surprit. Delie donc qui l’entr’ouyt la premiere, nous faisant signe s’y en alla, & emporta la bougie expressément pour empescher que je ne fusse veu ; & d’abord, relevant un peu la voix, Vous avois-je pas bien dit, mon frere, luy dit-elle, que si nous avions un peu de patience, ma sœur nous verroit danser, la voila qui s’est esveillée, & avec un si bon courage qu’elle nous veut veoir : N’est-il pas vray, ma sœur, continua-t’elle, tournant la parole à ma belle Maistresse : Il est vray ma sœur, respondit-elle, mais mon frere je vous supplie qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins d’instrumens, car j’ay peur que le bruit ne fasse renouveller mon mal de teste. Le frere infiniment ayse de ses nouvelles, retourna incontinent pour les dire à ceste bonne compagnie, & pour donner ordre à tout ce qui estoit necessaire : cependant j’eus loisir de me mettre dans le petit cabinet, & elle d’accommoder de sorte & les rideaux de son lict, & la tapisserie, qu’il estoit impossible de me voir, encores que la porte fust entr’ouverte, pour me laisser voir presque toute ce qui se feroit dans la chambre.

A peine avions nous bien accommodé toutes choses, quand une grande partie des Chevaliers assemblez vint dans la chambre, avec un grand nombre de belles Dames, & entre autres Stiliane & Carlis, qui ont accompagné icy bas ma belle maistresse. Apres quelques paroles de civilité : (car il faut avoüer que les Chevaliers de la Province des Romains & du Veniscin, sont des plus courtois de toute la Gaule,) chacun se mit à discourir de ce que bon luy sembloit : mais enfin tous leurs discours vindrent à parler du Roy Euric, & de la guerre qu’il faisoit, de laquelle ressentant tous grandement l’incommodité, il n’y en avoit un seul qui ne s’en pleignist, & qui porté de passion ne mesdit de ce grand Roy, le moindre mal qu’ils en disoient, c’estoit de l’appeller barbare & cruel, la ruyne des Gaules & de toute l’Europe, & apres ils entroient sur les souhaits. L’un le desiroit estre son prisonnier, l’autre de le voir mort, l’autre d’avoir rompu toute son armée, & les plus avantageux souhaits pour luy, estoient qu’il n’eust jamais esté. J’escoutois tous ces discours, & jugez quel traitement j’en devois esperer si j’eusse esté trouvé. Je croy qu’ils n’eussent pas de long-temps cessé de parler de ce grand Roy, selon leur passion, n’eut esté qu’on ouyt quelque instrument, qui fit cognoistre que Delie & ses compagnes estoient prestes à danser, chacun se mit en la place pour bien voir, & peu apres ces belles Dames entrerent : mais si bien vestuës, & d’une cadance si nouvelle, & le tout avec une si gentille invention, qu’il faut avoüer qu’il n’y avoit rien de plus beau. Je ne sçaurois redire maintenant ce que c’estoit, aussi ne sert-il de rien pour ce qui nous touche, seulement je diray qu’entre les autres representations, il y avoit des filles vestuës, les unes en Déesses, & les autres en Nimphes, qui representoient toutes les choses qui se forment en l’air. Je me resouviens des VER vers de celle qui representoit le foudre, ils estoient tels :


STANCES.

I.

Mortels, je ne suis pas ce foudre espouvantable

Dont s’arme Jupiter, & se rend redoutable,

Lors que tout en colere il tonne dans les Cieux :


Mais ce foudre d’Amour, plein d’esclairs & de flames,

Qui ne suis eslancé que par le clein des yeux,

Dont Amour va bruslant les genereuses ames.

II.

Je ne fais mes efforts sur un rocher sauvage,

Ny dessus un escueil, l’horreur de quelque plage,

Ny sur un corps humain, acte plein de rigueur.


La butte de mes coups n’est chose si petite,

Sans point toucher le corps, je sçay blesser le cœur : 

Et parmy tous les cœurs, celuy qui le merite.

III.

Et voyez, ô Mortels ! de combien je devance

Du foudre accoustumé l’ordinaire puissance :

Il ne s’ose approcher des superbes Lauriers.


Et moy tout au rebours, je ne frappe personne,

Qui n’ait dessus le front par ses effects guerriers,

Des Lauriers meritez, la superbe Couronne.


Mais ! ô sage Adamas, ce que je vous raconte est hors de propos, & suffit seulement que je vous die, qu’encores que ce qui estoit representé fust veritablement tres-beau & tres-bien dancé : toutesfois le temps me duroit fort qu’il ne fust finy : parce qu’il me sembloit que c’estoit autant me desrober du temps que je pouvois bien mieux employer. Quand il pleust à Dieu ce bal s’acheva, & quand il pleut au Dieu du sommeil, il commanda à toute l’assemblée de se retirer. Delie demeura seule dans la chambre avec sa sœur, & lors le prisonnier d’Amour sortit de sa prison, & non point sans dire des injures à Delie, de ce que leur representation avoit esté si longue. Voyez, dit-elle, comme vous estes de mauvaise compagnie, de tant de Chevaliers qu’il y avoit icy, je m’asseure que vous estiez le seul qui s’y faschast : Mais, ma sœur, puis qu’il est si difficile, je vous conseille de le chasser de ceans : car comment pouvez vous esperer de le contenter vous seule, puis que toutes ensemble nous ne l’avons peu faire ? Ma sœur, dit Daphnide froidement, toutes les choses qui sont au monde ne nous sçauroient contenter, si ce contentement ne vient de nous mesme, comme toutes les drogues de tous les Mires de l’Univers ne sçauroient guerir un corps, si le corps par sa propre vertu n’en retire sa guerison, c’est pourquoy il faut qu’Alcidon, s’il veut estre content se vueille contenter soy-mesme, & non pas esperer que le grand nombre des personnes le puisse faire. Madame, luy respondis-je, si j’avois en ma puissance la volonté comme les autres hommes je pourrois vouloir ce que vous dites, mais puisque je l’ay remise entre vos mains, c’est de vous de qui mon contentement depend, & selon ce que vous dites, pour faire que je sois content, il faut que vous vueillez que je le sois ; Ma sœur, dit Delie en sousriant, ne pleignez plus le temps que vous avez tenu ce Chevalier en cage au chevet de vostre lict, car il me semble qu’il a fort bien apris à parler : Delie & Daphnide, en se mettant une main sur le visage, pour cacher sa rougeur, Vous estes si peu sage, que je ne sçay, si vous continuez, ce que vous deviendrez.

Apres quelques autres discours, elles furent d’avis de me mettre dans le petit cabinet, jusques à ce qu’elles fussent deshabillées, & que leurs filles de chambre s’en fussent allées, Mais quand elles m’ouvrirent la porte, je trouvay que Delie s’estoit mise au lict avec sa sœur : & parce qu’elle print bien garde que je n’en estois pas trop satisfait : Et quoy Chevalier, me dit-elle, il semble que vous me fassiez la mine, pourquoy me regardez vous de si mauvais œil, puis que c’est vous qui estes cause que je suis icy ? Je voy bien, luy respondis-je, que j’en suis cause, aussi n’en puis-je estre marry, puis que ma belle Maistresse le veut ainsi : Il est vray que j’eusse esté bien aise de pouvoir parler à elle sans tesmoing ; Vous n’avez donc pas envie, me dit-elle, de tenir ce que vous luy direz : car ne sçavez-vous pas que pour faire un bon contract, il y faut tousjours des tesmoins ? Amour, luy repliquay-je, nous serviroit de tesmoin. Amour, dit-elle, ne peut pas estre tesmoin, car il faut qu’il soit Juge, & peut-estre encor ne pourra-t’il pas estre Juge, car il est dangereux qu’il ne soit luy-mesme complice de vostre tromperie ; Si Amour ne peut pas estre tesmoing, repris-je lors, en ce qui est de l’amour, encor moins Diane, qui s’en est tousjours declarée ennemie. Si je n’en puis estre tesmoing, dit-elle, j’en seray le denonciateur pour en faire la punition. Jugez, respondis-je, si vous y estes en ce dessein, si je n’ay pas occasion de vous desirer hors de là ? Daphnide qui n’avoit point encores parlé, nous interrompant & s’adressant à moy. C’est moy, dit elle, Alcidon, qui luy ay ordonné de se mettre où elle est, & le dessein qui me l’a fait faire, est tant à vostre avantage, que quand vous le sçaurez, vous en serez peut-estre glorieux. Car ce n’est pas pour tesmoigner contre vous, ny pour vous accuser, comme elle dit. Je suis trop asseurée de la discretion d’Alcidon, & de la puissance qu’il m’a donnée sur luy. Mais ayant plus de doute de moy que de vous, j’ay voulu qu’elle fut icy pour m’empescher par sa presence de faire plus que je n’ay resolu : Si de fortune la bonne volonté que je vous porte me vouloit faire outrepasser ce que je dois contre le dessein que j’en ay fait, j’avouë, Madame, luy dis-je froidement, que cette crainte que vous avez, est bien glorieuse pour moy, mais le remede que vous y apportez est bien cruel & importun. Il faut, me respondit-elle, Alcidon, que vous m’aymiez comme je vous ayme, & que comme je fay gloire d’aymer un Chevalier sans reproche, de mesme vous pensiez que celle qui merite d’estre aymée de vous, doive estre non seulement sans blasme, mais sans le soupçon mesme du blasme.

Nos discours furent longs sur ce subject, & si agreables, que je ne me donnay garde que le jour parust à travers des vitres, & des vanteaux, nous commençames alors à consulter si je devois partir ou demeurer. La belle Daphnide qui estoit tousjours en peine de me voir en ce danger, au commencement estoit d’opinion avec Delie que je m’en allasse avant qu’il fut plus grand jour : mais quand je l’eus un peu r’asseurée, & que je luy eus remonstré que de long-temps peut-estre ne pourrois-je pas retrouver la commodité de la revoir, elle consentit à mon sejour, quoy que Delie y contrariast : mais en fin l’amour l’emporta par dessus ses raisons, & fut resolu que je demeurerois encores tout ce jour en ce lieu bien-heureux, & que la nuict estant venuë, je pourrois partir avec plus de seureté. Et afin que je ne demeurasse point tout seul en ma petite prison, la belle Daphnide resolut de tenir le lict tout le jour, feignant de se ressentir du mal du jour passé, car le cabinet estoit si prés du chevet de son lict, que nous pouvions parler ensemble sans estre oüys du reste de la chambre. Ceste resolution estant prise, Delie se chargea d’avertir de nostre dessein celuy qui m’avoit conduit, afin qu’il donnast ordre à tout ce qui estoit necessaire, tant pour empescher que ces Chevaliers qui estoient venus avec moy ne fussent aperceus, que pour les faire trouver au lieu & à l’heure que nous avions prise.

Plusieurs fois oyant discourir nos Druydes de l’estat & de la vie du grand Tautates & des ames immortelles des hommes, qui apres ceste vie, pour recompense de leurs vertus s’en vont dans le Ciel aupres de luy, où elles doivent demeurer à jamais. Je me suis grandement estonné, & presque ne pouvois comprendre que ce ne fut une vie bien desagreable & ennuyeuse que la leur, puis, à ce qu’ils disent, qu’ils n’y boivent, ny mangent, ny dorment, ny font aucune autre chose que perpetuellement penser & contempler, me semblant que le temps leur devoit estre bien long, le passant tout en imaginations. Mais j’avoüe que depuis ce temps j’ay recogneu le contraire lors que je considerois combien promptement & agreablement pour moy se passoient les heures pres de ceste belle : car je ne fus de ma vie plus estonné, que quand je vis esclairer le jour, ne me semblant pas que la nuict eut duré une heure, tant elle avoit passé, ou plustost s’en estoit envolée promptement.

Chacun estant desja levé dans le logis, Delie fut contrainte d’en faire de mesme, & il fallut que je me renfermasse dans ma prison : car elle ne voulut jamais permettre que je la visse habiller, parce qu’il falloit qu’elle fut servie de ses filles. Je luy offris bien, & l’en suppliay, de me permettre que je fisse ce matin l’office de ses Damoiselles, mais ce fut en vain, quoy que sa sœur en sousriant lui dit, que j’estois si accoustumé de donner la chemise au grand Euric, qu’il ne falloit point douter que je ne la sçeusse bien donner à elle aussi. Vous sçavez bien, luy respondit-elle, que la chemise des femmes est cousuë jusques en bas, ce que ne sont pas celles des hommes, & je craindrois qu’en me la mettant il ne la décousist, ou la dechirast, & par ainsi il vaut mieux que ce soient mes filles : Criez dit Daphnide, s’il vous fait mal, Il n’est plus temps respondit Delie, de crier quand le mal est fait, il faut que ce soit auparavant, afin qu’il ne se fasse : Et pour conclusion, dit-elle en sousriant, Encore que cét oyseau soit bien privé, si faut-il qu’il demeure en cage. Vous voyez Alcidon, dit Daphnide, comme mes persuasions ont peu de force. Madame, luy respondis-je, je ne parle point pour ma liberté, puis que je voy que vos paroles sont inutiles : mais je prie Amour que quelques fois il me venge d’elle. Amour, dit-elle, n’a rien affaire avec Diane. Et toutesfois, luy dis-je, pour baiser un Endimion, ceste Diane quitta bien le Ciel. Et peut-estre encores ne fut-elle pas si dédaigneuse, que pour une toison ne favorisast le Dieu Pan, encore qu’il eut les pieds de bouc & des cornes en la teste. La Diane, dit-elle, dont vous parlez, respondra quand elle voudra à cette calomnie : mais je vous diray bien que si je ne change fort d’humeur, je ne voudray jamais que celuy que je baiseray s’endorme, & quant aux cornes de Pan, il est certain que s’il advient que j’ayme quelqu’un, j’aymeray tousjours mieux qu’il les porte que moy. Et toutefois, luy dis-je, la Lune de qui vous avez le nom les porte bien : C’est parce, me respondit-elle, qu’elle n’est point mariée, & ce qu’elle en fait, ce n’est que pour advertir les Amants ausquels elle esclaire la nuict en leurs larcins, que les cornes qu’ils vont faire à autruy leur seront quelquesfois renduës par d’autres : Mais continua-t’elle, tous ces discours sont bons, vous avez beau prolonger, si faut-il entrer en ce cabinet, & à ce mot passant le bras par dessus sa sœur, elle me poussa dedans & ferma la porte sur moy, & puis appellant ses filles qui estoient en une garderobbe voisine, elle s’habilla sans faire bruit, feignant que Daphnide se trouvoit mal, & puis laissant les fenestres fermées, s’en alla donner ordre à ce que nous avions resolu. Cependant, encor qu’il y eust quelques personnes dans la chambre, nous ne laissasmes de parler ensemble, sans toutesfois ouvrir la porte ; & quoy que ce fut d’une parole assez basse, si est-ce qu’une fille passant assez prés du lict entr’ouyt, non pas les paroles, mais oüy bien le sifflement qu’en parlant bas on fait pour prononcer quelques lettres, & de fortune cela fut en mesme temps que Delie soigneuse de nous, s’en revint en la chambre, qui fut cause que ceste fille s’adressant à elle, luy dit, qu’elle pensoit que sa sœur fust plus malade qu’elle ne disoit : Et pourquoy ? dit Delie, Parce, respondit la fille, qu’elle resve, car je l’ay ouye parler toute seule : Et qu’à t’elle dit ? repliqua Delie, Je n’ay pas ouy, adjousta la fille, les paroles bien distinctes, mais asseurez vous qu’elle parle. Vous estes bien plaisante, reprit Delie, ne sçavez vous pas que c’est sa coustume, aussi tost le matin qu’elle est esveillée, de faire ses prieres & recommandations aux Dieux, taisez-vous & n’en parlez point. Ceste fille creut Delie, qui peu apres s’approcha de nous, & nous fist ce conte, nous avertissant de parler un peu plus bas : Je le feray, luy respondis-je, mais belle Delie, ne vaudroit-il pas mieux faire sortir chacun dehors, afin que ceste porte me peust estre ouverte ? Ah ! Ah ! dit-elle, en se mocquant de moy, je suis à ceste heure belle Delie, & tantost j’estois une Diane cornuë, & qui aymois Pan le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame douce, & qui reçoit fort bien les enseignemens qu’on luy donne, il faut que vous demeuriez encores où vous estes, jusques à ce que vous ayez bien apris à parler de Diane, car autrement elle seroit en colere, & pourroit vous chastier & nous aussi. A ce mot elle s’en alla faire sortir toutes ces filles, & commanda à l’une de faire apporter quelque consommé pour donner à sa sœur : mais parce qu’elle n’avoit gueres souppé, qu’elle en apportast plus que de coustume : La fille revint incontinent avec ce qu’elle luy avoit commandé, & elle refermant la porte & entr’ouvrant un peu une fenestre, s’en vint l’apporter à sa sœur : & se joüant comme de coustume : Je veux, dit-elle, que ce Chevalier sorte pour cognoistre de quelle façon je me sçay vanger des injures qu’il m’a faites : & lors ouvrant la porte : Venez Dom Chevalier, continua-t’elle, & voyez que de peur que j’ay que vous ne mouriez, avant que j’aye eu le loisir de vous faire souffrir les supplices, ausquels je vous ay destiné, je vous apporte icy dequoy vous nourrir un peu, car je serois trop marrie que vostre trespas devançast ma vengeance. Elle proferoit ces paroles avec tant de grace, qu’il estoit impossible de s’empescher de rire : Et apres que sa sœur eut un peu repris d’haleine. Mais, dit-elle, Delie, comment avez-vous eu ce que vous luy apportez, & ne s’en sera-t’on point apperceu ? Oüy, respondit-elle, si je n’avois pas plus d’invention que vous : contentez-vous qu’un de ces jours je vous veux vendre, & que ce sera vous mesme qui en ferez le marché, sans que vous en sçachiez rien : Et pour ne laisser refroidir ce que je vous apporte, prenez en un peu, aussi bien ay -je dit que c’estoit pour vous, & le reste sera pour ce Chevalier à qui je veux tant de mal : Il vaut mieux, dit-elle, le luy laisser du tout, car je m’asseure qu’il en a plus de besoin que moy, pour la longue traitte qu’il a faite sans manger. Voire, dit Delie, pourveu qu’il ne meure pas, encor n’est-il que trop heureux, & à ce mot elle contraignit sa sœur d’en prendre un peu, & puis voulut que j’en fisse de mesme : & parce que je m’en excusois, Non, non, dit-elle, recevez-le, car je ne sçay si d’aujourd’huy vous mangerez autre chose que des confitures, qui sont dans ce petit cabinet, de peur d’estre descouverts par tant de gens qui sont ceans. Et prenez le cas que ce que vous faites tous deux, ce soit boire en nom de mariage.

Avec semblables discours, nous passasmes tout le matin, & l’heure du disner estant venuë, il me fallut renfermer, afin de n’estre veu par ceux qui luy apportoient la viande, & le malheur voulue qu’elle n’avoir pas presque finy le repas, que toute la chambre fut pleine de ces Chevaliers, donc peut-estre y en avoit-il plusieurs qui en estoient frappez d’Amour : & de fortune le beau-frere s’assyant sur le pied du lict, en fit mettre des principaux dans des sieges en la ruelle, & si prés de moy que je ne pouvois presque souffler sans estre oüy. Considerez, sage Adamas, en quel estat j’eusse esté, s’il me fut venu volonté de tousser ou d’esternuer.

La pluspart de leurs discours estoient de la guerre du Roy Euric, & des preparatifs qui se faisoient en divers lieux pour luy resister, dequoy je fus bien ayse d’estre averty, pour en donner advis au Roy, qui depuis ne luy fut pas inutile, mais le plus fascheux fut, qu’ils demeurerent à l’entretenir jusques au soir, je vous laisse à penser leur discretion, puis que la voyant malade, ils ne laisserent de demeurer presque tout le jour autour de son lict. En fin se voulant aller promener, ils la laisserent toute seule, & lors les portes estans fermées, je sortis du cabinet, que Delie me vint ouvrir : Et bien, me dit-elle en l’ouvrant, que vous semble de ceste aventure, & comment la nommerez vous, sera-ce du nom d’Amour ou de patience ? Ce sera, luy dis-je, de celuy de la plus agreable que j’eus jamais : Et toutesfois, adjousta Daphnide, Que direz vous du long temps que vous avez esté dans ceste caverne ? Je diray, luy respondis-je, Madame, que cela ne doit pas estre trouvé estrange, puis que l’on dit bien, qu’en un certain temps, lors que l’Ours voit esclairer le Soleil, il se renferme dans sa caverne pour quarante jours. Et pourquoy n’ay-je deu me renfermer dans la mienne pour quelques heures, puis que j’ay veu ce matin vos beaux yeux qui sont mes soleils esclairer avec tant de clairté, que jamais je ne les vis si beaux ? Vous en direz, reprist Delie, tant de miracles que vous voudrez, mais si ne sçaurois-je croire que la liberté ailleurs, ne vous fut bien aussi agreable que liberté ailleurs, ne vous fut bien aussi agreable que ceste prison, & mesme avec une si grande contrainte. Si Diane, luy respondis-je, sçavoit que c’est que d’aymer, & quel contentement on reçoit d’estre auprés de la personne aymée, elle ne seroit pas tant incredule qu’elle est, & au contraire, elle croiroit qu’a ce coup, puis qu’elle nomme le lieu où j’ay esté une prison ; J’ay trouvé le proverbe faux, qui dit, Nulle belle prison : car je n’ay jamais esté dans le Palais du grand Euric avec plus de plaisir ny de contentement.

Nous continuasmes quelque temps ce discours, avec tant de felicité pour moy, que les heures ne me sembloient que des momens. Et celle du souper estant venuë, il me fallut encore renfermer : mais ce fut pour peu de temps : car Daphnide ayant, comme je croy, pitié de me laisser seul si longuement, se hasta, de sorte que sa sœur se plaignoit qu’elle n’avoit pas eu le loisir de manger : toutesfois elle eut memoire de moy, & je ne sçay comment, ny avec quelle excuse elle me fit garder quelque chose, quoy que veritablement ce fut sans que j’en eusse affaire, seulement je suppliay la belle Daphnide, puis qu’il falloit que je partisse si tost, de vouloir pour le moins s’exempter de la visite, pour ne dire importunité de tous ces Chevaliers, afin que le temps qui me restoit, je le peusse employer aupres d’elle, ce qu’elle pourroit faire en feignant de se trouver mal : & que la longue demeure qu’ils avoient faicte aupres de son lict en estoit cause. Elle y consentit avec quelque peine, & soudain Delie leur alla donner à tous le bon soir de sa part, & faire ses excuses de ce qu’elle se retiroit de si bonne heure.

Me voila cependant seul aupres de ma belle Maistresse, car Delie, de peur que personne ne m’y surprist, nous avoit enfermez dedans & avoit emporté la clef. L’amour alors & la commodité me donnerent un grand assaut, car aymant passionnément ceste belle Dame, & me voyant seul aupres d’elle, c’estoit assez pour me convier à la rechercher de quelque chose de plus, mais il y avoit encor deux autres tres-grandes considerations. L’une, les asseurances qu’elle me donnoit de sa bien-vueillance, qui ne me devoit pas rendre peu hardy : & l’autre, les preceptes que j’avois du grand Euric, de ne point perdre l’occasion. Et toutesfois jugez, Madame, de quelle qualité est l’affection que j’ay pour vous : vous sçavez bien que je ne vous en fis point d’autre semblant, sinon que me mettant à genoux au chevet de vostre lict, & vous prenant une main, je la vous baisay avec un grand souspir, tant le respect qui accompagne tousjours une grande amour, eut alors de pouvoir sur moy. Il est vray, sage Adamas, qu’ayant demeuré de ceste sorte quelque temps ? Je luy dis presque comme hors de moy : Et bien, Madame, comment ordonnez vous que je vive ? Je ne veux pas, me dit-elle, que ce soit comme vous avez fait par le passé, car maintenant que vous avez ceste preuve de ma bonne volonté, je ne le vous pardonnerois jamais. Voila, luy respondis-je, Madame, une dure ordonnance, & à laquelle je proteste de desobeyr : Comment Alcidon ? dit-elle, se levant sur le lict tout en sursaut : Comment, vous protestez de me desobeyr, pensez vous bien à ce que vous dites ? Et de fortune en mesme temps, Delie mit la clef dans la serrure, & nous ouysmes qu’elle ouvroit la porte, cela fut cause que craignant que quelqu’un ne fust avec elle, je me retiray dans le cabinet sans luy point faire de responce : mais quand elle eut refermé la porte, & que je la revis seule, je revins en ma place, & voulus reprendre la main de ma belle Maistresse, mais elle toute en colere la retira, en me disant si haut que Delie l’entendit, Vous me ferez plaisir Alcidon, puis que vous estes en ceste volonté de ne m’importuner pas d’avantage. Delie oyant ces paroles eut opinion que j’eusse recherché sa sœur de quelque chose qui luy fust desagreable, qui luy fist dire en sousriant, Voicy une grande colere, & je vois bien que les bons ouvriers en peu d’heure font beaucoup de choses, puis que je les vois si changées depuis que je m’en suis allée. Je gage, continua-t’elle, Chevalier, que vous avez contrevenu aux coustumes que je vous ay dites de ceste avanture : Ah ! non respondit sa sœur, mais peut-estre a t’il bien fait pis, car s’il eust fait ce que vous dites, il n’eust esté que parjure Amant, au lieu qu’en ce qu’il a fait, il se declare perfide & traistre : Voyla, luy dis-je, sage Delie, deux grandes injures, & toutesfois je les endure patiemment, jusques à ce que nous ayans ouy tous deux, vous jugiez & ordonniez quelle reparation elle me doit faire : car je vous veux bien pour mon juge. Vrayement, dit Daphnide, voila le Chevalier plus outrecuidé qui fut jamais, il ose bien demander reparation en ce qu’il ne doit attendre que punition : Mais Delie, puis qu’il vous veut bien pour son Juge, je vous veux bien aussi pour le mien, oyez ce qu’il a dit, & le condamnez au supplice qu’il merite, si toutesfois il s’en peut trouver un qui puisse égaler son offence. Et afin qu’il ne die pas que je le rapporte trop aigrement, il veux bien que vous l’oyez de sa bouche mesme : Alors je respondis froidement, Voyez mon juge, combien mon affection surmonte la rigueur de Madame, elle requiert que vous me punissiez cruellement, & moy si j’ay failly, je vous fay pour son contentement la mesme requeste : mais si c’est elle qui a fait, non pas une faute (je ne croiray jamais qu’elle en puisse faire) mais quelque injure à mon amour, je ne requiers pas qu’elle soit punie : car si je luy voyois du mal, je mourrois de peine, mais qu’il luy soit ordonné de ne plus offencer ny d’effet, ny de pensée l’affection que je luy porte. Je veux bien, respondit Delie, estre vostre juge à ces conditions, faites moy donc entendre vostre differend : Apprenez-le, je vous supplie, luy dis-je, de sa propre bouche : car outre que je sçay qu’elle ne peut dire que la verité, encores est-il raisonnable, que vous sçachiez par elle, puis qu’elle m’accuse qu’elle est la faute dont elle demande que je sois puny. Il est vray, dit Delie, c’est à vous à parler la premiere. Je vous l’auray bien tost fait entendre, reprit-elle, car nous n’avons pas eu long discours, il m’a dit ces mesmes mots : Comment, Madame, ordonnez vous que je vive ? Je luy ay respondu, Je ne veux pas que ce soit comme vous avez fait par le passé : car à ceste heure que vous avez quelque preuve de ma bonne volonté, je ne le vous pardonnerois jamais. Il m’a respondu, C’est une trop dure ordonnance, & à laquelle je proteste de desobeyr, & lors que je luy reprochois cette desobeyssance, vous estes entrée & m’avez empeschée de sçavoir ce qu’il vouloit respondre : voila tout ce que nous avons dit. Lors Delie se tournant vers moy, Daphnide a-t’elle dit la verité ? Ouy, mon juge, luy respondis-je, & c’est de quoy je vous demande justice : car des injures de perfidie & de traistre, je n’en dis rien, parce que vous les avez ouyes, & outre cela, ce n’est qu’une suitte de la premiere offence : Mais, dit Delie, comment entendez-vous qu’elle vous ait offencé ; puis que selon ce que vous avoüez, c’est vous qui avez fait la premiere faute ? Car, Chevalier, respondez moy, ne vous dites vous pas Amant de cette belle Dame ? Ouy, luy respondis-je, & avec tant de verité, que quand je cesseray de l’aymer, je cesseray de vivre. Or, reprit Delie, Ne sçavez vous qu’une des principales loix d’Amour, c’est que l’Amant obeysse aux commandemens de la personne aymée ? Ouy, luy respondis-je, pourveu que ces commandemens ne soient point contraires à son affection, comme si elle commandoit de n’estre point aymée, elle ne devroit pas estre obeye. Vous avez raison, reprit Delie : car toute chose naturellement fuyt ce qui la destruit : mais comment pouvez vous vous excuser de n’avoir failly à ce precepte d’Amour en cette occasion où vous avez non seulement trouvé dure l’ordonnance qu’elle vous faisoit de l’aymer, mais de plus, avez protesté de luy desobeyr ? Mon Juge, luy respondis-je, je ne l’ay pas seulement protesté, mais le proteste encores, & avec une telle resolution que si j’avois à mourir & à remourir autant de fois que j’ay vescu de jours depuis l’heure de ma naissance, je l’eslirois plustost que de faire autrement. Voyez, dit alors Daphnide, toute en colere oyez comme il parle, & le punissez, s’il se peut, comme il merite. Mon Juge, interrompis-je alors en sousriant : Que ma belle maistresse me commande d’entrer pour son service dans des bataillons armez, qu’elle m’ordonne de me jetter dans un feu ; voire, s’il luy plaist tout à cette heure, que je me mette ce poignard dans l’estomach, je le feray devant ses yeux pour luy obeyr, & pour luy rendre tesmoignage du pouvoir qu’elle a sur moy, & si elle ne croit mes paroles, qu’elle en tire telle preuve qu’elle voudra : car je suis tres-asseuré qu’elle ne me commandera jamais rien de si hazardeux, que mon amour ne me donne assez de force & de courage pour l’executer incontiment : Mais ne vous souvenez vous point que quand sous l’habit & sous la faveur de Diane, vous me reçeutes à la preuve de cette adventure ? je vous promis d’en observer les coustumes, pourveu qu’elles ne m’ordonnassent rien qui fust contraire à mon Amour. Je m’en souviens, respondit Delie ; Vous ne devez donc point, repris-je, ô mon Juge ! trouver mauvais que j’aye fait ceste mesme protestation à ma maistresse : puis que si j’eusse fait autrement, j’eusse esté traistre & perfide envers elle & envers Amour. Je luy demande, comment il luy plaist que je vive : Je ne veux pas, me dit-elle, que ce soit comme vous avez fait par le passé. Mais si par le passé je l’ay aymée autant qu’un cœur peut aymer, en m’ordonnant que je ne fasse pas comme j’ay fait, n’est-ce pas me commander que je ne l’ayme plus ? Et ne serois-je pas desloyal & perfide, si j’obeyssois à une telle ordonnance ? Non, non, Madame, continuay-je m’adressant à Daphnide, si vous ne sçavez point quels sont vos yeux, sous pretexte que vous ne les voyez que dans un miroir, ne pensez pas que nous qui les voyons en eux mesmes, n’en ressentions les blesseures jusques en l’ame, & ne recognoissions que veritablement ceux qui en ont esté blessez n’en peuvent jamais guerir. Je vous ay aymée enfant, j’ay continué homme, & je vous aymeray dans le cercueil en despit de la froideur de la mort, rien ne m’esloignera jamais de cette resolution, & cette pensée sera tousjours dans mon cœur tant que je vivray, & parmy mes cendres apres mon trespas. Delie alors en sousriant, Je voy bien, dit-elle qu’Amour, est un enfant, & que peu de chose le fait pleurer. J’ordonne pour accorder vostre different, que Alcidon pour chastiment de la faute qu’il a faite d’oser respondre à Daphnide si absolument qu’il luy desobeyroit, encores qu’il en eut raison, que sans delay il baisera la main de sa maistresse, & que Daphnide pour la punir de ce qu’elle luy avoit commandé une chose qu’elle n’eust pas voulu avoir effect, si elle l’eust bien entenduë, baisera Alcidon pour tesmoignage de son repentir. Ce jugement fut de mon costé executé avec beaucoup de contentement, & tout le reste du soir nous nous entretismes de si agreables discours, que quand j’oyois un horeloge qui estoit sur la table, il me sembloit qu’il sonnoit les quarts d’heure, & non pas les heures entieres.

Je n’aurois jamais fait, si je voulois raconter tous les discours qui furent entre nous, & de peur d’estre trop long, je diray seulement, qu’en fin estant pressé de partir, apres avoir reculé mon départ tant qu’il m’estoit possible : Je repris la main de ma belle Maistresse, & mettant un genoüil sur un carreau ; je luy dis, En fin, Madame, me voicy à la fin de mon bon-heur, Delie & le temps me pressent de partir : Je voy bien que l’un ny l’autre ne ressent point ma passion, mais vous en estes la cause, serez vous aussi insensible comme eux ? Alcidon, me respondit-elle, ne vous pleignez point de moy, & vous souvenez, que si je ne vous aymois, je n’eusse pas eu la resolution de vous voir icy, puis que s’il n’y alloit que de ma vie, ce seroit peu de chose, mais y mettant la vostre aussi, & mon honneur, vous devez croire que la passion qui m’a bousché les yeux à toutes ces choses doit estre tres-grande. Madame, luy dis-je, C’est ce qui me fait estonner, qu’ayant desja fait tant pour moy, vous fassiez à ceste heure si peu : Alors sa sœur s’estoit un peu esloignée, & faisoit quelque chose par la chambre, Daphnide, me respondit : Souvenez vous, Chevalier, que ceste aventure de laquelle Delie vous a donné l’entrée, ne se doit point achever par importunité de demandes, mais par perseverance, & longueur de temps. A ce mot elle me serra la main que je luy baisay, avec un grand souspir : Tout ce que je puis faire donc, c’est, luy dis-je, de supplier le grand Saturne, qui conduit les heures, le temps, & les saisons, de les faire passer si viste, que le poinct de mon bonheur puisse arriver avant mon trespas, si pour le moins il doit avenir quelquefois, autrement qu’il fasse si tost passer celuy de ma vie, que l’ennuy & la peine n’ayent pas le loisir de me donner la mort. Vivez content, me dit-elle, Chevalier, & souvenez vous que je vous ayme : Ce furent les dernieres paroles qu’elle me dist pour lors, parce que par mal-heur, l’Horologe sonna mi-nuict, qui estoit l’heure que je devois partir : & Delie, de peur que celuy qui m’attendoit à la porte du jardin ne fut apperceu, ne voulut me permettre de demeurer un moment davantage, outre que j’estois si affligé de m’en aller, que presque je ne sçeus luy dire Adieu ; pour le moins je n’ay point de memoire de ce que je luy dis. Je partis donc de ceste sorte si confus, que j’estois au milieu du jardin, avant que je disse, ny respondisse un mot à Delie, dequoy se mettant à moitié en colere : Et quoy, Chevalier, me dit-elle, en me tirant par le bras, avez vous laissé la langue avec le cœur au lieu d’où vous venez ? Je ne sçay, luy dis-je, belle Delie, ce que j’y ay laissé, ny ce que j’en ay rapporté, mais bien que ceste aventure où je me suis esprouvé donne les plus grandes esperances, & les moindres effects qu’on puisse imaginer. Et quoy, me dit Delie, ingrat Chevalier, que vous estes, vous estiez vous imaginé de devoir obtenir d’avantage de ma sœur ? Beaucoup moins, luy dis-je, quand je regardois mon merite, mais beaucoup plus aussi quand je considerois mon affection. Si vous aviez, respondit-elle, un jugement bien sain, vous eussiez fait peut-estre une proposition en vous mesme toute contraire, car vostre merite devoit obtenir beaucoup, estant Alcidon tant estimé de tous ceux qui le cognoissent, qu’il n’y a rien à quoy son merite ne se puisse justement faire attaindre : mais vostre amour ne devoit pretendre à chose quelconque pour encores, estant si jeune, que je ne sçay comment on luy puisse si tost donner le nom seulement d’Amour, pour le moins on ne le devroit pas faire, s’il est vray qu’on ne donne point le nom d’homme à un enfant qui est encor au berceau. Comment, respondis-je, belle sœur de ma Maistresse, vous estimez mon amour jeune, qui est en moy presque aussi tost que la cognoissance du bien & du mal, & vous le croyez petit, encore qu’il surpasse en grandeur les plus grands Geans qui furent jamais enfantez de la terre ? Je l’estime jeune, me dit-elle froidement, parce qu’il n’est nay que depuis le jour, avant que vous ayez commencé d’entrer en ceste avanture : Et je l’estime petit au prix de ce qu’il sera, & que raisonnablement il doit estre. Mais, me dit-elle en me serrant la main, laissons ce discours, & dites moy, quand avez vous opinion de nous revoir, & quelle resolution en avez vous prise avec ma sœur ? Vous avez oüy, luy respondis-je, tous nos discours, & je suis tant outré de desplaisir de me separer d’elle, que je n’ay plus de memoire de chose quelconque. Puis que cela est, dit-elle en sousriant, vostre Maistresse a bien fait de ne vous point favoriser d’avantage, car aussi bien ce desplaisir que vous dites vous l’eust fait oublier : Ne croyez pas cela, repliquay-je soudain, car tout ainsi que je n’ay pas oublié que je n’ay point receu les contentemens esperez, de mesme jamais je n’eusse perdu le souvenir des faveurs tant desirées : Ne vous figurez point ce que vous dites, respondit-elle, car la memoire que vous avez de ce que l’on a fait pour vous, c’est parce qu’on se souvient tousjours beaucoup mieux du mal que du bien receu, & que l’amertume demeure plus long-temps en la bouche que la douceur. Mais puis que vous n’avez point resolu autre chose avec ma sœur, je vous conseille de vous resoudre en vous mesme de la revoir le plustost, & le plus souvent que vous pourrez : car souvenez vous qu’il n’y a rien que les yeux qui fassent naistre l’amour, ny rien qui le fasse croistre d’avantage que de s’entre-voir souvent. Voyez vous Alcidon, je vous veux tesmoigner que je vous ayme, & puis que vous avez entrepris ceste avanture, & que ç’a esté moy qui vous en ay ouvert la porte, je vous donneray des advis tels, que si vous les suivez, sans doute vous en viendrez a bout. J’ay un peu plus d’aage que ma sœur, cela est cause que j’ay un peu plus d’experience qu’elle, & peut estre que vous aussi, mais n’abusez pas des enseignemens que je vous donneray, si vous ne voulez vous en repentir. Ma sœur vous ayme, elle me l’a dit, & veritablement je le croy, & vous le pouvez bien juger, par le hazard où elle s’est mise pour vous voir, mais elle est fort jeune, & par ainsi naturellement subjette aux imperfections de la jeunesse. La jeunesse est prompte à recevoir toutes sortes d’impressions, mais aussi prompte à les perdre, & cela d’autant que l’humidité de leur memoire est comme de la cire bien molle, où l’on imprime aysément tout ce qu’on veut, mais qui encor plus aisément perd ces figures imprimées & mesme pour peu qu’on y en presente de nouvelles. Il faut donc pour eviter ce danger, & si VER vous voulez tousjours estre aymé, & bien aymé, que par vostre presence, vous renouvelliez souvent ces premieres images, & ne le pouvant par la presence, autant qu’il seroit necessaire, vous le fassiez par lettres & messages, car lors que ces entre-veuës inesperées adviennent, ou ces messages non attendus, ils font un beaucoup plus grand effect, parce qu’en Amour, les biens & les contentemens esperez semblent estre deus, & que ce soit une injure s’ils sont ou retardez ou refusez, au lieu que les autres qui viennent avant l’esperance, font en l’ame de qui les reçoit, comme les coups qui n’ont point esté preveus, c’est à dire, des effets beaucoup plus grands. Si je pouvois, luy dis-je, belle Delie, me desobliger au peril de ma vie, des faveurs que je reçois de vous, je m’estimerois infiniment redevable à la fortune, mais n’osant esperer tant de bon-heur, je vous supplieray seulement de croire, que pour tesmoignage de l’estime que je faits de vostre jugement & de vos bons advis, je les observeray religieusement, & conserveray la memoire des obligations que je vous ay, jusques à la fin de ma vie, & pour me desgager en quelque sorte de ce que je vous doy, n’ayant point de cœur pour le pouvoir faire dignement, je m’oblige à vous en remettre un entre les mains, que vous estimerez beaucoup plus que celuy qui souloit estre a moy, & qui est maintenant à Daphnide. Alcidon, me dit-elle, en sousriant, je voy bien par vos discours, qu’il est vray que toute chose retourne à son commencement, puis que quand vous entrastes en ce jardin, vous me tinstes les mesmes propos de la perte de vostre cœur, que vous faites maintenant que vous en sortez. Je prie Dieu que celle qui l’a, le possede long temps, & cependant je verray quels seront les effects de vos promesses, tant en l’observation de mes advis, qu’en la remise de ce cœur que vous me promettez.

A ce mot, estans arrivez à la porte du jardin, je pris congé d’elle, & ayant trouvé celuy qui m’attendoit pour me guider, nous nous mismes au petit pas, pour retrouver nos rochers : mais comme si le ciel eust voulu plaindre nostre separation, tout à coup il se troubla, & couvrit de tant de nuës, que non seulement nous perdismes la clairté de la Lune, mais fusmes de sorte moüillez de la pluye, que nous fusmes contraincts de nous retirer sous un arbre, attendant que ceste grande furie fut passée. Celuy qui me conduisoit perdit de sorte la cognoissance du chemin, que quand nous voulusmes aller où estoient ceux qui m’attendoient, il s’esgara, & me mena jusques à la source de la fontaine, qui donne & le nom & le commencement à la riviere de Sorgues. Ceste fontaine est toute entournée de si grands rochers, à l’extremité de ceste valée, qu’elle semble estre enclose par eux, comme si c’estoient de hautes murailles, sinon du costé d’où nous venions. Quand ceste source est en son repos, elle semble un grand puits, qui laisse escouler ses eaux pour estre trop remply. Mais, me disoit celuy qui me servoit de guide, quelquefois ceste fontaine est la plus espouvantable qu’il se puisse dire, car voyez vous la hauteur de ce rocher qui est à main gauche, je vous asseure que bien souvent elle fait sauter ses eaux jusques là, & que ses boüillons s’eslevent avec une telle furie, & avec un si grand bruit, qu’il n’y a tempeste de mer qui l’egale : Et n’en sçait-on point la cause ? luy dis-je, Non, me respondit-il, car quelquefois elle entre en ceste furie, lors que le temps est le plus beau, & d’effect vous voyez qu’à ceste heure qu’il pleut, elle est aussi calme que les autres sources : Il faut, repliquay-je, que cela vienne de quelques vents enfermez qui font cest effort pour sortir.

Cependant que nous parlions ainsi, la pluye se renforça, & parce que je rencontray la concavité d’un rocher, sous lequel on pouvoit estre à couvert, je luy dis, que j’estois d’avis qu’il allast chercher ceux qui m’attendoient : car je ne pouvois plus aller à pied, & que cependant que je me reposerois, la plus pluye peut-estre passeroit, & qu’apres la Lune venant à esclairer, elle nous ayderoit à trouver le chemin.

Or, mon pere, je vous raconte cecy, non pas pour servir à nostre discours, mais seulement pour vous dire une avanture estrange, & que peut estre jugerez-vous telle quand vous l’aurez oüye. Lors que celuy qui me guidoit fut party pour faire ce que je luy avois commandé, & que je me vis seul sous ce rocher sauvage, Amour qui eut pitié de moy ne voulut pas que longuement je fusse sans luy, aussi n’y avoit-il pas apparence que depuis si peu de temps j’eusse quitté le lieu où il estoit en sa gloire, & que je n’en eusse point de souvenir. Je fus donc incontinent accompagné des douces pensées de Daphnide, & apres les avoir quelque temps entretenuës, en fin je me mis à chanter tels vers, considerant combien l’absence estoit ennemie de l’Amour.


SONNET.


Quand on y songe bien, que l’Amour est penible,

Que d’une grande peine en tire peu de fruict :

Et qu’aux effects d’Amour, celuy n’est guere instruict,

Qui pense qu’un bonheur y puisse estre paisible.

Dés le commencement un desir invincible
Ne nous laisse en repos ny le jour ny la nuict :

Incontinent l’espoir qui pas à pas le suit,

Apres un long travail se trouve estre impossible :

Toutesfois cét espoir, pour un plus grand tourment

N’abandonne jamais, ny n’esloigne l’Amant,

Qui s’ayde à se tromper, & qui s’y fortifie.

Que si par un hazard ce bien nous attaignons,

Par une absence, helas ! soudain nous l’esloignons :

Or ayme pauvre Amant, & sur l’Amour te fie.


A peine avois-je finy ces dernieres paroles, qu’il me sembla que le temps s’estoit esclaircy, & que la Lune ayant persé les nuages plus espais, esclairast plus belle que je ne l’avois jamais veuë : cela me fit sortir de dessous cette concavité du rocher où je m’estois mis pour éviter la pluye, & cependant que je regardois du costé d’où je pensois que ceux qui m’accompagnoient deussent venir : J’oüys la source de la fontaine qui sembloit de boüillonner, je m’encourus incontinent sur le bord, pensant qu’elle s’esleveroit ainsi que j’avois oüy dire, & voulant voir ceste merveille, je me tins quelque temps un peu reculé du bord. Je vis, dis-je, l’eau s’eslever par dessus ses bords : comme si ce n’eust esté qu’un seul boüillon, & estant venuë à la hauteur de trois ou quatre pieds, elle se creua tout à coup, & à mesme temps s’apparut un vieillard de la ceinture en haut, avec les cheveux longs, & la barbe jusques à l’estomach, qui tous moüillez sembloient autant de sources, qui toutes s’assembloient avec celle qui sortoit d’une grande urne qu’il tenoit sous le bras gauche. Ce vieillard estoit couronné d’Algue & de joncs, & pour sceptre tenoit en la main droicte un grand rozeau. Cependant que je demeurois estonné de ceste veuë, je vis que tout à l’entour de luy, l’onde commençoit de se souslever en divers boüillons, & qu’estant presque à sa mesme hauteur, soudain qu’il les eust touchez, ils se creuerent comme avoit faict le premier, & en mesme temps se virent autant de Nayades au tour de luy qu’il y avoit eu de bouïllons en la fontaine, toutes, comme luy portant honneur s’inclinerent devant luy, & sans que je les peusse entendre, deviserent ensemble quelque temps : & puis s’estant relevé par dessus elles comme en un trosne que l’eau mesme luy faisoit, elles vindrent comme pour hommage luy baiser le genoüil & luy faire un present. L’une luy presentoit un siege couvert de mousse & de limon : L’autre une guirlande de joncs & de rozeaux : une autre, une ceinture d’Algue : une autre, un panier de chastagnes cornuës, l’une luy offroit un bouquet de fleurs de joncs, l’autre un filé plein de divers poissons ; bref il n’y eut une seule qui pour luy donner quelque preuve de sa bonne volonté ne luy presentast ce qu’elle avoit peu recouvrer le long de ces bords. Apres qu’il eut receu tous ces presents, & que pour tesmoigner combien il les avoit agreables, il les eust remerciées par divers signes ; J’oüys que d’une voix haute & un peu aigre, il dit :

Divines Nayades à qui les destinées ont ordonné de vivre dans mes eaux, & qui vous pleignez d’estre confinées dans ma petite source, au lieu que vous voyez vos sœurs nager à bras estendus dans le large sein du Rosne & de la Durance : Cessez vos plaintes, & avec moy vous réjoüyssez de l’avantageuse eslection qu’elles ont faite pour nous : puis qu’encores que l’estenduë de nostre domination ne soit pas égale en grandeur aux autres, elle les surpasse aussi en tant d’autres privileges, que nous n’avons point d’occasion d’envier aucun de nos voisins : Car nostre vie est douce & reposée, nul ne vient interrompre nostre sommeil, ny nos agreables passe-temps, nos rives ne sont jamais ensanglantées d’homicides, jamais nos eaux ne sont troublées par les cheutes ny precipices des sales torrents : Et jamais nous ne les voyons empunaisies par la puante poix dont reluisent les vaisseaux. Mais ce qui nous doit le plus contenter, voire ce qui nous doit rendre glorieux par dessus tous les plus grands fleuves de l’Europe ; c’est, ô mes divines sœurs, l’infaillible promesse se que nous avons du Destin, & que depuis peu encores il m’a reconfirmée avec ces paroles : Heureux Demon de Sorgues, escoute, me dit-il, ce que je te promets, vingt & neuf siecles Gaulois ne seront point plustost escoulez, que sur tes rives viendra le Cigne Florentin, qui sous l’ombre d’un laurier chantera si doucement, que ravissant les hommes & les Dieux, il rendra à jamais ton nom celebre par tout le monde, & te fera surpasser en honneur tous les fleuves, qui comme toy se desgorgent dans la Mer.

Il vouloit continuer, lors qu’oyant quelque bruit & comme je croy, appercevant venir ceux qui me cherchoient, je fus tout estonné que luy & toute la trouppe frappant des mains tout à coup dans l’eau, ils la firent rejallir si haut que je les perdis de veuë, & je demeuray comme endormy, ainsi que me dirent ceux qui me trouverent, non pas si prés de la fontaine que je pensois estre, mais au mesme lieu où m’avoit laissé celuy qui les estoit allé querir.

Voila, dit Adamas, veritablement une merveilleuse vision, que je penserois quant à moy estre un songe, mais non pas de ceux qui viennent ordinairement, car celuy cy sans doute signifie que quelque grand & remarquable personnage habitera ces solitaires rochers, & rendra ces rives glorieuses par la grande renommée qu’il acquerra, qui se doit juger devoir estre tres-grande, puis que les promesses en sont faites par les destinées, avec des paroles si avantageuses. Je ne sçay, respondit Alcidon, si ce fut songe : mais il est bien certain qu’il me sembloit de veiller. Et puis il continua de ceste sorte :

Je montay à cheval, & pour abreger, je ne m’arresteray point à vous deduire les particularitez de mon retour, tant y a qu’apres plusieurs & diverses fortunes, j’arrivay où j’avois laissé le Roy Euric, qui me receut avec beaucoup de carresses, & parce qu’outre l’honneur qu’il me faisoit de m’aymer, encor se plaisoit-il infiniment de sçavoir les bonnes ou mauvaises fortunes qu’on avoit en Amour, me prenant par la main, il me conduisit dans une chambre retirée, où ne pouvant estre oüy de personne. Et bien, me dit-il, soldat d’Amour, vostre entreprise a-t’elle esté heureuse ou malheureuse ? Seigneur, luy dis-je, quand il vous plaira que je vous en fasse le recit, vous en pourrez mieux juger que moy : Je veux, me dit-il, que ce soit à ceste heure mesme, car je meurs d’envie de sçavoir si vous estes aussi heureux en Amour que je l’ay esté en guerre. Alors pour luy obeyr je luy racontay tout ce que je viens de vous dire mais je me repentis bien depuis de luy avoir parlé si avantageusement, & de la beauté & de l’esprit de Daphnide : car je m’apperceus qu’il eut un grand contentement de sçavoir que je n’avois eu que des paroles & des baisers, & lors que je voulus remedier à la faute que j’avois faite, il ne fut plus temps. Toutefois pour luy donner le change, je me mis à parler tant à l’avantage de Delie, que je creus au commencement de l’y pouvoir embarquer : Et le Roy qui estoit si fin pour me mettre en soupçon, en fit si bien le semblant que peut estre tout autre y eust esté trompé aussi bien que moy. O que c’est une grande imprudence à un Amant, de donner cognoissance de son affection à son maistre, car il esveille en luy quelquefois des pensées qu’il n’eust jamais euës, & qui en fin par l’esperance le rendent sinon possesseur de son bien, pour le moins pretendant & recherchant une mesme chose. Et Dieu sçait quelle est la force de l’ambition sur l’esprit des femmes, & mesmes des femmes qui ont une ame genereuse. Cependant que nous parlions de ceste affaire, on vint avertir le Roy que ceux de la ville d’Arles avoient resolu de se remettre entre ses mains, aux conditions qu’il leur avoit fait proposer : à sçavoir, de la conservation de leurs franchises, & privileges, sans laquelle ils n’eussent jamais consenty à le recognoistre, tant les peuples & habitans de ceste ville sont courageux & hardis. C’est, me dit alors le Roy, me tirant un peu à part, pourquoy je vous ay demandé si vous aviez esté aussi heureux en amour que moy en guerre : car cette ville est le chef de cette Province, & se donnant à moy comme elle fait, il faut croire que toutes les autres en feront bien tost de mesme à son exemple. Seigneur, luy respondis-je, c’est un fort bon presage pour moy, & si je viens à bout de mon dessein, je ne voudrois pas avoir changé ma prise à la vostre. Le Roy m’embrassa en sousriant : Et puis me dit tout haut, Nous sçaurons une autrefois le reste de vos nouvelles, cependant je vay mettre ordre à contenter ceux de cette ville, pour convier les autres à faire comme elle. C’est, luy dis-je, Seigneur, le meilleur conseil que vous puissiez suivre : car un grand Roy, comme vous estes, doit s’efforcer de se sousmettre les peuples plus par la douceur que par la force.

Cependant que le Roy travailloit de son costé, j’en faisois de mesme du mien : car en mesme temps, je dépeschay Alizan qui estoit le nom de celuy que Daphnide m’avoit donné pour me guider, & parce qu’elle se fioit grandement en luy, & que desja sa fidelité & son affection m’estoient cogneus, je le priay de faire en sorte que je peusse par sa prudence revoir encore cette belle Dame, que je n’oublirois jamais l’obligation que je luy avois, de laquelle je m’acquitterois en toutes les sortes qu’il voudroit. Il part avec un mot de lettre, & me promit de veiller à mon contentement, & qu’il ne laisseroit perdre une seule occasion sans m’en donner advis, & sans me tesmoigner le desir qu’il avoit de me faire service.

Il me laisse de ceste sorte, mais avec tant d’amour que je n’avois autre pensée que celle de Daphnide. J’espreuvay bien alors que les Amans ne mesurent pas le temps comme les autres hommes selon le cours des moments & des heures : mais selon l’impatience de la passion qui les possede : car les jours me sembloient des Lunes, tant je les trouvois longs, n’ayant point de nouvelle de cette belle Dame en ce temps-là, mon plus doux entretien quand je me pouvois distraire des hommes, c’estoit ma pensée qui continuellement me representoit tout ce qui s’estoit passé en ce voyage : mais parce que c’estoit d’autant plus augmenter mes desirs, je me souviens qu’un jour je souspiray tels vers sur ce subject :


STANCES.

I.

He pourquoy ma memoire,

Maintenant de ma gloire

Te veux-tu souvenir :

Puis que par mon absence

J’ay perdu l’esperance

D’y pouvoir revenir ?

II.

Dis-tu pas que Madame

Conserve dans son ame

L’espoir de mon retour :

Et qu’il faut que de mesme

J’espere, si je l’ayme,

De la revoir un jour ?

III.

Que comme la pensée

D’une peine passée

Plaist quand elle revient,

Une gloire obtenuë

De mesme continuë,

Quand on s’en ressouvient.

IIII.

Tay-toy, tay-toy flateuse,

En ma fortune heureuse

Autrefois je me pleus :

Mais ores l’ayant euë,

Le souvenir me tue

Du bien que je n’ay plus.

V.

Et que l’espoir encore

De voir ce que j’adore

M’aporte guerison :

C’est une flatterie

Pleine de tromperie :

Mais vuide de raison.

VI.

Parce que l’esperance

Sert de peu d’allegeance
Contre le mal cuisant,

D’une ame outrecuidée,

Son bien n’est qu’en Idée,

Et son mal est present.

VII.

Cesse donc, ô memoire,
De r’appeller la gloire

Que je regrette icy,

Tu reblesse mes playes,

Alors que tu t’essayes

De les guerir ainsi.

Le grand Euric n’ayant plus rien à faire autour de cette ville, qui apres un si long siege s’estoit renduë à luy, voulut pour quelques jours laisser rafraichir son armée qui avoit esté grandement travaillée en cette occasion, & la separant en divers lieux, ne retint pres de sa personne que ce qui estoit necessaire pour sa seureté ; & parce que c’estoit sa coustume que quand il faisoit treve avec Mars, il recommençoit la guerre avec l’Amour, & avec la chasse, il s’adonna à tous les deux incontinent qu’il en eut le loisir, n’y ayant rien que son courage genereux hayt d’avantage que l’oisiveté, aussi souloit-il dire, que de vivre sans rien faire, c’estoit s’enterrer avant que d’estre mort. La charge que j’avois m’appelloit ordinairement aupres de sa personne, mais l’affection que je luy portois m’y retenoit encores d’avantage, c’est pourquoy j’estois tousjours à ses costez. Il est vray que cette nouvelle amour ou plustost ce renouvellement de mon ancienne affection envers Daphnide, me rendoit tellement pensif, qu’à peine pouvois-je parler à personne, dequoy le Roy s’apercevant un jour qu’il estoit à la chasse, fust qu’il voulut se mocquer de ma passion, ou que desja il se pleust d’ouyr parler de celle qui me lioit & la langue & le cœur ; il m’appella, & en sousriant me dit, C’est trop mespriser les personnes presentes pour les absentes, que de demeurer continuellement sans parler pour ne point interrompre vos pensées. Seigneur, luy dis-je, la necessité doit servir d’excuse à qui luy obeït : A ce que je vois Alcidon, luy repliqua-t’il, il n’y a que moy qui aye perdu en cette avanture. Et comment cela, Seigneur ? luy dis-je : Parce continua-t’il, que Daphnide, d’un demy serviteur qu’elle avoit en vous : car c’est ainsi que l’on pouvoit parler de vostre affection envers elle, elle en a gaigné un tout entier : Et vous au lieu que vous n’aviez qu’un maistre, vous avez à cette heure & un maistre & une Maistresse : Mais moy j’y ay perdu, car au lieu que tout seul je vous possedois, maintenant j’ay un compagnon qui y a part, & Dieu vueille encores que ce ne soit la plus grande. Si je pensois, repris-je incontinent, que cette affection me peut divertir en quelque sorte du service que je vous dois : c’est sans doute, Seigneur, qu’au lieu de l’amour, j’eslirois plustost la mort, me jugeant trop indigne de vivre, si jusques à mon dernier souspir je ne continuois en ce dessein. Mais si sans manquer à vostre service, je puis parvenir au bon-heur qu’Amour me promet, & que mon cœur avec tant de passion souhaitte, je ne pense pas qu’il y ait de la perte pour vous, puis qu’un bon maistre desire tousjours de voir que ceux qui sont à luy ayent du contentement. J’avoüe, me dit-il en riant, que cette affection, pourveu qu’elle ne vous fasse point plus de mal, ne m’en faict point aussi : mais je crains fort, que comme une maladie ne peut pas demeurer longuement sans augmenter ou diminuer, si la vostre ne diminüe bien tost, elle ne s’augmente de sorte que nous ne vous perdions. Et pource il faudroit, ou vous en divertir, ou y mettre quelque remede. Seigneur, luy dis-je, le soing qu’il vous plaist avoir de moy me garentit de toute sorte de peril : mais de guerir ou diminuer mon affection, c’est entreprendre une chose impossible, & à laquelle je ne consentiray jamais. Voila, me dit le Roy, une forte & grande passion. Seigneur, respondis-je, si vous en voyez le subject, je m’asseure que vous diriez qu’elle est encores trop petite pour l’égaler. Mais, adjousta-t’il, est-il croyable qu’elle soit aussi belle que vous la dites ? Seigneur, luy respondis-je, si je ne craignois d’estre moy-mesme la cause de ma ruyne, je vous en dirois, & avec verité, encore d’avantage : mais j’ay grande peur que je n’aiguise par ce moyen le fer qui m’ostera la vie : Et comment l’entendez vous ? me dit-il. Et parce que je ne respondois point : Parlez Alcidon, continua-t’il, dites moy librement quelle est vostre crainte ? & me l’estant faict commander deux ou trois fois, en fin je continuay. J’ay peur, & non point Seigneur, sans raison, que Daphnide estant si belle ne gaigne autant sur vostre ame que sur la mienne, que si ce mal-heur m’arrivoit, il est bien certain que la mort seroit mon recours, mais une mort si desesperée que mes plus grands ennemis en auroient pitié. J’ay cogneu, me dit-il alors, il y a quelques jours, par les propos que vous m’avez tenus, que vous estiez en cette doute, & j’ay voulu parler à vous expressement pour vous en oster. Je ne voudrois pas faire ce tort à qui que ce fut des miens, sçachant assez combien l’on peut ressentir une telle injure, à plus forte raison, à vous à qui j’ay donné assez de tesmoignage d’une particuliere bien-vueillance. Vivez contant & asseuré de ce costé-là : car je vous jure par la coronne que je porte, qu’il n’y a beauté humaine qui me puisse porter à une telle faute. Seigneur, luy dis-je, si je pouvois, je me jetterois à vos genoux pour vous remercier de cette grace, que je n’estime pas moins qu’une nouvelle vie, vous pouvant jurer avec verité, que la peine où j’en estois m’eust mis dans le cercueil, si elle eust continué.

Nos discours n’eussent pas si tost cessé, si la chasse venant vers nous, ne nous y eust contraints : quant à moy je demeuray le plus contant homme du monde, m’asseurant en la parole qu’il m’avoit donnée, & cela fut cause que depuis toutes les fois qu’il m’en parloit, je luy en disois franchement tout ce que ma passion m’en faisoit juger. Quelques jours s’escoulerent de cette sorte sans que j’eusse nouvelle d’Alizian, qui ne m’estoit pas une petite peine, mais en mesme temps les affaires du Roy le convierent (pour recevoir quelque place qui se vouloit mettre en ses mains) de s’acheminer avec partie de son armée du costé où Daphnide demeuroit. Ayant sçeu cette resolution par le Roy, je luy dis, transporté de joye, A ce coup Seigneur, je recevray la faveur que vous me voulustes faire quand j’allay voir ma Maistresse : car vous passerez à la porte de sa maison. Je m’en réjoüys, me respondit-il : car nous verrons si elle est si belle que vous nous la figurez, & si je parle à elle je recognoistray bien tost si vous en devez esperer quelque chose.

Voila donc le Roy en chemin, & pour ne particulariser ce qui ne touche point au discours que j’ay à vous faire, je laisseray, sage Adamas, à ceux qui escriront ses faits, ample subject des plus belles histoires, de raconter les exploicts de guerre qu’il fit en ce voyage, & diray seulement, qu’estant à un lieu de la maison de Daphnide, le Roy me dit qu’il vouloit la voir, & que par honneur il n’ozeroit passer si prés d’elle & de sa mere, sans ceste demonstration de bien-vueillance envers le pere, qui l’avoit servy & le servoit encores si dignement. Je luy respondis, J’ay grand peur, Seigneur, qu’à ceste fois l’Amour ne se mesle avec l’honneur. Vous voicy, me dit-il, en sousriant, en vostre premiere folie : Ne croyez vous pas ce que je vous ay juré, avant vous l’avoir promis, si je l’eusse fait ç’eust esté tromperie, mais à ceste heure ce seroit perfidie : perdez ceste opinion si vous ne me voulez offencer, & au contraire soyez certain que je vous y rendray tous les bons offices que vous pouvez attendre du meilleur de vos amis.

Je depeschay incontinent vers Daphnide, pour l’avertir de la venuë du Roy, & quand nous fusmes à la veuë de la maison, je me voulus mettre devant, mais il me commanda de demeurer prés de luy : Parce, me dit-il à l’oreille, en sousriant, que je sçay bien que ma venüe sera plus agreable si je vous y mene, que si j’y allois tout seul : J’estime, luy dis-je, que ceste Dame a trop de jugement pour ne recognoistre, comme elle doit, l’honneur que vous luy faites : mais prenez garde Seigneur, que vous n’alliez en lieu où vous ne perdiez le nom d’Invincible, que vous vous estes aquis jusques icy : car je vous asseure que ce lieu se peut appeller la maison des Graces : Daphnide estant accompagnée de deux sœurs qui ne cedent point à autre qu’à elle, & si je n’eusse esté desja engagé, il y en a une qui s’appelle Delie, qui sans doute m’eust acquis entierement : N’est-ce pas, me respondit le Roy, celle de qui vous m’avez parlé ? C’est, luy dis-je, Seigneur, celle-là mesme, qui est bien la plus accomplie Dame que je vis jamais, si, comme je luy ay dit, elle n’avoit point de sœur : C’est à elle, repliqua le Roy, en sousriant, à qui il faut que je m’adresse. Et à ce mot, nous arrivasmes si prés du chasteau, que les Dames estans sur le pont, le Roy mist pied à terre pour les salüer, & puis prenant la bonne mere par la main entra dans la salle, où il l’entretint quelque temps, luy demandant des nouvelles de sa santé, & de celle de son mary, & si elle n’avoit point de peur de la guerre. Cependant je parlois à la belle Daphnide, qui encore que tousjours elle se doit appeller belle, ce jour la toutefois il se peut dire qu’elle se surpassoit soy-mesme, ayant adjousté à sa beauté naturelle tant de grace par l’ageancement de son habit & de sa coiffure, que je ne vis jamais rien qui meritast tant d’estre aymé. Delie estoit aupres d’elle, & parce que ravy en la contemplation de ce que mes yeux regardoient, je demeuray quelque temps avant que de parler. Vous vous en allastes, me dit-elle assez bas, sans cœur, & à ce que je vois vous revenez sans langue, si vous en perdez autant à chaque voyage, pour peu que vous en fassiez, celle à qui vous estes ne sera guere bien servie de vous. Vous pensez vous moquer, luy dis-je, belle Delie, mais il est bien certain, que si celle qui vous empesche d’estre la plus belle du monde continuë, je ne sçay ce que je deviendray. Et de qui parlez vous ? dit Daphnide, De vous Madame, luy respondis-je, qui vous plaisez à faire mourir tout le monde d’Amour, adjoustant tant de beauté à celle que la nature vous a donnée, qu’il ne faut point que personne espere de vous voir sans donner sa liberté pour rançon ; Je veux croire, respondit-elle, pour favoriser Alcidon, que cela seroit si chacun me voyoit avec les yeux d’Alcidon. Mais laissons ce discours, & nous dites quel est vostre chemin. Je sçay bien, luy dis-je, que celuy qui m’a conduit icy est celuy de ma felicité, & que quand je partiray, ce sera celuy de mon enfer. Vous estes gracieux, respondit Daphnide en sousriant, je vous demande où va le Roy, & où s’adresse vostre armée. Je voulois luy respondre, mais le Roy qui m’appella me contraignit de m’en aller vers luy : Alcidon, me dit-il, venez moy servir de tesmoing : N’est-il pas vray que la forte & puissante ville d’Arles s’est remise en nos mains ? Il est certain, Seigneur, luy respondis-je, & que bien tost si vous voulez continuer d’exercer vos armes, il faudra chercher d’autres Royaumes, & enfin d’autres mondes, tant elles sont heureuses à vaincre & à surmonter : On ne me veut pas croire, reprit le Roy, c’est pourquoy je vous prie de raconter à cette Dame incredule de quelle sorte non seulement Arles, mais presque toute cette Province qui se disoit des Romains, est maintenant à nous. Ce n’est pas Seigneur, respondit la bonne vieille, que je ne croye tout ce que vous me dites, mais c’est que veritablement nous avons jusques icy tenu cette ville imprenable. Non, non, repliqua le Roy, je veux qu’il le vous fasse entendre par le menu, afin qu’une autrefois vous ne doutiez point de ce que je vous diray ; & à ce mot me donnant le change, il me mit en sa place, & il prist la mienne : Je le recognus bien, mais parce qu’il avoit accoustumé de faire ainsi bien souvent, je ne m’en estonnay point, ny pour lors n’entray point en soupçon, au contraire je fus bien ayse de le voir prez de Daphnide, parce que Delie s’estant voulu reculer, il la retint, & parla quelque temps à toutes deux : il me fut impossible d’en ouyr les discours, tant parce qu’il estoit un peu esloigné, que d’autant que je parlois continuellement à cette bonne vieille. Mais il faut avoüer, que quand peu apres je vis que le Roy prenoit Daphnide par la main & la retiroit seule vers une fenestre : Je commençay d’entrer en doute, & la parole me mouroit bien souvent dans la bouche, ou si je parlois, c’estoit comme une personne qui resve : je ne pouvois de la où j’estois sinon remarquer leurs visages, & leurs actions, & tout ce que j’en voyois, me faisoit soupçonner ce que je redoutois le plus, de sorte que j’eusse bien voulu qu’il fust venu quelque forte alarme, pour faire partir le Roy d’où il estoit : Je ne sçay s’il y demeura long temps, car il me dura si fort que j’eusse juré le jour estre deux fois passé, si je n’eusse bien veu que la nuict n’estoit point encore venuë. Enfin le Roy print congé, & remontant à cheval continua son voyage. Daphnide me voyant partir, & le suivre, me fit signe qu’elle vouloit parler à moy, qui fut cause que je commanday à l’un des miens qu’il fit cacher mon cheval, afin que j’eusse sujet de demeurer un peu apres la troupe, & il le fit si à propos, que quand j’eus mis le Roy à cheval, le mien ne se trouva point, de sorte qu’encore qu’il m’appellast deux ou trois fois, si fallut-il que je demeurasse, feignant toutesfois de me courroucer à ceux qui estoient à moy, du peu de soing qu’ils avoient. Le Roy & presque toute la troupe partie, & faisant semblant de rentrer dans le logis, seulement pour ne laisser ces belles Dames au Soleil, je tiray à part Daphnide : Et bien, Madame, luy dis-je, que vous semble du grand Euric ? Mais vous, me dit-elle, que pensez vous des discours qu’il m’a tenus ? Je sçay, luy respondis-je, qu’il n’y a rien de plus accomply que ce grand Roy : Or, me repliqua-t’elle, je vous veux dire de mot à mot, les propos que nous avons eus, & par-là vous jugerez qui des deux vous ayme le mieux. Lors qu’il m’a retiré vers la fenestre comme vous avez veu, afin que Delie ne le peust ouyr, quoy que par civilité, il l’eust arrestée avec moy, au commencement : Il m’a dit, Je ne m’estonne plus si Alcidon s’est mis au hazard où il a esté pour vous voir, car il est certain qu’il n’y a rien au monde de si beau que vous estes belle, & que tout ce que j’ay veu jusques icy, ne peut estre estimé tel, quand on vous a veuë. Il m’a fait un peu rougir en me tenant d’abord ces discours, & mesme luy oyant parler de vous, & de chose que je ne pensois pas qu’il sçeust, toutefois faisant semblant de ne sçavoir ce qu’il vouloit dire, je luy ay respondu, Je ne sçay, Seigneur, à quel propos vous me parlez d’Alcidon, ny quel est le hazard qu’il a couru, mais si fay bien qu’il n’y a rien en moy qui merite, ny d’y arrester vos yeux, ny d’employer les belles paroles d’un si grand Roy. Et quoy ? m’a-t’il dit, belle Dame, pensez vous qu’Alcidon soit party de mon armée sans mon congé, & sans me dire où il alloit ? Les ordonnances de la guerre sont trop rigoureuses contre ceux qui font autrement, & de plus asseurez vous qu’il est trop jeune, pour avoir une si bonne fortune, & la pouvoir taire : Je suis si peu guerriere, luy ay-je respondu, & l’aage d’Alcidon m’importe si peu, que je ne me suis jamais enquise jusques icy, ny quelles sont les ordonnances de la guerre, ny le silence de celuy de qui vous parlez : Et quoy ? m’a -t’il repliqué, vous pensez donc que je ne sçache pas qu’il vous a veuë par deux fois : au commencement chez un Chevalier qui a charge des machines de guerre en mon armée : & puis chez vostre sœur, où vous l’avez tenu dans un cabinet autant qu’il y a voulu demeurer : Non non, ma belle Dame, il n’y a rien qu’il ne m’ait raconté, & si particulierement que vous ne m’en sçauriez rien dire d’avantage. Il faut, luy ay-je respondu, qu’Alcidon se fie beaucoup en vous, car je ne croy pas, Seigneur, que cela soit des ordonnances de la guerre : Et en disant ces paroles, j’ay esté contrainte de me mettre la main sur le front, feignant de me froter les sourcils de honte que j’avois, de penser que le Roy sçeust toutes ces particularitez. Mais luy en sousriant, Ce ne sont pas, m’a-t’il dit, des ordonnances de la guerre, mais ouy bien de celles de la vanité des jeunes personnes, qui ne peuvent rien taire que ce qu’ils ne sçavent pas, afin que si ce sont des affaires d’Estat, on pense qu’ils y soient des plus avancez, & si ce sont de celles d’Amour, on les croye plus aymables, en se disant plus aymez qu’ils ne sont. Et lors me retirant la main du visage : Mais, a-t’il continué, ne soyez point faschée que je le sçache, puis que vous aymant & honorant comme je fais, je n’ay garde d’en faire jamais semblant, & seulement si vous m’en croyez, & si vous voulez ne vous point ruiner de reputation, retirez vous de ceste jeunesse, & rompez toutes recherches, car soyez certaine, que tout ainsi qu’il m’en a parlé à ceste fois, il en fera de mesme, si l’humeur luy en vient, à quelque autre qui ne sera pas si discret que je suis. Et toutesfois vous ne luy en devez pas sçavoir mauvais gré, car encor a-t’il esté fort retenu, & plus que son aage ne le permet, de n’en parler qu’à moy seul. Jugez, me dit-elle, Alcidon, en quel estat vous m’avez mise, de luy declarer ces choses, que sur toutes vous deviez taire : Je ne sçay, comme je n’en suis beaucoup plus en colere contre vous, quand je considere le tort que vous m’avez fait. Madame, luy dis-je, j’avouë que j’ay fait une tres-grande faute, mais je m’asseure que vous l’exeuserez, s’il vous plaist, de vous souvenir ce quelle sorte nous avons vescu durant la vie de son predecesseur, je veux dire le Roy Thorrismond, car celuy-là ayant esté par son commandement la cause de nostre premiere amour, J’ay pensé que celuy-cy ne me faisant pas paroistre moins de bonne volonté, en favoriseroit l’accomplissement : Mais à ce que je vois leurs desseins en ce qui me touche, sont bien differens, puis que celuy-là n’avoit autre volonté que de me rendre bien-heureux, me donnant ce qu’il eust bien voulu pour luy-mesme, & celui-cy au contraire, de me rendre le plus malheureux homme qui vive, me ravissant ce qu’il pense estre à moy, & sans quoy, il sçait bien que je ne veux pas mesme la vie. Car je prevoy, par la cognoissance que j’ay de son humeur, qu’il vous veut aimer, & que la façon dont il vous a parlé de moy, n’a pas esté pour hayne qu’il me porte, ny pour le croire comme il le dit, mais seulement qu’ayant dessein d’acquerir vos bonnes graces, & croyant que vous me faites l’honneur de m’aymer, il me veut mettre mal avec vous, afin que vostre esprit n’estant point engagé ailleurs, il puisse plus aisément vous gagner & venir à bout de ses desseins : Mais, Madame, si vous pensez qu’il puisse parvenir à ce qu’il desire, & qu’un jour j’aye à voir ce changement en vous : Je vous adjure par la memoire du grand Thorrismond, qui nous a tant aymez, de ne souffrir point que je vive, mais de me le dire de bonne heure, afin que par ma mort je previenne un si malheureux accident. Daphnide alors, en sousriant, Je suis bien ayse, me respondit-elle, de vous voir en la peine où vous estes, tant pour vous empescher une autrefois de retomber en la mesme faute que vous avez faite, de parler si VER librement de ce que vous devez taire, que pour recognoistre par la crainte que vous avez du Roy & de sa bonne volonté envers moy, que veritablement vous m’aymez : Mais, Alcidon, je vous ayme trop aussi pour vous y laisser plus longuement : Vivez donc en asseurance de ce costé-là, & soyez certain, que tant qu’Alcidon m’aymera, jamais autre ne sera aymé de Daphnide, & qu’il n’y a ny grandeur, ny authorité du Roy qui me fasse jamais changer ceste resolution.

Nous eussions bien discouru plus longuement, n’eust esté que le Roy qui m’avoit envoyé querir par deux fois, y r’envoya pour la troisiesme, en peine comme je croy de ce que j’estois prés de Daphnide, sçachant bien qu’elle me diroit, si elle avoit le loisir, quelque chose de ce qui me touchoit. Je party donc apres avoir baisé la main à ma belle Maistresse, & avoir pris asseurance d’elle, que si le Roy continuoit, elle ne laisseroit rien passer sans me le dire : Et je m’en vins au galop apres le Roy, que je trouvay assez prés de là, qui s’estoit arresté à faire voler exprés, comme je pouvois juger, pour avoir excuse de m’attendre, afin que si je ne fusse pas si tost venu, il eust peu me renvoyer querir. Quand je fus auprés de luy, Je vous ay envoyé querir, me dit-il, parce qu’il est fort dangereux de venir apres une armée avec peu de gens, d’autant que si l’ennemy a envie de faire quelque effect, c’est tousjours en semblable occasion, & mesme que j’ay eu advis par mes espies que l’ennemy n’est pas loing. Je le remerciay du soin qu’il avoit eu de moy, & quoy que je n’en fisse pas semblant, si cognus-je bien, que quand il disoit que l’ennemy n’estoit pas loing, il disoit bien vray, pour le moins le mien, car je n’en avois point pour lors un plus dangereux, ny un plus cruel que luy. Et voiez, sage Adamas, quelle est la folie d’Amour, je me ressentois de sorte de l’offence qu’il me faisoit, que si ce n’eust esté de peur d’encourir le blasme de Chevalier peu fidele, je ne sçay ce que je n’eusse point fait contre luy : Et toutefois encor que par plusieurs fois j’eusse resolu de me plaindre, au moins à luy, du tort qu’il m’avoit fait, si est-ce qu’ayant un peu consideré ce qui en pouvoit avenir, je fis dessein de dissimuler, & faire semblant de n’en sçavoir rien, sçachant bien qu’en toutes personnes les desirs qui sont contrariez se rendent plus violents, & qu’en ceux qui ont la puissance, il n’y a rien qui ait plus de pouvoir de les retenir ou empescher d’user de violence, que quand ils pensent que leur dessein n’est pas entierement recogneu : Mais la grande contrainte en laquelle je vivois, me travailla de sorte que je tombay malade, & voiez mon pere, quelle estoit mon affection, puis qu’elle eut le pouvoir de me reduire en l’estat où je fus depuis ? Le Roy ne pensoit pas au commencement que mon mal fust si grand que je le ressentois, mais augmentant de jour à autre, & ses affaires le contraignant de ne se guere arrester en un lieu : il fut enfin contraint de me laisser dans la ville d’Avignon, au rapport de ses Medecins, qui luy dirent la grandeur de mon mal.

Je demeuray donc en ceste ville si mal, que sans le contentement que je recevois des lettres de Daphnide, par le moyen d’Alizan, je ne sçay ce que je fusse devenu, tant pour la tristesse qui m’avoit saisi, que pour le desplaisir de ne suivre le Roy en ses conquestes, ne pouvant assez dire combien je regrettois la perte de ces belles occasions, & toutefois au commencement je demeuray plus de huict jours dans le lict, avant que j’eusse des nouvelles de Daphnide, parce qu’elle n’estant point avertie de mon mal, & me croyant à l’armée, elle y avoit envoyé Alizan. Cependant moy qui pensois qu’elle sçeust ma maladie, je me consommois d’ennuy & de desplaisir, ayant opinion que son silence procedoit de faute de bonne volonté, & lors je blasmois & l’inconstance & l’ambition des femmes, pensant que l’affection que le Roy luy avoit fait paroistre, en fust asseurément la cause. Enfin ma patience ne pouvant plus souffrir que je vesquisse en ceste incertitude, je luy envoiay celuy des miens, qui la premiere fois luy avoit porté de mes lettres, & en l’extremité de mon mal, je luy escrivis ce peu de mots :


LETTRE


D’Alcidon à Daphnide.

J’ay bien à ce coup occasion de me plaindre de ma fortune, me voyant delaissé en mesme temps de mon Maistre, & de ma Maistresse (je ne sçay, Madame, s’il m’est encor permis de vous nommer ainsi). Mais aussi me dois-je bien louer d’elle, qui jugeant que c’est à tort que l’un & l’autre me traitte de ceste sorte, ne me veut laisser plus long temps en vie, pour ne me faire souffrir cest injuste supplice plus longuement.


Or voyez, sage Adamas, comme Amour se plaist quelquefois de blesser, & de guerir ceux qui sont à luy. Presque en mesme temps, Alizan ayant esté envoyé en l’armée pour sçavoir de mes nouvelles, & ayant appris que j’estois demeuré malade en Avignon, retourna en diligence vers sa Maistresse, qui me le depescha tout aussi tost, & de fortune le mesme jour que je luy avois escrit, de sorte qu’à la mesme heure presque que celuy que je luy envoyois arriva vers elle, Alizan me vint trouver qui m’apporta les siennes, elles estoient telles :


LETTRE


De Daphnide à Alcidon.

Ce porteur qui vous est allé chercher bien loing vous trouvera plus pres, mon grand regret, que je ne sçache l’estat de vostre santé, si la mienne vous est chere.


Quand je receus ce message, & qu’apres je sçeus de bouche, que le sujet pourquoy elle ne m’escrivoit que si peu de mots, n’estoit seulement que pour la creance qu’elle avoit, qu’estant malade comme on luy avoit dit, je n’en peusse pas lire d’avantage. Vous sçaurois-je representer sage Adamas, quel fut mon contentement ? J’estois à la verité fort mal, les Medecins qui sçavent que les remedes du corps, avoient travaillé en vain pour ma guarison, puis qu’elle ne despendoit que de l’Ame. Il est vray que dés l’heure que le fidele Alizan fut arrivé, je repris un peu de force, & pour ne manquer au commandement que je recevois de Daphnide, je le renvoiay le lendemain au matin, avec une telle responce :


RESPONSE


D’Alcidon à Daphnide.

C’est à vous, Madame, à qui il faut demander des nouvelles de la santé d’Alcidon, puis qu’elle sera tousjours toute telle qu’il vous plaira, si vous luy continuez l’honneur de vos bonnes graces, il se porte bien, autrement il n’est pas seulement mort, mais il ne veut pas mesme avoir vescu.


D’autre costé, Daphnide voyant l’opinion ou plustost la jalousie où j’estois, fut bien aise qu’Alizan m’en peut oster, parce qu’elle sçavoit fort-bien que j’avois une grande creance en luy, & pour faire encor plus paroistre sa bonne volonté, elle me renvoia celuy qui l’estoit allé trouver de ma part, avec tant de bonnes paroles, & tant d’asseurance de ne point changer de volonté, que je fus contraint de la croire, sa responce fut telle :


RESPONCE


De Daphnide à Alcidon.

S’il est vray qu’on juge autruy par soy-mesme, j’ay grande occasion de douter de la foy que vous m’avez promise, puis que vous faites un si mauvais jugement de la mienne : N’est-ce point que si vous estiez en ma place, l’ambition l’emporteroit pardessus l’Amour ? Ah ! non, je ne veux point mesme avoir ceste opinion de vous : car j’avouë Alcidon, que si je l’avois, je ne vous aymerois point tant que je fais. Ne me faictes non plus ce tort, si vous ne voulez que je croye que de vostre costé vous commencez de diminuer l’affection que vous m’avez jurée.


Nous continuasmes plusieurs jours à nous escrire de cette sorte, avec tant de contentement de mon costé, que le mal fut contraint de me quitter, & lors que je commençois de reprendre mes forces, & que j’esperois de jour en jour de pouvoir monter à cheval, Alizan me vint trouver pour m’apporter deux lettres que le Roy luy avoit escrites de l’armée. Et pour me rendre plus de tesmoignage de la franchise dont elle y usoit, elles estoient encores cachetées, & accompagnées de ce mot de lettre :


LETTRE


De Daphnide à Alcidon.

Nous commençons de faire la guerre, J’envoye deux coureurs en vos prisons, personne n’a encore parlé à eux, ils sont prisonniers à discretion, traitez les comme il vous plaira, je les vous donne, comme je feray tous les autres qui me tomberont entre les mains.


Je receus en mesme temps un grand plaisir & un grand desplaisir : Je ne sçaurois representer combien j’eus de contentement de voir que Daphnide me tint si bien ce qu’elle m’avoit promis : mais je receus un coup bien cuisant, quand je vis que le Roy l’entreprenoit contre ce qu’il m’avoit juré. Car de me retirer de Daphnide, je le jugeois impossible, & je sçavois fort bien, que si l’esprit de cette belle Dame se trouvoit assez fort pour luy resister, Euric transporté de passion s’en prendroit à moy, & m’éloigneroit de sa Cour. Que si aussi elle fléchissoit, & qu’elle se laissast vaincre, il n’y avoit point d’esperance de salut pour moy. En ceste doute je demeuray longuement incertain, enfin l’Amour estant tousjours en mon cœur le plus fort : je me resolus de luy conseiller de ne plus recevoir, s’il luy estoit possible de semblables messages, & toutesfois la curiosité me fit desirer de voir ce que le Roy luy escrivoit, ayant opinion que si je faisois autrement, aussi ne laisseroit-elle pas de les lire, sans que je le sçeusse, ayant donc dés long-temps apris que c’est prudemment fait de donner ce qu’on ne peut vendre, je luy fis une telle responce :


RESPONCE


D’Alcidon à Daphnide

Ces deux prisonniers ne sont pas de qualité de demeurer longuement en mes prisons, je les vous redonne tous deux, quand vous aurez parlé à eux, renvoyez-les moy, je vous supplie : mais prenez garde que si vous en escoutez d’autres, on ne die que forteresse qui parlemente se veut rendre.


Je serois trop ennuyeux à vous raconter toutes les lettres qu’en ce temps-là nous nous escrivismes : car n’estant qu’à six ou sept lieuës l’un de l’autre, nous avions presque tous les jours de nos nouvelles, tant y a que le Roy ayant resolu de vaincre aussi bien en Amour, qu’en guerre, s’opiniastra de sorte en la recherche de cette belle Dame, que quelque excuse qu’elle puisse trouver, il faut qu’elle avouë, que si ce ne fut Amour, ce fut pour le moins l’ambition qui l’a convia de l’escouter, & de recevoir cette recherche. O Dieux ! quelle est la folie de celuy qui pense y avoir quelque chose de certain dessous la Lune, je veux dire qui ne soit sujette au changement. Cependant que nous continuons de nous escrire, le Roy continuë de son costé son entreprise, & moy qui croïois avoir occasion de me rire de luy, je me treuvay enfin estre non pas le moqueur, mais le moqué. Pardon, ma belle maistresse, si cette verité vous offence, elle me contraint de sorte que je ne puis luy nier les paroles que vous oyez. Et bien bien, Alcidon interrompit Daphnide, ce n’est pas icy le lieu où je vous veux respondre, continuez vostre discours comme il vous plaira. Alors Alcidon reprit ainsi la parole.

Le Roy ayant achevé ce qu’il avoit entrepris contre ses ennemis, s’en revint par le mesme chemin qu’il avoit fait en allant exprés pour voir sa nouvelle maistresse, & toutesfois afin que je n’en sceusse rien, il passa le soir avant son armée, estant presque seul, & logea dans sa maison. Il avoit tellement choisi ceux desquels il s’estoit fait accompagner, que je n’en sçeus rien de long-temps apres, & encore par une rencontre telle que je diray bien tost. Cependant le Roy vint en Avignon, où il me fit l’honneur de s’enquerir de moy, & parce que je recevois un extréme desplaisir de la poursuitte que je voyois qu’il faisoit de ceste belle Dame, je ne me pouvois remettre de la maladie que j’avois euë : mais ny bien malade, ny bien guery, j’allois trainant ma vie avec tant de melancolie, que je n’estois pas cognoissable. Le Roy qui en fut adverty m’envoya visiter plusieurs fois, & luy mesme prit la peine de me voir, & toutefois sans jamais me parler de Daphnide, ny me faire semblant de l’avoir veuë, ou d’en avoir memoire : Je n’avois garde de mon costé de luy en ouvrir la bouche : mais je diray bien que j’avois un si grand regret de me voir si mal traitté de ce maistre à qui j’avois tant fait de service, & mesme contre sa parole, que sa veuë rangregeoit de sorte mon desplaisir, que jamais il ne sortoit de ma chambre, que mon mal ne s’augmentast.

Depuis cette derniere fois que le Roy fut chez Daphnide, elle ne m’escrivit plus que par acquit, & seulement pour m’oster la cognoissance de ce qu’il faloit en fin que je sceusse : car les amours des grands Princes ne peuvent guere demeurer sans estre descouvertes. Quant aux lettres qu’elle recevoit, elle ne m’en envoyoit plus comme elle souloit, si ce n’estoit de celles où il n’y avoit point d’apparence de grande intelligence entre-eux, & encores fort rarement. J’allois ainsi vivotant avec tant de desplaisir, que quand je m’en ressouviens, je m’estonne comme cent fois il ne me mit dans le cercueil. Quelquefois sur le soir quand le temps estoit beau, & que le Soleil avoit perdu sa grande force, je m’allois promener sur les rives du Rosne, du costé de la maison de cette belle, & la presque seul j’allois entretenant mes pensées, jusques à ce que le jour se cachoit sous la terre : Et lors revenant au logis, je continuois presque le reste de la nuict en ces mesmes imaginations. Combien de fois, tenant presque pour certaines les conjectures que j’avois de mon malheur, ay-je voulu sortir de cette vie qui ne me restoit plus, à ce que je jugeois, que pour me donner du temps à ressentir mieux mes ennuis & ses trahisons ? Combien de fois avec desdain ay-je recogneu le tort que j’avois d’aimer une beauté si volage ? & en mesme temps combien de fois ay-je fait resolution de rompre les perfides liens de mon servage ? Perfides les pouvois-je bien dire ! puis que ses serments & ses promesses, qui avec sa beauté m’attachoient à son service avoient esté si vains & si trompeurs : Mais helas ! combien de fois aussi ay-je recogneu que n’estant plus à moy-mesme, je ne pouvois rien faire ny resoudre que selon la volonté de celle à qui j’estois ? Or jusques icy, sage Adamas, mon mal m’estoit encores incertain, & je pouvois dire que je le devançois par le soupçon, mais voicy comme en fin la verité me fut découverte.

Je m’allois promenant, comme je vous ay dit, quelquefois sur les rives du Rosne, non pas pour me divertir, mais pour mieux entretenir mes mortelles pensées. Un soir que j’estois prest à m’en retourner à mon logis. (O Dieux ! pourquoy ne le fis-je un peu plustost ? j’eusse pour le moins d’autant esloigné le cuisant desplaisir que je receus alors, & qu’il faillit de me conduire au tombeau) ne voila pas un jeune Chevalier de la Cour, qui estoit fort de mes amis, le pere duquel servoit le Roy en la recherche qu’il faisoit de cette belle Dame, qui passa tout contre moy à cheval sans me recognoistre, ne jugeant pas que celuy qu’il voyoit ainsi seul à ces heures, peut estre Alcidon, qu’il sçavoit ne marcher jamais si peu accompagné : mais passant un peu plus outre, & recognoissant un jeune Escuyer qui me servoit, il luy demanda ce qu’il faisoit en ce lieu, & luy ayant respondu, qu’il attendoit que je me retirasse, il me monstra du doigt, soudain ce Chevalier rebroussant chemin, mit pied à terre, & m’ayant salüé, me supplia de luy pardonner la faute qu’il avoit faite de passer si prés de moy sans me cognoistre. Apres quelques propos communs que nous eusmes ensemble sur ce subject, je luy demanday, d’où il venoit, & où il alloit. Luy qui estoit infiniment ignorant de l’amour que je portois à cette belle Dame, & qui n’avoit cognoissance que de celle du Roy par le moyen de son pere, me respondit assez franchement. Je viens d’un lieu où l’on a eu memoire de vous : car je vous en apporte une lettre pour tesmoignage ; & lors mettant la main dans la poche il la prit : mais ensemble une autre que je vis toute semblable à la mienne, n’y ayant qu’un chiffre sur le ply. Je recognus incontinent l’escriture, & mon soupçon me persuada aysément que celle qui n’avoit qu’un chiffre s’adressoit au Roy, & toutefois pour en estre plus asseuré, voyant la franchise dont ce jeune Chevalier parloit à moy, en prenant celle qu’il me presentoit, je luy demanday pour qui estoit l’autre. Pour qui peut elle estre, me respondit-il, que pour le Roy, mon pere qui est tombé malade me l’a donnée pour la luy porter ? Il m’en parloit de ceste sorte, croyant que je sçeusse aussi bien cette nouvelle amour du Roy, que je n’avois pas ignoré presque toutes les autres qui avoient devancé celle-cy, & voyant qu’il y alloit si bonnement : quoy que le coup me fit une profonde blesseure, si ne laissay je de sousrire, non pas de ce qu’il disoit, mais de sa naïfveté : Et en mesme temps je lui dis, Je croy mon cher amy, que vous, ny vostre pere n’estes pas sans peine : Comment, Seigneur, me respondit-il, sans peine ? Je vous jure que jamais tous les voyages de guerre que le Roy nous a fait faire, ne nous en ont tant donné que ce traistre & maudit Amour, & mesmes depuis que le Roy en s’en revenant alla voir cette belle Dame, & jugez-le par la maladie que mon pere y a prise. Mon cher amy, repliquay-je, en l’embrassant, ceux desquels les grands Princes se servent en semblables occasions ne sont pas ceux qu’ils aiment le moins : c’est pourquoy vous n’estes pas peu obligé à cette belle Dame, qui sera cause, outre vostre merite, que le Roy vous cherira & aimera beaucoup plus que de coustume. Seigneur, me dit-il, je ne sçay ce qui en pourra arriver, mais j’ay grand peur que cette Dame de qui vous parlez le possedera tellement tout, qu’elle n’en fera point de part à personne. Le desplaisir que ces paroles me rapportoient me contraignit de luy donner congé beaucoup plustost que je n’eusse pas fait, perdant & le courage & la curiosité d’en sçavoir d’avantage, & pour le faire en-aller, je luy dis, que le Roy l’attendoit avec impatience, & qu’il ne luy esloignast point d’avantage ce contentement.

Je demeuray de cette sorte tout seul, sinon accompagné de tant de fascheuses & mortelles pensées, que plus d’une heure se passa avant que je me peusse resoudre à me laisser voir à personne, en fin la nuict me contraignit de me retirer dans la ville, d’où je faisois dessein de partir le lendemain tout seul, & m’esloigner de sorte de tous les hommes, qu’il n’y en eust plus qui me peussent tromper. Et pour commencer, j’entray dans mon logis par un escalier desrobé, & n’ayant que cét Escuyer avec moy, je me jettay dans le lict sans estre veu de personne des miens, luy commandant de dire à tous ces Chevaliers qui m’attendoient, que je m’estois trouvé mal, & que je leur donnois le bon soir. De toute la nuict je ne peus clorre l’œil : mais incessamment travassant, l’Aurore me trouva sans que la volonté seulement de dormir me fut venuë. Et lors que je me voulois preparer à la resolution que j’avois faite, la fiévre me reprit si violente, que je fus contraint de la remettre à une autrefois. Je n’avois point encores leu la lettre que Daphnide m’escrivoit, n’ayant ny assez de courage pour la voir, ny assez de haine pour la jetter dans le feu : mais ne sçachant auquel des deux me resoudre, je la tenois entre les mains, & sans la lascher, pourquoy qu’il me fallut faire, je la garday deux jours de ceste sorte sans bouger du lict. Enfin la colere me transportant le soir que je me vis seul ; Il faut, dis-je en moy-mesme, il faut voir les trahisons de cette perfide, & puis l’arracher si bien de nostre memoire, qu’il n’y en demeure plus qu’un eternel mépris. A ce mot me relevant sur le lict, je l’ouvris, & à l’ayde d’une bougie qui estoit en la ruelle de mon lict, je leus ce qu’elle m’escrivoit.

Mais à quoy serviroit-il, sage Adamas, de redire icy ses paroles qui n’avoient esté escrites qu’en intention de m’abuser encore plus longuement ? Mais pourquoy aussi ne les redire pas, puis qu’il est necessaire que le Medecin recognoisse la playe, s’il luy veut donner les remedes necessaires ? Je les diray donc, non pas pour ma consolation, mais pour vous faire entendre comme je fus traité.


LETTRE


De Daphnide à Alcidon.

N’auray-je jamais autre nouvelle, sinon qu’Alcidon se porte mal ? Ne le reverray-je jamais tel qu’il estoit quand il entra dans l’avanture de la parfaite Amour ? Et mes vœux ne seront-ils jamais exaucez, ou si les Dieux veulent eternellement demeurer sourds aux supplications que je leur fais pour sa santé ? O Dieux ! s’il doit estre ainsi, abregez mes jours, pour abreger ma peine, ou changez moy le cœur, afin qu’il ne soit pas si sensible pour luy. Et vous Alcidon, ou resolvez vous à vous guerir, ou à me faire mourir de douleur.


Voilà pas, ô mon pere ! la plus cruelle lettre que je peusse recevoir, apres avoir descouvert la trahison dont elle usoit envers moy, tout transporté de colere, je luy fis ceste responce :


RESPONCE


D’Alcidon à Daphnide.

La guerison d’Alcidon ne depend plus que de la mort, aussi n’ayant trouvé fidelité ny en son Maistre, ny en sa Maistresse, à quoy voudroit-il vivre plus longuement parmy les perfidies ? Et ne vous pleignez plus que les Dieux soient sourds : Ils ont enfin exaucé vos supplications, puis que ne voulans redonner la santé à celuy de qui la vie ne vous pouvoit plus servir que de regret d’avoir manqué à tant de serments inutiles, ils vous ont changé le cœur comme vous desirez, le rendant insensible pour moy ; mais trop sensible pour un autre, qui peut estre fera un jour la vengeance de tant de perfidies, & de trahisons, & tenez cest augure pour veritable, car les Dieux sont trop justes, pour ne me vanger & vous punir.


Je donnay ceste lettre à celuy des miens qui lui avoit porté la premiere que je lui avois escrite & luy commanday de s’en revenir sans apporter aucune responce. Ce desplaisir me fut si cuisant que mon mal s’augmenta beaucoup, dequoy le grand Euric estant averty, & ne pouvant me sçavoir si malade sans me venir voir, encore qu’il eust un peu de honte de m’avoir enlevé cette belle Dame, contre les promesses qu’il m’avoit faites. Une apres-disnée me fit l’honneur de me venir visiter : J’estois à la verité fort mal, & toutesfois ma plus grande douleur, estoit le souvenir du larcin qui m’avoit esté fait, de sorte que quand on VER me dist que le Roy venoit à mon logis, je tressaillis, comme si un nouvel accez me saisissoit. Et quand je le vis, il ne me demeura point de sang au visage. Peut estre s’en fust-on pris garde, si ce n’eust esté que le lieu où j’estois n’avoit gueres de clairté, & que la pasleur est un effect de la maladie. Il s’assit au chevet de mon lict, & apres m’avoir demandé des nouvelles de mon mal, & que je luy eus respondu, comme la civilité & l’honneur que je recevois me le commandoient. Il approcha sa chaire, & tournant le dos à toute trouppe, commença de parler plus bas : Et voyant que je ne disois presque pas une parole, il peut VER me reveiller, en me parlant de Daphnide, n’estant encor averty que je sçeusse ce qui se passoit entr’eux. Il me demanda donc, comme se portoit ceste belle Dame, & s’il y avoit long temps que je n’avois eu de ses nouvelles : Je luy respondis froidement VER, que je croyois qu’elle fut en bonne santé, & que je n’avois point eu de ses nouvelles depuis le jour qu’elle luy avoit escrit par un tel, & lors je luy dis le nom de celuy qui m’avoit donné ceste derniere lettre. Le Roy rougit, & au commencement voulut nier d’en avoir receu : mais je luy dis, qu’il me pardonnast, & qu’il s’en ressouvenoit bien, parce qu’elle me le mandoit ainsi : Comment, me dit-il alors, elle le vous a donc mandé ? Oüy, luy respondis-je, Seigneur, & de plus le contentement & l’honneur qu’elle a receu de vous voir à vostre retour chez elle. Il demeura à ce mot un peu confus, voyant que je sçavois ce qu’il pensoit que j’ignorasse le plus, & apres s’estre teu quelque temps : Il faut, Alcidon, me dit-il, que j’avoüe la debte, encores qu’à ma confusion. Il est vray que je l’ay veuë, ceste belle Dame dont vous parlez, & que j’en ay eu des lettres. Et de plus, que je l’aime plus que ma vie. Je ne puis nier qu’en cette action je ne sois le plus mauvais maistre, & le moins fidele amy qui se trouve, vous ayant traicté de cette sorte, apres vous avoir promis tant de fois le contraire : mais avoüant que je vous ay fait cette trahison, que puis-je dire autre chose pour ma deffence, sinon que je me suis trahy moy-mesme avant que vous trahir ? Je m’estois persuadé, que comme il n’y a homme vivant qui jusques icy m’ait peu surmonter : de mesme, il n’y avoit point d’apparence qu’une femme le peut faire, & en cette opinion je vous ay promis avec tant d’asseurances & de serments, ce que depuis je ne vous ay peu tenir. La cognoissance que j’avois euë de ma force contre les hommes, m’a poussé en cette erreur de mépriser celle des Dames. Et mon regret est d’autant plus grand que c’est Alcidon qui en reçoit le mal. Alcidon que j’ay tousjours tant aimé, qu’il faut bien croire que puis que j’ay fait contre luy cette perfidie, il m’a esté impossible de faire autrement. Voila, mon cher amy, la confession que librement je vous fais de l’outrage qu’en despit de moy je vous ay faite, avec protestation, que si je puis me desmesler des liens dont je suis à cette heure si estroitement serré, je le feray d’aussi bon cœur que je receus jamais les plus grands contentements dont le Ciel m’ait jusques icy voulu favoriser. Le Roy me dit ces paroles assez mal arrengées, & avec un visage qui tesmoignoit qu’elles partoient du cœur, & parce que je vis qu’il se taisoit, je luy respondis : Seigneur, tout ce qui est au monde y doit estre pour servir à vostre grandeur, & à vostre contentement : à plus forte raison, Alcidon qui n’y demeure que pour vous faire service, & le Ciel qui l’a bien recogneu, prevoyant qu’il m’estoit impossible de vivre, & d’estre privé de Daphnide, afin de la vous donner plus absolument, me veut oster la vie, de laquelle je ne verray jamais si tost la fin que je la desire : puis que mon desastre veut qu’elle soit si necessaire à vostre contentement.

Je ne peus à ce mot retenir les larmes, & le Roy esmu à ce que je croy de ma douleur, apres avoir quelque temps demeuré sans parler, me dit : Vous ne sçauriez, Alcidon, me vouloir tant de mal, que le tort que je vous fais le merite : Je le recognois, & voudrois avec mon sang y pouvoir remedier, peut estre le feray-je avec le temps, mais pour ceste heure il n’y faut point penser, & toutefois pour vostre satisfaction, je suis resolu à tout ce que vous voudrez : guerissez vous seulement, & croyez que je ne feray pour vostre contentement, que ce que je ne pourray pas faire. Et à ces dernieres paroles le Roy se retira en son logis, me laissant avec tant de desplaisirs, qu’il n’est pas croyable qu’un autre que moy peust vivre avec tant de douleurs, d’ennuis & de desespoirs.

Fin du troisiesme livre.


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LE QUATRIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




 Alcidon pressé du cruel souvenir de ses peines passées, & de l’outrage qu’il luy sembloit d’avoir receu en ceste occasion & de son Maistre & de sa Maistresse, perdit la parole, de sorte que quand apres s’estre teu quelque temps, il la voulut reprendre la voix ne luy permit pas, & fallut que par force il demeurast un assez long espace de temps sans parler. Enfin s’efforçant, il dit à toute peine : Vous voyez, Madame, comme pour vous obeïr, je suis allé renouvellant mes playes, avec tant de desplaisir, que si celuy-cy n’esgale par sa grandeur celuy que je receus quand ce desastre m’advint, il le surpasse pour le moins par sa longueur, puis qu’il ne sera jour de ma vie que je ne pleigne la cruelle & desastreuse fortune que j’eus en ce temps-là, car veu la cruauté dont vous usez envers moy, je n’espere plus en pouvoir perdre le souvenir que par la perte de ma vie, ce m’est toutefois quelque espece de contentement parmy la douleur que ce souvenir m’a rapportée, quand je pense que je la reçois par vostre commandement, & pour avoir obey à ce que vous m’avez ordonné : Mais si vostre rigueur n’est plus grande encore que ma patience, & si vous pouvez estre esmeuë de compassion allegez moy, je vous supplie, Madame, d’une partie de ce fardeau que vous m’avez imposé, je veux dire de continuer ce discours de mes malheurs, & desquels vous pourrez parler avec plus d’asseurance, puis que le personnage que je fais en tout ce qui me reste à dire, c’est seulement de soufrir ce qu’il vous a pleu me faire endurer : & si vous avez eu quelque raison de vouloir que le sage Adamas aprit de ma bouche la verité des choses que j’ay faites, il me semble que je ne vous fais pas une requeste desraisonnable, quand je vous suplie que par vos paroles aussi, il puisse entendre ce qui est procedé de vous entierement. Adamas, sans attendre la responce de Daphnide, se tournant vers elle, Il me semble, Madame, luy dit-il, que ce Chevalier a raison, & que par l’ordonnance mesme que vous luy avez faite, vous y estes obligée : Mon pere, respondit-elle, la loy n’est pas égale entre luy & moy, toutefois puis que vous le trouvez bon, je feray tout ce qu’il vous plaira, aussi bien ay-je recogneu qu’encore qu’il die la verité, si est-ce que comme les bons Orateurs, il ne laisse de lascher tousjours quelque parole à l’avantage de sa cause, & lors apres estre demeuré muette quelque temps, elle reprit ainsi le discours.


SUITTE DE L’HISTOIRE


de Daphnide & d’Alcidon.


C’est avec beaucoup de raison qu’on a tousjours dit, que ceux qui sont interessez ou preocupez de quelque passion, ne peuvent estre jugez bien equitables, d’autant que le jugement estant offencé, il ne peut faire ses fonctions par faites, non plus qu’un bras ou une jambe qui est blessée de quelque grand coup. Alcidon en rend un bon tesmoignage par les jugemens qu’il a faits si souvent à mon desadvantage, plus porté de la passion que de la raison qu’il s’en figure, & parce que mon discours seroit trop long, si je voulois reprendre tous les points où il s’est saissé transporter, je ne m’y arresteray pas, mais seulement diray avec verité ce qui reste de nostre fortune, & laisseray à vostre jugement de discerner sa passion d’avec la verité. Et pour reprendre ce propos où il l’a laissé, je vous diray, mon pere, qu’ayant receu la lettre qu’il m’avoit envoyée, & à laquelle je ne peus faire responce, parce que celuy qui me l’avoit apportée s’en estoit retourné par son commandement, sans me dire Adieu. Je demeuray la personne du monde la plus desolée, me voyant blasmer avec quelque apparence de raison d’une chose à laquelle je ne pouvois guere remedier. J’appris incontinent apres par des lettres du Roy, tous les discours qu’ils avoient eus ensemble, & puis par Alizan, que j’y avois envoyé expres (sans toutesfois luy escrire) quel estoit son mal, & combien on le jugeoit dangereux. Je demeuray longuement à discourir en moy-mesme sur ce que j’avois à faire : car d’un costé l’affection que je luy portois me convioit d’aller où il estoit, pour luy faire entendre combien il estoit abusé, & de l’autre je n’osois l’entreprendre de peur d’estre blasmée. Je fus longuement irresoluë-avant que de pancher entierement d’un costé, & enfin le second voyage qu’Alizan y fit me contraignit par son retour de m’y en aller, parce qu’il me rapporta de si mauvaises nouvelles de sa maladie, que mettant à part toute autre consideration, je me resolus de l’aller voir, & en cette deliberation, je commençay de chercher quelque excuse à mon voyage. Elle se presenta assez bonne, bien tost apres, parce que la paix estant faite, mon beau-frere fut contraint d’aller en Avignon, pour r’avoir l’un de ses parens qui avoit esté fait prisonnier dans une ville qui s’estoit renduë au grand Euric, & parce qu’il avoit voulu contredire à cette resolution generale, ceux du lieu s’en estoient saisis, & encore que la paix fut depuis publiée, si est-ce qu’ils ne le vouloient point remettre en liberté, de peur que si la guerre recommençoit, il ne fist quelque entreprise sur eux, & prevoyant qu’il y auroit de la difficulté à son eslargissement, parce que le Roy à son jugement aymeroit mieux favoriser ceux qui avoient pris volontairement son party, & que l’affaire par consequent pourroit prendre un long trait de temps, il voulut y mener sa femme, & elle le pria de faire en sorte que je l’y voulusse accompagner, tant pour faciliter son entreprise, que pour estre accompagnée quand elle seroit contrainte de parler au Roy. Soudain que le mary m’en ouvrit la bouche, jugeant bien que c’estoit le plus honorable pretexte que je pourrois prendre, je luy promis de faire tout ce qu’il voudroit, & qu’il falloit seulement avoir le congé de ma mere : la bonne femme le luy accorda sans difficulté, aussi tost qu’il luy en fit entendre le sujet, de sorte que deux jours apres nous partismes, & de fortune nostre logis se rencontra vis à vis de celuy d’Alcidon. Le bruit de son mal estoit fort grand, & le Roy l’alloit voir fort souvent, parce que veritablement il l’aimoit : mais quand il fut adverty de mon arrivée, pour avoir la commodité de me voir, il se monstra encore plus desireux de sa santé : car au lieu qu’il ne le voioit qu’une ou deux fois la sepmaine : depuis il y alla tous les jours, & ou allant ou venant il passoit d’ordinaire en mon logis. Quant à moy, le lendemain que je fus arrivée, j’envoiay vers Alcidon, & luy manday par Alizan, que s’il avoit agreable je le verrois volontiers, & soudain que j’eus sa responce, je m’y en allay. Je le trouvay fort mal, & pour lors sa chambre estoit pleine de Mires & de Medecins ; de sorte que pour cette fois nos discours ne furent que de sa maladie : à quoy il respondoit fort peu, & tousjours en souspirant, il est vray que son mal couvroit cela, parce qu’on pensoit que c’estoit l’ardeur de la fiévre. Le jour d’apres, je pris le temps si à propos, que je le trouvay presque seul, & lors m’aprochant de luy, apres luy avoir demandé en quel estat il se trouvoit, il me respondit avec les larmes aux yeux, & d’une voix assez foible & languissante. Et comment, Madame, me demandez vous l’estat du mal que vous m’avez faict, vous le devez mieux sçavoir que moy, ny que tous mes Medecins ? Alcidon, luy respondis-je froidement, il est certain, que je sçay une partie du mal de vostre ame ; mais je suis fort ignorante de celuy du corps, & c’est celuy-là qui me met en peine : car pour l’autre, quand vous voudrez m’escouter, je m’asseure que vous en serez bien tost guery. Ah Daphnide ! me dit il, avec un grand souspir, je voy bien que s’il est ainsi, vous avez plus de soucy de ce qui le merite le moins : car s’il y a quelque chose en moy qui puisse estre recommandable, c’est ceste ame avec laquelle je ne vous ay pas seulement aimée, mais adorée d’une si pure & entiere affection, que je ne croy pas qu’autre que vous la peut jamais mespriser. Cette responce, repris-je, est un tesmoignage de vostre mal, mais ayez seulement le soucy que vous devez avoir de la guerison du corps, & vous verrez que pour l’ame, le mal n’en est pas mortel, si pour le moins il vous est encore resté quelque peu de raison. Je sçay, me respondit il, que le mal n’est pas mortel : car s’il l’estoit, il y auroit quelque esperance de le voir finir un jour, & je suis tres-asseuré qu’il durera autant que mon ame, que nos Druides m’ont enseigné estre immortelle : mais si est bien celuy du corps, puis que s’il ne s’augmente comme je desire j’avanceray de mes propres mains le terme de ma vie, afin de n’avoir plus des yeux d’amour pour voir une personne qui en a si peu dans l’ame. Je voy bien, repliquay-je, que vous estes blessé, & que vostre plus grand mal gist en l’opinion, vous croyez que la recherche du grand Euric a eu tant de pouvoir sur moy, qu’elle m’a fait effacer l’affection que je vous ay promise. N’est-ce pas cela vostre mal, Alcidon, vous semblant d’avoir une tres-juste occasion de vous douloir de moy, & de vostre fortune, qui vous a fait aimer une personne volage & inconstante ? Il me respondit alors froidement, Si vous sçavez aussi bien guerir que recognoistre mon mal, j’avoüeray que vous estes un tres-bon Medecin : Il m’est plus aisé, luy respondis-je, de le guerir, qu’il ne m’a esté de le recognoistre, parce que l’ame est difficilement descouverte quand elle veut, & ç’a esté par hazard que j’ay tiré ceste cognoissance de vos paroles, au lieu qu’à vostre guerison la raison & la verité m’aideront. Et pour commencer, dites moy, Alcidon, à quoy avez vous recogneu que je ne vous aimois plus ? N’est-ce point aux responces que j’ay faites au Roy, & que j’ay souffert d’estre recherchée de luy. Mais despoüillez vous un peu de passion, & sans avoir aucun interest en cecy, considerez qui est le Roy Euric, qui je suis, & en quelle saison nous sommes : vous verrez qu’Euric est un Prince qui peut tout ce qu’il veut, & à qui les Citez, ny les Provinces, voire ny les Royaumes entiers n’ont peu faire jusques icy resistance, quand son ambition luy a fait tourner ses armes contre eux, & croyez vous qu’Amour soit une moins forte passion, ou que j’aye plus de pouvoir de resister à sa force que tant de milliers de personnes ? Vous sçavez que je suis sa subjette, que je suis & demeure dans le païs de sa conqueste, & en une saison où il semble que toutes choses soient permises, me croiriez vous bien avisée de le desdaigner & de le rejetter ? Penseriez vous vous mesme de vivre & de demeurer pres de luy, ou dans ses Estats avec asseurance, s’il voyoit que je le traitasse de cette sorte, sçachant par vostre bouche l’amour que je vous porte, laquelle il accuseroit de tout le mauvais traitement qu’il recevroit de moy ? Est-il possible que vostre passion vous ait de sorte aveuglé, que vous n’ayez peu voir que ce seul remede estoit celuy qui me pouvoit donner le moyen de vous voir ? En quoy ne se change point une Amour desdaignée ? Le nom de haine est trop peu de chose, & qui voudroit bien representer ce qui s’en produict, il faudroit inventer une parole qui signifiast hayne, colere, rage, desir de vengeance, & plus encores, puis que la tyrannie & la cruauté s’y meslent. Or considerez, Alcidon, en quels termes je vous mettois, & moy aussi, si j’eusse suivy ce conseil. La moindre chose eust esté un commandement qu’il vous eust fait, de ne vous trouver jamais dans ses Estats, & à moy mille outrages, & mille mesdisances que vous ny moy n’eussions jamais peu supporter sans mourir, ou sans vengeance. Voyez à quelles extremitez nous estions, & quels contentemens nous eussions deu esperer en vivant de cette sorte ? & avoüez que mon conseil a esté le meilleur, puis qu’il nous met hors de tous ces dangers, & nous donne le moyen de vivre ensemble, avec plus de commodité que nous n’eussions jamais eüe. Helas ! Madame, me respondit-il, qu’il est aisé de cognoistre que toutes ces raisons ne sont que des excuses : car si vous eussiez eu le dessein que vous dites, pourquoy vous fussiez vous cachée de moy, & pourquoy dés ma premiere plainte ne me les eussiez vous descouvertes, & non pas user d’une telle tromperie qui se peut dire trahison, & laquelle je n’eusse jamais sceuë, si la fortune pour me faire sçavoir que j’estois veritablement mal-heureux, n’eust voulu me la découvrir ? Je vous avoüeray en cecy la verité, luy respondis-je, je vous recognus si esloigné de cét avis, que je pensay n’estre pas à propos de vous le dire, & devoir user envers vous, comme l’on fait avec les petits enfans qui sont malades, ausquels on oint de quelque douceur les bords du vaze où est la medecine, afin que trompez, ils l’avalent plus aysément, & que par cette tromperie ils se conservent la vie, m’asseurant que vous ne le trouveriez point mauvais, quand vous en sçauriez mon intention, & que vous en ressentiriez le profit & le remede. Remede, helas ! me dit-il, avec un grand souspir, plus amer & plus difficile à prendre, que ne sçauroit estre le mal que vous voulez guerir. Tous les malades, luy respondis-je, quand l’on leur presente les medecines en disent autant que vous, mais quand ils en ressentent les bons effects, & que la sauté leur vient, alors ils en loüent les medecines & les Medecins, & avec salaire & remercimens J’espere que bien tost vous en ferez de mesme : il me vouloit respondre, mais il en fut empesché par une grande trouppe de Chevaliers qui le venoient visiter, & peu apres je le laissay avec eux, non pas entierement guery du mal d’esprit : mais tellement disposé, que mes raisons commencerent d’y trouver place. Et parce que je desirois sur toute chose sa santé, je fus soigneuse de le revoir deux ou trois jours suivans, durant lesquels je luy representay tellement le juste dessein qui me faisoit vivre avec Euric de cette sorte, qu’en fin luy-mesme y consentit, voyant, comme je crois, que les affaires estoient en un tel estat, qu’aussi bien n’y pouvoit-il plus remedier : Et sur ce discours, je luy promis, que comme nostre affection avoit esté la premiere que j’avois euë, qu’elle seroit aussi la derniere avec laquelle je luy promettois de m’enfermer dans le tombeau. Que celle que je porterois à Euric, s’appelleroit raison d’estat, & celle que je continuërois avec luy, Amour du cœur.

Voila, mon pere, les remedes desquels j’usay pour guerir ce malade, qui furent si bons, qu’il commença à se r’avoir, & peu apres à sortir du lict, & en fin avant que je partisse d’Avignon, il fut guery entierement, & tellement resolu à me voir favoriser le Roy, que bien souvent luy mesme l’accompagnoit à mon logis quand il me venoit visiter. Il est vray qu’il me falut user d’un tresgrand artifice pour persuader au Roy, que je m’estois du tout esloginée d’Alcidon, & Alcidon mesme n’eut pas peu de peine à luy faire paroistre, que pour son respect il n’avoit plus aucun dessein sur moy, & qu’il s’en estoit retiré tout à fait, parce qu’ayant sceu la bonne volonté qui avoit esté entre-nous, & luy m’aimant bien fort, & par ainsi me jugeant fort agreable, il ne pouvoit penser que le respect eust eu tant de pouvoit sur Alcidon, que d’esteindre l’affection qu’il m’avoit portée, & puis considerant Alcidon jeune & beau, & luy desja fort avancé en son aage chenu & ridé, accidens qui ne sont pas souvent cause de faire naistre l’Amour, & mesme dans un jeune cœur comme le mien, & qu’il avoit trouvé empesché ailleurs à son abord, il ne se pouvoit figurer que j’eusse du tout quitté Alcidon pour luy. Et par ainsi vesquit longuement avec soupçon d’estre trompé : mais la discretion d’Alcidon, & la froideur dont j’usois avec luy, firent en fin perdre cette opinion au Roy, qui alors monstrant tout ouvertement l’affection qu’il me portoit, apres avoir fait à ma supplication ce que mon beau-frere defiroit, il manda à mon pere & à ma mere, qu’ils vinssent le trouver, & cela il le faisoit pour me donner occasion de demeurer auprés de luy avec cette excuse. Encores que l’un & l’autre fust fort vieux, si est-ce que l’ambition, qui tousjours jette ses racines plus avant dans l’ame des vieilles personnes, que dans les jeunes cœurs, les fit resoudre de laisser les commoditez de leurs maisons pour luy obeïr, en esperance de devenir plus grands par ses faveurs.

Nous voila donc à la suitte de la Cour, où le Roy ne trompa point leurs esperances : car il les combla & de bien & d’honneur, desquels toutesfois ils ne jouïrent gueres longuement, soit que leur aage fust venu au terme que nul ne peut outrepasser, ou que les incommoditez de la Cour, qu’il est impossible à tout autre qu’au Roy, d’éviter, eussent abregé leur vie, tant y a que peu de temps apres ils moururent tous deux, & sembloit qu’ils ne fussent venus à la suitte du Roy, que pour m’y laisser presque en possession : car autrement je n’y eusse ozé venir, au lieu que m’y trouvant toute portée je m’y arrestay, au commencement, sous l’excuse de vouloir donner ordre à quelques affaires domestiques qu’ils m’avoient laissées, & puis pour la poursuitte de quelques procez imaginez ; & en fin quand l’affection du Roy envers moy fut du tout descouverte, sous l’esperance d’estre sa femme, ainsi que luy-mesme en faisoit courre le bruit.

Durant tout ce temps, il se passa peu de jours sans que je ne donnasse la commodité à Alcidon de me voir en particulier, & que je n’employasse pour le moins deux heures auprés de luy, qui me sembloient tousjours trop courtes quand il faloit nous separer. Il sçait bien que je ne mens pas, & que plusieurs fois pour luy donner ce tesmoignage de ma bonne volonté, je l’ay mis & moy aussi en de tres-grands hazards, & de la vie & de l’honneur. Il est vray certes que j’ay un tres-grand subject de me loüer de luy & de sa discretion, pouvant dire, que quelque commodité que je luy aye donnée, ou quelque familiarité que je lui ay fait paroistre, il n’a jamais monstré de vouloir outrepasser avec moy les bornes de l’honnesteté. Et encores que je croye bien qu’il pensoit que je ne le souffrirois pas, toutefois je ne laisse de luy estre grandement obligée de ne m’avoir point donné subject de me douloir de luy.

Vivant de cette sorte avec beaucoup de contentement, encores que je fusse en continuelle inquietude, que le Roy ne recognut la continuation de nostre bonne volonté, & que cela ne luy donnast occasion de changer, comme il avoit desja fait au desadvantage de quelques autres, je m’aperceus qu’il y avoit quantité de Dames principales, qui toutes aspiroient de posseder ce grand Prince, fust pour la gloire de commander à celuy à qui tant de milliers d’hommes vaincus obeïssoient, fust pour l’esperance de venir à la Couronne, si l’Amour le convioit de les espouser. Et entre celles qui tenoient le premier rang, j’en remarquay deux. L’une qui se nommoit Clarinte, & l’autre Adelonde. Quant à Clarinte, j’avouë n’avoir jamais rien veu qui meritast mieux d’estre aimé & servy, ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour estre aimable. En premier lieu, l’envie n’eust sçeu trouver à redire en son visage. Et puis elle avoit la main la plus belle qui se peut voir, la taille si droitte & deliée, & la façon & majesté telle, qu’elle sembloit estre vrayement née pour porter la Couronne sur la teste, aussi bien que plusieurs de ses ayeuls avoient fait autresfois, & ce qui rendoit ses coups encor plus inevitables, c’estoit qu’à la beauté de ce corps estoit joint un des plus beaux esprits de l’univers, de qui les rayons paroissoient en toutes ses actions : mais particulierement en sa parole, qui estoit si charmante, que pour n’en point estre pris, il n’y avoit autre remede que de ne la point escouter. Bref j’avoüe que si j’eusse esté homme je l’eusse servie, quelque traittement que j’en eusse peu recevoir. Et d’effect, toute fille que j’estois, je ne me pouvois souler de la voir, & de demeurer auprés d’elle, quoy que tant de perfections & de merites me donnassent assez de subject de la haïr, à cause du dessein que j’avois, & la pretention que je recognoissois en elle.

Quant à Adelonde, c’estoit veritablement une belle Dame, mais n’aprochant en rien à la beauté de Clarinte, ny à ses merites, & de plus, qui estant mariée, ne pouvoit avoir les hautes pretentions de celle cy, de sorte qu’encores qu’il m’ennuyast fort de voir Euric la caresser, toutefois elle ne me donnoit pas les grands soupçons que j’avois de l’autre, & cela fut cause que je me resolus de divertir l’esprit de ce Prince premierement de celle cy, & puis avec plus de loisir de Adelonde, & mesme que je voyois desja qu’il s’y laissoit presque aller, & qu’encores qu’au commencement il feignit de la visiter, non point par Amour, mais par honneur seulement, depuis quelques jours il y alloit plus souvent que de coustume, & se cachoit de moy le plus qu’il pouvoit. Je m’en apperceus assez tost, outre que les espies que je tenois secrettement auprés de ce Prince, m’en advertirent incontinent, & cognoissant qu’il y falloit remedier & sans perdre temps, apres avoir cherché en moy-mesme ce que j’y pourrois faire, en fin je jettay l’œil sur Alcidon, me semblant que s’il me vouloit seconder en cette affaire, mon dessein pourroit heureusement reüssir, & parce qu’il estoit necessaire de l’effectuer promptement à la premiere occasion que je peus parler seule avec luy, je luy tins un tel langage :

J’ay demeuré quelque temps irresoluë, si je vous devois faire entendre une affaire qui me travaille plus que je ne sçaurois vous representer, craignant que l’affection que vous me portez, ne vous fasse recevoir mes paroles autrement que je ne desire, & toutesfois si vous considerez de quelle sorte j’ay vescu avec vous jusques icy, & quel tesmoignage je vous ay donné de ma bonne volonté, je m’asseure que vous jugerez avec moy, que la seule necessité de nos affaires me contraint de vous faire la priere que j’ay dilayé jusques icy. Vous sçavez qu’en la fortune où je suis, je n’ay pour envieuses de mon bien que toutes celles qui me voyent, de sorte que j’ay à me garder de toutes, comme de celles qui voudroient bien estre en ma place ; L’affection que vous m’avez promise, & celle que je vous porte, vous convient d’avoir soin de moy, mais plus encore vostre propre conservation, car encor qu’on ne sçache pas l’estroite amitié qui est entre-nous, si est-ce qu’il y a peu de personnes qui n’ayent remarqué, que vous avez tousjours porté mes affaires avec passion. Or les maximes d’Estat veulent que la mesme fortune du chef soit commune à tous les membres, si bien que vostre ruine est toute evidente, si la mienne advient. Je vous ay voulu remettre cecy devant les yeux, afin que vous ne trouviez point estrange ce que je suis contrainte de vous proposer pour nostre conservation. Vous voyez que Chrinte, soit qu’elle s’appuye sur la grandeur de ses parens, soit qu’elle fasse ce dessein sur la force *** de sa beauté, s’estudie de gagner la bonne volonté d’Euric, & qui pis-est, qu’elle n’y travaille pas du tout en vain, me semblant que ce Prince commence de la trouver plus agreable que je ne desirerois. Vous cognoissez l’humeur assez changeante de celuy avec qui nous avons affaire, & que jusques icy il ne s’est trouvé personne qui l’ait peu arrester : Si Clarinte vient au bout de ses desseins, jugez de quelle sorte elle nous esloignera de la Cour, afin de ne tomber en la mesme confusion où elle nous auroit mis : C’est pourquoy maintenant que les choses ne sont point advancées, que nous n’y puissions remedier : il faut que nous recherchions tous les artifices que nous pourrons imaginer pour nous mettre à couvert de cét orage. De penser que nous puissions user de violence, & y faire consentir l’esprit blessé de ce Prince, c’est estre bien ignorant des effects qu’Amour a accoustumé de produire à son commencement, puis qu’il n’y a rien qui le rende plus grand que les contrarietez qu’il y rencontre, semblable en cela au brasier que le vent rend plus grand & plus allumé ; de croire aussi qu’en dissimulant, ou ne faisant pas semblant de le cognoistre, le temps puisse nous y apporter quelque bon remede, c’est un fort mauvais & fort dangereux conseil, parce qu’encores que l’Amour qui n’est point contrarié, peu à peu de soy-mesme se destruise, & enfin devienne presque moins que rien, si est-ce qu’en cette occasion, l’attente est si perilleuse, que le danger en est du tout inévitable, puis que jamais l’Amour ne diminuë qu’apres la possession. La possession de Clarinte ne sera jamais sans mariage, le mariage estant, encor qu’Euric vint à changer d’Amour, elle ne laissera pas d’estre Royne des. Visigots, & nous par consequent subjets à toutes ses volontez & violences. De sorte qu’apres y avoir longuement pensé, je n’ay peu trouver autre remede au peril qui nous menace, que celuy que je vous vay dire, lequel je vous conjure encores une fois de vouloir prendre en bonne part, & non point d’un autre sens que comme je le vous propose. Vous n’estes point ignorant de combien de graces le Ciel & la Nature vous ont relevé par dessus le reste des hommes : La preuve que vous en avez faict par tout où il vous a pleu, vous en rend assez certain. Je ne faits point de doute que pour peu que vous vueilliez employer vos yeux à regarder Clarinte, elle en ressentira incontinent les charmes ordinaires, & quoy qu’elle n’eust point en l’estomach un cœur de chair, mais de rocher, elle n’en sçauroit eviter les coups ; si vous mettez en effet ma priere, il aviendra sans doute, ou qu’elle vous aimera, & soudain mesprisant Euric & toute son ambition, elle se donnera toute a vous, ou qu’Euric voyant que vous la recherchez, & qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en retirera, & ainsi nous eviterons ce mal-heur qui nous menace si fort : Si vous y sçavez quelque meilleur moyen, je vous supplie de le proposer, afin que nous voyons auquel nous avons à nous prendre. J’ay differé longuement de vous faire cette ouverture, craignant que vous n’eussiez opinion que je vous proposois ce party pour vous esloigner de moy, car tant s’en faut, tout ce que je vous en dis, n’est seulement que pour pouvoir à l’avenir demeurer ensemble, & avec plus de contentement & de seureté.

Voila les paroles dont j’usay avec Alcidon, luy monstrant si à nud mon intention, qu’il me sembloit bien ne luy donner nulle occasion de se mescontenter, ou de soupçonner que j’eusse autre dessein que celuy que je luy disois, & toutesfois quelque asseurance que je luy donnasse du contraire, ny quelque raison qu’il recogneust luy mesme, il ne peut du tout se persuader que ce ne fust pour l’esloigner entierement de moy, & avec cét esloignement m’obliger d’autant plus le grand Euric. Parce qu’apres s’estre teu quelque temps, & avoir tenu assez longuement les yeux en terre, il les releva, & avec un sousris qui monstroit bien son mescontentement, il me respondit, Dieu vueille, Madame, qu’en cecy je vous puisse aussi bien servir que vous le desirez : car quant à moy, sans qu’il soit necessaire de me rapporter tant de considerations, comme vous avez pris la peine de faire, il suffit de me dire que vostre volonté est telle : mais le cœur me dit, qu’un tresgrand mal-heur pour moy doit prendre origine de ce commandement. Je l’observeray, toutesfois non pas pour crenance que j’aye des faveurs dont vous dites que le Ciel m’a esté si liberal : car la preuve me monstre bien le contraire, n’ayant jamais rien aymé que vous, qui vous estes ravie de moy, mais pour vous faire seulement cognoistre que jusques à la mort je vous veux obeyr. O Dieu ! est-il possible que le Roy estant aimé de vous, ne soit point encores content, s’il ne me rend entierement miserable ? O Alcidon ! as-tu bien le cœur de supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoy ne les souffriras-tu pas, puis que c’est la belle Daphnide qui te l’ordonne ainsi ? & lors se tournant vers moy avec une grande reverence : Ouy, Madame, me dit-il, je feray ce que vous me commandez, & me deust-il aussi bien couster la vie, comme toute sorte de contentement.

A ce mot, il s’en voulut aller, mais je le retins par le bras, & apres luy avoir representé de nouveau tout ce que je viens de dire, & adjousté encores toutes les meilleures considerations que je peus, je le priay, que quoy qu’il vid nostre perte asseurée, toutesfois si c’estoit chose qui luy faschast tant, de ne faire pas ce que je luy avois dit, parce que toutes autres infortunes me seroient plus aysées à supporter que son desplaisir : mais que s’il vouloit un peu donner de lieu à la raison, il verroit bien que c’estoit à tort qu’il entroit en ses opinions, & qu’il m’offençoit grandement en les recevant : Madame, dit -il, si je vous offence en cela, j’en feray bien tost la penitence, en ce que vous me commandez, & telle que je m’asseure que vous en aurez pitié, & Dieu vueille que ce ne soit point trop tard : Toutefois je me suis de sorte sousmis entierement à vostre volonté, que je vous proteste d’obeïr à ce que vous m’avez commandé, & ne croyez point que j’y faille, sinon entant que la puissance me manquera, & quoy que vous voyez le trouble où vous m’avez mis par ce commandement, ne pensez pas je vous supplie, que cela procede d’ailleurs que de ma trop grande affection, qui ne me peut permettre de m’esloigner de vous, ou d’en servir une autre (encor que ce soit par fainte) sans une tres-grande peine : Alcidon, luy dis-je alors, luy jettant un bras au col, ce n’est pas de ceste heure que j’ay commencé de recognoistre les effects de vostre bonne volonté, ny combien outre vos merites elle m’oblige à vous aimer : mais croyez aussi, que si la mort ne me surprend bien tost, je sortiray quelquefois de ces debtes, & me desobligeray un jour de ce que je sçay bien que je vous dois, par d’aussi grands tesmoignages de mon amitié envers vous, que vous m’en avez rendu, & que j’en reçois maintenant. Et afin que vous puissiez prevoir quel est mon dessein, je vous promets, Alcidon, & vous jure devant le Dieu qui punist les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de Clarinte, sera mise par moy sur mon conte, & que ce sera moy qui vous en payeray.

Il me semble, que si Alcidon m’aymoit, ces paroles le devroient contenter, & toutesfois je vis bien qu’il se mettoit en ceste entreprise a contre-cœur, & seulement pour ne vouloir pas me desobeyr : Si est-ce que pour observer ce qu’il m’avoit promis, il s’y resolut, & selon sa discretion naturelle, il commença cette recherche, en laquelle, certes, il y trouva plus de difficulté que nous n’avions pensé, & y en eust bien eu encor d’avantage, si la fortune qui s’est tant pleuë à le favoriser en tout ce qu’il a voulu aimer, ne luy eust elle mesme osté les plus grands empeschemens, par la rencontre que je vous vay dire.

Il est aisé à juger que Clarinte estant belle, & telle que je vous ay dite, & nourrie dans une Cour si remplie de Chevaliers jeunes & genereux, n’estoit pas demeurée si long-temps sans estre servie, & peut-estre encores sans aimer. Entre tous, il y en avoit deux, qui sous pretexte du parentage qu’ils avoient avec elle, s’estoient plus avancez en ses bonnes graces : l’un s’appelloit Amintor, & l’autre Alcire, tous deux, certes, tres-vaillans & tres-aimables Chevaliers, & qui, si je ne me trompe, embarquerent au commencement cette belle Dame en ceste affection, sous le nom de l’amitié. Ruse assez ordinaire, & de laquelle Amour se sert bien souvent pour surprendre celles qui semblent estre plus difficiles à le recevoir dans leurs ames. Outre le parentage qui estoit entre ces deux Chevaliers, & qui les devoit lier ensemble d’une estroite amitié : encore la longue nourriture qu’ils avoient euë ensemble, la conformité des exercices ausquels ils s’adonnoient, & de leur aage, les avoit conviez d’estre freres-d’armes, & de se jurer l’amitié & l’assistance, ausquelles ce nom oblige ceux qui en font profession : Mais Amour, qui ne veut point souffrir de compagnon, deffit bien tost cette societé, de la sorte que je vous diray. Le feu est difficilement tenu caché sans que la fumée ne s’en apperçoive : mais je croy qu’il est encores plus malaise de couvrir longuement une grande affection, & mesme à ceux qui peuvent y avoir quelque interest. Ceste raison fut cause outre celle de l’ordinaire pratique, que ces deux Chevaliers s’apperceurent bien tost de l’Amour l’un de l’autre, & d’autant qu’Alcire recogneut que Amintor l’emportoit par dessus luy : apres avoir recherché tous les justes moyens qu’il se peut imaginer pour le devancer, & qu’il eut espreuvé que tous ses efforts luy estoient inutiles, il se resolut de recourre à la finesse, & à l’artifice, luy semblant que pour vaincre, il n’y avoit point de ruse qui peust estre blasmée.

C’est presque une chose ordinaire, que toutes les personnes de condition un peu relevée, choisissent entre ceux qui les servent, quelqu’un qui leur est plus agreable, & auquel ils se confient plus qu’à tout autre. Clarinte en avoit faict de mesme entre les filles qui la servoient : car il y en avoit une qu’elle aimoit, & en laquelle elle se fioit entierement, Alcire qui sçavoir combien ces personnes ont de puissance envers celles qu’elles servent, avoit de longue main recherché la bien-vueillance de cette fille, & comme il estoit fort accomply Chevalier, & fort liberal, il se l’estoit tellement acquise, que pour peu qu’il voulust s’y peiner d’avantage pour le nouveau dessein qu’il faisoit, il luy fut aisé d’en donner cognoissance telle qu’il luy pleut à Amintor. Ayant donc acquis cette fille de cette sorte, toutes les fois que son compagnon le rencontroit aupres de la belle Clarinte, il lui laissoit la place, & s’en alloit entretenir cette fille qu’il esloignoit des autres, & s’il s’apercevoit qu’Amintor le regardast, il sousrioit avec elle, & avoit tousjours quelque secret à luy dire à l’oreille, faisant tout ce qu’il pouvoit pour le faire entrer en quelque soupçon. Amintor qui prit garde incontinent à cette nouveauté, suivant le naturel de ceux qui aiment, soupçonna bien tost ce qu’Alcire desiroit de luy persuader, à sçavoir que cette familiarité procedoit de quelque autre plus grande, mais plus cachée qu’il avoit avec sa maistresse. Et d’autant qu’il estoit homme plein de franchise, & qui ne pouvoit rien porter dessus le cœur contre personne, un jour qu’il le trouva à propos, il luy dit : Est-il possible, Alcyre, que vous ayez autant d’affaire avec ceste fille de Clarinte que vous en faites de semblant ? Alcyre qui vit reüssir si bien son dessein, ne luy respondit au commencement qu’avec un petit sousris. Et apres, Que voulez vous, continua-t’il, que je vous die, vous possedez tellement la maistresse, qu’il faut quand vous y estes, si je ne veux demeurer seul, que je parle à celle que vous me laissez. Il me semble, adjousta Amintor, qu’autrefois vous ne souliez point faire ainsi, & que je ne suis point plus possesseur de la maistresse que je soulois estre. Qui a t’il donc de nouveau ? Alcyre demeura quelque temps sans respondre, & le regardant sousrioit, comme faisant le fin, dont Amintor se troubla encor davantage, & voiant qu’il ne disoit mot : Que veut dire, reprit-il, que vous ne me respondez point ? y ay-je quelque interest, ou n’est-ce point à mes despens que vous vous entretenez ensemble ? S’il est ainsi pour le moins que je le sçache, afin que j’aye ma part au passetemps. Alors Alcyre prenant un visage plus serieux : Amintor, luy dit-il, quand nous ne serions pas si proches parens que nous sommes, vous me devez croire assez vostre amy, pour ne vous point traiter de la sorte que vous dites : Mais il est certain qu’il y a long-temps que je vous eusse adverty de ce que vous desirez de sçavoir à cette heure, si je n’eusse eu peur de vous faire desplaisir, & cette mesme consideration m’en empeschera encore, si vous ne m’asseurez du contraire. Je ne vous asseureray pas, dit-il, de n’avoir point de desplaisir de ce que vous pourriez me dire, & mesme estant à mon desadvantage : mais si feray bien, que je vous auray une tres-grande obligation, si vous me dites ce que c’est, afin d’y remedier, ainsi que je jugeray estre à propos. Si vous me promettez, dit Alcyre, d’en user avec discretion, & vous servir de l’advertissement que je vous donneray, seulement pour sortir de la tromperie où l’on vous retient ; je suis tout prest à le vous dire, comme vostre parent & vostre amy : mais autrement je ne le feray pas, puisque sans vous profiter en rien, il me pourroit beaucoup nuire. Et Amintor le luy ayant promis avec toute sorte d’asseurance, Alcyre reprit ainsi la parole. Sçachez Amintor, qu’apres avoir longuement servy la belle Clarinte, ma bonne fortune a esté telle, qu’elle s’est entierement donnée à moy, & que je la possede. Ea Dieu, s’escria le Chevalier, Qu’est-ce que vous me dites ? vous possedez Clarinte ? Je la possede veritablement, reprit froidemnt Alcyre, & en mettez vostre esprit en repos : car elle est mienne, de telle sorte qu’il se passe fort peu de nuicts que je ne sois aupres d’elle, & c’est pourquoy vous voyez que je m’en retire en compagnie le plus que je puis, afin d’en oster la cognoissance aux plus curieux, ainsi qu’elle m’en a prié. O Dieu ! dit Amintor, en levant les mains joinctes en haut. O Dieu ! ne la punirez-vous point, la trompeuse & la perfide qu’elle est. Je vous asseure, adjousta Alcyre, que plusieurs fois j’ay voulu vous en advertir, estant marry de vous voir trompé comme vous estes : mais (ainsi que je vous ay dit) j’ay eu peur que vous n’en eussiez trop de desplaisir. Amintor alors pliant les bras sur son estomac, & ayant demeuré quelque temps sans parler, reprit enfin de ceste sorte. J’aurois une grande occasion de me douloir de vous, Alcire, en ce que vous m’avez ravy Clarinte, si je ne sçavois bien que la poursuitte que vous & moy en avons faite, n’a point esté au desceu l’un de l’autre : mais que comme ceux qui courent au prix, plusieurs entrent dans la course, & un seul le gaigne, de mesme je n’ay point d’occasion de me douloir de vous, si vous l’avez emportée cette Clarinte plustost que moy, au contraire j’ay beaucoup de subject de me loüer de vous pour la declaration que vous me faites, afin que je ne demeure plus longuement deceu. Il ne reste pour le comble de ceste obligation qu’une chose, de laquelle je vous veux conjurer, qui est de me faire sçavoir aussi bien par mes propres yeux ce que vous me dites, que je viens de l’apprendre de vous, par les oreilles. J’y feray, respondit Alcire, pour vostre contentement tout ce que je pourray : mais je crains fort que ce ne sera que rengreger vostre desplaisir. Mon desplaisir, respondit Amintor, ne s’en augmentera point, & quand il adviendroit autrement, il ne seroit que bien à propos, afin que j’aye tant plus de courage de faire la resolution que je dois. Alcire fit semblant de demeurer un peu empesché sur ceste demande, encore qu’il l’eust desja preveuë, & qu’il s’y fut preparé dés le commencement. Et en fin il luy respondit : Je ne sçay, Amintor, comme je pourray satisfaire à vostre curiosité : car encore que je le desire bien fort pour vostre contentement, je vois une grande difficulté de vous pouvoir mettre dans sa chambre : parce que ce n’est pas tous les soirs que j’y vay, mais seulement lors que la commodité le luy permet, laquelle elle ne me fait sçavoir que lors que chacun est desja presque couché, heure tant incommode, que je ne crois pas que vous y puissiez entrer sans estre veu. Non, non, dit Amintor, ce n’est pas ce que je demande, je fais bien la mesme consideration, il me suffira d’estre auprés de vous quand vous y entrerez. S’il ne tient qu’à cela, dit-il incontinent, vous serez bien tost satisfait, & peut estre dés ce soir mesme, si vous estes en vostre logis, & Amintor luy ayant promis de l’y attendre, ils se separerent sur ceste resolution.

Jugez, sage Adamas, à quelles impostures nous sommes sujettes par l’exemple de ceste sage Dame, qui encore qu’innocente, est toutefois par la finesse d’Alcire estimée & blasmée par Amintor, comme tres-coulpable ? Il s’alla renfermer dés l’heure mesme dans sa chambre attendant avec impatience que le ruzé Alcire le vint advertir. Luy cependant desireux d’achever aussi bien son entreprise, qui luy sembloit d’y avoir donné un bon commencement, & ayant desja de longue main resolu ce qu’il avoit à faire : L’heure estant venuë que chacun estoit prest de se mettre au lict, il se demesle de tous ceux qui estoient d’ordinaire avec luy, & vient trouver Amintor pour le conduire où il luy avoit promis. Le Roy Euric qui se plaisoit grandement parmy les Dames, afin d’avoir plus de commodité de nous voir, nous avoit logées Clarinte, Adelonde & moy dans son Palais, feignant que c’estoit pour nous faire plus d’honneur. Le quartier de Clarinte estoit presque à plein pied de la Cour, & ne falloit que monter trois ou quatre marches pour y aller, & estant sur ce petit perron, on entroit dans sa chambre par deux divers endroits, par l’un on trouvoit une grande salle & une anti-chambre avant que d’y entrer. Par l’autre, on passoit par une petite gallerie fort obscure, qui conduisoit en son cabine où Clarinte couchoit ordinairement : & quand on vouloit passer plus outre sans entrer dans son cabinet, il ne falloit qu’ouvrir une porte tout auprés, par laquelle on entroit dans une tres-grande salle qui conduisoit hors du Palais, par une porte fort peu frequentée.

Alcire ayant de long temps fort bien remarque tout ce que je viens de dire, conduisit Amintor dans ceste petite galerie, où estant sans point de lumiere, lors que desja chacun estoit retiré, il luy dit, Vous verrez, Amintor, qu’aussi tost que je heurteray à la porte du cabinet, on me viendra ouvrir : mais je vous supplie, suivant ce que vous m’avez promis, de vous en retourner sans faire bruit aussi tost que vous m’aurez veu entrer dedans : & puis le laissant à quatre ou cinq pas de la porte, il fit semblant d’aller grater contre la porte du cabinet de Clarinte, & il alla à l’autre par laquelle on entroit dans la grande salle, & qui pour estre toute proche ne pouvoit estre discernée par Amintor, & apres y avoir demeuré quelque temps, il revinit vers luy, & luy dit doucement à l’oreille : Nous avons un peu trop tardé, elles estoient desja à moitié endormies, mais j’ay oüy qu’elles se levent : je vous supplie encor un coup, quand je seray entré, de vous en aller le plus doucement que vous pourrez, & cependant de vous reculer encor un peu plus, de peur que si les flambeaux estoient encor allumez, vous ne fussiez veu quand la porte s’ouvrira. Amintor le fit, ne pensant point à sa finesse, qui ne tendoit à autre fin qu’à l’esloigner d’avantage de la porte du cabinet, de peur qu’il ne peust s’appercevoir de sa ruse. S’estant donc r’aproché le plus doucement qu’il peut de ceste porte, il ouvrit luy-mesme celle qui alloit dans la grande salle, & y entrant la referma incontinent apres, parce que le ressort estoit fait de telle façon, qu’en la poussant, elle se fermoit d’elle mesme : & Alcire qui l’avoit remarquée, y estoit venu un peu auparavant, & l’avoit laissée entr’ouverte. Amintor qui l’ouyt ouvrir & fermer incontinent, eut opinion que veritablement c’estoit celle du cabinet de Clarinte, & il est bien croyable que tout autre y eust esté aussi bien trompé que luy, estans si proche l’un de l’autre, & le lieu si obscur : toutefois pour en estre plus asseuré, il vint prester l’oreille à la porte, pour ouyr s’ils parleroient ou feroient quelque bruit : mais ou fust que veritablement au bruit qu’Alcire avoit fait, quelqu’un s’esveilla dans la chambre de Clarinte, ou que l’aprehension le luy fit sembler ainsi, tant y a qu’il eut opinion d’y ouyr quelque bruit, ce qui le transporta de sorte, qu’il fut prest plusieurs fois d’enfoncer la porte à coups de pied. En fin se souvenant de la parole qu’il avoit donnée, & de la proximité qui estoit entr’eux, & en quelle confusion il mettroit toute sa maison, il eut assez de pouvoir sur luy pour s’en empescher & s’oster de là, mais avec tant de regret, que de toute la nuict il ne peut reposer. D’autre costé, Alcire ayant si bien joüé son personnage, & craignant qu’Amintor ne le vint chercher en son logis, ne voulut point y retourner, ny en lieu où le lendemain quelqu’un peust dire de l’avoir veu ; & à ceste occasion passa toute la nuict dans quelques grottes d’un jardin, dont il s’estoit fait donner la clef. Jugez en quel estat il avoit mis Amintor, & combien un Amant doit avoir de prudence, pour eviter les artifices d’un Rival. Le desplaisir de ce Chevalier fut tel, que ne le pouvant declarer à personne, il fut enfin contraint de se mettre dans le lict, & alla quelque temps disputant contre le mal, avant que d’y vouloir donner remede ; De quoy Clarinte estant advertie par le bruit qui en couroit, poussée de l’amitié qu’elle luy portoit, & ignorant le subject de sa maladie, se resolut de l’aller visiter : mais elle le trouva si triste, qu’à peine la peut-il regarder, ce qu’elle attribuoit à la grandeur de son mal : mais l’allant une autrefois visiter, & le trouvant encore plus melancolique que la premiere fois, elle ne se peut empescher de luy dire : Il est certain, Amintor, que vostre mal doit estre fort grand, puis qu’il ne vous change pas seulement le visage, mais vous rend d’une humeur si differente à celle dont vous souliez estre, que veritablement vous n’estes plus recognoissable Ha Clarinte ! luy respondit-il en souspirant, combien eust-il esté à propos que ce changement fut arrivé il y a long temps ? Elle demeura estonnée d’oüyr ceste responce, & lors qu’elle vouloit continuer pour en apprendre d’avantage, les Medecins s’approcherent de luy, de sorte que craignant que quelqu’un ne s’en apperceust, elle n’oza repliquer au contraire, s’estant arrestée fort peu de temps auprés de luy, elle se retira la plus mal satisfaite personne du monde.

Cependant Alcire pour ne point perdre temps, apres avoir veu un si bon commencement, & un progrez si favorable à ses desseins, pour se prevaloir encor mieux des occasions qui se pourroient presenter, se rendit beaucoup plus familier d’Amintor, qu’il ne souloit estre, & demeuroit si assiduellement auprés de luy, qu’il estoit impossible qu’il parlast à personne sans qu’il l’ouyt. Car cognoissant bien que son mal procedoit principalement du desplaisir qu’il recevoit de Clarinte, il ne vouloit point qu’elle l’en peust desabuser, ny que quelqu’un luy fit recognoistre la verité : mais parce qu’il n’avoit pas encore entierement accomply son chef-d’œuvre, & qu’il estoit necessaire, que comme il avoit trompé Amintor, il abusast aussi Clarinte, afin que comme il s’esloignoit d’elle, elle s’esloignast aussi de luy. Un jour qu’il se trouva seul dans la chambre de son compagnon, & qu’il recogneut que le mal le pressoit moins que de coustume, il fit semblant de vouloir escrire quelque chose qui luy estoit d’importance : mais comme s’il n’eust peu venir à bout de ce qu’il avoit à faire, il effaçoit tantost une parole, & tantost rayoit une ligne toute entiere, & en fin feignant de se dépiter contre soy-mesme, rompoit & le papier & la plume contre la table, frappant de colere des mains dessus. De quoy Amintor sousriant, & ne sçachant d’où procedoit ceste façon de faire, luy demanda, quelle occasion il en avoit : Je vous asseure, luy dit-il, que je pense n’avoir pas aujourd’huy l’esprit bien fait. Ce matin le Roy m’a commandé de faire pour luy une lettre de remerciment à une Dame, pour quelques faveurs qu’elle luy a faites, & faut que je la luy porte tout à ceste heure, afin qu’il ait le loisir de la rescrire : mais je ne sçay où aujourd’huy mon esprit s’en est allé : je ne puis lier deux paroles bien à propos, & parce qu’Amintor aimoit Alcire, & qu’il sçavoit bien qu’Euric avoit accoustumé de donner bien souvent de semblables commissions à ceux qu’il aimoit le plus : Il voulut essayer si son mal luy permettroit de faire cette lettre pour son amy, & pource luy ostant le broüillart des mains afin d’en comprendre mieux le subject, apres y avoir un peu songé ; Il escrivit telles paroles :


LETTRE


D’Amintor au nom du Roy Euric.

C’est à la grandeur de mon affection, & non pas de mon merite, que vous avez voulu mesurer la faveur que j’ay receuë de vous : mais à quoy faut-il que j’esgalle le remerciment que je vous en dois ? Sera-ce point pour ne vous estre redevable à ceste mesme grandeur de mon affection ? Mais estant infinie, avec quoy se pourroit-elle esgaller ? avec ce qui est comme elle infiny, & telle est la volonté que j’ay de vous faire service, laquelle je vous supplie de recevoir, comme celle de la personne du monde qui vous ayme le plus, & qui est aussi la plus obligée.


Ce qu’Alcire desiroit sur toutes choses, c’estoit qu’Amintor escrivit cette lettre sur ce suject, non pas pour la donner au Roy, ainsi qu’il en faisoit le semblant, mais pour un autre effect qu’il avoit desseigné en luy mesme. Il loüe donc grandement la vivacité de son esprit, & la facilité qu’il avoit de mettre ses conceptions par escrit, le remercie de ce qu’il a faict pour luy, l’ayant osté d’une peine qui n’estoit pas petite, & la mettant dans sa poche, s’en va feignant de la vouloir rescrire, dans un petit cabinet où il souloit se retirer bien souvent. De fortune le broüillart qu’il avoit fait demeura sur la table, que le pauvre malade serra dans une layette où il avoit accoustumé de mettre semblables papiers, sans autre dessein que de ne vouloir pas qu’il fust veu : Alcire cependant prend de la soye, & estant hors de la presence d’Amintor cachette cette lettre, & y met un chiffre dessus, & puis s’en va trouver Clarinte, prenant l’heure qu’il pensa la pouvoir trouver plus seule. Deux jours estoient desja passez depuis la derniere fois qu’elle avoit visité Amintor, & qu’elle en estoit revenuë si mal satisfaicte : Toute-fois encore qu’elle desirast beaucoup de sçavoir pourquoy Amintor luy avoit parlé de cette sorte, si est-ce qu’elle n’avoit osé y retourner si promptement, de peur de donner subject aux médisans de mal parler d’elle : & maintenant voyant Alcire, & sçachant la familiarité qui estoit entre eux, encore qu’elle ne fust pas ignorante qu’il l’aimoit aussi bien qu’Amintor, si ne peut-elle s’empescher de luy demander comme se portoit son malade. Alcire faisant semblant de ne sçavoir point que son compagnon la servist, luy respondit froidement : Je crois, Madame, qu’il se portera bien, estant depuis peu devenu si joyeux, qu’il n’y a pas apparence qu’il tienne longuement la chambre, puis que les Medecins disent, que son mal ne procede que d’une grande tristesse. Je crois, respondit Clarinte, que les Medecins ont fort bien jugé : Et faut, s’il est si joyeux que vous le dites, qu’il soit fort changé depuis que je ne l’ay veu : car la derniere fois que je fus chez lui, à peine pouvoit-il ouvrir la bouche pour parler à moy. Je ne sçay, respondit Alcire, quel il estoit lors que vous le vistes : mais si fais bien, que jamais homme ne monstra un visage plus content qu’il fait depuis hier au matin : aussi n’est-ce pas sans raison : si c’est avec raison que celuy se contente qui a obtenu ce qu’il desire. Et je vous supplie Alcire, dit-elle incontinent, faictes moy sçavoir ce contentement, afin que comme sa parente & sa bonne amie, je participe au plaisir qu’il en a. Je le ferois, repliqua-t’il, pour obeyr à ce que vous me commandez : mais je sçay, Madame, que la plus-part des femmes ne sçavent rien taire, & peut-estre s’il venoit à le sçavoir, je perdrois son amitié que je tiens si chere. J’avouë, respondit-elle, que je suis femme, mais non pas de celles-là que vous dites ne sçavoir rien taire, ayant toute ma vie fait particuliere profession de ne parler jamais de ce que je promets de tenir caché, comme à cette fois je le vous proteste & le vous jure. Sur ceste parole, dit-il, je le vous diray : mais à condition que vous n’userez point de la puissance que vous avez sur moy, pour m’en faire declarer davantage que je ne voudray. Ce seroit trop de discourtoisie, dit-elle, encore que je le peusse faire, de vous y vouloir contraindre. C’est pourquoy je vous asseure de ne vouloir jamais rien sçavoir de vous, que ce que vous mesme vous m’en voudrez dire. Sçachez donc, reprit finement Alcire, que le pauvre Amintor est secrettement devenu amoureux d’une des principales & des plus belles Dames de la Cour, & que l’aimant passionnément, & s’estant figuré qu’elle devoit rendre à son affection quelque sorte de bonne volonté : il y a quelques jours qu’il en voulut retirer quelque preuve : mais s’estant trouvé beaucoup moins heureux qu’il n’avoit eu opinion, il en ressentit un si grand desplaisir, qu’il en devint malade, se donnant de telle sorte du tout à la melancholie, qu’il y avoit peu de personnes qui ne la jugeast estre la seule cause de son mal. De quoy ceste belle Dame estant advertie, esmeuë à quelque compassion le vint visiter, & depuis ayant recogneu la grandeur de son affection, luy a donné autant de subject de se contenter d’elle, que peu auparavant elle luy en avoit donné de mescontentement : De vous dire quel il est, il n’y a point d’apparence : Puis, Madame, que vous le pouvez juger par l’effect que je vous en dis, tant y a que ce matin il a mis la main à la plume pour luy escrire, & ne se fiant de personne que de moy, m’a prié de luy porter sa lettre. Clarinte oyant ces nouvelles, ne peut s’empescher de rougir infiniment, surprise de la nouvelle de cét Amour, & parce qu’elle ne vouloit pas qu’Alcire s’en apperceust, elle fit semblant de se moucher, & en mesme temps luy demanda, qui estoit ceste courtoise Dame, sans mesme oster le mouchoir du visage, pour empescher que le changement de sa voix ne fust recogneu. C’est, dit Alcire, ce que vous m’avez promis de ne me commander pas de vous dire : mais pour vous donner plus d’asseurance de mes paroles, & que vous puissiez mieux juger ce que je vous dis : encore que sa lettre soit cachetée, je ne laisseray pas de la vous monstrer : parce que je reprendray bien son cachet sans qu’il le voye, & lors ouvrant la lettre, la luy presenta. Elle qui cognoissoit fort bien l’escriture d’Amintor, soudain qu’elle y jetta les yeux dessus, vit bien que veritablement il l’avoit escrite, & cela luy faisant adjouster foy à tout ce qu’Alcire venoit de dire : Elle leut avec une grande émotion tout ce qui estoit escrit, qui luy donna encore plus de desir de sçavoir à qui ce remerciment s’adressoit. Et ne me direz vous point, Alcire, luy dit elle, à qui ces belles paroles sont escrites ? Madame, dit-il, je la vous eusse nommée dés le commencement, si je n’eusse promis le contraire, avec de si grands sermens, que j’aurois horreur de les rompre, mais qu’il vous suffise que c’est l’une des plus belles Dames de la Cour : Je le crois, dit Clarinte, puis que vous le dites : Mais continua-t’elle, quelque beauté qui soit en elle, si l’estimeray je encor beaucoup moindre que sa courtoisie : & puis que vous ne me voulez dire son nom, ne me pouvant venger en autre chose, je ne veux pas qu’elle ait le contentement de lire cette lettre, & en mesme temps-pressée du dépit, la rompit en diverses pieces. Alcire fit semblant d’en estre bien marry, & de l’en vouloir empescher, encore que ce fust son moindre soucy : en fin voyant qu’il n’y avoit plus de remede, il fit semblant de se consoler. Je diray, continua-t’il, qu’en tirant mon mouchoir elle est tombée dans le feu, où elle a esté plustost bruslée que je n’y ay pris garde, & s’il veut il en refera un autre.

Ce pouvoit-il user avec plus de finesse, pour rompre une amitié des deux costez, qu’Alcire en ceste occasion en inventa ? aussi fit-il un si grand coup en l’un & en l’autre, que Clarinte abusée de ceste lettre, & Amintor deceu de ce qu’il pensoit avoir bien veu, estoient si mal satisfaits l’un de l’autre, qu’ils n’attendoient plus que l’occasion de se voir, pour venir aux extremes reproches, qui fut cause que Clarinte n’alla plus voir Amintor, & qu’Amintor laissa escouler plusieurs jours contre sa coustume, sans l’envoyer visiter, ce qui ne faisoit que les affermir d’avantage en l’opinion qu’Alcire leur avoit fait concevoir.

Or voyez, mon pere, combien la fortune, quand elle veut, prepare le chemin aisément à celuy qui luy plaist, qui parvienne à la fin de ses desseins. J’ay esté contrainte de vous dire un peu au long les finesses d’Alcire, & les mescontentemens de Clarinte, afin de vous faire mieux entendre, comme Alcidon pour effectuer la priere que je luy avois faite, parvint aux bonnes graces de Clarinte : parce que c’est une chose tres-asseurée, que sans cette dissension, il eust peu mal-aisément venir à bout de son dessein : Mais comme il a tousjours esté tres-heureux en tout ce qu’il a entrepris, il ne le fut moins à ce coup de rencontrer ce hazard si à propos.

Alcidon a voulu couvrir tant qu’il a peu son infidelité, par les discours qu’il a faits, & quoy que je me sois tüe quand il en a parlé, & que quand il me vint retrouver la premiere fois, je n’en fisse point de semblant, si est-ce que je sçavois tres-bien, que le long temps qu’il avoit demeuré sans me faire sçavoir de ses nouvelles, avoit veu naistre d’autres affections en luy, que celles qu’il avoit euës pour moy : car sans en chercher de plus esloignées, je sçavois fort asseurément, que Torrismond estant mort, lors que Tierry son frere prit la Couronne, il vit dans l’une des villes d’Aquitaine Clarinte, & qu’il l’aima : & si je voulois, peut estre luy pourrois-je bien dire & le temps & le lieu : mais il suffit qu’en son ame il sçait bien que je dis vray. Et parce qu’Alcidon faisoit semblant de ne vouloir point avoüer ce qu’elle disoit. Non, non, dit-elle, Alcidon, ne niez point la verité, vous sçavez que je dis vray, & que peu de temps apres l’accident de Damon & de Madonthe, Torrismond venant à mourir, & Tierry luy succedant, vous le suivistes en ses voyages, & qu’au siege d’une ville vous vistes cette belle Dame, de laquelle vous eussiez davantage continué le service, si Tierry mesme ne fut mort presque aussi tost qu’il fut Roy, & depuis vous en fustes distrait par le grand Euric, qui vous occupa de telle sorte en ses diverses entreprises, que vous oubliastes aussi bien Clarinte, qu’auparavant vous aviez eu peu de memoire pour moy : & vous contentez Alcidon, que si je voulois, je vous raconterois, non seulement le commencement & le progrez de cette affection, mais peut estre encores tant de particularitez de vostre vie, que vous vous en estonneriez.

Je dis cecy, sage Adamas, non pour luy reprocher son inconstance : car je sçay bien que son âge ne luy permettoit pas alors d’estre plus constant, & que je ne l’avois point obligé d’avoir plus de fidelité pour moy : mais je le dis seulement pour vous faire entendre, qu’il eust beaucoup moins de peine à faire recognoistre sa bonne volonté à cette belle Dame. Je ne nieray pas, interrompit Alcidon, que du temps que vous dites, je n’aye veu Clarinte, & que sa beauté ne m’ait ravy, par une rencontre fort inesperée : Car au siege d’une ville, quelque intermission ayant esté faite des armes, je m’approchay de la muraille où le Roy m’envoyoit, pour faire retirer les soldats qui s’en approchoient trop ; Je vis cette belle Dame sur les creneaux, où elle estoit venuë pour parler à quelqu’un de nostre armée qu’elle cognoissoit : J’avouë qu’aussi tost que je la vis, je l’admiray, & qu’elle faillit dés lors de me couster la vie, parce que la trefue se rompant cependant que je la considerois, je ne me donnay garde que je fus tout couvert de traicts & de flesches, que ceux de la muraille me tiroient, & que comme elle portoit en ses habits le signe de la mort, car elle faisoit le dueil de son pere, sa veüe me fut presque mortelle de cette sorte, mais je ne confesseray jamais que cela m’ait fait manquer à ce que je vous dois, & que vous me faites une extreme injure, quand vous en parlez autrement. Nous en croirons, dit Daphnide, ce qu’il vous plaira, tant y a Alcidon, que cette fois que par mon commandement vous luy parlastes d’Amour, n’avoit pas esté la premiere, & qu’à cette occasion l’accez vous en fut plus aisé.

Au commencement, toutefois sçachant ce qui s’estoit passé entre nous, d’autant que le Roy mesme le luy avoit raconté, elle ne laissa de rejetter bien fort ses paroles, car il faut que vous scachiez, mon pere, que le grand Euric pensant s’avancer d’avantage en ses bonnes graces, luy faisoit entendre, que toute la recherche qu’il me faisoit, n’estoit que pour Alcidon, qu’il luy disoit estre passionnément amoureux de moy. Et parce que ce Chevalier desireux de vaincre cette belle Dame, ne s’arresta pas au premier refus qu’elle luy fit : Un jour qu’Euric s’estoit allé promener sur le Rosne, & pour passer le temps en meilleure compagnie, avoit convié une partie des Dames, entre lesquelles nous estions Clarinte & moy, je pris garde qu’Alcidon s’en approcha, & apres avoir parlé quelque temps à elle, je vis qu’il luy donna un papier qu’elle prit, & incontinent apres le despliant le rompit & le jetta dans le fleuve sans le lire, je ne peus pour lors entendre ce qu’il luy avoit dit, ny ce qu’elle luy respondit, parce que j’estois trop esloignée, & qu’ils parloient fort bas : mais Alcidon me dit depuis, qu’il luy avoit dit : Ne trouvez estrange, Madame, si je viens tenter en ce lieu ce que je n’ay peu obtenir ailleurs, je veux dire, l’honneur de vos bonnes graces, parce qu’ayant esté si mal-heureux quand je vous en ay suppliée sur la terre, je veux essayer si l’Element de l’eau me sera point plus favorable, & d’autant que quand je vous vois, mon ame s’employe tellement à vous regarder, qu’elle oublie de parler : pour suppléer à ce deffaut, j’ay mis dans ce papier une partie des choses que je voudrois bien, & que je ne puis vous dire : Et à ce mot, il le luy presenta, elle qui eut peur qu’en le refusant, elle ne fut cause que plusieurs s’en prinssent garde, le receut, & luy dit : Vous avez eu raison, Alcidon, de penser que cét Element vous seroit plus favorable que l’autre, s’il est vray que chacun favorise son semblable, car vostre humeur inconstante ne ressemble en rien à la terre, & si fait bien à cét Element qui ne s’arreste jamais, & pour vous monstrer que j’en fais le mesme jugement, je luy donne ce papier où vous dites avoir escrit ce que vous desirez, afin qu’il vous accorde vostre requeste, m’asseurant bien que vous cognoissant aussi inconstant que luy, il vous favorisera autant qu’il luy sera possible : Et à ce mot, rompant la lettre en plusieurs pieces, sans la lire la jetta dans le fleuve. Ah, Madame ! luy dit Alcidon, luy voulant retenir le bras, est-ce ainsi que vous mesprisez la plus entiere affection qui vous ait jamais esté offerte ? Ne vous contentez vous pas, injuste que vous estes, de me brusler le cœur par le feu de vos yeux, sans en noyer les plaintes dans ce fleuve pour ne les voir pas ? Vous avez tort, luy dit-elle froidement, de m’accuser d’injustice, puis que je me fais paroistre tres-equitable de ne vouloir rien retenir de l’autruy, rendant à cét Element si inconstant les pensées & les conceptions du cœur le plus inconstant qui soit en l’univers.

Cependant que Clarinte parloit de ceste sorte à ce Chevalier, le Roy m’entretenoit, & toutesfois je n’estois pas si attentive à son discours, que je n’eusse l’œil sur Alcidon, & m’asseurant bien que Clarinte feroit quelque action, qui donneroit cognoissance de ce qu’il luy disoit, afin que le Roy y prit garde, expressement sans luy respondre, je tins quelque temps les yeux sur eux, & parce qu’il me tira par le bras, comme s’il eust voulu me faire revenir d’un sommeil : Je ne dors pas, luy dis-je, Seigneur, voyez ce que je regarde, & lors je luy monstray Clarinte & Alcidon, & de fortune au mesme temps que le Chevalier luy donnoit la lettre, de sorte qu’il peut voir comme elle la rompit & la jetta dans l’eau : Dequoy je fus bien aise, afin qu’il commençast de prendre garde à cette nouvelle Amour, sçachant bien qu’en semblables affaires, il ne faut seulement qu’en faire voir un peu, & laisser à la jalousie d’achever le reste.

Depuis ce jour, Alcidon continua de sorte & poursuivit si bien son entreprise, que la belle Clarinte, pensant que ce seroit un tres bon moyen pour gagner Euric, & pour faire regretter à Amintor la perte qu’il avoit faite d’elle, fit semblant de lui vouloir un peu de bien : Je dis, fit semblant, car veritablement pour lors elle n’avoit autre passion que l’ambition, pour laquelle elle estoit bien aise d’estre aymée du grand Euric, & que le despit contre Amintor, croyant qu’il se fust retiré d’elle pour quelque autre, a quoy elle jugeoit que la bonne chere qu’elle faisoit à Alcidon luy pourroit estre fort profitable : car elle sçavoit bien que pour r’appeller un Amant perdu, il n’y avoit rien de meilleur que de faire naistre la jalousie, & pour en acquerir un de la qualité du Roy, il n’y avoit artifice meilleur que de s’acquerir les bonnes graces de ceux qui en sont aymez & favorisez, comme elle voyoit estre ce Chevalier, afin que par leurs loüanges, ils portent l’esprit de leur maistre à les aimer d’avantage, outre qu’elle en avoit, ce luy sembloit, un exemple en moy, qu’elle sçavoit bien avoir esté aymée d’Alcidon, & qu’elle pensoit estre parvenuë aux bonnes graces du Roy, par son moyen. En ceste consideration doncques, elle commença d’escouter ce Chevalier, & de luy faire quelque espere de petites faveurs : dequoy je recevois un tres-grand contentement, pensant bien que quand le Roy s’en prendroit garde, il estoit impossible, selon son humeur, qu’il ne s’en offençast grandement, & tout expres lors que je pouvois parler à Alcidon en particulier, je le solicitois tousjours de s’avancer d’avantage en ses bonnes graces, & de la rechercher mesme à la veuë d’Euric, pourveu que ce fust avec discretion, ce qu’il fit de telle sorte, que non pas seulement le Roy & Amintor, mais presque toute la Cour s’en prit garde, d’autant qu’au commencement, ny Clarinte, ny Alcidon, n’avoient pas grande opinion de s’aymer à bon escient, mais seulement pour les desseins qu’ils avoient tous deux, lesquels ne pouvoient estre accomplis, s’ils eussent tenu leur amitié secrette, parce que tout l’effect qu’ils en esperoient devoit proceder de la cognoissance qu’ils en donnoient à autruy.

Ils continuerent quelque temps de ceste sorte, durant lequel, Amintor s’alla tousjours plus opiniastrant contre l’affection qu’il portoit à Clarinte, ne pouvant consentir que son cœur genereux aymast une personne, de laquelle il pensoit avoir esté si laschement trahy. D’autre costé, elle qui pensoit avoir encor plus d’occasion de le hayr, pour en avoir esté si indignement delaissée, encore qu’elle feignist de ne s’en point soucier, si est-ce qu’elle en ressentoit le desplaisir si vif en l’ame, qu’elle ne se pouvoit deffendre de l’extreme tristesse, qui descouvre au visage les ennuis que le cœur veut tenir cachez, & comme la neige en roulant sur d’autre s’amoncelle & s’agrandist, de mesme ce desplaisir peu à peu se joignant à d’autres ennuis, dont la vie des hommes n’est que trop fertile, elle se reduit en un tel estat, qu’enfin elle fut contrainte de se mettre au lict, où tout son plus grand exercice estoit de souspirer & de plaindre. Amintor en fut incontinent adverty, parce qu’a cause de leur parentage les domestiques des uns & des autres avoient une tres-grande familiarité ensemble : mais cela encor ne fut point suffisant de vaincre l’esprit offencé de ce Chevalier. Il advint enfin, que le mal de cette belle Dame regregeant de jour en jour, il fut adverty qu’une nuict elle avoit eu des suppositions qui avoient failly de l’emporter, & qu’on ne sçavoit encore ce qui en arriveroit. Il avoit tenu bon jusques la, mais oyant parler de mort, il fallut se rendre, & sans attendre d’avantage, se faisant par force habiller, il se fit trainer tout malade qu’il estoit au mieux qu’il peut au logis de Clarinte, qu’il trouva dans le lict, mais non pas toutes fois en l’extremité qu’on luy avoit dite, parce qu’encore que la nuict elle eust ce fascheux accident, le jour estant venu luy rapporta de la force & de l’allegement. Elle qui eust attendu toute autre visite plustost que la sienne, & qui grandement offensée contre luy, n’en pouvoit souffrir la presence qu’avec peine, pensant qu’il vint la voir pour continuer ses tromperies, resolut de se faire effort, & en cachant son mal, essayer de luy desplaire en tout ce qu’elle pourroit. En ce dessein apres quelques propos communs, elle luy demanda des nouvelles de la Cour : Car, dit-elle, estant dans ce lict où vous me voyez, je n’en sçay que ce que par pitié on m’en vient dire, & en eschange si vous prenez ceste peine, je vous en apprendray des miennes. Madame, dit froidement Amintor, il y a long-temps que je ne fais la Cour qu’à mon lict, que ce n’est pas à moy à qui il se faut adresser pour en aprendre : mais n’estant venu icy que pour sçavoir des vostres, vous m’obligerez grandement de m’en dire, me resjouïssant cependant de vous voir en un meilleur estat que l’on ne m’avoit pas figuré ce matin. Et quoy, Amintor, respondit-elle, vous me pensiez peut-estre trouver morte ? Non, non, je ne vous veux pas encor mettre en despense d’un habit noir ; & pour vous monstrer que Dieu mercy je ne suis pas reduite a un tel estat, je veux en satisfaisant à la curiosité que vous avez de sçavoir de mes nouvelles, vous monstrer que mes pensées tendent bien ailleurs : & lors passant la main sous le chevet, elle en tira un papier qu’elle luy presenta. Tenez Amintor, continua-t’elle, lisez ces vers qui ont esté faits sur ces fleurs que vous voyez attachées au chevet de mon lict, & puis si vous n’en sçavez deviner l’autheur, je le vous diray. Avant, dit-il, que de les lire, je penserois le pouvoir nommer asseurément, & lors les despliant, il trouva qu’ils estoient tels :


MADRIGAL

Sur un bouquet de fleurs aupres de Clarinte dans le lict.

Pres d’elle sur son lict, un bouquet j’aperçeus.

Que d’envie aussi tost contre luy je conceus :

O fleurs, au prix de moy, que vous estes heureuses !

En souspirent, leur dis-je, & lors me reprenant,

Je dis incontinent :

Mais pour n’estre amoureuses,

Belles fleurs, je vous croy

Moins heureuses que moy.

Puis soudain au rebours, repensant en moy-mesme,

Que je n’ay point de mal, sinon parce que j’ayme :

Je te dis, ô bouquet ! mille fois plus heureux,

N’estant point amoureux.


Amintor ayant leu ces premiers vers, s’arresta pour considerer la lettre, & apres y avoir quelque temps songé : Et bien, luy dit Clarinte, qu’en pensez vous ? Jusques icy, respondit-il, je n’y voy rien qui me fasse changer d’opinion, sinon l’escriture, qui veritablement n’est pas de celuy que je pensois : mais, peut-estre, l’a-t’il fait expres pour en oster la cognoissance à ceux qui les verroient. Je cognois bien, adjousta Clarinte, que vous vous trompez : mais continuez de lire les autres, & peut-estre vous en donneront-ils plus de cognoissance, ou vous mettront entierement hors de l’opinion où vous estes. Lors Amintor continua de cette sorte :


SONNET


Sur le mesme suject.


Amour cueillit ces fleurs où prend la belle Aurore

Ses roses, ses œillets, & ses lis tour à tour :

Qu’apres ouvrant le Ciel, & les portes du jour,

En tombant de ses mains, tout l’Orient adore.

Belles fleurs que le Ciel de tant de grace honore,

Qu’heureuses vous serez en un si beau sejour ;

Vous mourez, il est vray, mais sur l’autel d’amour.

Autel où tous les cœurs voudroient mourir encore.

Que vous vinstes, ô fleurs ! sous un heureux destin,

Vous nasquistes jadis dedans un beau jardin,

Et de mourir icy vous estes destinées.

D’avoir changé de lieu, qu’il ne vous fasche pas

Car vous mourrez bien mieux, que vous n’estes pas nées :

O Dieu ! qui n’esliroit avec vous ce trespas ?


Je ne sçay pas, continua Amintor, si les vers qui suivent me feront perdre la creance que j’ay : mais jusques icy je la retiens encores, & reprenant le papier, il leut les autres, qui estoient tels :


SONNET.


Je la vis dans le lict, un bouquet aupres d’elle :

O combien en ces dons le Ciel est envieux !

Si j’estois, comme vous, aupres de ceste belle,


Quel plus heureux sejour voudrois-je entre les Dieux ?

O fleurs ! si vous l’aimiez comme j’aime ses yeux,

La place où je vous vois à quelque autre nouvelle :

Vous ne changeriez pas, sous l’espoir d’estre mieux :

Mais la fortune en nous n’est-elle pas cruelle ?

Le bien qui me deffaut, vous l’avez vainement,

Le bien qui vous deffaut, je l’ay pour mon tourment,

Sur nous elle use ainsi de double tyrannie.

Comme le Ciel se rit des choses de çà bas,

Il offre ses presens à qui ne les void pas :

Mais à qui les void bien, le cruel il les nye.


Amintor ayant achevé de lire ces vers, demeura fort empesché à juger qui en estoit l’autheur : car au commencement il pensoit que ce fust Alcire, mais la conclusion de ces derniers luy en ostoit presque l’opinion. Clarinte qui vit bien qu’il ne pouvoit le deviner, les reprit, & monstrant d’en estre fort soigneuse, les remit en la place où elle les avoit pris, & puis se tournant à luy. Je vois bien, Amintor, luy dit-elle, que pour ce coup vous n’en devinerez pas l’autheur, si vous asseuray-je que c’est une personne qui merite autant de bonne fortune, qu’autre qui soit en la Cour. J’avouë, Madame, respondit-il, que ces derniers vers m’ostent la cognoissance que je pensois en avoir, si ce n’est que pour se déguiser davantage, il se feigne moins favorisé qu’il n’est pas. Que pensez vous dire, Amintor ? reprit incontinent Clarinte, & avez vous opinion que je fasse des faveurs à quelqu’un ? Cela est bon pour celles à qui vous faites tant de beaux & grands remercimens : mais si vous n’avez oublié la façon dont j’ay vescu avec vous quand vous en avez recherché de moy ; vous vous souviendrez que je ne suis point personne de qui il en faille attendre. Ha ! Madame, respondit-il en souspirant, je n’ay que la memoire trop bonne de ce que vous me dites, aussi n’y a-t’il plus que ce seul souvenir qui me reste de tant de services que je me suis efforcé de vous rendre. Mais helas ! que mes yeux sont de trop asseurez tesmoins pour pouvoir estre démentis. Le mal de Clarinte estoit grand, mais quand elle l’ouit parler ainsi, elle se tourna de furie de son costé : Et quel tesmoignage, luy dit-elle, vous peuvent avoir rendu vos yeux, qui soit à mon desavantage ? & parce qu’il ne respondoit point, retenu encor du respect qu’il luy portoit, elle continua. Non, non, Amintor, que vostre silence n’essaye point de couvrir sous le voyle du respect la mauvaise volonté que vous avez pour moy, & vous contentez de vos trahisons passées, sans vouloir pour les excuser m’accuser de vostre faute. Vos yeux ny ceux de tous les hommes ensemble, ne peuvent rien tesmoignes à mon desavantage, & si font bien les miens, & ceux de plusieurs autres contre Amintor, comme contre le plus perfide, & le plus ingrat qui vive. Si j’ay jamais manqué, dit-il froidement, à l’honneur, & à la fidelité que je dois à celle qui m’accuse de perfidie & d’ingratitude, je veux, Madame, que ce moment soit le dernier de ma vie : Mais si vous me permettez de dire ce que vous me demandez. Oüy, oüy, interrompit elle toute en colere, dites hardiment tout ce que vous sçavez, mais soyez plus veritable en vos paroles qu’en vos sermens : Si estois-je resolu, respondit-il, sans le commandement que vous m’en faites, de l’ensevelir dans mon tombeau, & l’emporter avec moy, pour m’empescher de regretter la perte de la vie, ne l’ayant jamais desirée que pour avoir l’honneur de vous rendre le fidelle service que je vous avois voüé, & qui m’a esté interdict depuis le temps que j’ay sçeu, & veu ce que vous me commandez de vous dire. J’attends avec impatience, dit Clarinte, la fin de vostre discours, pour apres vous faire advouër que vous estes le plus ingrat, & le plus perfide qui soit en l’Univers. Ce que je vous tesmoigneray par vostre mesme escriture : si vous n’estes aussi effronté à le nier, que vous estes traistre & meschant au reste de vos actions. Amintor apres s’estre teu quelque temps, reprit la parole. Puis que vous me le commandez, Madame, & que vous m’asseurez de me dire aussi ce qui vous convie d’user de telles reproches & injures envers moy, je satisferay à vostre desir, avec protestation toutesfois, que si je mens en ce que je vay dire, je puisse estre puny rigoureusement des Dieux avant que de partir de ce lieu : mais aussi je vous supplie tres-humblement de vouloir mettre un peu vostre esprit en repos, jusques à ce que j’aye eu le loisir de le vous raconter. Quand vous m’avez monstré ces vers, j’ay creu que le bien-heureux Alcyre en estoit l’autheur : mais quand j’ay veu dans les derniers, qu’ils se plaignoient que ces fleurs avoient le bon-heur qu’il desiroit, & duquel il estoit privé, j’ay changé incontinent d’opinion, si ce n’est qu’il l’ait dit ainsi, pour feindre & pour se déguiser : car je l’ay veu si souvent entrer de nuict dans vostre chambre, qu’il n’a pas occasion d’en souhaiter plus de permission qu’il en a. O Dieu ! s’escria Clarinte, vous avez veu entrer la nuict Alcyre dans ma chambre ? Ouy, Madame, je l’ay veu, respondit-il, & ainsi les Dieux me soient en ayde, comme je l’ay veu de mes propres yeux. Qui eust jamais creu, reprit-elle, une si meschante ame dans Amintor, d’oser dire une chose si fausse, & d’apeller encore les Dieux pour ses tesmoings ? Je suis bien marry, Madame, respondit-il, que pour vous obeyr, je suis contraint de vous tenir un propos qui vous est tant ennuyeux : mais soyez certaine que je l’ay veu, de sorte que je ne l’eusse peu voir de plus prés, si je ne fusse entré avec luy. Voicy, reprit Clarinte, la plus insigne meschanceté qui fut jamais inventée, & vous Dieux qui maintenez les innocens, prenez ma cause, faites voir mon innocence, & punissez ces impostures : & puis addressant sa parole au Chevalier : Il n’est plus temps, continua-t’elle, de dissimuler, je veux que ceste meschanceté soit averée, & que le masque en soit osté. La vie ne m’est point chere au prix de l’honneur, & la mort me sera tousjours plus agreable que ceste calomnie. Et pource, Amintor, parlez clair, & me dites quand, & comment vous avez veu entrer Alcyre en ma chambre, ou autrement je croiray que tout ce que vous dites n’est que vostre pure invention. Madame, respondit-il froidement, Alcyre a esté celuy qui m’a desillé les yeux, m’ayant premierement dit, & apres à cause de mon incredulité, fait voir les extremes faveurs qu’il reçoit de vous, ayant voulu pour m’en rendre plus certain, que je l’aye accompagné jusques à la porte de vostre chambre, & sur ce discours luy raconta par le menu tout ce qu’il avoit veu, & tout ce qui s’estoit passé entre Alcyre & luy, sans laisser depuis le commencement jusques à la fin, chose qu’il eust veuë. Ceste pauvre Dame fut si estonnée de ce calomnieux artifice, qu’elle en demeura quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche ; enfin revenant en soy-mesme, & ramassant ses esprits. Est-il possible, dit-elle, qu’un esprit humain soit si meschant que vous me racontez avoir esté Alcyre, contre moy, qui ne luy en ay jamais donné sujet ? Il faut bien que les Dieux soient infiniment plus clemens que les hommes, puis qu’ils supportent, sans la chastier, une si grande meschanceté. Premierement, Amintor, je vous jure & proteste, qu’il n’y a rien au monde de plus faux que ceste imposture, & veux que les Dieux ne soient point Dieux pour moy, mais Demons, afin de me chastier de la plus cruelle punition qui fut jamais inventée contre parjure, s’il y a en toute ceste meschanceté la moindre chose qui puisse estre vraye. Et en second lieu, je vous conjure par nostre amitié passée, & par la memoire des promesses que vous m’avez faites si souvent de vostre bonne volonté, outre l’obligation à quoy vous abstraint le parentage qui est entre nous, de vouloir averer ceste meschanceté de telle sorte, qu’il ne vous en demeure, ny à autre qui en aye ouy parler, la moindre doubte qu’il y puisse avoir de la verité : & à ceste condition, & non point autrement, je vous pardonne l’offence que vous m’avez faite, de croire en moy une chose tant indigne de moy. Et quoy que je le puisse faire avant que vous sortiez d’icy, si est-ce que je desire pour ma satisfaction, que comme Alcyre & vos yeux vous ont deceus, ce soient eux aussi qui vous detrompent. Vous dites qu’il vient fort souvent me tromper : voyez ce qu’il devient, & je m’asseure que vous trouverez qu’il va ailleurs. Et toutesfois pour ne vous laisser si long temps en ceste mauvaise opinion de moy, attendant que par autre moyen vous en sortiez encore plus clairement, je vous veux faire recognoistre, qu’Alcyre voulant faire ceste meschanceté, a bien eu faute de jugement à ne la sçavoir pas faire. Vous m’avez dit, que quand il vous conduisit à la porte de mon cabinet, c’estoit le jour que Euric accorda à Daphnide la grace pour ce prisonnier, qu’il y avoit si long temps qu’elle luy demandoit. J'ay fort bonne memoire de ce jour là, pour un accident qui m’arriva : & qui me l’avait remarquer, c’estoit le quinziesme de Mars : Or je veux que vous oyez les tesmoignages de tous ceux de ma maison, avant que j’aye le loisir de parler à eux, afin que vous cognoissiez que Dieu permet bien que l’innocence soit calomniée, mais non pas oppressée. Et il faut avouër, qu’en cecy il m’a voulu monstrer une particuliere protection, puisque plus de huict jours auparavant, & plus de huict jours apres le quinziesme de Mars, je ne couchois point à mon logis, mais en celuy de ma mere, où j’allois tous les soirs, à cause de quelque indisposition qui luy estoit survenuë. Si cela est, adjousta Amintor, la meschanceté est veritablement toute descouverte. Vous verrez, dit-elle, à ceste heure mesme ce qui en est : Et à ce mot appellant toutes ses filles, & en la presence du Chevalier, leur demandant en quel temps elle estoit allée coucher la derniere fois au logis de sa mere, & combien de nuicts elle y avoit demeuré : toutes respondirent de la mesme façon qu’elle avoit desja dit, & verifierent de telle sorte l’imposture d’Alcyre, qu’Amintor n’en pouvoit plus estre en doubte.

Si ce Chevalier demeura estonné oyant le tesmoignage de tant de personnes, qui ne pouvoit point estre mis en doubte, vous le pouvez juger, mon pere : puis qu’il avoit creu si asseurément le contraire, qu’il jugeoit impossible qu’il fut autrement. Et apres que toutes ses filles furent retirées, il reprit ainsi la parole : Il faut avouër, Madame, que l’imposture d’Alcyre a esté grande, & que comme telle elle a trainé deux grandes offences à sa suitte : L’une qu’il a commise envers moy, & l’autre, qu’il m’a fait commettre contre vous : & parce que je cognois aussi bien mon erreur que sa meschanceté ; je commenceray, Madame, dit-il, se jettant à genoux devant elle, à vous demander pardon de la mauvaise opinion que j’ay euë de vous, vous suppliant de considerer combien malicieusement ceste ruse a esté inventée, & combien la vraye amour est ordinairement subjecte à la jalousie, & puis quand j’auray obtenu le pardon que je vous demande, je sçauray pourquoy Alcyre m’a voulu offencer de ceste sorte, & luy monstreray que je sçay mieux me servir de ce que je porte au costé pour descouvrir ces malicieuses impostures, qu’il n’a d’infidelité à trahir un amy, ny de malices à vouloir offencer la reputation de Clarinte. Elle qui avoit tousjours conservé parmy ces depits plus violens, une fort bonne volonté pour ce Chevalier, le voyant à genoux devant elle, le releva avec courtoisie, & l’ayant fait r’asseoir, luy dit, les larmes aux yeux :

Encore, Amintor, que la ruse dont a usé Alcyre ait esté tres-grande, si est-ce que l’offence que vous m’avez faite n’est pas petite, ayant creu de moy une chose à quoy vostre pensée ne devoit jamais consentir, ayant eu dés si long temps tant de tesmoignages du contraire. Mais quand je considere l’affection que vous m’avez portée, sçachant bien de ne vous avoir point donné d’occasion de me haïr, je veux charger de toute cette faute la jalousie, qui ordinairement accompagne ceux qui ayment, & de la tirant cognoissance que vous ne m’avez offencée en cecy, sinon d’autant que vous m’aymiez, je vous veux remettre ceste injure, à condition que vous ferez deux choses pour moy : L’une, que puis qu’Alcyre vient si souvent me voir de nuict, vous le suiviez, afin de sçavoir où il va, car il est tres-certain qu’il ne vient point icy, & vous trouverez qu’il a quelque autre assignation, laquelle je seray bien ayse de découvrir, pour luy rendre le desplaisir qu’il m’a voulu faire. Et l’autre, que vous me promettiez de ne vous ressentir jamais de ceste offence contre luy, parce que je cognois bien que vostre courage vous conviera tirer quelque sorte de raison, & c’est chose que je ne puis souffrir, parce que vous m’ofenseriez plus qu’il n’a pas fait : D’autant que vous feriez sçavoir à toute la Cour, ce qu’il n’a fait entendre qu’à vous seul, & vous sçavez combien la calomnie tache aisément la reputation des femmes, puis que nostre justification ne peut estre qu’envers quelques particuliers ; & les mesdisances s’espandent par toutes les oreilles. Madame, dit Amintor, ce dernier commandement m’est bien difficile, & je vous supplie de considerer que quand ce ne seroit pas pour vous vanger, encore suis-je obligé de faire cognoistre à cét imposteur que je ne suis pas personne qui souffre telles offenses : parce que nostre reputation est si chatoüilleuse, qu’encore que personne n’en sçache rien, toutesfois si en nous mesmes nous pensions d’avoir souffert sans ressentiment quelque indignité, nous ne sommes plus dignes d’estre appellez personnes d’honneur : car la conscience vaut mille tesmoings. Amintor, luy dit-elle, je veux que vous fassiez cela pour moy, & que vous ayez ceste consideration en vous mesmes, que si Alcire & vous sçavez la tromperie qu’il vous a faite, vous aussi & Alcire, vous sçaurez sa meschanceté & sa perfidie ; & pour ce qui vous touche, quand vous vous souviendrez que tout Chevalier est obligé autant à l’honneur des Dames, comme au sien propre, vous cognoistrez, Amintor, que vous devez avoir soin du mien, & que vous ne devez point faire action qui le puisse blesser. Je ne remets point devant vos yeux, à quelle obligation vous veut lier l’affection qu’autresfois vous m’avez promise : car je sçay assez combien maintenant elle a peu de pouvoir envers vous : Madame, interrompit Amintor, pour vous monstrer que vous n’avez jamais eu plus de pouvoir sur moy que vous en avez encore, je feray ce que vous me commandez, mais aussi à condition que vous me direz, quelle est la perfidie dont vous m’accusez, & si ceste invention n’est point venuë de la mesme boutique d’Alcire. Je crois, dit-elle, que cela pourroit bien estre, toutefois vostre escriture que je cognois fort bien, m’empesche de dire que vous soyez accusé faussement : Et lors faisant apporter sa bource, prit le papier rompu, qu’Alcire luy avoit baillé, & luy representant une piece : Vous ne pouvez pas nier, dit-elle, que vous n’ayez escrit cela ? & Amintor l’ayant considerée quelque temps : J’avouë respondit-il, que c’est de mon escriture. Or voyons, adjousta Clarinte, ce que ces pieces rejoinctes nous diront de la perfidie que je vous reproche : car je confesse que la lettre m’a esté mise entre les mains : mais le despit que j’ay eu de me voir si laschement trahye de la personne de qui je le devois estre le moins, me la fit rompre comme vous la voyez. A ce mot sans qu’Amintor luy respondit rien, aussi estoit-il trop estonné, elle s’efforça de se relever un peu, & en espandant les pieces sur la couverte, elle les remis aisément ensemble, & luy fit lire le remerciment qu’il faisoit pour quelque extreme faveur receuë. Amintor se remettant en memoire le temps qu’il escrivit ceste lettre, & par quel artifice on luy avoit tirée des mains. Il faut avouër, dit-il, Madame, qu’Alcire est le plus fin, rusé & malicieux homme qui fut jamais ; Il est vray que j’ay escrit ceste lettre, & que je la luy ay donnée, mais pour coppie seulement & sans estre cachetée : & continuant son discours, luy raconta tout ce qui s’estoit veritablement passé en cest affaire. Mais, continua-t’il, je viens de me souvenir d’une chose qui m’est demeurée entre les mains, qui confirmera ce que vous avez dit, que Dieu n’abandonne jamais l’innocence, & qui vous monstrera la verité de ce que je vous dis, ce sera donc avec vostre permission, que j’envoyeray querir une layette, où j’ay mis le papier qu’Alcire broüilloit, quand il feignoit de ne pouvoir venir à bout de satisfaire au commandement du Roy, par lequel vous verrez que ce que j’ay escrit, n’a esté que pour le soulager, ainsi que je disois. La volonté que Clarinte avoit de bien verifier ceste malice, luy fit trouver à propos de voir ce papier, lequel ayant esté apporté incontinent apres, tesmoigna clairement la verité de tout ce qu’Amintor avoit dit, qui donna un tel contentement à Clarinte, (car elle recognut fort bien la lettre d’Alcire) que tendant la main au Chevalier, & se laissant aller dans le lict : Je vous demande pardon Amintor, luy dit-elle, de la mauvaise opinion que j’ay conceuë de vous, vous protestant qu’à l’avenir, il n’y aura jamais artifice qui me mette en doute de vostre affection. Madame (respondit Amintor, en luy baisant la main) je dois marquer ce jour pour un des plus heureux de ma vie, puis que tant inopinement il m’a fait deux si grands biens, & lesquels je ne pouvois recevoir par aucun autre moyen : L’un de m’avoir fait cognoistre que mes yeux m’avoient trahy, & l’autre de vous avoir fait voir que je ne suis point autre, que vostre fidele serviteur, & je suis tellement hors de moy de deux si bonnes rencontres, que j’avoüe n’avoir point assez de parole pour vous en remercier & vous, & ma bonne fortune. Il vouloit continuer, lors que la survenuë du Roy l’en empescha, qui ayant esté adverty du mal de ceste belle Dame, la venoit visiter presque tout seul, de peur que la compagnie ne luy donnast de l’incommodité : Et il arriva tant à l’impourveuë, qu’il surprit les pieces de la lettre qui estoit encore sur le lict. Quant à Amintor, il serra promptement les siennes : mais Clarinte fut si surprise de voir arriver Euric, cependant que ce Chevalier estoit aupres d’elle, qu’elle ne se souvint point de cacher les siennes : Si bien que le Roy les ayant apperceuës y mit la main si diligemment, qu’elle ne le peut jamais empescher d’en prendre toutes les pieces, & quelque priere qu’elle luy fit, ne voulut en façon quelconque les luy rendre, au contraire les serrant curieusement dans son mouchoir ; apres s’estre arresté pres d’elle fort peu de temps, se retira dans son cabinet, où rapieçant la lettre la mit toute d’ordre : mais quand il vit le remerciment qu’Amintor faisoit (car il en recognoissoit bien la lettre) jugez quel il devint. Tous les Amants sont d’ordinaire jaloux : mais tous ceux que je vis jamais, ce Roy l’estoit infiniment, fust qu’il aymast avec plus de violence, ou que son courage genereux ne peust supporter que celle à qui il faisoit l’honneur de se donner, ne se donnast entierement à luy seul : Et ceste jalousie le porta à une si grande hayne contre ceste belle & sage Dame, qu’il ne se contenta pas de me le dire, & de monstrer la lettre d’Amintor, mais il le raconta à chacun, & suivant sa passion, y augmenta, de sorte que toute la Cour avoit dequoy contenter sa curiosité & sa mesdisance.

Or voyez, mon pere, comme ce petit broüillon, que l’on nomme Amour, se plaist à se mocquer de ceux qui le servent. Je desire de rompre l’amitié d’Euric & de Clarinte, & pour le faire, je me sers d’Alcidon : Amour qui me veut gratifier, afin que je n’en aye point d’obligation à ma prudence, suscite Alcire, qui avec une lettre qui tombe, comme je vous ay dit, entre les mains du Roy, fait ce que je recherchois. Alcire veut oster à Clarinte un serviteur, & par ses artifices luy donner sujet de hayr ce Rival, & au contraire la mauvaise satisfaction de Clarinte, est cause qu’elle reçoit Alcidon en ses bonnes graces : & par ainsi Alcire au lieu d’un Rival s’en trouve deux : Alcidon d’autre costé qui donne des vers à Clarinte pour acquerir ses bonnes graces, donne occasion à Amintor de r’entrer en bonne intelligence avec elle, & de cognoistre la tromperie que luy avoit faite Alcire. Alcire tire une lettre des mains d’Amintor, pour le faire hayr de la belle Clarinte, & ceste lettre au contraire est cause qu’il en perd les bonnes graces. Mais ce qui fut le pis, & qui est la cause de mon voyage en ces contrées : voulant faire perdre un serviteur à Clarinte, je luy en donnay un, & me le ravis à moy-mesme pour luy en faire un present. Car Alcidon depuis ce temps, se donna de sorte à elle, qu’il ne fut plus mien que de bouche, & à elle de cœur & d’ame : Volage & inconstante humeur des hommes, où trouveras-tu jamais quelque puissance assez forte pour t’arrester ? Ce Chevalier donc, ayant commencé par mon commandement, continua de sa volonté le service de ceste belle Dame, de telle sorte qu’elle se pouvoit vanter, que si je luy avois osté un serviteur, elle m’en avoit aussi peu ravir un autre, & avec d’autant plus d’avantage, que si elle aymoit Euric, ce n’estoit que par ambition : mais Alcidon estoit veritablement aymé de moy, qui toutesfois pour le commencement ne ressentis pas la perte que je faisois, pour l’extreme contentement que je recevois de me voir delivrée de l’inquietude en laquelle Clarinte m’avoit retenue depuis quelque temps. Mais je ne jouys pas longuement de ce repos, & sembloit que le Ciel se plaisoit à me voir sur de semblables espines : car à peine commençois-je de me resjouyr de ceste si heureuse victoire, que je me vis contrainte de reprendre les armes, pour ne me voir opprimée par une nouvelle ennemie.

Euric qui pensoit avoir esté grandement offencé de Clarinte, & qui n’osoit point faire de demonstration du ressentiment qu’il en avoit, pour de grandes & tres-prudentes considerations, se resolut de la faire repentir de sa faute, & la chastier par l’envie qu’une autre luy donneroit des faveurs qu’elle recevroit de luy, & qui eussent esté toutes à Clarinte seule, si Clarinte se fust contentée de sa seule amitié. Et en ceste resolution, au lieu qu’auparavant il aymoit en trois divers lieux, il se resolut de mettre toute son affection, ou pour le moins toutes ses faveurs pour quelque temps en un seul suject.

Je vous ay dit, que quand je priay Alcidon de rechercher Clarinte, il y avoit une autre Dame nommée Adelonde, à qui le Roy faisoit aussi paroistre de sa bonne volonté. A ce coup, pour se venger de Clarinte, il se donna du tout à celle-cy, & de telle sorte, qu’encores que sa naissance la rendit beaucoup inferieure, & à Clarinte, & à moy : toutesfois à dessein il la nous preferoit de telle sorte, que j’avouë que je fus deux ou trois fois pour rompre avec luy : Mais en cela, Alcidon par ses sages advis, me contraria tousjours, & fit en façon que je me vainquis moy-mesme, & elle & le Roy aussi par la patience, si bien que je puis dire luy devoir tous les contentemens que depuis j’en ay receus.

Adelonde qui se vit relevée par dessus son esperance, haussa encore davantage ses pretentions, & voyant que le mary qu’autrefois elle estimoit estre toute sa grandeur, estoit cause du retardement qui pouvoit arriver aux effects de ses pensées, elle commença de desirer que bien tost il la laissa seule : & quoy que l’aage qu’il avoit plus qu’elle, fut pour le moins de deux siecles, si luy sembloit-il qu’il ne s’en yroit point encores assez promptement, & eust bien voulu que sa compagnie ne fut pas si longue, que sa bonne complexion en ce vieil aage luy faisoit juger. Mais comme elle avoit de l’impatience pour ce subject, elle avoit encores moins de limite en ce qui estoit de l’amour que ce grand Prince luy faisoit paroistre : car encores que chacun la jugeast tres-grande, si desiroit-elle qu’elle la fut encores davantage : & en ce desir, il n’y avoit rien qu’elle ne recherchast, ny aucun artifice qui luy semblast ou injuste, ou trop difficile. Et cela fut cause que quelques une luy proposant de se servir de charmes pour retenir l’esprit ondoyant de ce Prince, elle ne les refusa point, au contraire, s’en servit comme d’un moyen qui eust esté permis. Elle donne donc au grand Euric un bracelet de ses cheveux, où des lyons de pierrerie servoient de fermoirs. Ces lyons avoient telle vertu, que tant qu’il les porteroit au bras, il ne pourroit aymer qu’elle, peut-estre ne sembloit-il pas tant estrange que l’amour & l’ambition, qui sont deux passions si puissantes, luy eussent fait commettre ceste faute ; si s’arrestant là, elle n’y eust pas adjousté la seconde, qui veritablement ne proceda que de faute de jugement : Mais pensant qu’il les auroit plus chers, & qu’il seroit plus soigneux, & de les porter continuellement, ou de ne les point donner à personne : Elle luy dit, qu’un tres-sçavant Druyde, & qui avez un soing particulier de la conservation de sa Couronne ; sçachant combien de meschantes entreprises se tramoient contre sa vie & contre son Estat, avoit fait ces lyons soubs de certaines constellations, & avec un si grand art, que tant qu’il les auroit au bras, il n’y auroit jamais entreprise de ses ennemis, qui peut avoir esté contre luy, & qu’au contraire, toutes les fois que quelqu’un entreprendroit quelque chose à son prejudice, ces lyons l’en advertiroient, en luy serrant doucement le bras avec les ongles.

Mais voyez, mon pere, comme le Ciel se mocque de ceux qui recherchent des mauvais moyens pour parvenir à leurs intentions, ce que ceste belle Dame avoit pris peine de recouvrer pour augmenter & se conserver la bonne volonté de ce grand Prince, fut ce qui la luy fit perdre entierement : car aussi tost qu’il sçeut qu’elle usoit de charmes, & de magie, il creut que toute l’affection qu’il luy avoit portée, n’estoit procedée que de la force des Demons, & non pas de beauté, ny de merite qui fut en elle, & deslors en prit une si grande horreur, qu’il s’en retira plus viste qu’il ne s’en estoit pas affectionné, & depuis quand il en parloit, il ne la nommoit plus Adelonde, mais sa Cyrce & sa Medée.

Je vous ay fait ce discours, mon pere, non pas pour estre necessaire ce qui est d’Alcidon & de moy : mais seulement pour vous faire mieux cognoistre quelle estoit l’humeur, & quel l’esprit du grand Euric, & juger par là, si je n’avois pas suject de me servit pour conserver sa bien-vueillance de toute la plus prudente finesse qu’il m’estoit possible, & si en ce que j’avois ordonné à Alcidon, j’avois eu raison, ou non. Or ce qui reste à raconter de la vie de ce Prince, ne touche non plus à nostre differend, puis que depuis ce jour, nous vesquismes comme nous faisions auparavant. Le Roy revient à moy avec toutes les submissions & tous les repentirs que peut faire & ressentir celuy qui a regret d’avoir offencé une personne qui l’ayme. Et Alcidon continua d’aymer, & de servir devant mes yeux Clarinte, ne me rendant plus les devoirs que mon amitié envers luy pouvoit meriter, & que sa fidelité me devoit : Si toutesfois il y en avoit encores en lui quelque estincelle. Quant à moy, je m’allois desmeslant le mieux qu’il m’estoit possible des entreprises que mes envieuses me faisoient, & conservant la bonne grace du Roy avec toute sorte de peine & de solicitude, pouvant dire avec verité, que la chose qui me travailloit le plus parmy tant de soings qu’il me faloit avoir, estoit le peu d’amitié que je recognoissois en ce volage Alcidon, qui n’avoit pas honte de servir ceste Dame en ma presence, apres m’avoir promis tant d’affection & de fidelité. Mais, mon pere, que sert-il d’alonger ce discours, puis qu’il ne reste à vous dire que la perte de ce grand Prince ? mais à quoy la raconter, sinon pour me reblesser d’une nouvelle playe sur une blesseure qui ne guerira jamais qu’apres mon trespas ? Et toutefois il faut que je la vous die, puis que je dois cela pour le moins à la memoire du plus grand & du plus genereux Prince qui commanda jamais dans la Gaule. Sçachez doncques, sage Adamas, que le grand Euric ayant espreuvé l’amitié de Clarinte n’estre pas asseurée, & celle d’Adelonde toute pleine d’artifice, il jugea que la mienne seule estoit digne de luy, puis que n’ayant peu soupçonner que j’aymasse autre personne que luy, si ce n’estoit Alcidon, il m’en voyoit si retirée, qu’il ne pouvoit en concevoir aucune jalousie : Et repassant par sa memoire toutes mes actions, & avec combien de modestie j’avois supporté ses diverses affections, & ses esloignemens, & avec combien de douceur je l’avois receu quand il estoit revenu à moy, faisant apres comparaison de l’humeur de toutes les autres avec la mienne, je laisse à part celle de la beauté, puis qu’il luy plaisoit de donner ce nom à ce qu’il voyoit à mon visage. Il fit en fin la resolution que j’avois desirée & recherchée avec tant de patience & de solicitude, je veux dire qu’il declara qu’il me vouloit espouser, & me faire à l’avenir Royne, aussi bien de ses Estats, que je l’estois il y avoit long temps & de son cœur & de son affection. Jugez, mon pere, si j’avois occasion d’estre contente, & tous ceux qui m’appartenoient aussi : Helas ! j’esprouvay bien alors que le Ciel ne nous donne jamais un grand bien pour long temps : Car ne voila pas que parmy les preparatifs des nopces, & entre les rejoüyssances & les contentemens, un parricide, tel peut-on bien appeller celuy qui tuë le pere du peuple, poussé de l’esprit le plus malin d’Enfer me le vint ravir, je puis dire d’entre les bras, d’un coup qu’il luy donna en trahison dans le cœur.

O Dieux ! comment supportez vous une si effroyable meschanceté sans la punir ? & comment n’ensevelissez vous dans le profond des abysmes ce monstre, afin de mettre horreur aux meschans ses semblables, si toutefois il y en peut avoir quelque autre parmy les hommes ? Vous pouvez penser quelle je devins, lors que cette nouvelle me fut apportée par les clameurs de tout le peuple. Quant à moy, il me seroit impossible de le pouvoir redire, car je perdis non seulement l’usage de la raison, mais celuy aussi du sentiment, si long temps que chacun me tenoit pour morte : O bien-heureuse ! si j’eusse peu clorre ma journée avec la sienne, & enterrer avec luy aussi bien tous mes ennuys, que tous mes contentemens l’ont suivy dans le tombeau : A ces dernieres paroles les larmes l’empescherent quelque temps de pouvoir parler, & donnerent assez de cognoissance du ressentiment qu’elle avoit encores de ceste grande perte : mais s’estant essuyé les yeux, & repris un peu ses esprits, elle continua de ceste sorte :

Pardonnez, s’il vous plaist, mon pere, à ceste foiblesse de femme, & qui peut estre, seroit excusable en un esprit plus fort que le mien, si les causes en estoient aussi bien cogneuës, qu’elles sont vivement & justement ressenties de moy, & me permettez qu’encores pour un peu de soulagement, je vous die des vers qui furent faits en ce temps là sur ce subject, parce qu’encore que ce soit un foible remede, toutesfois il me semble que de se plaindre de son mal, donne quelque espece d’allegement. Ils sont tels :


SONNET.


Sur la mort du grand Euric.


Quand enfin des gueriers, celuy qui tout dispose,

Voulut qu’en son midy se couchast le Soleil,

Et que jamais depuis l’on n’en vist le reveil :

Ainsi disoit Daphnide au cercueil qu’elle arrose.

Puis qu’icy mon Soleil ta lumiere est enclose :

Puis que c’est pour tousjours qu’on te cache à mon œil,


Reçoy ces tristes vœux, qui [sic] tesmoins de mon deuil,

Je ne rompray jamais, qu’en toy je ne repose.

Les pleurs qui de mes yeux voileront le flambeau,

Les plaisirs que j’enterre en ton mesme tombeau,

Les desirs estouffez dont fut mon ame atteinte.

L’Amour qu’en un regret je change pour tousjours,

Tesmoigneront en moy de nos pures Amours :

L’ardeur vivre à jamais, estant la flame esteinte.


Or mon pere, continua Daphnide, pour laisser ces tristes ressouvenirs, qui ne peuvent que vous estre ennuyeux, & pour reprendre le subject que j’avois commencé : Je vous diray, que cependant que j’estois toute en pleurs, & que je ne pouvois trouver ny repos ny consolation en mon ame, ne voila pas ce cruel ; il faut que je donne ce nom à Alcidon, ne le voila pas, dis-je, qui pour me surcharger de peine, laisse tout à coup sa Clarinte, & s’en revient aussi effrontément vers moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à autre personne. J’avoüe que je demeuray estonnée de le voir sans rougir, me parler avec la mesme confidence, & avec les mesmes paroles qu’auparavant : mais je fus encores plus offencée, me semblant que c’estoit bien abuser de ma bonté, apres m’avoir si mal traitée (car il n’y a rien qui offence plus une femme, que de la quitter pour en aymer une autre) de le voir revenir si effrontément vers moy, & sans me demander pardon de l’outrage qu’il m’avoit fait, me parler de son amour & de sa passion. Je supportay deux ou trois fois ces discours sans luy respondre. Je croy qu’il attribuoit ce silence à la grande douleur que je devois ressentir, pour la perte que je venois de faire : mais enfin voyant qu’il continuoit, la patience m’eschappa, & je fus contrainte de luy dire : Cessez je vous supplie, Alcidon, de me tenir ces langages qui ne sont plus de saison entre nous, si par le passé ils nous ont esté permis, maintenant que nous sommes & vous & moy si changez de ce que nous soulions estre, il n’y a pas apparence de les continuer. Il me vouloit respondre, mais l’empeschant avec une main que je luy mis contre la bouche, je continuay : Oüy Alcidon, nous sommes changez & vous & moy : moy, parce qu’autrefois j’ay creu que vous n’aymiez qu’une seule Daphnide, & maintenant je sçay asseurément le contraire ; & parce qu’autrefois vous estiez tout à moy, & maintenant c’est la belle Clarinte qui vous a possedé : mais qu’elle jouysse paisiblement de cette acquisition. Je vous promets Alcidon, que tant s’en faut que je la luy debate, je prieray le Ciel qu’il la luy continuë mille siecles. Alcidon monstra bien un grand estonnement, & de se vouloir justifier envers moy de ce que je l’accusois : mais estant si certaine de la verité, & ses paroles & ses discours m’esmouvoient plustost au despit qu’à l’Amour. Depuis (car alors voyant qu’il ne cessoit de parler, je le laissay toute en colere) il fit en sorte qu’un matin il me surprit que je n’estois point encore habillée, & que de fortune il n’y avoit dans la chambre que Carlis & Stiliane, qui sont, mon pere, ces deux belles filles que vous voyez, & parce qu’elles estoient fort familieres avec nous, & mesmes elles estoient apperceuës de ce qui s’estoit passé du temps qu’Euric vivoit, ny luy ny moy ne nous cachions guere d’elles, il se mit d’abord à genoux, & proteste qu’il ne s’en levera jamais, si je ne luy promets de l’escouter patiement en ses justifications, & qu’apres il veut bien que j’ordonne & de sa vie & de son contentement tout ce qu’il me plaira : Moy qui estois desja assez tourmentée de mon malheur, je ne me souciois guere d’adjouster à mes desplaisirs les importunitez que j’en prevoyois, & opiniastre en ceste resolution, je ne voulois point l’escouter, sçachant assez que les hommes d’esprit ne manquent jamais de paroles, quand ils veulent persuader ce qu’ils desirent ; & mesmes Alcidon duquel je n’ignorois, ny le bel esprit, ny la grace : & je craignois que je ne tournasse à m’embarasser de bonne volonté avec une personne qui m’avoit si indignement quittée pour un autre. Enfin, & Carlis & Stiliane oyans nostre dispute, me dirent que le Juge estoit injuste, qui condamnoit la partie sans l’ouyr : Il est vray, leur respondis-je, mes cheres amies, mais si vous aviez espreuvé comme moy, combien sont puissans les discours de celuy que vous voulez que j’escoute, vous me conseilleriez de leur fermer l’oreille, mieux que ne fait le serpent à ceux de l’enchanteur : Toutesfois, puis que vous l’ordonnez ainsi, je veux donc que vous joyez obligées à m’assister en tout ce qui m’en peut avenir ; Et me l’ayant toutes deux promis : il se releva, & nous nous assismes sur le pied de mon lict, où il parla tant, & se sçeut si bien excuser, que non point contre mon opinion, car je me doutois qu’il les gagneroit, elles furent presque tout à fait pour luy : Et parce que je sçavois assez que ce n’estoient que des propos bien arrengez, & des excuses bien fardées, mais sans aucune verité : je resistay de sorte, qu’enfin nous nous resolumes de recourre à l’Oracle, il nous respondit ainsi :


ORACLE.

Pour sortir de tant de peine,

Dedans les forests un jour

Vous pourrez voir la fontaine

De la verité d’Amour.


Ceste responce assez obscure pour nous, qui n’avions guere de cognoissance de ceste contrée, & point du tout de la fontaine de la verité d’Amour, nous mit en peine ; & parce qu’Alcidon vouloit pour mieux dissimuler, me monstrer un tres-grand desir de me faire voir la verité de son affection, il s’enquit de tant de costez, qu’en fin il aprist des nouvelles de ceste fontaine : & ne nous laissa jamais en paix, qu’il ne nous eust fait resoudre à ce voyage. Je vous avoüeray bien, mon pere, que son importunité peut beaucoup pour m’y disposer, mais l’une des principales raisons qui me le fit faire, fut pour esloigner pour quelque temps les lieux où je pouvois avoir de si cuisans regrets de la perte que j’avois faite, me semblant que quand j’en serois loing, je n’en aurois pas les ressouvenirs si vifs, ny si pressans : Et à cela s’adjousta encores la curiosité de voir s’il estoit vray, que ceste contrée fut si heureuse, ou plustost ceux qui y habitent, comme alors que je m’en enquis l’on me voulut faire entendre : car l’on me disoit des merveilles de la beauté du lieu, de la douceur de l’air, de la quantité des rivieres, & du bien qu’elles rapportoient, soit à la fertilité des campagnes, soit à l’abondance des poissons. Mais quand on me racontoit la douce vie des bergers & bergeres de Loyre, de Furant, d’Argent, de Serant : mais sur tous de Lygnon, je demeurois ravie & estonnée que toute l’Europe ne vint habiter en Forests, ou que le Forests ne s’estendist par toute l’Europe. Pour sçavoir donc si ceste renommée estoit veritable, je consentis à ce voyage, & parce que nous sçeusmes que presque tous y alloient vestus en façon de bergers & bergeres, & aussi ne desirant pas estre recogneuë, nous nous déguisasmes de la sorte que vous nous voyez, nous semblant qu’il estoit plus à propos tant pour ces raisons, que pour n’estre point obligées à trainer une plus grande suitte de personnes apres nous.

Vous avez oüy, mon pere, non seulement nostre vie passée, & nostre differend, mais encores le subjet de nostre voyage & de nostre déguisement : il ne reste maintenant sinon que suivant vostre prudence ordinaire, vous nous donniez & les adressez pour voir ceste fontaine, & les conseils que vous avez accoustumé de donner à ceux qui vous les demandent, & qui en ont besoin comme nous.

Ainsi finit la belle Daphnide, laissant Adamas, extremement satisfait & de sa prudence & de son bel esprit, & parce qu’il vit qu’elle attendoit sa response apres s’estre r’assis dans sa chaire, & avoir quelque temps pensé à ce qu’il avoit à luy dire, il luy parla de ceste sorte. Qui est celuy, Madame, qui n’a oüy parler du grand Euric, & qui parmy les merveilles de sa vie, n’a admiré la puissance que la beauté de Daphnide a eu sur son ame ? Je croy que le Gange, & le Tyle en ont ouy si souvent discourir, que vos noms y sont aussi cogneus que parmy les Gaules : Mais, j’avouë, que la presence qui a accoustumé de diminuer l’opinion que la renommée nous donne des choses absentes, me fait voir que celle de la beauté & du merite de la belle Daphnide est beaucoup moindre que la verité. Je loue Dieu, que ma maison ait esté honorée de vous recevoir, mais plus encores que je sois si heureux que de vous pouvoir rendre quelque service : Car, & c’est sans flaterie que je le dis, je n’eus jamais plus d’affection au service d’Amasis, & de Galathée, que j’en ay pour vous & pour Alcidon, & j’estimeray le jour heureux qui me fera naistre le moyen de vous faire voir par effect la verité de ce que je dis. Et quant à ce que vous me demandez, que je vous conseille sur la responce de l’Oracle, je ne vous puis dire à ceste heure autre chose, sinon que pour la fontaine que vous cherchez, il est impossible que vous en receviez le benefice qu’il semble de vous promettre, qu’il n’arrive pour le moins de grandes choses : Car, Madame, il faut que vous sçachiez que ceste fontaine, comme je vous ay dit, est veritablement en ce pays, & non pas fort loin de ceste maison, Mais il y a quelque temps qu’à cause de Clidamant & de Guyemants, un sçavant Druyde l’enchanta, & y mit des gardes qu’il est impossible de forcer, tant parce que ce sont des animaux qui naturellement ne peuvent estre surmontez, qu’avec un tres-grand peril, que d’autant qu’ils y sont retenus par enchantemens : & comme je vous en ay desja discouru, tels charmes ne peuvent estre desfaits, que par le sang & la mort du plus fidele Amant ; & de la plus fidele Amante qui se puisse trouver. Et quels sont ces animaux ? interrompit Alcidon, car s’il ne faut que mettre la vie, pour tesmoigner à ceste belle Dame, que veritablement je l’ayme & l’ay tousjours aymée, je suis prest à la donner de bon cœur. Si vous trouviez, dit en sousriant le Druyde, comme je vous ay dit une autre fois, aussi bien la fidele Amante que vous estes disposé à faire le personnage du fidele Amant, peut-estre pourriez vous avec la perte de la vie, donner la veue de ceste fontaine à la belle Daphnide : Mais je croy que mal-aysément pourrez vous rencontrer qui vueille vous y tenir compagnie ; & cela n’estant pas, laissez ce dessein, & asseurez vous sur ma parole, qu’il n’y a force ny addresse humaine, qui en puisse venir à bout par autre moyen, que par celuy qui a esté ordonné en faisant le sort. Il y a deux Lyons les plus grands & les plus furieux qui ayent jamais esté veus : & deux Lycornes les plus hardies & les plus agiles qu’on sçauroit voir, ces quatre animaux sont de telle sorte opiniastres à garder ce qui leur a esté donné en charge, que jamais ils n’abandonnent l’entrée de la caverne où est ceste fontaine, si ce n’est que l’un des Lyons va quelquesfois chercher à manger dans la forest voisine pour tous deux, car pour les Lycornes elles se paissent d’herbes & de fueilles comme les chevaux ou les cerfs, Et c’est une chose estrange que ces animaux, quoy que tres-furieux de leur naturel, ne font toutesfois mal à personne, qui ne recherche point l’entrée de la fontaine, de sorte que les petits bergers ne s’en estonnent non plus que si c’estoient des chiens : Mais quand l’on fait semblant d’approcher un certain pilier, qui est planté assez pres de l’entrée, vous voyez ces Lyons se herisser, grinçer les dents, estinceler des yeux, & se foüetter de leurs queües : & les Lycornes frapper la terre du pied, baisser leurs testes comme soldats qui presentent leurs picques, & si furieusement, qu’il n’y a personne qui ne s’en effroye.

Il ne faut donc point penser à la force, mais d’autant que je sçay bien que le grand Tautates n’est point menteur, & que par son Oracle il vous a respondu, que vous pourriez voir un jour dans le Forests la fontaine de la verité d’Amour, il est bien à propos, ce me semble, que nous discourions un peu sur ce subject : car les Oracles ne sont jamais faux, mais bien souvent l’interpretation est celle qui nous trompe, parce que quelquefois il les faut entendre selon la parole pure & nette, & d’autresfois allegoriquement. Pour venir maintenant à l’intelligence de celuy qui vous a esté donné, pour le prendre selon la parole, j’espererois que bien tost l’enchantement de la fontaine pourroit estre deffait, si ce n’est que ce mot, Un jour, me semble parler d’une chose qui est encore bien esloignée : car c’est ainsi que nous avons accoustumé de dire, quand nous souhaitions de voir quelquefois arriver ce qui nous semble trop long à venir : & ceste consideration me fait dire, que peut-estre l’Oracle doit estre entendu de l’autre sorte, laquelle j’expliquerois ainsi.

La proprieté de la fontaine de la verité d’Amour, est de faire voir, si veritablement l’on aime : donques toutes les choses qui nous peuvent faire voir la mesme chose, peut-estre avec raison, dite pour ce particulier là. La fontaine de la verité d’Amour, c’est à dire, faisant le mesme effect que feroit ceste fontaine, le temps, les services, & la perseverance le peuvent faire. Il s’ensuit donc, que le temps, les services & la perseverance, sont ceste fontaine de laquelle nous parlons : Et ce qui me fait plus arrester en ceste opinion : c’est ce mot, Un jour : car cela denote une longueur de temps qui apporte les occasions de faire service, & donne le loisir de monstrer la perseverance. De dire pourquoy l’Oracle parlant par allegorie, à plustost particularisé le Forests, que la Province des Romains : puis que là aussi bien qu’icy, le temps pourroit faire ces mesmes effects, il sera peut-estre bien mal-aysé d’en dire la raison : & toutesfois, puis qu’aux Oracles qui sont les paroles des Dieux, il faut croire qu’il n’y a rien ny de superflus, ny de deffaillant, je penserois que ceste contrée eust esté esleve pour deux occasions. L’une, pour vous esloigner d’un lieu où vostre qualité, vos affaires, & ceux de vos amis & parens, vous pourroient tellement distraire, que la moindre partie de ce temps qui doit estre employé à vous faire avoir ceste cognoissance, seroit celle qui vous resteroit pour vous en servir en ce que l’Oracle commande, au lieu qu’estans icy libres, & sans contrainte, tout le temps sera vostre. L’autre, & que je crois estre la plus veritable, c’est que le Ciel qui monstre de vouloir vostre contentement vous ordonne le sejour de ceste contrée pour quelque temps, afin que par la conversation ordinaire de ces sinceres bergers & bergeres, vous cognoissiez mieux la sincerité de l’affection qu’Alcidon vous porte, ou que s’il est autrement, la fausseté & la dissimulation en soit tant plustost & tant plus aysément descouverte : car il n’y a rien qui fasse mieux paroistre la blancheur, qu’en luy opposant quelque chose de bien noir. Je conclus donc, que soit d’une sorte ou de l’autre, que l’Oracle doive estre entendu, vous devez demeurer quelque temps en ceste contrée, tant pour voir si l’enchantement se defera, que pour avoir le loisir de recognoistre la verité de l’affection d’Alcidon, auquel cependant je donne toute sorte de bonne esperance : car il faut croire que les Dieux sont comme les Mires, qui ne s’amusent point à donner des remedes aux maladies incurables. Je veux dire, que s’ils eussent cogneu que la colere de Daphnide eust deu estre perpetuelle, ils ne luy eussent pas proposé ce remede.

Ainsi finit son discours le sage Druyde, & parce que Daphnide faisoit paroistre de se vouloir lever, Adamas en fit de mesme : mais Alcidon le retint, qui le supplia de faire r’asseoir Daphnide, afin qu’il peust en sa presence, luy dire quelque chose qui luy estoit de tres-grande importance. Et lors, quoy que presque par force le Druyde l’ayant arrestée, Alcidon reprit la parole de ceste sorte :

Celuy, mon pere, qui pour monstrer que son espée estoit plus ayguë que toutes les choses qui se pouvoient imaginer, respondit, qu’elle l’estoit encores plus que la calomnie, nous vouloit faire entendre qu’il n’y a rien qui perse & l’ame & le cœur avec une plus profonde blesseure, & veritablement je l’ay ressenty plusieurs fois, puis qu’il plaist ainsi à ma fortune, & à ceste belle : mais il y a long-temps que l’outrage ne m’en a esté si cuisant qu’il est à ce coup, tant pour cognoistre qu’elle continuë ceste mauvaise opinion qu’elle a conceuë de moy, que pour me voir blasmer devant une personne telle que le sage Adamas. Et parce que je sçay bien qu’un blasme qui n’est point verifié tient lieu de verité, & que j’aymerois mieux la mort que de la voir vivre avec ceste opinion ; Je vous supplie, Madame, de me permettre que je puisse dire en ma deffence ce que chacun est obligé pour la verité. Et parce que le Druyde luy respondit, qu’il estoit raisonnable, & que mesme c’estoit commencer d’employer le temps ainsi qu’il sembloit que l’Oracle l’avoit ordonné, il continua de cette sorte :

Ceste belle Dame a pris la peine de vous raconter, mon pere, assez au long la suite de ma miserable fortune. Et j’avoüe qu’elle a dit la verité en tout ce qui est de mes actions, sinon lors qu’elle en a voulu faire quelque jugement : mais alors elle me permettra de dire, qu’elle a bien fait paroistre que l’œil ne peut voir quelque chose d’autre couleur que de celle qu’est le milieu par lequel passe sa veue : car ayant l’esprit preocupé, ou de l’amour du Roy, ou de l’ambition, elle ne pouvoit juger que de la mesme sorte. Et par ainsi toutes les choses qu’elle voyoit en moy, luy sembloient telles qu’elle les voyoit en elle. Helas ! Daphnide, que c’est bien avec regret que je vous faits ceste reproche, & que je voudrois la pouvoir rendre fausse, avec mon sang, & avec ma vie : mais & par les effects & par les paroles vous ne l’avez tesmoignée que trop veritable. Quand vous me commandastes avec tant de protestations d’amitié, de rechercher Clarinte, quelles furent les promesses que vous me fistes ? vous les avez oüyes, mon pere, car elle les a fidellement rapportées, & les raisons aussi pour lesquelles elle jugeoit, qu’il estoit necessaire que je recherchasse Clarinte, & toutefois je ne laisseray de les retoucher pour vous en rafraischir la memoire. Si l’on me ruine, dit-elle, auprés d’Euric, vous le serez de mesme, parce que nostre fortune est conjointe ensemble : Mais de quelle ruine me menace-elle, de m’estoigner de la Cour avec elle, si Clarinte, dit-elle, vient à bout de ses desseins, jugez comme elle nous esloignera de la Cour ? Et quoy, Daphnide, est-il possible que de passer le reste de vos jours avec une personne qui vous aime, & qui vous ayme comme je fais, puisse estre un suplice tant insupportable que vous le dites ? Ah ! que si vos paroles n’eussent pas esté plus artificieuses que veritables, & que l’Amour eust eu autant de pouvoir sur vous que l’ambition, vous ne m’eussiez jamais ordonné de rechercher celle qui ne s’efforçoit de ruiner que ceste sacrée Ambition, qui est cause de tous mes déplaisirs, au contraire vous eussiez embrassé pleine de contentement, ceste occasion qui nous eust redonnez à nous mesmes, & qui nous eust fait vivre ensemble à longues années : Mais je vous supplie, mon pere, voyez la plaisante excuse pour m’esloigner d’elle : Vous n’estes point ignorant, dit-elle, de combien de graces le Ciel & la Nature vous ont relevé par dessus le reste des hommes, si vous recherchez Clarinte, elle en ressentira les effects, & soudain mesprisant Euric & toute son ambition, elle se donnera toute à vous : O Amour ! ne me dois-tu pas la vengeance de ceste trompeuse flaterie ? Elle me veut persuader que Clarinte quittera ceste mesme ambition, qui est cause que Daphnide me rejette & me donne à un autre : mais pourquoy peut-on penser qu’elle me vueille ainsi esloigner d’elle ? Est-ce pour quelque haine qu’elle me portast, ou pour quelque importunité que je luy rendisse ? Nullement : mais pour la seule raison qu’elle mesme allegue. Euric, dit-elle, voyant que vous la recherchez, & qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en retirera : Voila, mon pere, le seul subject de toute ceste longue & si artificieuse harangue, elle pense que le Roy ne l’aimera point tant qu’elle souhaitte, ou peut-estre qu’il se faschera, s’il n’est entierement asseuré que je ne pense plus en elle : & voila qu’elle me veut donner à Clarinte, afin qu’il s’en apperçoive tant plustost, Et bien, je ne plains pas ny le temps que j’y ay employé, ny les soings & la peine que j’en ay euë, puis que ç’a esté en luy obeïssant. Mais, mon Dieu, n’ay-je pas subject de me douloir, qu’elle m’ait deçeu en ses discours pour m’esloigner d’elle, qu’elle m’ait abusé de promesse pour m’y arrester, & qu’à mon retour elle m’ait accusé de la faute qu’elle a faite : Je vous jure, dit-elle, devant le Dieu qui punit les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de Clarinte, sera mise par moy sur mon conte, & que ce sera moy qui vous en payeray. Est-il possible, Daphnide, que vous ayez proferé ces paroles, & que maintenant vous vous pleignez de la recherche que j’ay faite avec tant de soing à ceste Clarinte, puis que vous les deviez mettre sur vostre conte, & que c’estoit vous qui m’en deviez payer ? N’avois-je pas raison de rendre le conte de mes services le plus grand qu’il m’estoit possible : Mais me direz vous, lors qu’Euric en perdit la fantaisie, vous ne deviez plus vous y arrester : car ne sçavez vous pas que la cause cessant, l’effect aussi doit cesser ? J’avouë, Madame, que l’effect cesse lors que cesse sa cause : mais puis que le Roy s’estoit distrait de l’amitié qu’il portoit à Clarinte, pour la recherche qu’il cogneut que je luy faisois, si j’eusse laissé ceste recherche, pourquoy ne peut-on pas juger avec raison que peut-estre le Roy eust renouvellé ceste amitié, & ceste derniere faute eust esté pire que la premiere ? Mais, belle Daphnide, si vous aviez volonté que je revinsse, que ne me le commandiez vous ? Pouviez vous croire de n’avoir une entiere puissance sur moy, puis que vous en aviez fait des preuves si signalées ? Mais voicy une plaisante accusation : Soudain, dit-elle, qu’Euric est mort, le voila qui laisse sa Clarinte, & sans me demander pardon, s’en vient aussi effrontément à moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à personne. Qu’est-ce que desormais il te faut faire, infortuné Alcidon, pour rendre tesmoignage de ta fidelité, puis que ce qui en doit rendre plus de preuve, est pris pour asseurance du contraire ? Je sers Clarinte par commandement & contre ma volonté, & seulement comme disoit Daphnide, par raison d’Estat, & afin qu’Euric s’en desgouste, & l’on trouve estrange qu’Euric estant mort, meure aussi en mesme temps ceste feinte recherche, & que je l’enterre dans le mesme tombeau, & si j’eusse fait autrement, n’eusse-je pas fait paroistre que j’y avois quelque autre dessein ? Mais il falloit, dit-elle, luy demander pardon, avant que retourner à vivre comme de coustume avec elle. Bon Dieu, est-il possible que celle qui m’a promis des payemens & des recompenses pour faire ce qu’elle m’a commandé, vueille qu’au lieu du loyer je luy demande des pardons ? Et dequoy, Madame, vous plaist-il que je vous demande ? de ce que vous avez servy ? direz vous Clarinte : Mais vous me l’avez commandé & commande encores avec promesse de recompence : Mais pourquoy me direz vous, Avez vous si long temps continué ? Mais pourquoy, Madame, n’eussay-je pas continué si long temps, puis que j’attendois tousjours vos commandemens ? ne pourroit-on pas faire ceste mesme reproche au forçat qui est attaché dans la Galere, & de qui la liberté despend de la volonté d’autruy ? Et si l’on luy demandoit pourquoy as-tu demeuré si long temps en ceste captivité ? n’auroit-il pas raison de dire, Mais pourquoy m’y avez vous laissé si long temps ? vous dites que vous sçaviez bien que j’avois aimé Clarinte, & taschez rapporter quelque particularité, & si cela est, & que ceste affection vous despleust, pourquoy me commandiez vous de la servir ? N’est-ce pas pour monstrer que l’ambition en vous avoit plus de pouvoir que l’Amour ? & n’avouërez vous pas, que puis que comme vous dites j’en faisois difficulté, l’Amour estoit plus fort en moy que l’ambition ? car toutes les raisons que vous m’allegastes pour m’esloigner de vous, n’estoient qu’en faveur de ceste execrable ambition ; & si l’Amour que vous dites que je portois à Clarinte avoit quelque force en moy, pourquoy fis-je tous les refus de la servir qui me furent possibles ? Et pourquoy aussi tost que le pretexte que vous aviez pris d’Euric fut perdu par sa mort, laissay-je ceste Clarinte que vous me reprochez ? Quelle occasion en avois-je plus grande apres la mort d’Euric, si ce n’estoit celle que j’ay veritablement alleguée de ma seule affection ? Si Clarinte m’avoit plus mal traitté que de coustume : Si elle avoit fait quelque nouvelle eslection, ou qu’il y eust eu quelque mauvais mesnage entre elle & moy, il y auroit quelque subject de soupçonner que ce fut pour cela que je fusse revenu vers vous : mais puis qu’elle ne m’en avoit point donné de subject, que pouvez vous penser qui me l’ait fait quitter, que la seule affection que j’ay conservée inviolable pour vous ? Mais, mon pere, peut estre que vous me pourriez demander aussi pourquoy la belle Daphnide, qui m’avoit autrefois fait paroistre tant de bonne volonté & avant & durant l’amitié d’Euric, mesmes au peril de toute sa fortune, auroit apres la mort de ce Prince changé ceste volonté envers moy, & ne m’auroit pas voulu recevoir : car il n’y a pas apparence qu’une Dame si accomplie, & si pleine de jugement, fasse une telle chose sans occasion : Et par ainsi il y a apparence qu’elle ait recogneu en moy ceste faute de laquelle elle m’accuse : Nullement, mon pere, mais en voicy la raison, & ces paroles mesmes nous l’ont descouverte : Il est vray qu’au commencement elle a aymé ce Prince par ambition, & comme elle disoit par raison d’Estat ; mais faut-il trouver estrange si l’on se brusle quand on met le doigt dans le feu ? il faudroit plustost s’estonner si l’on ne se brusloit pas, car ce seroit contre nature. Le grand Euric estoit veritablement un Prince si accompagné de toutes les graces qui peuvent faire aimer, que ceste belle Dame peu à peu en fut prise sans y penser, & au lieu de l’aimer comme elle disoit, elle l’aima comme il meritoit. Et pour monstrer que je dis vray : voyez, mon pere, quels desplaisirs furent ceux qu’elle eut de sa perte, & quels ressentimens en a-t’elle conservez jusques icy ? Qui ne jugera que ce sont des effects d’une veritable & tres-ardente affection ? Je ne les veux pas remarquer par le menu : car ce n’est que rendre ma playe plus profonde : mais elle me permettra bien de vous dire des vers qu’elle fit quelque temps apres, lors, comme je crois, que je la recherchois avec trop d’importunité. Ils sont tels :


Plainte de Daphnide sur la mort d’Euric.


STANCES.

I.

Que te sert-il Amour de reveiller mon ame,

Ne croy point que mon cœur puisse estre rechaufé,

Le feu de ses desirs fut alors estoufé,

Quand la mort insensible en esteignit la flâme.

II.

Insensible fut-elle aux excez de ma plainte,

Trop insensible helas ! aux traits de la pitié,

Puis que pour ne ravir à mon cœur sa moitié,

Elle ne peust jamais de mes pleurs estre atteinte

III.

Elle voulut montrer contre Amour sa puissance,

Luy ravissant d’un coup ce qu’il eut de meilleur :

Amour comme un enfant pleura bien mon malheur,

Mais que petite helas ! me fut ceste allegeance ?

IIII.

Je vis clorre ses yeux : mais je vis à mesme heure

Clorre de mon bon-heur le desir & l’espoir.

Que puis-je desirer, ne le pouvant plus voir ?


Et quoy plus esperer, si ce n’est que je meure ?

V.

Ma lévre ressembloit les reliques aymées :

O cruel souvenir ! de l’esprit ondoyant,

Quand la mort les ravit, de vaincre ne croyant,

Si ses mains de deux morts ne restoient diffamées.

VI.

Sa perte de la mienne à l’instant fut suivie,

Le fer qui le frappa m’attaignit dans le cœur,

Ceste cruelle ainsi d’un coup plein de rigueur,

Me fit mourir en luy, car il estoit ma vie.

VII.

Aussi, puis que mon cœur a receu tel outrage,

Que ces meurtres d’Amour sont changez en Cyprés,

En cendres ses ardeurs, ses plaisirs en regrets,

Qui le peut convier de vivre davantage ?

VIII.

Toute flame soit donc à jamais estouffée,

De tous les fers rompus, desquels Amour se sert,

Et dessus ce tombeau soit à jamais offert

Mon cœur privé d’Amour en signe de trophée.

IX.

Grand Roy de qui la mort a peu seule en ton ame

Esteindre le beau feu, qui pour moy t’enflama,

Ce fut de ton Amour que le mien s’alluma :

J’enferme aussi mes feux où s’enferme ta flame.

X.

Comme la terre esteint le feu de la Chimere,

Le mien s’est estouffé des cendres d’un cercueil,

Et le Phœnix & moy ne brulons qu’au Soleil,

Mon Soleil n’estant plus rien ne le peut plus faire.

XI.

Donc je t’aprends, ô mort ! ce cœur que tu despoüilles

De l’object qu’en vivant il a jugé si beau :

Je ne veux plus aymer que ce fatal tombeau,

Ny desirer que luy, riche de mes despoüilles.


Je m’asseure, sage Adamas, continua Alcidon, que vous jugerez aysément par ces vers pleins d’une affection si extreme, & d’une resolution de ne plus rien aymer, & lesquels elle ne desavouëra pas pour siens, que le mauvais accueil que j’ay receu de ceste belle Dame ne procede point d’ailleurs que de l’Amour qu’elle portoit à ce grand Prince, lequel toutesfois m’ayant voulu déguiser, elle a tasché de rejetter sur ma faute, ce dequoy il falloit accuser les merites du grand Euric, & mon malheur : Mais, belle Daphnide, qu’il soit ainsi que vous ayez aymé, non point comme vous disiez par raison d’Estat, mais a bon escient, contre qui pensez vous avoir failly ? Ce n’est pas contre une personne qui n’ait assez d’Amour pour pardonner, pour oublier ; voire pour effacer tout à fait ceste offence, c’est contre Alcidon, sur qui vous sçavez que vous pouvez toute chose, il est plus prest à vous donner sa vie & son ame, que non pas à vous reprocher ceste injure : Pourquoy tardez vous à luy tendre les bras, & à l’asseurer par cette action, qu’il n’y avoit rien qui le peust reduire en l’estat qu’il a esté que la seule fortune du grand Euric, à laquelle il n’a rien qui ait peu resister que la seule mort ? ce ne me sera pas peu de gloire, que celle que j’ayme ait esté adorée du plus grand Roy de l’Univers, ny peu de satisfaction à ce grand Prince dans le cercueil, que si vous aymez quelque chose apres luy, ce soit cét Alcidon qui luy cedde a la verité en fortune, mais qui le surpasse en Amour. Si je dis quelque chose qu’en vostre ame vous ne jugiez tres-veritable, reprenez moy de mensonge : mais si vous ne pouvez nier ceste verité, pourquoy me voulez vous affliger plus long temps, & me faire faire la penitence d’un forfait que je n’ay pas commis ? A ce mot, Alcidon se levant de son siege, se jettant à genoux devant la belle Daphnide, & luy prenant la main. Je jure, dit-il, par ceste main, qui seul m’a peu ravir le cœur, que jamais je n’ay rendu hommage qu’à elle seule, & qu’elle seule sera celle qui à jamais aura toute puissance sur moy : establissez & ordonnez de moy & de ma fortune ce que vous voudrez. Alcidon aymera & adorera Daphnide jusques dans le cercueil, quelque rigueur qui soit en elle. Et vous, mon pere, dit-il, s’adressant au Druyde, que le grand Tautates a estably juge en ceste contrée, que tardez vous de condamner ceste belle à me rendre le cœur qu’elle m’a tant de fois donné, & jure ne le retenir, ny l’avoir agreable, que d’autant qu’il estoit à moy ? Si elle s’excuse en m’accusant d’aymer quelque autre, est-il possible qu’elle sçache mieux ce que je fais que moy-mesme ? Elle dit que j’ayme Clarinte ; je jure & je proteste que je ne l’ayme point : pourquoy se veut-elle plustost croire que moy, elle qui ne peut voir que mes actions, & moy qui vois mes intentions ? peut-estre elle dira que je la veux tromper, & elle ne se veut pas decevoir : Mais pourquoy la voudrois-je tromper ? car si je ne l’ayme pas, qu’ay-je à faire de son amitié ? & si je l’ayme, peut-elle penser que celuy qui ayme quelque chose luy vueille mal tout ensemble ?

Ainsi disoit Alcidon, y adjoustant encores tant d’autres semblables discours, que Daphnide ne pouvant respondre qu’à mots interrompus : enfin le Druyde. Il me semble, Madame, dit-il, que voicy l’Oracle esclaircy, & qu’il est temps desormais de terminer ce differend. Pleust à Dieu, dit-elle, que je le peusse faire en sorte que & Alcidon & moy eussions le repos d’esprit que nous ostons l’un a l’autre : Vous plaist-il, Madame, respondit Adamas, que j’en sois juge ? Pourveu, dit-elle, qu’Alcidon y consente, & qu’il ne contrevienne jamais à ce que vous ordonnerez, ce ne sera pas moy qui appelleray de l’ordonnance que vous en ferez. Je proteste, dit Alcidon, qu’il n’y a rien qui me puisse empescher de vous aymer : mais je jure que j’observeray en sorte le jugement du sage Adamas, que s’il m’est contraire, vous n’aurez jamais importunité de moy : & si je manque à ce serment, je veux que les sacrifices, le feu & l’eau me soient interdis à jamais : Alors Adamas apres avoir quelque temps pensé en luy mesme ; en fin avec la majesté de sa venerable vieillesse : Dites moy, dit-il, Madame, avez vous bien aymé Alcidon ? Plus que ma vie, respondit-elle : Et maintenant, reprit-il, luy voulez vous mal ? Je veux mal, dit-elle, non pas à luy, mais à sa legereté : Et s’il n’estoit point volage, repliqua-t’il, & qu’il n’eust jamais aymé que vous, l’aymeriez vous encores, & ne seriez vous pas bien marrie de l’avoir blasmé à tort ? Sans doute, dit-elle. Or de ceste legereté, continua le Druyde, le pouvez vous accuser pour d’autre que pour Clarinte ? Et n’est-ce pas assez ? respondit Daphnide : Mais quand il alla servir, Clarinte ne le luy aviez vous pas commandé, & luy ne le fit-il pas à contre cœur ? J’avouë, dit-elle, que je fus en cela imprudente, & luy dissimulé : Mais en effect s’il s’en fust retiré, & qu’Euric eust voulu revoler encore vers elle, n’eussiez vous pas blasmé Alcidon d’avoir desobey à vostre commandement ? Je pense qu’ouy, dit-elle. Or escoutez donc, reprit alors le Druyde, vous Daphnide, & vous Alcidon : le grand Tautates, qui par Amour a fait tout cét Univers, & par Amour le maintient, veut non seulement que les choses insensibles, encores que contraires, soient unies & entretenuës ensemble par liens d’Amour, mais les sensibles & les raisonnables aussi : Et c’est pourquoy aux Elemens insensibles, il a donné des qualitez qui les lient ensemble par sympathie, aux animaux l’Amour & le desir de perpetuer leur espece aux hommes, la raison qu’il luy apprend à aymer Dieu en ses creatures, & les creatures en Dieu. Or ceste raison nous enseigne que tout ce qui est aymable se doit aymer selon les degrez de sa bonté : Et par ainsi ce qui en aura plus, devra aussi estre plus aymé. Et toutefois d’autant que nous ne sommes point obligez à ceste Amour, sinon entant que ceste bonté nous est cogneuë : Il s’ensuit que plus le bon est recogneu, plus aussi doit-il estre aymé : Mais puis que Dieu a fait toute chose pour l’Amour, & que la fin de quelque chose est tousjours plus parfaite, nous pouvons aysément juger, que puis que toutes les choses bonnes ont l’Amour pour leur but, que de toutes, l’Amour est la meilleure : Or cognoissant ceste bonté de l’Amour, nous sommes plus obligez par les loix de la raison, d’aymer l’Amour que toute autre chose, & plus cét Amour est recogneu, plus aussi le devons nous aymer.

L’Oracle qui vous a esté rendu sur le differend qui estoit entre vous, vous reconfirme ce que je dis, car il est tel :

Pour sortir de tant de peine,

Dedans les forests un jour

Vous pourrez voir la fontaine

De la verité d’Amour.


C'est à dire, En forests sic enfin vous recognoistrez que veritablement vous vous aymez l’un l’autre, & lors vous sortirez de la peine où vous estes : Car le grand Tautates qui vous a rendu cét Oracle, sçachant combien religieusement vous rendez ce que vous devez & à luy & à la raison, a bien creu que soudain que vous seriez asseuré de l’amitié l’un de l’autre, vous jugeriez estre tres raisonnable de vous aymer d’un Amour égale à vos merites : Et pource, Daphnide, puis que vous voyez qu’Alcidon vous ayme, car pourquoy desireroit-il si passionnément d’estre aymé de vous, si veritablement il ne vous aymoit ? Et vous Alcidon, puis que vous voyez l’Amour de Daphnide envers vous, car pourquoy seroit-elle jalouse de vous & de Clarinte, si l’amitié qu’elle vous porte n’estoit mere de ceste jalousie ? Je vous ordonne, ou plustost le grand Tautates le vous commande, qu’oubliant toutes les choses passées qui peuvent alterer vos bonnes volontez, & que sans attendre de voir autre fontaine de la Verité d’Amour, vous vous reünissiez d’affection, & t’allumiez de sorte ceste ancienne Amour, que comme la cognoissance que vous avez de vos merites, vous oblige à vous aymer d’une tres-grande affection ; vous fassiez paroistre que personne ne peut tant aymer que vous, puis que personne ne peut avoir plus de causes d’Amour, que le ciel en a mis & en l’un & en l’autre.

A ce mot, Adamas les prenant par la main, & les mettant l’une dans l’autre : Qu’eternelles, dit-il, puissent estre ces unions : Il est impossible de representer les contentemens d’Alcidon, qui se pouvoient dire des transports, ny de redire les remercimens que quelquefois il faisoit au Druyde, & d’autre-fois à Daphnide, mais la modestie & l’honnesteté avec laquelle elle luy respondoit, tesmoignoit assez la verité & la sagesse qui estoit en elle. Stiliane, Carlis, & Hermante, qui estoient presentes receurent un extréme contentement de celuy d’Alcidon, car il avoit ce bonheur qui l’accompagnoit par tout, d’estre aymé de tous ceux qui le voyoient, & tous s’en vindrent resjouyr avec luy, comme de la meilleure fortune qui luy eust peu arriver.

Fin du quatriesme livre


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LE CINQUIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Ainsi se termina la dispute de Daphnide & d’Alcidon par la prudence du sage Adamas, encores qu’il jugeast bien que selon l’Oracle ils devoient sortir entierement de l’opinion que la jalousie leur avoit fait concevoir l’un de l’autre par la veue de la fontaine de la Verité d’Amour : toutesfois comme personne tres advisée, jugeant par leurs discours qu’il ne leur pouvoit rendre un meilleur office, ny plus à leur gré, que de les remettre bien ensemble, il pensa estre à propos de leur expliquer l’Oracle de ceste sorte : & en mesme temps les conseiller, comme il fit, de sejourner quelque temps en ceste contrée, afin que s’il leur restoit encores quelque soupçon des choses passées, & qu’il pleust au Ciel de rompre l’enchantement de la fontaine, ils peussent en s’y regardant se guerir entierement de ceste maladie.

Cependant qu’en la presence d’Adamas ces choses se passoient de ceste sorte, les bergers & bergeres qui estoient dans la salle avec Leonide & Alexis, incontinent que la collation fut achevée, reprirent les divers discours qu’ils avoient laissez : Mais Alexis & Astrée, pour n’estre point interrompuës, se prenant soubs les bras, se mirent à promener d’un bout à l’autre de la salle, qui ne fut pas une petite commodité pour Alexis : car en ses divers tours elle pouvoit plus aisément cacher les changemens de son visage, & excuser mieux les discours interrompus qu’elle luy tenoit. Astrée qui n’estoit pas moins transportée de voir devant elle un visage si ressemblant à Celadon, ne pouvant dissimuler son contentement, fut bien ayse que ceste commodité de parler à Alexis luy fut donnée en se promenant, tant pour n’estre point oüye de personne qui la peust interrompre, que pour pouvoir avec plus de liberté luy representer l’affection qu’elle luy portoit. Apres avoir donc fait deux ou trois tours sans sçavoir ny l’une ny l’autre par où commencer, en fin Astrée fut la premiere a parler ainsi :

De quelle sorte, Madame, dois-je marquer ce jour pour m’en ressouvenir à jamais, & pour tesmoignage de l’extreme faveur que j’y ay receuë, puis qu’il m’a esté si heureux que de me faire cognoistre à vous, & de vous pouvoir asseurer de la volonté que j’ay de vous faire service ? Malaisément le pourray-je faire aussi dignement que j’y suis obligée, si je n’y employe la marque que le grand Tautates a voulu donner à nostre petit hameau, qui est le Guy sacré, que ceste année il y a voulu faire croistre, presque pour augure du bonheur, que nous devions recevoir de vostre venuë en ce lieu : monstrant bien par là, que jamais sa main liberale ne s’employe à nous faire une grace seule, mais qu’il l’accompagne tousjours de plusieurs autres. La grace & le bon-heur, dit Alexis, est tout de mon costé, qui me suis treuvée icy en la saison que ce Guy salutaire doit estre cueilly : car cela a esté cause que j’ay eu le bien de vous voir & de vous cognoistre, qui estoit l’un de mes plus grands desirs. Comment, Madame, repliqua Astrée, nous feriez vous bien ce tort à toutes, & à moy particulierement, de croire que nous soyons venües icy que pour ce Guy salutaire, duquel vous parlez ? Je veux croire, respondit Alexis, tout ce qu’il vous plaira, mais vous me permettrez de dire, que ce subjet m’a fait avoir à ce coup le contentement de vous voir : & qu’encores que je n’eusse point esté icy, vous n’eussiez pas laissé d’y venir, pour convier Adamas au sacrifice du remerciment. Je vous proteste, Madame, reprit incontinent la bergere, que vous seule estes celle qui m’avez fait venir, & qu’il y a long temps que je n’ay eu un plus grand desir que d’avoir le bien de vous voir, vous suppliant de croire, que ny mon aage, ny mon humeur, ne me permettent pas de me mesler des choses publiques, les laissant à nos sages Pasteurs qui les conduisent, & selon leur coustume, & selon ce qu’ils jugent estre avantageux à ceste contrée. Je serois trop glorieuse, adjousta Alexis, si je pouvois me le persuader aussi, car ce seroit une asseurance de ce que je souhaitte le plus, & que je cherirois autant que chose qui me peust arriver le reste de ma vie : Mais, moy, belle Bergere, ce Guy duquel nous parlons, en quel lieu a-t’il esté trouvé ? Si le Soleil, respondit Astrée, vous permettoit de vous mettre à la fenestre, je le vous ferois voir d’icy. Je pense, dit Alexis, que la montagne le couvre desja de ce costé-là : mais encores que cela ne soit pas, il me semble qu’il est si tard, que la grande chaleur peut bien estre passée, & que par ainsi nous n’en recevrons pas tant d’incommodité que de plaisir de la belle veuë de ceste plaine : Et a ce mot, ouvrant la fenestre, & s’accoudant toutes deux dessus, apres avoir jetté les yeux d’un costé & d’autre, Astrée commença de ceste sorte :

Voyez vous, Madame, le cours de ceste riviere, qui passant contre les murailles de la ville de Boen, semble coupper ceste plaine presque par le milieu, s’allant rendre au dessous de Feurs dans le sein de Loire, c’est le mal-heureux & diffame Lignon, le long du quel vous pouvez voir nostre hameau, vis-à-vis de Mont-verdun, qui est ceste petite montagne qui s’esleve en pointe de diamant, au milieu de la plaine, & qui semble un escueil dans la mer : car telle pouvons nous dire que ressemble la plaine qui est tout à l’entour : Si vous retirez maintenant vostre veuë un peu à main gauche, vous verrez le Temple de la bonne Déesse, qui est ce temple rond, au pied duquel passe un bras de ce detestable Lignon, un peu plus en la, & suivant ceste fascheuse riviere, vous y remarquerez un petit bois, & c’est là où est le chesne bien-heureux, qui porte le Guy sacré ceste année, & veritablement c’est une chose remarquable, qu’il y a un petit Temple fait de petits arbres pliez les uns sur les autres fort artificieusement : & qu’il n’y a personne qui sçache, ny celuy qui l’a fait, ny en quel temps on y a travaillé : Et toutesfois il est si bien disposé & si bien entendu, que tous ceux qui le considerent avouënt que celuy qui en a esté l’artisan doit avoir esté un tres-bon maistre : & cela est cause que suivant la coustume, la plus-part de nous pensent que ce doit estre quelque Pan ou Egipan, ou quelque autre demy-Dieu champestre qui en a esté l’inventur : car c’est l’ordinaire d’attribuer à quelque Dieu les choses qui nous semblent belles, & desquelles l’autheur nous est incogneu. Alexis feignant de ne sçavoir ce que ce pouvoit estre, faisoit l’estonnée de tout ce que la bergere luy disoit, & pour mieux dissimuler, faisoit semblant de ne pouvoir pas bien remarquer le lieu qu’elle luy vouloit monstrer, & que toutesfois elle sçavoit mieux qu’elle mesme : & au contraire, la belle Astrée la tirant un peu vers elle, & advançant la main pour luy faire porter la veuë droicte au lieu où estoit ce Temple : Voyez vous, Madame, luy disoit-elle, ce bois qui touche presque le bord de la riviere, portez vostre veüe un peu plus à main gauche, vous verrez un petit pré qui semble plus vert que les autres qui sont plus en la : c’est parce que l’herbe n’y est point foulée, & que le bestail n’y est jamais conduit, d’autant que dés long temps il est dedié à quelque divinité aussi bien que ceste touffe d’arbres qui le touche : Or ce petit pré sacré semble avoir esté conservé de ceste sorte comme l’entrée de ce Temple artificieux qui est dans ces arbres que vous voyez. Il me semble, respondit froidement Alexis, que je commence de remarquer ce que vous dites, & mesme que je voy un arbre beaucoup plus eslevé que tous les autres ? Il est vray, dit incontinent Astrée : car c’est celuy sur lequel est appuyé le Temple, & qui pour estre le plus signalé a eu le bon-heur de porter ceste année le Guy sacré pour lequel l’on doit faire le sacrifice du remerciment, Si j’avois l’esprit de vous pouvoir redire les choses rares qui y sont, & l’artifice avec lequel il est fait, je m’asseure que vous vous en estonneriez : Entre les autres, j’y ay remarqué une image de la Déesse Astrée (car ce Temple luy est dedié) toute differente de celles que l’on a accoustumé de nous representer. Elle est vestuë en bergere, la houlette en la main, & des troupeaux auprés d’elle, & ce que je treuve plus estrange est, que ceux qui l’ont veuë aussi bien que moy, asseurent qu’elle me ressemble. Alexis à ce discours ne peust s’empescher de rougir, & il fut fort à propos que personne ne la peust voir : car il eust esté trop aysé de remarquer ce changement, duquel elle mesme se prenant garde, & ayant peur que si de fortune Astrée eust tourné les yeux vers elle, elle ne s’en fut apperceuë, feignant de s’appuyer du coude sur la fenestre, elle se mist la main sur le visage. Et pour ne luy donner le temps de la regarder : Je crois belle bergere, luy dit-elle, que celuy qui a peint ceste Desse de ceste sorte l’a fait avec beaucoup de raison : car Astrée qui est la Déesse de la Justice ne peut estre mieux representée qu’en bergere, avec la houlette & les troupeaux, soit pour monstrer que mesme dans les lieux plus retirez & plus champestres, les innocens & les plus foibles sont par elle maintenus en asseurance, soit pour faire entendre que par le moyen de la Justice l’on void la paix & l’abondance parmy les hommes, qui toutes deux ne se peuvent mieux representer que par les bergers & par les troupeaux. Mais je l’estime encores plus judicieux d’avoir donné vostre visage à ceste Déesse : Car comment pouvoit-il mieux choisir, puis qu’il avoit à representer une divinité, que le patron le plus parfaict que la nature nous ait fait voir ? vostre beauté estant telle, que je veux croire que ceste Astrée, si elle prend la peine de baisser les yeux sur cét Autel, se glorifiera plus des traicts de ce beau visage, que du sien mesme, & qu’elle aymera mieux estre veuë telle que vous paroissez en terre, que telle qu’on la void dans le ciel. Ces loüanges, dit Astrée en rougissant, sont trop grandes pour une personne si remplie de malheur que je suis : Et mesme venant de vous, Madame, à qui elles sont bien mieux deuës, il est vray que telle que je puis estre, je suis bien tellement vostre, que vous en pouvez & parler & disposer comme il vous plaira, n’ayant pour ceste heure nulle autre plus grande ambition que de pouvoir meriter le tiltre d’estre à vous. Alexis alors tournant les yeux vers elle : Voulez vous, luy dit-elle, belle bergere, que je croye ce que vous me dites ; Je vous en supplie, Madame, dit incontinent Astrée, & vous en conjure parce que vous avez jamais le plus aymé : ceste conjuration, dit-elle, que vous me faites, outre ce qui est de vostre merite est trop forte, pour permettre que vostre requeste ne vous soit accordée ; c’est pourquoy pour ne manquer à celle par qui vous m’avez conjurée, je vous promets d’oresnavant de croire tout ce que vous me dites de vostre bonne volonté : mais avec condition que jamais vous ne vous en repentirez. Et en eschange je vous donne ma foy, de ne vous refuser jamais chose que vous vueillez de moy, quand vous me la demanderez au nom de celle que j’ayme le mieux. Madame, reprit incontinent Astrée, je veux que les faisseaux de verveine & de fougiere que nous presentons à Tautates, quand pour nostre salut & pour nostre conservation l’on fait le sacrifice du pain & du vin, soient rejettez des Vacies lors que je les offriray : & que le feu ny la fumée n’en soient jamais agreables a Hesus, Tharamis & Bellenus, si jamais je commets ceste faute envers vous, à qui de nouveau je me redonne, & me consacre pour toute ma vie. Et moy, dit Alexis ; je vous reçois, belle bergere, du meilleur de mon cœur, & vous donne ceste main pour gage de la foy, avec laquelle je me lie à vous d’une perpetuelle amitié.

Qui pourroit dire le contentement d’Astrée, & qui representer celuy d’Alexis : l’une pour se voir aux bonnes graces de celle auprés de la quelle elle faisoit dessein de vivre le reste de ses jours, & l’autre pour oüyr ces paroles si pleines d’affection de celle qu’elle aymoit plus que soy-mesme : Et il faut croire que sans la crainte qu’Astrée avoit de ne pouvoir pas faire consentir ses parens au dessein qu’elle avoit de suivre ceste chere Druyde en quelque lieu qu’elle allast, & sans l’opinion qu’Alexis avoit qu’estant recogneue, elle perdroit toutes ces faveurs, il leur eus testé impossible de ne donner cognoissance à tous de l’excez de leur contentement.

D’autre costé, Paris qui estoit auprés de Diane, & qui ne pouvoit assez luy representer son extreme affection, ennuyé de se voir tant de personnes à l’entour qui escoutoient ce qu’il disoit, afin de les entretenir à quelque autre chose, pria Hylas, luy faisant presenter une Harpe, de vouloir chanter quelque chose dessus pour empescher que ceste bonne compagnie ne s’ennuyast en sa maison. Hylas qui quelquesfois estoit assez complaisant, prenant ce qu’on luy presentoit, accorda librement de faire ce que Paris desiroit, pourveu qu’il fut ordonné aux autres d’en faire de mesme, & particulierement à Silvandre. Ce berger qui avoit tousjours les yeux sur Diane, cognoissant qu’elle avoit agreable de l’ouïr chanter sans en attendre le commandement, il prit la Harpe des mains de Hylas, & chanta tels vers :


SONNET.


Qu’encores que son Amour soit extreme, il croid de n’aymer point assez.


Quand de tous les mortels les cœurs seroient unis

Pour aymer un suject qui fust le plus aymable

Leur passion encor ne seroit point capable

D’esgaller mon Amour, ny mes feux infinis.

N’adorer rien que vous, & nous estre bannis

De tout autre penser qui puisse estre agreable,

Languir, & souhaitter ce mal estre incurable :

Ou d’une prompte mort estre soudain punis.

N’estimer de mon feu sinon la violence,

Brusler de cent desirs, mais tous sans ésperance,

De mon extreme Amour sont les moindres excez.

Et toutesfois, ô Dieux ! quand je vous vois Madame,

Je vois tant de suject, & d’amour & de flame,

Que je m’accuse encor de n’aymer point assez.


Silvandre laissant toute la compagnie fort satisfaite de ce qu’il avoit chanté, baisant la Harpe la presenta à Corilas, qui la recevant de bon cœur, & tournant les yeux du costé de Stelle, apres avoir accordé sa voix avec l’instrument, chanta d’une voix fort agreable de ceste sorte :


SONNET.


Que son amour estainte, ne se peut plus r’allumer.

Tant de sermens jurez d’Amour & de constance,

Que perfide on vous oit profaner si souvent,

Ne sont pour nous tromper que des propos de vent,

Qui se perdent en l’air, si tost qu’ils ont naissance.

Vous sçavez qu’un brasier prend plus de violence,

Que sans cesse l’on va de souffles esmouvant,

Et qu’un feu, qui couvert languist auparavant,

Par le vent agité reprend sa violence.

Vous le sçavez, trompeuse, & pensez en nos cœurs

De r’allumer les feux esteints par vos rigueurs

De ces propos de vent, dont vous faites coustume.

Mais ne le pensez plus, en vain sont vos efforts,

Le vent peut r’allumer des brasiers demy morts :

Mais ceux qui sont esteints, jamais il ne r’allume.


Stelle oyant les reproches que Corylas luy faisoit le voyant finir, tendoit desja la main pour recevoir la Harpe, & luy rendre ce qu’il luy avoit presté : mais le berger qui s’en douta bien, ne la luy voulust donner, disant qu’il n’estoit pas raisonnable que Hylas à qui l’on l’avoit premierement donnée en fust si long-temps privé : Et la luy presentant : Ne vous offencez bergere, dit-il à Stelle, si je la remets à Hylas, puis que si vostre dessein estoit de dire quelque chose selon vostre humeur, je m’asseure qu’il vous satisfera, s’il chante selon son cœur. Hylas feignant de s’offencer, Vous estes bien gratieux, luy dit-il Corylas, de vouloir payer vos debtes avec l’argent d’autruy, pour le moins nous avons Stelle & moy cét advantage, qu’estans tous deux d’une mesme opinion, nous avons rencontré quelqu’un qui appreuve nostre humeur : mais la vostre est si mauvaise, que vous estes le seul de vostre secte. Et lors prenant la Harpe, sans attendre la response de Corylas, il chanta tels vers :


STANCES.


De l’inconstance.

I.

Avant qu’une amitié desplaise à sa compagne,

Il faut chercher ailleurs de nouvelles amours :

Que s’il ne nous advient de mieux trouver tousjours

Celuy n’est pas marchand qui ne perd & ne gagne.

II.

Que si ce que l’on cherche à l’abord ne se monstre,
Il ne faut pour cela s’en aller despitant :

Le fondeur ne rompt pas le moulle au mesme instant,

Que son essay premier, a mauvaise rencontre.

III.

Mais quand nous aurons fait quelque fascheuse prise,


Changeon-la de bonne heure, & nous en deffaison [sic],

Voyez vous ces marchands qui vivent par raison,

Comme ils offrent devant la pire marchandise.

IIII.

Ce qui nous rend prudens, n’est-ce l’experience,

L’experience n’est, que d’avoir espreuvé

Cent diverses humeurs, & s’estre conservé :

Ce qui nous rend prudens, c’est donques l’inconstance.

V.

Que j’estime l’Amant que tout plaisir emporte

Sur le premier object qui luy tente les yeux :

La riviere qui court, & passe en divers lieux,

Contente beaucoup plus, que non pas une eau morte.

VI.

Ceux qui d’estre constans, se donnent la loüange,

S’ils ayment longuement, sont eux-mesme inconstans,

En laideur la beauté se change par le temps :

Et qui l’ayme changée, il faut aussi qu’il change.

VII.

Car sçavez vous que c’est, qu’une beauté passée ?

C’est un foyer, qui chaud a d’autrefois esté,

Un grand Hyver qui suit, apres un grand Esté :

Bref, une eau qui boüillante, est à la fin glacée.


Philis, qui ne pouvoit souffrir que Hylas s’en allast sans response : Il me semble, dit-elle, Silvandre, que vous & moy avons grande raison de respondre à cét inconstant berger, puis que c’est en la presence de nostre maistresse qu’il ose parler de ceste sorte, outre qu’en quelque lieu qu’un vray Amant entende parler tant au desavantage de la fidelité, je croy qu’il est obligé de la deffendre. Vous avez raison, mon ennemie, respondit Silvandre, & je l’aurois desja fait, si je n’eusse eu crainte d’estre blasmé d’indiscretion en l’interrompant : mais si Hylas veut redire les mesmes vers que nous avons ouys, j’essayeray de luy respondre couplet par couplet. Il me seroit malaisé, adjousta Hylas, & peut estre peu agreable à ceste compagnie, de rechanter les vers que je viens de dire : mais afin que tu n’ayes point d’excuse Silvandre, en voicy d’autres, qui ne sont point plus desagreables, & lors retastant la Harpe, il voulut commencer, quand Silvandre luy fit signe qu’il attendist un peu, & tirant de son costé sa musette, en accommode les hanches & le pipeau, & apres l’avoir enflée & adjoustée à sa voix, Me voicy prest, dit-il, Hylas de combatre, si tu n’as perdu le courage, ne laissons point escouler le temps inutilement : car quant à moy, qui ay la raison de mon costé, je suis grandement hardy : Et moy, dit Hylas, comme le genereux Lyon desdaigne les autres animaux, qui sont trop inferieurs à sa force, de mesme c’est à contre-coeur que je me prens à toy, puisque tu m’és tant inferieur, soit en esprit, soit en la bonne cause que je soustiens, que je prevois bien la victoire ne m’en pouvoir estre guere honorable. Et à ce mot, joignant la voix au son de la Harpe, il commença de ceste sorte :


DIALOGUE.


HYLAS, & SILVANDRE.

I. HYLAS.

Mon Amour est un feu, son ardeur luy demeure

Autant qu’il trouve object propre à l’entretenir.

L’object est mon plaisir, qui ne voudra qu’il meure,

Que mon plaisir jamais il ne laisse finir.

SILVANDRE.

Mon Amour est un feu, son ardeur luy demeure

Autant qu’il trouve object propre à l’entretenir :

L’object, c’est la vertu, que la vertu ne meure,

Et jamais mon Amour on ne verra finir.

II. HYLAS.

Quand j’ayme, en mon Amour je suis du tout extreme,

Et voila cét Amour ne dure longuement :

Mais la raison le veut, tout excez vehement

Ne peut durer long-temps sans se changer soy-mesme.

SILVANDRE.

Quand j’ayme, en mon Amour je suis du tout extreme,

Et voila cét Amour dure eternellement :

Car la perfection ne craint le changement,

Plus l’Amant est parfait, plus ardemment il ayme.

III. HYLAS.

Fy de ces amitiez si longuement gardées,

Est-il rien de plus doux qu’une jeune beauté :

Mais qu’à l’Amant vieilly dedans sa loyauté,

Que des rances amours, que des beautez ridées ?

SILVANDRE.

Fy de ces amitiez mortes plustost que nées,

Est-il rien de plus doux qu’une constante Amour ?

Si l’Amour est un bien, qui n’en jouyst qu’un jour


Le doit bien regreter par des siecles d’années ?

IIII. HYLAS.

Mais voyez ces Amants que l’on nomme fideles,

Ne sont-ce point plustost des esprits hebetez :

Esprits sans point d’esprit, qui ne sont arrestez

Que pour n’oser voler, ou pour n’avoir des aisles ?

SILVANDRE.

Mais voyez ces Amans que l’on nomme infideles,

Esprits qui faits de plume au vent sont emportez :

Pourquoy les diroit-on, volant de tous costez,

Estre plustost Amans, que non pas irondelles ?

V. HYLAS.

Quelle beauté voit-on en ces roses fanées ?

En ces œillets flestris par la longueur du temps ?

Quels plaisirs donneront, quels tristes passe-temps,

N’estans plus de saison ces beautez surannées ?

SILVANDRE.

Et comment les douceurs seront elles goustées,

De ces fruicts qui tous verds n’ont goust ny sentiment ?

Et quels plaisirs aussi donneront à l’Amant

Ces trop vertes beautez, qui semblent avortées ?

VI. HYLAS.

Le temps consomme tout, rend la beauté moins belle,

Et n’est-ce estre imprudent d’amoindrir ces plaisirs ?

Il faut doncques changer à tous coups nos desirs,

Pour jouyr à tous coups d’une beauté nouvelle.

SILVANDRE.

Le temps rend à la fin toute chose mieux faite,
Qu’est-ce qui n’a, naissant, quelque imperfection ?

Il faut donc demeurer en mesme affection :

Si nous voulons avoir une amitié parfaite.

VII. HYLAS.

Quoy que ce soit : en moy ne fais point ta retraite,

O ! sotte loyauté, qui nous vas decevant :

Si j’ayme, mon amour ressemblera le vent,

Qui vit tant qu’il se meurt, & meurt quand il s’arreste.

SILVANDRE.

Au contraire en mon cœur, viens selon ta coustume :

O foy ! l’heur & l’honneur d’un veritable Amant,
J’ estime en fin l’Amour comme le diamant,

D’autant plus qu’il ne craint les marteaux, ny l’enclume.


Cependant que ces bergers chantoient de ceste sorte, & que le reste de la compagnie estoit attentive à les escouter : Paris qui ne vouloit perdre ceste commodité, s’approchant encores d’avantage de Diane. Fust il jamais, luy dit-il assez bas, une plus agreable humeur que celle d’Hylas ? Je croy, respondit la bergere, qu’il n’y a point de difference entre luy & la plus-part des autres, sinon qu’il dit plus librement son intention. Comment, repliqua incontinent Paris, auriez vous bien ceste mauvaise opinion des hommes, & les estimeriez-vous bien aussi inconstans que luy ? sans y mettre autre difference, que le taire, ou le dire : Je n’ay point, respondit Diane en sousriant, de mauvaise opinion des hommes : car je ne crois pas que ce soit erreur à eux de faire comme Hylas, puisque c’est une chose assez naturelle d’aymer ce qui nous est agreable : Et puis que la pluspart des bergers n’ayment que pour se plaire, n’ay-je pas occasion de croire que par tout où le plaisir les emporte, ils ne font point de difficulté d’aymer ? suivant en cela l’exemple de nos brebis, qui ne mangent pas tousjours d’une mesme herbe, ny ne paissent tousjours en mesme pasturage : mais vont diversifiant tantost dans les prez, & tantost sur les collines ou sous les ombrages. La bergere parlant de ceste sorte, sousrioit, pour monstrer qu’elle parloit contre sa creance ; & Paris qui s’en prist garde : Le party d’Hylas, dit-il, belle bergere, seroit bien fortifié s’il avoit oüy ce que vous venez de dire : mais je pense que si vous estiez condannée à suivre ceste opinion, il seroit bien difficile à vous y faire consentir : J’avouë respondit-elle, que vous dites vray : mais il ne le faut pas treuver estrange, puis que les bergeres ne sont pas subjectes aux mesmes loix que les bergers, & que non seulement elles fuyent l’inconstance, mais la constance aussi. Vos propos, repliqua Paris, sont des Enigmes pour moy, s’il ne vous plaist, belle bergere, de les dire plus clairement : J’entends, respondit-elle, que les filles de ceste contrée, non seulement fuyent l’inconstance, parce qu’elles ne sont point changeantes, mais la constance aussi parce qu’elles ne s’attachent à nulle amitié qui les y puisse obliger, aymant & estimant tout ce qui le merite, non point avec amour & passion, mais par le devoir & par la raison : Je le crois, adjousta froidement Paris, tout ainsi que vous, & voudrois bien pour l’interest que j’y puis avoir, que quelqu’une pour le moins entr’elles fust d’une autre humeur. Il faut, gentil Paris, reprit Diane, que vous pardonniez à leur esprit grossier : car estans nourries dans ces lieux champestres, & à moitié sauvages, pouvez-vous penser qu’elles soient beaucoup differentes aux choses qu’elles pratiquent ? Voyez vous combien la nourriture a de force par dessus la raison ? Je m’asseure que de toute ceste troupe, il s’en trouvera fort peu, qui ne choisissent plustost pour leur contentement, de vivre avec leurs trouppeaux le long des rivages, & sous le chaume de leurs petites cabanes, que dans ces grands Palais, & parmy la civilité des villes. Et vous belle bergere, dit Paris, de quelle opinion estes vous, & que vous semble-t’il de ceste maison, & comment vous est-elle agreable ? Je serois, respondit Diane, de mauvais jugement, si je ne la trouvois tres-belle : Elle le seroit encores davantage, adjousta Paris, si ce qui y est maintenant y demeuroit tousjours. Vous avez raison, repliqua Diane, car veritablement tant de belles bergeres, & tant de gentils & discrets bergers, en rendent non seulement la compagnie grande, mais la demeure fort agreable. Ce n’est pas, reprit Paris, la quantité des personnes qui me l’a fait estimer. Je le crois, dit-elle, comme vous, puis que bien souvent les plus grandes compagnies sont les plus ennuyeuses : mais celle-cy est telle, qu’il faudroit estre de mauvaise humeur pour s’y fascher ; Je vois bien, repliqua Paris, qu’encore vous n’entendez pas, ou plustost vous ne voulez pas entendre ce que je veux dire : ce n’est pas de toute la trouppe de qui j’entens parler : mais belle bergere, d’une seule, sans la quelle toute la compagnie me seroit ennuyeuse. Diane feignant de ne le point entendre : Celle-là, dit-elle froidement, vous est bien fort obligée, encore que ce soit aux despens de toutes les autres. Personne de la compagnie, respondit Paris, ne m’en doit sçavoir mauvais gré ; puis que sans celle que je dis, la vie mesme me seroit desagreable. Et à ce mot, s’estant teu pour quelque temps, & voyant que Diane ne disoit rien. Je ne vis jamais, continua-t’il en sousriant, une bergere moins curieuse que Diane : pourquoy ne me demandez vous qui est celle de qui je veux parler ? Ce seroit, dit-elle, une trop grande indiscretion : car je suis bien asseurée que si vous voulez la nommer, vous me la direz : & si vous la voulez taire, je serois trop indiscrette à vous en importuner. Celle, adjousta Paris, à qui j’ay donné le cœur, ne doit faire difficulté d’en sçavoir les secrets, ny moy de les luy découvrir. Les hommes, respondit Diane, en faisant de semblables dons, donnent bien souvent, & retiennent : Si vous dites cela pour moy, repliqua incontinent Paris, pardonnez-moy, belle Diane, si je dis que vous avez tort, puis que dés le jour que je me donnay à vous, ou plustost que le ciel m’y donna, ce fut d’une si entiere volonté : que je n’auray jamais contentement, que vous n’en ayez pris toute sorte de possession : Et c’est de vous de qui je parle, & de qui je souhaitte la demeure en ceste maison, si j’y dois recevoir jamais quelque contentement : J’aurois peu d’esprit, respondit la bergere en rougissant, si l’honneur que vous me faites n’estoit receu de moy avec respect, ainsi que je le dois à vostre civilité. Ne parlez point de respect, interrompit incontinent Paris, mais au lieu de ce mot, mettez-y celuy d’Amour : Ceste parole, respondit-elle, sied trop mal en la bouche d’une fille : S’il ne vous plaist, repliqua-t’il, l’avoir en la bouche, ayez-la dans le cœur. Je n’ay garde, reprit Diane, car j’ay trop cher l’honneur que vous me faites de m’aymer, & ceste faute m’en rendroit indigne.

Il y avoit quelque temps, que Silvandre & Hylas ne chantoient plus, & que le reste de la compagnie demeuroit sans dire mot, & comme attendant s’ils vouloient recommencer, qui fut cause que plusieurs s’apperceurent non seulement de l’affection avec la quelle Paris entretenoit Diane, mais aussi de la passion avec laquelle Silvandre supportoit leurs longs discours : Ce que considerant Hylas, & lui semblant d’avoir quelque avantage par dessus luy. C’est assez chanter, luy dit-il, Silvandre, entrons un peu en raison, & me dis par ta foy, si tu es encores de la mesme opinion que tu soulois estre, je n’ay pas accoustumé, dit Silvandre, de beaucoup changer : mais de quelle opinion veux-tu parler ? Es-tu encor, reprit Hylas, dans le cœur de Diane ? & elle est-elle encores dans le tien ? Pourquoy, respondit Silvandre, me fais-tu ceste demande ? Parce, dit-il, que je veux tout à ceste heure te faire avoüer le contraire : Il me semble Hylas, respondit le berger, que tu as longuement dormy pour te resveiller tant hors de propos, Chacun se mit à rire & de la demande & de la response, qui fut cause que Philis prit occasion d’interrompre les discours de Paris & de Diane, appellant sa compagnie pour oüyr ceste gracieuse dispute : Et en ce mesme temps, Hylas respondit, Berger, Berger, je ne m’esveille pas tant hors de propos que tu penserois bien, puis que de mettre hors d’erreur une personne, l’effect en doit estre estimé fort à temps : Et respons moy seulement, si tu es encore ainsi que je t’ay oüy dire d’autrefois dans le cœur de Diane, & si Diane est encores dans le tien. Diane oyant ceste demande : Escoutons, dit-elle à Paris, ce que veut dire Hylas, je m’asseure que ce sera quelque gracieux discours. Alors ils ouyrent que Silvandre respondit, Penses-tu Hylas, que si tu changes continuellement, les autres en fassent de mesme ? nous sommes & Diane & moy au mesme lieu que nous soulions estre. De sorte, reprit Hylas, que tu es encore dans son cœur, & elle dans le tien : Il est ainsi que tu le dis, adjousta le berger : Or responds moy Silvandre, continua Hylas, & me dis, je te supplie, puis que tu es dans le cœur de Diane, si les discours que Paris luy tenoit à ceste heure, luy sont agreables ou non : Et vous Diane, puis que vous estes dans le cœur de Silvandre, dites nous si Silvandre voudroit que ces discours vous fussent agreables ?

Il n’y eut personne en toute la compagnie, horsmis Silvandre, qui ne se mist à rire, & de telle façon qu’Astrée & Alexis tournerent la teste pour sçavoir ce que c’estoit. Ce que Hylas ayant veu, sans attendre la response de Silvandre, parce que le long entretien d’Astrée ne luy estoit pas moins ennuyeux, qu’à Silvandre celuy de Paris, il s’en courut vers elle : Ma Maistresse, dit-il à Alexis, ces bergeres de Lignon sont si flateuses, que si l’on ne s’en prend garde, il est presque impossible de resister à leurs charmes. Je crois, mon serviteur, respondit Alexis, que vous en parlez comme sçavant : Il est vray, dit-il, que je n’ay pas attendu jusques icy a faire mon apprentissage : Mais si est-ce qu’elles ne se doivent pas attribuer la gloire de me l’avoir fait faire : Car avant que d’aymer Philis, j’avois trouvé belle Laonice, & auparavant Madonthe, & avant que toutes ces deux, Chryseide : Et voila ces trois belles Estrangeres, dit-il, monstrant Florice, Palinice, & Cirene, qui tesmoigneront que je n’estois pas mesme apprentif, quand le long de l’Arar, je devins leur serviteur. Je ne dis pas, que si Carlis, qui est dans la gallerie avec Daphnide, estoit icy, elle ne peust bien se donner la loüange d’avoir esté la premiere qui a commencé de m’en faire la leçon. Mais, dit Alexis, en l’interrompant, pour glorieuse qu’elle puisse estre, je ne croy pas, qu’elle se puisse vanter, si elle a esté la premiere, qu’elle soit aussi maintenant la derniere, puis qu’a ce que je vous oy dire, vous n’en avez aymé, mon serviteur, qu’autant que vous en avez rencontré : Vous deviez, dit-il, ma Maistresse, y adjouster ce mot de belles, car j’avouë, que par tout où j’ay peu remarquer la beauté, je l’ay aymée & servie : mais il me semble que vous devez estimer ceste humeur qui m’a fait estre à vous, & sans laquelle ceste mal faite de Carlis m’eust possedé toute seule : J’estimerois grandement, respondit Alexis, ceste humeur de laquelle vous parlez, si je ne craignois, que comme elle est cause que maintenant vous estes à moy, elle me donnera bien tost aussi le regret de vous perdre. Ah ! ma Maistresse, ne tenez jamais je vous supplie ce langage, car outre que vous offencez mon Amour, encore est-il impossible que jamais cela puisse estre, puis que l’on ne me void aymer que la beauté, & hors de vous, il est impossible d’en trouver ? Je seray tres-aise, respondit la Druyde, que vous ayez longuement ceste opinion de moy, afin que je ne vous perde pas si tost que les autres : mais j’aymerois encore mieux que vous eussiez tant de persuasion, que vous peussiez faire croire à tous, ce que vous dites de moy. Il ne faut point, repliqua-t’il de persuasion où la veuë en rend de si bons tesmoignages ? Si tous, respondit Alexis, me voyoient avec vos yeux, leurs tesmoignages me seroient peut-estre favorables : Je m’asseure, reprit Hylas, qu’il n’y a personne icy qui démente ce que les miens me disent : Les vostres, respondit Alexis, voyent bien ce qui est, mais vostre bouche dit ce que vous voulez, & ces paroles avec lesquelles vous me loüez plus que je ne vaux, tesmoignent assez que vous avez estudié en plus que d’une escole : Je l’avoüe, reprit Hylas, mais si puis-je dire sans vanité, qu’en moy l’escolier a surpassé le maistre. Vous ne dites pas, interrompit Florice, qu’au temps que vous estiez mon escolier, vous preniez vostre leçon & de Circene, & de Palinice aussi, & que si toutes trois nous unissions nostre sçavoir ensemble, nous vous pourrions bien tenir encore quelque temps à l’escole : Et comment, reprit incontinent Alexis, est-il possible, mon serviteur, que vous ayez entrepris de les servir toutes trois en mesme temps ? Jugez par là, ma Maistresse, dit-il froidement, & la grandeur de mon courage, & si je ne vous serviray pas bien, puis qu’à ceste heure je vous entreprens toute seule ?

Cependant qu’il discouroit de ceste sorte, Adamas, Daphnide & Alcidon sortirent de la galerie, parce que l’heure de soupper s’aprochoit, & apres avoir quelque temps parlé ensemble de divers discours, les tables furent dressées, & si bien servies, que Daphnide mesme s’estonna qu’en un lieu champestre, on peut avoir les curiositez que la prevoyance du sage Druyde leur fit voir. Et parce que le repas estant finy, chacun se remit sur des discours divers qui durerent assez longuement, & qu’Adamas remarqua que les yeux de la plus grande partie de ceste troupe commençoient de s’appesantir, il convia Daphnide & Alcidon, de s’aller reposer, & les conduisit en leurs chambres, laissant à Leonide & à Paris, de mener les bergeres & les bergers dans les leurs. Mais encore que la nuict fut desja fort advancée, si est-ce qu’Alexis ayant conduit dans leur chambre Astrée, Diane, & Philis, ne s’en pouvoit separer, & apres leur avoir donné cent fois le bon soir, elle avoit tousjours à leur dire quelque chose. En fin Leonide qui apres avoir logé toutes les autres, oyant l’horologe qui frappoit la mi-nuict, la contraignit de se retirer. Les trois bergeres se voyans seules, encores qu’il y eust divers licts dans la chambre, voulurent toutesfois coucher toutes trois dans le plus grand, ne se pouvant qu’à grande peine separer.

Cependant qu’elles se deshabilloient, Astrée ne pouvant guere parler d’autre chose que d’Alexis. Mais, ma sœur, dit-elle, s’adressant à Philis, vistes vous jamais deux visages si ressemblans, que celuy de la belle Alexis & du pauvre Celadon ? Philis respondit, Quant à moy, j’avouë n’avoir jamais veu portraict ressembler plus à celuy pour qui il à esté fait. Mais dites encore d’avantage, adjousta Diane, que vous ne vistes jamais miroir representer plus naïfvement le visage qui luy est devant. Et que diriez vous, ma sœur, reprit Astrée, si vous aviez parlé particulierement à elle, puis que la voix, le langage, la façon, les actions, les sous-ris, bref les moindres petites choses qu’elle fait, sont si semblables à celles que je soulois remarquer en Celadon, que n’y pouvant trouver aucune difference, plus je la considere, & plus j’en demeure ravie ? Mon Dieu, reprit alors Philis, si nous pouvions faire que le sage Adamas la voulust laisser quelque temps parmy nous, je crois, ma sœur, que ce vous seroit bien du contentement. N’en doutez point, respondit Astrée, car je puis dire icy entre nous, n’avoir jamais eu plaisir que celuy de voir Alexis, depuis la miserable perte de Celadon : mais il ne faut pas esperer qu’Adamas vueille qu’elle y vienne, l’ayant si chere, qu’a peine la peut-il perdre de veuë, ny qu’elle mesme l’ait agreable, estant accoustumée à une autre sorte de vie : Et quand il n’y auroit point d’autre empeschement, je suis si peu aymée de la fortune, que je serois trop outrecuidée de penser qu’elle me voulust faire ceste grace. Ma sœur, reprit Diane, si nous voulons que ceste ville vienne dans nostre hameau, il faut que nous y usions d’un peu d’artifice, quelquesfois l’on obtient par finesse ce qui seroit refusé, si ouvertement on le demandoit : & une telle finesse n’est point blasmable, lors qu’elle ne fait mal à personne. Si nous demandons ceste faveur au Druyde, peut-estre que sa courtoisie est assez grande pour ne nous la refuser, & peut estre aussi y fera t’il de telles considerations, que nous ne l’obtiendrons pas : mais venons-y par un autre moyen, supplions-le, & faisons que toute nostre trouppe en fasse de mesme, de ne vouloir plus retarder le sacrifice du remerciment du Guy sacré, il l’a desja promis aux bergeres qui l’en vindrent prier il y a quelque jours : Si nous obtenons ce poinct sur luy d’y venir à ceste heure avecques nous, je m’asseure qu’apres il ne fera point de difficulté d’y conduire Alexis, tant parce que Leonide mesme y viendra, que pour accompagner Daphnide, qu’il faut supplier d’y assister : outre qu’estant un sacrifice assez solemnel, & sa fille estant Druyde, il n’y a pas apparence qu’il la laisse seule au logis en une telle occasion. Et toutefois afin d’estre preparées à toute chose, s’il advient qu’il en fasse quelque difficulté, il en faut prier & elle & Leonide : car à ce que j’ay peu recognoistre, elle ne se desplaist pas en nostre compagnie : & toutefois, parce qu’elle a esté nourrie si differemment, il pourroit bien estre que par civilité elle se contraint vivre de cette sorte avec nous, estant en la maison de son pere : mais je suis d’advis que si nous la pouvons tenir en nostre hameau, nous nous estudions toutes trois à luy donner tous les plaisirs que nous pourrons, & en ce que nous verrons qu’elle en prendra, c’est en quoy il faudra que nous nous essayons de luy en donner d’avantage : car bien souvent l’opinion faict de grands effects, & il peut bien estre que l’on luy aura figuré nostre sorte de vie telle que quand elle la verra de plus pres, elle ne la trouvera pas tant desagreable. Vrayment, dit Phillis, en branlant la teste, elle seroit bien de fascheuse humeur, si elle se desplaisoit avec nous, & mesme si je veux entreprendre de luy plaire, qu’elle vienne seulement, je veux mettre la vie qu’elle pleurera quand elle sera contrainte de nous laisser. Astrée sousrit de l’oüir parler si asseurément, & apres luy dit, Ma sœur, je vous jure, que si vous voulez avoir quelque plaisir en ma compagnie, il faut que nous l’emmenions, autrement je suis une fille perduë : Mais, dit Phillis, sçavez vous bien ce que je prevois, je ne crains pas que nous ne l’emmenions par le moyen que Diane a proposé, ny qu’Alexis ne se plaise avec nous, quand je voudrois en prendre la peine : Mais je voy desja, continua-t’elle se tournant vers Diane, que cette Astrée nous quittera pour cette nouvelle venuë, & qu’elle ne fera non plus d’estat de nous, que si nous estions estrangers : Mais ma sœur, sçavez vous ce qu’il faut que nous fassions, si cela advient, cette Alexis ne pourra tousjours demeurer icy, & un jour elle s’en retournera à Dreux, ou vers les Carnutes : alors il faudra que nous ne fassions non plus de conte d’elle, qu’elle en aura faict de nous : Ah ! ma sœur, reprit Astrée en luy mettant une main sur l’espaule, & de l’autre se frottant les yeux, vous estes mauvaise de m’aller remettre en memoire cette separation, pour Dieu ne prevenons point par la pensée le mal qui ne viendra que trop promptement. Non, non, repliqua Diane, laissons toutes ces considerations à part, & faisons ce que nostre amitié nous commande : Puis qu’Astrée depuis si long-temps n’a eu contentement que celui-cy, faisons tout ce que nous pourrons pour le luy continuer, & encores qu’elle fit ce que vous dites, si nous l’aymons, en devons-nous estre marries ?  puis que toutes choses sont communes entre les personnes qui s’entr’aiment : & pourquoy l’aimant comme nous faisons, ne participerons nous à tout le contentement qu’elle en recevra ?

Avec de semblables discours, ces bergeres se mirent au lict, & apres s’estre donné le bon-soir, s’endormirent avec la resolution qu’elles avoient prise : mais d’autre costé, Alexis s’estant retirée dans sa chambre, & Leonide avec elle, le Druyde y entra incontinent apres, qui ayant conduit Alcidon & les vieux Pasteurs en leurs chambres, laissant le soing des autres à Paris, s’en vint trouver Celadon pour sçavoir ce qui s’estoit passé entre luy & Astrée ; soudain qu’il le vit, apres avoir fermé la porte sur eux, pour n’estre oüy de personne. Et bien Alexis, luy dit-il en sousriant, comment se porte Celadon ? De Celadon, respondit Alexis, je n’en ay encores point de nouvelles : mais pour Alexis, elle m’a juré n’avoir jamais eu plus de contentement depuis qu’elle est vostre fille. Cela me suffit, dict Adamas, pourveu qu’il continuë : Mais dites moy en verité, Celadon, vous repentez-vous à cette-heure de m’avoir creu ? Il est impossible, respondit le berger, que personne se puisse repentir de suivre vostre conseil, car vous n’en donnez jamais que de fort bons : mais je vous diray, mon pere, que celuy que j’ay receu de vous en cette occasion, est bien plus dangereux pour moy, que fortune que je puisse jamais courre : car si Astrée venoit à me recognoistre, je jure & je proteste, qu’il n’y a rien qui me peust jamais retenir en vie, parce qu’outre la juste occasion qu’elle auroit de se douloir de moy pour avoir contrevenu au commandement qu’elle m’a fait, encores aurois-je un si extreme desplaisir d’avoir manqué au respect que je luy dois, que s’il n’estoit suffisant de m’oster la vie, il n’y auroit invention que je ne recherchasse pour me donner une prompte & cruelle mort. Et bien bien, repliqua Adamas, je voy bien que vostre mal n’est pas encores en estat de recevoir les remedes que je luy voulois donner, il faut que le temps l’ait meury davantage, & cependant resolvez-vous de ne point desobeyr en ce que je vous ordonneray, autrement j’aurois un grand subject de vous accuser d’ingratitude. Mon pere, respondit Celadon, je ne manqueray jamais d’obeyssance envers vous, pourveu que vos commandemens ne contreviennent à ceux que j’ay desja receus, & lesquels il m’est impossible de ne point observer. Jamais, adjousta le Druyde, ce que je vous conseilleray ne contrariera à ce que vous dites : mais il ne faut pas aussi que le malade pense de sçavoir mieux les remedes qu’il faut donner à son malade, que le Medecin qui en a pris la cure, demain je m’en veux aller en la compagnie de ces bergers & bergeres, pour faire le sacrifice de remerciment du Guy salutaire qui a esté trouvé en leur hameau : & de fortune, sur le mesme chesne où vous avez fait le Temple d’Astrée, qui ne me donne pas un petit augure de bon-heur pour vous : Et parce que je suis contraint d’y mener comme de coustume Paris & Leonide, il faut aussi que vous y veniez avec nous. Ah ! mon pere, s’escria le berger, qu’est-ce que vous voulez faire de moy ? & en quel danger me voulez vous mettre, & vous aussi ? puis qu’il a pleu au bon Taramis que j’aye eu ce contentement de voir ceste bergere, de parler à elle, & de n’en avoir point esté cogneu de personne de la troupe, ne vous mettez point ny moy aussi en un plus grand hazard, vous dis-je, de qui la bonne reputation seroit grandement offencée si l’on venoit à le sçavoir, & moy de qui la mort est tres-asseurée aussi tost que je seray recogneu. Remercions ce grand Dieu de la grace qu’il m’a faicte, & me laissez plustost retirer en quelque desert pour y achever mes miserables jours. Vous voicy revenu, reprit Adamas, à vostre premiere leçon, le Dieu que vous nommez m’a commandé de prendre soing de vous, en luy obeyssant je ne crains point de faillir : car mon enfant, il faut que vous sçachiez qu’il ne commande jamais que ce qui est juste & loüable : & quoy que l’ignorance humaine fasse quelquesfois juger le contraire, nous voyons tousjours qu’à la fin celuy qui ne se despart point de ce qu’il luy ordonne, surmonte toutes difficultez, & esclaircit toutes ces petites doutes qui pouvoient obscurcir la gloire de ses actions ; de sorte que pour ce qui me touche, il faut que vous ne vous en mettiez point en peine, non plus que pour ce qui est de vous, parce que jamais Taramis n’entreprend une chose qu’il ne conduise à une parfaicte fin : c’est luy qui fait par moy ce que vous voyez que je fais pour vostre salut, me l’ayant commandé par son Oracle : Ne doutez donc point que vous & moy n’en devions recevoir du contentement. Celadon vouloit repliquer, mais Leonide l’interrompit, luy disant : Voyez vous berger, il faut faire bien souvent des choses pour autruy, que l’on ne feroit pas pour soy-mesme : si Adamas vous laisse icy, que pensera-t’on de vous, puis qu’il est contraint de nous y mener Paris & moy ? Quelle opinion aura-t’on de vous qui portez le nom de Druyde, ne venant point à un si solemnel sacrifice ? puis que vous y estes si avant, il faut passer plus outre, & quand ceste consideration n’auroit point de lieu, puis que Tautates vous a remis une fois entre les mains d’Adamas, & que vous y avez consenty, il n’y a pas apparence que vous puissiez vous en retirer sans offencer le Dieu & Adamas aussi. Et le conseil en cela que vous devez prendre, c’est de fermer les yeux doresnavant à toute sorte de considerations, & les remettre toutes à sa prudence & à sa conduite.

Celadon à ce mot plyant les espaules : Puis dit-il, mon pere, que les Dieux vous l’ont commandé, & que vous en voulez prendre la peine, je vous remets & ma vie & tout mon contentement : A ce mot, le Druyde l’embrassa & baisa au front, & prenant Leonide par la main, luy donna le bon soir, & le laissa reposer : mais ses pensées n’en firent pas de mesme, qui toute la nuict ne firent que luy representer les agreables discours qu’Astrée & luy avoient eus, sans oublier la moindre action qu’elle eust dite, ny la moindre action qu’elle eust faicte, & qui luy pouvoit rendre quelque tesmoignage qu’elle aymast encore la memoire de Celadon ; & lors que ce penser l’avoit longuement entretenu, il se reprenoit & le vouloit chasser de son ame, comme le jugeant contraire au dessein qu’autrefois il avoit fait.

Et comment, miserable berger, disoit-il, te laisses-tu si tost flatter au moindre bon visage que la fortune te fait, ayant si souvent espreuvé qu’elle ne t’a jamais caressé que pour te tromper, ny jamais eslevé que pour te faire tomber de plus haut ? souviens toy du bon-heur où tu t’es veu, & si jamais il y a eu berger qui ait eu plus de subject de se dire bien heureux que toy, & incontinent tourne les yeux sur l’estat où ceste fortune t’a reduit, & considere si tu pouvois tomber en un precipice plus profond que celuy où elle t’a fait precipiter, & à ceste heure soubs pretexte que l’on te croit autre que tu n’es pas, & que sous ce nom emprunté l’on te fait bonne chere, tu prends ces faveurs pour tiennes, & tu ne consideres pas que tu dérobes sous le nom d’autruy ce que non seulement on refuseroit au tien : mais que tu ne serois pas mesme si effronté que de recevoir ny d’oser pretendre.

Ceste consideration aigrissoit de sorte la douceur de ses premieres pensées, qu’il retomboit presque aux mesmes desespoirs où il vivoit autrefois dans sa caverne, & peu s’en falut qu’il ne retournast à ses premiers desseins de vivre esloigné de tout le monde : puis qu’il ne pouvoit esperer quelque changement en ses miseres : Et faut croire que ceste resolution eust bien esté assez forte pour luy faire executer ce dessein, n’eust esté que quelque bon Demon luy remit devant les yeux ce que le sage Adamas venoit de luy dire, luy semblant que si le Dieu eust cogneu que son mal-heur n’eust point deu changer, il ne l’auroit pas mis entre les mains d’un si grand personnage, & qui estoit en si bonne estime parmy tous ceux qui le cognoissoient. Avec ceste consolation apres s’estre longuement travaillé dans le lict, & avoir passé la plus grande partie de la nuict, enfin sur la poincte du jour, il s’endormit, & ne s’esveilla qu’il ne fust fort tard. Astrée, Diane, & Philis n’en firent pas de mesme, parce qu’Astrée desirant passionnément de conduire Alexis en son hameau, s’esveilla de bonne heure, & Diane craignant que Paris ne la vint trouver au lict, quoy qu’elle le vist avec beaucoup de discretion, toutefois ne se voulant mettre en ce danger, apres qu’elle eut cogneu qu’Astrée estoit esveillée, elle se jetta à bas du lict, & contraignit Philis d’en faire de mesme, en luy reprochant : Et quoy mon serviteur, n’avez-vous point de honte d’estre si endormi auprez de vostre Maistresse ? Je croy, dit Philis, faschée qu’elle luy eust rompu son sommeil, que pour esveillée que vous soyez, vous le seriez encore plus, si Silvandre estoit en ma place : O mon serviteur, dit Diane, laissons Silvandre où il est : Il ne pense pas en nous, & nous ne pensons non plus en luy. Quelque Amour que j’aye pour vous, reprit Philis, si ne voudrois je pas estre obligée d’y penser si souvent qu’il faict : Ce sont, repliqua Diane, les mauvaises opinions que vous avez de luy : mais vous verrez que quand j’auray donné le jugement qu’il attend, comme il retournera à sa premiere façon de vivre : Par vostre foy, interrompit Astrée, le croyez vous ma sœur, comme vous le dites ? Quand vous demandez un serment de moy, dit-elle, il faut bien que j’y songe un peu d’avantage avant que je vous responde pour luy : mais si vous voulez sçavoir de moy ce que j’en voudrois, je vous diray avec verité que je l’ayme tant, & moy aussi, que pour le repos de tous deux, je souhaitterois ce que j’ay dit : Et par ma foy, dit Philis en sousriant, je jure que vous estes menteuse, & pardonnez moy, ma Maistresse, si cela vous offence, car il n’y eut jamais fille qui se faschast d’estre aymée & servie d’une personne de merite, & j’en ay bien veu plusieurs, qui au contraire estoient bien marries lors que ceux qui avoient fait semblant de les aymer, changeoient de volonté, encores qu’elles n’y eussent point de dessein : Et si je diray bien plus, que je n’en ay jamais veu qui en leur ame n’ayent eu quelque desplaisir de voir ces changemens : & moy-mesme, qui n’aymoit point Hylas, je suis contrainte d’avoüer que lors qu’il me quitta, j’en eus du desplaisir, quelque mine que j’en fisse : & cela est d’autant que tout ainsi que les recherches de ceux qui nous ayment, sont des tesmoignages de nostre beauté & de nostre merite, de mesme leurs esloignemens sont des preuves du contraire. Vous aurez, dit Diane, telle opinion de moy qu’il vous plaira, mais si vous jureray-je que si c’estoit à mon choix, je ne sçay lequel j’eslirois plustost, ou la continuation, ou la fin de sa recherche, prevoyant qu’elles me rapporteront autant de desplaisir l’une que l’autre : car s’il continuë, à quel dessein le souffriray-je ? puis qu’il n’y a pas grande apparence que mes parens permettent que j’espouse une personne incogneuë, & moy-mesme j’aurois honte que Diane commist ceste faute : Et si nous nous separons d’amitié, je vous asseure que je le regreteray longuement, me semblant que ses merites le rendent digne d’estre aymé. Or celle-cy, dit Philis, est l’une des plus grandes folies du monde, les parens nous veulent choisir des marys, & nous sommes si sottes que nous les laissons faire : cela seroit bon, si c’estoit eux qui les deussent espouser : Et ne voila pas la mesme consideration qui a rendu Astrée en l’estat où elle est ? si ses parens luy eussent laissé la libre disposition de soy-mesme, elle eust espousé Celadon, il seroit plein de vie, & elle contente à jamais, au lieu que par leurs contrarietez, ils en ont fait mourir l’un, & l’autre n’est en guere meilleur estat. Et maintenant pour achever de la ruiner du tout, ce vieux réveur de Phocion luy veut donner Calydon, & s’est tellement persuadé que cela devoit estre ainsi, qu’il ne luy laisse point de repos : Ah ! que s’il avoit a faire a moy, je l’aurois bien tost resolu : Et que feriez vous, reprit Astrée, si vous estiez en ma place ? Je luy dirois en fort peu de mots, dit-elle, Je n’en feray rien ? Et quelle opinion auroit-on d’une fille qui parlast ainsi ? interrompit Diane. Et qu’est-ce que l’on en diroit, Ma Maistresse ma mie ? respondit Philis, les paroles ne sont que des paroles, & le vent les emporte, & les opinions ne sont que des opinions, qui s’effacent aussi aysément qu’elles s’impriment, mais espouser un mary fascheux, c’est un effect qui dure le reste de la vie, & c’est pourquoy j’estime que vous estes peu avisée, toute Diane que vous estes, quand vous dites, que vous ne voudriez pas avoir espousé Silvandre, que vous avoüez d’avoir beaucoup de merites, & de l’avoir agreable, & seulement parce que vous ne sçavez d’où il est. Et ma Maistresse, mon cœur : ne voudriez vous point manger d’une belle pomme, si vous ne sçaviez quel est l’arbre qui l’a portée ? Folie & folie la plus grande qui soit entre les hommes, qui se tuent de peine à poursuivre les apparences, & ne se soucient point des choses qui sont réelles, & veritablement bonnes. Dieu m’a fait une grande grace de m’avoir donné des parens qui ne me traitent point ainsi, car je vous asseure que s’ils estoient d’une autre humeur, je leur donnerois bien de l’exercice. Diane alors en sousriant : Je vois bien, mon serviteur, dit-elle, que vostre conseil est bon, mais il n’en faut guiere user. Dites moy je vous supplie ceste opinion que vous mesprisez si fort, & ces apparences que vous blasmez, que sont ce autres choses que la reputation pour laquelle nous sommes obligées, non seulement de mettre ce qui nous peut apporter du plaisir & du contentement, mais la propre vie ? Car y a t’il rien de si mesprisable qu’une fille sans ceste reputation ? & y a-t’il condition au monde si miserable que celle de la personne qui l’a perduë ? Je vous avouëray, que qui la veut bien considerer, trouvera que c’est une folie : Mais y a-t’il quelque chose parmy nous qui ne soit folie, si l’on la veut bien rechercher ? tout (mon serviteur) n’est qu’une vaine ombre du bien que nous nous figurons, & toutesfois encores que nous en recognoissions & vous & moy la verité ; parce que par le commun consentement de tous il est jugé autrement, ny vous ny moy ne voulons point estre la premiere à rompre ceste glace : Et cela me fait ressouvenir du conseil des rats, qui resolurent que pour leur seureté, il falloit attacher au col d’un chat qui les dévoroit, une sonnette, afin de l’ouyr quand il marcheroit ; mais il ne s’en trouva point d’assez hardy en toute la trouppe qui l’osast entreprendre.

Discourant de cette sorte, ces belles bergeres s’habillerent, & Astrée sans sçavoir pour quel dessein, se coiffa & s’habilla avec plus de soing qu’elle n’avoit fait depuis la perte de Celadon ; à quoy Phillis prenant garde, elle ne peut s’empescher de sousrire, & la monstrant à Diane : Ma maistresse, luy dit-elle, je ne sçay si les bergeres de Lignon sont de cette humeur : Et de laquelle, dit Diane, voulez vous parler ? Je voy, continua Phillis, qu’Astrée se donne plus de peine à s’agencer que de coustume : Quant à moy, je n’en puis trouver autre raison, sinon la nouvelle amour de cette belle Druyde, & qui n’a eu naissance que depuis hier. Dites moy, je vous supplie, si c’est l’humeur des bergeres de Lignon, de s’affectionner si promptement, & plustost des bergeres ? Astrée respondit : Il est vray que j’ay plus de curiosité de me rendre aymable, que je n’eus jamais, aussi est-il bien raisonnable : car lors que j’ay esté recherchée par des bergers, j’ay creu d’avoir assez de merites pour en estre aymée, sans que j’y misse plus de peine que de me laisser aimer : mais à cette heure si je veux acquerir les bonnes graces de cette belle Druyde, il faut que j’y rapporte les mesmes soings que le serviteur a accoustumé de faire pour obtenir les bonnes graces de sa Maistresse. Ma sœur, reprit Diane, ou nous sommes Philis & moy de mauvais jugement, ou vous devez estre asseurée, qu’il y aura plustost deffaut de cognoissance en celles qui vous verront, si elles ne vous aiment, qu’en vous faute de merite à vous faire aimer. En parlant de cette sorte, elles finirent de s’habiller, & en mesme temps qu’elles vouloient sortir de la chambre, elles virent dans la sale voisine, Paris qui se promenoit avec Leonide, & qui à ce qu’il sembloit, l’entretenoit d’une grande affection, parce que ces belles bergeres furent aupres d’eux avant qu’ils les apperceussent : dequoy Paris se trouva honteux quand il s’en prit garde, & apres les avoir salüées, en demanda pardon à Diane, qui luy respondit, qu’il n’y avoit point d’offence en ce qui la touchoit : car estant la moindre des trois, les autres avoient plus d’occasion de s’en plaindre ; si toutefois il y avoit subjet de plainte, & sans attendre sa response s’adressa à Leonide, & luy demanda comment elle avoit passé la nuict : Mais vous, dit-elle, qui vous estes levée si matin, n’avez-vous point trouvé quelque incommodité ou en la chambre ou au lict qui en soit cause ? J’en ay trouvé sans doute, respondit Diane, & en la chambre & au lict : mais c’est à cause de cette belle bergere, dit -elle monstrant Astrée, qui nous a esveillées plustost que nous n’eussions voulu, pour le desir qu’elle a de profiter le temps le mieux qu’il luy sera possible cependant qu’elle demeurera en ce lieu : Je veux dire, d’estre le plus qu’elle pourra aupres de la belle Alexis, estant demeurée de sorte sa servante dés qu’elle l’a veuë, que je ne sçay comme nous l’en pourrons separer quand il faudra partir. Allons voir, dit Leonide, si elle est éveillée, & je vous diray un secret que j’ay pensé pour faire en sorte que cette belle bergere ne s’en separe pas si tost ; & lors s’acheminant vers la chambre d’Alexis : Il faut, continua-t’elle, que vous requeriez Adamas, que sans plus dilayer il aille aujourd’huy faire le sacrifice du remerciment du Guy salutaire, & qu’il nous y meine toutes. Je sçay qu’il ne vous en dédira point : car aussi bien faut-il qu’il s’aquitte de ce devoir une fois, & il n’a garde d’aller pour ce soir loger en autre logis qu’en celuy d’Astrée, à cause de Phocion qu’il aime & estime fort, & par ainsi nous serons encore ensemble demain presque tout le jour : mais belle bergere, ne me decelés [sic] point : car peut estre si Adamas sçavoit que je vous eusse donné cét advis, il m’en sçauroit mauvais gré, & cela pourroit estre cause qu’il en feroit quelque difficulté. Il n’est pas aussi necessaire qu’Alexis le sçache, parce qu’elle est d’humeur si retirée, qu’elle n’a jamais plus de contentement que quand elle est seule : Je ne me soucie guiere que Paris l’entende, sçachant assez qu’il se plaist si fort en vostre compagnie, que ce ne sera jamais luy qui y contrariera. Je ne dementiray jamais, respondit Paris, l’opinion que vous avez de moy : alors Astrée apres avoir un peu sousrit contre Diane & Phylis : Pensez vous, Madame, dit-elle, que Adamas ne nous refuse point, ou bien qu’il y laisse venir Alexis ? car il est tres-certain que si tout le reste du monde y venoit, & qu’Alexis seule y deffaillit, je serois de trop mauvaise humeur, & faudroit que je m’allasse cacher pour ne point ennuyer la compagnie : Vous voyez, interrompit Philis, comme les bergeres de Lygnon ne sont point dissimulées : Je vous jure, Madame, qu’elle ne ment nullement : Elle & toutes les autres, reprit Leonide, en sont plus estimables : mais d’où vient ceste grande amitié ? Dieu voulut, adjousta Astrée, que ce fut de sympathie, parce que mal-aisément pourroit-elle estre de mon costé qu’elle ne fut aussi du sien, & si cela estoit, je m’estimerois la plus heureuse qui fut jamais : S’il ne faut que cela, dit la Nimphe, pour vous rendre contente, vous la devez estre sur ma parole : car je ne fus de ma vie si estonnée que d’oüyr hyer au soir Alexis tenir presque les mesmes discours de vous que vous tenez à ceste heure d’elle, estant chose si inaccoustumée à son humeur particuliere, qu’il faut bien croire ce changement venir de quelque plus forte puissance que n’est pas son naturel : Vous la rendez si glorieuse, dit Phyllis, que nous ne pourrons plus vivre auprés d’elle : & à ce mot elles arriverent dans la chambre d’Alexis, où elles la trouverent encores dans le lict, d’autant qu’il estoit assez matin, & que toute la nuict elle n’avoit peu trouver repos parmy ses pensées, qui sans cesse l’avoient entretenuë tantost de ses desplaisirs, & tantost de l’heureuse journée qu’elle avoit euë, & de la felicité qu’elle esperoit encore la suivante : de sorte que sur le matin elle s’estoit endormie, & s’estoit à peine esveillée lors que cette belle trouppe estoit entrée dans sa chambre.

Elle fut à la verité grandement surprise de cette visité inesperée, non pas tant toutesfois qu’elle ne se ressouvint de cacher la bague qu’elle avoit prise à Astrée lors qu’elle se jetta dans Lignon, & que depuis elle avoit tousjours portée au bras avec le mesme ruban duquel elle estoit attachée, & aussi de serrer bien sa chemise sur son estomac, tant afin qu’on n’apperceut point le deffaut de son sein, que pour ne laisser voir à la belle Astrée le petit portrait qu’elle avoit accoustumé de porter au col, & que la bergere ne cognoissoit que trop bien. Elle mit donc la main à moitié sur son visage, & de l’autre elle prit le linceul, & s’en couvrit presque toute, comme si elle eust eu honte de se laisser voir en cét estat. Leonide pour mieux jouër son personnage : Que vous semble ma sœur, dit-elle, des belles filles que je vous ameine pour vous ayder à lever ? Ma sœur, dit Alexis, se relevant un peu sur le lict, vous m’avez fait une grande honte, en me faisant une si grande faveur : car que diront-elles de moy de me trouver encores au lict ? Et que peuvent-elles dire, reprit la Nimphe, sinon que vous estes paresseuse ? & que les filles Druydes des Carnutes ne sont pas si diligentes que les bergeres de Forests : A ce mot, toutes ces belles bergeres luy donnerent le bon jour, & elle apres leur avoir rendu leur salut avec la mesme courtoisie, se tournant du costé d’Astrée : Et vous belle bergere, comment avez vous passé cette nuict ? Voulez-vous, ma sœur, interrompit Leonide, que je le vous die pour elle ? Je vous proteste, continua-t’elle, qu’elle a couché icy aupres de vous : Aupres de moy ? reprit incontinent Alexis. Aupres de vous, continua Leonide, & si ce n’a esté du corps, ç’a esté pour le moins de la pensée. De cette sorte, respondit Alexis, cela pourroit bien estre : & je le veux croire : d’autant plus que je vous puis asseurer belle bergere, dit-elle, prenant Astrée par la main, que j’ay bien fait pour le moins la moitié du chemin : car je ne sçay comment j’ay esté toute la nuict embroüillée parmi les discours que nous eusmes au soir, de telle sorte que je ne me suis peu endormir que quand le jour a paru.

Leonide pour donner commodité à cette chere sœur d’entretenir plus particulierement Astrée, prenant Diane & Philis par la main, les retira vers la fenestre qui avoit la veuë du costé de leur hameau, & l’ouvrant s’appuyerent toutes trois, cependant qu’Alexis faisant seoir Astrée sur son lict, & la tenant tousjours par la main, fut presque transportée de l’extreme affection de la luy baiser : Enfin craignant de luy donner cognoissance de ce qu’elle vouloit cacher, elle se retint, & se contenta de la luy serrer & presser doucement entre les siennes deux. Et apres avoir demeuré quelque temps muette : Je vous jure, luy dit-elle, belle bergere, que toute la nuict j’ay pensé en vous, & aux discours que vous me tinstes : Mais, dites moy, je vous supplie, est-il bien possible que Phocion (ainsi que Leonide m’asseuroit au soir) vueille vous contraindre de vous marier contre vostre gré ? Madame, respondit Astrée, il est vray qu’il a cette humeur : mais il est vray aussi qu’il n’y parviendra pas : non que j’aye la hardiesse de luy contredire tout ouvertement, mais je traitteray bien de sorte Calidon, que je luy en feray perdre la fantaisie. Ce n’est pas que je ne recognoisse que ce berger a beaucoup plus de merites, que je ne vaux : mais c’est que mon genie ne s’accommode pas bien avec le sien. Jugez, Madame, quelle apparence il y a que je croye Calydon estre Amoureux de moy, que je sçay avoir aymé Celidée plus que sa propre vie, & en avoir faict les excez de desobeyssance, que chacun sçait, contre un oncle qui luy tient lieu de pere, soit pour le soing qu’il a eu de luy depuis le berceau, soit pour les biens qu’il en peut esperer ? Mais, dit Alexis, j’ay oüy dire que depuis qu’elle s’est blessée de la sorte que nous la voyons, il a perdu ceste humeur, & qu’il ne l’ayme plus. Je crois, respondit Astrée, qu’il est vray : mais s’il est ainsi, que puis je esperer de son amitié, qui n’est née que d’autant qu’il pense me devoir aymer par le commandement de Thamire, puis que celle qu’il a portée à Celidée, que chacun a recognuë si ardente, s’est esteinte lors qu’elle est devenuë moins belle ? Doncques aussi tost que mon visage changera, son affection en fera de mesme. Qu’est-ce que je deviendrois, si je recognoissois non pas ce changement, mais la moindre diminution de la bonne volonté qu’il m’auroit fait paroistre ? Mais Madame, continua-t’elle, avec un grand souspir, ce n’est pas la principale difficulté : car peut-estre pourrois-je bien esperer de retenir cet esprit en l’amitié qu’il me devroit, n’ayant pas si mauvaise opinion de moy-mesme, que pour peu que je m’y voulusse estudier, je ne me peusse asseurer de luy : Il y a bien une chose qui m’en retire d’avantage : Mais, Madame, vous l’oserois-je bien dire, ou si je la vous dis, quelle opinion aurez vous de voir que je vous parle si familierement de mes petites affaires ? Alexis alors en luy resserrant la main : Si vous sçaviez, dit-elle, quelle est l’amitié que je vous porte, vous n’useriez point de ces paroles avec moy, qui ne desire de sçavoir vos affaires & vos intentions, que pour essayer de vous servir, soit par mon propre moyen, soit par celuy d’Adamas, si vous le trouvez à propos. L’honneur que vous me faites de m’aymer, reprit Astrée, est veritablement, Madame, le bon-heur que j’ay recogneu pour moy, depuis quatre ou cinq Lunes ; aussi le tiens-je si cher, que j’aymerois mieux perdre la vie que d’en estre privée : mais pour l’offre que vous me faites d’Adamas, je vous supplie de ne luy en point parler, parce que je ne le veux employer en chose de si peu d’importance, & de laquelle je viendray bien à bout, m’asseurant de faire que Calydon mesme s’en deportera : Dieu le vueille, dit Alexis, mais je le croy difficilement, voyant la beauté de vostre visage, & ayant ouy dire combien il a souffert de mespris de Celidée sans changer. La beauté, belle Astrée, est une glu, de laquelle il est bien mal-aisé de se despestrer, quand une fois l’on a donné de l’aisle dedans. Madame, repliqua la bergere, ceste beauté n’est pas en moy, mais quand elle y seroit, j’espere que ma resolution sera encores plus forte que toues les violences, ny les opiniastretez de l’amour. Et c’est ce que je voulois vous dire, car sçachez que plutost je me donneray mille fois la mort, si autant de fois je pouvois revivre, que de me marier jamais, puis que le ciel ou plustost ma mauvaise fortune l’a voulu. A ce mot, elle s’arresta pour prendre son mouchoir pour s’essuyer les yeux, parce qu’elle ne peut retenir ses larmes : Et voulant reprendre son discours, la survenuë d’Adamas l’en empescha, qui de fortune entrant dans la chambre, & y trouvant ceste bonne compagnie fut bien marry de l’avoir interrompuë, n’y ayant rien qu’il desirast plus que de voir Alexis & Astrée ensemble, pour l’esperance qu’il avoit que ceste pratique remettroit Alexis en son premier estat, & que par ainsi, suivant la promesse de l’Oracle, il verroit sa vieillesse contente & bien-heureuse : Toutesfois feignant de l’avoir fait expres, il dit à Alexis, apres avoir salüé toutes ces bergeres : Et quoy, ma fille, vous voila encore au lict, & que diront ces belles filles de vous voir si paresseuse ? Mon pere, respondit Alexis, la faute en est à ma sœur qui les a amenées icy sans m’en advertir : La faute, repliqua Adamas, en est vostre, qui estes encores dans la plume : mais si elles me vouloient croire, elles vous foüeteroient de sorte qu’une autrefois vous vous leveriez plus matin : Alors Astrée qui s’estoit levée de dessus le lict pour salüer Adamas : Mon pere, dit-elle, il est raisonnable que nous nous levions matin pour avoir le soing des trouppeaux que nous avons en garde, & il l’est encores plus, que la belle Alexis conserve son beau visage, sans se donner tant de peine. Vous en direz, respondit Adamas, ce qu’il vous plaira : mais je suis bien d’advis si elle veut estre belle, qu’elle fasse comme vous : car vostre beauté luy apprend que vostre recepte doit estre fort bonne. Astrée rougit un peu, & vouloit luy respondre lors qu’on le vint advertir que Daphnide & Alcidon estoient dans la sale qui l’attendoient : cela fut cause que prenant ces bergeres par la main, il laissa Alexis seule pour luy donner loisir de s’habiller, cependant qu’il alloit monstrant à toute ceste belle trouppe, les raretez de sa maison, qui se pouvoit dire tres-belle, & tres-curieusement enjolivée.

Apres que toute la compagnie fut assemblée, & que pour le contentement d’Hylas, Alexis fut arrivée : Adamas creut que pour attendre l’heure du disner, il estoit à propos de leur faire voir les promenoirs, & cela d’autant plus que ce jour-là le Soleil estoit un peu couvert des nuës. Chacun s’accompagna de celle qu’il luy pleut, horsmis Silvandre, Hylas, & Calydon : Car Diane fut prise de Paris, auquel Silvandre par respect estoit contraint de la quitter, & Astrée estoit tousjours avec Alexis, qui empeschoit que la nouvelle affection d’Hylas, & de Calydon, ne pouvoit recevoir le contentement de parler à ceste feinte Druyde, & à la belle bergere. Quant à Calydon & à Silvandre, ils n’en osoient point faire de semblant : mais Hylas qui n’avoit pas accoustumé de se contraindre : Ma Maistresse, dit-il aussi tost qu’ils furent hors du logis, permettez que Calydon entretienne Astrée : Et qui sera celuy, dit Astrée en sousriant, qui tiendra compagnie à Alexis ? Ne vous en mettez point en peine bergere, dit froidement Hylas, celuy qui pourvoit l’hyver de grains aux oyseaux, ne la laissera pas sans secours, & attendant qu’il luy en envoye un meilleur, je m’y offre : Et en mesme temps sans attendre d’avantage, prit Alexis de l’autre bras : Vrayement, dit Astrée à moictié en colere de se voir oster la commodité d’estre seule aupres d’Alexis : Il est aysé à cognoistre, Hylas, que vous n’estes pas des bergers de Lignon, car ils n’ont guere accoustumé d’estre si hardis : Je le croy, dit Hylas, mais il y a bien apparence aussi que les bergers soient si courageux que moy : Il me semble, repliqua Astrée, que puis que vous en portez l’habit, vous en deviez avoir le courage. Non, non, respondit-il, bergere, DESSOUS UN FER ROUILLE N’EST MOINS PREUX UN ACHILLES : au contraire si l’exemple de la vertu avoit quelque force en ces bergers, Calydon que je vois là sans party, & vous regarder avec un œil qui vous demande l’aumosne, en feroit autant que moy. Astrée baissa les yeux en terre, craignant que pour peu que ce discours continuast, ce jeune berger pourroit bien imiter Hylas, & qu’ainsi d’une faute, elle en auroit fait deux : Mais Hylas qui prit garde à ceste mine, & qui eut opinion que si quelque chose pouvoit divertir Astrée, il pourroit plus aysément entretenir Alexis : Il fit signe à Calydon, qui rendu plus hardy que de coustume, apres avoir fait une grande reverence à la bergere, la prit de l’autre costé sous les bras, feignant que c’estoit pour luy ayder à marcher : La bergere qui vit bien qu’il n’y avoit plus de moyen de s’en desdire, se tournant vers Alexis ; Je confesse que les mauvais exemples, dit-elle, s’imitent plustost que les bons, & qu’il faut que je me desdise de l’avantage que j’ay donné aux bergers de Lignon : Que voulez vous y faire ? dit Alexis en pliant les espaules, si nostre vie n’estoit meslée de ces amertumes, les humains seroient trop heureux. Elle respondit cela si bas, que ny Hylas, ny Calydon n’en entendirent rien, & toutefois la froideur de laquelle la bergere receut Calydon, luy donna bien quelque opinion, qu’elle eust eu plus agreable d’estre seule avec ceste Druyde, toutefois feignant de ne le point recognoistre, il ne laissa de continuer son dessein, de sorte qu’il n’y avoit plus personne sans party que Silvandre. Mais Laonice qui avoit tousjours nourry un esprit de vengeance contre luy, & qui ne cherchoit que l’occasion de luy pouvoir rendre un signalé desplaisir, depuis le jour que par son jugement elle perdit Tircis : Le voyant seul, pensa que peut-estre elle pourroit en trouver quelque moyen : Elle sçavoit desja l’affection qu’il portoit à Diane, & celle de Diane envers luy ne luy estoit pas du tout incogneuë, parce qu’ayant tant aymé, il estoit impossible qu’elle ne se prit garde de leurs actions, & mesme en ayant appris ce qu’en diverses fois elle en avoit oüy de leur bouche mesme, c’est pourquoy le voyant seul & pensif, elle s’approcha de luy, & feignant un visage tout autre qu’elle n’avoit l’apostrophe le cœur. Que veut dire, berger, ceste tristesse, dit-elle, qui est painte en vostre visage, estes vous peut-estre Amoureux ? Bergere, respondit Silvandre, j’ay tant d’occasion d’estre triste, qu’il ne faut point me demander si l’Amour en est la cause : Je croy, adjousta-t’elle, que ce ne sont pas des nouvelles occasions, & toutefois ces jours passez vous viviez plus content : mais voulez vous que je vous die ce que j’en pense ? Le subjet de votre melancolie vient ou du mal present, ou du bien absent : Si vous ne m’expliquez d’autre sorte cét Enigme, dit le berger, je ne sçay que vous respondre : Je veux dire, reprit Laonice, puis que vous voulez que je vous parle plus clairement, que le mal present vous tourmente, voyant qu’un autre à vostre place auprés de vostre Maistresse, ou le bien absent, car je sçay que vous aymez Madonthe : Vous estes, dit Silvandre, sage bergere, une grande devineuse, car l’une des deux choses que vous me dites veritablement me tourmente : mais toutefois, dit-il en sousriant, non pas peut estre tant que vous penseriez bien. Quelquefois, respondit Laonice, en semblable mal l’on ne pense pas estre si malade que l’on est, mais à bon escient Silvandre, lequel de ces deux maux vous presse le plus ? Lequel, dit le berger, pensez vous que ce soit ? Je ne sçay, dit Laonice, si je vous en dois dire mon opinion, car peut-estre ne l’avoüerez vous pas. Si c’estoit une faute que d’aimer icy, je confesse que difficilement j’en avoüerois la debte : mais puis que pour ne faire tort à tous les hommes (car je croy qu’il n’y en a point qui n’ait aymé quelquefois) il faut plustost dire, que c’est une vertu, ou pour le moins une action qui de soy mesme peut estre ny bonne ny mauvaise : Pourquoy pensez vous que je fasse difficulté de dire la verité, puis qu’en la niant je commettrois une plus grande erreur ? Vous avez raison, berger, respondit Laonice : car toute personne qui veut estre estimé homme de bien, doit sur tout estre soigneux de ne blesser jamais la verité. Mais dites moy en vostre foy Silvandre, le bien absent ne vous tourmente-t’il pas davantage que le mal present ? Le berger qui ne vouloit point donner cognoissance de son affection à ceste estrangere, ny à personne, s’il luy estoit possible : voyant que d’elle-mesme elle bastissoit la tromperie qu’il eust esté en peine de controuver, pensa estre à propos de la continuer, & ainsi faisant un petit sous-ris, luy respondit : C’est une chose estrange que la vivacité de vostre veuë. Je vous jure, discrette Laonice, que je ne croyois pas y avoir personne qui s’en fut pris garde : mais comment l’avez-vous peu recognoistre ? Silvandre, luy dit-elle, contentez vous que toutes ces feintes que vous faites pour Diane peuvent bien amuser Thersandre, mais non pas ceux qui avec mes yeux remarquent vos actions : presque tous ceux qui sont le long de la douce riviere de Lignon ont tellement le cœur occupé en leurs propres affections, qu’ils ne prennent point garde à celle d’autruy, n’ayans des yeux que pour voir celuy qu’ils ayment : mais moy qui n’ay rien à faire qu’à considerer vos actions de tous, j’ay fort bien apperceu que Madonthe vous plaist davantage que Diane : mais ne soyez marry que je l’aye recogneu, puis que peut-estre ne vous seray-je point inutile. Madonthe m’aime, & je pense qu’elle croira aisément ce que je luy persuaderay : Je sçay que c’est que d’aimer, & quels ressorts il faut toucher pour en avoir le contentement que l’on en desire, je vous promets de vous y aider & servir en tout ce que je pourray. Silvandre ne se pouvoit presque empescher de rire de l’ouyr parler de ceste sorte, & pour luy en asseurer encores plus l’opinion qu’elle en avoit conceuë, la supplia de n’en vouloir point faire de semblant, de peur que quelque autre ne s’en prisse garde, & sur tout n’en rien dire à Madonthe, parce qu’elle s’en sentiroit offencée, & cela pourroit estre cause de ruiner tout son dessein, qu’il la remercioit grandement des offres qu’elle luy faisoit, lesquelles il ne refusoit point : mais qu’il ne vouloit accepter encores pour plusieurs raisons que bien tost il luy feroit sçavoir. Silvandre pensoit ainsi faire le fin, mais Laonice qui feignoit de le croire, commençoit d’ourdir par là la meschanceté qu’elle luy vouloit faire, & que depuis elle luy vendit si cherement. Cependant Paris & Diane estoient entrez bien avant en propos : car ce jeune homme brusloit d’une si violente amour pour ceste bergere, qu’il ne pouvoit vivre avec aucun repos que lors qu’il estoit auprés d’elle. Et il est certain que si ceste bergere eust eu dessein d’aimer quelque chose, elle eust peu s’en embrouïller : mais depuis la mort de Philandre, elle ne vouloit que l’Amour prist place parmy ses affections, luy semblant que rien n’estoit digne d’estre mis au lieu où un berger si parfait que Philandre avoit esté si long-temps : Que si elle aima depuis Silvandre, ce ne fut pas par dessein, mais par une surprise que luy firent les merites & les recherches de ce berger : De sorte que jamais la bonne volonté qu’elle eust pour Paris n’outrepassa celle qu’une sœur pourroit avoir pour un frere, luy semblant d’estre obligée à celle là par l’amitié qu’elle luy portoit, & empeschée par une vertu incogneuë de l’aimer d’avantage que comme son frere ; luy toutesfois de qui l’affection n’avoit point de limites, apres luy avoir rendu tous les tesmoignages de son amour qui luy avoient esté possible : il se resolut de tenter en fin quelle seroit sa fortune, & trouvant ceste occasion bonne, il pensa qu’il ne la falloit point perdre. La tenant donc sous les bras, il la separa un peu d’auprés des autres occupations, il luy parla de ceste sorte : Est-il possible, belle Diane, que quelque service que j’aye essayé de vous rendre, je n’aye peu vous donner cognoissance de l’affection que je vous porte, ou si vous l’avez recogneuë, est-il possible que ceste Amour soit demeurée jusques icy sterile, & sans avoir peu donner naissance à un peu de bonne volonté en vostre ame ? Si l’offence fait naistre la haine, pourquoy mes services encores que bien petits, ne produisent-ils en vous, non pas de l’Amour, car ce seroit trop de bon-heur, mais quelque peu de bien-vueillance, qui vous les rende pour le moins agreables ? J’espreuve, & en cela je n’accuse que mon peu de merite, & mon malheur trop grand : J’espreuve, dis-je, que tout ce qui est profitable à tous les autres qui aiment, m’est entierement inutile. Mon extreme affection vous outrage, mes services vous desplaisent, ma patience se rend mesprisable, ma constance ennuyeuse, & l’aage que je passe en vous aimant, servant, & adorant, tellement infructueuse, que peut-estre encores n’avez vous pas pris garde que je sois à vous : Dieu ! ceste cruauté ou plustost ceste mescognoissance pour ne dire ingratitude accompagnera-t’elle tousjours ceste belle ame, & jamais ne permettrez-vous que ce cœur de diamant s’amolisse à mon sang, que je verse par les yeux en forme de larmes ?

A ce mot, Paris se teut, tant parce qu’il eut peur que ses yeux ne fussent assez forts pour retenir dans la paupiere les pleurs que ces paroles luy arrachoient du cœur, s’il continuoit son discours, que pour donner loisir à Diane de luy dire quelque parole qui le peut consoler, elle qui l’aimoit plus que tout autre, horsmis Silvandre, ne pensant pas qu’il fust reduit aux termes que ces propos faisoient paroistre, & ne voulant pas, s’il luy estoit possible, qu’il partist mal satisfait, apres avoir tourné les yeux doucement vers luy : Je ne pensois pas, luy dit-elle, gentil Paris, que vous me tinssiez jamais un tel langage, qui est autant esloigné de mon intention, que le Ciel l’est de la terre, vous me blasmez d’estre insensible, & de ne recognoistre l’affection que vous me portez : & quelle me pensez-vous estre, gentil Paris, si ne vous aymant point, je vis toutefois de cette sorte avec vous ? Comment voulez-vous que je vous rendre plus de preuve de ma bonne volonté, qu’en vous recevant toutes les fois que vous venez vers moy, avec tout le bon visage que je suis capable de faire, si je reçois tout ce que vous me dites tout ainsi qu’il vous plaist ? Si je vous responds avec toute la courtoisie, & toute la civilité que je puis penser m’estre permise, & vous estre agreable, qu’est-ce que vous desirez d’avantage, ou que pensez vous que je puisse de plus ? voyez vous que je caresse quelqu’autre plus que vous ? voyez-vous que je vous laisse pour aller entretenir quelqu’autre, ou plustost ne voyez vous point qu’il n’y a personne que je ne laisse pour avoir le bien de parler à vous ? Ah ! belle bergere, dit Paris en souspirant, j’avoüe ce que vous me dites, & que vous faictes plus pour moy que pour tout autre : mais que me vaut cela, si enfin vous ne faites rien pour personne ? Si mon affection n’estoit point telle qu’elle est, je veux dire, si elle n’estoit point extreme, je ne demanderois pas peut-estre avec tant d’importunité des tesmoignages de vostre bonne volonté. Mais de tout ce que vous me dites, que vous faites pour moy, qu’est-ce que vous ne feriez pas pour le fils d’Adamas, la premiere fois que vous le verriez, encore qu’il ne vous eust jamais tesmoigné aucune affection ? Toutes vos actions envers moy sont veritablement pleines de civilité, & de courtoisie : mais à cela, n’y estes vous pas obligée envers tous ceux qui vous voyent & qui sont de ma qualité ? Et pensez vous que ces devoirs que vous rendez à mon nom & à ma condition, puissent satisfaire pour ceux que mon extreme affection pense que vous luy devez ? Nullement, belle Diane, souvenez vous qu’au fils d’Adamas, il faut ces courtoisies & ces civilitez : mais à l’amour de Paris, il faut quelque correspondance de bonne volonté, si vous ne voulez que je continuë à me plaindre & de vous, comme insensible, & de moy comme le plus malheureux qui aima jamais tant de beauté. Diane alors, apres estre demeurée quelque temps, lui respondit froidement : Jusques icy j’ay tousjours creu qu’il n’y avoit rien en mes actions qui ne vous deust contenter, me semblant que je les avois disposées selon les regles que les filles doivent observer, mesme lors qu’elles veulent honnestement plaire, & s’obliger quelqu’un : mais à ce que je vois, je n’y suis pas parvenuë ; & puis que je me suis faillie de cette sorte, pour vous monstrer combien je vis franchement avec vous, je vous veux dire ouvertement ma pensée : Je vous honore autant qu’homme du monde, & je vous ayme comme si vous estiez mon frere, si cela ne vous contente, je ne sçay que vous pouvez desirer de moy. Belle Diane, dit Paris, il est vray que cette declaration m’est extremement agreable, & que je demeure plus que satisfait en qualité de fils d’Adamas, mais nullement en celle de Paris, parce que mon affection vous demande quelque chose d’avantage : c’est à dire, non pas amitié, mais Amour pour Amour. Or en cecy, reprit incontinent la bergere, si vous n’estes content & satisfait, prenez vous en à vous mesme, qui laissez aller vos desirs plus outre que vous ne devez, & j’aurois sujet de justement me douloir de vous, si je le voulois prendre, de pretendre de moy plus que je ne dois : Il est vray, repliqua Paris, que vous auriez le sujet que vous dites, si je recherchois de vous, belle bergere, quelque chose qui fust outre vostre devoir : mais tous mes desseins estans fondez sur l’honneur & sur la vertu, il me semble qu’avec raison vous ne pouvez vous plaindre de mes desirs ? & afin que je parle à cœur ouvert à celle à qui est ce mesme cœur, sçachez, belle bergere, que je me suis tellement donné à vous, que je ne puis avoir ny repos ny contentement, que de mesme vous ne soyez mienne : mais avec la condition que je le dois, & puis desirer, qui est en vous espousant. Vous me faictes de l’honneur, respondit alors Diane froidement, d’avoir cette volonté : J’ay des parens qui peuvent disposer de moy, c’est à eux à qui je remets semblable affaire, & toutefois si vous voulez sçavoir ce que j’en ay dans l’ame, je vous jure Paris, que ny vous, ny personne vivante, ne me donne, ny donnera jamais à ce que je crois cette volonté : Je vous ayme bien comme mon frere, mais non pas pour mari : & ne trouvez cela estrange, puis que je suis toute telle envers le reste des hommes. O Dieux ! dit alors Paris, est-il possible que je ne reçoive jamais un parfait contentement ? doncques vous me voulez aymer pour vostre frere : mais vous ordonnez que le reste de ma vie cette Amour demeure infructueuse ? Que voulez-vous Paris, dit-elle, que je vous die ? avez vous envie que je vous trompe, ou qu’avec des discours dissimulez je vous donne des esperances qui n’auront jamais effect ? Il me semble qu’en cela je vous oblige en vous descouvrant franchement ma resolution. O bergere ! la desobligeante obligation qu’est celle-cy, dit Paris en souspirant, & que de larmes & de peines pour m’en acquitter faudra-t’il que je paye à vostre cruauté ?

Ils vouloient continuer, lors que se rencontrant à la croisée de plusieurs allées, ils en furent empeschez par le reste de la trouppe qui s’en retournoit à la maison. Adamas les ayant advertis qu’il estoit heure de disner, & mesme Alexis, qui ennuyée & des discours d’Hylas, & d’estre si longtemps separée d’Astrée, alloit recherchant l’occasion de se remettre pres d’elle, de laquelle Calidon l’avoit separée aussi tost qu’elle vid Diane. Je vous supplie, luy dit-elle, belle bergere, aidez moy à respondre aux beaux discours d’Hylas : car je vous asseure que je ne sçay plus m’en deffendre. Ma maistresse, dit Hylas, quand on ne se peut plus deffendre, il se faut rendre, afin d’espreuver autant la courtoisie, que l’on a ressenty la force & la valeur de son ennemy : J’ayme mieux mourir, dit Alexis en sousriant, que me mettre à la mercy d’un tel vainqueur : Et moy respondit-il, j’ayme mieux non seulement vous ceder la victoire, mais me donner pour vaincu, que si pour me trop opiniastrer à ce combat vous y mouriez : Veritablement, repliqua Alexis, vous estes courtois : mais voyez vous Hylas, je suis si glorieuse, & desire si peu de m’obliger, que je ne sçay si je dois recevoir l’offre que vous me faites. Et pourquoy en feriez vous difficulté ? dit Hylas, est-ce peut-estre pour la mespriser ? Nullement, respondit Alexis : mais c’est que j’ay peur que d’estre victorieuse de ceste façon ne soit estre vaincuë. O Dieux ! s’escria alors Hylas, que j’ay tousjours bien dit, qu’il estoit dangereux d’aymer une femme Clergesse, & qui eust esté nourrie parmy ces Druydes des Carnutes : Je vous jure par la foy & par l’amour que je vous porte, n’y avoir rien eu qui m’ait tant donné d’apprehension quand je commençay de vous aymer, que ceste consideration que vous n’estiez pas beste. Et quoy, interrompit Diane, qui estoit bien ayse de s’entremettre en leur discours, pour oster le moyen à Paris de continuer les siens ; Et quoy Hylas, voudriez vous aymer une personne qui le fust ? Je ne voudrois pas qu’elle le fust du tout : mais oüy bien un peu, & pourveu qu’elle eust assez d’esprit pour croire tout ce que je luy dirois, je ne me soucierois point qu’elle peust expliquer les profondes sciences de nos sçavans Druydes : Mais, reprit Diane, si elle n’avoit d’esprit que pour vous croire, vous auriez trop de peine au soing qu’il vous faudroit avoir de sa conduitte : Vous vous trompez, dit-il, bergere, car ce qui se faict pour plaisir, ne donne jamais peine : quelques-uns le dient bien ainsi, adjousta Diane, mais je pense qu’ils sont menteurs, car je croy bien que le plaisir les empesche de penser à la peine : mais qu’ils n’en ayent point, c’est une erreur, puis que si l’exercice est violant, on les void suer & haleter comme s’ils estoient Pantois : Voyez vous pas, dit alors Hylas, & vous aussi Diane, vous estes une de celles que je ne voudrois point aymer, vous avez trop d’esprit, & vous me mettez en peine de vous respondre, & c’est ce que je ne voudrois pas : car au contraire, je serois au comble de mes contentemens, si celle que j’aymerois admiroit tout ce que je ferois, & tout ce que je dirois : car de l’admiration vient la bonne opinion, & de cette bonne opinion, l’amour que je demande.

Silvandre qui estoit là auprés, & qui ne cherchoit que l’occasion de s’entremettre aux discours de Diane : L’admiration, interrompit-il, feroit le contraire effect de ce que tu desires. Et pourquoy cela ? dit Hylas, puis que si elle m’admiroit, elle croiroit en moy toutes choses grandes & parfaites, & lors que je luy parlerois, je luy serois un Oracle, mes prieres luy seroient des loix, & mes volontez des commandemens ? L’admiration, reprit alors Silvandre, feroit un effect tout contraire, parce que les plus sçavans disent, que l’admiration est la mere de la verité, & cela d’autant qu’admirant quelque chose, l’esprit de l’homme est naturellement poussé à rechercher d’en avoir la cognoissance, & ceste recherche fait trouver la verité : Et ainsi, Hylas, quand tu dis qu’elle t’admireroit ; tu dis de mesme, qu’elle essayeroit de te cognoistre, & te cognoissant, elle trouveroit que si elle avoit admiré quelque chose en toy, elle s’estoit trompée, & alors en te mesprisant elle admireroit de t’avoir admiré : Et toy aussi berger, respondit Hylas, tu es un de ces esprits, que si tu estois fille je n’aymerois jamais : Mais quoy que tu sçaches dire, si suis-je encores en la mesme opinion : car celuy qui admire, cependant qu’il est en ceste admiration, n’est-il pas vray qu’il estime infiniment ce qui la luy donne ? Il est vray, dit Silvandre, mais incontinent apres il change quand il vient à la cognoissance de la verité. Or, reprit Hylas, cela me suffit : car de dire qu’elle changera incontinent apres : Mon amy Silvandre, luy dit-il, en luy donnant d’une main sur l’espaule, qu’elle se haste tant qu’elle pourra, je luy pardonne si elle change plustost que moy, & si de fortune elle me devance, sois asseuré que je l’auray bien tost attrapée : Plusieurs ouyrent ceste response, parce que Hylas parloit fort haut, & cela fut cause que chacun en rit ; de sorte que ce discours les entretint jusques dans la maison où les tables se trouvans couvertes d’abondance de vivres, chacun s’y assit comme le soir auparavant.

Durant tout le repas, l’on ne parla presque que de l’humeur de Hylas, & pour luy donner subject de parler, il y en avoit tousjours quelqu’un qui soustenoit Stelle entre les autres, qui encores qu’elle le fit en apparence pour plaire a la compagnie, toutesfois aussi ce n’estoit pas aussi contre son humeur, ayant toute sa vie suivy les regles de ceste doctrine, & Corilas qui en avoit autresfois ressenty les effects, l’oyant si bien fortifier le party d’Hylas. Je voudrois bien, dit-il, s’adressant à Silvandre, te faire une demande si tu l’avois agreable : & puis continuant : Dy moy berger, je te supplie, s’il est vray que l’Amour naisse de la sympathie. Tous ceux, respondit Silvandre, qui en ont parlé, disent qu’oüy : Or, reprit Corilas, je suis donc le seul qui croit le contraire, & s’ils sont fondez sur la raison, je m’en remets, tant y a que j’ay l’experience pour moy : Car y peut-il avoir deux humeurs plus semblables que celles d’Hylas & de Stelle ? & toutesfois je ne voy point qu’il y ait de l’amour entr’eux. Il n’y eut celuy en toute la table qui ne se mit à rire oyant la proposition de Corilas : Et lors que Silvandre vouloit respondre, Stelle l’interrompit, en disant, Je ne t’en desdis point berger, ny je ne rougiray jamais d’une chose qui m’a redonné tout le repos duquel je jouys : car si je n’eusse point changé lors que je commençay de t’aimer, que chacun considere combien j’eusse eu peu de contentement en cette amour : mais de ce changement, il faut que tu en accuses la raison que Silvandre disoit tantost, qui est, que l’admiration est la mere de la verité : car d’abord ne te cognoissant point, je t’admiray, & t’ayant recogneu, je te mesprisay, de sorte qu’avec raison l’on te peut donner pour ta devise ce mot, DE LOING QU’EST-CE ? DE PRES, RIEN : Mais, dit-elle apres en sousriant, s’il est vray que je sois inconstante pour t’avoir aimée quelque temps, & ne t’aimer plus maintenant : pourquoy ne me dis tu beaucoup plus constante, puis que n’ayant changé qu’un moment, je demeureray ferme & resoluë tout le reste de ma vie à ne t’aymer point ? La demande que j’ay faicte, interrompit Corilas, n’est pas, si vous estes volage ou non : mais pourquoy l’estant, & Hylas aussi, vous ne vous entre-aimez, s’il est vray que la sympathie soit cause de l’amour ? A cela, dit-elle incontinent, je te le diray sans que tu en mettes en peine personne, la sympathie peut faire effect lors qu’il n’y a point une plus grande force qui s’y oppose. Et celle qui peut estre entre Hylas & moy pourroit avoir la force de faire naistre cette Amour, si ce n’est que t’ayant cogneu si peu digne d’estre aimé, tu m’as faict concevoir une si mauvaise opinion de tous les autres bergers, que je ne sçay quand je la perdray jamais. Je pense, dit Corilas froidement, que vous avez raison bergere : car depuis que je vous espreuvay telle que vous sçavez, je n’ay peu me figurer que celles qui estoient vestuës comme vous, ne cachassent sous les mesmes habits les mesmes imperfections. Ah ! s’escrierent tous les bergers, Corilas, c’est trop de blasmer toutes les autres. Non, dit Corilas, ce n’est pas mon intention de les blasmer, je ne dis pas qu’elles ayent ces imperfections : mais seulement je dis, que je ne me suis peu figurer qu’elles ne les eussent, & en cela, je ne fais tort qu’à moy-mesme, qui n’ay le jugement de sçavoir recognoistre la verité mais de tout ce mal j’accuse cette trompeuse, laquelle toutefois ne se peut guiere glorifier de ceste victoire, puis qu’elle luy a cousté si cher qu’elle advoüe elle mesme.

Daphnide & Alcidon escoutoient avec beaucoup de plaïsir les petites disputes de ces gentils bergers & belles bergeres, & admiroient que ces esprits nourris & eslevez parmi les bois & les lieux champestres fussent si polis & si civilisez : Mais parce que Daphnide avoit un esprit curieux, & qui desiroit tousjours d’apprendre quelque chose, s’adressant au sage Adamas. Il me semble, mon pere, luy dit-elle, que pour separer ces deux amis ennemis (elle avoit sceu qu’on leur donnoit ce nom) & pour m’oster d’une ignorance, & satisfaire à une curiosité où j’ay vescu il y a long temps, vous pourriez bien nous dire, que c’est que cette sympathie de laquelle ils ont parlé, & si veritablement il y en a une qui fasse aimer, & par ainsi vous nous donneriez tout à coup deux sortes de viandes : l’une pour le corps, & l’autre pour l’esprit. Madame, respondit Adamas, vostre curiosité est loüable, & si je n’y satisfaisois, je serois à blasmer, tant pour n’obeïr à ce qu’il vous plaist me commander, que pour ne vouloir instruire ceux qui le desirent, ainsi que ma charge m’y oblige. Et cela d’autant plus que je le puis faire aisément, & en peu de paroles : Sçachez donc, Madame, que Tautates le supreme createur de toutes choses, là haut où est sa principale demeure, c’est le lieu où il crée toutes les ames : & parce qu’il n’y a pas apparence que rien parte de la main d’un si bon ouvrier, qui ne soit en sa perfection, & celle de l’ame estant l’entendement, il la rend outre que par sa [VER autre éd.] forme elle est raisonnable, par participation intellectuelle. Or cette participation elle la prend de cette pure intelligence de la Planette, qui domine alors qu’elle est creée, & cette perfection qu’elle reçoit luy est tellement agreable, qu’elle brusle toute d’amour de l’intelligence qui la luy participe : Et tout ainsi que l’Amant se forme une Idée en sa fantaisie de la chose aimée, le plus parfaitement qu’il luy est possible, afin d’y replier les yeux de son ame, & se plaire en cette contemplation, lors qu’il est privé de la veuë du visage bien aimé. De mesme cette ame amoureuse de la supreme beauté de cette intelligence & de cette Planette : lors qu’elle entre dans ce corps à qui elle donne la forme, elle imprime non seulement ses sens, & le corps Etheré, dans lequel les plus sçavans disent qu’elle est enveloppée, pour apres se joindre comme par un milieu à celuy que nous voyons : mais aussi sa fantaisie de ce caractere ; de la beauté de laquelle elle a esté ardemment esprise dans le ciel, & d’autant plus qu’elle en peut rendre la figure, & la ressemblance parfaicte, d’autant plus aussi se plaist-elle à la considerer & à la revoir, & se plaisant en cette contemplation, elle se forme une certaine naturelle disposition d’estimer bon & beau tout ce qui luy ressemble & à repreuver generalement tout ce qui luy est dissemblable, accoustumant de telle sorte son jugement à y porter la volonté, qu’enfin ce decret se donne non point par discours de raison, mais tout ainsi que toutes les autres choses qui se font en nous naturellement : voire mesme cette coustume se rend enfin une habitude, à laquelle nous ne pouvons contrevenir sans nous faire un tres grand effort. De là il avient qu’aussi tost que nous jettons les yeux sur quelqu’un, s’ils rapportent à nostre ame, comme de fideles miroirs qu’il y ait en ceste personne quelque chose qui ressemble à ceste image, que nous nous sommes faictes de la Planette, & de l’intelligence tant aymée : Nous l’aymons tout incontinent, sans faire en nous mesme autre discours, ny autre recherche de l’occasion de ceste bonne volonté, y estans portez par un instinct qui se peut dire aveugle : & au contraire nous le hayssons si nous trouvons qu’il en soit differend, & c’est ce que l’on nomme sympathie, qui est ceste conformité que nous rencontrons d’avoir les uns avec les autres, & laquelle est la veritable source de l’amour, & non pas comme plusieurs ont creu que ce fust toute beauté : car si la beauté estoit la source de l’Amour, il s’ensuyvroit que toutes les belles personnes seroient aymées de tous : Et au contraire nous voyons que non point les plus beaux & les plus dignes, mais ceux-là seulement qui reviennent le plus à nostre humeur, & avec lesquels nous avons le plus de conformité, sont ceux que nous aymons le plus.

A ce mot, le Druyde s’estant teu, Daphnide reprit ainsi : J’avoüe, mon pere, que tout à un coup vous m’avez esclaircy plusieurs doutes : mais si en ay-je encore un, sur ce que vous venez de dire, qui n’est pas petit, & duquel je voudrois bien avoir la resolution. S’il est vray que l’Amour vienne de cette ressemblance, que je rencontre en celui que j’ayme, d’où vient que de mesme par cette mesme ressemblance il ne m’ayme pas ? car si je l’ayme pour cette sympathie, & si cette sympathie vient comme vous dites, il est impossible que j’en aye pour luy, qu’il n’en ait pour moy : je veux dire, que si je suis née sous sa planette, qu’il ne soit né aussi sous la mienne : & toutefois nous en voyons tant qui n’ayment point ceux qui meurent d’Amour pour elles. Vostre doute, respondit Adamas, merite d’estre esclaircie, & monstre bien qu’il part d’un esprit tel que celuy de Daphnide.

Sçachez donc, Madame, que comme je vous ay dit, l’ame se faict une image la plus parfaicte qu’elle peut de cette Planette, & de cette intelligence qu’elle aime. Mais d’autant que pour representer un visage si beau & si parfaict, la matiere est de telle sorte inferieure, qu’elle ne le peut faire que fort imparfaictement : Il s’ensuit que cette representation n’est pas également parfaite en chacun, parce que la matiere du corps est quelquefois mieux disposée aux uns qu’aux autres, & selon que l’ame la rencontre, elle y travaille plus ou moins parfaitement : Et il avient de là que tout ainsi que les couleurs le pinceau, & la toile estant mal propres, le Paintre n’en peut faire quelquefois que des pourtraits aussi fort grossiers, & fort peu ressemblans à ce qu’il veut representer ; de mesme l’ame rencontrant le corps mal disposé à recevoir la figure & les lineamens qu’elle luy veut donner de ceste beauté qu’elle aime, la ressemblance demeure si imparfaite, qu’à peine y en a-t’il quelques traits grossiers & si malfaits, qu’ils ne sont pas presque recognoissables en chose quelconque : & quand cela se rencontre ainsi, sans doute celuy qui à la representation plus parfaite de l’intelligence & de la Planette, sera aimé par sympathie de celuy qui l’a aussi, encore que plus mal-faite : car l’ame de celuy-cy, quoy quelle n’ait peu representer en son corps bien au naturel ce visage qu’elle aime, ne laisse d’en aimer le pourtrait qu’elle en void bien fait en quelque lieu qu’il soit, comme l’Amant celuy qu’un estranger aura de sa maistresse, encores que le sien propre ne soit pas bien bon : Mais au contraire l’ame qui aura rencontré une matiere bien disposée, & qui par consequent aura l’Idée & le patron bien representé, ne daignera pas seulement tourner les yeux sur l’autre, soit qu’elle le mesprise pour le voir si mal fait, ou soit qu’elle le mescognoisse pour en avoir si peu de ressemblance, & de là procede ceste Amour par sympathie qui n’est pas mutuelle.

Mais, interrompit Hylas, me permettez vous, mon pere, de vous faire une demande ? Vous le pouvez, respondit Adamas, si ces Amours viennent par sympathie : d’où vient, dit Hylas, qu’apres avoir aimé quelque chose, l’on cesse quelquefois de l’aimer, & que mesme on la mesprise, & que bien souvent on la hayst ? Ceste demande, respondit le Druyde, en sousriant, est propre à Hylas, & vous voyez qu’il est vray que ceste sympathie est un instinct aveugle, puis qu’Hylas aimant & cessant d’aimer un mesme subject, toutefois il ne sçait pourquoy il le fait ainsi. Or je le vous diray Hylas, afin qu’à l’avenir vous sçachiez la raison des choses que vous pratiquez si bien.

Figurez vous, Hylas, que les impressions que l’ame fait en son corps, par lesquelles elle se represente ceste beauté superieure de son intelligence, & de sa planette, sont veritablement corporelles : Car en la fantaisie elle met les lineamens, comme un Amant en son imagination ceux de la chose bien aimée, & les represente de telle sorte en ses sens & en sa complexion, qu’elle rendra son humeur ou melancolique, si elle tient de Saturne, ou joyeuse, si c’est de Jupiter, & ainsi des autres. Et après comme nous avons desja dit, elle prend une si grande coustume de contempler & d’approuver ces choses, qu’elle en fait une habitude, laquelle encores qu’il soit difficile de changer ou de perdre, toutefois ainsi que toutes les autres, peut estre & changée & perduë : Ce que l’on voit ordinairement avenir en la cire par la force du cachet : car encore qu’on y ait imprimé une figure, toutefois si l’on veut, en y mettant un autre cachet, elle perd la marque du premier ; car parce que l’ame n’ayant imprimé ce caractere en ses sens, & en son corps, que parce que ceste beauté celeste luy plaisoit : Il est certain que si par nonchalance, elle vient à ne s’y plaire plus, ou bien que quelque nouvel object, auquel sa volonté se laisse aller, marque sa fantaisie d’une autre figure, elle perd la premiere ressemblance, & n’en retient rien du tout : Et alors celuy qui aura esté aimé de luy, ou qui l’aura aimé par simpathie, perdant ceste ressemblance qu’il avoit, perd aussi l’Amour qui en estoit causée : car tout ainsi que les habitudes, la simpathye aussi se peut perdre & acquerir. Mais, Hylas, si toutes les fois que vous avez changé, vous avez imprimé en vous une nouvelle Idée de quelque autre chose, il n’y en doit guiere plus avoir en tout le monde, qui n’ait esté quelquefois imprimée en vous ? de sorte que ma fille peut esperer que vous serez plus constant pour elle que pour les autres, non pas pour meriter plus que celles qui l’ont devancée, mais pour avoir esté la derniere. Chacun se mit à rire oyant ceste conclusion, & peut estre Hylas eust respondu quelque chose, n’eust esté qu’Astrée prit la parole :

Mais, dit-elle, mon pere, s’il est vray que l’Amour vienne de ceste simpathye, que veut dire que l’on aura veu fort long temps une personne sans l’aymer, & qu’apres l’on l’aime ? La response, dit Adamas, que j’ay faite à Hylas, peut servir à ceste demande : car au commencement, ceste personne n’avoit pas encore le caractere de la beauté de ceste intelligence, & depuis par une nouvelle marque, comme d’un cachet nouveau, il le peut avoir imprimé : Mais en voicy encores une raison assez claire.

Depuis que l’ame est enveloppée de ce corps que nous avons, tant qu’elle y est enfermée comme dans une prison, elle n’entend ny ne comprend chose quelconque que par les sens, par lesquels, comme par des portes luy vient la cognoissance de tout ce qui est en l’Univers. Et non seulement elle n’entend ny ne comprend que par eux, mais encores ne peut ny entendre ny comprendre que par des representations corporelles : quoy qu’elle contemple les substances incorporelles : Il advient de la qu’elle ne peut avoir sa cognoissance qu’autant parfaite que ses sens la luy peuvent representer, & que s’ils sont faux & trompeurs, il la deçoivent & luy font faire un jugement faux, comme nous voyons en ceux qui sont malades, qui trouvent les viandes pour bonnes qu’elles soient, de tres-mauvais goust, parce que le leur est depravé : De mesme, ceux qui ont mal aux yeux verront quelquefois les choses doubles ou une couleur pour autre, ou bien encores que l’œil ne soit pas mal disposé, les milieux par lesquels la vision se faict, quelquesfois ne laissent de les tromper, comme à travers un verre bleu tout ce qu’il verra luy semblera de mesme couleur, dedans l’eau un baston bien droit luy semblera tortu, & toutes choses plus grandes ou plus petites, selon la qualité des lunettes par lesquelles il regarde. Or ces faussetez estans representées par les sens pour veritables, l’ame qui leur adjouste toute creance, en fait incontinent le jugement, qui ne peut estre que faux, parce que les choses presupposées & desquelles elle tire ses consequences sont telles : Le jugement estant faict, la volonté incontinent s’y porte & y consent, la volonté, dis-je, qui a pour son object le bon, & ce qui est jugé tel, ou qui au contraire fuit de ce qu’elle pense estre mauvais. Et par là vous pouvez entendre, belle bergere, que la raison qui est cause que nous voyons quelque temps sans aymer une personne, qu’apres nous aymons : c’est ou que nos yeux & nos sens, qui doivent representer ces choses à l’ame, ne font pas soigneusement leur office, ou les milieux par lesquels ils agissent ont quelque imperfection qui les empesche de le pouvoir fidelement representer, lesquelles estans ostées, ils viennent à descouvrir la verité, & à la redire à nostre ame, qui alors recognoissant ceste ressemblance se met à aymer ardemment ce qu’auparavant elle avoit veu sans aymer, & sans s’en soucier.

Diane qui escoutoit fort attentivement Adamas : Mon pere, luy dit-elle, & moy aussi, si ce ne vous estoit importunité, je voudrois bien vous faire une demande. Jamais, respondit Adamas, ce qui procede d’une si gracieuse bergere ne peut avoir ce nom : Mais je crains que je ne pourray peut-estre vous respondre assez bien : Je ne suis, repliqua-telle en sousriant, plus difficile que ma compagne, & puis la profonde cognoissance que le sage Adamas a de toutes choses, n’a garde de manquer au doubte d’une ignorante bergere, comme je suis : Dites moy donc je vous supplie, mon pere, puis que l’amour procede de ceste simpathie, qui est une image representée en nous de l’intelligence & de la planette soubs laquelle nous naissons, que veut dire que les personnes belles sont aymées presque ordinairement de chacun ? car il faudroit donc que tous ceux qui les ayment fussent naiz soubs mesme planette, ce que l’on void bien n’estre pas par le temps de leur naissance.

Je me suis bien doubté, respondit Adamas, que ceste subtile bergere me feroit une demande qui ne seroit pas commune : mais il faut essayer de luy respondre. Toutes les choses qui sont belles, encore qu’elles soient diverses, ne laissent pas d’avoir entre-elles quelque conformité, comme aussi toutes les bonnes : Et c’est pourquoy quelques-uns ont dit, qu’il n’y avoit qu’un bon & un beau, à la similitude duquel toutes les choses bonnes & belles sont jugées estre telles : Or ces planettes & ces intelligences qui leur president ne sont bonnes ny belles, sinon qu’entant qu’elles ressemblent le plus à ce supréme bon & beau ; Et quoy’qu’elles soient entr’elles separées & diverses, si est-ce que comme que ce soit elles ne sont aymables ny estimables qu’entant qu’elles sont bonnes & belles : & ceste bonté & beauté ayant tousjours de la conformité, encore qu’elles soient en divers subjects, il ne faut trouver estrange si plusieurs ayment les personnes qui sont belles, encores qu’elles ne soient pas nées soubs mesme Planette, puis que chacun remarque en leur beauté quelque chose qui est conforme à celle de la sienne propre.

Me voyla, interrompit Hylas, le plus content homme du monde : car je viens d’apprendre une chose qui m’est grandement advantageuse : Et toy Silvandre, dit-il, se tournant vers le berger, tu as raison de demeurer muet, car ce discours ne faict rien pour toy. Je ne sçay, respondit froidement Silvandre, en quoy il t’advantage si fort ? Ignorant berger, reprit Hylas, n’as-tu pas ouy que le sage Adamas a dit, que l’occasion pour laquelle les belles personnes estoient aymées de tant de gens, estoit parce que leur beauté participoit avec quelque conformité à celle de toutes les autres Planettes & intelligences ? Je l’ay fort bien oüy, respondit Silvandre : mais en quoy est-ce que cela t’est advantageux ? En ce que, repliqua Hylas, si j’ayme tant de diverses beautez, il faut que j’aye de la conformité avec toutes, & ainsi je me puis dire plus beau que toy, qui n’en regardes qu’une seule. Je pense, reprit Silvandre en sousriant, que si ta raison est bonne, tu n’es pas seulement plus beau que moy, mais plus que tous ceux de ceste contrée, quand ils seroient joints tous ensemble : Mais il ne faut pas entendre le discours du sage Adamas de ceste sorte : au contraire, si tu te souviens de ce qu’il a respondu à Daphnide, tu cognoistras que c’est signe d’un grand deffaut en toy, qui as ce pourtraict de ton intelligence & de ta Planette si mal fait, qu’il n’y a pas une de ces belles, qui ne desdaigne de voir en toy une si grande imperfection d’une chose si parfaicte.

Chacun se mit fort à rire, & Hylas eust bien repliqué quelque chose pour sa deffense, n’eust esté qu’on se leva de table, estant desja assez tard. Et parce qu’Astrée avoit fort bonne memoire du conseil que Leonide luy avoit donné, de prier Adamas de vouloir venir en leur hameau faire le sacrifice qu’il avoit promis pour l’action de grace du Guy salutaire. Elle tira à part Diane, Philis, Celidée, Stelle, & les autres bergers, & leur proposa, qu’il luy sembloit qu’ayant eu ceste grace de Tautates, d’avoir en leur hameau le Guy sacré, il ne falloit pas estre paresseuses de l’en remercier ; parce que cela les rendroit indignes de la continuation de ses graces : Et puis que leurs bergers en estoient desja venus prier le Druyde, elles se monstreroient trop nonchalantes, si avant que de partir pour s’en retourner, elles ne joignoient leurs supplications aux prieres qu’ils avoient faites : & mesme afin de ne point differer d’avantage une si bonne œuvre, il falloit essayer de l’emmener avec elles en s’en retournant. Il n’y en eut une seule qui n’aprouvast ce qu’Astrée avoit dit, & apres avoir consideré qui d’entre-elles seroit bonne à faire la priere pour toutes : elles furent d’avis que Diane accompagnée de toutes, luy en porteroit la parole, ce qu’elle accepta, encores qu’elle en fit au commencement quelque difficulté, & sans dilayer d’avantage s’approchant d’Alexis, elles luy firent entendre qu’elles desiroient de parler au sage Adamas, & quelles la supplioient que ce fut par son moyen. Alexis qui ne sçavoit ce que c’estoit, s’approchant d’Adamas luy fit sçavoir le desir de ses discrettes bergeres, & en mesme temps Diane luy fit la supplication, de laquelle ses compagnes l’avoient chargée. Et y adjousta, qu’elles s’estimeroient grandement favorisées de luy : si sans plus dilayer elles pouvoient l’emmener à leur retour pour cest effect : Et ensemble le supplioient d’ordonner à la belle Druyde sa fille, & à la Nimphe Leonide, de vouloir honorer ce sacrifice de leur presence : Le Druyde luy respondit, Belles & discrettes bergeres, vostre requeste est si juste, & moy tellement obligé de procurer que le grand Tautates soit honoré & servy en ceste contrée, que pourveu que vous m’accordiez une chose que je vous demanderay, je suis tout prest de faire tout ce que vous voulez de moy. Je ne croy pas, respondit Diane, qu’il y ait entre nous bergere qui ait la hardiesse, ny la volonté de refuser ce qu’il vous plaira de nous ordonner : Je vous demande donc, reprit Adamas, que vous demeuriez encores aujourd’huy en ceste maison, tant afin que j’aye plus longuement le contentement de vous y voir, que pour avoir le loisir de donner ordre que toutes les choses necessaires au sacrifice soient prestes ; & je vous promets que demain je vous reconduiray en vostre hameau, & qu’encores je supplieray ceste belle Dame, dit-il se tournant vers Daphnide, de vouloir prendre la peine d’assister à ceste action de grace : tant pour rendre cet honneur à nostre grand Tautates, que pour vous obliger toutes, & ne point rompre si tost ceste bonne compagnie : Nous n’avons garde, dit Diane, de contrevenir à ce que vous voulez de nous, estant de toute sorte si fort à nostre avantage.

Ainsi fut resolu le voyage d’Adamas, qui en mesme temps pour s’acquiter de sa promesse, supplia Daphnide d’y vouloir assister, laquelle s’y accorda librement, tant pour luy complaire, que pour estre bien aise de voir un peu la façon de vivre de ces bergers & bergeres de Forests, desquelles elle avoit tant oüy parler. Alexis fut un peu estonnée de voir qu’il falloit retourner en son hameau, craignant tousjours infiniment d’estre recogneuë. Toutefois voyant que la chose estoit resoluë, elle dissimula le mieux qu’elle peut ceste crainte : Et parce qu’Astrée apres qu’elles eurent remercié le Druyde de ceste grande faveur, s’en vint resjouyr avec elle, de ce qu’elles possederoient plus long temps le bon-heur de sa presence : C’est moy, dit Alexis, belle bergere, qui dois faire ceste resjouyssance, qui puis dire avec verité n’avoir jamais eu rien qui m’ait pleu, depuis que je suis partie du lieu où j’ay esté eslevée, que le contentement de vous voir. Madame, dit Astrée, Dieu me garde de douter jamais de chose que vous disiez : Mais j’avouë bien que s’il y en avoit quelqu’une qui me peust mettre en doute, ce seroit celle-cy, parce que mal-aisément me puis-je persuader, qu’une personne qui vaut si peu, & qui est si mal-heureuse, ait quelque chose qui merite, ou qui soit capable de recevoir une si grande faveur. Belle bergere, respondit Alexis, outre que je ne mens jamais, croyez que j’eslirois plustost la mort, que d’estre menteuse à vous que j’aime si fort : & qu’avant que je vous esloigne, vous cognoistrez la verité de mes paroles : Vous plaist-il, Madame, que je le croye de ceste sorte : Non seulement, dit Alexis, il me plaist, mais je vous en supplie de tout mon cœur : Promettez moy donc, dit Astrée, que vous aurez agreable que je demeure le reste de ma vie auprés de vous, & si vous le faites, vous me rendrez la plus heureuse & contente fille de l’Univers ; Astrée, dit Alexis, en luy mettant une main sur la sienne, J’ay peur que vous ne vous repentiez bien tost de ceste resolution. Si vous cognoissiez, dit la bergere, l’humeur d’Astrée, vous ne croiriez pas, Madame, que cela peust arriver, car j’ay ce naturel de jamais ne changer une resolution quand je l’ay prise. Alexis alors demeura sans parler, & se retirant d’un pas, la regardoit avec le mesme œil qu’elle avoit lors qu’elle luy commanda de ne se faire jamais voir à elle, & ceste pensée luy remit si vivement devant les yeux tout ce qui s’y estoit passé, qu’il luy fut impossible de n’en donner quelque cognoissance par les larmes qui luy vindrent aux yeux, & que toutefois elle eut encores assez de force pour retenir. Astrée qui remarqua en elle un si grand changement, demeura de son costé fort estonnée, ne l’en pouvant imaginer le subject, & ne luy semblant pas que ce qu’elle luy avoit dit luy peust desplaire, & en ceste peine ayant demeuré toutes deux quelque temps sans parler : en fin la bergere fut la premiere à reprendre ainsi la parole. Je vous voy, Madame, tout à coup si fort changée, qu’il m’est impossible de n’en estre en peine : car si j’en estois la cause, ou par mes discours ou autrement : Je vous jure la foy que je vous dois, comme à la chose du monde que j’aime & que j’honore le plus, que je vous en vengerois bien tost ; Que si aussi je ne la suis pas, dites moy je vous supplie, si ma vie y peut remedier, & vous verrez que je n’ay rien de si cher que vostre service. Alexis qui récogneut la faute qu’elle avoit faite, se reprenant, essaya de la cacher au mieux qu’il luy fut possible, & pource elle luy dit en souspirant. Il est vray, belle bergere, que le changement que vous avez remarqué en mon visage est procedé de vous, & toutesfois vous n’en avez point de coulpe : mais seulement mon ame trop sensible au souvenir que vous luy avez donné par vos paroles : & afin que vous sortiez de peine, il faut que vous sçachiez qu’estant nourrie parmy les vierges Druydes des Carnutes, dans tout le grand nombre qu’il y en a, je fis eslection d’une, qui entre toutes me sembla la plus aimable, & je suis bien asseurée que je ne me trompay point en mon choix, estant estimée telle de toutes nos compagnes, & ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour se faire aimer, elle estoit belle, elle estoit née de l’une des principales maisons de la contrée, elle avoit l’esprit semblable à la perfection du corps, accomplie en toutes ses actions de toute sorte de courtoisie & de civilité : Mais il faut que j’avoüe qu’apres avoir commencé d’aymer ceste fille, ce qui me lia par apres si estroitement avec elle, fut l’opinion que j’eus qu’elle m’aymoit, & il est vray que ceste cognoissance vraye ou fausse redoubla de telle façon l’affection que je luy portois, que je me donnay entierement à elle : Je dis de telle sorte que je ne pouvois vivre sans elle à ce qu’elle me disoit sans moy ; Nous vesquismes ainsi plusieurs années avec tant de contentemens & tant de satisfactions l’une de l’autre, que jamais l’on ne peut remarquer dans l’enfance où nous estions que la plus parfaicte amitié de l’aage le plus parfait. Mais cependant que plus satisfaicte de ceste fortune que les plus grands Monarques ne sont de posseder toute la terre, j’allois jouyssant de mon bon-heur, ne voila pas que ceste belle & tant aymable fille me quitte, & se separe de telle sorte d’amitié d’avec moy, qu’elle ne me veut plus voir, & sans m’en dire le subject me hait & me chasse d’aupres d’elle ? le sursaut que je receus de ce changement fut si grand, & le coup si sensible, que me donnant du tout à la douleur, je tombay en la maladie que vous avez sçeuë, & de laquelle je ne suis pas encore ny n’espere jamais estre bien guerie. Et lors que vous m’avez tenu ce langage de vostre humeur ferme & arrestée, je me suis ressouvenuë des semblables discours que si souvent ceste belle & sage fille m’a tenus, & depuis si mal observez, & ceste pensée a esté cause du changement que vous avez recogneu en mon visage. Madame, dict Astrée, je suis marrie d’avoir esté cause de vostre ennuy : je m’asseure que vous m’en jugerez bien innocente, & que si j’en eusse sçeu quelque chose, je n’eusse pas commis ceste faute : mais qui eust jamais pensé, vous voyant si belle & si remplie de ces perfections, qui peuvent convier & retenir la bien-vueillance de tout le monde, que vous eussiez rencontré une fille de l’humeur dont vous la dépeignez, & si peu advisée que de laisser volontairement eschaper de ses mains un bonheur que chacun doit desirer & rechercher si soigneusement ? Mon Dieu ! Madame, combien me semble-t’il que j’eusse esté plus curieuse de la conservation d’un si grand bien, si le Ciel outre mon merite m’eust eslevée à une si grande fortune ? & avec combien de soing la rechercherois-je, si je pensois qu’avec peine & travail je la peusse quelquefois obtenir ? mais le Ciel qui m’a regardé d’un mauvais œil à ma naissance ne me veut pas estre si favorable au cours de ma vie. Belle bergere, dit alors Alexis, je vous supplie si vous ne voulez me desobliger grandement, n’accusez jamais de defaut ceste belle & tres-sage fille, pour m’avoir traictée de ceste sorte : car je ne puis souffrir sans un extréme desplaisir qu’elle reçoive du blasme de ce qu’il faut seulement accuser mon deffaut, & le mauvais astre soubz lequel je suis née. Et quant au desir qu’il semble que vous ayez d’entrer en sa place, c’est moy belle Astrée, qui le devrois souhaiter & rechercher avec toute sorte d’artifice, mais une seule chose m’en empesche : Et croyez moy, que si ce n’estoit ceste consideration, mes desirs surpasseraient les vostres : Mais belle bergere, je crains qu’encores que d’abord vous me fassiez le bien de me juger digne de vostre amitié ; lors que m’aurez plus particulierement recogneuë, vous n’en fassiez un jugement tout contraire, & qu’il ne vous convie à me traicter de la mesme sorte que ceste belle & sage fille de qui je regrette la perte avec tant de desplaisir : & si cela m’arrivoit, je ne sçay ce que je deviendrois, pouvant dire avec verité que je suis si foible à semblables coups, que je ne sçay comme la vie m’est demeurée apres les avoir receus. Et puis qu’il a pleu au grand Tautates que je les aye supportez, j’avouë que la crainte de retomber en un semblable inconvenient me faict toute fremir, & me glace le cœur. Il ne vous plaist pas, Madame, reprit Astrée, que je die que ceste belle fille a eu tort de vous traicter ainsi, & moy qui ne veux vous desplaire pour quelque consideration que ce soit, ne veux pas le dire : mais si feray bien avec vostre permission, que jamais elle n’acquerra chose de si grande valeur que celle qu’elle a perduë ; & que si Bellenus par une particuliere faveur me mettoit en sa place, tout le reste du monde ne me seroit rien au prix de ceste faveur, & laquelle j’essayerois de conserver, non seulement avec le soing & la peine, mais avec le sang & la vie. Ah ! belle bergere, dit Alexis en souspirant, ce seroit à moy, quand ce bon-heur m’arriveroit à qui ce soing devroit estre reservé : mais croyez, ma belle fille que vous ne sçavez ce que vous demandez quand vous desirez mon amitié : J’avoüe, Madame, ce que vous dites, respondit Astrée, mais cela d’autant que le bien que je recherche est si grand, qu’il ne peut estre compris de la foiblesse de mon entendement : Mais si ce n’est mon peu de merite, qu’est-ce qui vous peut empescher de me faire ceste grace, puis que j’appelle Bellenus pour tesmoing ? que si je l’obtiens de vous, je la conserveray plus cherement que ma vie ; je dis ceste vie qui ne me peut estre que tres-desagreable, si je suis refusée, & que tres-heureuse si vous m’en jugez digne. Alexis alors toute pleine de contentement, luy prenant la main & la luy serrant un peu : Belle bergere, luy dit-elle, souvenez vous où nous laissons ce discours, nous finirons demain en nous en allant en vostre hameau, & cependant soyez asseurée que j’ay plus de volonté de vous aimer & servir, que vous ne le sçauriez desirer.

Ce qui fut cause qu’Alexis remit ce discours à une autrefois, ce fut pour ne le pouvoir continuer plus long temps sans donner quelque soupçon à ceux qui les regardoient, & qui voyant les changemens de son visage eussent peu s’en estonner, & lesquels elle esperoit pouvoir mieux couvrir par les chemins, où la pluspart attentifs à marcher n’attendent qu’à choisir les plus commodes passages : mais outre cela, elle faisoit dessein de se conseiller & avec Adamas & avec Leonide de ce qu’elle avoit à faire en ceste occasion : Et de fortune, Hylas qui ne pouvoit supporter de si longs entretiens sans qu’il en eust sa part, comme s’il y eust esté envoyé exprés, vint interrompre leur propos. Ma maistresse, luy dit-il, vous entretenez si longuement & si soigneusement ceste bergere, que si vous continuez, vous me ferez croire que vous trouvez les bergeres de ceste contrée plus aimables que les bergers : De cela, dit Alexis, n’en soyez point en doute, & n’en accusez que la nature, qui veut que chacun aime son semblable : mais mon serviteur, ne vous en faschez point, car il me restera encor assez d’amour pour vous. Je croyois, reprit froidement Hylas, que pour avoir esté nourrie parmy les sçavantes filles Druydes, vous sçeussiez mieux les ordonnances de la nature que vous ne faites pas : mais puis que vous en estes sortie si ignorante, il faut, ma maistresse, que je vous instruise mieux qu’elles n’ont pas fait : Peut-estre mon serviteur, respondit-elle en sousriant, y perdriez vous & le temps & la peine aussi bien qu’elles ont fait ; c’est pourquoy je ne vous conseille pas de l’entreprendre. Toutesfois, repliqua Hylas, je ne puis supporter l’outrage que vous me faites sans m’en plaindre, puis mesme que vous ne voulez pas estre instruite des erreurs où vous estes. Je serois bien marrie, dit Alexis, si Hylas se pleignoit de moy à bon escient, mais je croy qu’il se jouë : Et comment ? reprit Hylas, penseriez vous que je ne fusse en colere quand je vous oy dire que vous aurez encore de l’amour de reste pour moy apres que vous aurez aimé ces bergeres ? puis qu’il semble que vous me vueillez donner ce dequoy elles n’auront pas affaire, & seulement le reste des autres ? J’entends, ma maistresse, que ce seront elles qui auront ce reste apres moy, puis que toutes les raisons le veulent ainsi : S’il n’y a que cela qui vous fasche, mon serviteur, respondit Alexis en sousriant, nous y mettrons ordre, nous separerons mon amitié en deux une des parties sera pour aimer ces bergeres, & l’autre les bergers, & parmy les bergers vous serez le premier que j’aymeray. Mais de ces deux parties, adjousta Hylas, laquelle sera la premiere & la plus grande ? Il ne faut point douter, respondit Alexis, que ce ne soit celle qui doit estre employée pour les bergeres, & avec raison, parce que des bergers vous estes le seul que vous voulez que j’ayme, & des bergeres, il n’y en a point que je ne vueille aimer & servir : Vrayement, dit alors Hylas, j’avouë que vous avez raison, & que j’ay eu tort de vous accuser d’ignorance, puis que vous en sçavez mesme plus que Silvandre.

Cependant qu’ils parloient ainsi, le reste de la compagnie s’entretenoit diversement dans la sale, & Philis qui avoit continuellement l’œil sur Astrée, voyant que Calydon s’approchoit d’elle, & sçachant assez combien ce luy estoit une pesante charge que celle de parler à luy en particulier, elle s’avança pour les interrompre : & laissa Silvandre seul auprés de Diane : car de fortune Paris desirant de se conseiller avec Leonide, s’estoit retiré avec elle dans une chambre ; de sorte que Silvandre avoit eu le loisir de s’approcher de ceste bergere : auprés de laquelle Philis avoit aussi tousjours demeuré, jusques à ce que Calydon l’en fit partir : Et parce qu’ils se faisoient continuellement la guerre ; Je ne veux pas ma Maistresse, dit-elle en s’en allant, que vous me jugiez si jalousie, que je ne vueille laisser quelquefois ce berger seul aupres de vous : je suis si asseurée de ma bonne fortune, & de son peu de merite, que je ne le craindray jamais : Et pour vous monstrer que je dis vray, je vous laisse tous deux pour assister Astrée en ce grand combat que je vois luy estre preparé par cet ennemy qui l’approche : Et sans attendre leur response, s’alla joindre aux costez d’Astrée, qui jugeant bien à quelle occasion elle y venoit, la prit par une main, & passant l’autre bras sur le sien la tenoit la plus prés d’elle qu’elle pouvoit, pour donner subjet à Calydon de ne la point accoster : Mais ce jeune berger qui estoit veritablement touché de la beauté d’Astrée, ne se peut empescher de s’y en venir, & parce que la recherche qu’il luy faisoit estoit au sçeu de Phocion, qui l’avoit pour tres-agreable, & par l’avis de Thamire qui la luy avoit conseillée, il luy sembla qu’il n’importoit point de parler à la bergere en la presence de quelque autre ; qu’au contraire, peut-estre Philis luy aideroit à luy declarer son affection, puis qu’elle devoit croire que c’estoit l’avantage de sa compagne. Phocion en ayant desja fait le mesme jugement, luy qui estoit tenu pour le plus sage Pasteur de son temps, & Oncle de la bergere : & qui depuis la mort de ses pere & mere, en avoit tousjours eu le mesme soing que si elle eust esté sa fille.

S’approchant donc avec ceste asseurance de ceste belle bergere : Ne seray-je point importun, luy dit-il, apres l’avoir salüée, si sans estre appellé, je viens estre le troisiesme en vostre conseil ? Jamais Calydon, respondit Astrée, ne sçauroit avoir ce nom, en quelque lieu qu’il aille, & mesme venant vers des personnes qui l’estiment tant que nous faisons : Je voudrois, respondit le berger, que ceste estime fust changée en Amour : Quelquefois, adjousta la bergere, nous desirons des choses au dommage d’autruy, & qui ne nous sont point avantageuses : Je croy, adjousta Calidon, ce que vous dites pouvoir avenir en toute autre occasion qu’en celle qui se presente : car que mon desir soit à vostre desavantage ; permettez moy de dire, belle bergere, que vous ne le devez point penser, puis que le sage Phocion le juge d’autre sorte. Phocion qui en prudence & en sagesse est tenu pour l’Oracle de tous les plus sages bergers de ceste contrée, & qui m’a fait l’honneur de m’accorder la requeste que je luy en ay fait faire par Thamire. De dire aussi que ce que je souhaitte soit à mon dommage, tant s’en faut qu’il puisse estre ainsi, qu’au contraire, je n’auray jamais bien ny contentement, que ce bon-heur ne m’arrive : Je ne sçay, repliqua Astrée avec un visage un peu plus rude, quelle peut estre la requeste dont vous parlez ? mais si fay bien que si c’est chose qui me touche, il n’y a personne, qui vous doive ny puisse promettre rien contre ma volonté, puis que mon pere & ma mere m’ont esté ostez : Et quant à ce que vous dites de Phocion, vous ne sçauriez me raconter tant de choses de sa prudence, que je n’en croye encores d’avantage : mais cela ne conclud pas, que nous fassions luy & moy un mesme jugement, & quoy que le sien puisse estre le meilleur : il y faudra bien du temps à m’y faire consentir, & pour dire le vray, je croy que si ce sage Pasteur sçavoit les choses que j’ay dans l’ame, il changeroit bien tost son opinion : Et c’est ce qui me fait vous supplier de vouloir changer la vostre, car si vous la continuez, outre que vous n’y avancerez rien, encore n’en retirerez vous que du mescontentement & pour vous, & pour moy : Les belles, reprit Calidon, sont comme les Dieux, elles veulent estre vaincuës par supplications : Je ne sçay, dit-elle incontinent, quelles sont les belles, mais si fais bien que vos paroles, ny vos prieres envers moy, ne vous acquerront jamais chose qui vous soit agreable pour ce subjet. Peut estre, adjousta-il, quand vous me verrez mourir devant vos yeux, vous n’aurez pas tant de cruauté, que la pitié ne puisse trouver place parmy tant de beautez : Si vous continuez, respondit Astrée, vous me ferez croire que vous pensez encore parler à la belle Celidée : mais voyez vous Calidon, & vous & moy meritons mieux, car il n’est pas raisonnable que nous ayons le reste de quelque autre, & plustost que cela fut, je vous dis franchement que pour vous en divertir, je prendrois la resolution de Celidée. Puis que la mort m’a osté ce que je desirois, je ne veux plus qu’elle puisse avoir cet avantage sur moy, & ne pensez pas que je n’estime & n’honore vostre merite autant que de berger de ceste contrée, & que je ne me recognoisse vostre obligée, en la recherche que vous faites de moy, & mesme avec l’intention que je sçay que vous avez : Mais ne vous persuadez pas aussi, que toutes ces considerations me fassent jamais changer de volonté : Et tenez cecy pour un Arrest escrit des Dieux dans l’immuable Destin. PUIS QU’ASTRÉE A PERDU LA PREMIERE CHOSE QU’ELLE A AYMÉE, ELLE N’A PLUS D’AMOUR QUE POUR TAUTATES, AU SERVICE DUQUEL, ELLE PASSERA LE RESTE DE SES JOURS, AINSI QU’ELLE LUY A PROMIS. Et vous souvenez, Calidon, que si vous ne croyez cette prophetie, le temps vous la fera trouver si veritable, que vous vous repentirez d’avoir esté trop incredule.

Cette response si resoluë qu’Astrée fit, estonna de sorte le berger, qu’il demeura sans replique, & la bergere le voyant ainsi confus, se levant d’aupres de luy, laissa Philis en sa place, & s’en alla trouver Alexis, qui la voyant approcher & cognoissant à ses actions qu’elle estoit troublée, laissa Hylas, pour sçavoir d’elle ce qu’il y avoit de nouveau : Madame, luy dit-elle avec un sousris meslé de desdain, vous diriez que je n’ay pas assez affaire à supporter mon fardeau, si ces Amans sans party ne me venoient encores surcharger de leurs importunitez. Je vous asseure que Calydon a fort bien sceu choisir son temps, c’est bien à cette heure que les discours d’amour me plaisent, je le conseille de continuer, s’il ne veut que perdre sa peine, il pense peut-estre parler à Celidée, ou que je ne sois icy que pour payer le temps qu’il a perdu en la servant : & sur ce propos raconta à la Druyde tous les discours qu’il luy avoit tenus, & la responce qu’elle luy avoit faicte avec une si grande passion, qu’Alexis cogneut bien que malaisément recevroit-elle jamais du mal de ce rival.

Cependant Silvandre estoit auprés de Diane, elle assise, & luy à genoux, mais si plein de contentement de se voir pres d’elle sans y estre empesché de Paris ny de Philis, qu’il ne pouvoit assez remercier Amour d’une si grande faveur. Ma belle Maistresse, luy dit -il, par où commenceray-je à vous remercier de la grace que vous me faictes de vous arrester icy, où la compagnie que vous y avez ne peut que vous estre importune, au lieu que vous pourriez passer beaucoup mieux ces heures avec les doux entretiens de ces gentils bergers, & de ces discrettes & belles bergeres : Silvandre, luy respondit-elle, encores que je vueille bien que vous me soyez obligé, si est-ce que vous ne devez pas croire qu’en cecy je fasse pour vous tant que vous dites, puis que je m’asseure n’y avoir une seule de la trouppe qui ne voulut avoir changé avec moy ; & je vous jure, berger, que je ne les envie point toutes ensemble : Si je pensois, reprit Silvandre, que vostre cœur consentist à ce que vostre langue profere, je me dirois le plus heureux berger de l’Univers. S’il ne vous faut que cela, repliqua Diane, pour estre heureux, asseurez vous sur ma parole, que vous avez tout l’heur que vous sçauriez souhaiter. Et quel tesmoignage en puis-je avoir ? dit Silvandre : Vous estes personne de tant de jugement, respondit la bergere, que vous recognoistrez assez la verité quand il vous plaira de la rechercher : Outre que si cela n’estoit pas vray, qu’est-ce qui me pourroit obliger de demeurer icy, puis que je pourrois trouver autant d’excuses que j’en voudrois pour aller ailleurs chercher l’entretien qui me seroit plus agreable que le vostre ? mais j’ay bien plus à craindre que Silvandre ne s’ennuye aupres de moy, n’y ayant rien qui l’y puisse arrester que sa seule civilité : Ma belle maistresse, adjousta incontinent Silvandre, cét excez de courtoisie dont il vous plaist user envers moy à ce coup, m’offence plus que vous ne sçauriez croire, puis que si vous avez cette opinion de moy, ou vous me tenez pour personne de peu de jugement, ou vous faictes un grand tort au vostre & à mon affection : car il faudroit bien que je fusse sans cognoissance, si je ne voyois les perfections de la belle Diane, puis que chacun les void, les advoüe, & les admire : Seroit-il possible que Silvandre fust le seul entre les hommes qui demeurast aveugle pour ne voir point un Soleil si esclatant, ou le voyant, si je ne l’admirois ? Aussi faut-il que je confesse que veritablement je suis tellement esbloüy par une si grande lumiere, quand je suis aupres de vous, que je n’ay plus des yeux que pour voir, ny esprit que pour adorer cette Diane en terre, que je tiens bien plus advantagée que celle qui est dans les Cieux, puis que celle-là y est surmontée par la beauté de son frere, & celle-cy surpasse tout ce qui est en terre. Silvandre, respondit la bergere en sousriant, je vous permets de dire tout ce que vous voudrez de moy, qui me recognois assez pour telle que je suis : mais qui ne veux point trouver estrange que la feinte que vous avez entreprise vous fasse tenir ces discours : Mais à propos de vostre gageure avec Phillis, jusques à quand ordonnez vous, berger, que je sois vostre maistresse ? & quand voulez-vous que je change ce nom avec celuy de vostre Juge ? Les discours que je vous tiens, respondit incontinent le berger, sont si veritables, qu’ils n’ont rien de commun avec cette gageure : & quant à ce nom de maistresse duquel vous parlez, croyez belle Diane, que vous pouvez prendre celuy de Juge quand il vous plaira : mais non pas vous despoüiller jamais de celuy de maistresse, que non pas la gageure ny la feinte, mais vos perfections & mon affection vous ont si justement acquis sur mon ame. Je vous ay desja dit, reprit la bergere, que je trouve bon que vous parliez de cette sorte, jusques à ce que cette feinte soit achevée : mais en fin quand voulez vous que nous sortions de cette affaire tous trois, car il me semble qu’il a tantost assez continué, & que le terme des trois Lune est presque double ? Quant à moy, dict Silvandre, je n’avanceray ny ne reculeray le temps qu’il vous plaira, estant tres-asseuré, que quoy qui en arrive, je ne changeray point de condition. Ne parlons jamais, dit Diane, de l’avenir, sinon avec doubte, puis qu’il n’y a que les Dieux qui le puissent sçavoir ; & dites moy Silvandre, voulez vous que nous employons cette apres-disnée à juger le different de vous & de Philis ? Il me semble que la commodité y est bonne, & l’assistance telle que nous la sçaurions desirer. Silvandre qui craignoit, quelque mine qu’il fit, l’humeur de Diane, & qui sçavoit bien qu’il ne falloit plus esperer de vivre avec elle de cette sorte, quand cette feinte seroit ostée, demeura un peu surpris, & ne respondit pas si tost à la bergere, qu’elle ne cogneust bien la peine en laquelle il estoit, & cela ne faisoit que l’asseurer d’avantage de la verité de son affection. Et toutefois feignant comme de coustume, Vous ne respondez point berger, dict-elle, voulez-vous que nous prenions cette commodité, ou bien que nous retardions jusques à demain, que nous serons dans nostre hameau ? Voyez comme je suis Juge traictable ; je m’en remets à vostre volonté : Mon Juge, dict alors Silvandre en sousriant, avant que je vous responde, passons quelques articles entre nous, promettez moy que vostre jugement ne me sera point desavantageux, & que la chose du monde qui m’est la plus aggreable, ne me sera point deffenduë, & avant que de partir de ce lieu, je veux bien recevoir vostre jugement : Mon jugement, dict froidement Diave, sera juste : Et quant à la deffence que vous craignez, si vous me faictes entendre dequoy vous voulez parler, je vous y respondray : Silvandre alors prenant un visage plus posé : Je ne suis jamais entré en doute, mon Juge, luy dit-il, que vous ne fussiez tres-juste : mais n’avez-vous pas ouy dire que la justice extreme est une extreme injustice ? Et parce que je vous vois desirer une explication sur ma seconde requeste, je suis d’opinion, ma maistresse, continua-t’il en sousriant, que nous remettions ceste affaire à une autre fois, afin que j’aye un peu plus de temps pour mieux instruire mon Juge.

A ce mot, ils furent interrompus par Adamas, qui convia Daphnide & le reste de la compagnie d’aller au promenoir, puis que la chaleur du jour estant abatuë, l’on auroit plus de plaisir dehors que dedans la maison : Et parce que la plus grande partie estoit bien aise de prendre un peu d’air, & que la beauté du lieu les y convioït, toute la trouppe s’y achemina, les uns chantant, & les autres discourant de ce qui leur estoit plus agreable.

Fin du cinquiesme livre.


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LE SIXIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Ce Chevalier que Paris avoit trouvé aupres du Temple d’Astrée ayant pris le mesme chemin que Paris avoit faict, se trouva bien tost sur le pont de la Bouteresse, & peu apres sur le haut de la plaine qui découvre le chasteau & la grande ville de Marcilly. D’abord le pays luy sembla tres-agreable : car d’un costé il voyoit les fertiles montaignes de Cousant, qui descendant par de petites colines jusques dans la plaine monstroient toute leur crouppe enrichie de vignobles, & le plus haut de grand bois de haute futaye, qui sembloient avoir esté posez là par la sage Nature pour leur servir de cheveux : La plaine apres s’alloit estendant jusques à Montbrison, & suivant tousjours ces delectables colines s’eslargissoit du costé de Surieu, de Mont-rond, & de Feurs, avec tant de petits ruisseaux & de divers estangs, que la veuë ainsi diversifiée en estoit beaucoup plus plaisante : & parce que le chemin qu’il avoit pris le conduisoit à Marcilly, ayant la teste tournée de ce costé, ce fut aussi le premier lieu où il jetta les yeux. Ce chasteau relevé sur la pointe d’un rocher, & qui se faisoit voir de fort loing, remit incontinent en sa memoire le lieu où la premiere fois il avoit veu Madonthe : car sa grandeur, ses tours, & la somptuosité du bastiment avoit beaucoup de ressemblance avec le lieu où elle souloit demeurer : Ce souvenir luy remit devant les yeux les agreables journées qu’il avoit passées aupres d’elles, & les extrémes ennuis qui l’avoient accompagné depuis sa disgrace : Et parce que ceste comparaison ne se pouvoit faire sans apporter un grand trouble en son ame, ce pauvre Chevalier fut enfin contraint de mettre pied à terre au premier ombrage qu’il rencontra, où laissant son cheval entre les mains de son Escuyer, il s’alla estendre sous un arbre, & haussant les yeux au Ciel demeuroit de sorte ravy en ceste pensée, qu’il ne voyoit ny n’oyoit chose quelconque qui se fit autour de luy. L’Escuyer qui aymoit passionnément son maistre, & qui ressentoit jusques en l’ame la miserable façon de vivre de ce Chevalier, maudissoit en son cœur & l’Amour & celle qui en estoit la cause : & de fortune au mesme temps qu’il despitoit le plus & contre l’un & contre l’autre, il ouyt une voix qu’apres avoir escoutée quelque temps il cogneu estre d’un Chevalier qui se plaignoit, & de l’ingratitude & de l’inconstance d’une Dame : & parce qu’il jugea que ceste excuse seroit bonne pour retirer son maistre de ces promptes & fascheuses pensées : Seigneur, luy dit-il, oyez je vous supplie ce que chante ce Chevalier qui est aupres de vous : Et que veux-tu, luy respondit-il, que je me soucie des affaires d’autruy ? ne te semble-t’il pas que je sois assez chargé des miennes ? Celles d’autruy, repliqua l’Escuyer, nous soulagent quand nous nous en pouvons bien servir : A ce mot, ils ouyrent que le Chevalier qui estoit aupres d’eux chantoit ces vers :


STANCES.


En se plaignant de sa Dame, il les blasme toutes.

I.

Elle a changé mon feu, la volage qu’elle est,

Pour une moindre flame,

Pour faire voir à tous qu’elle est femme en effect,

Et que c’est qu’une femme.

II.

Mais devois-je pretendre en cét esprit leger


Amour moins passagere ?
Car puis qu’elle estoit femme, il faloit bien juger

Qu’elle seroit legere.

III.

L’onde est moins agitée, & moins leger le vent ;

Moins volage la flame,

Moins prompt est le penser que l’on va concevant,

Que le cœur d’une femme.

IIII.

Ah ! je ne me plains pas de me voir offencer,

Ny qu’elle se retire :

Mais qu’une femme estant, je devois bien penser

Qu’encore elle estoit pire.

V.

Dieux ! quel fut le peché que l’homme avoit commis,

Quand on fit la pandore.

Pour certain il fut grand, puis que ses ennemis

Vous faites qu’il adore.

VI.

Nostre fier ennemy ce sexe avec raison,

O Dieux ! se peut bien dire,

Si nous faisant languir & mourir en prison,

Il ne fait que s’en rire.

VII.

Il se mocque de voir, que l’homme qui se dit

Avoir tant de courage,

Languissant en prison, n’a le cœur ny l’esprit

De sortir du servage.

VIII.

Il se mocque de voir que l’homme qui ça bas,
Par raison est le maistre,

Ayme mieux vainement l’adorer, que non pas

Estre ce qu’il doit estre.

IX.

Cruelle engence, helas ! le Ciel pour nostre ennuy


T’a de beauté pourveuë,
Puisque tu ne t’en sers qu’au mal-heur de celuy

Qui peu sage t’a veuë.


Le Chevalier oyant blasmer de ceste sorte contre raison toutes les femmes, pour la faute que quelqu’une pouvoit avoir commise, fut grandement offencé contre celuy qui parloit si indiscretement : & luy semblant que de le souffrir sans vengeance, & de laisser ces blasphemes impunis, c’estoit commettre une grande faute contre la belle Madonthe : à l’heure mesme il eust mis la main à l’espée pour le faire desdire, & crier mercy des injurieuses paroles qu’il avoit proferées, n’eust esté qu’il pensa estre plus à propos de luy donner occasion de le rechercher du combat : Parce, disoit-il, que s’il a du courage, il ressentira l’offense, & en voudra avoir raison, & s’il n’en a point, il me seroit trop honteux de le combattre. En ceste resolution le Chevalier se releva, & se tournant du costé de ce Chevalier, apres avoir quelque temps pensé à ce qu’il devoit dire, haussant la voix le plus qu’il peust, & prononçant le plus distinctement qu’il luy estoit possible, il se mist à chanter tels vers :


STANCES.


Que sçachant le changement de sa Dame, il devoit ou mourir ou guerir de despit.

I.

Toy qui d’une beauté regretes l’inconstance,

Et qui de son erreur vas les autres blasmant :

Sois avec moins d’amour ou moins de sentiment,

Et de l’oubly te sers, ou de la patience.

II.

Oublie ou ses beautez, ou mesprise l’outrage,

Si ton cœur y consent, il est desja guery ;

Et s’il en fait reffus, tu dois estre marry

De ton mal beaucoup moins que du peu de courage.

III.

Tu ne fus onc blessé que d’une esgratigneure :

Car deslors qu’on te dit son cruel changement,
Si vrayement tu l’aymois, devois-tu pas Amant,

Ou guerir du despit, ou mourir de l’injure ?

IIII.

De l’Amour offensé ne chercher la vengeance :

C’est estre par ses loix complice du forfaict,

Et qui s’estonnera si cét. Amour t’a faict


Partager à la peine aussi bien qu’à l’offense ?

V.

Cesse donc une fois, cesse donc de te plaindre,

Soit pour jamais ton feu dans le despit estaint,

Si tu plains toutesfois, plains toy de t’estre plaint,

Et d’evanter ton feu quand il le faut esteindre.


Ces vers furent chantez si haut & si clairement, que celuy qui en avoit esté cause les ayant bien entendus, ne peut croire qu’ils n’eussent esté dits contre luy, & parce que c’estoit l’un des plus audacieux Chevaliers de toute la contrée, il en conçeut un si grand despit, que sans attendre plus longuement se laçant le heaume, car il estoit armé de tout le reste, il s’en vint à travers les arbres où il avoit ouy la voix : L’autre, qui attendoit de voir quel ressentiment il feroit de ceste response : soudain qu’il l’ouyt venir, prit aussi son habillement de teste, & s’appuyant sur son Gesse l’attendit, resolu s’il ne se ressentoit de ces paroles, d’y en ajouster de telles, qu’il luy peust donner subjet de venir au combat : mais l’arrogance de celuy contre lequel il avoit affaire, estoit telle qu’il ne falloit pas beaucoup de peine pour le faire venir aux mains, tant pour la confiance qu’il avoit en sa force, & en son adresse, que pour estre neveu de Polemas, l’authorité duquel estoit tellement accreuë depuis le depart de Clidamant & de Lindamor, qu’il luy restoit fort peu pour se rendre Seigneur absolu des Segusiens. Ce Chevalier s’appelloit Argantée, surpassant de sa taille la commune hauteur de ceux du pays, & tellement bien proportionné de tout le reste du corps, qu’il estoit aisé à juger qu’il estoit de grande force, & de grand courage. Il avoit recherché fort long temps une des Nymphes de Galathée, & qu’il fut vray ou non, tant y a qu’il s’estoit figuré d’estre aimé d’elle, elle se nommoit Silere, tres-belle & tres-bien aparentée : mais lors qu’il voulut la presser de quelque tesmoignage de bonne volonté, & qu’elle refusa de luy en donner, suivant son humeur outrecuidée, il voulut user d’une certaine authorité sur elle, qu’elle ne peut trouver bonne, & choisit plustost de rompre entierement d’amitié avec luy, que de supporter plus long temps son arrogance. Luy qui se vid tout à coup trompé de son esperance, entra en si grande colere contre elle, qu’il en conceut une haine incroyable contre toutes les femmes, & depuis ce temps ne cessa d’en dire tous les maux qu’il se pouvoit imaginer.

Argantée donc suivant sa coustume, s’approchant plein d’arrogance du Chevalier sans le salüer & sans faire action de civilité : Est-ce pour moy, luy dit-il, Chevalier, ce que tu viens de chanter ? L’estranger qui n’estoit guere endurant de son naturel, & desja fort mal satisfait de luy : Fay, luy dit-il, tout ainsi que si c’estoit pour toy : Je voy bien, adjousta Argantée, & à tes armes, & à ton langage que tu es estranger : car si tu me cognoissois, tu me parlerois d’une autre sorte : Mais puis que cela est, ou monte à cheval, ou mets la main aux armes comme tu es, & je te feray cognoistre ta folie & ta temerité. Il ne faut point, dit l’estranger, perdre le temps, & pour ce tout à pied que nous sommes, nous aurons bien tost vuidé nostre different, & je m’asseure que tu avoüeras, que je te cognois mieux que tu ne me cognois pas. A ce mot, il se jette dans le grand chemin, où ayant donné son Gesse à son Escuyer & pris son escu, il mit l’espée en la main, & l’attendit d’une façon si asseurée, qu’Argantée jugea bien qu’il devoit estre gentil Chevalier.

Lors qu’ils estoient prests à commencer leur combat, ils ouyrent un grand bruit de chevaux & de chariots, qui venoient de Marcilly droit vers eux, cela convia Damon de dire qu’il luy sembloit plus à propos de se rejetter dans le bois, & laisser passer ceste troupe, de peur d’estre interrompus. Mais Argantée qui se doutoit bien que c’estoit Galathée ou Amasis, & qui estoit bien aise de faire ostentation de sa force & de son adresse : Non, non, dit-il, Chevalier, il ne faut jamais se cacher que pour mal faire, en ceste contrée l’on n’est point empesché de faire les actions bonnes & genereuses & pource ne perdons point le temps comme tu dis, si ce n’est que le cœur te manque à soustenir & démesler ta querelle. Ma querelle, dit-il, est si juste que quand en toute autre occasion je n’aurois point de courage, j’en prendrois pour celle-cy, non seulement contre toy, mais contre tous les hommes du monde : Mais si comme tu dis, il se faut cacher pour les mauvaises actions, je ne sçay où tu pourrois trouver un lieu assez retiré pour toy qui soustiens une chose si fausse & tant indigne de l’ordre de Chevalerie que l’on t’a donné, puis que tu blasmes les Dames, que tout Chevalier est obligé de maintenir, de servir & de deffendre ? Et mon amy, respondit Argantée en se mocquant, & depuis quand, laissant l’estat de Chevalier, es-tu devenu harangueur sur les grands chemins ? C’est avec celle-cy, dit-il, luy monstrant son espée, que j’ay accoustume de haranguer, & si tu as le courage, tu verras si je ne sçay pas mieux faire que tu ne sçais dire.

A ce mot, il s’avance l’espée haute, & l’estranger le va r’encontrer couvert de son escu, & plein d’un si grand despit, pour les reproches qu’il luy avoit faites, qu’il sembloit que le feu luy sortoit des yeux : & la ils commencerent l’un des plus furieux combats qui se peut voir entre deux Chevaliers. A peine s’estoient-ils donnez les premiers coups, que toute la troupe qu’ils avoient ouye venir, arriva sur le mesme lieu, & parce que le combat se faisoit au milieu du chemin, & que tous recogneurent Argantée, ils s’arresterent pour voir quelle en seroit la fin. Galathée qui estoit celle qui alloit dans ces chariots avec ses nymphes, hayssoit comme aussi toutes les autres Dames l’arrogance d’Argentée, & eussent bien voulu qu’elle eust esté chastiée par cest estranger : Mais d’autant qu’elles sçavoient bien la grande force qu’il avoit, elles craignoient fort pour le Chevalier incogneu, encores que sa belle presence, & le commencement du combat donnast une fort bonne opinion de luy : Et parce que Galathée vid Polemas aupres de son chariot, elle l’appella, & luy demanda, qui estoit celuy qui combatoit contre Argantée, & quel estoit le subjet de leur querelle, & qu’il seroit peut estre bien à propos de les separer : A quoy il respondit, que ce seroit leur faire tort, que de leur empescher de finir leur differend, puis qu’ils combatoient sans supercherie, & que pour sçavoir qui estoit le Chevalier, & d’où venoit leur querelle, il ne voyoit là personne qui le sçeust dire, que cét Escuyer estranger. Polemas fit cette response, parce qu’il croyoit qu’asseurément Argantée seroit le vainqueur, ne se pouvant persuader que l’estranger fust tel, qu’il peust luy faire resistance : & il estoit bien ayse que Galathée vist la force & l’adresse de ceux qui estoient à luy. Elle suivant la curiosité des Dames, & desireuse de cognoistre cét estranger, fit appeler l’Escuyer, auquel elle demanda qui estoit le Chevalier estranger, & d’où venoit leur querelle. Le subjet de leur combat, respondit-il, Madame, est fort juste du costé de mon Maistre, car oyant que cét autre Chevalier disoit mal des femmes, il ne l’a pu endurer, luy semblant que c’est contrevenir à l’ordre de chevalerie. Quant à vous dire quel il est, je suis bien marry qu’il me soit deffendu : mais je m’asseure qu’aussi tost qu’il aura finy le combat, s’il vous plaist, Madame, de le sçavoir, il a trop de courtoisie pour ne vous obeyr. Polemas sousrit l’oyant parler de cette sorte, & comme par mocquerie, luy dit, tu as raison, Escuyer mon amy, de dire que Madame le sçaura apres le combat, car si l’on veut mettre son Epitaphe sur son tombeau, il faudra que tu nous le die : Seigneur Chevalier, luy respondit-il, si mon maistre n’estoit sorty d’entreprise plus dangereuse que celle-cy, il ne seroit pas venu de si loing qu’il a faict ; & à ce mot se retira au lieu où il souloit estre.

Durant tous ces discours, les Chevaliers avoient continué si furieusement leur combat, & Damon avoit tant de desir d’en venir à bout avec de l’honneur, qu’il n’y avoit celuy des assistans qui ne l’estimast pour un tres bon Chevalier, & mesme Galathée & ses Nymphes, aux yeux desquelles se lisoit leurs contentemens, quand Damon avoit quelque advantage, ce qu’elles ne vouloient point dissimuler, encores que Polemas s’en prist garde, puis que c’estoit pour leur subjet que ce combat se faisoit.

Il y avoit desja plus d’une demie heure qu’ils avoient commencé, & leurs armes estoient en plusieurs lieux rompuës & desclouées, lors qu’Argantée se ressentit un peu las, & commença de n’aller plus si legerement, ny de frapper de si grands coups ; au contraire Damon sembloit non seulement de se maintenir tousjours aussi frais, mais de redoubler & sa force & sa legereté, ce qui estonna grandement Polemas : mais plus encores Argantée, qui en son cœur estima beaucoup plus son ennemy qu’il n’avoit fait : mais peu apres que l’espée de l’Estranger atteignoit presque à tous les coups sur la chair, on vit entierement affoiblir Argantée, fust pour la perte du sang, fust pour les incommoditez des blesseures qui estoient grandes. Alors Polemas se repentoit à bon escient de n’avoir empesché ce combat, & eust bien voulu que quelque bon Demon eust inspiré Galathée pour l’interrompre. Elle qui jugea bien le desplaisir qu’il en ressentoit, encores qu’elle ne l’aimast point, voulut toutefois luy donner cette satisfaction, pour le respect du service qu’il faisoit à sa mere : Et ne jugeant pas qu’elle peust mieux separer ces Chevaliers, que de les en prier elle mesme, elle mit pied à terre, & avec une grande quantité de ses Nymphes, s’approcha des combatans, à l’heure qu’Argantée ne se pouvant plus soustenir estoit tombé sur un genoüil, & sembloit qu’à la venuë de ces belles Nymphes, il s’estoit mis expres à genoux pour leur demander pardon du mal qu’il avoit dit des femmes : mais parce qu’il sembla à Polemas que Galathée alloit trop lentement, & que son nepveu qui tomboit desja, seroit du tout deshonoré s’il retardoit d’avantage, il fit signe à quelques-uns des siens, qui soudain à course de cheval alloient pour heurter Damon, qui ne se doutant point de ceste supercherie, n’y eust pris garde sans le cry de Galathée & des Nymphes, auquel tournant la teste, il vid venir sept ou huict Chevaliers l’espée en la main qui le menaçoient. Tout ce qu’il pût faire fut de se retirer vers son Escuyer, & gauchir au hurt des chevaux le mieux qu’il pût : mais sa disposition fut tres-grande & admirée de tous, puis que sortant de ce long combat, où il avoit bien eu le loisir de se lasser, aussi tost que ces Chevaliers furent passez, & que son Escuyer luy presenta son cheval, il sauta dans la selle sans mettre le pied dans l’estrieu. Mais il ne luy falloit pas moins de diligence pour se garantir de l’outrage qu’ils luy vouloient faire : car à peine avoit il pris & ajusté la bride de son cheval, qu’il les eut tous sur les bras, quelque deffence que Galathée leur sçeust faire, qui se trouva bien empeschée avec ses Nymphes parmy tous ces chevaux. Quant à Polemas, il feignoit de ne point voir cette confusion estant auprés d’Argantée, où il faisoit l’empesché à commander qu’on le mit à cheval pour le faire promptement emporter. Cependant les Chevaliers assaillirent de sorte l’Estranger, qu’encores qu’en deux coups, il en mit deux hors de combat, si est-ce qu’il ne pût si bien faire qu’il ne fust un peu blessé à l’espaule, & que son cheval ne luy fust tué de plusieurs coups qu’ils luy donnerent dans les flancs. L’Estranger qui le sentit deffaillir sous luy, se demeslant des estrieux, sauta legerement en terre, & ce qui luy servit de beaucoup, fut que les autres chevaux ne vouloient point approcher du sien qui estoit mort, toutesfois il luy estoit impossible de se sauver à la longue, sans le secours inesperé qui luy survint.

La Nymphe qui voyoit faire un si grand outrage à ce Chevalier, ne pouvant le supporter, crioit, & menaçoit ceux de Polemas : mais l’un d’entr’eux qui les conduisoit, & à qui il avoit fait signe, sçachant bien la volonté de son Maistre, & faisant semblant de ne point ouyr Galathée, commandoit tousjours qu’on tuast le Chevalier, lors que de fortune l’un des Lyons de la fontaine de la Verité d’Amour cherchant à manger, s’en vint parmy ces chevaux, il estoit si grand & si espouvantable, que tous les chevaux lors qu’il vint passer parmy eux, en prirent une si grande frayeur, qu’il n’y eut ny Chevalier, ny Escuyer qui peust estre maistre du sien : Au contraire ronflant de peur, & se jettant dans les bois & travers les hayes, les emporterent bien loin de là sans s’arrester, mesmes celuy de Polemas & de l’Escuyer de l’estranger prenant le frain aux dents, s’en allerent jusques dans la ville de Boen, sans que ny ponts, ny passages estroits les en peussent empescher, mesmes ceux qui estoient attelez aux chariots en eurent une si grande frayeur, qu’en despit des cochers ils se mirent en fuitte, & ne s’arresterent qu’a plus d’une lieuë de là, sinon ceux qui verserent, lesquels encores ils trainerent tous versez de telle furie qu’ils les mirent presque du tout en piece, & les roüages & attelages des autres furent si mal traittez, qu’il leur fut impossible de les ramener. Quant à Argantée, on l’avoit mis à cheval, mais il luy fut impossible de s’y pouvoir tenir dessus, ayant esté abandonné de tous ceux qui le tenoient, de sorte qu’aux premiers eslans que le cheval fit, il tomba à terre si malheureusement pour luy, qu’il se tordit le col, ainsi finit le plus glorieux & arrogant Chevalier de toute la contrée : & son cheval de fortune venant de frayeur heurter l’estranger, il se donna sans qu’il y pensast de l’espée dans le corps, & alla tomber mort auprez de son maistre. La Nymphe loüa Dieu de ceste rencontre, car elle sçavoit bien que ce Lyon ne luy feroit point de mal, estant enchanté de telle sorte qu’il ne pouvoit offencer personne, sinon ceux qui vouloient espreuver l’avanture. Et toutesfois peu apres elle ne fut pas sans crainte, car le Lyon qui n’estoit venu que pour chercher à vivre, voyant le cheval mort de l’estranger, se jetta dessus pour s’en saouler : mais le Chevalier qui en avoit receu tant de bons services, pensa que ce seroit ingratitude, ou faute de courage, de le laisser devorer sans le deffendre : Il s’avança donc l’espée haute pour le frapper, ce que voyant la Nymphe, & craignant que le Lyon ne se mit en furie, & n’offençast ce Chevalier, elle se mit à crier, & à le supplier de ne le point frapper : mais luy qui en toute façon ne vouloit point souffrir ceste indignité, ne laissa de marcher droit au Lyon, & parce qu’il avoit le dos tourné, il ne le voulut frapper par derriere, mais le huant le fist tourner de son costé. Le furieux animal se voyant menacer avec l’espée qu’il tenoit haute, fit un saut à costé, comme s’il eust voulu aller vers ces belles Nymphes : ce que craignant le Chevalier, il ne fut guere moins prompt à courre entre-deux, si bien que le Lyon qui se le trouva encore au devant, fist un grand rugissement, & battant de sa queuë le terrain, & roüant les yeux ardens, faisoit semblant de luy vouloir sauter dessus, & sans l’enchantement qui l’en empeschoit, il n’y a point de doubte qu’il l’eust fait : mais cette force estant plus forte que la sienne, il fut contraint de se destourner au petit pas, & s’alla paistre du cheval d’Argantée, duquel apres s’estre saoulé, il emporta une partie du reste, suivant sa coustume à l’autre Lyon, qui estoit demeuré à la garde de la fontaine. Le Chevalier voyant que le Lyon alloit du costé d’Argantée, craignant qu’il ne le voulust devorer, demeura tousjours en garde aupres du corps, ne voulant souffrir qu’un si vaillant Chevalier fust traitté de cette sorte. Mais lors qu’il le vit partir, il s’en retourna vers les Nymphes, qui ayans veu faire de si genereuses actions à ce Chevalier, l’estimoient grandement : Il s’adressa d’abord à Galathée, la jugeant pour telle qu’elle estoit, tant pour la Majesté qui estoit en elle, que pour l’honneur que les autres luy portoient, & apres l’avoir salüée, il la supplie luy vouloir pardonner l’incommodité qu’a son occasion elle avoit receuë : Je suis bien marrie de la vostre, luy respondit-elle, & bien en colere contre l’indiscretion de ceux qui vous ont assailly tant inconsiderément & en ma presence : mais je vous promets, Seigneur Chevalier, qu’outre le chastiment que vous leur avez donné, je les feray punir comme ils meritent : Madame, respondit le Chevalier, je serois bien marry que ceux qui sont en vostre service receussent quelque desplaisir pour moy, je desire trop de les servir tous, & au contraire je vous demande leur grace, Madame, & vous supplie de ne me la point refuser. C’est à vous Seigneur Chevalier, dit-elle, à la leur donner s’il vous plaist, puis que c’est vous qu’ils ont offencé, & ces Dames & moy vous avons trop d’obligation pour vous refuser ce que vous nous demanderez, nous ayant si bien deffenduës de ce discourtois Chevalier, & voulu deffendre de ce furieux Lyon : mais nous parlerons de cecy une autrefois, cependant il me semble que je vous ay veu blessé à l’espaule, il faudroit pour le moins estancher le sang, attendant que nous puissions estre en lieu où vous soyez pensé. Madame, respondit-il, ceste blesseure dont vous parlez est petite, & ce que vous dites que j’ay fait est peu de chose, au prix de ce que je dois, & que je desire de faire pour vostre service : mais puisque tous ceux qui vous accompagnoient sont escartez, commandez moy s’il vous plaist où vous voulez que je vous conduise, afin que je vous laisse en lieu seur, car à ce que je vois, ceste contrée a des animaux trop dangereux pour marcher sans bonne garde. Galathée alors se sousriant, Je vois bien, dit-elle, Seigneur Chevalier, que vous estes estranger, puis que vous ne cognoissez pas ce Lyon, il faut que vous sçachiez qu’il est enchanté, de sorte qu’il ne peut faire mal à personne, sinon à qui veut espreuver l’avanture de la fontaine qu’il garde, & si vous ne l’eussiez point effarouché, il n’eust pas seulement fait semblant de nous voir. Mal-aisément, dit-il, eussé-je souffert devant mes yeux, qu’il eust mangé ce pauvre cheval qui est mort pour moy, ny moins ce Chevalier, qui encores qu’indiscret estoit toutesfois vaillant & courageux. Silvie qui avoit passé derriere le Chevalier pour voir sa blesseure prit garde qu’elle alloit tousjours seignant, qui fut cause qu’elle dit à Galathée, Prenez garde, Madame, que vos discours ne soient trop longs pour ce Chevalier, car il perd beaucoup de sang : Alors elles s’approcherent toutes de luy, & presque par force, apres luy avoir détaché le brassal gauche, luy banderent sa playe qui n’estoit pas grande avec leurs mouchoirs, & luy firent une escharpe pour luy soulager le bras avec leurs voiles, & apres luy remirent le brassal comme il souloit estre : Alors Galathée fut d’avis, puis que l’on ne voyoit point revenir leurs chariots de s’en aller au petit pas à Mont-verdun, où elles les pourroient attendre avec commodité ; se doutant avec raison qu’ils se fussent rompus dans quelques precipices : Et parce que le chemin estoit court & fort beau, toutes les Nymphes appreuverent ce qu’elle avoit proposé, & ainsi le Chevalier la prist d’un costé sous le bras, & Silvie de l’autre pour l’aider à marcher, toutes les autres la suivoient sans parler d’autre chose que de la valeur & du merite de l’estranger, les unes loüoient son combat, les autres blasmoient l’outrage qu’on luy avoit voulu faire, quelques-unes admiroient son asseurance, & quelques autres ne pouvoient assez estimer la deffence qu’il avoit faite pour son cheval mort, & celle qu’il avoit voulu faire du corps d’Argantée : mais toutes desiroient passionnément de sçavoir qui il estoit, tant la valeur a cela de propre qu’elle s’aquiert une merveilleuse faveur parmy les Dames.

Il n’avoit point encores haussé sa visiere, & marchoit sans faire semblant de le vouloir faire, lors que Silvie voyant la curiosité de toutes ses compagnes, Il me semble, dit-elle, Madame, que nous avons trop d’obligation à ce brave Chevalier pour demeurer plus long-temps sans cognoistre & son visage & son nom, si vous nous le permettez, nous esprouverons sa courtoisie comme nous avons desja veu sa valeur, aussi bien marche-t’il avec trop d’incommodité, ayant tousjours la visiere baissée, tout ainsi que s’il estoit encore aux mains avec Argantée, le Chevalier sans attendre que Galathée respondit. Pour mon visage, dit-il, Madame, il ne vous sera point caché quand il vous plaira de le voir, mais pour mon nom, je vous supplie de permettre que je le cele, aussi bien ne le cognoistriez vous pas. Galathée respondit, il faut, gentil Chevalier, que vous nous contentiez en tous les deux, & vous n’en devez point faire de difficulté : car si vous voulez vous celer, puis que vous dites que vostre nom est si incogneu, aussi bien ne le cognoistrons nous pas, & vous nous aurez satisfaites. Je voy bien, Madame, respondit-il, qu’il est plus aisé de vaincre les Chevaliers, pour vaillans qu’ils soient, que de se deffendre des belles Dames. J’useray donc de supplication, & des deux choses que vous me demandez, je satisferay à l’une maintenant, & remettray s’il vous plaist l’autre jusques à ce que nous soyons à Mont-verdun. Ce sera donc, adjousta Galathée, avec condition que vous m’accorderez encores une chose que je vous demanderay : Il n’y a rien, repliqua le Chevalier, que vous ne me puissiez commander, & à quoy je ne satisfasse de tout mon pouvoir. Et à ce quoy je ne satisfasse de tout mon pouvoir. Et à ce mot, haussant la visiere de son heaulme, il parut fort beau, il estoit jeune, & la peine du combat & l’eschaufement de la visiere abatuë à cause de l’haleine, luy avoit donné une si vive couleur, qu’on ne recognoissoit point en son visage la tristesse qu’il avoit dans l’ame, & cela fut cause qu’elles le trouverent toutes si beau, qu’elles desirerent avec plus d’impatience de sçavoir qui il estoit, & n’eust esté qu’elles virent venir la vieille Cleontine avec une bonne trouppe de ses filles Druydes, & quelques Vacies & Eubages : il est certain qu’elles ne luy eussent point donné de delay, & qu’il eust fallu dire non seulement son nom, mais quelle fortune l’avoit conduit icy, ce que Galathée ne luy cela pas : mais il respondit : Voyez vous, Madame, comme l’on ne doit jamais desesperer de l’assistance du Ciel, & mesmes quand on a la raison de son costé ?

Cependant qu’ils parloient ainsi, la sage Cleontine se trouva si pres, que Galathée s’avançant un peu, la receut en ses bras, & la tint quelque temps embrassée, luy disant, Que vous semble ma mere de l’equipage avec lequel nous vous venons trouver ? Je croy que malaysément eussiez vous creu que je vous fusse venu voir de ceste sorte. Je ne croiray jamais, Madame, dit Cleontine, que vous preniez la peine de venir vers moy, car lors que vous aurez affaire de mon service vous me commanderez de vous aller trouver : mais je sçay bien aussi que vous honorez assez nostre grand Tautates, pour venir visiter avec plus d’humilité encores le sainct lieu, où il luy plaist de rendre ses Oracles. J’avouë, dit Galathée, que mon dessein estoit bien de venir icy, mais non pas a pied ny si tost : Voila, adjousta Cleontine, comme la bonté du grand Dieu se recognoist tousjours d’avantage, faisant naistre, sans que nous y contribuyons rien du nostre, bien souvent des occasions pour luy rendre de plus grands devoirs que nous n’avions pas desseigné, afin d’avoir plus de subject de nous faire de nouvelles graces. A ce mot, Galathée s’advança pour salüer les vierges Druydes ; & puis reprenant le chemin de Mont-verdun, & ne voyant point Celidée parmy les autres, elle luy demanda où elle l’avoit laissée : Madame, luy dit-elle, il ne fut jamais un plus heureux mariage que celuy de Thamyre & d’elle, & je ne croy pas que ceux qui les verront ensemble ne prennent envie de se marier : Et qu’est-il, adjousta la Nimphe de Calydon, & comment vit-il avec elle ? O Madame respondit Cleontine, il est entierement guery du mal qu’elle luy avoit fait, & il n’a plus d’autres pensées que d’espouser Astrée : Comment, reprit la Nymphe, Calidon veut espouser Astrée, & elle le veut-elle bien ? & qui est-ce qui traite ce mariage ? C’est, dit-elle, Phocion oncle d’Astrée, & Thamire, qui voudroit bien luy voir des enfans, puis qu’il n’en peut point avoir de son costé. Mais je croy que difficilement ce mariage se fera : car Astrée en est tant esloignée, qu’il y aura bien de la peine à l’y faire consentir : Et pourquoy, dict Galathée, aymoit-elle quelque autre berger ? Nous n’oyons point dire, reprit Cleontine, qu’elle en ayme maintenant, mais elle ne s’est pas peu empescher apres la mort de Celadon de declarer l’amitié qu’elle luy portoit, & mesme depuis quelque temps lui faisant dresser un vain tombeau. Et qu’est-il devenu ce berger duquel vous parlez ? dit la Nymphe : Je croy, Madame, respondit Cleontine, qu’il y a sept ou huict Lunes qu’il se noya ; Et pourquoy, dit la Nymphe, luy fit-on ce vain tombeau ? Parce, Madame, dit Cleontine, que nos plus sçavans Sarronides & Druydes nous font entendre que l’esprit de celuy qui meurt va errant plusieurs siecles, quand les survivans ne rendent par ces devoirs de la sepulture. Et d’autant que l’on n’a jamais peu trouver le corps de Celadon, on luy a dressé ce vain tombeau duquel je vous parle : Comment, reprit Galathée, lors qu’il se noya, le corps aussi se perdit, & depuis l’on ne l’a jamais retrouvé ? Jamais, Madame, dit Cleontine, l’on n’en a peu sçavoir nouvelle, & s’il ne faut pas croire que tous les bergers d’alentour n’y ayent usé de toute la diligence qu’il estoit possible : car il n’y eut jamais berger en ceste contrée qui ait esté mieux aymé, aussi veritablement il le meritoit, & s’il eust eu le bonheur d’estre cogneu de vous, Madame, je m’asseure que vous en eussiez faict le mesme jugement. Et à ce que je puis sçavoir, il y avoit fort longtemps que ce berger servoit Astrée : mais si discretement que personne ne s’en estoit aperçeu : & cela d’autant moins qu’il y avoit fort peu d’apparence qu’il y deust avoir de l’amour entre eux, à cause de l’inimitié qu’il y avoit de long-temps entre leurs peres. Et d’autant que l’amour qui est couverte est beaucoup plus violente, il y a de l’apparence que la leur la devoit estre, tant pour ce subject que pour le merite du berger & de la bergere : car je vous puis bien dire, Madame, avec toute verité, que je ne vis jamais rien de plus beau ny de plus accomply que ceste fille : Or Phocion qui est son oncle, & qui comme son plus proche parent en a le soing, veut maintenant la marier à Calydon, il est veritablement bien gentil berger : mais il y a tant de difference de luy à Celadon, qu’il n’y a pas apparence que la bergere y puisse consentir, en ayant encores la memoire si fraische : & toutesfois Calydon ne laisse de l’esperer, & se tient le plus pres d’elle qu’il luy est possible : Quant à Thamire, il vit le plus heureux & contant du monde, & dit que les blesseures du visage de Celidée estans des tesmoignages de sa vertu, la luy rendent si belle & si aymable, qu’il ne sçait s’il doit desirer qu’elle fust autrement, & en ce contentement il est si satisfaict qu’il ne la peut esloigner d’un pas, je suis bien marrie qu’elle ne soit icy pour avoir l’honneur, toute laide & defigurée qu’elle est, de vous faire la reverence. Mais Astrée, Diane, Philis, & les autres bergeres des hameaux voisins sont cause qu’elle n’y est pas, l’ayant depuis hyer conviée d’aller de compagnie visiter la fille d’Adamas, qui ne fait que de revenir d’entre les vierges Druydes des Carnutes, & que l’on tient pour l’une des plus belles filles & des plus discrettes de toute la contrée. Peut-estre, dit Galathée, reviendra-t’elle ce soir, & nous pourrons bien la voir encores : Je le voudrois, respondit Cleontine, mais j’ay grande peur que Thamyre qui l’y a accompagnée ne soit cause du retardement : car pour peu qu’il soit tard, il ne la laissera pas mettre en chemin, ayant trop de soin de sa santé : outre que j’ay sçeu que la venerable Crysante vouloit aussi estre de la partie, & qu’elles la sont allé prendre à Bon-lieu, pour y aller toutes ensemble.

Ainsi alloit discourant Cleontine, & sans en faire semblant, Galathée apprenoit des nouvelles de Celadon, de l’Amour duquel elle ne se pouvoit deffaire, bien estonnée toutefois de ce que l’on ne pouvoit sçavoir qu’il estoit devenu. Et lors repensant en soy-mesme que ce berger n’estant point en ceste contrée, elle avoit accusé à tort Leonide, elle fit dessein de la r’appeler aupres d’elle, & pour cest effect se resolut de passer chez Adamas, tant pour l’emmener avec elle, que pour l’esperance qu’elle avoit d’y rencontrer ceste Astrée, de laquelle elle avoit tant ouy parler, pour juger si sa beauté estoit telle, qu’elle peust convier Celadon de mespriser si fort la sienne. Et en ces pensées elle ne peut s’empescher de souspirer assez haut, dequoy Cleontine s’appercevant : Que veut dire cela, Madame, luy demanda-t’elle, je vous oy souspirer, avez vous quelque chose qui vous fasche ? Galathée qui ne la vouloit pas pour secretaire de ses pensées, luy respondit, je souspire, ma mere, parce que je suis en peine de Clidamant, vous sçavez le lieu où il est, & s’il n’y a pas occasion de craindre pour luy : Plusieurs jours sont passez qu’Amasis ny moy n’en avons point de nouvelles, & depuis quelque temps les Vacies nous advertissent que la plus part des victimes lors qu’ils viennent à visiter les entrailles, se trouvent deffaillantes aux plus nobles parties. De plus, j’ay eu tout plein de songes fascheux : Je vous asseure que toutes choses me tiennent en peine, & ma mere qui est encores plus aprehensive que je ne suis pas, a trouvé bon que nous fissions des sacrifices, & que je vinsse consulter cét Oracle, où je pensois venir au retour de Bon-lieu, où j’allois faire faire quelque sacrifice aux Dieux infernaux. Madame, respondit alors la sage Cleontine, nostre grand Tautates est si bon, que quand nos erreurs le convient à nous chastier, il fait ce qu’il peut pour nous en avertir, afin que la crainte du mal futur nous fasse tourner vers luy, & qu’avec sacrifices, supplications, & amendemens nous appaisions son ire, & nous divertissions les chastimens preparez en de nouvelles graces. C’est pourquoy, Madame, il ne faut pas mespriser ces avertissemens, car lors que cela advient, il appesantist d’autant plus sa main sur nous, que nous avons eu peu de soing de ses advis. Qu’Amasis & vous preniez donc bien garde à ces demonstrations puis qu’il faut croire qu’asseurément elles ne sont point faites sans raison : & repassez devant vos yeux vos actions, & s’il y en a quelqu’une que vous puissiez juger n’estre pas bonne, reprouvez-la vous mesme, sans attendre que Tautates le fasse un peu plus sensiblement : Apres considerez ce qui se fait en vostre maison, & s’il y est offencé en quelque chose, reformez-la en sorte que cela ne se commette plus : Enfin jettez l’œil sur toute la contrée, & avec diligence vous informez des abus qui s’y commettent, pour chastier ceux qui en sont les autres autheurs, car l’Estat où le vice demeure impuny, & la vertu sans loyer, est bien tost desolé. Sçachez, Madame, que le Prince & son Estat ne font qu’un corps, duquel le Prince est la teste, & comme tout le mal que le corps ressent luy vient de la teste, de mesme tout le mal que souffre la teste luy procede du corps : Je veux dire aussi que comme Tautates chastie le peuple pour les fautes que commet le Prince, de mesme il punit le Prince, pour celles que son peuple commet. Voila, Madame, le conseil que je vous puis donner, & lequel je ne vous ay peu taire, pour le deu de la vacation que je fais.

Galathée remercia avec beaucoup de courtoisie la sage Cleontine, & luy promit de non seulement penser souvent à ses prudentes remonstrances, mais de les representer encores à Amasis, afin de les ensuivre : Et apres elle adjousta que l’accident qui venoit de luy arriver la troubloit beaucoup : car outre la mort d’Argantée, l’insolence de Polemas en sa presence luy estoit si desplaisante, qu’elle en estoit blessée bien avant dans l’ame : Madame, luy respondit Cleontine, il faut bien souvent excuser les premiers mouvemens, car ils ne sont pas en nostre puissance : & si nous ne supportons entre nous les deffauts de l’humanité, comment voulons nous que Tautates les nous supporte ? Mais, dit Galathée, contre un estranger & qui avoit raison, & puis en ma presence, Croyez, ma mere, que c’est une hardiesse qui procede d’autre chose que de courage, & que cela me fait juger qu’il se tient pour si puissant, qu’il pourroit bien encores entreprendre quelque chose de pire. A la verité, dit Cleontine, quand le subject perd ce naturel respect qu’il doit avoir à son seigneur, ou il le fait par faute de jugement, ou pour se sentir si puissant qu’il n’en craint point l’indignation, & c’est à quoy il faut bien prendre garde.

Avec de semblables discours ; elles arriverent en la maison de la sage Cleontine, où Galathée entra tant pour se reposer que pour faire penser l’estranger, auquel toutes ces Nymphes ne pouvoient faire assez d’honneur & de demonstration de bonne volonté : Et mesme Silere qui en une autre saison eust eu moins agreable sa victoire lors qu’Argantée n’estoit point sorty envers elle des termes de sa discretion : mais depuis que son amour s’estoit changée en medisance, elle luy avoit pris une haine si grande, qu’elle eut bien le courage de le voir mort sans luy donner une seule larme, tant l’injure presente efface aisément les services passez.

Le Chevalier fut incontinent desarmé & visité par les Mires, qui ne luy trouverent que la seule blesseure de l’espaule, qui estoit encores si petite qu’ils n’en firent point de cas, seulement ils luy conseillerent de demeurer au lict ce jour là à cause du sang qu’il avoit perdu, tant par les chemins que durant le combat. Galathée qui desiroit avant que de partir de ce lieu de faire faire le sacrifice qu’elle avoit resolu pour consulter l’Oracle, envoya querir les taureaux & autres choses necessaires pour le lendemain matin, puis qu’alors il estoit trop tard, & mesme que le Chevalier estranger la supplia qu’il peut en mesme temps consulter l’Oracle & joindre ensemble leurs sacrifices, elle le permit pour le gratifier en cela, encores que ce ne fut pas bien la coustume, & cependant envoya de tous costez pour faire venir ses cheriots, & faire chercher l’Escuyer du Chevalier incogneu.

Apres qu’ils eurent disné, & que chacun estoit attendant des nouvelles de ceux qui s’estoient escartez, Galathée s’estant assise au chevet du lict du Chevalier, voyant qu’il y avoit un grand silence dans la chambre, elle luy dit : Il me semble Seigneur Chevalier, qu’encores que nous vous ayons toutes beaucoup d’obligations du combat que vous avez fait contre l’outrecuidé Argantée en nostre faveur ; toutesfois vous nous estes encores obligé de quelque chose : car lors que nous vous avons prié de hausser vostre visiere, nous vous avons ensemble supplié de nous dire vostre nom, & quelle fortune vous a conduit enceste contrée, vous avez bien satisfait à l’une de nos requestes en vous laissant voir : mais l’arrivée de la sage Cleontine vous a empesché de satisfaire à l’autre partie de nostre demande, & toutesfois si vostre combat nous avoit faictes desireuses de voir vostre visage, vous devez croire que la veuë que vous nous en avez permise, nous a augmenté l’envie d’entendre qui vous estes, afin de sçavoir à qui nous avons tant d’obligation, & quel subject vous a fait venir icy pour vous y servir, si nous en avions le moyen : Maintenant que nous sommes de loisir, & qu’il ne faut craindre que le parler puisse nuire à vostre blesseure, nous vous redemandons l’accomplissement de ceste debte. Je n’avois jamais oüy dire, Madame, respondit le Chevalier en sousriant, que demander quelque chose à une personne l’obligeast de la donner. Sortez en cela d’erreur, repliqua la Nymphe : car il faut que vous sçachez Seigneur Chevalier, que c’est un particulier privilege des Dames de ceste contrée, & vous sçavez bien que l’on est obligé aux loix du pays où l’on se trouve. Il est vray, Madame, dit-il, mais la difficulté que j’en fais n’est point sans raison, ne me pouvant imaginer que ce vous soit chose agreable d’oüyr la miserable fortune du plus desastré Chevalier qui vive, si toutesfois on doit appeller vivre, de traisner ses jours entre toutes les infortunes & les miseres qu’un homme puisse jamais rencontrer : Vous ne devez pour cela faire difficulté, luy dit Galathée, de nous dire vos desplaisirs, à nous, dis-je, qui ne desirons que de vous servir : Madame, interrompit-il, s’ils estoient contagieux, vous auriez bien occasion de les craindre : Non, non, Seigneur Chevalier, reprit-elle, chacun porte son fardeau, & je m’asseure qu’en toute ceste compagnie, il n’y a celuy qui ne pense en avoir le plus grand, ne laissez donc de nous descouvrir vostre blesseure, quelquefois quand on la dit, on rencontre des personnes qui donnent l’esperance des remedes inesperez. Ce ne sera jamais des remedes de guerison, repliqua-il, qui me fera monstrer la mienne, sçachant bien que mon seul remede est en la mort : mais seulement pour vous obeyr, & pour satisfaire à la curiosité de ces belles Dames. Et lors se relevant un peu sur le lict, il reprit de ceste sorte :


SUITTE


De l’Histoire de Damon, & de Madonte.


Je penserois avoir une grande occasion de me douloir de la fortune, qui m’a si cruellement & si continuellement poursuivy depuis le jour de ma naissance, ou pour le moins depuis que je me sçay cognoistre, si je ne considerois que ceux qui s’en pleignent sont plus cruels envers le grand Tautates, qu’ils ne sont envers les hommes, puis que nous laissons bien à chacun la libre disposition de ce qui est sien, & nous ne voulons pas qu’il puisse à son gré disposer de nous, comme si tout l’Univers, & tous les hommes particulierement n’estoient pas siens, & faicts de ses mains : Cette consideration m’a lié bien souvent la langue, lors qu’en l’excez de mes douleurs j’ay voulu murmurer contre cette fortune, qui ne semble avoir puissance que de me mal faire, tant & si longuement elle m’a travaillé, & toutefois si en la violence du mal il peust estre permis de jetter quelque souspir, non pas pour se douloir, mais seulement pour tesmoignage que l’on le ressent, ne vous estonnez point, Madame, je vous supplie, si en la suitte de ce discours, vous me voyez quelquesfois contraint de souspirer par le souvenir de tant d’infortunes ; & croyez que si ce n’estoit vostre expres commandement, je n’aurois garde de vous raconter ma miserable vie, & dont le souvenir ne me peut apporter qu’un rengregement de mes peines.

Sçachez donc, Madame, que je suis d’Aquitaine, eslevé par le Roy Thorrismond, l’un des plus grands Roys qui ait commandé sur les Vissigots, Prince si bon & si juste ; qu’il se faisoit aymer des peuples d’Aquitaine, comme s’ils eussent esté Vissigots. Ce Roy se pleut à relever sa Cour par dessus toutes les autres, fust par les armes, fust par la gentillesse & civilité de ceux qui demeuroient prés de sa personne : De sorte que nous estions une bonne troupe de jeunes enfans, qui fusmes nourris prés de luy aussi soigneusement que si nous eussions esté les siens propres. De cette mesme volée fut Alcidon, Cleomer, Celidas, & plusieurs autres, qui tous sont reüssis tres-accomplis Chevaliers : Je fus donc nourry parmi eux, & puis dire que cette nourriture est la seule apparence de bonne fortune que j’aye recogneu en toute ma vie : Mon pere, qui s’appelloit Beliante, & qui par sa vertu s’estoit acquis une grande authorité prés de Thierry, & telle qu’il fut grand Comte de son Escuyerie, me laissa orphelin que j’estois encores au berceau, commençant la fortune dés ce temps, la persecution que depuis elle a tousjours continuée : car ne voulant pas que je me prevalusse du credit que mon pere s’estoit acquis, elle me l’osta que j’estois encores au tetin, & ma mere bien tost apres, craignant comme je crois que le bien qu’elle leur avoit faict, si j’eusse esté en un aage capable de le sçavoir conserver, ne fut demeuré entre mes mains, & ainsi me donna occasion de porter le dueil dans le berceau, & avec mes langes. Au sortir de mon enfance, je tournay les yeux sur une belle Dame, le nom de laquelle je voudrois bien taire aussi bien que le mien, pour ne point descouvrir entierement mon mal. Non, non, interrompit Galathée, il faut que nous sçachions & son nom & le vostre, comme la chose que nous desirons le plus : Je vous diray donc, dit-il, que je m’appelle Damon, & elle Madonthe : Comment ? reprit incontinent la Nymphe, ce Damon qui a servy Madonthe fille de ce grand Capitaine Aquitanien nommé Armorant, qui fut tué en la bataille d’Attila sur le corps du vaillant Roy Thierry, & que Leontidas avoit prise pour la faire espouser à son nepveu ? Vous estes ce Damon, qui poussé de jalousie se batit contre Thersandre, fort peu de temps avant la mort de Thorrismond ? Je suis, respondit froidement le Chevalier, ce mesme Damon duquel vous parlez, c’est à dire, le plus infortuné Chevalier qui vive, & qui ait jamais vescu : Vous m’estonnez infiniment, dit-elle, car il y a long temps que chacun vous tient pour estre mort : & de fait, vostre Escuyer n’apporta-t’il pas un mouchoir plein de vostre sang à vostre maistresse, ou plustost à la meschante Leriane, pour tesmoignage de vostre mort ? Il est vray, respondit le berger avec un grand souspir, mais la fortune qui ne me vouloit pas tenir quitte à si bon marché, ordonna que je vivrois pour avoir encor un peu plus de loisir de me faire du mal. Vrayement, dict la Nymphe, il y en a plusieurs de bien trompez, car l’opinion de vostre mort est telle par toutes ces contrées, que l’on ne tient rien de plus certain : Et je me souviens que quand la nouvelle en vint icy, & que l’on racontoit vos Amours, vostre jalousie, & vostre mort, plusieurs vous plaignoient, non seulement pour vous estre perdu pour un si mauvais subjet, mais encore pour n’avoir point vescu un peu d’avantage, pour voir la vengeance que l’on prit peu apres de la cauteleuse & meschante Leriane, leur semblant à tous que vostre fidelité & vostre affection meritoient bien que vous partissiez de cette vie avec cette satisfaction, de sçavoir l’innocence de la pauvre Madonte. Mais comment est-il possible que vous soyez sauvé, & que vous soyez maintenant icy ? Madame, respondit le Chevalier, puis que vous sçavez toutes ces choses aussi bien que moy, je veux dire tout ce qui m’est advenu jusques au combat de Thersandre, & à l’opinion de ma mort, je ne m’amuseray donc point d’avantage à les vous redire, & seulement puis qu’il vous plaist me le commander, je vous raconteray ce qui s’est passé depuis, ce qui me fera passer sous silence une grande partie de ce que j’avois à vous dire.

Il est certain que je sortis du combat que j’avois eu contre Thersandre blessé en divers lieux : mais entre les autres, j’avois deux tres-grandes playes qui me donnoient esperance d’en mourir, ne voulant plus vivre, puis que celle pour qui seule la vie m’estoit chere, m’avoit si cruellement trahy. En ce dessein, je prenois les chemins plus escartez, pensant que le sang venant à me deffaillir à la fin j’acheverois cette malheureuse vie. Et avec cette resolution, lors que je me sentis defaillir, je commanday à Halladin mon Escuyer, de porter à Madonte la bague que j’avois ostée à Thersandre, & à Leriane ce mouchoir plein de sang : L’un pour luy monstrer qu’elle avoit en tort de le preferer à moy : & l’autre, pour saouler s’il se pouvoit la cruauté de Leriane. Je cogneus bien par la response qu’il me fit, que si par deffaillance je demeurois entre ses mains, il me porteroit en lieu où il me feroit guerir par des soigneux remedes en despit que j’en eusse. Cette cognoissance fut cause que me sentant deffaillir, je m’efforçay de gagner la riviere de la Garonne, & de fortune en un lieu où la rive estoit si haute, & de tant en tant si pleine de poinctes des rochers qui s’avançoient, que je creus asseurement, que me laissant aller en bas, je serois en pieces avant que je peusse donner dans l’eau : mais mon fidele Escuyer, qui n’ostoit jamais l’œil de dessus moy, recogneut mon dessein à mes yeux, comme je croy, qui demonstroient l’horreur de la mort prochaine, & pour m’en empescher, s’avança pour me retenir. Voyez, Madame, que c’est qu’un homme desja resolu de mourir, de peur que j’eus qu’il ne me retint, je fis un si grand effort pour me jetter promptement en bas, que mon sault fut tel, que je ne touchay point les poinctes avancées des rochers, tant j’allay avant dans le fleuve. Ainsi la fortune se plaist à se servir pour un contraire effect des choses que nous faisons à autre dessein : car l’extreme desir que j’avois de mourir, se peut dire avoir esté cause de m’empescher de mourir. Mon Escuyer cria & courut bien promptement à moy, mais ce fut en vain, car encores qu’il me prit par un bout de ma juppe, le bransle que je m’estois donné fut si grand, que ne me voulant point lascher, je l’emportay avec moy dans le precipice, & ce fut bien un miracle comme il ne se froissa contre ces rochers, car ne s’estant pas eslancé comme moy, il tomba parmy ces pointes, que je pense les Dieux l’avoir voulu sauver tant inesperément, pour apprendre aux autres qu’ils n’abandonnent jamais ceux qui se jettent dans les perils pour secourir leurs maistres. Il tomba donc dans le fleuve sans rien rencontrer, mais si estourdy de la hauteur de sa cheute, & du danger où il estoit, que sans prendre garde à ce que je devenois, il ne pensa plus qu’à sortir du fleuve, ce qu’il fit quelque temps apres avec beaucoup de peine, & ayant tant avalé de l’eau qu’il estoit à moitié noyé. Quant à moy, n’ayant ny la force, ny la volonté de me sauver, je fus incontinent englouty de l’onde, où je perdis à mesme temps toute sorte de cognoissance : mais parce que ce fleuve est grandement impetueux, aussi tost que le courant m’eut pris, il m’emporta à plus d’une demie lieuë de là, tantost dessus & tantost dessous l’eau : & sans doute je ne me fusse point arresté, que je ne fusse entré dans la mer, sans quelques Pescheurs qui de fortune alloient par la riviere avec leur petits bateaux : Ils me virent de loin, & ne pouvant au commencement juger ce que c’estoit, le desir de gain les convia de se separer, l’un d’un costé, & l’autre de l’autre, pour ne le point faillir : mais quand je fus un peu plus prés, ils recogneurent que c’estoit une personne, & lors outre l’asseurance du gain, esmeus de charitable compassion, ils me jetterent ainsi que je passois aupres d’eux certains crochets attachez à une longue corde, qui de fortune se prirent dans mes habits, & puis me retirant peu à peu, me joignirent à leur petit bateau, & me conduisirent au bord, & m’estendirent sur le sable, où m’ayant despoüillé, ils virent les grandes blessenres que j’avois, & qui paroissoient encores toutes fraisches. Ils furent à la verité bien estonnez : mais plus encores quand foüillant dans mes poches, ils y trouverent quantité d’argent, & aux doigts trois ou quatre bagues de valeur, il y en eut un d’entr’eux qui dit, Ce jour est nostre bon-heur, ou nostre malheur entierement : car voicy dequoy nous faire riches pour le reste de nos jours : mais si la justice en est advertie, & que nous n’en disions rien, l’on nous accusera de sa mort, & l’on dira sans doute, que c’est nous qui l’avons tué : si nous le disons, toute ceste richesse nous sera ostée, & encore ne sçay je si l’on ne nous blasmera point d’en avoir recelé, par ainsi de quelque costé que nous nous tournions, il y a bien du peril pour nous. Tous furent en ce mesme doubte, & ne sçavoient à quoy se resoudre, lors qu’un d’entr’eux qui avoit un peu de resolution : Freres, dit-il, enterrons-le dans ce gravier le plus avant que nous pourrons, gardons pour nous le bien que Tautates nous a envoyé sans en vouloir faire part à ceux qui sans doute nous l’osteroient tout, nous sommes bien asseurez que nous ne sommes point coulpables de ceste meschanceté, ne l’estans point, soyons encores plus certains que Dieu ne delaisse jamais les innocens, c’est pourquoy partageons entre tous quatre ce que nous avons trouvé, & si quelqu’un de la troupe veut faire autrement, je suis resolu avec la part qui me viendra de m’en aller & passer à mon ayse le reste de ma vie : Soudain que celuy-cy eust parlé de ceste sorte tous les autres l’approuverent, & soudain mirent la main à l’œuvre. Avant toute chose, ils se mirent à faire la fosse pour m’enterrer, & ne voulurent point partager ce qu’ils avoient trouvé qu’elle ne fust faite, afin que chacun y travaillast de meilleure volonté.

Cependant qu’ils se hastoient de la finir, il y eut un vieil Druyde, qui voyant ces Pescheurs de loin, eut opinion qu’ils partageoient leur pesche, & parce qu’il faisoit une vie fort exemplaire, ne vivant que d’aumosnes, & jeusnant presque tous les jours, il estoit honoré & respecté de chacun : Ce bon vieillard en ses jeunes ans avoit comme les autres suivy les folles apparences du monde : mais ayant espreuvé combien les promesses en estoient menteuses, il s’estoit retiré de la frequentation des hommes, au sommet d’un petit rocher, qui estoit sur le bord de ce fleuve, & pour vaquer plus librement à la contemplation, s’estoit entierement deffait de tous les biens qu’il avoit eus de ses ancestres, action qu’il avoit rendu si estimable en toute ceste contrée, qu’il estoit craint & redouté comme un vray amy de Tautates. Ce Druyde donc voyant ces pescheurs ainsi le long du gravier, vint sur son petit asne leur demander quelque chose de leur pesche : ils estoient si attentifs à leurs ouvrage, qu’ils ne se prirent garde de luy qu’il ne fust assez pres d’eux, pour recognoistre que c’estoit un corps despoüillé, & non pas du poisson comme il avoit pensé. Je ne sçay lesquels furent plus estonnez, ou eux de le voir si proche, qu’il estoit impossible de me cacher, ou luy de se rencontrer à un meurtre : car il creut incontinent que c’estoient eux qui m’avoient tué ; & cela d’autant plus que s’approchant d’avantage, il voyoit le sang encores tout vermeil, car de temps en temps il en sortoit tousjours quelque goute : mais quand il fut aupres d’eux, & qu’il vid les blesseures toutes fraisches & toutes sanglantes, il commença de les reprendre rudement & de les menacer du chastiment & de Dieu & des hommes : Pensez vous malheureux que vous estes, leur dit-il, que quand vous cacheriez ce corps dans le centre de la terre, la justice de Tautates ne le fasse pas découvrir à la veuë de tous ? Et pensez vous que la vengeance que ce sang crie devant son throne ne vous atteigne en quelque lieu de l’Univers où vous puissiez vous enfuyr ? Combien estes vous insensez pour un miserable gain qui vous trompe, de commettre une si execrable meschanceté ? Eux qui n’estoient pas meschans, comme ils monstrerent bien depuis, & qui portoient un tres-grand respect à ce Druyde, se jetterent à genoux devant luy, l’asseurant qu’ils estoient innocens de ce sang, luy raconterent comme ils m’avoient retiré de l’eau, & quel estoit leur dessein, qu’il pouvoit bien juger que les blesseures qu’il voyoit en ce corps ne pouvoient estre faictes sans armes, & qu’ils n’en avoient point, & que quand ils l’avoient veu venir vers eux, s’ils eussent fait ceste meschanceté, ils s’en fussent fuys aysément, & passé de l’autre costé du fleuve pour se sauver : mais qu’ils l’avoient expressément attendu pour leur justification, en cas qu’à l’advenir l’on les en voulust accuser : Ce bon homme considerant toutes ces raisons, commença de prendre opinion qu’ils disoient vray, & pour le mieux recognoistre, se fit descendre, & s’approcha de moy, & voyant les blesseures si fraisches : Mais m’asseurez vous, dit-il, que vous estes innocens de ceste mort ? Nous vous le jurons, dirent-ils, par le Guy sacré de l’an neuf. Vous estes doublement punissable, si c’est vous qui l’ayez commis, continua-t’il, que si vous ne l’avez pas fait, vous ferez bien d’en rechercher les homicides : car sans doubte ils ne doivent pas estre loing d’icy, & s’ils ne se trouvent, il est dangereux que vous n’en foyez accusez : Et parce que je ne voudrois que des innocens eussent du mal, ny que des malfaiteurs demeurassent impunis : Dites moy où sont les habits qu’il avoit quand vous l’avez trouvé ? Eux alors comme si desja ils eussent esté entre les mains des Juges, sans plus se souvenir de la resolution qu’ils avoient faicte, luy representerent non seulement ce qu’il demandoit, mais aussi tout ce qu’ils avoient touvé, fust de l’or ou des bagues. Alors le bon Druyde, Je croy veritablement, dit-il, que vous estes innocens, puis que si librement vous monstrez ces choses precieuses, & soyez certains que Dieu vous aydera, soit en cette occasion, soit en toute autre, tant que vous vivrez avec cette preud’homie ; & soudain se jettant à genoux, & leur faisant signe qu’ils en fissent de mesme : O grand Tautates ! s’escria-t’il, joignant les mains en haut, & tenant les yeux contre le Ciel, qui as un soing particulier des hommes, destourne de nostre chef la vengeance de cette mort, & vueilles par ta bonté amender ceux qui l’ont commise. Et parce que mes blesseures saignoient de moment à autre, il leur dit qu’il falloit me laver, & finir le pitoyable office qu’ils avoient commencé pour me mettre en terre, & qu’ils fussent asseurez que quoy que le soupçon fut grand contr’eux, toutefois le Dieu tout-puissant ne les delaisseroit point : Que quant à ce qu’ils avoient trouvé sur moy, ils le gardassent fidelement sans le partager entr’eux, afin de le rendre, si les parents du mort le venoient recognoistre, que si personne ne le demandoit, ils s’en pourroient servir comme d’un present que le Ciel leur avoit voulu faire, à condition de me le rendre en l’autre vie. A ce mot, il se baissa pour, encores que foible, s’aider à me rendre ce dernier & pitoyable office, & leur demanda une piece d’or, pour selon la coustume me la mettre dans la bouche quand ils m’enterreroient : Ces pauvres Pescheurs tres-aises d’avoir un si bon tesmoing de leur innocence, firent incontinent tout ce qu’il leur avoit commandé : Et le bon Druyde luy-mesme me prit entre ses bras pour avoir part a cette bonne œuvre : mais me tenant de cette sorte embrassé, il luy sembla que j’estois encores chaud, cela fut cause qu’il me mit incontinent la main sur l’endroit du cœur qu’il sentit comme trembler : Courage, dit-il, mes enfans, je croy que ce Chevalier aura encores assez de vie pour vous descharger de la calomnie qui vous pourroit estre mise dessus : & que le grand Tautates vous ayme, & veut que les coulpables soient chastiez, car il est encores chaud, & je sens que le cœur luy debat : & lors me laissant un peu aller la teste contre bas, l’eau que j’avois dans le corps commença de sortir en abondance, & le bon Druyde prenant leurs mouchoirs, banda mes playes le mieux qu’il peut, & leur commanda d’apporter leurs rames, pour m’en faire comme un brancart, pour m’emporter plus doucement : Cependant qu’ils y travailloient tous, le bon Druyde alla chercher quelques herbes sur le rivage (car il en cognoissoit fort bien la vertu) pour mettre dessus mes playes, & pour me redonner un peu de vigueur : il ne tarda gueres à revenir, & les froissant entre deux cailloux, m’en mit & dans les blesseures & sur le cœur, incontinent le sang s’estanche, & peu apres elles me donnerent tant de force, qu’estant un peu soulagé de l’eau que j’avois renduë, je commençay à respirer, & le poulx me revint, dont ils furent tous si aises, qu’apres avoir remercié Tautates, Hesus, Tharamis, & Bellenus, ils me tournerent habiller le plus doucement qu’ils peurent, & m’emporterent sur leurs rames sans que je le sentisse, dans la Celule de cét homme de Dieu, & me mirent dans un lict assez bon, où souloit quelquefois coucher l’un de ses neveux, quand il le venoit visiter, car pour le sien, ce n’estoit qu’un petit amas de fueilles seches, sans autre artifice, ny plus grande delicatesse.

Je demeuray tout le reste du jour sans ouvrir les yeux, & sans donner autre signe de vie, que celuy du poulx & de la respiration. Le lendemain sur la poincte du jour, j’ouvris les yeux, & ne fus de ma vie plus estonné que me voir en ce lieu, car je me souvenois bien du combat passé, & de la resolution avec la quelle je m’estois jetté dans le fleuve : mais je ne pouvois m’imaginer comment j’avois esté mis en ce lieu : Je demeuré longuement en ceste pensée, & cependant le jour s’alloit esclarcissant, & la fenestre qui estoit mal joincte & tournée du costé du Soleil levant, aussi tost qu’il commença de paroistre, laissa entrer assez de clairté en ce lieu, pour me faire voir comme il estoit fait, & cela me donnoit encore plus d’esbahissement : car toute la chambre sembloit n’estre qu’un rocher cavé, dont la voûte assez mal polie s’entr’ouvroit selon les vaines de la pierre, le Lyerre, qui ainsi que je vis depuis, servoit de couverture à cette grotte, entroit par ouvertures par la fenestre & par la porte, & grimpant par le dedans comme par le dehors, sembloit y estre mis expres pour servir de tapisserie : Et parce que je voyois estendu dans le lict toutes ces choses, je voulus m’efforcer de me lever un peu pour les voir mieux : mais il me fut impossible, tant pour la foiblesse, que pour la douleur de mes blesseures : Estant donc contraint de demeurer en l’estat où l’on m’avoit mis, je commençay de taster de la main où je sentois de la douleur, & trouvant les bandages & les choses qu’on m’y avoit appliquées, je demeuray encores plus estonné : Alors ne pouvant m’imaginer comme toutes ces choses m’estoient avenuës, je m’allois ressouvenant des choses que les estrangers nous font, des Nymphes des eaux, & des Déesses qui demeurent dans les fleuves, me condamnant presque d’incredulité, de ce qu’autrefois je m’en estois mocqué, & qu’il estoit impossible que ceste habitation ne fut une des leurs : mais comme l’esprit vole incessamment d’un penser en un autre, & que c’est l’ordinaire que ceux qui nous plaisent ou nous desplaisent le plus, sont ceux qui nous reviennent le plus souvent en la memoire, je me ramentus la cause de mes desplaisirs, & l’ingratitude de Madonte : Souvenir qui me toucha si vivement le cœur, qu’il m’arracha un assez grand souspir, pour estre oüy du bon Druyde qui estoit assis a la porte, attendant qu’il fut heure de me venir voir : soudain qu’il m’oüyt, il entra dans la chambre, & sans dire mot, apres m’avoir un peu consideré, s’en alla ouvrir la fenestre pour mieux voir en quel estat j’estois, & puis s’approchant de moy, me toucha le poulx, & l’endroit du cœur, & me trouvant beaucoup amendé, monstra de s’en resjoüyr, & puis s’assiant dans une chaire qui estoit cavée dans le rocher au chevet de mon lict, apres m’avoir quelque temps regardé, & jugeant que l’estonnement estoit celuy qui m’empeschoit de parler, il me tint un tel langage :

Mon enfant, autant que le grand Dieu a fait paroistre de vous aymer par l’assistance inesperée qu’il vous a donnée, autant estes vous obligé de le remercier d’une si grande grace, & de vous rendre obeyssant à tout ce qu’il vous commandera : car comme la recognoissance que nous avons des biens que nous recevons de luy, arrache de ses mains de nouvelles graces, de mesme la mescognoissance les rend avares par apres aux gratifications, & liberales, ou plustost prodigues aux chastimens. Prenez donc garde à vous, mon enfant, & voyez avec quelles paroles vous le remercierez, & avec quels devoirs vous recognoistrez ce soing particulier qu’il a eu de vous : A ce mot, il se teust pour oüyr ce que je luy respondrois. Ce bon vieillard avoit la face venerable, l’œil doux, la phisionomie si bonne, & la parole si agreable, qu’il sembloit que quelque Dieu parlast par sa bouche : toutesfois l’estonnement dont j’estois saisi m’empescha pour quelque temps de luy pouvoit respondre, luy qui craignoit que la foiblesse, ou la grandeur de mes playes m’empeschassent de parler : Mon enfant, continua-t’il, si vous ne pouvez me respondre pour quelque empeschement que vos blesseures ou quelque autre mal vous raporte, faictes m’en signe, & vous verrez qu’avec l’aide de Dieu je vous en soulageray : Alors reprenant un peu mes esprits, & pour obeyr à ce qu’il vouloit de moy, je m’efforçay de luy respondre d’une voix assez abatuë telles paroles : Mon pere, les blesseures du corps ne sont pas celles qui m’ont mis en l’estat où vous me voyez : mais celles que j’ay en l’ame, qui n’attendant autre guerison que celle que la mort a accoustumé de donner aux plus miserables, m’ont fait resoudre de chercher la fin de ma vie dans le creux d’une riviere, qui m’a esté tant impitoyable, qu’elle m’a refusé le secours qu’elle ne nya jamais à personne : & ces choses sont celles dont je me ressouviens encores : mais je n’ay point de memoire, & c’est ce qui m’estonne, comment je suis hors du fleuve où je me jettay ; & comment je me treuve maintenant en ce lieu & en vostre presence. Mon enfant, repliqua le Druyde, je voy bien que vostre faute & la grace que Tautates vous a faite sont plus grandes encores que je ne pensois pas : car j’avois eu opinion que quelqu’un de vos ennemis vous avoit traicté de la sorte que vous estes, & que le grand Dieu vous en avoit voulu sauver : mais à ce que je vois, c’est vous mesme qui vous estes voulu procurer la mort, vous mettant en l’estat où vous estes, faute si grande & si execrable devant Dieu & les hommes, que je ne sçay comment il ne vous a chastié en son ire. Car si l’homicide d’un frere & le parricide sont de grandes fautes, par ce que le frere & le pere nous sont proches, quel doit estre le meurtre de soy-mesme ? puis que nul ne nous peut estre si proche que nous sommes, outre que c’est une action vile & indigne d’un homme de courage ? car celuy qui se tuë, ce n’est que pour ne pouvoir souffrir les peines de la vie. Je serois trop long, Madame, si je voulois redire icy toutes les remonstrances qu’il me fit, & lesquelles il eust bien continuées d’avantage s’il n’eust esté interrompu par les pescheurs, desquels je vous ay parlé, qui entrerent tout à coup dans la chambre, conduisant avec eux un homme attaché de cordes, qu’à la verité je ne cogneus pas d’abord, tant pour avoir l’esprit distrait ailleurs, que pour estre à contre-jour ; outre que son visage effroyé, & ses habits mal en ordre le changeoient & le desguisoient grandement. D’abord qu’il me vit, il se voulut jetter à mes genoux : mais il ne pût, parce qu’il estoit attaché. En fin le regardant plus attentivement, & oyant dire coup sur coup comme transporté : Ha ! mon maistre, Ah ! mon maistre, je le recognus pour Halladin mon Escuyer : Si je fus esbahy de le voir en cest estat, vous le pouvez penser, Madame, car je croyois qu’il fut noyé, l’ayant veu tomber aussi bien que moy dans le fleuve : mais je le fus encores d’avantage lors que j’oüys l’un de ces pescheurs, qui s’adressant au Druyde, luy asseura que ç’avoit esté ce jeune homme qui m’avoit mis en l’estat où j’estois, & que non content de m’avoir si mal traicté, il alloit encores cherchant le corps pour le cacher, afin de mieux celer sa meschanceté. Le bon vieillard vouloit parler, lors que l’interrompant, je leur dis : Non, non, mes amis, vous vous trompez, il est innocent, cét Escuyer est à moy, & je n’en eus jamais un meilleur ny un plus fidelle, laissez le je vous supplie en liberté, afin que j’aye le contentement de l’embrasser encores une fois. Ces pauvres gens bien esbahis, voyant que je luy tendois les bras avec tant d’affection, le laisserent venir à moy, & lors fondant tout en larmes, il se jette en terre, baise mon lict, & demeure si transporté de joye, qu’il ne pouvoit former une parole : mais quand il fut detaché, je l’embrassay aussi cherement que s’il eust esté mon frere : J’avois bien un extréme desir de sçavoir s’il avoit fait le message que je luy avois commandé, & par quel accident il m’avoit esté amené de ceste sorte : mais je n’osay le faire, de peur de descouvrir ce que je voulois tenir secret. Le Druyde qui estoit sage & discret le recogneut bien : car incontinent apres feignant de se vouloir enquerir en quelle sorte ils avoient rencontré cét Escuyer, il sortit de la petite celule, & les emmena avec luy, nous laissant tous deux seuls.

Ma curiosité ne me permit pas de retarder d’avantage à luy demander s’il avoit veu Madonte, que c’est qu’elle & Leriane avoient dit & fait, & comment il estoit tombé entre les mains de ces gens : Il me respondit fort au long, qu’il avoit accomply les commandemens que je luy avois faits, sans y manquer en rien : que tous ceux qui avoient ouy ma mort, me regrettoient grandement, & que s’il eust pensé de me trouver en vie, il m’eust apporté la response de ma lettre, qu’incontinent apres desireux de me rendre le dernier service, il estoit venu chercher mon corps le long de la riviere, afin de me donner sepulture, en dessein de se retirer apres si loing de ces contrées, & des lieux habitez, qu’il n’eust jamais parler de chose qu’il eust veuë, & ce matin suivant le cours de la riviere, il avoit rencontré ces pescheurs, ausquels il s’estoit enquis de ce qu’il alloit cherchant, & qu’eux apres l’avoir quelque temps consideré, & parlé ensemble assez bas, tout à coup s’estoient jettez sur luy ; & l’avoient lié de la sorte qu’il l’avoit veu ; pensant, à ce qu’ils luy reprochoient, que ce fut luy qui m’avoit ainsi traitté : mais que quelque demande qu’ils luy eussent faite, il n’avoit jamais voulu dire mon nom, ny chose quelconque qui leur peust faire cognoistre qui j’estois. Mais, continua-t’il, vous Seigneur, par quelle fortune estes vous venu en ce lieu ? & quel est le Dieu qui vous a redonné la vie ? Et lors joignant les mains, ensemble levant les yeux pleins de larmes au ciel : Que bien heureux, dit-il, soit à jamais celuy duquel il s’est voulu servir pour une si bonne œuvre ! Halladin mon amy, luy dis-je, je te remercie de ce que tu as fait pour moy, & de ta bonne volouté, & je suis bien aise que tu ne m’ayes point nommé : car je ne veux plus que les hommes sçachent que je sois au monde : & quant à ce que tu me demandes, par quel moyen je suis venu icy, il faut l’aprendre d’autres que de moy, parce que j’en suis aussi ignorant que tu le sçaurois estre : Et toutesfois je te diray bien, qu’encores que le Ciel m’ait conservé la vie contre mon gré, je ne laisse de l’en remercier maintenant que je puis sçavoir par toy des nouvelles de Madonthe : Madonthe que je supplie de vouloir conserver, & à qui je souhaite toute sorte de bon-heur, & de contentement. A Madonthe, dit-il incontinent, vous souhaitez du contentement & du bon-heur ? O Dieu ! est il possible que vous soyez encores en ceste erreur ? Vous avez ce me semble fort peu de subjet de faire ceste requeste pour elle, ny de vous en souvenir jamais, sinon pour la detester, & pour chercher les moyens de vous venger d’elle, de Leriane, & de Thersandre : mais, cela si j’estois en vostre place, je le ferois avec tant de volonté de leur desplaire, que je n’en aurois jamais eu tant de faire service a ceste ingrate & mescognoissante : Si tu estois en ma place, luy respondis-je soudain, tu n’aurois pas la mauvaise pensée que tu as : car sois certain que si je n’estois bien asseuré, que ces paroles procedent de l’affection que tu me portes, je ne te verrois jamais de bon œil, tant elles sont contraires à mon intention, & pource si tu veux estre aupres de moy jusques à la fin de mes jours (qui sera bien tost, si elle vient aussi promptement que je la desire) je te deffens de me parler jamais de ceste sorte, ny proferer jamais ces paroles qui offencent sans raison la personne du monde que j’ayme le mieux, & qui merite le plus d’estre aymée & servie.

L’accident qui me survint m’empescha d’en dire d’avantage, pour l’extreme foiblesse où je me trouvay, car je ne sçay si ce fut au commencement pour la joye de voir Halladin, & apres pour la colere où il me mit par ses paroles, mes playes recommencerent à seigner de telle sorte que je devins froid & pasle, & presque sans poulx : Je le recogneus bien dés le commencement, mais parce que je desirois de ne vivre plus, je n’en voulus rien dire, & sans Halladin qui s’en prit garde, me voyant si fort changer de couleur, il est certain qu’à ce coup j’eusse mis fin à mes travaux : mais le fidele Escuyer s’en courut incontinent vers le bon Druyde, & l’en advertit. Luy qui durant nostre discours avoit preparé ce qu’il me falloit pour me penser, & qui n’attendoit que le terme des vingt-quatre heures pour lever le premier appareil, entra soudain dans ma chambre, & me trouvant tout en sang, jugea bien que quelque emotion extraordinaire en avoit esté la cause, toutefois sans en faire semblant pour lors, apres m’avoir soigneusement pensé, & fait prendre quelque boüillon, il ferma la fenestre, & m’ordonna de reposer un peu, ce que la foiblesse me contraignit de faire, car ceste seconde perte de fang m’avoit mis si bas, que je ne pouvois remuer une main.

Cependant il tira à part Halladin, luy remit entre les mains tout ce qu’il avoit retiré des Pescheurs, & s’enquiert fort particulierement qui j’estois ; & quel accident m’avoit mis en l’estat où il m’avoit trouvé, & là dessus luy raconta tout ce que vous avez ouy, Madame, de la sorte que j’avois esté sauvé : Mon Escuyer le remercia grandement de l’assistance qu’il m’avoit renduë, & l’asseura fort, qu’il ne seroit jamais marry de la peine qu’il y avoit prise, qu’il le conjuroit par le grand Tautates de vouloir continuer, & qu’en cela il faisoit une si bonne œuvre, que & Dieu [&] les hommes luy en sçauroient gré : Quant au reste qu’il luy demandoit, c’estoit chose qu’il ne pouvoit sans ma permission, parce que je le luy avois deffendu fort expressément : mais qu’il s’asseurast que j’estois tel, que quand il le sçauroit, il ne regretteroit point ny la peine, ny le temps qu’il y auroit employé, ne pouvant pour lors luy dire autre chose, sinon que j’estois des principaux des Aquitaniens : Il est doncques Gaulois, luy repliqua-t’il, & non pas Vissigot : Il est vray, respondit Halladin, mais pour la nourriture qu’il a eu aupres du Roy des Vissigots, il est de sa maison : Il me suffit, dit le bon Druyde, je voulois seulement sçavoir quelle estoit la croyance qu’il a du grand Dieu, parce que j’ay pris garde qu’il est grandement affligé, & soyez asseuré que pour le guerir, il faut commencer sa cure par l’esprit qui est offencé, n’y ayant pas grande apparence de luy guerir le corps, que la guerison de l’ame ne soit bien avancée : A la verité, mon pere, vous l’avez tres bien recogneu, reprit l’Escuyer, car il est vray qu’il n’y eut jamais esprit occupé d’une si profonde melancolie, que celuy de ce Chevalier : mais je ne croy pas qu’il y ait que deux Medecins de ce mal. Et quels pensez vous qu’ils soient ? ajousta le Druyde : L’un, dit l’Escuyer, est Dieu, qui peut tout faire : & l’autre, la Mort, qui peut tout deffaire : Il faut donc, reprit le bon vieillard, que nous recourions à Dieu, & que nous le prions de le vouloir guerir, & qu’il luy plaise se servir de nous pour cette guerison.

Depuis ce temps, le bon Druyde eut un si grand soin de moy, qu’il ne m’abandonnoit que le moins qu’il pouvoit, & un jour qu’il luy sembla que j’estois un peu mieux, il me representa tant de choses, & m’allegua tant de raisons, que je cogneus enfin que rien ne nous advient que par l’ordonnance de Dieu, lequel nous aymant mieux que nous ne sçaurions nous aymer, il n’y a pas apparence que tout ce qu’il nous ordonne ne soit pour nostre avantage, encores que quelquefois les medecines qu’il nous donne soient ameres & difficiles à avaller. Soudain que j’eus ceste cognoissance, je perdis la barbare resolution que j’avois de mourir, & me remis & resignay de sorte entre les mains du grand Tautates, que je commençay à trouver toute chose douce, puis que tout me venoit de ceste souveraine bonté. Cette resolution me profita de sorte, que bien-tost apres je fus hors de danger, & puis dans peu de jours tellement guery, qu’il n’y avoit rien qui me retint de partir sinon la foiblesse : mais elle estoit bien si grande pour l’extreme perte de sang que j’avois faicte, qu’il fallut beaucoup de temps pour me remettre, quelque soing que le bon vieillard, & Halladin peussent avoir de moy.

Durant ce temps, n’y ayant rien qui m’occupast que mes pensées, je demeuray le plus souvent hors de la petite celule, avec excuse de prendre de l’air pour me renforcer : mais seulement pour n’estre interrompu de personne. Le bon vieillard vaquoit d’ordinaire à ses prieres & contemplations : Et Halladin alloit dans les villes & bourgades voisines chercher les viandes & les choses qui m’estoient necessaires : & moy cependant j’estois sur le haut de ces rochers, tournant tousjours les yeux & le cœur du costé où j’avois laissé Madonthe, je me souviens qu’en ce temps-là je m’entretenois souvent avec ces vers :


STANCES


Sur les contentemens perdus.

I.

Employer toutes ses pensées

A ne songer ny nuict ny jour

Qu’aux choses qui se sont passées

Les premiers ans de nostre amour :

C’est le plaisir que mon tourment

Reçoit pour seul allegement.

II.

Mais que sert-il, ô ma memoire !

De r’apeller incessamment

Le ressouvenir de la gloire

De mon passé contentement ?
 
Estre descheu d’un si grand heur,

Accroit à mon mal sa grandeur.

III.

Je me souviens que dans vostre ame

Autrefois vous n’aviez que moy,

Que nous bruslions de mesme flame,

Et ne juriez que par ma foy :
 
Et que vostre plus grand plaisir
 
N’avoit pour but que mon desir.

IV.

Je me souviens qu’en mon absence,

Trop & trop heureux souvenir !

Vous n’aviez point de patience,

Sinon me voyant revenir :
 
Et que cent & cent fois le jour
 
Vous souspiriez pour mon retour.

V.

 
Une felicité passée,

Et qui ne peut plus revenir,

Est le tourment de la pensée


Qui la veut encor’retenir :
 
Parce que le bien espreuvé
 
Fasche plus en estant privé.


Dés qu’il estoit jour, je sortois de ma petite celule, & à petits pas allois gagnant le haut de ce rocher escarpé, où me couchant sur la mousse je repassois par la memoire toutes les choses qui jusques en ce temps-là m’estoient arrivées, sans oublier ny bon-heur ny mal-heur qui ne me donnast un coup tres-sensible : car le mal passé me blessoit, comme present, & le bon-heur que je n’avois plus, comme la perte d’un bien, que je pensois m’estre ravy outrageusement. L’apres-disnée, me retirant sous quelques arbres qui n’estoient pas fort esloignez de la petite Celule, je considerois l’estat miserable où la fortune m’avoit reduit, & mon mal, & le bien d’autruy m’offençoient égallement, l’un par le propre ressentiment, & l’autre par l’envie & la jalousie du contentement de ceux qui me l’avoient ravy : Mais apres soupper, me promenant le long du fleuve, j’allois considerant tous les desplaisirs qui me pouvoient advenir, & combien il y avoit peu d’esperance d’y remedier. Et ainsi toute la journée estoit separée en trois diverses considerations : Le matin des choses passées, apres le midy, des presentes, & le soir des futures : & quelquefois ces dernieres m’occupoient de sorte que j’y passois la plus grande partie de la nuict, fust que j’y fusse convié par la solitude du lieu, ou par le silence de la nuict, ou par le plaisir que mesme je pensois en mon desplaisir : Car, Madame, la vie m’estoit bien si ennuyeuse en ce temps-là, qu’il n’y avoit rien que j’eusse desiré d’avantage que d’en voir la fin, & m’estant resolu de ne point user du fer contre moy, je souhaitois que quelque chose peust me rendre ce bon office, sans que l’on me peust accuser d’estre mon propre homicide, & j’avois opinion que si l’ennuy s’alloit accroissant comme il avoit faict depuis peu, il acheveroit bien tost ma vie infortunée, & je me laissois emporter de telle sorte à ceste consideration, qu’il falloit pour me faire revenir au logis, que le bon vieillard me vint querir, ou mon Escuyer.

Ceste vie m’estoit si agreable, que je fus plusieurs fois en volonté de quitter & les armes & la fortune, & m’arrester le reste de mes jours en ce lieu : & en dessein, j’en dis quelque chose a mon Escuyer, le conseillant de se retirer avec les biens que la fortune m’avoit donnez, desquels je luy ferois don, & me laisser en ce lieu rechercher les faveurs de la fortune, qui m’avoit esté si contraire quand elle le devoit estre le moins : Mais Halladin fondant tout en pleurs, ne me dit autre chose, sinon que la mort seule l’esloigneroit de moy, & qu’il ne vouloit point d’autre bien, que celuy de me servir. Et quelque temps apres qu’il m’eust mis dans le lict, m’oyant souspirer, il s’approcha de moy, & me dict, voyant que je ne dormois point : Est-il possible, Seigneur, que vous vueillez vous perdre de ceste sorte ? Ah ! mon amy, luy dis-je, je ne seray jamais si perdu, que l’ennuy & le desplaisir ne me trouve bien où que je sois. Mais se peut-il faire, me respondit-il, que vous vous soyez tellement oublié de vous-mesmes, & de ce que vous souliez estre, que vous ne vueillez pas seulement essayer de revenir au bon-heur que vous avez perdu ? Halladin, luy dis-je en souspirant, c’est une grande imprudence de tenter une chose que l’on sçait estre impossible : Et comment, respondit-il, nommerez-vous ce qui vous donne l’opinion, qu’il soit impossible, ne l’ayant point essayé, & n’y ayant raison qui vous le puisse persuader ? Quant à moy, continua-t’il, j’ay ceste opinion de moy, que tout ce qu’un Escuyer peut faire ne me sçauroit estre impossible, & tiens encore pour plus asseuré, que tout ce qu’un Chevalier peut obtenir, vous le pouvez encores, si vous le voulez. Qu’est-ce qui vous en peut desesperer ? vous manque-t’il quelque chose, que la seule volonté ? Si ce Thersandre, qui est cause de vostre mal heur, eust eu ceste mesme consideration, eust-il entrepris de vous oster Madonte ? Et pourquoy ? si vous avez bien peu luy oster la vie, n’avez-vous & le pouvoir & la fortune de r’avoir ce qui a desja esté à vous ? Croyez, Seigneur, que ce qui a esté une fois, peut une autre fois arriver, si l’on s’y estudie. Ne sçay-tu pas, luy dis-je, que Madonthe l’ayme ? Ne vous a-t’elle pas aymé ? respondit-il, Mais luy dis-je, elle me veut mal. Et n’ay-je pas veu, respondit-il, qu’elle le mesprisoit plus qu’il ne se peut dire, & le mespris est beaucoup plus esloigné de l’amour, que de la hayne ? La hayne, repris-je, est bien plus esloignée de l’amitié que le mespris : Il est vray, repliqua-t’il, mais c’est d’autant qu’il y a grande difference de l’amour à l’amitié : car l’amour est plus glorieux, & jamais ne se prend aux choses mesprisables, mais tousjours aux plus rares, plus estimées & plus relevées : Et c’est ce qui me fait juger, que si Madonte apres avoir tant mesprisé Thersandre, est venu à l’aymer, elle en peut bien faire autant de vous, contre qui il n’y a que de la hayne, n’y pouvant trouver lieu de mespris. Mon amy, luy repliquay-je, l’amitié que tu me portes te fait parler ainsi à mon advantage : J'en parle, dit-il, comme tous ceux qui sans passion, en peuvent parler. Et bien, luy dis-je, qu’est-ce en fin que tu voudrois que je fisse ? Mon affection seule, me respondit-il, est celle qui me donne la hardiesse d’ouvrir la bouche en cecy : & je vous supplie, Seigneur, de prendre mes paroles, comme venant de là : Et puis que vous me le commandez, je vous diray, que je voudrois que vous reprinssiez la mesme sorte de vie que vous souliez faire, à fin d’essayer si par quelque rencontre vous ne pourriez point recouvrer le bien qui vous a esté ravy, & la perte duquel vous afflige si cruellement : Car de demeurer icy d’avantage, je ne voy pas qu’il vous en puisse arriver que du mal : j’ay tousjours ceste opinion que Madonte ne vous hait point, ou si elle vous hait, qu’elle n’ayme pas tant Thersandre que vous pensez, ou si elle l’ayme, que comme elle a changé desja une fois, elle en pourra changer une autre : car j’ay oüy dire, que tout change en ce monde : Mais si cela advient, & qu’elle croye que vous soyez mort, ce changement ne vous servira de rien, au lieu que si elle vous voit, il est impossible que vos merites ne fassent revivre encores ceste premiere bien-vueillance. Seigneur, continua-t’il, esteignez une chandelle, & la raprochez un peu d’une autre qui soit allumée, vous verrez qu’aussi-tost que la fumée de la mesche estainte donnera dans la flamme, elle se r’allumera avec une telle promptitude, qu’il n’y a souffre où le feu se prenne si aysément. Le cœur qui a aymé est de ceste sorte quand il est devant la personne aymée, au lieu que l’absence n’oste pas seulement tout l’espoir de ce que je dis, mais de plus est la ruine & la mort de l’amour la plus violente.

Et bien, luy dis-je, Halladin, nous y penserons, & nous verrons ce que le Ciel nous conseillera : & me tournant de l’autre costé, je fis semblant de vouloir reposer, & toutefois ce n’estoit que pour ne le vouloir escouter d’avantage, puis qu’il me conseilloit contre l’humeur solitaire en laquelle j’estois : Mais la lumiere estant esteinte, & ne pouvant si tost m’endormir, je commençay de repenser à tous les discours & à toutes les raisons d’Halladin, & les trouvant assez bonnes, je fis presque resolution de partir de ce lieu, y estant mesme convié par le puissant desir que j’avois de mourir, car j’esperois que cherchant les adventures qui se rencontrent ordinairement, j’en pourrois trouver quelqu’une qui me conduiroit au trespas. Outre que je prevoyois qu’il estoit impossible de demeurer longuement en ce lieu sans estre recogneu, puis que sans doute ces pescheurs ne pourroient se taire de ce qu’ils sçavoient de moy, & n’estant guere esloigné du lieu où Torrismond se tenoit, mal-aysément pourrois-je m’y celer plus longtemps.

Ces considerations, & quelques autres que je laisse à dire, pour ne vous estre pas tant ennuyeux par un trop long discours, me firent prendre la resolution qu’Halladin m’avoit conseillée, & dés qu’il fut jour, je le recueillay, & luy dis, que je voulois suivre son advis, qu’il allast en la plus proche ville acheter des chevaux & pour luy & pour moy, & me faire avoir des armes : parce que je craignois, que si j’allois desarmé, je fusse recogneu plus aisément : Il partit incontinent le plus aise du monde de me voir en ceste volonté : & quoy qu’il usast de toute la diligence qui luy fut possible, si demeura-t’il douze ou quinze jours pour faire faire les armes ainsi que je les luy avois designées. Durant son absence, je fus encore plus solitaire & particulier que je n’avois jamais esté, & de telle sorte que le bon vieillard s’en estonnoit : J’avouë qu’en ce temps là je disputay souvent en moy-mesme, si je devois rompre & ma prison & mes fers, & que me representant les raisons que la generosité peut mettre devant les yeux à un homme de courage, je fus quelquefois esbranlé de les suivre : mais ce trop puissant Amour, & qui n’a jamais trouvé personne qui luy ait peu resister, sinon en fuyant, comme par despit, me chargeoit incontinent de nouveaux fers, & renoüoit mes chaisnes par de nouveaux moyens, de telle sorte que je cogneus bien qu’il n’y avoit point pour moy d’esperance de liberté. En ces contrarietez, je fis des vers, desquels je me suis bien souvent consolé, lors que de semblables pensées me sont revenuës devant les yeux : Ils sont tels :


STANCES.


Irresolution d’Amour.

I.

Rompons-les, il est temps, toutes ces dures chaisnes,

Qui nous serrent les mains, & sortons de prison,

Et que le sentiment de nos injustes peines

Fasse ce que devroit avoir fait la raison.

II.

Pour souffrir les rigueurs, il faut estre insensible,

Ou trouver les Amants sans cœurs & sans esprits :

Car un homme d’esprit n’entreprend l’impossible,

Et l’homme courageux ne souffre ce mespris.

III.

C’est errer, si l’on peut avoir ce qu’on desire

Que de s’en retirer pour crainte du trespas ?

Si pour la contenter la mort pouvoit suffire :

Nous nous y resoudrions, & ne la fuyrions pas,

IIII.

Mais vieillir en servant, & languir dans l’outrage,

Sans espoir d’obtenir qu’un mespris desdaigneux :

C’est monstrer qu’en effect nostre peu de courage

Le pouvant supporter ne merite pas mieux.

V.

Laissons donc cét esprit qu’en aymant l’on offence,

Et de sa tyrannie en fin nous separons.

Que si l’on nous reprend du vice d’inconstance,

Aux loix de nostre bonheur sagement recourons.

VI.

Que le ressouvenir de ses rigueurs passées,
Ses beautez & l’Amour arrache de mon sein :

Mais Dieu ! qu’il est aisé d’avoir telles pensées :

Mais qu’il est mal-aisé d’en finir le dessein !

VII.

Rompray-je donc mes nœuds & ma prison encore,

Pour ne poursuivre plus ce dessein ruyneux

Mais puis-je n’estre point à celle que j’adore,

Et n’est-ce impieté que d’en rompre les nœuds ?

VIII.

Tant de beautez qu’Amour pour soy-mesme soubaitte,

Tant de bon-heurs futurs, tant d’aymables appas :

Bref, la chose du monde au monde plus parfaicte


Estant devant mes yeux ne l’aymeray-je pas ?

IX.

Ou bien devant mes yeux souffriray-je au contraire

Qu’un autre l’idolatre, & qu’il s’en dise Amant ?

Et que faute de cœur je ne l’ose pas faire :

Ou que faute d’Amour je flechisse au tourmant ?

X.

Que deviendroient, ô Dieux ! tant de cheres delices,

Et tant de doux plaisirs que nous nous desseignons ?

L’on nous condamneroit ainsi que ses complices,

Si pour faute de cœur nous nous en éloignions.

XI.

Il n’ira pas ainsi, j’ayme mieux qu’on raconte,

Que je meurs sans flechir aux coups de sa rigueur,

Que si me voyant vivre, ou disoit à ma honte,

Il vit : mais il fut mort, s’il en eust eu le cœur.

XII.

Qu’à son gré de mon bien la Fortune dispose :

Que mon mal-heur s’accroisse, ou qu’il dure sans fin,

Si je ne puis flechir le destin qui s’oppose,

Non plus me verra-t’on flechir à ce destin.

XIII.

Je l’adoreray donc ceste beauté cruelle,

Et prendray pour raison l’opiniastreté.

Il vaut mieux ne voir point, que ne voir ceste belle,

Et la voyant, n’aymer une telle beauté.

XIIII.

Il semble que l’honneur ce dessein me deffende :

Et que pour vivre en homme, il faut vivre autrement
Si l’honneur le deffend, Amour me le commande.


Vive en homme qui veut, je veux vivre en Amant.

Les pescheurs desquels je vous ay parlé, Madame, durant ce temps me venoient voir fort souvent, tant pour sçavoir comme je me portois, que pour recognoissance de l’argent que je leur avois donné pour leur peine : & parce qu’ils portoient vendre leur poisson une fois la sepmaine dans la ville où Torrismond demeuroit, ils me rapportoient tousjours quelques nouvelles. Il y en eut un qui estoit le plus vieux d’entr’eux, & qui aussi monstroit avoir plus d’esprit que les autres ; & auquel je parlois ordinairement, à qui je demanday, que c’est que l’on disoit en ce lieu là : il me respondit, qu’on ne parloit d’autre chose que de l’accident qui estoit arrivé à une Dame qui avoit fait un enfant : & parce que les loix des Vissigots ordonnoient la punition du feu, elle y avoit esté condamnée. Voyez, Madame, comme le cœur predit quelquefois les choses que nous craignons : encore que je n’eusse jamais veu en Madonte aucune action qui me peut faire soupçonner avec raison, qu’elle eust commis ceste faute, je ne laissay toutefois de penser incontinent que c’estoit elle, & pour en estre plus asseuré, je luy demanday le nom de ceste Dame, mais il me dit, qu’il l’avoit oublié, bien m’asseuroit-il que c’estoit l’une des principales, & qui n’estoit point mariée.

Je tins alors le soupçon pour certain, me remettant devant les yeux l’affection d’elle & de Thersandre, & parce que je ne voulois qu’ils se prinssent garde de mon desplaisir, je fus contraint de leur rompre compagnie, & me retirer sous les arbres qui estoient aupres de la maison : & là estant seul, quelles contraires pensées me vindrent tourmenter ! le desplaisir ou plustost la rage d’avoir esté si vilainement trompé, me faisoit desirer la vengeance de cest outrage : Mais soudain combien changeois-je promptement de volonté, quand je me representois l’affection que je luy avois portée, & que pour un temps elle m’avoit fait paroistre ? J’avouë que perdant tout desir de vengeance, je ne pouvois retenir les larmes, quand je me figurois la miserable condition où la fortune l’avoit reduitte. J’eusse demeuré plus longtemps en ceste pensée, quoy qu’elle m’entretint jusques au soir, si Halladin revenant du lieu où je l’avois envoyé ne m’en fut venu retirer. D’abord que je jettay les yeux dessus luy, je jugeay bien qu’il avoit quelque chose à me dire, qu’il n’osoit pas, & pour ce que m’avoit dit le vieux pescheur, je n’avois aussi la hardiesse de la luy demander : je m’efforçay toutesfois en fin : Et bien Halladin, lui dis-je, auray-je des armes, & des chevaux ? Tout est prest, me dit-il, Seigneur, & je croy que vous aurez esté bien servy, j’ay amené les chevaux icy, & j’ay laissé les armes en un logis au faux-bourg de la ville, où je les ay fait serrer ; Tu as demeuré long-temps, repliquay-je, & il s’en est peu fallu que je n’aye perdu patience : mais par ta foy Halladin, & par l’amitié que tu me portes, dy moy si tu n’as point de nouvelles de Madonte. Vous plaist-il, Seigneur, me dit-il, que je vous die ce que j’en sçay : Tu me feras plaisir, respondis-je, car j’en suis en peine. Je crains, repliqua-t’il, que je ne vous y mette encore d’avantage. O Dieu ! m’escriay-je alors, c’est assez Halladin, c’est assez, mes soupçons sont veritables, elle est condamnée au feu, pour avoir fait un enfant, n’est-il pas vray ? Qui que ce soit, dit-il, qui vous ayt apporté ces nouvelles, il vous a dit la verité : Mais comment les avez-vous sceuës ? Les pescheurs, luy dis-je, qui sont allez vendre leur pesche me l’ont dicte : mais je te conjure Halladin, dy moy tout ce que tu en sçais, & ne m’en cele chose quelconque. Seigneur, dit-il, puis qu’il vous plaist ainsi je le feray, encores que je voye bien que ceste nouvelle vous desplaira autant qu’elle devroit faire un contraire effect. Et lors il me raconta, que voyant combien les Armuriers demandoient de temps pour faire mes armes, il creut qu’il auroit assez de loisir pour aller où Torrismond demeuroit, s’asseurant bien que j’aurois agreable qu’à son retour il m’en rapportast des nouvelles. Qu’y estant le plus secrettement qu’il luy avoit esté possible, il n’avoit pas eu grande peine d’en apprendre : parce que toute la ville estoit pleine du bruit de Madonte, & que mesme Leriane avoit esté celle qui l’avoit accusée, & que Leotaris & son frere soustenoient ce que Leriane avoit dit d’elle, & de Thersandre : Comment, repris-je incontinent, est-il possible que Madonte se soit abandonnée à un homme si abaissé ? Halladin qui creut que ceste consideration me la feroit mespriser : On le tient, dit-il, pour asseuré, & veu les preuves que Leriane en a faites, il n’y a personne qui le croye autrement.

Je confesse, Madame, qu’oyant l’asseurance de ces nouvelles, je demeuray tellement hors de moy-mesme, que si je ne me fusse appuyé sur mon Escuyer, je fusse tombé en terre : En fin m’estant un peu remis, & me retirant un pas ou deux, je croisay les bras l’un dans l’autre, demeurant muet, & tenant les yeux en terre plein de confusion : apres joignant les mains, & levant les yeux au Ciel, je dis avec un grand souspir, O Dieu, que tes jugements sont profonds ! & par combien de voyes nous fais-tu voir la verité des choses cachées ? Et m’estant teu, comme ravy d’admiration, en fin je reprins ainsi la parole : Il est doncques bien vray, Madonte, que vous avez faict choix de Thersandre pour me le preferer. Vous avez doncques eu le courage si r’abaissé de faire Seigneur de vostre volonté celuy que vos predecesseurs eussent beaucoup favorisé de recevoir pour leur serviteur. Est-il possible que ce cœur genereux que j’ay veu autrefois en vous, se soit tellement changé, que vous ne mouriez plustost de la honte d’un tel choix, que du supplice qui vous est preparé ? O Dieu ! ô Ciel ! comment est-il possible que vous l’ayez renduë d’un corps si beau, & d’un esprit si dissemblable ?

Je demeuray à ce mot fort long temps sans parler, pour avoir trop de chose à dire, ressemblant en cela à ces vases, qui pour estre pleins & versez tout à coup, ne laissent sortir l’eau qu’avec difficulté. Halladin qui consideroit toutes mes actions, pensant soulager mon mal, & me voyant taire, prit l’occasion de me dire : Si j’eusse pensé, Seigneur, que cette nouvelle vous eust rapporté tant de desplaisir, ce n’eust jamais esté par moy que vous l’eussiez eüe : Et comment, luy dis-je, Halladin, pouvois-tu penser que je ne deusse ressentir la honte & la mort de la personne du monde que j’ayme le mieux ? Et comment cela, me respondit-il, puis que c’est la personne du monde qui vous a donné plus d’occasion de la haïr ? L’Amour, repliquay-je, est plus grand en moy, qu’aucun outrage, & puis ne sçais-tu que pour rompre & l’arc & la fleche, l’on ne guerit pas la blesseure qui en a esté faite ? Si les maladies, adjousta-t’il, se guerissent par des remedes contraires, l’Amour qui se produit de la vertu & des faveurs, doit bien se guerir en vous par les injures que vous avez receuës, & par la cognoissance d’une faute si honteuse. Ce qui a fait naistre mon Amour, luy dis-je, c’est le Destin auquel le Ciel m’a sousmis, & pource, il ne faut jamais penser qu’il se change, que le Ciel & le Destin n’en fassent de mesme. Et quant à la honte, je suis resolu d’entrer en camp dos contre ceux qui la calomnient. Dieu ne le vueille pas, Seigneur, me dit-il : Car outre que vous auriez affaire contre les deux plus rudes Chevaliers d’Aquitaine, encore vous feriez-vous trop de tort, & vous offenceriez grandement le Dieu juste de prendre une querelle tant injuste : Pour la valeur de Leotaris, & de son frere, luy dis-je, elle ne m’est point incogneuë : jamais le Ciel ne me divertira du combat : Mais pour l’offense du Dieu que tu dis, je m’en remets bien à luy, qui consent que j’ayme si passionnément Madonte, qu’il m’est impossible de faire autrement. Comment, s’escria-t’il, vous avez le courage, Seigneur, de prendre les armes pour defendre la vie de ceux qui vous ont le plus indignement traité ? vous n’avez point de sentiment de tant d’offences : & vous voudrez que chacun recognoisse en vous cette insensibilité ? Ne vous ressouviendrez vous point, que cependant qu’elle usoit de tant d’insupportables rigueurs envers vous, elle estoit entre les bras de Thersandre, & le combloit des plus estroittes faveurs que vous eussiez peu desirer ? Vous pourrez, contre raison, exposer vostre vie pour deffendre celle d’une personne qui ne l’employe qu’à vous mespriser pour le contentement d’un autre. Voulez-vous qu’on die que vous vous armez injustement pour conserver les plaisirs & les delices de Thersandre ?

Il vouloit continuer, lors que je l’interrompis. Cesse, luy dis-je, Halladin, de me tenir ce langage, la pierre en est jettée, je suis resolu à ce que je t’ay fait entendre ; & pour tout ce que tu m’as dit, & que tu peux dire, je te veux seulement opposer cette consideration : Quand je me represente la mort de Madonte, & que je ne verray plus celle que j’ay tant aymé ; la peine, & la confusion qu’elle se retrouve, la honte qui luy est preparée, & que je me ressouviens, que c’est elle que Damon a si longuement servie, que ses mains que l’on luy doit lier de viles chaisnes, sont celles que j’ay tant de fois baisées avec tant de transport, que cette beauté & ce corps que j’ay tant admiré & honoré, sera bien fort profané & jetté dans le feu : ô Dieu ! Halladin, comment penses-tu que je le puisse supporter, ou que ces choses se venans representer à moy, il y puisse avoir quelque mespris ou quelque outrage qui m’empesche de luy donner tout le secours qui peut despendre de moy ? Non, non, Halladin, il faut ou que Damon cesse de vivre, ou qu’il ne cesse point de faire son devoir. Celuy d’un Chevalier, c’est de secourir les Dames affligées, si celle-cy est accusée avec raison, Dieu le sçait : quant à nous, nous devons tousjours plustost penser le bien, que soupçonner le mal : Et puis Leriane estant celle qui l’accuse, il faut croire que c’est à tort, ayant la cognoissance que j’ay de la malice extreme qui est en elle. Je veux rendre encores cette preuve de mon affection à Madonte, je sçay bien que tu diras, qu’elle ne m’en sçaura non plus de gré, que des autres services qu’elle a receus de moy : mais il n’importe, mon amy, je satisferay à mon devoir, & ce sera la plus grande recompense que j’en sçaurois desirer. L’Escuyer qui m’ouyt parler avec tant de resolution, me dit, que puis que je l’avois ainsi deliberé, il prieroit Dieu, qu’il voulut benir mes intentions : mais que si je voulois executer ce dessein, il ne falloit pas perdre une heure de temps : parce que le dernier terme que le Roy avoit donné à Madonte, finissoit le lendemain à midy, & que du lieu où nous estions, il y avoit par le droit chemin pour le moins cinq lieuës jusques en la ville des Tectosages, & plus de huict à passer où estoient mes armes, chemin assez long pour n’y pas arriver à temps, si nous ne partions à l’heure mesme.

Sur cét advis, je me resolus de monter incontinent à cheval, & de peur que le bon Druyde ne me fit perdre du temps, je pensay qu’il valloit mieux partir sans luy en rien faire sçavoir, & apres, si j’estois victorieux, je viendrois faire mes excuses, & le remercier des obligations extremes que je luy avois. Je montay donc à cheval, & avec une tres-grande diligence je me rendis au faux-bourg de la ville où estoient mes armes, je les essayé, & je trouve qu’elles estoient & bonnes & bien faictes, elles estoient toutes noires, & dans l’escu il y avoit un Tygre, qui se repaissoit d’un cœur humain, avec ce mot, TU ME DONNE LA MORT, ET JE SOUSTIENS TA VIE.

Et sans m’arrester, je reprens le chemin de la ville des Tectosages, & fis une si grande diligence, que j’y arrivay un peu avant midy. Je mis pied à terre pour faire repaistre mon cheval, qui estoit à la verité bien las, & cela faillit d’estre cause de la perte de Madonte : car lors que j’arrivay à la porte du camp, je trouvay que le combat estoit desja commencé : mais d’un Chevalier contre deux ; Il est certain que pour peu que j’eusse retardé davantage, & le Chevalier estoit mort, & Madonte convaincuë : car il tomba esvanoüy, que je n’estois encore entré dix pas dans les barrieres, & s’il fut tombé avant que j’y fusse arrivé, le combat estoit fini, & il ne m’eut pas esté permis de le renouveller. Or Dieu voulut que j’arrivasse si à propos, afin que l’innocence de cette belle Dame fust recogneuë : car sans que je m’amuse à vous raconter les particularitez du combat, il suffit qu’il pleust à Dieu me donner la victoire de ces deux vaillans freres, vaincus plustost par l’innocence de Madonte, que par force, ny vertu qui fust en moy, si ce n’est qu’ayant les armes en la main pour la vie & pour l’honneur de Madame, tout l’Univers ensemble ne me pouvoit resister. Je fus donc victorieux, & lors que l’on le pensoit le moins, la verité fut declarée, la malice de Leriane, l’innocence de Madonte averée, l’enfant recogneu pour estre à la Niece de Laonice : & bref, toutes choses tellement esclaircies, que la meschante Leriane fut jettée dans le feu qu’elle avoit fait preparer pour un autre. Madonte remise en liberté, & moy sorty de la plus grande peine qu’un homme sçauroit recevoir, par la cognoissance que j’eus qu’elle avoit esté accusée à tort, & que si elle m’avoit outragé, elle n’avoit pas pour le moins manqué à son honneur, & à sa pudicité. Ce qui me fut un si grand contentement, que j’estimois toutes les peines que j’avois jamais souffertes en son service estre plus que recompensées.

Voyant donc toutes choses asseurées pour elle, & me semblant n’estre pas à propos de me faire cognoistre, que je ne sçeusse un peu mieux si elle aymoit Thersandre, ou si tout ce que j’en avois veu, n’estoit point un artifice de Leriane, je m’en vins prés de son eschaffaut pour sçavoir si elle se vouloit servir de moy en quelque autre occasion : Elle me remercia, & me pria de deux choses : l’une, de luy dire qui j’estois : & l’autre, de la conduire en sa maison : Pour luy dire mon nom, je m’en excusay le mieux que je puis : pour la conduite, je l’acceptay, à condition que ce fust promptement. Et parce qu’à mesme temps il y eut une grande confusion de Dames qui vindrent se rejouyr avec elle, & que je craignois que le Roy ne me commandast de me declarer, outre que j’avois quelques blessures qu’il falloit faire penser, je me jettay parmy la foule, & me desrobay : de sorte que chacun estant attentif ailleurs, personne ne se prit garde de moy, qui m’en vins où j’avois laissé mon Escuyer, & là me faisant bander mes playes, & laissant fort peu repaistre mon cheval, je remontis dessus, & m’en revins trouver mon vieux Druyde.

J’oubliois de vous dire, Madame, qu’ayant rencontré aupres de la ville un homme qui s’y en alloit, je le suppliay de faire mes excuses : & afin qu’elle ne me tint pour peu courtois, je feignis d’estre obligé ailleurs par quelque promesse, que toutefois si elle avoit affaire de mon service, elle auroit de mes nouvelles du costé du Mont-d’or, & que je porterois tousjours l’enseigne du Tygre. Mon dessein estoit de luy faire acroire que j’allois de ce costé-là, encore que je ne le voulusse pas faire, de peur que si la curiosité luy faisoit prendre envie de sçavoir de mes nouvelles, elle ne me fit suivre du costé où j’allois pour me recognoistre.

Je ne sçaurois vous representer, Madame, avec quel contentement me receut le bon Druyde, quels furent les remerciemens qu’il me fit, quand il sçeut le subjet de mon voyage, & l’assistance que j’avois donnée à Madonte, en une si grande necessité : car il me raconta d’avoir esté eslevé & nourry par son pere, & qu’en ceste action je luy avois surpayé la peine & le soing qu’il avoit eu pour moy : & parce qu’il vit que mes armes estoient teintes de sang, il me les fit oster, me visita de tous costez, & me trouvant quelques blesseures, il prit un si grand soin de moy, & y usa de telle diligence, qu’en fort peu de temps je fus guery.

Mais d’autant que le plus grand soulagement que je pusse avoir en cest esloignement, & le meilleur remede pour me guerir, estoit d’avoir des nouvelles de Madonte, je priay le bon Druyde d’envoyer quelqu’un de ses pescheurs où le Roy demeuroit, pour apprendre des nouvelles. Le bon vieillard le fist, & ce pescheur s’en acquita si bien, qu’à son retour il ne m’en apporta que trop pour mon contentement : L’une fut, que Madonte s’en estoit allée en sa maison, où elle avoit enmené Thersandre tout blessé qu’il estoit : car ç’avoit esté luy qui avant que moy estoit entré tout seul au combat contre Leotaris, & son frere : Je sçeus encores que peu apres le depart de Madonte, le Roy Torrismond avoit esté tué par un Myre, qui le saignant au bras luy avoit couppé la veine, & que son frere Euric recueilloit la succession & la couronne des Vissigots. Pourrois-je bien, Madame, vous representer combien ces deux accidens me toucherent vivement en l’ame ? Il seroit bien malaisé, puis que jamais je ne m’en suis ressouvenu, sans de si cuisans desplaisirs, que je ne croy pas pouvoir quelquefois avoir du repos, que dans le profond du tombeau.

Alors tout ce qui me souloit donner quelque allegement augmentoit plustost mes desplaisirs, me semblant qu’il ne falloit plus rien esperer de bien, puis que ceste derniere action ne m’avoit peu rapporter quelque remede : les lieux solitaires me desplaisoient, parce qu’ils me donnoient la veuë de la ville des Tectosages, mes pensées me faisoient mourir, parce que sans cesse elles me representoient l’ingratitude de ceste femme : Bref je me desplaisois moy-mesme, parce que je l’aymois, ce me sembloit contre raison, & ne me pouvois empescher de l’aymer. En cest estat vous pouvez penser, madame, quel je devins, mais aussi quel devois-je devenir, ayant tant d’extremes occasions de desplaisirs ? Mes playes à la verité d’autant qu’elles estoient fort petites, se guerirent en peu de jours : mais je devins pasle & deffait, comme une personne morte, & peu apres je changeay ceste pasleur en un teint aussi jaune, que si j’eusse esté lavé avec du saffran. Halladin qui avoit apris en partie ce que Madonte avoit faict, se doutoit bien du subject de mon mal, & attendoit l’occasion de m’en parler : mais le bon vieillard ne sçachant qu’en juger, me conseilla enfin de changer d’air, esperant que l’exercice & le divertissement pourroient me remettre en ma premiere santé. Moy qui mesme me desplaisois d’estre en lieu où je peusse recevoir quelque soulagement des bons accés de ce sage Druyde, je me resolus aysément de m’en aller par le monde, errant d’un costé & d’autre sans repos, jusques à ce que je peusse rencontrer la mort en quelque lieu que ce fust.

Apres donc avoir remercié le bon vieillard, & recognu en ce qu’il me fut possible, la bonne volonté de ces Pescheurs, je partis sans autre dessein de mon voyage, que de marcher continuellement par les chemins : toutesfois, d’autant que par malheur le nostre s’adressa du costé de la maison de Madonte, nous sçeusmes des nouvelles, qui rangregerent encore mon desplaisir : car nous aprismes que cette mal-avisée, tel estoit le nom que luy donnoit Halladin, s’en estoit allée, ou plustost desrobée, n’avant pour toute compagnie que sa nourrice, & Thersandre. Jugez ce que je devins à ce bruit, ou plustost, Madame, quel je devois devenir. Mon Escuyer s’efforça bien de me representer qu’elle ne me faisoit point de tort, mais à elle seulement ; d’autant que me croyant mort, comme tout le reste de l’Aquitaine, je n’avois aucune occasion de m’en plaindre : mais mon desplaisir estoit si grand, que ne pouvant supporter de voir les lieux où j’avois eu autresfois tant de subjet de me plaire, & où j’avois maintenant tant d’occasion du contraire, je me resolus de sortir de l’Europe, & ne cesser de marcher que je n’eusse rencontré ce qui met fin à tous les desplaisirs de la vie. Je sortis doncques de l’Europe, passay en Affrique, vis le Roy Genseric, Honorie son fils, & recognus enfin que par tout Amour a le mesme pouvoir que je l’avois espreuvé en moy, je veux dire qu’il augmente & diminuë, change & rechange les plaisirs & les desplaisirs de ceux qui le servent comme il luy plaist. Car estant parmy ces Vandales, j’apris les fortunes d’Ursace & d’Olimbre, & celles de Placidie la jeune & de sa mere Eudoxe, femme de Valentinian, lesquelles par leurs temples ne me divertirent pas d’aimer, mais m’aprirent bien que qui veut aymer se doit preparer & au bien & au mal, & les recevoir tous deux avec un mesme visage. Et considerant les divers changemens de la fortune d’Eudoxe, la longue perseverance de l’Amour de Ursace, la sage conduite du jeune Olimbre, & l’heureuse conclusion de leurs Amours, je me resolus de ne me plus tant affliger de la contrarieté que je ressentois en mon affection, & de la supporter avec plus de patience : Et parce qu’Halladin qui se desplaisoit de mes longs & ennuyeux voyages, me conseilloit avec plusieurs raisons, de ne point aymer d’avantage celle qui ne pensoit pas seulement que je fusse encore au monde, luy semblant que quand il auroit obtenu cela sur moy, je me resoudrois aysément à m’en revenir en Aquitaine, afin de luy en oster l’esperance, je chantois bien souvent ces vers :


SONNET.


Qu’il aymera tousjours.


Mais enfin c’en est fait, Raison que cherches-tu ?

Chacun doit, je le sçay, suivre ses destinées,

Et non, comme Titans, aux choses ordonnées

Vouloir changer du Ciel le pouvoir invaincu.

Bien souvent contre moy j’ay ce point debatu :

Mais comme du haut Ciel les Spheres entreinées

D’une effort violent toutesfois obstinées,
Chacune fait son cours par sa propre vertu.

Aussi je me resous, quoy que fortune ordonne,

Me soit-elle mauvaise, ou me soit-elle bonne,

De suivre cest Amour en despit du Destin.

Que son cours violent apres elle m’emporte,

On ne verra jamais qu’elle soit assez forte

Pour divertir mon cœur de son propre chemin.


En fin ne pouvant trouver repos, quelque divertissement que je recherchasse, je pensay que la prudence humaine ne me servant plus de rien, il falloit que je recourusse aux conseils divins, & ainsi oyant dire, que sur le penchant des Pyrenées du costé de la mer Occeane, il y avoit un Oracle qui s’appelloit le Temple de Venus, je retournay en Europe, & consultay l’Oracle, auquel je demanday neuf jours durant, que c’est qui pourroit donner ou fin, ou remede à mon mal. Il respondit en fin, Forest : Et le lendemain luy demandant où estoit ceste Forest, il respondit encores, Forests : Et depuis quelque importunité que je luy fisse, l’Oracle fut tousjours muet, de sorte que je me resolus de me laisser forests, que je sceusse, en quelque endroit de l’Europe que je ne visitasse. Je ne vous sçaurois dire, Madame, combien inutilement j’en ay passé de diverses : Tant y a qu’apres avoir couru toutes celles d’Espagne, des Cantebres, de la Gaule Narbonnoise, & d’Aquitaine, je suis venu en celles des Gebennes, me resous de voir celle d’Hircinie, des Ardennes, & d’aller par tout où je sçauray qu’il y en a : car je ne puis me persuader que ce Dieu qui est fi veritable à tous les autres hommes vueille estre menteur pour moy seul : au contraire, j’espere de trouver en fin dans ces lieux solitaires le soulagement qu’il m’a promis.

Ainsi finit Damon de raconter l’histoire de sa penible vie, & Galathée, qui en avoit desja ouy une grande partie par les advis que sa mere Amasis avoit eu du Roy Torrismond, fut tres-aise d’en apprendre le reste : & eust bien desiré que ceste contrée eut pû luy donner quelque contentement. Cela fut cause que lors qu’il eut finy, elle luy parla de ceste sorte : J’avoue, Seigneur Chevalier, que c’est avec raison que vous vous plaignez de la fortune, vous ayant sans raison affligé si longuement : mais il ne faut pas pour cela que vous perdiez l’esperance de vostre salut : car il est certain que les Dieux ne sont point menteurs, ny abuseurs, & puis qu’ils vous ont donné la responce que vous dites, croyez qu’en fin vous aurez le contentement que vous desirez. Il est vray qu’ils se plaisent à donner leurs responses ambiguës & obscures : & cela afin de nous apprendre qu’il n’y a nul bien sans peine, & qu’ils sont bien aises de voir la subtilité de l’esprit humain à demesler le sens de leurs Oracles, & en trouver la verité. Que si vous voulez que je vous die mon opinion sur celuy que vous avez receu, je croy que vous l’avez tres mal entendu, quand vous avez pensé que ce mot de Forests signifiast des bois & des lieux solitaires & peuplez seulement d’arbres : car il faut que vous sçachez que la contrée où vous estes maintenant, outre qu’on la nomme le pays des Segusiens, s’appelle encores plus communement Forests, de sorte que je croy que c’est de ce Forests duquel l’Oracle vous a voulu predire le bon-heur que vous y devez recevoir : & pour dire la verité, il y a bien plus d’apparence que ce soit en cette contrée, que non pas en ces grands bois & lieux solitaires : car il pourroit bien arriver que Madonte y seroit conduite, pour quelque raison qui vous peut estre aussi cachée que celle qui vous y a faict venir le luy peut estre : & par ainsi commencez à vous resjouyr, & croire que comme jamais un mal ne vient seul, de mesme un bien est tousjours accompagné d’un autre. C’est un grand-heur pour vous d’estre parvenu où l’Oracle vous a predit devoir estre la fin de vos desastres : il sera bien tost suivy d’un second qui vous en fera recevoir l’effect. Madame, respondit Damon en souspirant, je voy bien que ce que vous me dites est fondé sur beaucoup de raisons, je croy maintenant comme vous, & de plus que veritablement je verray bien tost l’accomplissement de l’Oracle, qui me promet qu’en Forests je trouveray la fin de mes peines : car j’espere que la Mort fera ce que l’Amour n’a pû faire. Non, non, dit la Nymphe, vous devez mieux esperer que cela : & si vous m’en croyez, vous consulterez demain avec moy l’Oracle de ce lieu : J’espere pour vous que vous en recevrez du contentement, & je donneray ordre à faire recouvrer tout ce qui sera necessaire pour le sacrifice & pour vous & pour moy : cependant nos chariots & vostre Escuyer reviendront, & vous guerirez à loisir. D’une chose vous veux-je prier, qui est de ne me point laisser que vous ne m’ayez conduite vers Amasis ma mere, qui je m’asseure s’essayera de vous faire toute sorte de bonne chere. Le Chevalier luy respondit, Que ç’avoit esté son intention de consulter pour la derniere fois cét Oracle : & que puis qu’elle luy permettoit que ce fut avec elle, il le recevoit avec beaucoup d’honneur, comme aussi de l’accompagner vers Amasis, pour avoir le bon heur de luy offrir son service. Que quant à l’esperance qu’elle luy donnoit, il l’esperoit veritablement : mais par le moyen de la seule mort, laquelle ne le viendroit jamais si tost trouver qu’il le desiroit avec passion.

Cependant Galathée, qui avoit envoyé à Bon-lieu vers la venerable Chrysante, pour l’advertir qu’elle y alloit, sceut par le retour de celuy qui y estoit allé, qu’Astrée, Diane, Phyllis, & toute la trouppe des bergers y avoit disné, & qu’elles s’en alloient vers Adamas visiter Alexis : Ce messager estoit un jeune homme qui avoit esté nourry dés son enfance en son service : cela estoit cause qu’il avoit une grande familiarité auprés d’elle, & qu’il luy racontoit ordinairement tout ce qu’il avoit veu au lieu d’où il venoit. A ce coup, pour ne perdre sa coustume, apres luy avoir fait la response de la venerable Chrysante, il adjousta : Mais je vous asseure, Madame, que horsmis vous, je ne vis jamais rien de si beau qu’Astrée & Diane. Galathée qui estoit bien aise de le faire parler, & d’apprendre tousjours quelque nouvelle de ces bergers, luy semblant que c’estoit quelque chose qui touchoit bien à son aymé Celadon, & mesme qu’elle n’avoit plus de moyen de sçavoir ce qu’il estoit devenu, que par elles. Elle luy dist tout haut & devant Damon mesme : Et quoy ? Lerindas (c’estoit ainsi qu’il s’appelloit) trouve-tu ces bergeres si belles que tu les vueille preferer à mes Nimphes ? Ce n’est pas moy, dit-il, qui les prefere, c’est la verité : Mais, repliqua la Nymphe, comment veux-tu que nous croyons que des filles de village soient si belles ? Madame, dit-il, je vous jure que si j’estois Chevalier, je maintiendrois leur beauté par tout le monde, & si vous les aviez veuës, je m’asseure que pour vaillante que vous fussiez, vous ne voudriez pas entrer en camp clos avec moy sur une si mauvaise querelle. Chacun se mit à rire. Et Galathée, Mais viens-çà Lerindas, dit-elle en sousriant, laquelle te plaist le plus ? Sans doute, respondit-il, Astrée est la plus belle : mais elle est si triste, que cela est cause que Diane me plaist d’avantage : & puis les filles qui ayment si fort, ne me plaisent pas tant que les autres. Et qu’est-ce, reprit Galathée, qu’Astrée ayme ? Vous dis-je pas, Madame, respondit-il, qu’elle est si triste. Or ceste melancolie, à ce que l’on m’a dit, procede de la mort d’un berger qui se noya il y a quatre ou cinq mois. Et Diane, luy dit la Nymphe, n’ayme-t’elle rien ? L’on dit que non, respondit-il, toutesfois il y a deux personnes apres elle qui la tourmenteront bien, si pour le moins elle ne les aime point : l’un s’apelle Paris, & l’autre Silvandre : Il est vray que si c’est à moy d’en faire le choix, je donnerois ma voix à Silvandre, car encores, qu’il soit berger, il n’y a rien de plus gentil ny de plus civilisé. Si tu continuës, dit Galathée en sousriant, tu nous donneras envie de devenir bergeres pour estre parmy une si bonne compagnie. Madame, respondit-il, vous pensez vous mocquer ? croyez que pour deux ou trois jours, vous ne les sçauriez mieux employer. Alors Galathée se tournant vers la vieille Cleontine, Je vous jure ma mere, que j’ay presque envie, luy dit-elle, de demeurer icy deux ou trois jours pour donner loisir aux blesseures de Damon de se guerir, & cependant passer Lygnon, & voir un peu si ce que l’on dit de ces bergeres est veritable. Madame, respondit Cleontine, c’est la plus honorable, & la plus douce conversation que vous sçauriez imaginer, & croyez qu’elles n’ont rien du village que le nom, & si vous voulez avoir ce plaisir, vous vous y rencontrerez maintenant comme il faut : car le grand Druyde doit venir faire le sacrifice solennel pour rendre graces à Tautates du Guy salutaire, qui s’est trouvé dans l’estenduë de leur hameau. Et quelle ceremonie est celle-la ? demanda Galathée, car pour cueillir le Guy, il me semble que ce n’est que le sixiesme de la Lune de Juillet ? Il est vray, respondit Cleontine, mais ce sacrifice ne se fait que pour remercier Tautates, d’avoir voulu gratifier ce lieu plus particulierement que les autres, y faisant naistre le Guy salutaire sur le chesne le plus beau, à ce qu’on dit, qui se puisse voir, car c’est signe qu’il a plus aimé ce hameau que les autres du voisinage, le favorisant d’une si grande grace [.] Et comment sçavez vous, dit la Nymphe, que c’est à ceste heure que le grand Druyde le doit venir faire ? Parce, repliqua la vieille, qu’il promit dans huict jours d’y venir, & il y en a desja quatre de passez, de sorte qu’il ne peut guere retarder s’il veut tenir parole, & s’il sçait que vous soyez en volonté d’y assister, il le hastera tant qu’il vous plaira.

Ces discours firent resoudre Galathée de retarder son voyage de Bon-lieu, tant pour laisser guerir Damon, que pour se trouver avec ces belles bergeres en ce sacrifice : Et parce qu’elle n’avoit point averty Amasis de ce qui luy estoit advenu, & qu’elle eut peur qu’elle n’en fut en peine, elle luy envoya un de ceux de Cleontine, qui luy raconta tout ce qui s’estoit passé, & de plus, le subjet qui l’arrestoit à Mont-verdun, à cause des blesseures de Damon, luy faisant mesme entendre quel il estoit, & le sujet qui l’avoit conduit en ce pays. Soudain qu’Amasis sçeut ces nouvelles, elle reçeut un grand plaisir & un grand desplaisir, car elle fut tres-aise de sçavoir Damon en vie, qu’elle avoit pleuré mort, parce qu’il estoit son fort proche parent, & la discourtoisie de Polemas luy despleut infiniment, s’estant mesme adressée contre une personne de tant de merite, & en la presence de sa fille qu’il devoit plus respecter : Et pour monstrer qu’elle luy en sçavoit mauvais gré, elle monta soudain sur son chariot, & sans en rien faire sçavoir à Polemas, ny permettre que l’on en advertit Galathée, ny Damon, elle s’en vint le plus viste qu’elle peut à Mont-verdun, où sa fille bien estonnée l’alla recevoir, & luy demanda, quelle estoit la prompte resolution de son voyage : Elle luy fit entendre alors qu’elle venoit voir Damon, & luy offrir tout ce qui despendoit d’elle, comme à son parent, & comme à une personne à qui elle avoit beaucoup d’obligation. Si Damon eust esté adverty de sa venuë à temps, il fut sorty du lict pour l’aller recevoir, ses blesseures n’estans pas telles, qu’il n’eust bien peu le faire sans danger : mais estant surpris de ceste sorte, les excuses seules luy restoient, & les remerciemens d’une si grande faveur. Je suis obligée, dit-elle, de faire d’avantage pour vous, tant pour la proximité qui est entre nous, que pour les obligations que j’ay à la memoire de celuy qui vous a mis au monde, qui au retour que Torrismond le Roy des Vissigots fit aux Tectosages, apres avoir combatu Attila aux champs Catalauniques, une si grande armée, empescha la ruine de ceste contrée, destournant son passage par les Sequanois, par les bas Allobroges, par les Veblomiens, & par les monts des Gebennes, jusques en son Royaume : Et ceste obligation ne fut pas si petite que l’on penseroit bien, parce que ce jeune Roy, je ne sçay comment, estoit devenu Amoureux de l’une de mes Nymphes, laquelle ne voulant point espouser, je ne sçay ce qu’il n’eust fait pour la ravir par force, sur le refus que sans doute je luy en eusse fait. Madame, respondit le Chevalier, tous les hommes sont obligez de servir les Dames, & particulierement celles de vostre qualité, & de vostre merite : Et mon pere en vous rendant ce petit service duquel il vous plaist avoir memoire, a satisfait au tiltre de Chevalier qu’il avoit : & moy succedant en sa place, je vous offre & mon sang & ma vie.

Il se passa entre eux plusieurs discours de courtoisie, à la fin desquels elle voulut le faire emporter en litiere, en la grande ville de Marcilly, pour le faire penser de ses blesseures avec plus de soin, mais il s’excusa de sorte, qu’elle luy permit de demeurer en ce lieu encores quelques jours, & cela il le faisoit pour vivre en plus de liberté, & pour ne vouloir point estre dans le monde, puis que Madonte n’estoit point au monde pour luy. Ayant faict resolution qu’aussi-tost qu’il auroit consulté l’Oracle, & reconduit Galathée vers sa mere, de s’en aller si loing, que ny son nom ne fut point cogneu, ny Madonte ne fut point nommée par personne qui la peust cognoistre. Galathée fut tres-aise de voir qu’il n’alloit point à Marcilly, afin d’avoir plus de commodité de demeurer à Mont-verdun aupres de luy, & avec ce pretexte pouvoir estre quelques jours parmi ces bergeres où elle esperoit d’apprendre quelques nouvelles de Celadon, ou voir pour le moins si cette beauté d’Astrée, qui estoit cause que ce berger avoit desdaigné la sienne, la surpassoit de sorte, qu’il l’eust faict avec raison.

Amasis voyant que Damon ne vouloit point bouger du lieu où il estoit, & craignant de les incommoder si elle y demeuroit, la maison n’estant pas fort grande, elle s’en retourna à Marcilly, apres avoir faict plusieurs excuses de la discourtoisie que Polemas luy avoit usée, laquelle elle luy jura ne laisser point impunie. Damon, qui estoit plein de courtoisie, & qui avoit bien souvent passé de semblables hazards, la supplia, si elle le vouloit obliger, de n’en point faire de ressentiment, parce que c’estoit chose qui ne le meritoit pas, outre que l’offence que Polemas avoit receuë en la mort de son parent, estoit telle, qu’il estoit bien raisonnable de donner quelque chose à cette naturelle douleur : Et sceut de telle façon representer cette action à la Nymphe, & diminuer tellement la faute, que quoy que Galathée dist le contraire, se sentant infiniment offencée qu’en sa presence cét accident luy fut arrivé, enfin Amasis promit de faire comme Damon le voudroit, ne desirant rien tant que luy rendre toute sorte de satisfaction & de contentement : Toutefois à son retour à Marcilly, elle ne laissa d’en dire à Polemas ce qui luy en sembloit, & de luy faire paroistre combien cette action luy avoit dépleu, dequoy il s’excusa le mieux qu’il peut, disant que ce n’avoit point esté par son commandement : mais que cependant qu’il s’amusoit à faire relever Argantée, ses solduriers esmeus de juste douleur, avoient pensé devoir venger sa mort. Amasis qui avoit esté fort bien advertie comme le tout estoit passé, luy sceut bien remarquer sa faute, & celle de ceux qui estoient avec luy, & luy ordonna de chasser de son service des personnes tant indignes de faire un mestier si honnorable : ce que Polemas fit si mal volontiers, & s’en sentit si piqué contre Damon, qui n’en pouvoit mais, qu’il resolut de s’en venger sur luy, outre qu’estant de son naturel tres-envieux, & voyant le conte que la Nymphe en faisoit, il ne le pouvoit supporter qu’avec beaucoup de peine : mais ce qui le touchoit encores plus vivement, fut qu’ayant haussé les yeux à espouser Galathée, & voyant qu’elle ne l’aymoit point, quelque artifice qu’il eust peu faire, il commençoit de desseigner les moyens de s’emparer de cét Estat, & avoir par la force ce que par l’amour luy estois desnié, & d’autant plus aisément se laissoit-il aller à cette entreprise, qu’il la voyoit pleine de facilité. Clidamant estant absent avec Lindamor Guyemantz, & les principaux de la contrée, toutes les places entre ses mains, & tous les solduriers & gens de guerre entretenus, & ensemble toute l’auctorité dans le pays, & grandement appuyé d’un bon nombre de ses parens & alliez dedans & dehors l’Estat : au contraire, Amasis n’ayant rien pour elle que la justice seule, s’estant avec trop peu de consideration remise entierement sur la foy & la preud’hommie qu’elle pensoit estre en luy.

Eslevant donc son esprit, poussé d’amour & d’ambition à cette entreprise, il ne voyoit que personne luy peust nuire, n’y ayant pas un seul Chevalier prés d’Amasis qui ne despendist de luy ou qui ne fleschit sous son auctorité, que Damon, qui encores que tout seul, ne laissoit de luy donner du soucy pour la valeur qu’il avoit cogneuë en luy : & craignant qu’Amasis mal satisfaite de cette derniere action, ne taschast de l’arrester en ces pays, & ne l’auctorisast par ses faveurs, il resolut de les prevenir : car il se souvenoit qu’autrefois le pere de ce Chevalier avoit failly d’espouser Amasis, & tout le grand conte qu’elle faisoit de luy, il l’atribuoit à la memoire qu’elle en avoit encore. Cette consideration fut cause, que tirant à part six de ces solduriers à qui Amasis luy avoit commandé de donner congé, il leur tint ce langage, apres s’estre grandement plaint d’elle.

Il est certain, mes amis, dit-il, enfin, qu’il est impossible de changer le naturel de quelque chose, quelque peine, & quelque artifice qu’on y puisse mettre : Vous sçavez avec quel soin & avec quelle peine j’ay servy Amasis, & si j’ay espargné ny ce qui despendoit de moy, ny ce qui estoit de mes amis : & non point en une occasion, mais en toutes celles qui se sont presentées, de telle sorte que ne songeant qu’à ce qui estoit de son service, j’ay clos les yeux à tout ce qui me touchoit : & j’avoüe que quelquefois je n’ay pas donné à mes meilleurs amis toute la satisfaction que je devois, n’ayant l’esprit, ny tous mes desseins bandez qu’à son avantage. Toutefois il m’a esté impossible, quelque peine & quelque juste artifice que j’y aye peu mettre, d’arrester cét esprit ondoyant qui est naturel à celles de son sexe : je la vois donc maintenant entierement portée à un jeune Chevalier estranger, lequel aux despens d’Argantée s’est acquis un peu de reputation : Je veux parler de celuy qui par malheur & non par vertu qui fut en luy, le tua devant nos yeux, y ayant apparence qu’il y eust usé de quelque supercherie avant que nous y fussions arrivez, autrement il ne seroit pas croyable que la force, la valeur, & l’adresse d’Argantée n’en fust venu à bout : le ressentiment que vous en eustes à l’heure mesme m’obligea si fort, qu’il ne sera jour de ma vie que je ne m’en ressouvienne, pour m’en acquiter en toutes sortes d’occasions. Mais maintenant, je crains que les moyens m’en soient ostez pour long temps, si vous ne faictes une bonne resolution, & telle que je la vous proposeray. Amasis pour gratifier ce nouveau venu à nos despens, d’abord m’a ordonné de vous oster du nombre de ses solduriers, avec expres commandement de vous defendre cette contrée, qui est vostre demeure naturelle : Ce coup, encor que vous en ressentiez le premier mal, n’a pas toutefois esté donné pour vous, mais pour moy, c’est à dire, que voulant establir ce jeune homme en cette Province, elle ne le peut faire, qu’en m’ostant l’authorité que mes services m’y ont acquise. Elle a pensé que si elle le faisoit tout à coup, je pourrois peut-estre m’y opposer, c’est pourquoy elle me veut peu à peu miner, afin qu’apres, tant plus l’edifice sera grand, tant plustost il se mette en ruine de sa propre pesanteur : & pour commencer par ce qui me peut le plus soustenir, elle me veut oster mes amis plus asseurez, comme vous estes, je le cognois bien : & si toutes choses estoient en l’estat où j’espere de les voir bien tost, j’empescherois bien ces desordres : mais pour cett’heure, si le remede ne vient de vostre courage, & de vostre resolution, je crains que vous ne soyez contraints de vous separer de nous pour quelque temps, qui seroit bien l’un des plus grands desplaisirs que je peusse recevoir : mais si vous avez le mesme courage que j’ay tousjours recogneu en vous, je m’asseure que vous vous resoudrez de mettre hors du monde celuy qui est cause qu’on vous veut oster du lieu de vostre naissance : Il n’y a rien de si aisé, car il est seul, & il ne sçauroit resister à l’un de vous, tant moins le fera-t’il à tous six, il ne faut d’abord que luy tuër son cheval, afin qu’il ne s’enfuie, & puis estant à pied, le heurt des vostres sans que vous y mettiez la main, est suffisant de vous en donner la victoire. Quant à Amasis, elle en feroit bien quelque demonstration au commencement, si elle sçavoit qui luy auroit osté ce nouvel Adonis : mais incontinent cette colere luy passera : car estant estranger, il n’a point de suitte apres luy, je veux dire personne qui se soucie de sa mort, outre que vous avez assez de prudence pour executer ce que je dis, & sans en parler, & sans que personne s’en doute seulement : & puis toute chose estant entre mes mains, vous pouvez bien estre asseurez que je ne vous laisseray point courre de mauvaise fortune, quoy qu’il puisse avenir de vous. Voyez donc à quoy vous vous resolvez, afin que de mon costé je sçache aussi ce que j’ay à faire, soit pour vous, soit pour moy, en une affaire de telle importance.

Ces solduriers esmeus de ce discours, trop pleins d’artifice pour ne se laisser persuader, luy promettent d’entreprendre & d’executer sur l’estranger tout ce qu’il leur avoit proposé : que quant à eux, ils n’avoient point d’autre consideration que de luy obeyr, & conserver au peril de leur vie sa grandeur & son auctorité : Qu’il ne laissast pas de faire semblant de leur donner congé, & à tous les autres qui se sont trouvez en ce rencontre, afin que l’on ne prenne pas tant garde à eux, & pour leur donner loisir sans danger d’executer leur entreprise, qu’il leur donne quelque terme de sortir hors du pays, & du reste qu’il laisse faire à eux qui l’auront bien tost deffait de cét empeschement.

Ceste entreprise estant ainsi resoluë, le lendemain il faict assembler tous ceux qui s’estoient trouvez avec luy ce jour là, & qui avoient attaqué Damon, & leur dit, que par l’expres commandement d’Amasis, il leur commandoit non seulement de se retirer de son service, mais de sortir de toute la contrée dans dix jours, & qu’il estoit bien marry de les traitter de ceste sorte : mais qu’il le faisoit pour obeyr ; qu’ils n’y manquassent donc point sur peine de la vie, & que toutesfois ne pouvant perdre la memoire des bons services, qu’il avoit receus d’eux, il leur promettoit de procurer envers Amasis de les remettre en sa grace le plus promptement qu’il pourroit, & les faire revenir en son service, & que pour leur donner les moyens d’attendre qu’il le peut faire, outre le payement qu’Amasis leur faisoit des gages de leur service, il leur feroit encore donner du sien propre, la paye de trois Lunes entieres, les priant tous de ne se point despiter, & sur tout de croire que c’estoit avec un extréme desplaisir qu’il leur faisoit ce commandement, estant plus marry qu’il ne pouvoit leur dire, de se voir separé d’eux en la valeur & fidelité desquels il avoit toute sorte d’asseurance. Par ces paroles & par les demonstrations qu’il faisoit d’en estre marry, il s’acquit non seulement la bonne volonté de ceux qu’il licentioit, mais de tous les autres solduriers ; & au contraire la faisoit perdre à Amasis, qui n’estoit pas un petit avancement à l’execution du dessein qu’il avoit faict en soy-mesme : car tout ce qu’il ostoit à la Nymphe, par ce moyen revenoit entierement à son advantage.

Fin du sixiesme livre.


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LE SEPTIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Adamas qui desiroit grandement de contenter toute la belle & honorable troupe qui estoit en sa maison, & de satisfaire particulierement à la promesse qu’il avoit faite à ces belles bergeres,qui l’avoient supplié d’aller en leur hameau, pour faire le sacrifice du remerciment. Soudain que le jour fut venu, il donna ordre à faire partir les Sacrificateurs, avec les animaux & autres choses necessaires, & pour faire advertir tous ceux des hameaux voisins, afin qu’ils y pussent assister. Et cependant qu’il ordonnoit toutes ces choses, la belle Daphnide, & toutes ces estrangeres finirent de s’habiller, & incontinent apres se mirent toutes ensemble en chemin, pour s’en aller au petit pas, au lieu où le sacrifice devoit estre fait. Alexis entre toutes estoit la plus interdite, car d’abord que sortant du logis, elle jetta les yeux sur la riviere de Lignon, & qu’elle apperçeut le lieu de sa derniere demeure, il luy sembla que ce voyage tant hors de son esperance, n’estoit point veritable, mais en songe seulement. Il est vray que quand elle eut descendu une partie de la coline avec Astrée, & qu’Hylas par ces discours l’eust cent fois esveillée, & que veritablement elle recogneut que ce n’estoit pas un songe, mais un veritable voyage, elle se trouva si pleine de contentement, que chacun le pouvoit lire en ses yeux & en son visage. Astrée d’autre costé qui ne pouvoit desirer un plus grand bon-heur, que d’estre aupres de ceste Druyde déguisée, & par qui le visage de Celadon luy estoit si naïfvement representé, s’en alloit si contente & satisfaite, qu’ayant presque oublié les traverses que la fortune luy avoit données par le passé, elle se disoit maintenant la plus heureuse bergere de Lygnon : Et parce qu’Adamas luy avoit faict entendre, que ce soir il vouloit loger avec Phocion, & que Leonide, & Alexis y seroient aussi, elle en donna advis au vieux Pasteur, afin qu’il se preparast à bien recevoir ses hostes, & à donner tel ordre en sa maison, qu’ils n’y receussent point d’incommodité : Et d’autant qu’Alcidon, Daphnide, & sa troupe devoient loger dans celle de Lycidas, ce fut luy qui laissant ceste troupe, se mit devant pour en porter les nouvelles, cependant qu’au petit pas, ils s’en alloient chantant, & discourant, pour tromper la longueur du chemin. Calydon qui avoit le souvenir si present, de la cruelle response qu’Astrée luy avoit faite, n’ayant plus la hardiesse de s’approcher d’elle, & toutesfois ne pouvant celer son desplaisir, ny son extreme affection, marchant quelque pas devant elle, ne se peut empescher de souspirer ces vers :


SONNET.


Que de l’aymer, c’est assez de recompense.


Pourquoy faut-il l’aymer, puis qu’elle est insensible,

Ou n’a nul sentiment que pour s’armer le cœur,

Contre un fidelle Amant de nouvelle rigueur,

A tout autre ennemy se rendant invincible ?

Pourquoy faut-il aymer, puis qu’il est impossible

De pouvoir par Amour en estre le vainqueur :

Ny gagner son esprit par peine ou par longueur,

Et qu’y perdre le temps, c’est l’espoir infaillible ?

Mais pourquoy ne l’aymer, si telle est sa beauté,

Que de ne l’aymer point, ce seroit la lascheté,


Et que de la quitter n’est plus en ma puissance ?

Mais c’est perdre le temps, la peine & le soucy,

Peut-estre Amour vaincra, que s’il n’advient ainsi,

N’est-ce assez de l’aymer pour toute recompense ?


Hylas qui estoit aupres de luy, & qui ne pouvoit aprouver ceste opiniastre affection, soudain que Calydon eut achevé, chanta à haute voix ces vers :


VILLANELLE.


Change d’humeur qui s’y plaira, Jamais Hylas ne changera.

I.

Ceux qui veulent vivre en servage,

Peuvent comme esclaves mourir :

Hylas jamais n’a peu souffrir

Que l’on luy fit un tel outrage :

Change d’humeur qui s’y plaira,
 
Jamais Hylas ne changera.

II.

Il est certain, Hylas vous ayme :

Mais sçavez vous, belle Alexis,

De son amour quel est le prix ?

Le prix d’Amour, c’est l’Amour mesme :
 
Change d’humeur qui s’y plaira,
 
Jamais Hylas ne changera.

III.

Languir aupres d’une cruelle,

C’est un bien maigre passetemps ;

Et c’est enquoy je ne m’entends,

Il vaut bien mieux estre infidelle :
 
Change d’humeur qui s’y plaira,
 
Jamais Hylas ne changera.

IIII.

Mais pour ne le trouver estrange,

Qu’égale entre nous soit la loy :

Comme je vous ayme, aymez moy,

Et me changez si je vous change :
 
Change d’humeur qui s’y plaira,
 
Jamais Hylas ne changera.

V.

Ainsi d’une si douce vie,

Nul de nous ne se lassera,

Parce que celuy changera

Qui premier en aura l’envie.
 
Change d’humeur qui s’y plaira,
 
Jamais Hylas ne changera.

VI.

Et si jamais je vous en blasme,

Que je puisse mourir d’amour,

Ou bien que j’ayme quelque jour

Longuement une laide femme :
 
Change d’humeur qui s’y plaira,
 
Jamais Hylas ne changera.

Chacun se mit à rire de la chanson d’Hylas, & parce que Stiliane qui marchoit avec Carlis & Hermante assez pres de luy avoit escouté attentivement ce qu’il avoit dit : Il me semble Hylas, luy dit-elle, que ceux qui vous accusent d’estre inconstant vous font un grand outrage, puis que jamais homme ne fut plus constant que vous estes, d’autant que dés la premiere fois que je vous vis, vous estiez de la mesme opinion que je vous retrouve. Que voulez-vous ma vieille maistresse, que je vous die ? c’est de la misere de nostre siecle qu’il faut que je me pleigne, puis que les hommes & les femmes sont de si peu d’esprit qu’ils ne sçavent recognoistre ceste verité : Voila, dit-elle en sousriant, une mauvaise recompense pour le bon office que je vous rends, vous me nommez vostre vieille maistresse, & ne sçavez-vous, Hylas, qu’il n’y a rien qui offence plus une femme que de l’appeller vieille ? Je le croy, respondit Hylas, mais je ne sçay qu’y faire, le long-temps qu’il y a que nous nous cognoissons est cause de ceste injure. Daphnide qui parloit avec le sage Adamas, oyant rire ceux qui estoient aupres de Hylas, & desireuse de sçavoir que c’estoit, le demanda à Diane qui estoit assez pres d’elle, & luy en ayant dit le sujet. Il faut advoüer, dit Daphnide, que son humeur est la plus agreable que l’on puisse rencontrer, & que l’on le peut nommer l’unique en son espece, & je croy que toute cette troupe seroit bien marrie de le perdre. Mais, belle bergere, dites moy je vous supplie, depuis quand est-il parmy vous, & qu’est-ce qui l’y a fait venir, & qui l’y arreste ? Diane alors luy respondit, Il y peut avoir quatre ou cinq Lunes qu’il vint, & je croy que de vous dire ce qui l’arreste icy, il est superflu, puis, Madame, que vous le pouvez assez imaginer, cognoissant son humeur comme vous faites, mais pour l’occasion qui le nous a amené, je ne pense pas que personne la sçache que luy seul, ce n’est pas qu’il soit fort caché ny retenu à raconter tout ce qui luy est arrivé : mais c’est que ayant plusieurs fois commencé où il a esté interrompu, ou le temps luy a manqué, & je m’asseure, Madame, que pour peu que vous fassiez semblant de le desirer, il ne fera pas difficulté de vous le dire, puis qu’il croit estre bien autant obligé à ceux qui le veulent escouter, que luy sçauroient estre ceux auxquels il raconte ses fortunes : Je pense adjousta Daphnide, que ce ne seroit point un mauvais divertissement, s’il nous vouloit entretenir, & que le chemin en seroit beaucoup moins ennuyeux : mais pour en venir à bout, il faut que ceste belle Druyde, dit-elle monstrant Alexis, le luy commande. Alexis qui s’oüyt nommer, & qui prit garde au signe que faisoit Daphnide de la main, pour ne point monstrer qu’elle fust trop attentive à parler avec Astrée, luy demanda si elle vouloit quelque service d’elle, & sçachant par Diane ce qu’elle desiroit : Je m’asseure, Madame, dit Alexis, que personne n’y a plus de pouvoir que vous : & toutesfois, puis qu’il vous plaist de me le commander ainsi, je m’en vay faire preuve de celuy que j’y ay ; & lors relevant la voix : Mon serviteur, luy dit-elle, je deviens jalouse : Il y a peu d’occasion de l’estre, respondit Hylas ; L’occasion, adjousta Alexis, y est tres-grande : car outre que le visage de ces belles estrangeres ne m’en donne que trop, encores sçavez vous bien que ce n’est pas sans raison si l’on soupçonne de larcin celuy qui a accoustumé de desrober : Vous voulez dire, respondit Hylas en sousriant, que j’ay accoustumé de desrober les cœurs de celles qui me voyent, & vous craignez que je n’en fasse de mesme de celuy de ces nouvelles bergeres ? mais n’ayez peur, ma belle maistresse, car il peut bien estre que je feray ce larcin : mais encores que je prenne le leur, je vous promets que pour cela elles n’auront pas le mien, & qu’il sera tout à vous. Ceste asseurance, repliqua Alexis, me plaist fort : mais mon serviteur, ce n’est pas ce que je veux dire : j’entends qu’elle sont belles, & que vous faites gloire d’aymer toutes celles qui ont de la beauté. Hylas alors s’approchant d’Alexis : Je voy bien ma maistresse, luy dit-il, que vous ne sçavez pas encore de quelle sorte j’ayme. Il faut que vous sçachiez que je m’y gouverne tout ainsi qu’un marchand bien advisé, lors qu’il faict dessein d’achepter quelque chose, il regarde combien elle peut valoir, & puis amasse de tous cotez l’argent qui luy est necessaire pour esgaler ce prix. J’en fais de mesme : car lors que j’entreprens d’aimer une Dame, je regarde incontinent quelle est sa beauté, car comme vous sçavez, ce qui donne le prix aux femmes, ce n’est que la seule beauté, & soudain je fais un amas d’Amour en mon ame, esgal au prix & à la valeur qui est en elle, & lors que j’ayme, je vay despendant cét amas d’Amour, & quand je l’ay tout employé au service de celle pour qui je l’avois amassé, il ne m’en reste plus pour elle, & faut si je veux aymer, que j’aille ailleurs chercher une nouvelle beauté pour faire un autre amas d’Amour, si bien qu’en cela mon argent & mon amour se ressemblent bien fort : Je veux dire, que l’un & l’autre quand je les ay despendus, je ne les ay plus : Vous auriez donc quelque raison de craindre, ma maistresse, si jamais je n’avois aymé ces nouvelles bergeres : mais il y a long-temps que j’ay despendu tout l’amas que j’avois faict pour leur beauté, & qu’il n’y en a plus en moy pour elles : Mais, mon serviteur, adjousta Alexis, les marchands qui sont riches, encores qu’ils ayent une fois vuidé leurs bources, ils ne laissent de la remplir pour achepter la seconde fois ce que la premiere ils n’auroient peu avoir ? Or, reprit Hylas, c’est enquoy , ma maistresse, ces riches marchands & moy ne sommes pas semblables : car eux par deux & trois fois reprennent & renoüent leurs marchez, voire s’ils n’ont pas l’argent, l’empruntent sur leur credit : mais moy, jamais plus je n’y reviens lors que la premiere fois j’ay manqué de l’achepter : Voila, dit Daphnide en sousriant, la plus belle façon d’aymer dont j’aye jamais ouy parler ; Il est vray, dict Alexis, mais elle n’est pas tant à mon advantage que je desirerois bien, car j’ay peur que vous n’ayez bien tost despendu l’amour que vous avez amassée pour moy, & lors vous ne m’aymerez plus : Il est certain, respondit froidement Hylas, que si je l’avois toute employée, vous n’en devriez jamais esperer en moy : mais il est du tout impossible, parce que quand je fais cét amas d’Amour, je le rends égal à la beauté que je veux aymer, & la vostre estant infinie, vous devez croire que le monceau est grand, de l’amour que j’ay mis ensemble pour l’esgaler : J’en seray bien ayse, respondit Alexis ; car ce me seroit bien du regret de vous perdre, vous estimant comme je fais, & cela me faict vous supplier, si de fortune il n’y en avoit pas un si grand monceau que vous le figurez, que vous rabatissiez un peu de vostre despence, afin que vostre monceau durast d’avantage : j’ayme mieux que vous m’aymiez un peu moins, que si vous imitiez ceux qui despendent en un jour ce qui leur pourroit suffire pour tout un an : Ma maistresse, dit-il incontinent, si vous n’avez que ce soucy, vivez seulement en repos, car je vous asseure que j’en ay tant, que j’ay de quoy vous aymer plus long-temps que je ne vivray : Mais, mon serviteur, puis que vous avez tant d’Amour pour moy, dit Alexis, encore me semble-t’il que vous devriez desirer que j’en eusse autant pour vous, afin que cette Amour ne fust point boiteuse ? Vous dites fort bien, reprit Hylas, & c’est enquoy je suis bien empesché, si vous me dites ce qu’il faut faire, vous verrez que je le desire pour le moins autant que je vous ayme : Je ne doute point, adjousta Alexis, de ceste bonne volonté : mais puis qu’il est ainsi, il faut que vous en cherchiez les moyens : J’ay tousjours ouy dire, que ce qui donne le plus d’Amour, c’est la cognoissance de la chose aymable : Comment voulez vous que je vous ayme, si je ne vous cognois point, ou pour le moins si je ne sçay de vous que fort peu ? Le thresor caché ne sert à rien pour le faire estimer, vos actions sans doute, vous pourroient rendre estimable, si elles estoient sceuës, c’est pour quoy il me semble que si vous desirez que je vous ayme, vous devez estre curieux de me faire sçavoir vostre vie, & maintenant que le temps est si propre, & que vous aurez une si belle audience, vous ne devez pas en perdre l’occasion : Et quoy, ma maistresse, dit Hylas, tout ce long discours que vous avez fait, n’a-ce esté que pour ce sujet ? Il ne falloit que me faire signe que vous le vouliez, vous eussiez veu que mon affection est encore plus grande que vostre curiosité, & quoy que je tienne ces maximes fausses en Amour, qu’il faille cognoistre avant que d’aymer, aussi bien que toutes les autres que Silvandre va proposant, si ne veux-je manquer de vous dire tout ce que je sçay de moy, seulement pour vous obeyr. Et lors Adamas l’ayant fait mettre au milieu de toute la troupe, chacun demeura attentif à l’escouter, & pour le mieux oüyr ils se pressoient si fort autour de luy, qu’ils se marchoient presque sur les pieds : Et lors voyant qu’ils faisoient tous un grand silence, il commença de ceste sorte :


HISTOIRE


De Cryseide & d’Arimant.


Il est certain que l’ignorance a cela de propre, qu’elle fait blasmer plusieurs choses, qui d’elles mesmes sont loüables : Je l’ay recogneu maintesfois sic dans l’original depuis que je suis parmi les bergers de cette riviere de Lignon, où les fausses maximes de Silvandre sont tellement suivies, que vous diriez, ma maistresse, quand il parle que c’est un Oracle, & que les Dieux seroient bien offencez, si l’on ne croyoit tout ce qu’il dit : Et cette erreur est tellement enracinée dans l’opinion de tous ceux de cette contrée, qu’il semble que ce soit un crime de leze Majesté en Amour que d’y contredire : mais moy qui ne m’arreste pas à l’opinion, mais à la verité, & qui ne me laisses gueres vaincre aux paroles sans les raisons, j’ay tousjours voulu suivre ce que cette raison m’a monstré se devoir faire. Y a-t’il quelqu’un qui puisse blasmer l’experience, puis qu’elle est mere & nourrice de la prudence ? Et toutefois parlez à Silvandre, & à ceux qui sont de sa secte, ils vous maintiendront au peril de leur vie, que ces experiences sont vicieuses, & qu’il faut comme coquilles, depuis qu’on est attaché à un rocher, ne s’en separer jamais : Voire comme si les Dieux ne nous avoient pas donné le jugement pour discerner des choses bonnes, celles qui sont meilleures, & la volonté qui est tousjours portée de son naturel, & par la raison à celles qui sont les plus parfaites : Ces considerations seront s’il vous plaist devant vos yeux, ma maistresse, quand vous verrez que j’en ay quelquefois aymées, que j’ay changées apres pour d’autres, sans que cela vous puisse faire craindre que je vous laisse jamais pour quelque autre, puis qu’il est impossible que je trouve quelque chose qui vaille mieux.

Vous n’avez pas esté la premiere, ma belle maistresse, qui avez desiré d’entendre la suitte estrange de mes fortunes : Il y en a eu plusieurs qui ont eu cette curiosité, & mesme en cette troupe, & a qui en diverses fois j’en ay dit une grande partie. Or je sçay bien que ce que vous desirez sçavoir de moy, c’est ce que vous ne pouvez apprendre de nul autre qui soit icy, car pour le reste, ces causeuses bergeres à qui je l’ay desja raconté, vous le diront à loisir, si desja elles ne l’ont fait : Et pource je ne vous diray pas que je suis originaire de Camargues, que j’y commençay mon apprentissage auprez de Carlis, & le finis en Stiliane, qui me firent quiter le lieu de ma naissance, tant j’estois nouveau en ce mestier, ny que suivant ma fortune je parvins à Lyon, apres avoir aymé par les chemins la belle Aymée, la folastre Floriante, & la triste Cloris : je me tairay aussi qu’y estant arrivé, j’entrevis Circeine, & que j’en fus pris d’Amour, & que si cette affection nasquit dans le temple, elle mourut aussi-tost que j’en sortis pour revivre quelque temps apres, laissant cependant la place à la charitable Palinice, & celle-là, à la courtoise Parthenope, puis à la malicieuse Dorinde, & à la glorieuse Florice : mais parce que Florice est la derniere de toutes celles que j’ay nommées, je suis contraint de commencer mon discours où cette amour prit fin, pour vous faire mieux entendre ce que vous desirez sçavoir de ma vie.

Periandre tres-honneste Chevalier, & qui estoit passionnément amoureux de Dorinde, pour luy complaire fut cause de me faire perdre la bonne volonté de Florice : en me desrobant, quoy que mon amy, quelques lettres qu’elle m’avoit escrites, & que depuis Dorinde pour se venger d’elle & de moy, fit voir, la malicieuse qu’elle est, à Theombre mary de Florice, & desquelles il conceut un si grand soupçon, qu’il l’emmena hors de la ville, me faisant perdre par cét esloignement le bien de la voir, & peu de temps apres le desir de la revoir : Car, ma maistresse, je vous avoüe librement, que tout ainsi que mon amour prend naissance par les yeux, de mesme meurt-il aussi tost que par la veuë je ne le puis plus nourrir, suivant cette tres-veritable maxime, Qui est loing des yeux, l’est aussi du cœur Mettre en italiques dans le doc html. Et cest autre, Qui ne sçait oublier s’en aille idem. Or le sejour de Florice hors de la ville fut d’une Lune, assez long pour voit naistre en moy une douzaine de diverses Amours : mais quand le terme de son esloignement n’eut pas esté si long, l’ocasion qui se presenta n’eust esté que trop suffisante de me la faire oublier, toutefois il ne faut point que je me vante, encores que la perte ou le changement d’une amitié n’ait guiere accoustumé de me faire desesperer, ayant tousjours eu une certaine resolution, & grandeur de courage, qui ne m’a jamais laissé abatre sous une trop grande tristesse pour un semblable accident, si fus-je bien empesché de moy-mesme quand Florice partit, & plus encores quand je vis que son sejour estoit si long : car il est certain que je n’ay jamais apreuvé ces Amours qui se nourrissent de la pensée & de l’imagination. Et parce que je me ressouvins, qu’estant petit enfant, lors que par mesgarde je m’estois bruslé le doigt, ceux qui avoient le soin de ma conduite me le faisoient raprocher du feu, & comme s’ils eussent voulu faire brusler la bruslure mesme, me contraignoient de l’y tenir, jusques à ce que les larmes m’en venoient aux yeux. Je pensay qu’Amour estant ainsi qu’on dit un feu qui m’avoit bruslé, il falloit chercher un autre feu, & pour guerir de ma premiere bruslure en faire presque une nouvelle. Cette resolution fut cause, que par-tout où je sçavois qu’il y avoit quelque belle Dame, je m’y en allois pour m’y rebrusler : enfin le Ciel qui ordinairement favorise les desseins qui sont justes, me fit rencontrer le feu qui m’estoit necessaire.

Un soir je me treuvay sans autre dessein que de laisser passer le reste du jour pres du Pont de l’Arar, dans la place qui le touche, & qui descouvre d’un bout à l’autre de ce Pont, & de fortune y jettant les yeux, j’aperceus venir au grand trot trois cheriots sic descouverts, chacun tirez par six chevaux : & parce que c’estoit un equipage que nous n’avions guiere accoustumé, je me mis en lieu commode pour les voir passer. Dans chacun il y avoit quatre Dames, vestuës tout autrement que les nostres, leurs robes estoient volantes, leurs manches si estroittes, que la forme du bras paroissoit, le bas de la robe sans plis, & tellement coupé sur le corps, que la rondeur du ventre se discernoit, leurs fraizes grandes & à gros boüillons, dont les bords brilloient tout à l’entour de petites paillettes d’or, leurs cheveux fort relevez par le devant, horsmis quelques-uns qui estoient frisez & qu’elles laissoient nonchalamment tomber sur le visage : au haut de la coiffure par le derriere estoit attachée une gaze, qui alloit accompagnant le corps aussi bas que la robe, comme aussi les doubles manches, qui larges & ouvertes s’avaloient jusques en terre. Cét habit incogneu à mes yeux me donna une extreme curiosité de les considerer : & de fortune, la premiere sur qui je jettay les yeux me les retint tant que je la peus voir. Elle estoit dans le premier chariot en la place la plus honorable. Ses cheveux estoient entre blonds & chastains, son taint si beau, qu’il faisoit honte au satin le plus blanc, l’œil & le sourcil noir : mais l’œil si vif, qu’il perçoit d’un seul coup jusques au centre du cœur, sa bouche si rouge qu’on l’eust jugée du plus vif coral qui se trouve, le col un peu long, mais si blanc, si rond, & si uni, qu’il sembloit une colonne d’albastre, & qui s’approchant de la gorge s’alloit eslargissant peu à peu d’une si juste proportion, qu’il faisoit juger l’embonpoint de tout le reste du corps, sa fraize qui estoit ouverte en laissoit la veuë, & d’une partie du sein aussi, dont un envieux mouchoir cachoit le reste, & toutefois par mesgarde, ou à dessein bien souvent il s’entr’ouvroit ou s’eslevoit selon le branle du chariot, & laissoit passer l’œil curieux quelquefois bien avant, pour luy donner, comme je croy, plus de desir de voir le reste par la veuë de ce qui luy estoit permis. Pour sa taille, la robe volante la cachoit, & le chariot empeschoit que la hauteur peust estre bien veuë : toutesfois par ce qui s’en voyoit, l’on pouvoit juger qu’elle n’estoit ny grande ny petite. Quant à sa main, que de temps en temps elle sortoit du gand pour relever les cheveux qui luy tomboient sur les yeux, elle paroissoit telle, que rien ne se pouvoit esgaler à la blancheur du visage qu’elle seule.

Or jugez, Madame, si cette beauté pouvoit estre veuë sans estre aymée, aussi fut-ce le feu où je bruslay toutes mes autres brusleures, mais de telle sorte, qu’en oubliant Circeine, Palinice, Dorinde, & Florice mesme, je me donnay entierement à celle-cy. Peut-estre trouverez-vous estrange qu’estant dans un chariot, & ne faisant que passer, je peusse remarquer tant de particularitez en cette belle : mais il faut se souvenir que je la regardois avec plus de deux yeux, car outre les miens, j’avois encor ceux d’Amour, qu’il me presta, afin que je peusse bien voir cette merveille : & ne faut pas croire ce que Silvandre allegue bien souvent, que l’Amour est aveugle : car au contraire, ceux qui voyent avec ses yeux percent les habillemens, & voyent à travers la robe les beautez qui sont cachées à tous les autres : mais sembla-t’il que cét Amour eust un grand dessein sur moy à ce coup, parce que ce fut luy sans doubte, qui pour donner plus de loisir de me servir de ses yeux, & des miens, fit accrocher quelques charrettes qui venoient de mon costé, pour passer sur le pont, aux rouës de ce bien-heureux chariot : tant y a que quand il s’en alla, il estoit plus chargé que quand il vint, parce qu’il emporta mon cœur de plus.

Vous riez Silvandre, dit Hylas interrompant le fil de son discours, & je cognoy bien que vous voulez dire qu’il n’estoit guere plus chargé au partir qu’à l’abord. Contentez-vous que mon cœur tout leger que vous l’estimez, est aussi pesant que le vostre : Je ne sçay pas cela, dit Silvandre, mais si fais bien que pour peu que le cheriot sic aussi donc laisser/note qui emportoit vostre cœur allast rudement, il en sortit bien tost, car il n’a guere accoustumé de demeurer en une place. Voila, continua Hylas, la mesme opinion de Periandre, lors qu’il me trouva appuyé sur le banc où je m’estois retiré pour voir passer ces estrangers. Ce bon amy me voyant à moitié hors de moy, se douta à peu prés de mon mal, & s’approchant doucement de moy : Courage, me dit-il, Hylas, vous guerirez aussi bien de celle-cy que des autres ; je luy respondis d’un visage tout renfrongné, Periandre vous vous mocquez de moy, mais si vous sçaviez la grandeur de mon mal, vous en auriez pitié, quoy que je vous advouë qu’il vient d’Amour. Ah ! mon amy, me repliqua-t’il, il ne faut qu’avoir bon cœur, ce n’est pas la premiere fois que vous avez eu cette mesme maladie sans en mourir. Il est vray, dis-je, mais en ce temps là je sçavois qui me faisoit mal, & maintenant je l’ignore. Comment, reprit Periandre en sousriant, vous estes amoureux, & ne sçavez de qui ? Il est ainsi que vous dites, luy respondis-je. Or considerez si à cette fois Amour ne m’a pas bien attrappé : Que vous aymiez, dit-il, je le croy, mais que vous ne sçachiez qui vous aymez, encore qu’en toute autre chose je vous estime veritable, toutesfois en celle-cy, je suis incredule : & s’il est vray, je tiens que celle-cy est l’une de ces choses qui sont plus aisées à faire, qu’à persuader ny à croire. Que vous le croyez ou non, dis-je en sousriant, cela n’empesche pas que je ne sois l’homme du monde le plus possedé d’une amour incognuë. Et y a-t’il long-temps, me dit-il, que vous avez ce bisarre mal ? Un peu plus, luy respondis-je, qu’il y a que nous en parlons. A cette responce Periandre se mit à rire, & puis se moquant de moy, & me mettant une main sur l’espaule, Et bien mon amy, me dit-il, si ce mal envieillit, je veux payer les Medecins : & à ce mot il s’en voulut aller, mais le retenant par la cape, je luy dis comme par reproche. Est-ce cela toute l’aide & toute la consolation que je devois attendre de l’amitié que vous m’avez promise ? Et que puis-je pour vous, me dit-il, si vous ne sçavez qui vous a fait le mal dont vous vous pleignez ? Encores, repliquay-je, m’y pouvez vous aider, me faisant avoir cognoissance de celle que j’adore. Vous vous moquez de moy, dit-il, aussi bien que de vostre mal : comment voulez vous que je la cognoisse mieux que vous ? Et quoy, repris-je alors, ne voit-on pas ordinairement que les personnes saines disent aux malades quelle est leur maladie, & y trouvent & rapportent les remedes que ceux qui ont le mal ne peuvent ny sçavoir, ny trouver ? Ah Periandre ! si vous m’aymiez comme vous dites, vous ne me refuseriez pas l’assistance que vous me devez. Alors il me respondit, Que voulez-vous, Hylas, que je vous die ? Je croy sur ma foy que vous estes fol ? Je suis fol ? luy dis-je, or oyez si c’est folie d’aimer ce que j’adore. Celle pour qui je meurs ne cede en beauté à la mesme Deesse d’Apelles, elle a plus de grace que les Graces mesmes : Et si l’Amour n’avoit le bandeau sur les yeux, sans doute Amour brusleroit d’Amour pour elle : mais il est vray que je ne sçay quelle elle est. En ce dernier poinct, me repliqua-t’il, gist vostre folie : mais où l’avez-vous veuë ? O Dieux ! luy dis-je, n’estes-vous pas bien aveugle de ne voir point le Soleil quand il esclaire ? N’avez-vous point veu ces chariots qui ne font que de passer ? Dans le premier estoit celle que j’aime, & que je ne cognois point : Si c’est celle-là, me dit-il incontinent, sçaches mon amy que tu es prisonnier d’une prisonniere, Gondebaut nostre Roy les a prises de-là les Alpes, & les envoye icy pour marque de sa victoire.

Commence ici un nouveau paragraphe  reporter htmlJ’appris ainsi qui estoit ceste belle estrangere, & s’il n’eust esté si tard, j’eusse dés ce soir mesme assayé de la voir, mais le remettant au matin, je me retiray en mon logis si tourmenté, que je ne reposay de toute la nuict. Je sortis du lict au mesme temps que le jour parut : Et parce que Periandre m’avoit promis que nous yrions de compagnie au Palais pour nous trouver lors que ces estrangeres yroient au Temple, attendant qu’il vint, je pris un miroir pour prendre advis de luy comme ce jour là je m’habillerois : cent fois je passay les mains dans mon poil, tantost pour le relever, & tantost pour le frizer ; & cent fois il me sembla qu’il ne se vouloit tenir si bien que de coustume : cent fois je mis & remis ma fraize, & je ratachay de tant de sorte mes jarretieres, que le jarret m’en faisoit mal, & laissay tous ceux qui estoient autour de moy à m’accommoder le reste de mon habit : mais enfin quand je revins au miroir, je pris garde que mes cheveux paroissoient un peu trop dorez, & parce que c’est une chose à laquelle il se faut bien prendre garde, de ne donner point une mauvaise impression aux femmes la premiere fois qu’elles nous voyent : & que je sçay qu’encores que ce soit sans raison, elle craignent le poil de la couleur du mien, je me chargay la teste de tant de poudre de Cypre, que de loing elle sembloit mieux la teste d’un meunier que celle d’Hylas, & Periandre m’y surprenant demeura long-temps à me considerer en ce travail, avant que je l’apperceusse. En fin je levay de fortune la teste, & haussant les yeux je vis qu’il s’en sousrioit. Periandre, luy dis-je, vous n’estes pas bon amy, puis qu’au lieu de m’aider, & d’avoir pitié de mon mal, vous vous moquez de ce que je vous dis. Tant s’en faut que je m’en moque, dit-il, qu’au contraire je l’admire, & ne puis penser que ce mal duquel vous vous plaignez soit veritable, si ce n’est qu’Amour se soit voulu venger de vous, vous faisant espreuver en vous-mesme, ce que vous n’avez jamais peu croire en autruy. Et dequoy, dis-je, ay-je esté tant incredule ? qu’il se peut treuver, dit-il, une affection si grande qu’elle puisse effacer tous les autres soings, sinon ceux qui la touchent ou qui despendent d’elle ? Vous avez raison, luy dis-je, mais si m’avez-vous tousjours veu desireux de plaire à celles que j’ay aimées : & parce que quand je mettrois ensemble toutes les amours que j’ay eu pour celles que j’ay jusques icy affectionnées, elles ne sçauroient esgaller la seule affection que je porte à celle seule, vous ne devez trouver estrange que j’employe aussi plus de peine, & plus de soing que pour toutes les autres, sçachant assez que les premieres impressions qu’elles reçoivent sont malaisement effacées. Et d’autant qu’en luy tenant ce discours, je ne laissois de m’habiller & agencer le plus soigneusement qu’il m’estoit possible : Encore, me dit-il, faut-il mettre une fin à ceste curiosité, autrement nous y arriverons lors qu’elles seront parties ; & lors me prenant par la main, il me destacha presque par force de mon miroir, & me contraignit de le suivre au Palais, où estoit logée ceste belle estrangere : & où nous n’eusmes guere attendu, que nous les vismes sortir, se tenans par les mains deux à deux pour s’en aller au temple.

J’estois si attentif à les voir passer devant nous, & à bien remarquer celle qui m’avoit blessé ; que Periandre pour se moquer de moy, me vint dire à l’oreille, Prenez garde que celle que vous aymez si fort, ne passe sans que vous la recognoissiez. Si mes yeux, luy respondis-je, avoient fait ceste faute, je les arracherois du lieu où ils sont, pour n’estre plus trompé de ceste sorte : Je ne le dis pas sans raison, repliqua-t’il en sousriant : car je suis le plus trompé homme du monde, si elle n’est desja passée. Est-il possible, repris-je incontinent, & ne vous moquez-vous point de moy ? Et à ce mot sans attendre sa responce, je m’avançay devant toutes, afin de les voir repasser une autre fois, mais je cogneus bien qu’il ne l’avoit dit que pour me mettre en peine, parce que peu apres je vis venir celle que j’attendois, la derniere de toutes, accompagnée de tant de beautez, qu’elle attiroit les yeux de chacun sur elle. Ceste seconde veuë me ravit de telle sorte, que je ne sçay ce que je devins : seulement je me ressouviens que quand elle passa au devant de moy, je ne me peus empescher de dire avec un grand souspir : Voila la plus belle de toutes, & de fortune il advint que de toutes ces estrangeres, il n’y avoit qu’elle seule qui entendit le langage des Gaulois, de sorte que je l’obligeay aux despens des autres, sans toutesfois aussi les desobliger, parce qu’il n’y eust qu’elle qui m’entendist, d’autant que quelque mine qu’une femme en fasse, c’est une playe presque incurable, que le mespris qu’on fait de sa beauté, & au contraire de toutes les flatteries qui plaisent le plus aux femmes, il n’y en a point qui leur soit plus agreable, que celles qui touchent leur beauté : parce que jamais leurs jugemens ne desmentent les paroles qui en sont dites, pour advantageuses qu’elles soient. Le temple estoit assez esloigné du Palais : & toutesfois je treuvay le chemin si court, que je ne pensois pas en avoir fait la moitié lors que nous arrivasmes : mais ce que je treuvay de plus estrange, ce fut de voir achever si promptement le sacrifice qui y fut fait, qu’à peine pensois-je qu’il fut bien commencé, lors que j’oüys les dernieres paroles qui permettent de s’en aller, & cela d’autant que je recevois un contentement si extreme, de voir ceste belle estrangere, que je n’ostay jamais les yeux de dessus elle, tant que le sacrifice dura : & parce que ces belles Dames n’estoient pas sans curiosité non plus que nous, elles ne s’amusoient pas tant à leurs devotions, qu’elles ne donnassent quelquefois le temps à leurs yeux de faire une ronde parmy le temple : mais il n’arriva jamais que ceste belle estrangere tournast les yeux vers moy, qu’elle ne rencontrast les miens attachez sur son visage.

Diane alors en sousriant, Encore faut-il, dit-elle, Hylas, que je vous interrompe, pour vous faire prendre garde que vous n’avez point de raison de blasmer Vesta, & la Bonne Déesse, lors que la venerable Chrysante vous deffendit & à tout le reste des bergers, d’assister aux sacrifices qui leur sont faits par les Vestales, puis que les temples son faicts pour prier les Dieux, & non pas pour faire l’amour à celles que l’on ayme. Encore n’est-ce pas sans raison, respondit Hylas, que je m’en suis plaint, puis qu’il semble que les Dieux ne doivent pas treuver mauvais que nous fassions en terre ce qu’ils font eux mesmes dans les Cieux : & sans attendre que Diane repliquast, il reprit son discours de ceste sorte :

Le sacrifice estant finy, elles s’en retournerent au mesme ordre qu’elles estoient venuës : mais de fortune au sortir du temple qui est relevé comme vous sçavez de plusieurs degrez, ceste belle qui regardoit ailleurs, faillit une des dernieres marches, & à cause des souliers qu’elles portent, qui sont d’excessive hauteur, ne pouvant se retenir elle tomba, mais toutesfois sans se faire mal. J’y accourus incontinent, comme celuy qui avoit tousjours les yeux sur elle : & la prenant par le bras je la relevay, avec tant de contentement pour moy, que je tiens pour bien employée toute la peine que j’avois eu le reste du jour, luy ayant peu rendre ce petit service, qui fut la premiere cognoissance que depuis elle me confessa avoir euë de ma bonne volonté, & cela a esté cause que depuis en toutes mes autres affections, j’ay observé de ne laisser jamais perdre une occasion pour petite qu’elle soit, de servir celles que j’ay aymées, ayant appris de là, qu’en imitant les bons maistres d’escrime, il vaut mieux tirer plusieurs coups, encore qu’ils ne soient pas tous mortels, que d’attendre tout un jour pour en faire un seul, parce que celuy est bien ignorant en ce mestier, qui ne sçait se deffendre d’un coup : mais quand il en tombe une gresle, & que pesle-mesle l’un n’attend pas l’autre, il est presque impossible que quelqu’un ne porte, & ne fasse effect. Je dis ces choses particulierement pour Silvandre, qui est bien si glorieux qu’il ne voudroit pas faire un moindre service à sa maistresse, que de luy sauver la vie, luy semblant que les autres qui sont plus petits ne meritent d’estre mis en conte.

Silvandre pour ne l’interrompre ne vouloit point respondre : mais voyant que chacun avoit les yeux tournez vers luy, & que Diane mesme le regardoit, comme attendant quelque chose de luy, il creut d’estre obligé de luy dire : J’avoüe, Hylas, & desavoüe en partie ce que tu viens de dire de mon humeur ; tant s’en faut que je ne voulusse faire un moindre service à ma Maistresse que de luy sauver la vie, qu’au contraire je prie Tautates que l’occasion ne s’en presente point, afin qu’elle ne soit jamais touchée, ny mon cœur aussi d’une si grande & si fascheuse apprehension : mais j’avoüe bien que ces petits services qui mesme ne meritent point l’avoir tel nom, mais seulement des soings, qui autrement n’estans point faicts s’appelleroient nonchalances, ne sont pas dignes d’estre mis au compte que tu fais, puis que les plus grands doivent estre effacez de la memoire de celuy qui les a rendus : & croy moy, Hylas, qu’à quelque compte que l’Amant vienne de ses services avec celle qu’il ayme, c’est un signe tres-asseuré qu’il se lasse de servir, & qu’il luy tarde de n’avoir achevé le prix fait qu’il a commencé. Et quoy donc, reprit Hylas en branlant la teste, on doit perdre la memoire d’un long service ? & pourquoy faut-il donc les rendre, puis que les choses passées, & desquelles on ne se ressouvient point, il voudroit autant qu’elles n’eussent point esté ? Sois certain, Silvandre mon amy, que tu treuveras force femmes qui s’accorderont à cette ordonnance, parce que l’ingratitude qui leur est naturelle, est, pour les biens-faits receus, la mere de l’oubly : mais ayant tousjours creu que c’estoit vivre en personne de peu de jugement, que de vivre sans compte, je remarque de telle sorte les services que je leur rends, que si elles font semblant de ne s’en souvenir point, ou de n’y prendre pas garde, je les leur dis & redis si souvent, qu’elles sont bien sourdes, si enfin elles ne les entendent : aussi pour dire la verité, je pense que si tes services meritoient autant que les miens, tu ne les donnerois pas à si bon marché, ou pour mieux dire, tu ne les voudrois pas perdre si inutilement : car quant à moy, je tiens que les moindres que je rends, meritent une tres-grande recompense. Si je ne sçavois, respondit Silvandre en sousriant, que tu és de l’isle de Camargue, je penserois te voyant faire si grand cas de peu de chose, que tu fusses né dans une certaine contrée des Gaules, où les habitans ont trois conditions, qui ne semblent pas estre fort esloignées de ton humeur. Et quelles sont-elles ? adjousta Hylas. Je ne les voulois pas dire, reprit Silvandre, mais puis que tu me presses, il faut que tu les sçaches. La premiere, c’est qu’ils sont riches de peu de bien : j’autre, docteurs de peu de sçavoir : & la derniere, glorieux de peu d’honneur. Hylas voulut respondre à moitié en colere : mais l’esclat de rire que fit toute la trouppe au commencement l’en empescha. Et apres quand il voulut reprendre la parole, Silvandre le devança, & luy dit en sousriant : Il suffit, Hylas, que je te declare n’avoir point dit ces paroles pour la Province des Romains où tu és né : mais si tu penses estre obligé à quelque ressentiment, je te permets de bon cœur d’en dire autant ou plus du lieu de ma naissance quand il te plaira. Ne doute point, reprit incontinent Hylas, que si le lieu duquel tu parles ne m’estoit autant incogneu qu’à toy-mesme, je ne demeurerois pas muet à cette reproche, & avec plus de verité que tu n’as pas faict : & toutefois sans sçavoir quelle est cette contrée malheureuse, on peut aisément juger, qu’elle ne doit guiere rapporter que des ronces & des chardons, puis qu’elle a produit un esprit si espineux & si mordant que le tien. A quoy Silvandre n’ayant voulu respondre pour ne le distraire point d’avantage de la continuation de son discours, apres s’estre teu quelque temps, il reprit ainsi la parole :

La coustume de l’ancienne ville de Lyon, qui estoit de caresser, & d’honorer grandement les estrangers, estans tres-religieux en l’observation des loix de l’hospitalité, fut cause qu’Amasonte, tante de Periandre, quelques jours apres l’arrivée de ces belles estrangeres, s’enquist de ceux qui les avoient en garde, s’il estoit permis de les visiter : & ayant appris que le Roy l’auroit tres-agreable, elle ne manqua point de s’y en aller, pour leur offrir toute sorte d’assistance & de service. Elle avoit une jeune fille nommée Orsinde, qui n’estoit point desagreable : ceste fille dés la premiere fois demeura si satisfaicte de ces Dames, & Amasonte aussi, que depuis elles y retournerent fort souvent. Et de fortune, la plus estroitte amitié qu’elles contracterent, fut avec cette belle, qui m’avoit sceu si bien surprendre : & cela, comme je croy, outre les autres perfections qui l’avantageoient par-dessus toutes ses compagnes, fut à cause qu’elle parloit le langage des Gaulois aussi bien que si elle eus testé eslevée en ces contrées. Periandre m’ayant adverty de ces particularitez, je luy dis qu’il falloit en toute sorte faire que cette bonne tante nous y donnast l’entrée, sans que mesme elle sceust nostre dessein : Et nous estans separez en cette mesme resolution, ce mesme jour Periandre disnant avec sa tante, feignit d’estre grandement curieux de sçavoir des nouvelles de ces estrangeres, & s’enqueroit fort particulierement quelle estoit leur façon de vivre, quelle leur civilité & leur courtoisie. A quoy Amasonte & Orsinde ayans respondu avec beaucoup de paroles advantageuses, & toutefois veritables, il feignit un extreme desir de les voir, & de parler à elles. Si vous voulez, respondit Orsinde, vous en venir avec ma mere, vous pourrez satisfaire aisément à vostre curiosité. Il est vray, reprit Amasonte, si toutefois il est permis aux hommes de les visiter : & c’est dequoy je ne me suis point encore enquise : mais je vous promets que demain je les iray voir, & je sçauray d’elles & de ceux qui les gardent, s’il y a des hommes qui y soient encores allez : & si cela est, l’entrée ne vous en sera pas plus defenduë qu’à eux. Et d’effect, la bonne tante n’oublia nullement sa promesse, car le lendemain elle sceut que chacun y pouvoit aller, d’autant que le Roy ne craignoit point que personne les peut enlever, les ayant si fort esloignées du lieu de leur naissance. Cette nouvelle lors que Periandre me la dit, ne me fut point desagreable, comme vous pouvez penser, & moins encores lors que je sceus que le lendemain apres disner elles avoient resolu de l’y conduire. Tout ce jour-là fut si long à mon impatience, que plus de cent fois je demanday quelle heure il estoit, me semblant que le Soleil alloit beaucoup plus lentement que de coustume, je n’eus pas moins d’inquietude toute la nuict, ny le matin plus de patience, jusques à ce que je vis approcher l’heure que Periandre devoit aller au Palais Royal : là de fortune je mesuray de telle sorte le temps, que quand ils approcherent de la porte, j’y arrivois d’un autre costé : & feignant que ce fust par rencontre, je demanday a Periandre où il alloit, il me respondit froidement, qu’il se laissoit conduire à sa mere (c’est ainsi qu’il nommoit Amasonte) elle prenant alors la parole, me dit, que si j’estois bon amy, je ne laisserois pas aller Periandre seul en cette occasion. Je ne m’enquiers, luy respondis-je, où ce peut estre, puis que vous me le commandez, & que c’est pour le service de mon ami. Et disant ces paroles, je pris Orsinde soubs les bras. Periandre se pouvoit à peine empescher de rire, voyant combien je me monstrois ignorant de ce voyage, & la promptitude avec laquelle j’avois pris cette occasion. Nous entrasmes donc de cette sorte où estoient ces estrangeres, & d’abord je vis venir la belle que j’adorois, les bras ouverts, avec un visage si riant, & une si grande demonstration de bonne volonté, que je devins envieux d’Orsinde à qui ces caresses s’adressoient. Apres les premieres salutations, Amasonte qui desiroit que je receusse un bon visage de cette belle estrangere à son occasion, luy fit entendre qui nous estions, & l’estroitte amitié de Periandre & de moy, & de plus, le desir que nous avions tous deux de luy faire service : Cela fut cause que s’adressant à nous, elle nous fit toutes les offres de courtoisie, que la civilité luy pouvoit permettre : & puis se tournant à moy, elle se ressouvint du secours que je luy avois donné lors qu’elle estoit tombée à la sortie du Temple. A ce que je vois, Madame, luy dis-je, on ne doit pas plaindre les services qu’on vous faict, puis que vous avez si bonne memoire de si peu de chose : nos Dames Gauloises au contraire soit par gloire, ou par faute de souvenir, n’oublient pas seulement les petits, mais aussi les plus grands services que l’on leur puisse rendre. Et comment, me dit-elle, pouvez vous attribuer cét oubly à gloire ? Elles ont, respondis-je, une telle opinion de leurs merites, qu’elles estiment chacun estre obligé de les servir : & recevans tous nos services, comme leur estans deus, elles les mesprisent, & les mesprisant, ne daignent pas seulement s’en souvenir. Vous me depeignez, dit-elle en sousriant, vos Dames d’une estrange humeur : mais prenez garde que ce que vous dites ne procede d’une autre occasion : nostre sexe est tellement la butte de la médisance, que bien souvent nous sommes contraintes de faire semblant de ne voir point des choses que nous voyons aussi bien que les hommes : & en cela, nous sommes plustost à plaindre qu’à blasmer.

Periandre & Orsinde s’estoient un peu retirées à costé, & expressement nous avoient laissez ensemble, cependant qu’Amasonte entretenoit toutes ces autres estrangeres : cela fust cause que plus hardiment je luy fis ceste responce : Si ces Dames que vous excusez si bien, avoient, Madame, & le corps & l’esprit comme vous, encore qu’elles eussent beaucoup plus de cruauté, elles n’auroient point toutesfois besoin d’excuse, car quelque rigueur qu’elles nous peussent faire ressentir, elles ne laisseroient d’estre non seulement servies, mais adorées de chacun. Ces paroles ne l’estonnerent aucunement, au contraire avec un œil riant, elle me respondit : Et quoy, Seigneur Chevalier, on use de flatterie aussi bien en Gaule que parmy les Romains ? je croyois que ce ne fust que delà les Alpes que les hommes s’en sceussent ayder : mais à ce que je voy, ces Gaulois mesme qu’on dict parler avec le cœur, en ont aussi bien appris l’usage que les autres peuples. Madame, luy respondis-je, je ne sçay si parmi vostre nation on appelle la verité flatterie, ou si en vostre langage flatterie est à dire verité, tant y a que je vous jure par nostre grand Tautates, qui est bien le plus grand serment que je puisse faire, n’avoir jamais rien veu de si beau que vostre visage, ny de si parfait que vostre bel esprit.

Or, ma maistresse, nous continuasmes de sorte ce discours, qu’avant que de nous separer, je luy fis entendre le desir que j’avois de luy rendre particulierement service, peut-estre trouverez-vous estrange que d’abord je luy fisse ceste declaration, mais outre que mon humeur n’est pas de faire longuement l’amoureux transy, ny de permettre à mes yeux de demander ce que ma langue peut bien dire, encore ay je tousjours creu que les dilayemens ruynent plustost un affaire, qu’ils ne le perfectionnent, & mesme ceux qui sont comme l’Amour, ou ne vaincre pas promptement, c’est estre vaincu : mais ce qui me fit resoudre à ne laisser pas plus long-temps ceste belle estrangere en doute de mon affection, fut une double consideration que je fis en ce mesme lieu. Je sçavois qu’elle estoit en la puissance d’autruy, & non point comme les filles sont ordinairement en celles de leurs meres, ou de leurs parentes, mais prisonniere de guerre, & gardée par l’ordonnance du Roy Gondebaut aussi bien que ses compagnes. Et parce que malaisément pouvoit-on sçavoir quel dessein il avoit sur elle, j’eus crainte que la commodité que j’avois de parler à elle, ne me fust peut-estre bien tost retranchée, ou par des plus severes gardes, ou pour estre conduite en quelque autre part. Je sçavois aussi qu’elle avoit esté amenée de delà les Alpes, où les filles sont beaucoup plus hardies & resoluës que ne sont pas nos Gauloises, hardies à entreprendre ce qu’elles desirent, & resoluës à executer ce qu’elles ont entrepris. Je sçavois ceste humeur pour la practique que j’avois eu en Camargue & en la ville d’Arles de plusieurs personnes de ces païs-là, qui me fit juger, que celle-cy ne dementant point le lieu de sa naissance, ne trouveroit point estrange ceste prompte & precipitée declaration.

Suivant donc l’humeur de son païs, & la mienne particuliere, je luy fis entendre l’affection que je luy portois. Et quoy que mes paroles ne fussent pas peut-estre receuës d’abord, comme venant d’Amour, mais de civilité, si est-ce que depuis elles faciliterent beaucoup la recherche que je lui fis, & furent cause de luy faire plustost croire ce que je desirois de luy persuader : j’ay bien opinion que de son costé elle n’avoit aucune pensée qui tendist à ce que je desirois, & toutesfois elle ne laissoit pas l’avoir plus agreable de parler à moy qu’à Periandre, n’y à tout autre qui l’allast visiter, luy semblant que ceste affection qui me lioit à elle, l’obligeoit pour le moins de se fier d’avantage en moy, & si je n’eus autre cognoissance de sa bonne volonté que celle-cy, je puis dire avec verité, qu’il y avoit fort peu de choses qu’elle ne me communiquast, pour particulieres & importantes qu’elles luy fussent, & d’effect une Lune presque depuis la premiere fois que je l’avois veuë, & que desja la familiarité estoit grande entre nous, elle m’advertit que suivant leur coustume, elle & toutes ses compagnes, sur le soir se devoient aller promener en l’Isle de l’Athenée, dans un grand jardin qui est sur le confluant du Rosne & de l’Arar, lieu fort plaisant, tant pour les diverses & longues allées, que pour les grosses touffes d’arbres qui y sont. Je n’avois garde de faillir à ceste assignation, tant parce que je n’avois autre exercice ny autre dessein, que d’autant que je pensay que ce seroit luy faire une grande offense, m’en ayant adverty secrettement, si je manquois à la commodité qu’elle m’en donnoit. D’abord qu’elle m’y vid, feignant à cause de ses compagnes, que ce fust par rencontre & non par dessein : Quelle fortune, Hylas, me dit-elle, vous ameine en ce lieu, où mes compagnes & moy pensions passer le reste du jour sans estre veuës de personne ? Ceste feinte me fut grandement agreable, car c’est un des meilleurs signes qu’on puisse avoir d’estre aymé d’une Dame, quand elle tasche de couvrir aux autres la recherche qu’elle sçait bien que l’on luy fait. Pour continuer donc son artifice, je respondis assez froidement, Il est impossible, Madame, que la fortune ne soit bonne, qui m’a conduit icy, puis que j’y fais une si heureuse rencontre, mais elle seroit encores meilleure si j’avois le moyen de vous rendre à toutes quelque agreable service. Elles qui commençoient d’entendre un peu nostre langage, me remercierent assez mal : mais toutesfois le plus courtoisement qu’elles peurent, & sans s’arrester plus long-temps aupres de nous, parce qu’elles avoient peine de m’entendre, & de me respondre, s’espandirent par les divers promenoirs, & nous laisserent seuls ainsi que nous desirions. Je la pris donc sous les bras, & commençasmes à nous promener : mais de peur qu’elle ne trouvast estrange ceste privauté, je luy dis ; Encore, Madame, que ce ne soit pas la coustume du lieu où vous estes née, si est-ce corriger site qu’estant en Gaule, vous ne trouverez point mauvais, si j’use de vos privileges, & si vous prenant sous les bras, j’essaye de vous soulager d’une partie de la peine du marcher. Hylas, me respondit-elle, la bonne volonté que vous me faites paroistre, m’oblige à plus que la familiarité de laquelle vous me parlez, il est vray qu’en l’estat où je suis, les paroles seulement me restent pour vous donner cognoissance, que je cheris vostre amitié comme je dois : & à ce mot, avec un grand souspir je la vis changer de visage, comme si ce souvenir luy eust donné un desplaisir extréme, & parce que bien souvent j’avois eu la volonté de sçavoir quelle occasion particuliere elle avoit d’estre si triste, ne voulant perdre inutilement la commodité qui se presentoit, apres l’avoir remerciée des courtoises paroles qu’elle m’avoit dites, je la suppliay de me faire sçavoir & quelle fortune l’avoit conduite en ceste contrée, & quelle estoit l’occasion qui l’y retenoit, d’autant que ce n’est pas un petit advantage de sçavoir & les fortunes, & les humeurs de celle de qui l’on veut acquerir les bonnes graces, puis que l’on s’instruict par-là de ce qui leur plaist, ou qu’elles desapreuvent. Et comment, me dit-elle, Hylas, ne sçavez vous point que je suis prisonniere du Roy Gondebaut, & quelle est l’extréme obligation que mes compagnes & moy luy avons ? Et luy ayant respondu, que je n’en sçavois que le bruit commun : Vous me faites paroistre, respondit-elle, d’avoir trop de bonne volonté pour moy, pour vous taire les particularitez de ce que vous desirez sçavoir. Oyez donc la plus pitoyable adventure, que jamais fille de ma condition ait peut-estre passée, & seulement je vous supplie de la taire.

Il est certain que la fortune ne se plaist pas seulement à troubler les Monarchies, & les grands Estats, mais encore passe son temps à monstrer sa puissance sur les personnes privées, afin comme je croy de donner cognoissance à chacun qu’il n’y a rien soubs le Ciel, surquoy son pouvoir ne s’estende, ce que verifientassez les mal-heurs que j’ay soufferts, & la vie deplorable que j’ay passée jusques icy, ainsi que vous pourrez juger, puis que n’estant qu’une simple fille, il semble qu’elle se soit estudiée à me contrarier, & à ne me laisser jamais un moment de repos, depuis que j’eus le jugement de pouvoir discerner le bien du mal. Je suis d’un païs duquel les peuples se nomment Salasses, qui est une contrée que la Doire Baltée, & les Libices confinent du costé de l’Orient, le Po du Midy, les Taurinois, Centurons, & Caturges de l’Occident, & les Alpes Pennines du Septentrion. Ce païs est assez cogneu des Romains, à cause de l’abondance des mines d’or qui y sont, & pour lesquelles les habitans des lieux ont esté contraints de se revolter si souvent contr’eux, à cause de la Doire qu’ils separoient en plusieurs petits ruisseaux pour purger l’or, & qui apres inondoient presque tout le païs, empeschant ainsi les villageois de se pouvoir servir de la terre pour le labourage, encore que tres-propre & tres-fertile.

Je vous ay faict ceste description de ma patrie, afin de vous faire entendre ce qui fut predit à mon pere, lors que je naquis, par une fille Druyde, qui venant des Gaules, passoit assez secrettement par ces montagnes voisines, par le commandement, à ce qu’elle disoit, d’un Dieu, dont le nom nous estoit incognu, mais que depuis l’on m’a nommé, comme j’ay pris garde que vous jurez. Est-ce point Tautates ? luy dis-je : C’est celuy-la mesme, me respondit-elle, qu’elle disoit estre le grand Dieu, & tous les autres despendants de luy. Or ceste femme de fortune arriva en la maison de mon pere, eu mesme temps que ma mere se delivroit de moy : & parce que mon pere vit qu’elle me consideroit fort attentivement, il luy demanda, quelle seroit ma fortune. Telle, luy respondit-elle, que celle de la contrée où elle est née. Cette responce estoit fort obscure : mais quelques années apres elle repassa encores en ce mesme lieu, & ma mere plus curieuse, la pressant d’esclaircir ce qu’elle avoit predit de moy, elle luy dict : Cette fille aura la mesme fortune que la contrée où elle nasquit. Les Romains à cause de l’or qui s’y trouve, en ont travaillé par tant de guerres & de travaux les habitans, qu’ils l’ont presque despeuplée, & ainsi son abondance est cause de sa pauvreté, & de ses travaux : De mesme ceste fille sera travaillée de grandes fortunes pour la beauté, & les merites qui sont en elle. Et à la verité il falloit que ceste Druyde fut tres-sçavante, car depuis je ne sçay si j’en dois accuser le subject qu’elle dit, tant y a que jamais fille ne fut plus traversée de la fortune que moy, comme vous pourrez juger par le discours que j’ay à vous faire.

Je nasquis doncques parmy les Salasses, dans une ville nommée Eporedes, assise entre deux grandes colines, où passe la riviere dite Doire Baltée : Mon pere se nommoit Leandre, & ma mere Lucie ; & quoy que ma propre loüange ne soit pas bien seante en ma bouche, si faut-il, pour vous faire entendre la suitte de ce discours, que vous sçachiez qu’en toute la contrée, il n’y avoit personne qui ne cedast à mon pere, fut pour le bien, fut pour la grandeur & ancienneté de sa race, ou pour les charges, qu’il y possedoit, ou pour l’authorité qu’il s’estoit acquise, tant pour sa propre consideration, que pour la faveur que luy faisoit Honorius, & depuis Valentinian, & tous ceux qui apres luy, ont dominé l’Italie, qui le preferoient de façon, que si la mort ne l’eust prevenu, lors que l’Empire est allé en decadence, il se fut sans doute emparé non seulement des Salasses, mais des Libices, des Centrons, & des Veragrois aussi, & cette mort fut le premier coup, que sans estre ressenty de moy, je receus de la fortune. Car n’ayant encore attaint l’aage de neuf ans, je ne sçavois que c’estoit de perdre son pere, & demeurer entre les mains d’une mere plus soigneuse de soy-mesme, que de ses enfans : Je vesquis toutesfois avec assez de repos, jusques en l’aage de quatorze ans, parce, comme je croy, que la fortune ne me jugeoit pas encores capable de ressentir la pesanteur de ses coups, & voyez comme elle les envenime finement, afin de me les rendre plus mal-aisez, elle voulut les couvrir de quelque apparence de bien, sçachant la cruelle qu’elle est, qu’un mal qui vient avec le visage d’un bien, se rend beaucoup plus sensible.

Dans la ville où je demeurois, il y avoit quantité de Chevaliers qui de mesme y habitoient, car la Gaule qu’en ce pays-là on nomme Cysalpine, n’est pas comme celle-cy, où j’ay oüy dire que les Chevaliers habitent par les campagnes pour vivre en plus de liberté, parce que la ils sont tous dans les villes, & par ce moyen en ont toute l’autorité. Entre les autres, il y avoit un jeune Chevalier Lybicien, favorisé certes de la Nature, en toutes les graces qu’elle peut donner : ne luy manquant ny de Noblesse d’ancestres, ny alliance des meilleures familles, ny autre bonne condition qui se puisse desirer, horsmis la richesse, mais en cela il avoit peu d’obligation à son pere qui toute sa vie avoit eu plus de soin d’acquerir de l’honneur, que du bien, peu avisé qui ne sçavoit pas que cét honneur là, sans le bien est comme l’oyseau qui a de bonnes aisles, mais qui ne peut voler pour avoir de trop pesans fardeaux attachez aux pieds. Ce jeune homme demeuroit dans Eporede, à cause de la haine que Rithimer portoit à son pere : Vous aurez sceu, Hylas, que Rihtimer, quoy que Goth de nation, par sa valeur & bonne conduite, avoit esté fait Citoyen de Rome, & puis Patricien, & en fin Gouverneur de la Gaule Cisalpine, ou plustost Seigneur, car l’authorité qu’il y avoit estoit si absoluë, que l’on pouvoit plustost l’appeller Seigneur que Gouverneur. Le pere d’Arimant (c’est ainsi que ce jeune homme s’appelloit) avoit tres-juste occasion de craindre son ennemy, car encores que tres-vaillant & tres-accomply d’ailleurs, il avoit toutesfois tousjours du naturel Gothique, & cela estoit cause qu’il se tenoit en cette ville pour pouvoir tant plustost sortir de l’Italie, en cas qu’il le fallut faire, ou par les Centrons, ou par les Veragrois, ou par les Helvetiens.

Ce jeune Chevalier duquel je vous parle, par malheur me vit à des nopces qui se faisoient en la maison de l’une de mes parentes : en semblables occasions il nous est permis de nous laisser voir, & non pas comme en ces contrées, où l’entrée des maisons est permise comme celles des Temples. Je dis qu’il me vit par malheur : car deslors il devint amoureux de moy, & cét Amour fut la source de tous ses desplaisirs & de tous les miens. Il prit occasion de me declarer son affection en un bal qui s’accoustume de là les Alpes : l’on dance plusieurs à la fois, se tenant toutefois deux à deux, & se promenant le long de la salle, sans avoir autre soucy, que de marquer seulement un peu la cadance, l’on l’appelle le grand bal, & semble qu’il ne soit inventé que pour donner une honneste commodité aux Chevaliers de parler aux Dames. Arimant me vint prendre, & encores qu’il ne l’eust faict qu’à dessein de me descouvrir son affection, si demeura-t’il quelque temps sans l’ozer faire : en fin pour ne perdre l’occasion, qui difficilement en ces pays là se peut recouvrer, il s’efforça de me dire, N’avoüerez-vous pas avec moy, belle Criseide (car il s’estoit enquis de mon nom) que les loix de ceste contrée sont trop rigoureuses, pour ne dire injustes, de tenir ainsi caché ce qu’elles ont de plus beau ? Je ne sçay, luy dis-je, surquoy vous-vous fondez : Sur la coustume, me respondit-il, que l’on a de renfermer entre des murailles les belles Dames, & ne les laisser voir que si peu souvent, qu’à peine peut-on dire que l’on les voye : & pour ne prendre un exemple plus esloigné, N’est-ce pas une grande cruauté, qu’il y ait plus de six mois que je suis en ceste ville, & voicy la premiere fois que j’ay eu le bon-heur de vous voir ? Que l’on cache les belles Dames, luy dis-je, cela se fait avec beaucoup de bonne consideration : car ce qui se voit trop souvent, en fin se mesprise : Mais que vous me mettiez en ce rang, où que vous m’ayez trop peu veuë, vous avez fort peu de raison de vous en plaindre, puis que mon visage tesmoignera assez le contraire, en despit de moy, & que ma veuë ne vous peut estre que fort indifferente. C’est trop, dit-il en souspirant, que de vouloir vaincre deux fois une mesme personne : Ce vous devoit estre assez, que vos yeux eussent desja eu cette victoire sur moy, sans que par vostre bel esprit je fusse surmonté doublement. Ceste prompte declaration me surprit, & toutesfois je ne sçay comment elle ne m’offença point, toutesfois je luy respondis, Vous estes aysé d’estre vaincu, si ce que vous dites est vray, puis que vostre vainqueur a de si mauvaises armes, & que c’est sans y penser qu’il obtient ceste victoire. Ces reproches, me dict-il, ne feront pas que pour cela je ne sois vaincu, ny que je puisse regretter ma perte.

Je ne sçavois qui estoit ce jeune Chevalier, comme ne l’ayant jamais veu, toutesfois je pensay bien qu’ayant la hardiesse de s’adresser à moy, il devoit estre des principaux des Salasses, & sa belle presence, & l’affection qu’il me faisoit paroistre, me donnoient une grande curiosité de sçavoir son nom : & faut advoüer que j’eusse esté bien empeschée à luy respondre, si le bal eust duré d’avantage : mais de bonne fortune en finissant, il me donna la commodité de sçavoir ce que je desirois. Luy qui commençoit de ressentir les premiers coups d’une jeune Amour, qui sont d’ordinaire pleins d’impatience, & qui sçavoit bien que peut-estre de long-temps il ne pourroit parler à moy, si ceste commodité se perdoit ; Il tourna de tant de costez, qu’il me prit encores une fois pour dancer, encores que ce ne soit pas bien la coustume, & rendu plus hardy & meilleur mesnager du temps, d’abord que nous fusmes un peu esloignez, il me dit : L’on m’avoit tousjours bien asseuré que les belles ne veulent guere croire les choses vrayes, & soupçonnent plustost celles qui ne sont pas : encores, luy dis-je, que je devrois laisser aux belles à vous respondre, toutesfois n’y en ayant point icy qui vous entende, je ne laisseray de vous demander pourquoy vous les accusez de ce defaut : Parce, respondit-il, que je le trouve en vous, pardonnez moy belle Chryseide, si je vous offense. Pourquoy ne croyez vous quand je vous dis que je suis vostre serviteur, puis qu’il est vray ? & pourquoy soupçonnez vous que je mente, puis que cela n’est pas ? Arimant, luy dis-je, jamais les paroles seules ne me persuaderont ce que vous dites, puis que la raison dément vos paroles, & puis je sçay que les hommes font profession d’en donner beaucoup pour peu d’argent. Si cela est, me dit-il, je proteste que je ne suis pas homme. Et qu’estes-vous donc ? repliquay-je incontinent : Vostre serviteur, me respondit-il, & le plus fidele que vous aurez jamais. J’avouë, Hylas, que sa bonne naissance, son gentil esprit, & que c’estoit le premier qui eust commencé de faire cas de moy, m’obligeast à luy respondre d’autre sorte que je n’eusse faict, si je n’eusse point eu ces considerations, & qu’elles furent cause qu’en sousriant, Nous verrons Arimant, luy dis-je, si à la premiere fois que nous nous rencontrerons, vous serez encores de mesme opinion, & c’est en ce temps-là que je remets la responce que je vous devrois faire à cette heure.

Le bal se finit en mesme temps, & l’assemblée se separa, car il estoit heure de soupper, & quelque artifice qu’il y pût mettre, je ne voulus luy donner la commodité de parler à moy : me semblant que pour la premiere fois il y avoit dequoy se contenter : & parce que les resjouyssances de ces nopces durerent plusieurs jours, le lendemain & tant que l’assemblée continua, il ne perdit une seule occasion de me tesmoigner la verité de ses paroles, desquelles enfin je fus persuadée de le croire, & pour luy donner quelque satisfaction luy permettre de croire que je l’aymois. Il est vray que j’attendis le dernier jour à luy faire cette declaration, de peur que si je l’eusse faite plustost, il n’eust voulu pretendre à quelque plus grande faveur, & que si je l’eusse retardée d’avantage, je n’eusse plus le moyen de la luy dire, car en toute façon je ne le voulois laisser sans quelque asseurance de ma bonne volonté, presque pour arres de la sienne.

Depuis ce temps, nous demeurasmes sans nous voir fort long-temps, sinon dans les temples, & aux lieux publics, de quoy je confesse que j’avois de la peine, parce que je commençois de l’aymer, considerant mesme le soing qu’il avoit de ne perdre une seule commodité de me voir, & avec combien de discretion il les prenoit, pour ne faire soupçonner son dessein à personne : Il venoit fort souvent la nuict, avec quantité d’instruments, faire la musique à mes fenestres, & parce qu’il avoit la voix fort bonne, je me souviens qu’il chantoit au commencement ces vers, sur la contrainte que je luy faisois de taire & de cacher son affection.


STANCES.


Qu’il mourra plustost qu’il ne dira son Amour.

I.

Doncques la mort sans plus descouvrira mon dueil,

Et quand d’un voile noir elle clorra mon œil,
 
Elle ouvrira ma bouche.

Et ne faut esperer que le mal que je sens

Descouvre par ma voix la douleur qui me touche,
 
Qu’en mes derniers accens.

II.

Ainsi je porteray dans un mesme tombeau,

Sans deceler mon mal, la vie & le flambeau
 
Qui dans mon cœur s’allume :

Mais comme ce peut-il qu’un feu si violant,

Ne soit veu de quelqu’un, ou qu’au moins il ne fume,
 
Puis qu’il me va bruslant ?

III.

Il le faut toutesfois, Amour le veut ainsi,

Amour qui fait dessein d’esgaler mon soucy
 
Aux morts plus inhumaines :

Il sçait bien le cruel ! que c’est quelque soulas,


De pouvoir librement se plaindre de ses peines ?
illisible VER autre éd.  
C’est ce qu’il ne veut pas.

IV.

Contentons-le, mon cœur, ou bien nous esloignons

En des lieux escartez, quand nous nous en pleignons ;
 
De peur que la parole,

Dont nous pensons nos maux recevoir guerison,

Contre nostre dessein ce devoir ne viole :
 
Quoy qu’avecque raison.

V.

Je dis avec raison, car de quels ennemis,

Pressé de sa douleur, ne seroit-il permis
 
De plaindre sa misere ?

Amour seul le defend, & seulement à moy :

Il te faut, me dit-il, te brusler, & te taire
 
Pour me monstrer ta foy.

VI.

Et bien je me tairay, puis que l’Amour le veut,

Amour qui me commande, & si mon cœur ne peut

Celer du tout ma flame,

Loing bien loing de chacun je m’en iray cacher :
Et ne descouvriray les secrets de mon ame,
 
Qu’au plus secret rocher.

VII.

Là parmy les replis des rochers caverneux,

Et les divers destours des antres espineux,
 
Aux Dieux plus solitaires :

Avant que de mourir je diray mes douleurs,

Et suppliray ces lieux d’estre les secretaires
 
De mes secrets malheurs.

VIII.

Peut-estre adviendra-t’il qu’un jour apres ma mort

Ma cruelle y viendra conduite par le sort,
 
Allegeance tardive,

Et que voyant gravez aux arbres d’alentour,

Les chiffres de nos noms, elle dira pensive,
 
Il avoit de l’amour.

IX.

Pour certain il aymoit, dira-t’elle en son cœur ;

Et lors amolissant ce rocher de rigueur,
 
Que pour cœur elle porte :

Elle regrettera la perte de mon temps :

Heureux dans le tombeau si pleignant de la sorte,
 
Un souspir j’en entends.


Mes discours seroient trop longs & ennuyeux, gentil Hylas, si je voulois vous redire toutes les particularitez de cette recherche : contentez vous qu’il n’y avoit sorte de me tesmoigner avec discretion le bien qu’il me vouloit, qu’il ne recherchast, ny commodité qu’il n’employast ainsi qu’il devoit. O Hylas, qu’il est fin cét Amour ! & qu’il a de vieilles malices, encores qu’on le despeigne un enfant. Celuy veritablement est bien ignorant de ses effets qui s’en laisse approcher, & croit d’en pouvoir rapporter la victoire. Je sçay, & je le sçay par experience, & à mes despens, que celuy qui le voudra vaincre, il le doit combattre, à la façon de ces peuples qu’on dit faire tous leurs combats en fuyant, autrement s’il vient main à main avec luy, il est impossible qu’il ne demeure vaincu : car il a tant de ruses, & se sert de tant de sortes d’armes, que sans doute, l’une ou l’autre, s’il ne le blesse, pour le moins l’esgratignera : & ses armes sont tellement empoisonnées, qu’aussi tost qu’elles attaignent jusques au sang, il n’y a plus d’esperance de salut pour celuy qui est blessé, d’autant qu’au commencement, au lieu que les autres playes ont de la cuiseur, celles-cy rapportent une certaine demangeson, qui convie à se grater, & agrandir ainsi soy-mesme son propre mal. O que je le recognois bien en cét accident ! Car je vous promets, Hylas, qu’au commencement je ne souffris les recherches d’Arimant, que pour me sembler que c’estoit un tesmoignage de ma beauté, de voir languir ce jeune homme devant mes yeux. Depuis le soing, & les devoirs qu’il me rendit, me le firent considerer de plus pres, & lors sa bonne naissance, ses merites, sa generosité, & la discretion dont il usoit, me le firent trouver agreable ; & peu de temps apres me donnerent de sorte dans la veuë, que j’eusse esté bien marrie de le perdre, & toutesfois, Amour n’estoit pas encores possesseur de mon cœur, que bien tost apres je fus contraincte de luy rendre, voyant que le temps ne me laissoit plus douter, que veritablement il ne m’aymast. Mais considerez, je vous supplie, combien je changeay d’humeur soudainement, lors qu’Amour eut obtenu cette victoire. Tant que je ne l’aimay point, je me souciois fort peu que chacun recognut l’affection qu’il me portoit ; au contraire, j’estois presque bien aise que l’on la sceut, me semblant que plus il avoit de passion pour moy, plus aussi recognoissoit-on ce que je valois. Mais aussi tost que je l’aymay, je ne sçaurois vous dire combien j’estois offencée de la moindre cognoissance qu’il en donnoit : de façon que toutes les fois que je pouvois parler à luy, c’estoit ce que sur toute chose je luy recommandois : je veux dire, de se taire, & d’estre secret, & c’estoit aussi de ce qu’il se plaignoit en ces vers, qu’il chanta à cette fois sous ma fenestre.

Nos affaires estans en cét estat, & nos bonnes volontez s’augmentant de jour à autre, nous ne cherchions que les occasions de nous les tesmoigner d’avantage, mais les contraintes avec lesquelles les filles sont delà les Monts tenuës comme des prisonnieres, nous donnoient tant d’empeschements, qu’il nous estoit impossible de nous voir que par hazard, ny de nous parler qu’en presence de chacun, & encores fort peu souvent : cela fut cause qu’il jugea qu’une femme assez vieille, & qui gaignoit sa vie à porter par les maisons de la toille, & des passemens, pourroit me donner secrettement de ses lettres, & que par ce moyen nous pourrions pour le moins parler par l’escriture, si ce n’estoit de vive voix. Il la gaigna aisément par des promesses, & par des presents : & elle, qui je m’asseure ne faisoit pas là son apprentissage, feignant de me prendre la mesure d’une fraize : & pour cét effect, m’ayant reculée vers une fenestre, me voulut mettre une lettre en la main, sans me dire autre chose, sinon, Arimant : j’entendis bien que c’estoit une lettre qui venoit de sa part : mais ne me voulant obliger à la discretion, ny à la fidelité de cette vieille, que je ne cognoissois point, sçachant assez que ces femmes bien souvent s’estans insinuées dans les secrets de celles qui peu sagement s’y fient, veulent apres user de tyrannie sur elles, ou vendre si cherement leur silence, & leur discretion, qu’il est impossible de les contenter : Je ne la voulus point recevoir, au contraire, je la refusay avec de si rudes paroles, mais basses toutefois, que la pauvre femme la raporta toute honteuse à celuy qui la luy avoit remise, le suppliant de ne luy plus donner de semblables commissions. Luy qui s’estoit imaginé que je l’aurois tres-agreable, & que pour response, il auroit de mes lettres, & des asseurances de ma bonne volonté, voyant au contraire ce refus, & oyant les aigres paroles desquelles j’avois usé, il demeura le plus estonné du monde : & ne sçachant à qui s’en plaindre, le soir mesme s’en vint à nostre ruë avec plusieurs instruments de musique, & apres avoir sonné quelque temps, & qu’il jugea que j’estois à la fenestre, il s’approcha tout seul, & chanta ces vers :


SONNET.


Il se plaint qu’elle refuse ses lettres.


Elle dit qu’elle m’ayme, & veut par ses discours

Me faire croire enfin ses serments veritables :

Mais que luy sert cela, si j’apprens tous les jours

Par de certains effects, que ce ne sont que fables :

O parjures beautez, que vous estes coulpables !

Craignez vous point les Dieux, pensez vous qu’ils soient sourds ?

Ou que vous ne soyez justement punissables

De jurer en dessein de faire le rebours ?

Elle dit qu’elle m’ayme, & toutesfois cruelle,

Ne veut lire les maux que je souffre pour elle,

Refuse les escrits qu’Amour luy fait offrir.

N’est-ce pas en effect se moquer de ma flame ?

Et puis-je croire Amour estre dedans une ame,

Dont les yeux seulement ne le peuvent souffrir ?

J’entendis bien aisément le subjet de sa plainte, & parce que le refus que j’avois faict n’estoit pas procedé de faute d’affection, mais d’un peu de prudence, je pensay que j’estois obligée de l’en advertir, & cela d’autant qu’il sembloit qu’il attendit ce contentement de moi, faisant continuer la Musique, comme s’il m’en eust voulu donner le loisir : je pris donc la plume sans beaucoup considerer ce que je faisois, & le plus hastivement que je pus, je luy escrivis de cette sorte :


LETTRE


De Cryseide à Arimant.

Ma plainte seroit bien plus juste, si l’amitié que je vous porte me permettoit de me pouvoir plaindre de vous : & si la vostre luy estoit égale, elle ne souffriroit non plus, que vous pussiez vous douloir du refus que j’ay faict, ny que vous le prinssiez pour un tesmoignage de peu d’amitié ; puis qu’il n’est procedé que du dessein que j’ay eu d’estre meilleure mesnagere de mon honneur, & de vostre repos, qu’en cette action vous ne l’avez esté, ce que je n’accuse toutesfois de defaut, mais plustost d’excez d’affection, qui ne vous a laissé considerer en quel danger vous me mettiez, & en quelle obligation vous vous estreigniez envers une personne, qui m’est incogneuë, & qui ne vous est asseurée, qu’autant que les presents auront de force, soyez une autre fois, non pas avec moins d’Amour, mais avec plus de prudence, & vous contentez que je sçay que vous m’aymez.


Or il faut que vous sçachiez, Hylas, que quelque temps auparavant, considerant en moy-mesme, qu’il est impossible de continuer longuement une amitié secrette, s’il n’y a un tiers avisé, qui y tienne la main, parce que comme je vous ay dit, de-là les Alpes les difficultez sont si grandes, que l’on ne s’en sçauroit demesler tout seul, outre que la passion qui clost les yeux, empesche chacun de voir bien clair en ce qui le touche, je pensay qu’il falloit de necessité me confier en quelque personne qui me pust & soulager & conseiller : & apres que j’eus jetté de les yeux sur tous ceux de nostre maison, je ne trouvay personne plus propre qu’une fille de ma nourrice, qui pour avoir esté de tout temps eslevée auprés de moy, me portoit une si grande affection, qu’elle ne se pouvoit saouler de me servir. Cette fille estoit de mon aage, & toute telle qu’il me la falloit, car elle estoit hardie plus que je ne suis, & si resoluë, que bien souvent je la vis rire des craintes & des frayeurs que je prenois, lors qu’Arimant faisoit trop paroistre son affection. Au reste, elle avoit de l’esprit & de certaines petites inventions toutes propres pour l’affaire que j’en avois. Quant à la fidelité, & à sa discretion, elles estoient si grandes, que je pouvois estre aussi asseurée d’elle que de moy-mesme : de plus elle gouvernoit sa mere, qui estoit celle qui m’avoit en garde, & qui couchoit d’ordinaire dans ma chambre. Ce fut donc celle-cy que j’esleus pour m’assister, & luy en ayant fait entendre ce qu’au commencement je jugeay luy en devoir dire : je la trouvay si disposée à tout ce que j’eusse sceu desirer, que je luy declaray en fin tout à fait le dessein que je faisois, de n’aymer jamais autre qu’Arimant. Or à ce soir sa mere dormoit, de sorte que je pus aisément apres avoir escrit, & serré la lettre avec un peu de soye, m’approcher de la fenestre sans estre veuë, parce que en ces pays de delà on use aux fenestres de certains petits treillis de roseaux, pour voir dans-la rue sans estre veu, & fus bien assez avisée pour faire cacher la bougie avant que d’ouvrir les vanteaux des fenestres, de peur que ceux qui estoit en bas, ne vissent la lumiere : & puis m’avançant un peu sur la muraille, je fis tout ce que je pus pour remarquer Arimant. Il ne me fut guere mal-aisé, parce que c’est la coustume, pour le moins des plus advisez, quand on fait ces musiques de nuict, de venir dans la ruë de celle pour qui l’on la fait, mais de faire arrester toute la trouppe, ou plus haut, ou plus bas, pour ne donner cognoissance de celle à qui elle s’adresse, & celuy qui en est l’autheur s’avance au droit de la fenestre, pour essayer de la voir ou de parler à elle, ou d’en recevoir quelque faveur. Suivant cette coustume, Arimant estoit sous la mienne, & je le recognus au mouchoir qu’il avoit en la main, qui estoit le signal que nous avions pris ensemble. L’ayant donc bien recognu, j’entr’ouvre le treillis de rozeaux, & fais expressement un peu de bruit pour luy faire hausser la teste, & soudain que je vis qu’il me regardoit, je laissay tomber la lettre si justement, qu’elle luy donna sur le visage : & soudain me retirant toute tremblante, je me rejettay dans le lict sans m’en oser plus lever, quoy que la Musique durast encore plus d’une demie heure, comme si c’eust esté pour remerciment de la faveur que je luy avois faite : & n’eust esté que Clarine (c’est ainsi que s’apelloit cette jeune fille) se ressouvint de fermer les fenestres, sans doute ma nourrice les eust trouvées ouvertes le matin, & s’en fust peut-estre faschée. Quant à Arimant, il s’en alla tout incontinent au logis, impatient de voir cette lettre, & commanda à ceux qui faisoient la Musique de continuer encore quelque temps.

Or Clarine, considerant le hazard où je m’estois mise, en jettant cette lettre de cette sorte, chercha une invention d’escrire avec moins de peril, qui fut telle : Le soir avant que je luy voulusse faire avoir de mes nouvelles, je mettois un mouchoir à la fenestre, comme si c’eust esté pour le seicher, & par là nous entendions que le lendemain à l’heure que les autres vont au temple, il falloit y aller aussi, & l’endroit où nous voyons la plus grande foule, c’estoit celuy où nous allions, afin qu’on s’en doutast le moins, que si je pouvois laisser choir dans son chapeau cependant que le sacrifice se faisoit, un petit livre du quel je faisois semblant de me servir en mes devotions, sans que personne s’en prit garde, je le faisois autrement quand je m’en allois, je faignois de le laisser par mesgarde au lieu où j’avois esté à genoux, ou de le laisser choir en quelque sorte qu’il le vit, luy qui avoit tousjours l’œil sur moy, & qui en ce temps la s’en tenoit le plus prés qu’il pouvoit, le relevoit incontinent, & si personne ne le voyoit, il le gardoit, mais si quelqu’un s’en apercevoit, il m’en rendoit un autre qui ressembloit au mien, & qu’il avoit faict faire exprés. Or dans ces livres, nous escrivions tout ce que nous voulions, mais avec un artifice, qu’il estoit bien malaisé de descouvrir : nous effassions par ordre les lettres desquelles nous voulions nous servir, & quand nous les voulions lire, nous escrivions ensemble toutes celles qui estoient effacées selon leur ordre, & les rejoignant diligemment ensemble, nous trouvions les paroles, & tout ce que nous nous voulions escrire : ma mere & ma nourrice eurent plusieurs fois ce livre entre leurs mains, mais jamais elles ne se prindrent garde de cette finesse, qui n’estoit fascheuse sinon en ce qu’il falloit que les lettres fussent courtes.

Depuis ce temps, nous nous escrivismes bien souvent, & ne passa guere jour que nous n’eussions des nouvelles l’un de l’autre, qui nous fut un grand soulagement en la contrainte où nous vivions : mais d’autant que l’Amour ressemblant en cela au feu, quand on luy met du bois dessus, plus on luy fait de faveur, & plus il se va augmentant. Il advint que celles que je faisois à Arimant, le convierent d’en desirer de plus grandes encores, & ne se pas contenter de ce que je pouvois faire sans reproche. Et ainsi par mille & mille importunes supplications, il me pressa tant de luy permettre de me voir dans ma chambre, qu’en fin je luy accorday, pourveu que l’on en put trouver les moyens, & qu’il me promit de ne vouloir de moy, que ce qui me plairoit de luy permettre : Depuis que cette permission luy fut donnée, il ne tarda guere à faciliter toutes les difficultez. La premiere estoit de pouvoir entrer : mais à celle-là il remedia aisément, parce que avec une eschelle de soye qu’il donna à Clarine, il pouvoit facilement monter par la fenestre de ma chambre, où il n’y avoit point d’empeschement, que le treillis le roseaux qui se levoit & baissoit sans beaucoup de peines : Mais ma nourrice qui estoit dans un lict assez prés du mien, & qui n’estoit point de nostre intelligence, nous estoit bien une plus grande difficulté, & toutefois il ne demeura guiere sans y trouver remede. Il y avoit dans Eporedes un tres-sçavant Medecin Empirique, & qui se servoit de receptes toutes particulieres à luy : Cét homme pour quelque grande obligation qu’il avoit à Arimant desiroit infiniment de le pouvoir servir. Amour conseilla ce jeune homme de s’adresser à luy, & de luy demander quelque moyen d’endormir une personne, luy qui faisoit particulierement profession de semblables secrets, luy donna d’un unguent, qui estant mis sous le nez de celuy qui commence de dormir, l’assoupit de sorte, qu’il est impossible, quelque bruit que l’on fasse, qu’il se puisse éveiller, tant qu’il a cette odeur sous le nez. Avant que de s’en servir en cette occasion, il l’essaya en un de ses domestiques, qui s’endormit de façon, que quoy qu’il luy criast aux oreilles, & qu’il le fit porter d’un lieu à l’autre, il ne se put jamais esveiller, qu’en ostant la boiste de dessous son nez, & lui jettant un peu d’eau fresche sur le visage.

Toutes choses estans donc preparées, il ne falloit plus que les executer. J’avouë qu’alors le cœur commença de me faillir, & que considerant en quel hazard je me mettois, j’avois presque envie de m’en desdire, sans Clarine, qui plus resoluë que je n’estois, me dit qu’il n’en falloit pas estre venuë si avant pour ne vouloir passer plus outre. Que si d’abord j’eusse tout à faict osté cette esperance à ce Chevalier, il ne s’en fust pas tant offensé, mais que maintenant ce seroit luy faire un tres-sensible outrage : & me sçeut tellement representer l’obligation en laquelle je m’estois mise, & la facilité qu’il y avoit d’achever ce que j’avois promis, qu’en fin je me resolus de le faire. L’heure estant venuë de se retirer, nous nous mettons toutes dans le lict, & la bonne nourrice qui ne pensoit point à nostre dessein s’endormit de fortune ce soir plustost que de coustume : Soudain que Clarine l’ouyt souffler en façon de personne qui dort, elle mit la main à la boiste qu’elle avoit cachée sous le chevet du lict, & la luy mettant sous le nez, elle feignit de l’appeler pour quelque frayeur qu’elle disoit avoir euë : mais la bonne vieille estoit tellement assoupie, que si la maison fust tombée, elle ne l’eust pas ouye. Clarine toute contente de ce bon commencement se leva d’aupres de sa mere, & luy appuyant la boitte ouverte contre le nez, me vint aider à sortir du lict, & me donna seulement une robe de nuict, qu’elle m’ageança ainsi qu’elle voulut : Car je vous jure, Hylas, que j’estois tellement hors de moy, que je ne sçavois ce que je faisois : nous avions tousjours de la lumiere dans la chambre, pour tout ce qui pouvoit arriver, cela fut cause que cette folastre de Clarine m’apportant le miroir, me contraignit de raccommoder mon poil, & un colet de nuict qu’elle me mit dessus les espaules, me disant que les bons soldats quand ils vouloient aller au combat, preparoient leurs armes, afin de gaigner la victoire. Vous estes une fole Clarine, luy dis-je, si cette victoire n’estoit desja gagnée, nous ne serions pas en la peine où nous sommes. Mais, me dit-elle, prenez garde que la victoire ne soit des deux costez. J’ay plus de peur, luy dis-je, que la perte ne soit double que la victoire. Ne parlons point de cela, me repliqua-t’elle, le Ciel vous ayme trop pour vous traitter si rudement : mais disons un peu, puis que vous avez eu la victoire, quelle rançon voulez-vous que vostre vaincu vous paye ? Le cœur, luy dis-je. Mais s’il vous donne le cœur, respondit-elle, il ne luy en restera point, & avec quoy voulez-vous que par apres il vous ayme ? Je luy donneray le mien, luy dis-je, au lieu de celuy que j’auray eu de luy. Je vous asseure, reprit-elle en sousriant, que si cela est, ce sera bien le Chevalier le moins hardy qui fut jamais, ou pour le moins le cœur que vous luy avez donné en eschange. Vous estes une causeuse, luy dis-je, vous m’entretenez de vos folies, & cependant le temps se perd, & celuy qui attend, le trouve bien long, je m’en asseure. A ce mot, apres avoir caché la lumiere, nous allasmes ouvrir la fenestre, où je ne fus pas plustost, que je vis Arimant appuyé contre le coing d’une ruë qui respondoit à l’un des costez de nostre logis. Il avoit tellement l’œil sur la fenestre, qu’il nous fut impossible de l’ouvrir sans qu’il s’en apperceut, & qu’au mesme temps il ne se vint mettre au dessous, attendant que l’on luy jettast en bas l’eschelle, je tremblois de sorte & de contentement & de crainte, que je fus contrainte de m’asseoir sur mon lict, & laisser toute la peine à Clarine, qui plus asseurée que je n’eusse jamais creu, apres avoir bien attaché les crochets contre les accoudoirs de la fenestre, jetta l’eschelle en bas, par laquelle Arimant fut si diligent à monter, que je le vis plustost dans la chambre, que je n’avois opinion qu’il eust mis le pied sur le premier escalier ; aussi-tost qu’il fut entré, il se vint jetter à genoux devant moy, qu’il trouva si interdite, que je ne sçavois pas seulement luy dire qu’il s’assit : Clarine avant que de venir vers nous, retire l’eschelle, & referme la fenestre, & puis vient voir ce que nous faisons : mais trouvant le Chevalier encores à genoux, sans que je luy disse un seul mot, ny luy à moy : mais moy pour l’estonnement de voir un homme dans ma chambre à ces heures, & luy d’extreme contentement l’avoir cette asseurance de mon amitié, outre qu’il ne pouvoit parler, parce qu’il m’avoir pris une main, que sans cesse il baisoit, elle me dit : Il me semble, ma maistresse (c’est ainsi qu’elle me nommoit) que vous usez de peu de civilité envers ce Chevalier, le laissant si longtemps en l’estat où je le vois, & si mal à son aise. Je vous supplie, reprit incontinent le Chevalier, ne m’enviez point le lieu où je suis, puis que je l’ay tant & si ardemment desiré, & que c’est le plus heureux & agreable que je puisse avoir. Alors revenant en moy-mesme, j’avoüe, luy dis-je, que Clarine a raison, & que si vous n’excusez ma faute par l’estonnement où je suis, vous aurez occasion de me blasmer de peu de discretion : Et à ce mot, je me levay, & le prenant par un bras, & Clarine par l’autre, nous le fismes asseoir presque par force, dans une chaire qui estoit au chevet de mon lict : & lors Clarine prenant la main d’Arimant : Vous jurez, luy dit-elle, Chevalier, & promettez sur le nom que vous portez, de ne point contrevenir aux conditions avec lesquelles nous vous avons receu ceans. Arimant alors, Je jure & promets, respondit-il, non seulement de ne point manquer par effect à ce que vous dites, mais non pas mesme par la pensée, & si j’y contreviens, j’appelle les Dieux Pennates qui sont icy, & qui nous escoutent, afin qu’ils punissent la foy que j’auray parjurée plus cruellement que celle de Laomedon. Et disant cela, il se leve, & s’approche du fouyer, prend un peu de cendre, & la jettant sur sa teste, Je mets, continua-t’il, cette cendre sur mon chef, pour signe que comme je mets cette cendre sur moy, je me sousmets de mesme à vous, Dieux domestiques, pour estre puni, si je me rends parjure d’effect ny de pensée.

Il ne falloit point, luy dis-je, Arimant, que vostre parole fust confirmée, ny par ce serment, ny par ceste imprecation, une personne telle que vous estes, ne dit jamais rien, qu’il ne vueille observer : & quant à moy, j’en suis si fort asseurée que je ne le suis point plus de moy que de vous. Et retournant nous asseoir, comme nous estions, & Clarine demeurant aupres de la mere, pour garder qu’en se tournant, ou par quelque autre accident, la boitte ne tombast, Arimant prenant la parole me dit ainsi :

C’est la coustume des Dieux & des Déesses, belle Chryseide, de faire tousjours les graces plus grandes, que les merites de celuy qui les reçoit, afin qu’en cela on recognoisse & leur puissance & leur bonté : Vous aussi, Madame, imitant ceux que vous ressemblez & en beauté & en vertu, vous avez voulu m’en faire une aujourd’huy, qui n’outrepasse pas seulement ce que je puis valoir, mais toutes les esperances que j’eusse jamais pu concevoir. Puis qu’il est ainsi, & que je le cognois, qu’est-ce qu’il faust que je fasse, non pour m’acquiter, car je n’y veux point pretendre, sçachant qu’il est impossible, mais seulement pour eviter le tiltre d’ingrat, & de mescognoissant ? J’avoüe que plus j’y pense, plus je demeure confus & honteux, que ma fortune m’ait donné tant de moyens de recevoir les biensfaits, & si peu d’entendement pour sçavoir rendre les recognoissances que j’en dois. En fin apres les avoir long-temps recherchées en moy-mesme, je ne trouve autre voye pour sortir de ce labyrinthe, que d’en remettre le choix à vostre volonté, afin que tout ainsi qu’à ma supplication vous m’avez voulu faire cette grace, de mesme par vostre commandement je fasse ce que je dois pour la recognoistre. Ayant dit ces paroles, il se teut pour attendre ma responce qui fut telle : Arimant, luy dis-je, que vous recognoissiez ce que je fais en ceste occasion pour vous estre quelque chose de grand & d’extraordinaire, ce m’est une si grande satisfaction, que je ne la vous puis assez representer : & je me tiens tellement satisfaicte de cette cognoissance que vous en avez, que je ne vous en demande point une plus grande : mais je ne puis souffrir que vous vous estimiez si peu, que vous croyez ne pas meriter cette faveur : car vous n’offensez pas seulement en cela la verité, mais le jugement aussi que j’ay faict de vous lors que je vous ay jugé digne de mon amitié. Ne croyez point, Arimant, que j’aye faict quelque chose à la volée, ou sans une meure deliberation. Quand j’ay commencé de recevoir vostre bonne volonté, j’avoüe que ç’a esté sans dessein, & seulement parce que vostre recherche m’y convyoit : mais quand je vous ay donné la mienne, croyez, si vous ne voulez avoir mauvaise opinion de moy, que ce n’a point esté sans avoir longuement debatu en moy-mesmes si je le devois faire, & si je ne serois point blasmée d’une telle election : j’ay consideré vostre maison, parce que je n’eusse voulu offencer mes Ancestres : & j’ay trouvé que les vostres avoient toutes les qualitez qui me pouvoient contenter ; J’ay regardé vostre personne, & je n’ay rien veu qui ne m’ait esté agreable, soit en l’esprit, soit au corps : J’ay recherché vostre vie, & je n’y ay rien remarqué qui ne fust & honorable & estimable, l’honneur & la vertu l’ayant accompagnée tousjours en toutes vos actions : bref, j’ay tourné les yeux sur la verité de vostre affection, & il m’a semblé que veritablement vous m’aymez. Et trouvez-vous Arimant, que celuy qui a ces conditions, ne merite de recevoir quelque faveur de la personne qu’il ayme ? Madame, me respondit-il en me baisant la main, ceste grace que vous me faictes est encore, s’il se peut, plus grande que la premiere. Et je voy bien que vous voulez me laisser du tout sans espoir de me pouvoir acquitter de tant d’obligations. Les avantageuses loüanges que vous me donnez, seront receuës de moy, non pas pour estre si vain, que je pense qu’elles me soient deuës, mais parce que je desire de tout mon cœur que vous les croyez estre vrayes, pour vous obliger tant plus de me continuer l’honneur de vos bonnes graces. Arimant, repliquay-je, vous sçavez bien, & je le sçay aussi, que ce que je dis de vous est veritable : & cecy seulement vous doit estre un grand tesmoignage de vostre merite, quand vous considererez que Cryseide vous ayme : car ou vous la jugez sans esprit, & sans cognoissance, ou puis qu’elle vous ayme, il faut que vous croyez que vous estes aymable. Mais laissons ce discours, & me dites, je vous supplie, s’il est vray que l’on parle de vous marier : & si cela est vray comme l’on me l’a dit, que c’est que vous pensez de faire. Arimant alors rougit, & quoy que je l’eusse dit sans en rien sçavoir, si se trouva-t’il que son pere en parloit depuis quelques jours : c’est pourquoy il me respondit : Il est tres-certain, Madame, que l’on en parle, mais mon pere me ravira plustost la vie qu’il m’a donnée, que jamais j’y consente, estant resolu de n’estre jamais qu’à la belle Cryseide, s’il luy plaist de m’en faire l’honneur. Je ne voudrois pas, luy repliquay-je, estre cause de vostre desobeyssance envers vostre pere. Madame, dit-il, je suis plus obligé aux Dieux : & c’est eux qui me commandent que je ne sois jamais qu’à vous, outre qu’il n’est plus temps de deliberer, ny de consulter d’une chose qui est desja faicte. Et lors se jettant à mes genoux, Je proteste à tous les Dieux, & particulierement à ceux qui nous escoutent, & qui sont tesmoings icy de nos discours, que je veux mourir quand je ne seray plus vostre, & que je ne partiray jamais de vos genoux, que vous ne me fassiez l’honneur de me recevoir pour mary de la belle Cryseide. Arimant, luy dis-je, vous m’obligez d’avoir cette volonté pour moy, & vous devez croire que jamais je ne vous eusse donné l’entrée de ce lieu, si je n’eusse eu la mesme intention : mais d’autant que nous sommes & l’un & l’autre en pouvoir d’autruy, ce n’est pas une promesse que nous puissions, ny devions faire si legerement, elle merite bien que l’on y pense. Comment, reprit-il incontinent, Madame, voudriez-vous bien m’avoir fait des faveurs si signalées, pour me refuser celle que je vous demande avec tant de raison ? Resoluez-vous, ou de me voir eternellement embrasser vos genoux, ou de m’accorder ma supplication. Je sousris quand j’ouys ces dernieres paroles, car il les dit avec une certaine action qui monstroit bien qu’il estoit pressé. Je luy dis toutesfois : Et qui sçait, Arimant, si vous ne vous en repentirez pas bien tost, en cas que je vous prisse au mot ? O Dieu ! dit-il, belle Cryseide, n’offencez point si cruellement & mon affection, & vostre beauté. Et afin que vous n’entriez plus en cette doute, j’appelle Hymen, & la Nopciere Juno, & les prends tous deux pour tesmoings, que je ne seray jamais mary que de la belle Cryseide, & qu’en tesmoignage, je sentis, à ce mot, qu’il me vouloit mettre une bague au doigt, qui fut cause, que l’interrompant je retiray la main, & me voulus lever, mais il me retint par force sur le lict, en me disant : Et me voulez-vous rendre parjure, Madame, en me faisant oster d’icy, où j’ay protesté de demeurer eternellement, si vous n’accomplissez ma requeste ? Vostre requeste, repris-je incontinent, est injuste, & vostre serment de nulle force, puis que le premier que vous avez fait en entrant ceans le contrarie. Et comment cela ? me dit-il : Vous m’avez promis, respondis-je, que vous ne rechercheriez rien de moy que ce que je voudrois, c’est pourquoy ne voulant point encore ce que vous me demandez, vous estes obligé à ne m’en point presser d’avantage, & quelque serment que vous ayez pû faire depuis au contraire, ne peut point estre valable : Il est impossible, dit-il, lors en se relevant, de resister ny à vostre beauté, ny à vostre volonté. Et je cognois que je recevrois tout à coup trop de graces, si celle-cy estoit adjoustée pour le comble de toutes les autres. Arimant, luy dis-je alors, conservez seulement la volonté que vous avez pour moy, & à cette heure je vous promets librement, que si je puis y faire consentir ceux qui peuvent disposer de moy, je vous espouseray, & me donneray entierement à vous. Seroit-il bien possible que je pusse vous representer le contentement de ce jeune homme ? Je ferois, Hylas, plus qu’il ne put faire, quoy qu’il s’y essayast par toutes les paroles, & par tous les remerciements qu’il put inventer. Tant y a, que cela faillit d’estre cause de nostre perte : parce qu’appellant Clarine pour estre tesmoing de ce que je luy promettois, & elle s’en venant un peu inconsiderément vers nous, tira sans y penser la petite boitte qui s’estoit prise à sa manchette, & si brusquement qu’elle tomba à bas du lict, où elle se rompit, & l’onguant qui estoit fort liquide, s’espandit sur le plancher.

C’est une chose estrange, que presque aussi tost que la boitte ne fut plus sous le nez de ma nourrice, elle s’esveilla, mais avec la teste si estourdie de cette odeur, qu’elle ne sçavoit ce qu’elle faisoit, & comme je crois ainsi qu’une personne qui est yvre. Soudain qu’Arimant ouyt donner le coup en terre, il s’en douta, & me dit, Levez-vous, Madame, & vous mettez autour de la bonne vieille, cependant que je descendray, car infailliblement elle est éveillée : & à ce mot, il courut vers la fenestre, moy vers le lict, & Clarine vers l’eschelle, & afin de me mettre devant elle, je me jettay sur son lict, & commençay de l’embrasser & serrer contre mon estomach, & faisant semblant d’avoir peur qu’elle ne mourut du mal qu’elle avoit, je luy disois qu’elle eust bon courage, & que ce ne seroit rien, & envoyay Clarine, qu’elle apportast du vinaigre ou de l’eau, pour la faire revenir. Et la sçeus de telle façon abuser par mes discours, luy frottant tantost le pouls, tantost le nez, que je donnay loisir à Arimant de s’en aller, & à Clarine de retirer l’eschelle, & la cacher. Et incontinent courant à l’eau, elle en apporta, & lors faisant les empeschées, nous luy en jettasmes au visage, & l’en moüillasmes de sorte, qu’elle eust bien esté endormie si à faute d’eau elle ne se fust esveillée. Elle alors toute estonnée, reprenant ses esprits : Et mon Dieu ! dit-elle, & de quel monde suis-je revenuë ? quel est cét accident, & qui en peut estre cause ? Ah mes enfans ! que je vous ay de l’obligation, & que les bons Dieux m’ont bien esté favorables à ne vous laisser point endormir, quand ce mal m’a surprise, car je croy que veritablement je fusse morte sans vostre secours. Comment ? ma mere, dit Clarine, vrayement nous avons dormy plus de deux heures, & il y a bien une demie, que nous vous avons fait mille maux pour vous esveiller, & je croy bien que si vous n’eussiez vomy, vous estiez morte. Et mes enfans, dit la bonne vieille, & comment vous estes vous esveillées ? Comment ? dit Clarine, j’estois couchée aupres de vous, je vous ay senty debattre, & puis grommeller, comme font ceux que l’on estrangle, je vous ay appellée deux ou trois fois en sursaut, & voyant que vous ne me respondiez point, je me suis jettée à bas du lict, j’ay esveillé Cryseide, & prenant de la bougie, nous vous sommes venus secourir : Et les Dieux soient loüez, continua-t’elle en joignant les mains, que vous voila remise : & j’ay vomy ? dit la vieille : Comment, si vous avez vomy ? reprit Clarine, ouy certes, & à la bonne heure, car sans cela c’estoit faict de vous, estant sorty de vostre estomach je ne sçay quoy de noir & qui sent : Mais, mon Dieu, dit-elle en se frottant le nez, ne le sentez vous pas encores ? Et cela, elle le disoit à cause de l’onguent qui estoit espandu sur le plancher, qui sentoit fort mauvais : Si fais certes, dit ma nourrice : Mais, continua-t’elle, Clarine, prends le ballay, & nettoye-le, autrement il vous pourroit faire mal : Elle qui ne desiroit que ce commandement, prend la pasle, & le plus soigneusement qui luy fut possible le ramassa, & puis l’alla jetter par la fenestre, & avec de l’eau lava apres le plancher le mieux qu’elle put. Mais il faut rire de ce qui advint le lendemain. Cét ongant tomba sur quelque chose de sale qui estoit dans la ruë, où un chien passant & sentant ou l’huille ou la graisse qui estoit en cét onguent, le mangea, mais il ne l’eut pas plustost avalé qu’il tomba comme mort, ou pour le moins tellement endormy, que pour coup qu’on luy donnast, il ne se put esveiller : Clarine qui le vit de la fenestre, & qui s’en douta, luy jetta de l’eau dessus, & si à propos, qu’aussi tost qu’il en fut touché, il se releva, & commença à secoüer les oreilles, & à s’estendre comme le matin quand il s’esveille : il faut bien que la composition, & les drogues en fussent assoupissantes.

Le soir apres, Arimant ne manqua point de venir selon sa coustume avec la musique sous la fenestre, & apres avoir quelque temps fait joüer, il chanta tels vers :


SONNET.


Qu’il tiendra inviolablement ce qu’il a promis.


Si je romps les sermens qui sont faits entre nous,

Que le Ciel dessus moy, comme traitre & parjure,

Où que j’aille vivant punisse cette injure,

Et qu’exemple à chacun je sois de son courroux.

Que s’il advient helas ! qu’ils soient rompus de vous,

Dieux esloignez de moy si mal-heureux augure !

Mais s’il doit advenir que dans la sepulture

Loing des soucis humains je reçoive ces coups.

Que si dedans les Cieux ma heureuse destinée

M’ordonne quelquefois cette bonne journée,

Où doivent s’accomplir les sermens de tous deux.

Dieux abregez d’autant la longueur de ma vie,

Et ce jour m’approchez, si vous avez envie

Entre tous les mortels d’en voir un bien heureux.


Cependant que nous vivions de cette sorte, & que nostre affection estoit allée de telle façon augmentant, que je ne sçay qui des deux estoit le plus amant, ou le plus aymé : Ne voyla pas que la fortune commença à vouloir mesler ses amertumes parmy nos douceurs, ou plustost nous ravir toutes nos douceurs pour en leur place nous paistre des plus cruelles amertumes ? Helas ! je le puis bien dire ainsi : car depuis ce temps, je ne sçay que c’est que plaisir, ny contentement. Rithimer duquel je vous ay desja parlé, très-grand Capitaine, & qui favorisé de l’Empereur Majoranus, avoit obtenu non seulement d’estre Citoyen Romain, mais aussi Patricien, & Gouverneur de la Gaule Cisalpine, parvint à un si grand credit, qu’il disposoit absolument de tout ce qui estoit dans cette Gaule. Cette auctorité estoit procedée non seulement de la bonne volonté, & de la faveur des Empereurs, mais beaucoup plus des grands exploits qu’il avoit faicts contre les Vandales, pour la conservation de l’Italie. Ce vaillant Prince avoit espousé une parente de ma mere, & qui desirant de me bien loger, avoit jetté les yeux sur un jeune homme, en quelque sorte allié de Rithimer, fort riche, mais le plus vicieux d’esprit, le plus laid & le plus difforme corps qui fut en toute la Gaule Cisalpine. Ma mere qui avoit fait dessein de se deffaire de moy, parce que comme je recognus depuis, je l’empeschois de se remarier, prit cette occasion aux cheveux, & se delibera de me conduire vers cette Princesse, esperant que la moindre commodité qu’elle en auroit, seroit de me laisser entre ses mains, ainsi qu’elle avoit monstré de le desirer. Cette deliberation estant prise, sans m’en rien dire, fut presque executée sans que je la sceusse, & cela d’autant qu’elle commençoit de prendre garde que je n’avois point desagreable la recherche que me faisoit Arimant, laquelle sans doute ne luy eust point despleu, si son bien eust esté esgal à son merite, & à sa noblesse : mais cela n’estant pas, elle pensa que l’eslongnement estoit le meilleur remede qu’elle y pouvoit rapporter. Toutesfois voyant le soing qu’elle avoit de me faire habiller en diligence, & l’ordre qu’elle mettoit en sa maison, & à son train, je jugeay qu’elle vouloit faire un voyage, où elle faisoit dessein de m’emmener. Et parce que je fusse morte de regret, s’il m’eust falu partir sans qu’Arimant en eust esté adverty, je commanday à Clarine qu’elle le luy fit sçavoir, & luy donnay le livre accoustumé : elle ne manqua point de luy mettre dans le chappeau le lendemain estant au temple, la lettre que je luy escrivois estoit telle :


LETTRE


De Cryseide à Arimant.

L’on me veut esloigner, j’eusse dit de vous, si ce n’est que vous estes tousjours en mon cœur, & que mon affection est telle, qu’il est impossible que je ne vive non seulement pres de vous, mais en vous mesme : toutefois il est certain que nous changeons de demeure, je ne sçay en quelle partie de la terre ce sera : mais si fay bien que pour belle qu’elle puisse estre à tout autre, ce me sera un lieu de supplice, si je ne vous y voy point : Si je la descouvre, je vous en advertiray, afin que s’il vous est possible, vous puissiez estre bien-tost du corps, où vous serez tousjours par ma pensée.


Arimant leut cette lettre avec le desplaisir que vous pouvez penser qui le remplit de telle inquietude, qu’il ne se donna repos, qu’il n’eust apris que j’allois trouver la femme de Rithimer : mais celuy qui le luy dit, qui fut un parent de ma mere, luy cela ce qui estoit de mon mariage, fut qu’il ne le sçeut pas, ou qui sçachant l’affection qu’il me portoit, il jugea estre à propos de luy cacher ; mon eslongnement luy faschoit, mais encore plus sçachant où j’allois, parce qu’il creut bien que son pere ne luy permettroit jamais d’y venir, à cause de leur inimitié ; il m’escrivit donc incontinent de cette sorte, par le moyen du livre qu’il donna à Clarine.


LETTRE


D’Arimant à Cryseide.

Si ce n’est la plus cruelle infortune qui me put arriver, que celle qui vous emmeine, je ne sçay quelle peut estre celle qui merite ce nom ? Vous allez vers Rithimer, le seul lieu de tout le monde, qui m’est le plus defendu : Mais puis qu’il vous plaist de me le commander, je vous y verray bien tost, & vous rendray tesmoignage que mon affection est plus grande que tous les empeschemens qui s’y peuvent opposer.


Je receus cette lettre presque en mesme temps que j’entrois dans le chariot, pour commencer le voyage, de sorte que je ne pus la lire, parce qu’il y alloit du temps pour chercher, & puis adjouster ensemble les lettres separées par tout le livre, qui ne me fut pas une petite surcharge de desplaisir. Arimant d’autre costé qui sçavoit que ce jour là je partirois, se trouva sur le chemin comme par rencontre avec deux Chevaliers de ses amis, ausquels il n’avoit pas dict l’affection qu’il me portoit, mais qui toutesfois ne l’ignoroient pas entierement , & qui à cette occasion estans mesme assez familiers avec ma mere, soudain qu’ils nous rencontrerent s’approchans du chariot la salüerent, & s’enquirent de son voyage, elle qui ne se soucioit plus que l’on le sceust, le leur dit assez librement, & commença à leur raconter la grandeur de Rithimer, & le pouvoir que sa parente y avoit, & l’esperance qu’elle luy donnoit de vouloir faire pour moy. Cependant Arimant s’estoit approché de mon costé, mais si triste & affligé qu’il m’en faisoit pitié, & tellement hors de luy-mesme, qu’il disoit des choses si hors de propos, qu’on eust jugé qu’il révoit, & encor pour augmenter nostre mal, de peur de faire recognoistre la bonne intelligence qui estoit entre nous, il n’osoit adresser sa parole à moy, quoy que ses yeux ne partissent jamais de dessus mon visage ; ceux qui l’oyoient, & qui ne sçavoient le subject qui le divertissoit ainsi, & qui luy alienoit l’esprit, rioient de ses discours si mal à propos : mais moy j’en avois compassion. En fin me souvenant que quelquesfois pour vouloir trop faire le fin, on descouvre sa finesse, j’eus peur que l’on ne s’apperceut de l’occasion pour laquelle il ne parloit point à moy, de sorte que je pensay estre à propos d’adresser ma parole à luy, comme indifferemment faisoient toutes les autres : Je luy demanday doncques : d’où procedoit cette grande tristesse, de laquelle chacun se prenoit garde : Je vous asseure, me respondit-il en souspirant, que c’est d’envie. Je n’eusse jamais pensé, respondis-je, qu’une personne pleine de merite pust porter envie à quelqu’un. Mais de qui & de quoy estes vous envieux ? De vostre chariot, me dit-il, qui va vers les Libicins, & qu’il ne me soit permis d’y aller, encore que ce soit ma patrie. Et quoy, repliquay-je, estes vous si amateur de vostre patrie, que mesme vous portiez envie à une chose insensible ? Que voulez-vous que je fasse, me dit il, si mesme ces choses que vous dites sont plus heureuses que moy. Le Ciel, adjoustay-je, fait toutes choses pour le mieux. C’est la consolation, respondit-il, qu’on donne tousjours aux mal-heureux : toutesfois je vous asseure que ce mieux-là ne sera jamais tant desiré de moy, que son contraire. Les malades aussi, luy dy-je, en font de mesme, ils trouvent les medecines ameres, & l’on leur donne pour leur salut le plus souvent le contraire de ce qu’ils desirent. Il y a bien de la difference, me respondit-il, des maladies du corps à celles de l’esprit : car celles du corps se guerissent par leurs contraires, & celles de l’esprit par la possession de la chose qui luy fait le mal. Si l’ambition nous blesse, y a-t’il quelque meilleur remede pour en guerir que de posseder la chose qui est ambitionnée ? Si la beauté nous offense, rien ne nous peut guerir si promptement que la possession de cette mesme beauté : & c’est pourquoy l’on dit que les desirs assouvis au commencement s’allantissent, & en fin s’assoupissent entierement. De sorte qu’aux maux de l’esprit, tout ce qui nous blesse a la proprieté du scorpion, qui porte la guerison de la blessure qu’il a faite. Il y a si long-temps, interrompit Clarine, que vous estes hors de vostre patrie, & de quoy vous souvenez vous maintenant d’en estre si fasché ? Vostre voyage, dit-il en souspirant, en est cause, qui m’en rafraischit la memoire.

Ceux qui oyoient nos discours, ne les entendoient pas : il est vray que si ma mere n’eust esté distraitte par les demandes & par les discours des deux compagnons d’Arimant, il ne faut pas douter qu’elle n’eust bien recognu ce qu’il vouloit dire : & toutesfois pour les interrompre, car elle oyoit bien que nous parlions ensemble, elle ne voulut leur permettre de passer plus outre, quoy qu’ils dissent que leur chemin s’adressoit par là : mais elle les pressa de sorte, qu’elle les contraignit de nous laisser. Je cognus bien alors que c’est avec beaucoup de raison que l’esloignement de la personne aimée est dit une mort, non seulement à la douleur que je ressentis en cette separation, mais aussi à ce que devint Arimant : car il perdit toute couleur, & presque le sentiment, demeurant de telle sorte hors de luy-mesme, qu’il ne peut ny me dire adieu, ny à personne de la compagnie. Ce qui fut par ma mere expliqué à incivilité, & peut estre à dessein, quoy qu’elle creut le contraire. Quant à moy, je sçavois bien qu’en penser, espreuvant en moy-mesme la rigueur de cette cruelle separation.

Je ne vous raconteray point icy ny les desplaisirs d’Arimant, ny ceux que je souffris en cette absence, parce que le temps de ce promenoir seroit trop court : mais, Hylas, vous le pourrez juger, tant par ce qui s’estoit passé, que par les choses qui suivirent. Nous tombasmes tous deux malades, mais Arimant beaucoup plus que moy : car mon mal ne fut qu’une certaine langueur qui m’abatit si fort avec le temps, qu’on craignoit que je devinsse ethique : Luy au contraire, il prit un mal si violant, qu’en peu de jours il se trouva à l’extremité. En cét estat chacun pensoit qu’il deust mourir : & luy-mesme ayant cette creance, & ne voulant partir de cette vie sans mon congé, il s’efforça de m’escrire cette lettre :


LETTRE


D’Arimant à Cryseide.

La fortune semble de se lasser, elle veut mettre fin à mes peines, n’y consentirez-vous pas, Madame, & ne me donnerez-vous pas congé de sortir de ces continuelles peines ? Je vous en requiers par cette affection qui me porte au tombeau, & qui ne diminuëra jamais, quoy que mes cendres deviennent.


Ceste lettre si courte & fort mal escrite, outre le bruit commun de la grandeur de son mal, faillit à me faire mourir, & ce fut bien alors que Clarine eust de la peine à me consoler, je luy fis promptement responce ; & pour sçavoir l’estat de son mal, je priay Clarine d’envoyer quelqu’un de sa part avec celuy qui m’apporta cette lettre, pour revenir incontinent nous en dire des nouvelles : Je luy escrivis ainsi :


LETTRE


De Cryseide à Arimant.

Vous m’avez tousjours asseurée que vous feriez tout ce que je vous ordonnerois : Je vous commande de vivre, afin que vous me puissiez plus longuement servir. Je verray s’il y a quelque chose qui ait plus de pouvoir sur Arimant que moy.


Nous sceusmes par le retour de celuy que nous y avions envoyé, qu’apres avoir esté sur le sueil Vérifié image originale du tombeau, il avoit eu tant de force, que le mesme jour qu’il y estoit arrivé, il avoit eu une crise, qui donna bonne esperance de son salut, & que le jour d’apres on le tenoit presque hors de danger. Quant a moy, qui me flattois, je creus que le contentement que ma lettre luy avoit raporté, en avoit esté la cause : mais que cela fut ou ne fust pas vray, il est certain que depuis je sceus son entiere guerison, qui me rapporta bien un si grand contentement, que je commençay aussi de mon costé à me ravoir, & sembla que nous eussions eu quelque sympathie de tomber malades, & de guerir tous deux en mesme temps. Mais voyez, Hylas, comme je suis née sous une mal-heureuse destinée :

Lors que j’arrivay en la maison de Rithimer, & que sa femme me vit si défaite, tant pour la longueur du chemin, que pour le mal qui m’estoit survenu : mais plus peut-estre pour l’esloignement de celuy que j’aimois : elle fut d’avis que sans me laisser voir, l’on me laissast guerir, & qu’on ne parlast point cependant du mariage qu’elle avoit intention de faire, puis qu’elle pensoit que la beauté que l’on disoit estre en moy, seroit celle qui y feroit plustost resoudre Clorange, ainsi se nommoit celuy qu’elle me vouloit faire espouser : & depuis me voyant empirer, l’on n’en fit point de semblant, jusques à ce que je commençay à me r’avoir, & que peu à peu j’allois reprenant le visage que je soulois avoir : soudain ma mere qui le desiroit passionément en mit le propos en avant, & l’asseura que dans peu de jours je serois en bon estat. Et il advint pour mon malheur, comme elle dit, parce que je fus avertie par Arimant, qu’il me viendroit voir, ou desguisé, ou autrement, en sorte qu’il ne seroit point recognu. Cette esperance me redonna entierement la santé, & le mesme visage que je soulois avoir, si bien que l’on commença à me faire voir, & il est vray que plusieurs d’abord jetterent les yeux sur moy, & mesme Rithimer, comme depuis je recognus : sa femme en mesme temps mist en avant ce mariage, le proposa à Rithimer, & le pria, parce que j’estois sa parente, de le vouloir faire reüssir : luy qui avoit quelque dessein sur moy, encores qu’il vit Clorange si difforme & si mal fait, ne laissa de l’appreuver, pensant que tant moins j’aymerois mon mary, tant plus aisément viendroit il à bout de ce qu’il desiroit : & feignant de ne le faire que pour complaire à sa femme, envoya querir Clorange, le luy propose, le luy conseille, & en mesme temps l’y fait resoudre. Je ne sçay si ce qu’on nommoit beauté en moy, ou mon mal-heur en fut cause, tant y a que le tout fut conclud avant que l’on m’en dit un seul mot. Voyez comme le Ciel se moque des propositions des humains : lors que je figure de recevoir le plus de contentement, c’est lors que je me vois accablée du plus grand mal-heur qui m’eust peu arriver.

Ma mere, un soir que j’estois preste à me mettre au lict, me vint trouver dans ma chambre, & apres m’avoir representé les incommoditez de nostre maison, qu’elle feignoit expressement tres-grandes, & telles qu’elle vouloit. L’aage qui commençoit à me presser, le peu de partis qui se rencontroient, le grand contentement qu’il y avoit d’entrer dans une maison riche & accommodée : Elle me vint proposer Clorange, & en le proposant, me dit, que Rithimer & sa femme en avoient conclud le mariage, & que dans deux jours les nopces se feroient, qu’elle m’en avoit bien voulu avertir, afin que quand Rithimer me feroit l’honneur de m’en parler, je ne fusse pas si sotte de faire un mauvais visage, ou deviser des remercimens tels que meritoit la peine qu’il luy avoit pleu de prendre pour moy. Qu’encores qu’il eust le corps un peu mal faict, il avoit tant d’autres conditions qui le rendoient estimable, qu’il ne falloit pas en faire semblant. Qu’il estoit si amoureux de moy, que je ferois de luy tout ce que je voudrois, pourveu que je le sceusse un peu flatter. Bref, Hylas, elle n’oublia rien à me dire de tout ce qu’elle creut me devoit convier à ce mariage : & sans attendre ma responce, s’en alla coucher à l’heure mesme, s’asseurant bien que d’abord je n’en serois pas fort contente : mais craignant aussi que la nuict m’apporteroit la resolution qu’elle desiroit.

O Dieux ! Hylas, quelle devins-je oyant ces nouvelles ? Encores me fut-ce du soulagement que ma mere s’en allast : car je pus avec plus de liberté pleurer, & me plaindre : toute vestuë que j’estois, je me jettay sur le lict, m’abouchay sur le chevet, & de peur d’estre ouye, je mordois le linceul, & m’en remplissois la bouche : mais tout cela n’empescha que Clarine, qui en avoit esté avertie, ne s’en prit garde : & venant vers moy, elle voulut me dire quelque chose pour me consoler : mais relevant la teste vers elle, je luy dis, Tay-toy Clarine, je te supplie, qu’il te suffise que mon malheur me tourmente assez sans que tu t’en mesles : laisse moy plaindre le peu de temps que j’ay à vivre, le mal que je ne sçaurois assez pleurer. Elle qui m’aymoit tendrement, & qui sçavoit bien le sujet que j’avois de m’affliger: Je ne viens pas, dit-elle, en dessein de vous consoler, mais seulement pour vous mettre au lict, afin que l’on vous y vienne moins importuner. Il vaudroit mieux, repliquay-je, si cela est, que tu me misses au tombeau. A ce mot, sans me bouger, je me laissay deshabiller, comme si j’eusse esté morte : car le mal que je ressentois s’estoit de telle sorte saisi de moy, que mesme je ne pouvois pleurer : mais quand je fus au lict, & que je n’eus plus la lumiere devant les yeux, ce fut alors que mes larmes commencerent à me noyer le sein, & à moüiller de sorte mon lict, que j’estois toute en eau. D’un costé, Arimant se representoit à moy accompagné de tous ses merites, & de tous les tesmoignages d’affection qu’il m’avoit rendus. De l’autre costé, Clorange avec toutes ses déformitez & laideurs : & alors voyant la difference qu’il y avoit de l’un à l’autre, j’entrois en de si grands desplaisirs, que veritablement je fus bien assistée des Dieux, de ne me point laisser aller à un violant desespoir. Toute la nuict je ne fis que plaindre, & le jour me trouva dans le lict sans avoir pu clorre l’œil. Enfin voyez à quoy une grande affection nous porte quelquefois. Je me resolus de mourir, sçachant bien que ma mere, pour quelque supplication que je luy pusse faire, ne changeroit point de resolution : & ne me pouvant figurer que mon affection, ny celle d’Arimant pust supporter cét outrage, je pensay qu’il valoit mieux mourir une fois, que de remourir tous les momens qui me resteroient de vie.

Le matin donc estant venu, quand je vis Clarine, & que la pluspart de ceux du logis estoient allez au temple comme de coustume, & qu’ils ne m’avoient laissé pour me garder qu’un jeune enfant qui me souloit servir : Je l’appellay, & luy dis, que je le priois d’aller promptement querir un Chirurgien, sans en rien dire à personne, le petit n’y manqua point, & lors qu’il fut entré : Nostre maistre, luy dis-je, j’ay un grand mal de teste, je vous prie eventez moy un peu la veine du bras, car j’ay accoustumé de faire ainsi, quand ce mal me vient, & je suis incontinent guerie. Luy qui me vit toute rouge, & les yeux chargez, le creut facilement. Et sans se faire dire deux fois m’ouvre la veine, & puis me bande le bras, & s’en alla : mais il ne fut pas si tost hors du logis, que je r’appellay ce jeune garçon, & luy dis, que je le priois de m’en aller querir un autre, parce que celuy-là ne m’avoit pas bien servie. L’enfant s’y encourut, pensant bien faire, & me l’amena incontinent : Je luy fis la mesme harangue que j’avois faite à l’autre, & cestui-cy aussi prompt que le premier, m’ouvre l’autre bras que je luy presente, luy cachant celuy où j’avois desja esté saignée, & puis soudain il se retira.

Alors croyant avoir mis l’ordre qu’il falloit pour finir plus promptement & plus asseurément mes jours, je fais tirer les rideaux, & serrer les fenestres, feignant de vouloir reposer : Mais incontinent je me desbande les deux bras, & oste les compresses, & tout ce qui pouvoit empescher le sang de couler, m’estant voulu ouvrir les deux bras pour mourir tant plustost, & de peur aussi que s’il n’y en eust eu qu’un, le sang peut-estre se fust arresté de soy-mesme, comme il advient quelquesfois en semblables occasions. La premiere chose qui me vint devant les yeux estant en cét estat, fut le desplaisir qu’Arimant auroit de cette nouvelle : Et par-ce que je creus que ce luy seroit un grand soulagement de sçavoir que je mourois en l’aymant, je pris promptement mon mouchoir, & l’estendant sur le lict, je trempay le doigt dans mon sang, & j’escrivis fust bien ou mal ces trois paroles. TIENNE JE MEURS, ARIMANT, qui fut tout ce que je pus faire, car incontinent les yeux commencerent à me troubler, & le cœur à me deffaillir, de sorte que je perdis toute cognoissance. Je me souviens toutesfois que ma derniere imagination fut, que regrettant Arimant, & rien que luy seul, je dis assez haut : Fortune, en fin la victoire est mienne. Depuis ce mot là je demeuray comme morte, & sans doute c’estoit fait de ma vie, si Clarine ne fut entrée dans la chambre, qui sçachant bien que tout mon mal procedoit du desplaisir que j’avois de perdre Arimant, me venoit apporter de ses nouvelles, ayant eu de ses lettres par celuy qui m’en avoit apporté l’autre fois. Mais quand elle ouvrit les rideaux, & qu’elle vit tout en sang alentour de moy, car les fenestres mal closes laissoient entrer assez de clarté pour le voir : ô Dieux quel cry fit-elle ! Il fut tel que ceux qui estoient dans la chambre de ma mere qui touchoit celle où j’estois, s’effroyerent de l’ouyr, & accoururent pour en sçavoir le subject. O Dieux ! s’escrioit-elle, elle est morte, Criseide est morte, & battant des mains, & puis s’arrachant le poil, elle couroit par la chambre, sans sçavoir ce qu’elle faisoit. Les fenestres furent incontinent ouvertes, & chacun accourut autour de moy : Ils virent bien que j’estois toute en sang : mais ne se pouvans imaginer, qu’il vint du bras, ils furent long-temps à chercher la blesseure. Clarine cependant jettant la main sur le mouchoir, & le desployant, vit ce que j’y avois marqué du doigt, qui encores que mal escrit se pouvoit toutesfois lire avec un peu de peine, elle le met en sa poche pour empescher que personne ne le vit, & courant hors de la chambre vers ma mere l’advertir de cet accident, de fortune elle rencontra celuy qui luy avoit apporté la lettre qu’Arimant m’escrivoit, qui luy demandant responce, parce que son maistre luy avoit commandé de retourner plus promptement qu’il pourroit : C’est, dit-elle, toute en pleurs & toute eschevelée, une triste responce que celle que tu porteras à ton maistre cette fois, Chriseide est morte, parce qu’on la vouloit forcer d’espouser Clorange, porte luy ce mouchoir où il verra escrit de la main & du sang de Cryseide, le subject qu’il a d’en aimer la memoire. A ce mot avec des pleurs extremes, & des cris, elle alla advertir ma mere, qui estoit alors avec la femme de Rithimer : tous trois oyans ces pitoyables nouvelles, furent surpris d’un grand estonnement : Mais le Prince tout transporté courut le premier où j’estois, & me voyant tout en sang, de fortune il me prit par le bras pour me relever, & trouvant ma manche toute pleine : Elle s’est coupée les veine, cria-t’il : & incontinent me retroussant luy-mesme la chemise, trouva que le sang ne couloit plus, parce qu’il s’estoit figé sur la playe, & je croy que cela fut cause de me sauver la vie : Car soudain qu’il en eust osté le sang, il vit qu’il commençoit à seigner encore, il mit le doigt dessus, & dit à Clarine qu’elle en fit de mesme à l’autre bras, car il voyoit l’autre manche aussi sanglante que celle qu’il tenoit, & m’ayant fait apporter de l’eau fresche : Pour certain, dit-il, elle n’est pas encore morte, je sens qu’elle est un peu chaude, & m’en jettant contre le visage, & puis me frottant les temples & le poulx avec des eaux imperiales, & autres semblables, il sentit que le poulx commença de me revenir, & soudain je commençay de respirer : Elle revient, dit-il, qu’on fasse appeller des Medecins, car si elle est secouruë elle ne mourra pas, & envoyant message sur message, ma chambre fut incontinent pleine de Medecins & de Cirurgiens, qui userent d’une telle diligence autour de moy, qu’avant qu’il fust nuict, je revins du tout, & repris la cognoissance que j’avois perduë, sans que jamais Rithimer partit d’autour de moy qu’il ne me vit hors de danger : Depuis il me dit, qu’il ne m’avoit jamais veuë si belle, qu’estant en cét estat toute soüillée de mon sang : car la rougeur du sang me faisoit paroistre si blanche, & la blancheur de mon visage donnoit une couleur si vermeille au sang, qu’il sembloit que l’un adjoustoit de la beauté à l’autre, outre que la pitié de me voir reduite en cét estat luy augmentoit l’Amour, sous le voile de la compassion.

Mais lors que je fus un peu remise, sa femme & ma mere, toutes effrayées, me demanderent, qui m’avoit mise en cét estat : si j’eusse voulu parler, peut-estre que je l’eusse bien faict en m’efforçant un peu : mais sçachant que c’estoient elles qui estoient la cause de mon mal, je fis semblant pour éviter leur importunité, de ne les ouyr point, ny de ne pouvoir parler : Ce que peut-estre recognoissant l’un de ces vieux & experimentez Medecins, leur dict, qu’il me falloit faire prendre quelque chose, & me laisser reposer, parce que le parler me pourroit peut-estre faire beaucoup de mal. Il fut faict comme il l’avoit dit, & cependant Rithimer s’enquit du jeune garçon qui me gardoit, s’il ne s’estoit point aperceu de ce que j’avois faict. Luy qui craignoit d’estre chastié s’il confessoit la verité, dit que non, & que seulement je luy avois commandé de fermer les rideaux & les fenestres. Cela fut cause que Rithimer faisant venir Clarine : N’abandonnez pas, dit-il, Cryseide, car elle veut mourir : & si vous n’y prenez bien garde, elle se desbandera encore les bras. Seigneur, luy dit-elle, si vous voulez, vous pouvez bien lui redonner la vie, qu’elle perdra sans doute, si ce n’est à cette heure & de cette sorte, ce sera bien-tost, & de quelqu’autre façon. Je jure, dit-il, par la vie d’Anthemius, qu’il n’y a chose que je ne fasse pour cela. Elle qui creut avoir trouvé une bonne occasion. Seigneur, dit-elle, ne me descouvrez point, s’il vous plaist, mais croyez que Clorange est cause de sa mort, & qu’elle choisira plustost le tombeau, que luy. Et pensez-vous, respondit Rithimer, que Clorange soit cause d’une si genereuse action ? N’en doutez point, Seigneur, repliqua-t’elle, & si vous en voulez voir la verité, prenez garde au changement de visage qu’elle fera lors que je le luy diray à l’oreille. Alors s’approchans tous deux du lict, & faisant retirer chacun d’autour de moy, elle me dit tout bas, Cryseide consolez-vous, Rithimer jure par la vie d’Anthemius, que vous n’espouserez jamais Clorange. J’estois si foible, que je ne pouvois mouvoir que les yeux : mais cette bonne nouvelle me toucha de sorte, que les elevant au Ciel, il sembloit que je le remerciasse d’une si grande grace : & puis les tournant vers Rithimer, je m’efforçay de luy dire, Seigneur, sera-t’il vray ? Ouy, ma mignonne, me dit-il, & je le vous jure non seulement par Anthemius, mais par le chef de mon pere, & par tout ce qui me peut estre plus sainct. Je vivray donc, repliquay-je. Vivez, me respondit-il, & soyez certaine que je consentiray plustost à ma mort, qu’au contraire de ce que je vous ay promis. A ce mot, je changeay toute de visage, & deslors on me vit reprendre la vigueur comme par miracle. Rithimer admira cette resolution en moy, & appellant sa femme & ma mere : Voyez-vous, leur dit-il, qu’on ne parle plus du mariage de Cryseide & de Clorange ? Je jure que je consentiray plustost à la perte de toute ma fortune, qu’à cette si peu convenable alliance. Elles voulurent repliquer, mais il interrompit, Je l’ay juré par la vie d’Anthemius, par le chef de mon pere, & par tout ce qui me peut estre le plus sainct : il ne faudra point en parler d’avantage, & qui fera autrement, je luy donneray cognoissance qu’il me fera desplaisir. Elles s’en allerent toutes deux sans dire un seul mot. Rithimer ne pouvant assez estimer l’extreme resolution que j’avois prise, augmenta de sorte la bonne volonté qu’il me portoit, que deslors on peut dire, que veritablement il fut amoureux de moy. Il s’en alla, & retourna cent fois pour voir en quel estat j’estois, & ordinairement tout seul. Et parce qu’il n’osoit parler à moy, de peur que cela ne me fist mal, il entretenoit Clarine, & quelquefois il luy demandoit, comment elle avoit recogneu que le mariage de Clorange m’avoit faict prendre cette resolution : & d’autrefois il la remercioit de l’en avoir averty. Bref, il monstroit si clairement par son inquietude la grandeur de son affection, que sa femme s’en prit garde, & Clarine aussi. Quant à moy, je prenois toutes ses actions comme venant de la compassion que cét accident avoit causée en son ame genereuse, outre que l’estat où j’estois ne me permettoit pas de faire de grands discours : car j’estois encore tellement abatuë, que je ne voulois que dormir, & me reposer.

Je demeuray deux ou trois jours de cette sorte sans me souvenir du mouchoir où j’avois escrit avec le doigt & de mon sang : mais un matin que je commençois à me remettre un peu, il me revint en la memoire : & parce que Clarine qui ne m’abandonnoit jamais m’oüyt aspirer, elle me demanda si je ressentois quelque nouveau mal : Le mal, luy dis-je froidement, est dans l’esprit. Mais Clarine dites moy je vous supplie, fustes vous la premiere qui me trouvastes en l’estat où je m’estois mise ? Et qui est-ce, me dit-elle, qui a plus de soing de vous ? Je sçay bien, luy respondis-je, puis que vous fustes la premiere, ne vistes vous point un mouchoir qui estoit marqué de mon sang ? Ah ! dit-elle, ouy je l’ay veu, & vous me faites souvenir que j’ay fait une grande faute, & à laquelle il faut remedier promptement : car sçachez, dit-elle, ma maistresse, que le matin que ce malheur arriva, Arimant vous avoit escrit, & j’ay icy la lettre, je venois toute joyeuse la vous apporter : mais quand je vous trouvay en cét estat, je fus si surprise, que je courois par la maison comme une folle, criant & me tourmentant : & de fortune estant ainsi hors de moy, je rencontray celuy qu’Arimant vous avoit envoyé, qui ne sçachant ce qui vous estoit arrivé, me pressoit d’avoir responce : Je luy dis que vous estiez morte, & luy donnay le mouchoir duquel vous parlez, pour le porter à son maistre en tesmoignage de vostre amitié. Et Arimant, repris-je alors, a mon mouchoir ? Il l’a sans doute, me dit-elle, car il y a trois jours que je le donnay. O Dieux, m’escriay-je, voila la perte d’Arimant ! Que pensez-vous Clarine qu’il devienne, voyant ceste asseurance de ma mort ? Elle demeura muette pour quelque temps, en fin elle me respondit : Il est certain que si ce jeune homme s’en est allé sans demander plus particulierement de vos nouvelles, il luy aura porté celles de vostre mort. Et à qui, repris-je, voudriez vous qu’il s’en fut enquis pour en sçavoir de plus certaines, qu’a vous mesmes ? Veritablement, Clarine, vous fistes là une grande faute : & la seconde n’est guiere moindre, lors que me voyant estre hors de danger, vous ne l’en avez point averty. Qu’esperez vous que fasse ce pauvre Chevalier ? Nous orrons dire qu’il aura fait quelque extreme resolution, & Dieu vueille qu’elle ne soit telle, qu’elle me convie à le suivre. Ma maistresse, me dit-elle, je vous en demande pardon, le desplaisir que j’avois de vostre mort, estoit tel, que je me resoluois à vous suivre, & j’avouë que l’envoyay ce mouchoir à Arimant exprés pour le convier d’en faire de mesme. Il est bien vray que depuis je l’en devois avoir averty : mais j’ay esté de telle sorte employée auprés de vous, que je ne me suis souvenuë non pas mesme de manger. Or sus, luy dis-je, escrivez luy de ma part, & si je puis, j’y mettray un mot de ma main. Clarine alors prenant la plume & le papier, apres avoir fermé la porte, de peur que quelqu’un ne nous surprit, luy escrivit ce peu de mots a la haste :


LETTRE


De Clarine à Arimant.

Je m’en desdis, Arimant, Cryseide vit encores, & m’a commandé de vous en avertir. Elle mourut certes quand je le vous manday : mais les Dieux l’ont ressuscitée pour vous. Vous estes le plus heureux Chevalier qui vive, estant aymé de la plus belle Dame de l’Univers : & seulement malheureux pour ne pouvoir estre tesmoing de vostre bon-heur.


Alors prenant à toute force la plume, avec baucoup de peine j’escrivis ce peu de paroles : JE VIS, ARIMANT, ET POUR UN SEUL ARIMANT. Et soudain l’ayant bien cachetée, elle faict partir en toute diligence celuy qui desja y avoit esté une autrefois, luy commandant sur tout de luy bien dire par le menu ce qui m’estoit arrivé, & de faire une extreme diligence. Apres voyant que personne n’estoit encore dans la chambre, nous ouvrismes la lettre qu’auparavant il m’avoit escrite, & nous trouvasmes qu’elle estoit telle :


LETTRE


D’Arimant à Cryseide.

N’avoir tout le jour que les frayeurs, & des terreurs Panniques, & toute la nuict vous voir toute en sang, & avec un pied dans le cercueil me faire signe que je vous suive, me trouble de sorte, que je ne puis appeller vie celle que je passe esloigné de vous. J’envoye ce porteur pour sçavoir comme se porte celle à qui je suis, je le suivray de si prez, que j’espere le trouver à son retour à my-chemin. Il faut qu’à ce coup la haine de Rithimer envers les miens cede à l’Amour que je vous porte.


Cette lettre me consola infiniment pour plusieurs occasions : L’une, que je pensay que plus il s’approcheroit du lieu où j’estois, tant plustost aussi sçauroit-il que le bruit de ma mort estoit faux. L’autre que je cognus que veritablement il m’aymoit, parce que les Dieux n’envoyent jamais ces presages qu’à ceux qui y ont quelques interests : & enfin pour l’esperance que j’avois de le voir bien tost, & luy pouvoir communiquer un dessein que j’avois faict. Mais cependant son homme fit une telle diligence, que marchant & nuict & jour, il le trouva encores en sa maison, prest toutesfois de partir le lendemain : il estoit de fortune encores au lict, & ce jeune homme s’approchant de luy, Seigneur, luy dit-il, j’ay de grandes choses à vous dire, faictes sortir toutes vos gens d’icy. Et lors le leur ayant commandé & fermé la porte par le dedans, Arimant le voyant tout effroyé, soupçonnant quelque grand accident, s’estoit à moictié relevé sur le lict, & comme devinant son mal : Est-elle morte, luy demanda-t’il, ou vit-elle encores ? Alors ce jeune homme fondant en larmes, & luy presentant mon mouchoir : Helas ! Seigneur, respondit-il, voyla qui vous dira ce que la douleur m’empesche de pouvoir proferer : & lors s’abouchant sur une table, se mit à sanglotter comme s’il eust voulu mourir : mais Arimant despliant ce mouchoir, & au commencement le voyant tout taché de sang, & enfin lisant ce que j’y avois escrit du doigt, TIENNE JE MEURS ARIMANT. O Dieux ! dit-il, elle est donc morte, & lors tombant à la renverse dans le lict, il demeura comme mort. Ce jeune homme apres avoir cessé un peu ses pleurs, & prenant garde que le Chevalier ne disoit mot, il courut vers luy, & le trouvant esvanouy, le releve sur le lict, l’appelle, & le tourmente pour le faire revenir : mais voyant qu’il n’en faisoit point de signe, & craignant qu’il ne luy mourust entre les bras, il met promptement le mouchoir sous le chevet, & court à la porte appeller du secours : tous ceux de la maison y accoururent : car il estoit extremement aymé de tous, & luy firent tant de remedes, qu’enfin ils le firent revenir. Le premier mot qu’il dit, ce fut un helas : mais incontinent se prenant garde que la chambre estoit pleine de gens, il retint & les larmes & les plaintes, ne voulant en donner cognoissance à personne. Et parce que la contrainte le travailloit presque autant que son propre mal, il les pria tous de le laisser reposer, leur disant, qu’il ne vouloit personne que ce jeune homme avec luy. Eux qui ne se doutoient point de l’occasion de son mal, & qui ne pensoient pas que ce fut autre chose qu’une deffaillance, qui ayant fait son cours ne pouvoit plus luy faire du mal, luy obeyrent incontinent : & lors se voyant seul : Qu’est devenu, dit-il, ce mouchoir ? Seigneur, respondit le jeune homme, je ne veux plus vous le faire voir, puis que sa veuë vous rapporte tant de desplaisir. O mon amy ! reprit Arimant, que celuy-cy est peu de chose au prix de ceux que je me prepare : Non, non, continua-t’il donne le moy seulement, car au lieu d’augmenter mon mal, il me soulage, voyant qu’elle a eu memoire de moy au dernier moment de sa vie. Et lors le luy remettant entre les mains : O mouchoir, dit-il, qui me representes le plus grand de mes desastres, quel nom te dois-je donner qui responde aux effects que tu produits en moy ? Et la s’estant teu quelque temps tenant les yeux fermes sur les paroles de sang, tout à coup en les baisant il dit, Je t’entends bien, interprete du cœur qui t’envoye, tu me convies de faire le mesme chemin, je n’ay garde de te refuser, je suis prest à faire ce voyage, je ne me deulx, sinon que tu m’ayes voulu devancer, ou pour le moins que nous ne l’ayons faict de compagnie. Et lors se tournant vers ce jeune homme : Mais, luy dit-il, mon amy, tu ne me dis point comment cét accident est arrivé ? Seigneur, respondit-il, s’il vous plaist vous donner un peu de repos, & que vous me promettiez que cela ne vous affligera point d’avantage, je vous diray tout ce que j’en sçay. Non, non, reprit soudain Arimant, il n’y a rien qui puisse agrandir ny diminuer ma douleur : dy moy, seulement tout ce que tu en sçais. Je vous diray donc, continua ce jeune homme, que j’arrivay là de bon matin, & que suivant le commandement que vous m’en aviez fait, je pris garde lors que Clarine alloit au Temple, où je luy mis la lettre que vous escriviez si discrettement dans la main, que personne ne s’en apperceut : & l’ayant priée de me faire promptement avoir ma response, elle me dit que ce matin mesme je l’aurois. Incontinent apres j’allay dans le logis de Rithimer, car c’est où elle loge : mais à peine y fus-je entré, que j’ouys un grand bruit du costé de Cryseide. Je montay les escaliers, & je trouvay Clarine toute eschevelée, qui aussi tost qu’elle me vit : C’est, dit-elle une triste response que celle que tu porteras à ton maistre cette fois. Cryseide est morte, parce qu’on la vouloit forcer d’espouser Clorange, porte luy ce mouchoir, où il verra escrit de la main, & du sang de Cryseide, le subject qu’il a d’en aymer la memoire. A ce mot, toute en pleurs, & criant comme une folle, elle passa en une autre chambre. O Dieux ! s’escria le Chevalier, faut-il que je vive seulement pour ouyr ces nouvelles ? Mais continuë, dit-il, je te prie. Vous pouvez croire, dit le Massager, que je demeuray grandement estonné, & toutefois pour en sçavoir plus de verité, je m’arrestay encore un peu en ce mesme lieu, & je vis sortir trois ou quatre personnes de la chambre de Cryseide, qui toutes estonnées, & tenant les mains joinctes ensemble, disoient, Elle est veritablement morte d’une estrange façon : Cela me donna curiosité & courage d’y entrer, voyant mesme que tous ceux de la maison y accouroient, je la vis, Seigneur : mais ô quelle veuë ! Je la vis morte dans son lict, & tout à l’entour le sang, qui mesme avoit coulé jusques en terre. A mesme temps, Rithimer & quantité de femmes y entrerent, & j’ouys que Rithimer s’escria, qu’elle s’estoit coupé les veines. J’eus peur alors d’estre recognu de quelqu’un : & parce que vous me l’aviez expressement defendu, & que je creus ne pouvoir rien apprendre d’avantage, je partis à l’heure mesme de la ville, & m’en suis venu en toute la diligence qu’il m’a esté possible, non pas que je n’eusse beaucoup de regret de vous apporter une si mauvaise nouvelle, mais pour ne point manquer au commandement que vous m’en avez faict. O Dieux ! s’escria-t’il alors, il n’y a donc plus de doute que Cryseide ne soit morte, puis que tu l’as veuë de tes yeux propres : Et comment est-il possible que les Dieux ayent consenty à cette cruauté ? mais comment se peut-il que j’oye ces nouvelles, & que je ne meure ? Vous Dieux vous l’avez permis pour ma punition, & moy je ne meurs point encores pour souffrir plus par le peu de vie qui me reste, que je ne ferois par une prompte mort. Il vouloit continuer lors que son pere qui avoit esté averty de son mal, & qui aimoit ce fils fort tendrement, comme n’ayant enfant que luy, & outre cela estant accomply de tant de perfections, s’en vint hurter à la porte de la chambre : & parce que ce jeune homme en recognut la voix, il en avertit Arimant, qui se remettant un peu, & cachant le plus qu’il luy estoit possible sa douleur, luy fit ouvrir la porte. Les fenestres estoient fermées, & les rideaux du lict tirez de sorte, que quand le pere fut dans la chambre, il ne put rien remarquer au visage d’Arimant, mais s’aprochant de luy, & luy prenant le bras, il luy demanda, comme il se portoit. Ce ne sera rien, luy dit-il, Seigneur, j’ay eu une petite deffaillance, je croy que cela ne vient que de replession d’humeurs, à cause que je ne fais point d’exercice : mais si vous le trouvez bon, je croy qu’il me feroit grand bien de faire un petit voyage, tant pour dissiper ces humeurs, que pour changer un peu d’air : car il est vray que depuis quelques jours je ne me sens guere bien. Ce sera bien fait, respondit le pere, mais où voudriez-vous aller ? Il me semble, respondit Arimant, que je ne sçaurois mieux faire que d’aller vers les Libicins, tant parce que c’est le lieu de ma naissance, qui profite grandement pour le changement d’air, que pour le contentement que j’aurois de voir nos parens, & nos anciens amis. J’en serois bien aise, respondit le pere, mais je crains la haine que Rithimer nous porte. Seigneur, reprit incontinent le Chevalier, n’entrez point en cette doute : cela seroit bon si vous y alliez, mais de moy il ne s’en soucie point, & il sçait bien que quand je serois mort, cela n’avanceroit en rien ses affaires, outre que j’y demeureray si peu & tousjours chez mes parens & amis, que quand il en auroit la volonté, il n’en aura ny le temps, ny la commodité. Le pere croyant ce qu’Arimant disoit, se laissa facilement porter à son opinion : ce qui ne rapporta pas peu de bien pour tous, ny peu de consolation pour luy : car ayant auparavant resolu de se tuer, il remit l’execution de ce qu’il vouloit faire lors qu’il seroit en ce voyage. Il s’efforce donc de faire la meilleure mine qu’il peut, & part le lendemain, sans mener avec luy que ce jeune homme qui luy avoit porté la nouvelle, & un autre pour le servir à la chambre, disant a son pere qu’il yroit plus asseurément avec peu de train, que s’il estoit mieux accompagné, parce qu’on ne prendroit pas si tost garde à luy. Son dessein estoit d’aller vers les Lybicins en toute diligence pour trouver Clorange en quelque lieu qu’il fut, de venir aux mains avec luy, & si la fortune luy estoit si favorable que de luy en donner la victoire, s’en-aller sur le lieu où je serois enterrée, & là se sacrifier soy-mesme à mes cendres. Et veritablement ce fut grand-heur que cette vengeance luy vint en l’ame, car elle retarda la volonté qu’il avoit de se deffaire : & celuy que je luy envoyois eust le loisir de luy porter nos lettres.

Le lendemain qu’il fut party d’aupres de son pere, la moitié du jour estant desja passée sans qu’Arimant se souvint de manger, ny de reposer, celuy que je luy envoyois le rencontra au passage d’une riviere, qui s’appelle le Tesin, & sans le recognoistre, l’outrepassa, tant parce qu’il ne pensoit pas le trouver ailleurs que dans Eporedes, que d’autant que le desplaisir luy avoit de sorte changé le visage, qu’il estoit mescognoissable, & qu’ayant si peu de suitte, il n’eust jamais pensé que ce fust Arimant : & Arimant mesme alloit tellement pensif, & les yeux de sorte arrestez contre terre, qu’il ne le vid point lors qu’il passa aupres de luy. Mais de bonne fortune, celuy qui m’estoit venu trouver de sa part, n’en fit pas de mesme, qui l’ayant bien remarqué en vint advertir son maistre, luy disant, que s’il vouloit, il sçauroit bien au long l’histoire de Cryseide, parce qu’il avoit veu celuy qui desja une fois luy en avoit apporté des nouvelles. Et que veux-tu, respondit Arimant, que j’en aprenne d’avantage ? n’est-ce pas assez que je sçay qu’elle est morte ? Et ainsi sans tourner seulement les yeux, il continua son chemin. Mais ce jeune homme qui estoit assez advisé, & desireux de sçavoir comme j’aurois esté enterrée, & tout le cours de mon histoire, retourna courant vers celuy que j’envoyois, & luy faisant cognoissance, luy demanda des nouvelles de Clarine, & comme elle se portoit depuis la mort de Cryseide. Cryseide, dit-il, est en vie, & se porte bien, graces aux dieux. Cryseide, repliqua l’autre, est en vie ? Ouy, reprit-il, elle est en vie, & m’envoye vers ton maistre. Alors l’embrassant, ô Messager de bonnes nouvelles, que les Dieux, dit-il, te rendent à jamais content : Suy moy, je te supplie au petit pas, & j’acourciray ton voyage. A ce mot, le jeune homme donnant des esperons à son cheval, cria à son maistre, Arrestez, seigneur, arrestez, que je vous redonne la vie, en eschange de la mort qu’autrefois je vous ay apportée. Arimant qui ouyt sa voix, & ne peut entendre ses paroles confuses, voyant les batemens des mains, & la joye qu’il faisoit paroistre en ses actions, demeura estonné de ce changement, & lors qu’il fut un peu plus pres de luy, Qu’y a-t’il, & qu’est-ce, luy cria-t’il, que tu me veux ? Seigneur, s’escria le jeune homme, bonnes nouvelles, Cryseide n’est point morte, elle vous envoye ce messager. Cryseide n’est point morte ? reprit-il tout hors de soy. Est-il bien possible ? Seigneur, dit l’Escuyer, il est certain, & voyla celuy qui vous en apporte les nouvelles. A ce mot, Arimant tournant les yeux & les mains au Ciel : O Dieux ! continua t’il, soyez vous à jamais benis & loüez de cette faveur que vous me faites. Et à ce mot, celuy que je luy envoyois arriva, & le recognoissant, Seigneur, luy dit-il, Clarine m’a commandé de vous donner cette lettre. Arimant estoit tellement hors de luy-mesme, qu’il la receut la main toute tremblante, & sans sçavoir ce qu’il faisoit, enfin se souvenant qu’il ne falloit point que ce messager sceut l’affection qu’il me portoit, mais qu’il feignit que ce fut à Clarine : il reprit un peu ses esprits, & luy demanda de ses nouvelles. Seigneur, luy dit-elle, elle se porte bien, & m’a commandé de vous dire de sa part, que Cryseide aussi est en fort bonne santé. Cryseide, repliqua-t’il froidement, l’on m’avoit dit qu’elle estoit morte ? Et à ce mot, ouvrant la lettre de Clarine, quoy qu’il voulut dissimuler, si est-ce que son visage donna assez de cognoissance de cette joye inopinée, & plus encores quand il vit le peu de mots que je luy avois escrit, sans lesquels ils eut pensé que Clarine le vouloit tromper, mais recognoissant fort bien mon escriture, il s’asseura entierement que je vivois, encore qu’il jugeast bien que j’estois fort foible. Relevant donc les yeux : Mais dy moy mon amy, est-il possible, luy dit-il, que Cryseide ait esté en l’estat que l’on m’a fait entendre ? Seigneur, respondit le Messager, elle a encor esté plus mal que l’on ne vous a point dit : car on peut dire qu’elle a esté morte, & puis retournée en vie : & lors il luy raconta tout ce qui m’estoit arrivé, & de quelle façon j’en avois usé. Il faut avouër, dit Arimant alors, que Cryseide faict honte aux Dames par sa beauté, & aux Chevaliers par la grandeur de son courage : Et craignant d’en dire trop, il se teut : & reprenant son chemin alla repaistre en la plus prochaine ville, où il ne se pouvoit lasser de se faire redire tout ce qui s’estoit passé.

Et d’autant que les nouveaux accidens donnent des nouveaux conseils, Arimant s’estant arresté en ce lieu le reste du jour, il ne fit toute la nuict que penser au moyen qu’il auroit de me voir. Et ne pouvant se bien resoudre tout seul, il appella ce jeune homme qu’il m’avoit envoyé, & qui outre l’affection qu’il avoit à son maistre, n’avoit point faute d’esprit ny de jugement. Il luy communique donc le desir qu’il avoit de me voir, que jamais il n’auroit ny repos, ny contentement, qu’il n’eust esté aupres de moy : Que toutesfois Rithimer haïssoit de sorte son pere, qu’il ne sçavoit avec quelle asseurance il pourroit venir où j’estois, ny moins entrer dans mon logis. Ce jeune homme apres y avoir quelque temps pensé, Seigneur, luy respondit-il, il faut faire de necessité vertu : Renvoyez ce messager, afin qu’il ne descouvre vostre dessein, & puis desguisez vous, & vous habillez en marchand, vous pouvez entrer dedans la ville, & y demeurer quelque temps sans estre cogneu, estant sur le lieu, peut-estre se presentera-t’il telle commodité, que vous ne sçauriez d’icy vous imaginer.

Arimant trouva bonne l’opinion de ce jeune homme, & dés qu’il fut jour despescha le mien, qui le lendemain me rendit sa lettre, & nous dict en quel lieu il l’avoit trouvé, & par quel hazard recognu : Je ne vous redis point icy, gentil Hylas, quelle fust sa response, car vous pouvez juger qu’elle estoit pleine de remerciement & d’extremes contentements. Sur la fin il m’asseuroit de me voir bien tost, quelque fortune qu’il put courre. Cependant il ne perdit pas le temps, car jugeant qu’il estoit plus à propos de ne s’approcher point du lieu où j’estois sans estre desguisez, il fit faire trois habits de marchands en toute diligence, & puis passant par un bois, ils les vestirent, & serrerent les leurs dans des males, pour les reprendre quand il seroit necessaire, & ainsi revestus, & se desguisant le mieux qu’ils pouvoient, ils entrerent dans la ville où j’estois, & se logerent en une hostellerie la plus voisine de la porte. Quant à luy, il tint le logis tout le reste du jour : Mais il envoya ses valets aprendre des nouvelles, & entre autre, commanda à celuy qui m’avoit apporté des siennes, qu’il sçeut comme je me portois, & qu’il vit Clarine s’il estoit possible. Ce jeune homme s’aquita fort bien de sa commission qu’il luy avoit donnée, & le soir l’un & l’autre luy revindrent dire tout ce qu’ils avoient appris. Celuy qu’il avoit envoyé en mon logis, luy dit, qu’il avoit veu Clarine, & qu’il avoit parlé quelque temps à elle sans qu’elle le recogneust, & qu’en s’estant fait cognoistre, elle l’avoit mené vers sa maistresse qui estoit encores au lict retenuë de la foiblesse, pour la grande perte de sang qu’elle avoit faite, & la se mettant sur mes loüanges, luy juroit ne m’avoir jamais veuë si belle, parce que j’estois plus blanche, & le teint si beau qu’il ne se peuvoit rien voir de semblable, & puis luy raconta que de fortune estant toute seule, il avoit eu le loisir de m’entretenir fort au long, & de me dire comme il s’estoit desguisé, pour n’estre recogneu de Rithimer, ou de quelqu’un des siens, le redoutant grandement à cause de la vieille inimitié qu’il avoit avec son pere, & qu’encore que son peril nous fit peur, si est-ce que Clarine & moy en avions ry de bon cœur, nous le representant revestu de ceste sorte : Qu’enfin je luy avois dict, que puis qu’il estoit ainsi desguisé, il faloit chercher quelques toilles ou autres choses semblables, & faire semblant de me les venir vendre, que s’il se trouvoit que quelqu’un fust en ma chambre, cela serviroit d’excuse, pour revenir une autrefois avec plus de commodité, que si j’estois seule avec Clarine comme il avenoit fort souvent, il pourroit entrer, & parler à moy avec toute sorte d’asseurance. Arimant oyant cette proposition la trouva bonne, lui qui n’en eut pas desappreuvé une seule qu’on luy eut voulu proposer, pour hazardeuse qu’elle eut esté. Et ainsi commença à se mettre en queste de la marchandise qui lui estoit necessaire. Quant à son homme, les nouvelles que l’autre lui raconta, ce furent les frayeurs que ceux de la ville avoient d’un certain Roy estranger, que l’on disoit venir des Gaules pour ravager toutes ces contrées, comme il avoit fait desja diverses fois : & venant un peu plus sur les choses particulieres, disoit que tous ceux de la ville murmuroient, que cependant que ce Roy pilloit & ravageoit presque toute la Gaule Cisalpine, & la dépeuploit d’hommes & de femmes, qu’il emmenoit prisonniers, Rithimer s’amusoit à faire l’amour à une jeune fille nommée Cryseide, & perdoit non seulement le soucy de ces peuples qu’il avoit en gouvernement, mais encore de la reputation qu’il avoit autrefois acquise par tant de beaux exploits de guerre.

Cette derniere nouvelle toucha fort au cœur d’Arimant, toutefois se voyant si prés de moy, & esperant de me voir bien tost, il ne s’y arresta pas longuement : mais tournant entierement toutes ses pensées à donner ordre à recouvrer la marchandise par laquelle il esperoit avoir entrée en mon logis ; il se chargea & son homme aussi, des plus belles toiles qu’il put trouver, & feignit de venir des Gaules, d’où il en sort ordinairement de tres-belles, outre qu’ayant la langue Gauloise, il luy estoit fort facile de se faire croire marchand Gaulois. Il employa tout le lendemain à dresser tout son equipage de marchandise, & ayant bien accommodé ses bales, s’en vint au logis de Rithimer, & conduit par ce jeune homme qui y avoit desja esté, passa au costé où je logeois : ceux qui les voyoient monter avec leurs bales, ne leur demandoient point où ils alloient, parce que les pensant estre des marchands, & d’ordinaire plusieurs y venant, ils ne trouvoient point estrange de voir ceux-cy. Ils s’arresterent dans l’anti-chambre, où de fortune le petit garçon qui avoit accoustumé de me servir, passant pour quelque affaire que je luy avois commandé, les vid : & r’entrant dans la chambre, dit à Clarine, qu’il y avoit des marchands dans l’anti-chambre, qui demandoient, si l’on vouloit acheter de la toile. Clarine incontinent se douta que c’estoit Arimant, & s’aprochant de moy : Vous verrez, me dit elle, Madame, que ce seront nos marchands : Allez voir, luy dis-je, & si ce sont eux, faites-les entrer, car nous aurons loisir de voir leur marchandise, cependant qu’il n’y a personne qui nous empesche. Et il estoit vray, que de bonne fortune, il n’y avoit dans ma chambre que nous trois ; Clarine incontinent s’y en alla, & parce que le petit enfant la suivit, elle fit semblant de ne les cognoistre point, leur demandant, quelle marchandise ils portoient, De fort belles toiles, respondit Arimant, en langage Gaulois, & à fort bon marché. Vous venez, dit-elle, tout à propos, car Madame est seule, elle sera bien aise de voir vostre marchandise. Et à ce mot, elle les conduisit vers moy.

Je vous avoüe, Hylas, que je fus tellement transportée, & luy aussi, que voyant n’y avoir personne dans la chambre qui nous peust voir, parce que Clarine avoit donné une commission au petit qui nous servoit, pour aller par la ville, d’abord qu’il entra dans ma chambre, je luy tendis les bras, & luy s’en vint de mesme vers moy, & se mettant à genoux devant mon lict, je le tins un fort long temps serré contre mon sein, si surprise de contentement, que je ne pouvois le destacher de mes bras. Amy, luy dis-je, enfin voicy ta Cryseide, que les Dieux ont refusée, pour ne te faire une si grande injustice, que de te ravir ce qui est si bien à toy. Madame, dit-il, je recognois en cela que veritablement ils sont Dieux, puis qu’ils sont si justes : Mais, qui pensez-vous que vous me rendez, quand vous me dites que Cryseide est mienne ? Arimant, reprit-elle, soyez certain que si Cryseide n’est vostre, elle n’est point du tout, je le vous ay escrit de mon sang, & si vous en voulez un plus grand tesmoignage, vous l’aurez de moy, & tout tel que mon honnesteté me le pourra permettre, car je pense estre bien raisonnable, qu’ayant voulu mettre la vie pour me conserver toute à vous, je ne reserve plus rien qui ne soit vostre, ou pour mieux dire, à vostre discretion, sinon ce qui seul me peut rendre digne d’estre à vous.

Il vouloit respondre, lors que Clarine le vint oster d’aupres de moy, parce qu’elle oyoit marcher dans l’antichambre. Se retirant donc diligemment, il se mit aupres de son compagnon, qui commençoit desja à desployer sa marchandise, & à la monstrer à Clarine, qui faisoit grandement l’empeschée à bien considerer la bonté & la beauté de la toile, & en mesme temps Rithimer entra dans la chambre. Il avoit accoustumé de me venir voir fort souvent, & sembloit que le bruit qui couroit par la ville de l’amour qu’il me portoit, ne fut point faux, car depuis l’accident qui m’estoit arrivé, l’affection qu’il me souloit porter estoit tellement augmentée, que sa femme mesme s’en estoit aperceuë : Et parce qu’elle estoit d’un naturel fort jaloux, & qui ne vouloit point que personne eust part en ce qu’elle devoit posseder toute seule, elle commençoit de me haïr, & de faire resolution de m’esloigner de Rithimer aussi-tost que je serois en estat de pouvoir marcher. Et voyant ma mere fort en colere contre moy, pour le refus que j’avois faict de Clorange, elle ne fit point de difficulté de le luy dire : & de fortune, Clarine, sans qu’elles s’en apperceussent, ouyt tous leurs discours, & me les raconta. Cét esloignement n’estoit pas celuy qui me faschoit, car au contraire j’en estois tres-aise, pensant par ce moyen de revenir à Eporede : mais ce fut la cruauté de ma mere, qui jura en mesme temps, que le voulussay-je ou non, soudain que je serois hors de la presence de Rithimer, elle me feroit espouser Clorange. Cette resolution de ma mere m’en fit prendre une autre, que peut-estre je n’eusse pas euë de long temps, qui fut de me donner entierement à Arimant, & de fuir en toute façon la tyrannie de laquelle elle vouloit user sur moy.

Mais pour revenir à Rithimer, le voyant entrer dans ma chambre, je dis tout haut à Clarine, qu’elle dist à ces marchands, que pour cette heure ils s’en allassent, & qu’ils revinssent le matin, que j’acheterois volontiers de leurs toiles, & cela je le fis expres, afin que si Rithimer les revoyoit une autrefois, il ne le trouvast pas estrange. Arimant qui sçavoit le bruit qui couroit de l’amour que ce Prince me portoit, le voyant fort aymable de sa personne, outre la faveur que sa qualité luy pouvoit acquerir, le regardoit avec un œil qui ne ressentoit point le marchand, & supportoit avec une peine extreme, qu’il fallust luy quitter la place, & s’en aller pour ne rien descouvrir : toutesfois voyant qu’il le falloit faire par force, il replia & refit ses bales, & apres les mettant sur son compagnon, apres avoir faict une grande reverence s’en alla : Et moy le voyant partir, je luy criay, Adieu nostre maistre, ne faillez pas de revenir demain au matin.

Voyla quelle fut nostre premiere veuë : Mais pour ne tirer ce discours trop en longneur, Sçachez, Hylas, que le lendemain il revint, lors que chacun estoit allé au temple, & qu’il n’y avoit que Clarine aupres de moy : & pour ne perdre le temps à redire les mesmes propos que nous nous tismes, nostre resolution fut telle : Voyant qu’aussi-tost que je serois en estat de marcher, ma mere m’emmeneroit pour me faire espouser par force Clorange ; Nous fusmes d’avis de la devancer, & que quelques jours avant que de faire cognoistre que je fusse bien remise, je manderois vers Arimant, qui cependant demeureroit vers les Libicins, & que m’habillant en homme, je me desroberois, & m’en viendrois le trouver au logis, où alors il logeoit, & que de là il m’emmeneroit où bon luy sembleroit, avec promesse de m’espouser au premier lieu où il pourroit le faire en asseurance, & que cependant nous vivrions comme frere & sœur. Cette deliberation prise, Arimant donna ordre de faire les habits, tant pour moy, que pour Clarine, & avant que de partir, les luy remit entre les mains, & puis promit sans faillir d’estre le quinziesme jour apres en cette mesme ville, & dans le mesme logis où il estoit alors logé, lequel il fit aussi fort bien recognoistre à Clarine, afin qu’elle m’y sceust conduire. Voyez, Hylas, à quoy la rigueur des meres conduit quelquesfois les enfans qui sont maladvisez. Or voicy ce qui en advint : Les quinze jours estans escoulez, & croyant qu’Arimant fust en son logis comme nous avions resolu ensemble, je ne manquay point à m’y rendre vestuë en homme, & Clarine aussi, & si bien déguisées, qu’ayans rencontré au sortir du logis ma mere qui revenoit du temple, elle ne nous recogneut ny l’une, ny l’autre : Mais je fus bien estonnée quand je fus au logis, & que je n’y trouvay personne, & plus encores quand je vis arriver la nuict, sans avoir point de nouvelles de luy, ce fut alors que je commençay à me repentir de ma fuite precipitée, & d’avoir esté si hastive à sortir d’aupres de ma mere, sans sçavoir pour le moins si Arimant estoit revenu, & ce qui me troubla d’avantage, ce fut qu’incontinent le bruit s’espandit par toute la ville que j’estois perduë, & qu’on me faisoit chercher de tous costez : me resolvant enfin à tout ce qui m’en pouvoit arriver, & me semblant que la mort remedieroit au pis aller à tous mes inconveniens : Je dis à Clarine, qu’il falloit sortir par quelque moyen de cette ville, & que je pensois, puis qu’Arimant n’estoit point venu, qu’asseurément il luy estoit arrivé quelque grand empeschement : Et lors que nous estions en plus grande peine, je vis entrer dans la chambre le jeune homme qui servoit Arimant. Vous pouvez penser, Hylas, quel contentement j’en eus, il fut tel, que luy jettant les bras au col, Ah ! mon ami, luy dis-je, & où est ton maistre ? Il est en sa maison, me dit-il, mais si blessé, qu’il n’a peu venir. Et qui l’a blessé de cette sorte ? repliquay-je toute tremblante : C’est, respondit-il, une personne à qui il a donné la mort. Et pour ne vous point tenir en peine plus long temps, sçachez, dit-il, que mon maistre n’ignoroit point le dessein que Clorange avoit sur vous, il l’a fait appeller, il s’est battu avec luy, & l’a tué ; il est vray qu’il n’est point sorty du combat sans deux grandes blesseures, qui encores qu’elles ne soient pas dangereuses, l’incommodent de sorte, pour estre l’une à la jambe, & l’autre à la cuisse, qu’il luy est impossible de souffrir le cheval, ny de marcher. Et voyant qu’il ne pouvoit estre icy comme il vous avoit promis, il m’y a envoyé pour vous servir & vous conduire où il est, m’ayant donné & chevaux & tout ce qui est necessaire : Mon ami, luy dis-je, je voyois bien que quelque grande occasion empeschoit ton maistre d’estre icy : Je loüe Dieu de ce que luy & moy soyons hors de la peine que Clorange nous pouvoit donner, je voudrois bien qu’il ne luy eust pas cousté si cher : Quand tu voudras nous nous mettrons en chemin pour aller penser ses blesseures. Je crois à la verité, me dit-il, que l’on ne sçauroit luy donner un meilleur remede. Et lors appellant Clarine, nous commençasmes a consulter ce que nous avions a faire pour eschaper, y ayant apparence qu’il y auroit de grandes gardes aux portes ; & apres avoir longuement debatu, nous conclusmes qu’il falloit que le jeune homme allast au Palais de Rithimer, pour oüir ce que l’on disoit, & apprendre, s’il estoit possible, de quelle façon l’on faisoit nostre recherche, & que cependant nous nous couperions les cheveux, afin que si de fortune nous estions trouvées, l’on ne nous peut cognoistre que difficilement.

Ceste deliberation faite, ce jeune garçon part, & va avec une tres-grande finesse, se meslant parmy les domestiques de Rithimer, où il entend que tout leur discours n’estoit que de moy : Les uns disoient que je m’en estois fuye & avec raison, parce que l’on me vouloit forcer d’espouser Clorange, le plus malfait de tous les hommes de la Gaule Cisalpine. Les autres qui pensoient estre plus fins, alloient murmurant contre la femme de Ruhimer, disant qu’elle m’avoit fait desrober, jalouse de l’amitié que son mary me faisoit paroistre, & ceste derniere opinion passa si avant, que Rithimer le creut, se souvenant qu’en semblable occasion elle en avoit desja usé ainsi, & cela fut cause que quand ma mere s’alla jetter à ses pieds, pour le supplier de me faire chercher avec diligence, il luy dit avec un sous-ris de colere. Allez, allez, Madame, & si vous ne sçavez où est vostre fille, demandez la à vostre parente ; & sans luy faire autre responce se tourna de l’autre costé. Cela fut cause que ma mere redisant à sa femme ce qu’il luy avoit respondu, & le peu de conte qu’il en avoit fait, & d’ailleurs ayant assez recogneu l’affection qu’il me portoit, elle creut qu’asseurément Rithimer m’avoit fait desrober pour me tenir cachée en quelque lieu de plaisir. Quant à ma mere, elle ne sçavoit que soupçonner : Une fois elle croyoit que Rithimer m’eust ravie ; l’autre, que cestoit la femme qui par jalousie m’eust fait desrober, car de penser que ce fut pour Clorange, ne sçachant point que j’eusse esté advertie de la resolution qu’elles avoient faite, elle ne pouvoit s’imaginer que c’en fut la cause ; & ainsi pour ne sçavoir lequel croire, elle croyoit, ou plustost craignoit tous les deux. Et de là il advint que se soupçonnant ainsi tous trois, ils ne mirent pas grande peine à me faire chercher, se mocquant l’un de l’autre, quand il y en avoit quelqu’un qui proposoit qu’il le falloit faire. Ce soupçon fut celuy qui me donna la commodité de sortir le lendemain un peu avant midy, outre qu’estant un jour de marché, il nous fut aisé de nous mesler parmy la foule, & mesme n’y ayant personne aux portes qui eust charge de prendre garde à nous. Dieu sçait si nous pressasmes nos chevaux, quand nous fusmes hors des fauxbourgs de la ville, nous allasmes repaistre dans un bois des provisions que ce jeune homme avoit apportées : & de là reprenant nostre chemin, nous marchasmes toute la nuict, & jusques au lendemain qu’il estoit plus de midy, que nous allasmes loger dans une maison des amis d’Arimant, auquel ce jeune homme donna une lettre de sa part, & où nous receusmes toute la bonne chere qu’il se peut dire : mais j’estois tellement assoupie du travail du chemin, & de la longue veille, que je m’endormois en mangeant : nous reposasmes donc le reste du jour, & toute la nuict suivante, je croy quant à moy, que ce fut sans m’esveiller : je sçay bien pour le moins que le Soleil estoit fort haut que j’estois encor au lict, & lors que ce jeune homme me vint appeller, il me sembla que la nuict avoit esté bien plus courte que de coustume. Nous reprismes donc le chemin, & marchasmes jusques à la nuict que nous arrivasmes un peu apres les vingt-quatre heures en la ville des Libicins, avec le contentement que vous pouvez penser. Mais vous sçaurois-je representer combien fut grand celuy d’Arimant lors que je l’allay embrasser dans son lict ? Il fut tel, que ses playes se r’ouvrirent, & recommencerent à seigner, de sorte qu’il faillit d’y demeurer : & je croy qu’il avoit tant de joye de me voir en sa maison, que si je ne m’en fusse prise garde, il n’en eust rien dit pour ne me point effroyer : mais luy voyant le visage tout changé, je luy demanday s’il ne se trouvoit point mal. Ce n’est rien, me dit-il, mon frere (c’est ainsi que depuis nous nous appellasmes tousjours) il faut seulement faire venir le Chirurgien, cependant que vous poserez vos bœttes, car je ne laisseray de souper avec vous, encore que je sois au lict : C’est ainsi que je l’entends, luy dis-je, & appellant le Chirurgien, apres que je l’eus embrassé, je me retiray un peu en ma chambre. Mais vous pourrois-je bien dire les discours de Clarine, & les gracieuses rencontres qu’elle faisoit ? Je croy qu’il seroit mal-aisé, parce qu’ayant esté tousjours en frayeur jusques la, il sembloit qu’elle fut revenuë de la mort a la vie. Mais cependant que nous allions gaussant ensemble, l’on nous vient avertir qu’Arimant avoit perdu tant de sang, que ses playes s’estoient beaucoup empirées, & que le danger en estoit grand. Je courus toute effrayée vers luy, mais je trouvay que le sang estoit desja estanché, & le Chirurgien me pria de le laisser en repos pour toute la nuict, que le mal n’estoit pas grand, mais qu’il le pourroit devenir si l’on n’y prenoit garde : Je fus donc contraint de me retirer sans le voir, & je vous supplie, Hylas, considerez ce que peut l’Amour : Le jour precedent que je n’avois fait que la moitié du chemin, j’estois si lasse, & si outrée de sommeil, que je ne pouvois tenir les yeux ouverts, & à ce coup que j’en avois faict encore autant, je ne pus clorre l’œil de toute la nuict, mais de temps en temps j’envoyois sçavoir comme se portoit Arimant, sans reposer, que le matin qu’il me fut permis de le voir. Et quoy, mon frere, lui dis-je, vous vous estes trouvé mal, & vous ne vouliez pas nous le dire ? Je sentois bien, me dit-il en sousriant, que mes playes saignoient, mais je vous avoüe que j’estois bien aise de perdre un peu de sang pour vous, en eschange de celui que vous avez emploié pour moi. Ah ! lui dis-je, mon frere, nos desseins estoient bien differents, car lors que j’ay perdu le mien, c’estoit pour me conserver a vous, & vous à cette heure vous perdiez le vostre pour vous ravir à moi.

Mais Hylas, que vas-je vous racontant toutes ces choses par le menu, puis que ce temps qu’entre tous ceux de ma vie je puis dire avoir esté le seul heureux, est tellement changé, qu’il ne m’en reste que la memoire pour le regreter ? Je le passeray donc sous silence, pour ne redire mes contentemens en une saison, où il n’y en a plus pour moy. Et vous diray qu’apres avoir demeuré six sepmaines en ce lieu, pour donner loisir aux blessures d’Arimant de se guerir, son pere luy manda qu’il le revint trouver : car ayant sçeu le dueil qu’il avoit fait contre Clorange, il estoit en continuelle peine pour luy, non seulement pour les blessures qu’il avoit receuës, mais aussi pour la haine de Rithimer. Et lors qu’Arimant receut ce commandement de son pere, ce fut en mesme temps que ses playes estoient du tout guaries. Le mal qu’il avoit eu, & l’incommodité de ses blessures avoient esté cause, que tous les desseins qu’il pouvoit avoir sur moy avoient esté prolongez jusques à ce qu’il sortiroit du lict, & maintenant qu’il n’avoit plus de mal, lors qu’il me tesmoignoit de m’en vouloir presser, je ne pouvois luy remettre devant les yeux, sinon qu’il considerast que j’estois sienne, & que la cognoissance que je luy en avois donnée n’estoit pas si petite, qu’il en put douter : Que ce qu’il demandoit de moy n’estoit pas raisonnable, sinon avec les conditions qui en pouvoient oster toute sorte de blasme, qu’il pouvoit bien penser que quand je m’estois remise entre ses mains, ç’avoit esté avec dessein de me donner entierement à luy, ainsi que j’avois fait, & que je faisois encores : mais que je le suppliois d’avoir un peu d’esgard à ce que luy & moy nous nous devions, parce que si je luy devois toute sorte de contentement & de satisfaction, il me devoit aussi la conservation de la seule chose qui me pouvoit rendre digne de luy, qui estoit mon honnesteté : & lors qu’il me respondoit qu’il n’avoit eu autre dessein, & qu’il aymeroit mieux la mort, que de vouloir de moy chose quelconque, que sous les conditions de m’espouser : Je luy representois alors, qu’il estoit impossible de faire le mariage au lieu où nous estions, à cause que si Rithimer le sçavoit, comme il seroit impossible qu’il ne sçeust, il n’y auroit rien qu’il ne fit pour se vanger de cette injure, qu’il falloit donc nous mettre en lieu où il n’y eust pas tant de danger : qu’outre cela, encore seroit-il bon que son pere en fust adverty, parce que encores que nous fussions tous deux resolus de passer outre, quoy qu’il ne le voulut pas, si estoit-il raisonnable de luy rendre ce devoir, que les Dieux avoient grandement agreable le respect & l’obeissance que les enfans rendoient à leur pere, & que cela seroit cause qu’ils beniroient nos intentions & nos desseins. Bref, Hylas, je sceus luy representer mes raisons, de sorte que me prenant entre les bras, & me baisant : Il est impossible, me dit-il, de resister à ce qu’il vous plaist, faites & ordonnez de ma vie, & de mon contentement comme il vous plaira. Et quand il receut le commandement de son pere de s’en retourner, Ne voyez-vous pas, luy dis-je, comme Dieu commence à bien-heurer nostre dessein, puis que nous allons en lieu où nous le pourrons achever plus facilement.

Il se met donc en chemin, & m’emmena avec luy, mais parce qu’il ne vouloit que son pere me cogneust, avant qu’il eust accordé son mariage, il changea mon nom, & m’appella Cleomire, disant que j’estois Gaulois Transalpin, favorisé en cela de la langue Gauloise que j’avois : Et pour prendre suject de me tenir aupres de luy, il disoit que je lui avois sauvé la vie, au combat qu’il avoit fait avec Clorange, ayant empesché que deux des siens qui s’estoient cachez au lieu où le dueil avoit esté fait, ne luy fissent supercherie, m’estant si genereusement opposé à tous les deux, qu’encore qu’il fut si blessé, qu’à peine se pouvoit-il tenir debout, toutesfois je les avois forcez de se sauver à la fuitte, & que cét acte l’avait obligé, qu’il ne vouloit jamais se separer de moy. Considerez Hylas, comme la personne qui aime se va imaginant des sujects d’obligation, car il faut que vous sçachiez qu’Arimant estoit si aise que chacun le pensast ainsi, que j’ay opinion qu’en fin luy-mesme le croyoit aussi bien que les autres.

Nous fismes nostre voyage heureusement, & arrivasmes à Eporedes, où le pere d’Arimant nous receut avec tant de bon visage qu’il faisoit bien paroistre l’amitié qu’il portoit à ce fils. Mais quand il sçeut que j’estois Cleomire, duquel son fils luy avoit escrit la valeur & l’assistance imaginée, je ne sçaurois vous dire les remerciements & les offres qu’il me fit, car veritablement c’estoit un tres-honorable Chevalier, & plein de toute vertu, digne du nom qu’il portoit. Je fus bien aise & Arimant aussi, de voir ce bon commencement, ayant esperance que bien tost le propos de nostre affaire nous porteroit à l’heureux accomplissement que nous desirions. Les premiers jours estans passez, & Arimant ne pouvant avoir repos qu’il ne vit la conclusion de nostre mariage : nous consultasmes longuement ensemble, de quelle façon nous devions nous y conduire. Enfin nous fusmes tous quatre d’opinion, car Clarine & ce jeune homme estoit tousjours de nostre conseil : Qu’il faloit que ce fust moy qui en fisse l’ouverture au pere, parce que depuis que j’estois arrivée, il avoit pris une si grande creance en moy, que sans doute il se laisseroit porter à tout ce que je voudrois, & que je luy conseillerois : Je pris cette charge fort à contre-cœur, me semblant que c’estoit bien mal la coustume, qu’il me falut : demander un mary, au lieu que ce sont tousjours les maris qui demandent les femmes. Toutesfois puis que desja ma fortune m’avoit faict rompre les coustumes des autres femmes, je creus que mon affection m’en pouvoit bien faire faire de mesme à ce coup, outre que voyant que c’estoit la volonté d’Arimant, j’eusse pensé de faire une tres-grande faute, si j’y eusse contredict.

Je m’en vay donc trouver le pere dans un jardin, où alors il se promenoit tout seul, & apres l’avoir salüé, & que nous eusmes parlé quelque temps de la beauté du lieu & de la saison, enfin je fis tomber le propos sur le contentement que chacun a de se voir perpetuer en ses enfans, & puis luy representant quel devoit estre le sien quand il consideroit Arimant, comme le plus accomply Chevalier, non seulement des Salasses & des Libicins, mais de toute l’Aemilie. Il me respondit, que l’amitié que je luy portois me le faisoit croire tel : J’avouë, luy dis-je alors, que je l’aime plus que Chevalier que j’aye jamais cognu, mais avant que je l’aye aimé de cette sorte, je vous asseure, Seigneur, que je l’ay estimé tel, & que tous ceux qui en parlent en font le mesme jugement. Mais continuay-je, puis que nous en sommes venus si avant, encore faut-il que je vous die que je suis fort estonné comme vous avez tant tardé à le marier, il en est d’aage, & je croy que ce seroit beaucoup adjouster à vostre contentement, si vous le voyez marié, & bien tost apres pere de plusieurs beaux enfans. Vous avez raison, me respondit-il, je ne croy pas que si je voyois ce que vous dites, j’eusse rien plus à desirer : mais les partis sont si rares, & j’en vois si peu, qu’il faut de necessité attendre, si le Ciel ne nous en donnera point quelqu’un. Peut-estre, adjoustay-je, vous voulez trop choisir : Pardonnez-moy, me dit-il, mais c’est que veritablement je n’en vois point, car pourveu que je trouvasse une fille noble & vertueuse, & qu’il n’y eust point de reproche en sa race, je ne m’arresterois guere à la richesse : Il me semble, luy dis-je, que vous oubliez l’un des plus grands poincts : Et lequel ? me respondit-il : C’est, luy dis-je, qu’ils s’entr’aymassent bien tous deux : Il est vray, reprit-il incontinent, mais je n’ay point mis ceste condition, parce qu’elle doit estre la premiere presupposée, vous protestant, Cleomire, que j’aymerois mieux la mort, que si je voyois que la necessité de mes affaires contraignit Arimant d’espouser une femme indigne de luy, ou qu’il n’aymast pas, ayant desja rompu un mariage pour avoir recogneu qu’il n’y avoit pas de l’intention. Vous estes, repliquay-je, vray pere en cela : Mais que diriez vous, Seigneur, si encore qu’estranger, je vous proposois un party en ce païs, où vous trouverez toutes les conditions que vous venez de dire ? & qu’il ne tiendra qu’à vous que vous n’ayez quand vous voudrez ? Je dirois, me respondit-il tout estonné, que vous avez eu plus d’esprit que tant que nous sommes : Non pas cela, luy dis-je, mais peut estre plus de commodité de le recognoistre que les autres : Or si vous l’avez aggreable, je le vous proposeray, mais avec cette condition, que vous me ferez l’honneur de recevoir ce que je vous en diray, comme d’une personne qui vous honore infiniment, & qui aime Arimant plus que toutes les choses du monde. Vous avez rendu tesmoignage à mon fils de ce que vous dites, me respondit-il, & j’ay telle creance de l’amitié que vous me portez, que vous ne devez douter que je ne reçoive tout ce que vous me proposerez, comme venant d’une personne que je dois aimer, honorer, & croire plus qu’autre que je cognoisse.

Avec cette asseurance, repris-je, je vous diray donc, Seigneur, que vous avez prés de vous & en cette ville mesme ce que vous cerchez bien loing, la noblesse de la race, la vertu, & l’amour, que le mary & la femme se doivent porter, & encores les biens, selon la qualité de vos maisons, choses que toutes ensemble ne sont pas peu considerables. Et pour Dieu, m’interrompit-il, je vous supplie Cleomire, nommez-la moy vistement : C’est, luy dis-je en rougissant un peu, Cryseide. Veritablement, me dit-il alors, pour sa maison, & pour son bien, je l’avouë, mais pour le reste, je ne sçay qu’en dire : & faut que je vous die, qu’il a esté un temps, lors qu’elle estoit icy, que je l’eusse desirée, n’eust esté que sa mere est parente de la femme de Rithimer, lequel je ne sçay si vous en avez esté adverty, me veut un grand mal : Seigneur, luy dis-je, me permettez-vous que je parle en sa deffence, sans offencer vostre jugement : & lors m’ayant dit qu’il en seroit bien aise, je repris la parole de cette sorte :

Je ne croy pas que Cryseide ait fait que deux actions qui vous puissent avoir donné subject de changer le jugement que vous aviez fait d’elle : La premiere, la resolution qu’elle fit de se couper les veines, & mourir plustost, que d’espouser Clorange : Et l’autre, sa fuitte hors des mains de sa mere. Mais afin que vous puissiez estre esclaircy de ces deux poincts, il faut que je vous descouvre une chose, que sans doute vous n’avez pas sceuë, & laquelle toutesfois je vous supplie de ne trouver point mauvaise, puis que le respect qui vous est deu a tousjours esté conservé entier comme vous entendrez. Sçachez donc, Seigneur, qu’Arimant ayant veu cette fille de laquelle nous parlons, & en faisant le mesme jugement que vous, recognoissant outre cela quelque beauté en elle, en devint tellement Amoureux, qu’il ne laissa aucune sorte de recherche pour s’en faire aimer. La fille qui recogneut l’honneur que vostre fils luy faisoit, apres avoir souffert quelque temps les soins & les devoirs que les personnes qui aiment bien, ont accoustumé de rendre, luy demanda quelle estoit son intention. Arimant qui en cela ainsi qu’en toute autre chose procedoit en vray Chevalier, & comme ne degenerant point de la vertu de ses illustres predecesseurs, luy respondit, qu’il pretendoit acquerir ses bonnes graces, non point pour en mes-user, mais pour se lier avec elle du lien de mariage, comme ceux de sa condition ont accoustumé de faire. Et lors qu’elle luy mit devant les yeux cette haine que Rithimer vous porte, & la proximité de sa mere avec sa femme, il respondit, que les Dieux qui ne vouloient point d’inimitié perpetuelle, avoient peut-estre desseigné de reconcilier vos deux maisons par ceste alliance, & qu’il s’asseuroit que quand vous en seriez averty, car il ne vouloit rien faire en cela qu’avec vostre permission, vous l’auriez agreable, & loüeriez son juste dessein. Depuis cette fille ayant quelque temps resisté, & l’amour d’un costé & d’autre s’augmentant tous les jours, ils vindrent ensemble à ces promesses, de se donner parole de s’espouser, pourveu que vous l’eussiez agreable, & cependant faire tous deux tout ce qu’il leur seroit possible pour le faire trouver bon à leurs parens.

Les choses estans en ces termes, Cryseide est emmenée en la maison de Rithimer, où l’on luy parle de la marier avec Clorange. Vous sçavez, Seigneur, quel homme il estoit, c’est à dire le plus difforme & le plus vicieux de tous les hommes : mais quand il eust esté le plus agreable & le plus parfait, jugez si Cryseide pouvoit espouser un autre, s’estant desja donnée à vostre fils ? Et toutefois & en cecy vous remarquerez sa vertu, parce qu’elle n’avoit rien promis, qu’à condition que ceux de qui elle devoit despendre, l’eussent agreable : & voyant comme leur intention les portoit ailleurs, elle resolut de se faire mourir, d’autant plus vertueuse en cette action, que Lucresse, que celle-cy voulut prevenir la faute pour laquelle l’autre se fit mourir. Si celle-cy n’est point une grande preuve d’Amour envers Arimant, & de vouloir conserver son affection entiere, vous en serez, Seigneur, le jugement. Tant y a, qu’estant miraculeusement retirée du tombeau, lors qu’elle commençoit à se remettre de la grande perte du sang qu’elle avoit faite, elle est avertie par une de ses filles, que sa mere & la femme de Rithimer la vouloient oster de la presence de ce Prince, pour apres la faire espouser à Clorange, voulust-elle ou non. Il n’y a point de doute, qu’alors elle eust recouru au mesme remede qu’elle avoit desja fait, si Arimant ne la fut venu trouver, & ne luy eust les larmes aux yeux representé qu’elle en feroit mourir deux, si elle ne se déportoit de ceste resolution, parce qu’il ne la survivroit point, mais qu’il valoit bien mieux se retirer de ceste cruelle tyrannie de sa mere. Que si elle se vouloit asseurer en luy, il luy juroit par tous les plus inviolables sermens, que sans la recherche de chose quelconque, il la mettroit secrettement parmy les Vestales, où elle pourroit vivre en attendant qu’il vous peust faire appreuver leur mariage.

Or jugez maintenant, Seigneur, si ces deux actions doivent estre desappreuvées, ou s’il y a deffaut de generosité & d’Amour en ceste fille, qui d’ailleurs a toutes les autres conditions que vous avez demandées. Je finis de cette sorte avec le grand estonnement du pere, qui fit deux ou trois tours dans l’allée où nous nous promenions, sans dire un seul mot, cependant que j’attendois la sentence de ma mort ou de ma vie. En fin relevant la teste qu’il avoit tenuë contre terre assez long temps, il me respondit de cette sorte :

J’avouë, Cleomire, que vous m’avez dit de grandes choses, & lesquelles avec raison m’ont rendu un peu pensif. En fin considerant qu’il n’y a rien en ce monde qui soit conduit par le hazard, mais tout par la sage providence des Dieux : je veux croire que toutes ces choses que m’avez racontées, ne sont point advenuës que par leur volonté, & cela estant, serois-je bien si temeraire d’y vouloir contrevenir ? Mon fils, à ce que vous me dites, ayme Cryseide, & je juge bien ayant ouy ce que vous m’en avez raconté, que son voyage vers les Libicins, n’a esté que pour s’approcher d’elle, ny le combat de Clorange, que pour n’en pouvoir souffrir les pretensions au prejudice des siennes. Cryseide aussi a donné de très-grands tesmoignages de l’aimer cherement : Je veux conclurre par là, que les Dieux qui n’assemblent jamais les contraires, sans quelque lien de sympathie, ne les auroit pas poussé à cette bonne volonté, qu’elle ne fut desja entre-eux. Je louë, Amy, l’election de mon fils, car Cryseide merite d’estre aimée, & maintenant que je sçay les raisons pour lesquelles elle a fait ce que je desappreuvois, je l’estime au double de ce que je faisois : Et par ainsi vous direz à mon fils, car je voy bien que c’est luy qui vous a donné charge de m’en parler, que puis que selon son devoir, il m’a porté ce respect, de ne point prendre Cryseide sans mon consentement, je luy en sçay si bon gré, que non seulement je l’appreuve & le loüe, mais en remercie les Dieux, & les prie de me donner ce consentement, que je les puisse voir bien tost tous deux ensemble. Et encore que je prevois que Rithimer pourroit augmenter la haine qu’il me porte, se figurant que mon fils l’aura offencé, en luy ravissant dans sa maison une parente de sa femme : toutefois cela ne me fera point changer d’opinion, estant resolu de les maintenir au peril de quoy qui m’en puisse arriver.

Je m’asseure, Hylas, que vous ne douterez point que ceste responce ne me donnast le plus grand contentement que j’eusse peu desirer, & jugez-le, puis que me jettant à ses genoux, je le remerciay pour son fils, & pour Cryseide, ne m’osant encores declarer, que ce ne fut par l’advis de mon cher Arimant, auquel incontinent apres je m’en allay raconter l’effect de ma commission, avec tant de plaisir & de satisfaction, que me prenant entre ses bras, je croyois qu’il ne se souleroit jamais de me remercier & de me baiser. En fin nous resolusmes, puis que j’avois dit à son pere que j’estois parmy les Vestales, qu’il ne me falloit point declarer, de peur d’estre surprise en menterie : Car le mensonge a cela de propre que quand il est recogneu, il fait mescroire la verité : Et que pour eviter le couroux de Rithimer, & de ma mere aussi, il seroit à propos de celer noste mariage quelque temps, & cependant l’on essayeroit de leur faire trouver bon. Le pere d’Arimant approuva encores ces advis, & deslors remit tout à la volonté de son fils.

Or voyez, Hylas, comme les hommes proposent, & les Dieux disposent. Qui eust pensé que nos affaires ne deussent avoir la fin la plus heureuse que l’on sçauroit imaginer, & toutefois les contrarietez que jusques icy nous avons racontées, ne sont que jeu aupres de ce que j’ay à vous dire ? Car Arimant & moy desirans de terminer heureusement nostre dessein, nous feignismes d’aller querir Cryseide, & partismes apres avoir faict faire des habits de femme, & tout ce qui estoit necessaire pour les nopces : & nous en allasmes dans une des villes des Caturges pour y demeurer autant de temps que nous pouvions juger qu’il en falloit, pour faire croire au pere que nous estions allez querir bien loing celle qui estoit avec nous. Mais ne voila pas le malheur, qui voulut qu’en ce mesme temps, Gondebaut le Roy des Bourguignons ayant passé les Alpes avec une puissante armée, s’estoit jetté par le costé des Coties dans le Territoire des Taurinois, & des Caturges tellement à l’improuveu, qu’il les trouva tous sans defences, & sans soupçon de devoir estre attaquez ; & par fortune, le lendemain que nous fusmes arrivez, il donna luy mesme en cette ville, où tout ce que l’on put faire, ce fut de fermer les portes contre la surprise des premiers : mais incontinent apres toute l’armée arrivant, tout ce que purent faire les habitans, ce fut de se rendre à quelques conditions, si peu avantageuses, qu’ils n’amenderent leur marché en rien, sinon que les femmes, encores que prisonnieres, ne furent point forcées, ny les Temples pillez, comme on avoit faict ailleurs : mais pour tout le reste, tout fut à la discretion du soldat. O Dieux, Hylas, quelle cruauté de voir les filles emmenées captives d’entre les bras de leurs meres, leur tendre les bras en pleurant ! Mais, ô Dieux ! quelle extreme & plus qu’extreme inhumanité, voir les femmes arrachées violemment des mains de leurs maris, sans que les prieres, les supplications, les larmes, ny les offres de tous leurs biens les peust racheter ? Je ressentis ce malheur, c’est pourquoy j’en puis parler comme experimentée : car de fortune ce jour-là je m’estois vestuë en femme, & me sembloit bien que je n’estois point trop mal, encores que mes cheveux un peu courts m’empeschassent de me pouvoir si bien coiffer que j’eusse desiré : & le pauvre Arimant ne se pouvoit lasser de me caresser, comme s’il prevoyoit que ce seroit pour la derniere fois. La ville incontinent fut distribuée en quartier, & chacun assigné à quelque troupe, laquelle non point en foule, mais peu à peu mettoit hors des maisons qui luy estoient escheuës en partage, tout ce qu’il y avoit de bon, fust meuble, chevaux, ou personnes. Arimant sçachant cette honteuse capitulation, crioit par la ville, qu’il valoit mieux mourir, que de faire un acte si lasche, que les murs estoient encore debout, que les ennemis n’avoient pas des aisles pour voler par dessus, que nos fleches n’estoient point encores faillies, ny nos arcs rompus. Qu’il leur promettoit luy seul de conserver la ville, jusques à ce que Rithimer les vint secourir, qu’il estoit desja en chemin, & que cette lascheté leur seroit à jamais reprochée. Bref, voyant qu’il n’y avoit plus de remede, & que personne ne s’esmouvoit à ses paroles, il met la main à l’espée, & crie en pleine ruë, que les principaux avoient trahy & vendu le peuple : que quant à eux, ils n’auroient point de mal, & que tout tomberoit sur les plus foibles, qu’il valoit mieux les offrir à l’ennemi, & sauver tout le reste : Il cria & se tourmenta de sorte, que quelques-uns se r’allierent aupres de luy, avec lesquels il s’alla saisir d’une porte, qu’il defendit si bien, que le Roy Gondebaut fut contraint de passer d’un autre costé, où les habitans asseurez le conduisirent. Et par ainsi trahy par ceux du lieu, cependant qu’il repoussoit l’ennemi qu’il avoit en teste, il se sentit charger par les espaules si courageusement, qu’enfin la vertu estant surmontée par le grand nombre, & il faut dire par presque toute l’armée, il luy fut impossible de resister : Car apres avoir soustenu, toute l’armée, & estre demeuré sans fleches, ny autre sorte d’armes, il fut contraint de venir aux mains, où il fut emporté par le grand nombre des ennemis, qui toutefois ne sceurent jamais le prendre, que chargé de coups il ne tombast par terre, desirant de mourir plustost, que de me voir entre les mains de ceux qu’il nommoit barbares. Quant à moy en mon malheur, encore puis-je dire que j’eus de la bonne fortune : car l’endroit de la ville où je me treuvay fut marqué pour le quartier du Roy Gondebaut, & ceux qui estoient pour luy me prirent avec un bon nombre d’autres Dames, qui toutes aussi bien que moy furent emmenées en cette ville sous bonne garde, où nous attendons la venuë de ce grand Roy, avec esperance que sa generosité nous donnera aussi bien la liberté, que jusques icy par sa vertu nostre pudicité nous a esté conservée.

Voilà, Hylas, ce que vous avez desiré de sçavoir de moy & de ma bonne fortune, laquelle je m’asseure, vous ne treuverez pas peu estrange, puis qu’apres tant de travaux, & lors qu’il sembloit qu’il devoit par raison esperer quelque repos, & quelque contentement au cours de ma vie : Le Ciel au contraire, m’a voulu oster la liberté, & tout ce que j’avois jamais aimé, qui sont les deux choses les plus estimées, & les plus cheres entre les hommes, ne me laissant la vie que pour me faire mieux & plus longuement ressentir la perte qu’elle m’a fait faire, & le miserable estat où elle m’a reduite.

Ainsi la belle Cryseide, dit Hylas, fondant toute en pleurs, m’alloit racontant sa fortune, & j’avois pris tant de plaisir au recit qu’elle m’en avoit faict, qu’il ne me sembloit point qu’il y eust un quart d’heure qu’elle eust commencé à me le raconter, & toutesfois il se trouva estre si tard, que toutes ses compagnes se voulurent retirer. Je les accompagnay jusques sur le bord de l’Arar, où les aydant à monter sur des petits batteaux pour passer de l’autre costé du fleuve, tant la veüe de cette belle estrangere m’estoit douce & agreable : Je me retiray enfin, plus rempli d’amour que je n’avois jamais esté, mais avec une extreme satisfaction, de sçavoir que cette belle avoit appris à aymer ; & que toutesfois ses affections n’estoient plus employées, puis qu’Arimant estoit mort, qui ne me donna pas une petite esperance de pouvoir parvenir à ce que je desirois : Mais je fus bien deceu, lors que quinze ou vingt jours apres, je scens que cette belle, ayant trompé ceux qui l’avoient en garde, estoit sortie de nuict, & s’en estoit allée avec une seule fille, si finement, que l’on ne pouvoit descouvrir par où elle avoit pris son chemin. J’avoüe, que je l’aymois esperduëment, & qu’à cette nouvelle je ne me peus empescher de regretter sa fuitte, estant combatu & du desplaisir de sa perte, & du hazard qu’elle couroit, si elle estoit retreuvée : de sorte que je ne sçavois si je devois plustost desirer qu’elle demeurast perduë, ou qu’elle revint encore. La recherche en fut faicte fort diligemment, mais en vain ; car jamais on n’en peut rien apprendre que deux jours apres, que la voix s’espandit qu’elle avoit pris son chemin du costé des Vissigots : Et parce qu’entre toutes les Dames prisonnieres, celle-cy avoit esté la plus recommandée, ceux qui l’avoient en garde, pour rendre tesmoignage qu’il n’y alloit point de leur faute, rechercherent fort particulierement tous ceux qui avoient accoustumé de les pratiquer ; & d’autant qu’il n’y en avoit point qui les vist si particulierement que moy : Je fus adverty par quelques-uns de mes amis, de m’eslongner pour quelque temps, de peur que les personnes qui en estoient en peine, ne rejettassent à mon dommage leur faute sur moy, & cela d’autant plus, que l’on disoit que le Roy en estoit grandement amoureux, & qu’il ressentiroit un tres-grand desplaisir de sa perte. Je creus que ce conseil estoit fort bon, & qu’il le falloit mettre en execution bien tost, tant parte que Gondebaut devoit arriver dans un jour ou deux, que d’autant qu’il me sembloit que je pourrois peut-estre la rencontrer en quelque lieu, si ma fortune me vouloit bien guider. Ceste pensée estant donc resoluë, lors que je fus prest de me mettre en chemin, je creus que si l’on me surprenoit en ce voyage, je serois non seulement attaint, mais presque convaincu d’estre coulpable de la fuite de Cryseide, c’est pourquoy je jugeay estre à propos de me desguiser, & ne treuvant habit plus commode, je pris celuy de berger, me semblant que je passerois plus aysément sous ce nom par les Forests, & par ces montagnes, où la pluspart des habitans sont vestus de ceste sorte, & en ce dessein m’estant revestu comme vous me voyez, je traversay toute ceste contrée, & voulant gaigner Toulouse, avec lesquelles m’estant arresté quelques jours, & desja la peine de suivre Cryseide, surpassant le plaisir que je prevoyois recevoir en la rencontrant : Je tournay je ne sçay comment les yeux sur Laonice, & la vis tant agreable, que changeant le dessein de suivre celle qui s’enfuyoit devant moy, je me resolus de m’arrester à celle-cy, attendant quelque meilleure rencontre : J’allay donc au Mont-d’or bien Amoureux, & m’en retournay de mesme, sans qu’on me puisse dire inconstant, puisque ç’a tousjours esté l’amour, & la beauté que j’ay suivie en allant, & que j’ay accompagnée en revenant. Et d’autant que je m’asseure que ceste causeuse de Philis, n’aura pas manqué de vous dire ce qui m’est arrivé depuis que je suis en ceste contrée, je penserois employer mal le temps à vous le redire, & veux bien m’en remettre à elle, encore qu’elle puisse estre en quelque sorte offencée de n’estre plus que ma feu maistresse.

Fin du septiesme livre.


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LE HUICTIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Lors que toute la trouppe demeuroit plus attentive, & plus desireuse d’ouyr la fin de ce que Hylas leur racontoit, il se teut, & si à propos, qu’il sembloit que ce fust pour l’incommodité d’un passage, qui de fortune se rencontra au mesme lieu où il avoit cessé de parler : mais lors qu’un à un ils l’eurent tous passée, & que chacun se fust r’assemblé autour de luy, desireux d’ouyr la continuation de son discours, luy donnant une attention admirable. Qu’est-ce, leur dit-il tout estonné, que vous attendez d’avantage de moy ? Si vous en sçavez plus que je ne vous en ay dit, & qu’il y ait quelqu’un qui le vueille raconter, je seray bien aise de luy donner audience : mais si vous attendez quelque chose de plus de moy, je sçay bien que vous vous trompez, ou pour le moins que je n’ay plus rien à vous dire. Toute la compagnie fit un esclat de rire, qui ne fut pas petit, pour se voir deceuë de son attente. Et Alexis prenant la parole : Comment, mon serviteur, dit-elle, pensez-vous vous estre acquitté de la promesse que vous nous aviez faicte ? vous nous aviez promis de raconter vos diverses Amours, & vous n’avez parlé que des infortunes de Cryseide, & du mal-heureux Arimant : Il me semble qu’en cecy nous ayant dit ce que vous ne nous aviez pas promis, & ayant laissé à dire ce que vous estiez obligé de nous raconter : vous avez fait comme ceux qui aiment mieux donner ce qu’ils ne doivent pas, que de s’acquitter de leurs debtes & obligations. Hylas oyant cette reproche demeura quelque temps sans rien dire, & sousrioit en soy-mesme, luy semblant lors qu’il repensoit bien à ce qu’il avoit promis, & à ce qu’il venoit de leur raconter, que Alexis avoit raison : enfin relevant les yeux, Ma maistresse, luy dit-il, je voy bien maintenant que j’ay fait ce que vous dites, mais je trouve que la faute a esté de vostre costé : car si la monnoye que je vous ay donnée n’estoit pas bonne, pourquoy ne la refusiez vous ? Je veux dire que quand vous avez recogneu que je m’en allois à l’Essor, vous m’en deviez advertir, puis que pour moy j’avouë que la premiere fois que Cryseide me raconta ses infortunes, je pris tant de plaisir à les escouter, que je n’ay peu m’empescher de m’y plaire encores à les vous redire. Pour le moins, interrompit Alcidon, puis que vous avez commencé l’histoire de cette genereuse fille, vous nous la devez achever. Seigneur, respondit Hylas, je vous asseure que j’ay vuidé toute ma bourse de ce costé la, c’est à dire que je n’en sçay pas d’avantage, car ç’a esté de Cryseide que je l’ay aprise, & s’en estant allée ainsi que je vous ay dict, je n’ay peu depuis seulement sçavoir en quel lieu luy & elle s’est pu retirer. Madame, dict alors Florice se tournant vers Alexis, vous plaist-il d’en ouyr la fin ? Je m’asseure, respondit le Druyde, que vous obligerez toute la troupe, qui demeure avec impatience de sçavoir ce qui en est advenu ; Aussi bien ay-je opinion qu’il nous reste encores de chemin assez pour vous en donner le loisir : N’en doutez point, Madame, dict Astrée, puis que nous n’en pouvons avoir faict guere plus que la moitié, si pour le moins le sacrifice se faict comme l’on m’a asseuré au temple de la Déesse Astrée. Il me sera fort aisé, reprit Florice, de satisfaire à la curiosité de toute ceste compagnie, puis que la mesme Cryseide a esté celle qui depuis le depart d’Hylas m’a raconté dans Lyon, tout ce qu’il vous en a dict, & que j’ay à vous dire. Mais ce sera à condition, qu’Hylas satisfera mieux à sa promesse, à la premiere fois que l’occasion s’en presentera : Et ayant asseuré qu’il le feroit, elle prit la parole de cette sorte :


SUITTE


De l’Histoire de Cryseide & d’Arimant.


Scachez donc, Madame, que cette genereuse fille estant detenuë dans Lyon, comme vous avez entendu, un matin allant au Temple elle rencontra un jeune homme vestu à la Gauloise, qui se pressant parmy la foule, s’approcha de sorte d’elle, qu’il luy mit dans la main un petit livre, & luy dit assez bas en langue Italienne, Cryseide, demain à cette heure vous me verrez icy, & soudain se perdant parmy le peuple, la laissa la plus estonnée qu’elle fut jamais : car elle n’avoit pu voir au visage celuy qui parloit à elle, & ne sçavoit ce qu’elle avoit à faire de ce petit livre : toutefois comme tres-prudente qu’elle estoit, elle n’en fit point de semblant, & seulement tant que le sacrifice dura, elle ne fit autre chose que supplier Mercure, le Dieu que les Romains recognoissoient pour estre le porteur des nouvelles, de luy en vouloir donner de bonnes : croyant bien que ceste action n’estoit pas faite sans subject, & qu’en ce livre que l’on luy avoit mis entre les mains, elle y en pourroit peut-estre rencontrer. Le sacrifice luy sembla long plus que de coustume ; & impatiente de sçavoir ce que ce pourroit estre, elle ouvrit diverses fois ce livre, & sans se souvenir de la façon d’escrire qu’elle avoit accoustumée, elle alloit tournant les fueillets sans y rien trouver dedans qui la put contenter : ses compagnes qui la voyoient si attentive à le regarder, pensoient que ce fut un livre de prieres, comme en effect s’en estoit un, & ne se prirent jamais garde de chose quelconque. Enfin sur la conclusion du sacrifice, qu’elle se recommandoit avec plus d’affection à Mercure, & à Apollon, qui est le Dieu qu’ils tiennent pour le Dieu qui revele les choses obscures, & a le don de deviner : Ne voila pas qu’elle se ressouvint de la façon d’escrire, qu’elle avoit autrefois euë avec le pauvre Arimant ? & encores qu’elle creust qu’il fust mort : Toutesfois ne se pouvant imaginer aucune autre occasion qui luy eust fait donner ce livre que celle-là : elle jetta les yeux curieusement dedans, & en effect trouva qu’il y avoit quantité de lettres effacées comme elle souloit faire. Quel tressaut fut celuy qu’elle eut ? jugez-le, puis qu’elle rougit ; les mains & les jambes commencerent à luy trembler, & ses compagnes estoient desja prestes à s’en retourner, qu’elle estoit encores à genoux, sans se souvenir qu’il s’en falloit aller. Personne toutesfois n’y prit garde, car chacun pensoit que son retardement procedoit de devotion. Enfin sa compagne la tirant par la manche la fit relever, & suivre les autres qui estoient desja acheminées deux à deux, comme Hylas vous a raconté.

Elle ne fut pas plustost au logis, qu’elle s’en va dans une garderobe, tire la porte sur elle, & prend son livre en la main, commence à le remarquer curieusement, & enfin trouve qu’il estoit vray que l’on se servoit de la mesme façon d’escrire qu’elle avoit accoustumé avec Arimant : mais ne pensant plus qu’il fust envie, elle creut d’abord que c’estoit Hylas, auquel elle avoit dit cét artifice, qui s’en fust voulu servir. Et parce qu’elle n’avoit point d’escritoire ny commodité d’en avoir si promptement, elle prit un poinçon qu’elle portoit à sa coiffure, & marqua au mieux qu’elle put les lettres qu’elle trouva esparces dans le livre, qui estans rejointes ensemble formerent telles paroles :


LETTRE


D’Arimant à Cryseide.

Je vis encores, si c’est vivre que d’estre parmy les hommes, & ne vous voir point. Je l’envoye ce fidele serviteur pour apprendre de vos nouvelles, & vous dire des miennes. O Dieux ! conservez-la cette tant aymée Cryseide, s’il vous plaist, qu’avec patience tous ses autres malheurs soient supportez par Arimant.


Jusques à ce dernier mot, elle ne sçavoit que penser, mais quand elle trouva le nom d’Arimant, & qu’elle cogneut qu’il estoit en vie, elle se laisse choir à genoux, joint les mains ensemble, & eslevant les yeux au Ciel : Soyez vous à jamais loüez, ô Dieux ! dit-elle, de la grace qu’il vous plaist de me faire lors que je l’ay le moins esperée. Et puis se relevant, elle fut contrainte de s’assoir sur un lict, où elle baisa plus de cent & cent fois ce livre, s’accuse de grande mescognoissance de n’avoir recognu celuy qui le luy a apporté, & se le refigurant, elle trouve que c’estoit le fidele Bellaris, ce jeune homme qui avoit accoustumé de luy porter les lettres d’Arimant, & celuy qui l’estoit venu trouver, & qui la conduisit quand elle se sauva des mains de sa mere. Que pensois-je, disoit-elle en soy-mesme, & où avois-je les yeux & le jugement, puis qu’estant devant moy, & ayant ouy sa voix, je ne l’ay cogneu ny au visage, ny à la parole ? Seroit-il bien possible que ce fut quelqu’autre, qui sçachant l’affection que je portois à Arimant, m’ait voulu donner ces nouvelles pour se moquer de moy ? Et sur cette pensée demeurant grandement pensive, elle reprenoit le livre, & consideroit les effaceures des lettres, & voyant qu’elles estoient faictes comme Arimant avoit accoustumé, & mesme que là où finissoit l’effaceure, afin de ne donner point la peine de chercher plus avant, il souloit y mettre une fermesse, & l’y voyant du mesme traict dont Arimant la souloit faire, elle dit, Non, non, ou mes yeux me trompent, ou c’est Arimant qui a marqué ces lettres, & faict ce chiffre à la fin. O Dieux ! que vous estes bons de m’avoir prolongé la vie jusqu’à ce que j’ay peu sçavoir ces bonnes nouvelles. Je vous en remercie, ô souveraine Bonté, & ne vous en demande qu’autant encores qu’il m’en peut falloir pour le voir avec ces veux qui l’ont tant pleuré, & le baiser avec cette bouche, qui l’a tant & si longuement plaint. Elle eut continué d’avantage, si Clarine, qui quelque fortune qu’elle eut couruë, ne l’avoit jamais abandonnée, ne la fust venu appeller pour se mettre à table, où desja toutes ses compagnes l’attendoient. Elle va donc à la porte, & l’ayant ouverte : Ah ! Clarine, luy dit-elle en la baisant au front, & luy parlant tout bas, que j’ay de grandes choses à te dire : Et ne pouvant luy tenir plus long discours, elle passa outre, mais avec un visage si content, que chacun voyoit par le dehors la joye interieure de son ame.

Cette fille aymoit grandement Clarine : mais quand elle luy eust porté beaucoup moins de bonne volonté, elle n’eust pas laissé de disner avec impatience, & que le repas ne luy eust semblé bien long, pour le desir qu’elle avoit de luy raconter ce que le petit livre luy avoit appris, car c’est la coustume de ceux qui ont un grand contentement de ne penser pas de l’avoir entierement, s’ils ne le communiquent à quelque personne qu’ils estiment les aymer. D’autre costé, Clarine pressée de mesme impatience, ne vit pas plustost sa maistresse hors de table, que sans se souvenir de manger, elle la suivit dans la mesme garderobe où elle l’avoit trouvée, & s’estans r’enfermées toutes deux. O Clarine ! luy dit-elle en luy jettant les bras au col : ô ma mye ! que j’ayde grandes choses à te dire : Sçaches ma fille, continua-t’elle, qu’Arimant est en vie : O Dieux ! dict Clarine, Arimant n’est pas mort ? Non Clarine, reprit Cryseide, il n’est pas mort, & il m’a escrit. Clarine alors luy baisant une main : O trop heureuse Cryseide, dit-elle, puis qu’en quelque estat que vous soyez, vous avez pu apprendre ces nouvelles ! il n’y a plus rien d’envieux, Madame, en toute vostre fortune, puis qu’Arimant est encore parmi les hommes. J’en dis autant que toy, Clarine, luy dit Cryseide, & tant s’en faut, je remercie les Dieux, de tous les travaux qu’ils m’ont voulu donner, puis que je sçay que mon cher Arimant m’aide à les supporter. Mais, Madame, reprit Clarine, comment avez-vous sceu ce que vous dites ? Tien ma fille, luy respondit-elle, en luy presentant le petit livre, voilà le messager des bonnes nouvelles. Clarine alors le prenant, le baisa cent fois, & de pleurs de joye le moüilla de sorte, que Cryseide, Tu me le gasteras de tes larmes Clarine, dit-elle, & il me semble qu’il le faut mieux conserver : Et cependant que Clarine le consideroit, & qu’elle alloit remarquant les effaceures, Cryseide luy raconta tout ce qui luy estoit arrivé dans le temple, & comme elle avoit mescogneu Bellaris, que toutefois elle esperoit de le revoir le lendemain, quand elle iroit au Temple, & qu’en passant il le luy avoit ainsi asseuré : que si de fortune elle ne pouvoit parler à luy à cause de ses compagnes, & de plusieurs qui avoient les yeux sur elle, Il faut disoit-elle, Clarine, qu’en toute façon vous l’accostiez, & appreniez tout ce qui se pourra des nouvelles de mon cher Arimant, & cependant donnez ordre d’avoir une escritoire & du papier, afin que je puisse faire responce. Je n’y manqueray point, Madame, respondit Clarine, & croyez que ce que je ne sçauray pas, ne sera que ce qu’il ne me voudra pas dire ; il me sera fort aisé de parler à luy, car en ce pays on n’y regarde pas de si pres qu’au nostre, & puis j’ay tant d’envie d’en sçavoir des nouvelles pour vous en redire, que je ne sçay quels seroient les empeschemens assez grands pour m’en garder. Mais, Madame, ne demeurons plus longuement ensemble r’enfermées, il ne faut point donner de soupçon, autrement ceux qui ont le soing de vous s’en pourroient prendre garde, & cela n’avanceroit point nos affaires. Cryseide alors l’embrassant, Tu as raison ma fille, luy dit-elle, & il faut bien avoüer, que les Dieux ne t’ont faict naistre que pour ma consolation, & pour ma conduite.

A ce mot, elles sortirent de la garderobbe, & trouverent toutes ces autres Dames prisonnieres, qui demandoient desja où estoit Cryseide, car outre que c’estoit celle d’entr’elles qui tenoit le premier rang, encore se faisoit-elle tant aymer de toutes, qu’il n’y en avoit une seule qui ne l’eust voulu servir de sa propre vie. Elles commencerent donc entr’elles mille sortes de petits jeux pour passer le temps, & pour enchanter les desplaisirs de leur detention, telle se pouvoit-elle nommer, plustost que prison, parce que Gondebaut avoit commandé, que pendant son absence, elles fussent traittées en sorte, que l’ennuy ne leur fit point regretter l’esloignement de leur patrie.

Ce jour sembla long à Cryseide, & à Clarine, & la nuict encores d’avantage, mais le matin estant venu, il leur sembloit que l’on alloit au temple plus tard que de coustume. En fin l’heure tant desirée estant venuë, elles s’y acheminerent toutes ensemble, & Dieu sçait si Cryseide avoit les yeux de tous costez, pour essayer de voir Bellaris : Elle n’eust pas plustost pris de l’eau lustrale en entrant dans le temple, qu’elle le vit tout auprés du Vaze, où il s’estoit expressément arresté, pour se faire mieux voir quand elle passeroit : Cryseide s’approchant tant qu’elle peut de luy, n’eust loisir en passant que de luy dire, Clarine me suit : Il entendit aisément qu’elle vouloit qu’il parlast à elle, & jugeant aussi que c’estoit ce qu’il pouvoit faire de mieux, pour ne point donner de soupçon. Il prit garde quand elle passa, qui fut quelque temps apres les Dames ; & parce que ces filles marchoient sans ordre, il se mit dans la confusion, & s’approchant d’elle, qui l’avoit desja remarqué, il luy dit en marchant, & sans la regarder, Où pourray-je vous voir, où Madame ? Au jardin de l’Athenée, dit-elle, si nous y allons ce soir ; Mais que fait Arimant ? Il est, dit-il, en bonne santé : A ce mot, elle haussa les yeux au ciel, & sans avoir le loisir de luy respondre passa outre, pour ne donner soupçon à ses compagnes. En mesme temps Bellaris, s’en va par la ville, s’enquiert discrettement où estoit les jardins de l’Athenée, essaye de sçavoir à quelle heure ces belles estrangeres y alloient ; & s’estant bien informé de toute chose, va trouver le Jardinier, luy donne quelque argent, & le prie de luy permettre de s’y pouvoir promener quand il voudroit. Luy qui ne refusoit ceste courtoisie à personne qui eust quelque peu d’apparence d’honneste homme, le luy accorda librement, & cela d’autant plus qu’il feignoit d’avoir une maladie, pour laquelle les Medecins luy ordonnoient de se promener. Ayant donc mis si bon ordre à ses affaires, il se va mettre sur le bord de l’Arar, pour voir quand elles le passeroient pour venir au jardin. Cependant Clarine aussi tost que sa maistresse fut de retour du sacrifice, ne fut paresseuse à luy faire entendre les discours qu’elle avoit eus avec Bellaris, & que sans doute si l’on alloit ce jour là dans les jardins de l’Athenée, elle l’y verroit : & qu’il luy avoit asseuré qu’Arimant estoit en bonne santé, n’ayant peu sçavoir de luy aucune autre particularité : Je croy bien, disoit-elle, que c’est en partie à cause de l’incommodité du lieu, mais en partie aussi, pour vouloir estre le premier à vous dire les bonnes nouvelles. Dieu luy en fasse la grace, respondit Criseide, & je trouve que vous avez fait fort bien de luy donner le lieu des jardins de l’Athenée, parce que nous n’avons personne là qui nous empesche. Elles eussent parlé plus longuement, mais le disner qui estoit desja sur la table, leur fit couper leur discours pour ceste heure, Et parce que Cryseide desiroit avec passion de parler au fidele Bellaris, elle mit en avant durant le repas, qu’il faisoit beau temps, qu’il seroit bon de s’aller promener comme de coustume, pour tromper d’autant plus l’ennuy de nostre detention, chacune en fut d’avis, & le faisant dire à ceux qui les avoient en garde, quelques heures apres le disner, elles y furent conduites toutes ensemble.

Soudain que Bellaris les vit entrer dans le batteau, car il ne falloit presque que passer l’Arar de leur logis pour venir à ces jardins, il gaigna le devant, & entrant dedans fit semblant de se proumener à grands pas dans une allée, qui estoit la plus prés de la porte, ayant tousjours l’œil quand elles entreroient. Lors que ces Dames s’alloient proumener, Clarine ny les autres filles de chambre n’y alloient point, mais pouvoient s’en aller par la ville avec quelqu’une des Gardes : cela fut cause qu’à ce coup Criseide estoit seule, dés qu’elle mit le pied dans le jardin, jettant l’œil de tous costez, elle aperceut incontinent Bellaris, & luy feignant d’estre curieux de les voir s’avança jusques au milieu de l’allée à leur rencontre, & puis s’arrestant les consideroit l’une apres l’autre avec un œil de compassion : & pour se les acquerir favorables, il disoit quelquefois assez haut en langage Italien : O quelle perte a faite la Gaule Cisalpine, estant despouillée de tant de belles & vertueuses Dames ! mais quand Cryseide passa : O Dieux ! s’escria-t’il, & n’est-ce pas Cryseide que je voy ? ô mere infortunée ! & comment auras-tu supporté cette perte ? Et lors parlant tousjours Italien, & mettant un genoüil en terre devant elle : Madame, luy dit -il tout haut, serois-je pas le plus heureux homme du monde, si je pouvois vous rendre quelque service, y estant obligé de tant de sortes, que j’estimerois toute la perte que j’ay faicte pour bien employée, si je pouvois avoir ce seul contentement. La nourriture que j’ay euë en vostre maison, me le commandant ainsi, si je ne veux estre le plus ingrat qui vive. Cryseide qui pour estre surprise ne sçavoit comme elle devoit parler, demeura un peu interdite, & cela fut cause que ceux qui les gardoient en eurent moins de soupçon. Et parce que Bellaris s’aperceut bien qu’elle estoit bien surprise, se relevant : Et comment, Madame ? il semble, dit-il, que vous ne vous souvenez point du pauvre Bellaris, qui a esté eslevé & nourry si long temps aupres de vous, & qui ne vous eust jamais laissée, si ce vain desir de servir les hommes, parce qu’ils voyagent, & vont voir les pays estrangers, ne m’eust faict suivre le noble & genereux Marciante ? Hé ! Bellaris mon amy, s’escria Cryseide alors comme le recognoissant, & qui eust jamais pensé de te voir icy, puis que je te tenois par-de-là les Pyrenées avec Marciante ton bon maistre ? Et qu’est-ce qui t’a conduit icy, & qui t’y retient ? Jusques à cette heure, dit-il, Madame, j’ay creu que ce qui m’avoit conduit, & qui me retenoit en ce lieu, ce fut ma mauvaise fortune : mais je dis maintenant que c’est le plus grand heur que je puisse souhaitter, ayant l’honneur de vous y voir, & de vous y offrir mon service. Je te remercie Bellaris, dit-elle, il ne faut point que nous attendions assistance que de Dieu seul, car estant entre les mains du Roy Gondebaut, qui veux-tu qui nous en puisse retirer que Dieu ? Et pourquoy, dit-il, Madame, n’essayez vous de vous mettre à rançon ? Je m’offre de m’en-aller à Eporede trouver vos parens, & y faire telle diligence, que vous cognoistrez le desir que j’ay de m’acquitter en quelque chose des obligations que je vous ay. Mon amy, respondit Cryseide, je ne refuse pas cette assistance, mais il faut attendre que le Roy soit icy, & lors nous verrons ce qui s’y pourra faire.

Toutes les Dames oyant cét homme parler Italien, s’assemblerent autour de luy, curieuses de sçavoir quel il estoit : la compagne de Cryseide l’interrompit pour luy demander d’où il estoit. Madame, dit-il, je suis Salassien, eslevé dans la maison de Cryseide, & qui ay tant de souvenir du bien que j’ay receu que je voudrois au peril de la vie la pouvoir servir. J’ay esté amené en ce lieu, non pas prisonnier, mais comme serviteur de Marciante, Chevalier assez recognu dans la mesme Province. Il fut pris & tué par certains voleurs aux pieds des Pirenées, qui me laisserent pour mort aupres de luy. Les Dieux m’ont voulu conserver la vie, pour rapporter à ses parens cette triste nouvelle, & me la faire regretter le reste de mes jours. Doncques, reprit Cryseide feignant d’en estre marrie, le pauvre Marciante est mort ? Il l’est, Madame, respondit froidement Bellaris. Je vous asseure, dit-elle, que je le plains, car c’estoit un Chevalier de merite. A ce mot, la pluspart des Dames se separerent par diverses allées, laissant enfin Cryseide seule avec Bellaris, auquel soudain qu’elle vit que personne ne la pouvoit escouter. Ah ! Bellaris mon amy, dict-elle d’une voix basse, dy moy sur la foy que tu dois aux Dieux, qu’est-il de mon cher Arimant, & quelle a esté sa fortune ? Madame, luy respondit-il, Arimant est en bonne santé, & n’a autre mal que de ne sçavoir point de vos nouvelles. Quant à sa fortune elle a esté assez diverse, & je ne sçay si j’auray loisir de la vous raconter : Je pense, dit-elle, que nous aurons assez de temps, mais quand cela ne seroit pas, il faut que tu reviennes icy une autre fois : Madame, adjousta-il, je la vous diray en peu de paroles, & puis s’il vous plaist nous adviserons à ce que nous aurons à faire.

Sçachez donc, continua-t’il, qu’Arimant ayant esté si vilainement abandonné de ceux de la ville où nous estions, lui seul s’estant longuement deffendu, il fut en fin laissé pour mort, & c’est sans doute qu’il n’en fut jamais r’eschapé, si me trouvant auprés de luy, je n’en eusse eu le soing auquel j’estois obligé : Mais encores que je fusse un peu blessé aussi, toutesfois ne l’estant pas à l’égal de luy, je feignis d’estre mort, & me laissay choir à ses pieds, car il estoit desja par terre. Les ennemis avoient bien d’autres desseins que de despoüiller des morts, tout le sac de la ville estant à eux, aussi tost que nous fusmes en terre la coururent toute, & la traitterent comme vous pouvez avoir sçeu : Lors que je vis qu’il n’y avoit plus personne autour de nous, je me relevay, & banday quelques petites blesseures que j’avois, puis m’en vins vers mon maistre, qu’avec l’aide d’un jeune homme de la ville, je portay, dans une escuyerie deshabitée qui estoit la auprés, n’osant me mettre dans des maisons, à cause que tout estoit plein de soldats. J’avois encores opinion qu’il ne fut pas mort, me semblant que les Dieux ne permettoient jamais qu’une personne si accomplie qu’Arimant, sortit du monde en la fleur de son aage : Je visitay donc les coups qu’il avoit, & quoy que je ne m’y entende beaucoup, toutefois je n’en voyois point ce me sembloit qui fussent mortels, ne sçachant que faire, car il seignoit tousjours, je rompis ma chemise, en fis des bandes, prenant de l’Areignée, estant en lieu où il n’y en avoit pas faute, je le banday le mieux que je peus, & puis cherchant de tous costez, je trouvay un peu de vieille paille, sur laquelle je l’estendis, mettant sa teste en mon giron : Je ne vous dis pas icy, Madame, les regrets que je faisois autour de luy, & combien de pleurs je respandis dessus. En fin les Dieux voulurent qu’il revint, mais ouvrant les yeux il se trouva bien esbahy de se voir où il estoit, craignant alors que cest estonnement ne luy fit mal : Je luy dis, Courage, Seigneur, les Dieux nous sortiront bien encores de ceste fortune : Les Dieux, me dit-il, Bellaris, sont bons, mais ma destinée est si mauvaise, que je ne dois esperer pour mon repos que la mort. Mais, Bellaris, qu’est-il de Cryseide ? Cryseide, luy respondis-je, est sauvée, la femme de ce Roy Bourguignon, qui le suit partout, a fait mettre toutes les femmes dans le Temple pour empescher le desordre, & particulierement l’a retenuë auprés d’elle. Que les Dieux, dit-il, vueillent recognoistre envers cette Royne, cette bonne œuvre par toute sorte de bonne fortune. Je feignois, Madame, ce que je luy disois, parce qu’autrement il fust mort de desplaisir. Mais, Seigneur, luy dis-je, ne voulez vous pas vous efforcer ? Si feray, dit-il, car Cryseide estant hors de danger, il n’y a plus rien dequoy je me soucie. Alors, quoy qu’avec un peu de difficulté, je le mis sur ses pieds : mais à peine estions nous debout, que nous ouysmes quantité de gens de guerre qui se disputoient à la porte de cette Escuyerie, & peu apres mettant l’espée en la main, commencerent de se battre entr’eux, c’estoit à cause du butin qu’ils avoient fait, & qu’ils vouloient separer. La dissension fut telle, qu’il y en demeura plusieurs de morts, & comme le bruit alloit croissant, plusieurs autres s’y assemblerent, qui aussi-tost arrivez se mettoient de l’un des partis. Enfin un Capitaine passant par là, & voyant ce desordre y voulut accourir : mais les soldats qui pensoient que ce fut pour leur oster leur butin, au lieu de luy obeyr se jetterent sur luy, & le presserent de sorte qu’il fut contraint de se sauver dans la porte de l’Escuyerie où nous estions. Les soldats qui avoient perdu le respect, & qui sçavoient bien, que s’il leur eschapoit des mains, il les feroit punir & passer par les armes, se resolurent de le faire mourir, esperant encores d’avoir par apres ce qu’il pourroit avoir desja gaigné au pillage de la ville, & en ce dessein s’essayoient d’entrer dedans. Ce que considerant Arimant. Defendons, dit-il, ce Chef, le Ciel peut-estre nous l’a envoyé, afin qu’ayant esté assisté de nous, nous en recevions apres quelque courtoisie. A ce mot, mettant tous deux la main aux espées, nous nous mismes à ses costez : & quoy que mon maistre fust fort blessé, si est-ce que son courage qui n’a jamais defailly, luy donna assez de force pour retenir la furie des soldats, peut-estre y fussions nous enfin demeurez. Mais comme si le Ciel nous eust voulu seulement donner le loisir d’obliger cét homme, quelque temps apres il survint des amis de celuy que nous defendions, qui le secoururent de sorte, que de ces tumultueux, les uns furent tuez, les autres pris, & le reste s’enfuit.

Ce Capitaine se voyant hors d’un si grand danger, remercia ses amis, mais ne cognoissant point Arimant, Chevalier, dit-il, duquel la valeur m’a aujourd’huy conservé la vie, voyez quel service vous voulez de moy, en eschange de l’assistance que j’ay receue de vous, car ce sera chose bien difficile, si je ne m’essaye de le faire. Mon maistre lui respondit en langage Gaulois : l’estois obligé à ce que j’ay fait, mais si c’est chose qui vous ait esté agreable, je ne vous demande sinon que vous me receviez pour vostre prisonnier, & que vous me traitiez en Chevalier, tel que vous estes, & que je suis. Ce Capitaine alors le considerant de plus prez, & voyant la difference de ses habits, qu’il n’estoit pas Bourguignon, luy dit, Je vous reçoy, Chevalier, comme vous desirez, non pas pour vous traiter en prisonnier, mais en amy, & en Chevalier qui le merite, & vous donne ma parole, que je mourray plustost, que vous receviez quelque desplaisir de nostre armée.

Voila donc Arimant & moy avec ce Capitaine, qui s’appelloit Belliman, homme à la verité de grand credit, mais grandement sujet au bien, ainsi qu’il nous le fit paroistre bien tost, & suivant la coustume des Vissigots, se souvenant fort peu des bien-faicts, parce qu’il estoit Vissigot, encores qu’il suivit Gondebaut Roy des Bourguignons, comme personne qui cherchoit la fortune partout où il esperoit de la trouver. Pour le premier jour, nous reçeusmes tous les bons traitemens qui se pouvoient attendre en semblable occasion : mais le lendemain ayant esté informé par quelques-uns de la ville, de la qualité du prisonnier qu’il avoit, il commença de le tenir sous meilleure garde, & feignant que ce fut afin de le faire guerir plus promptement, luy dit, qu’il ne falloit point sortir de la chambre, & puis voyant que l’armée devoit partir, & ne sçachant où elle alloit, il eut peur de le perdre, c’est pourquoy le soir il tira mon maistre à part, & luy dit que pour s’acquiter de la parole qu’il luy avoit donnée, il estoit contraint de luy faire passer les Alpes, parce que le Roy ayant esté informé que luy seul avoit esmeu toute la ville, & avoit esté cause que plusieurs des siens estoient morts, il le faisoit chercher par toute l’armée, desirant de le faire mourir pour mettre terreur aux autres villes voisines : Que contre tout autre il pourroit peut-estre bien resister, mais qu’à l’autorité du Roy, il estoit impossible : Que de le faire sauver, & l’envoyer libre parmy les siens, il le voudroit bien, si c’estoit chose qu’il osast faire si promptement, mais que plusieurs sçavoient qu’il estoit entre ses mains, & qu’il yroit de sa vie, si l’on estoit adverty qu’il l’eust relasché sans le consentement du Roy, & qu’au contraire il ne pouvoit point estre blasmé de luy faire passer les Alpes, puis qu’il avoit esté permis à tous ceux de l’armée d’envoyer chez eux & les prisonniers & le butin : Mais qu’aussitost que l’armée seroit retournée en Bourgongne, il le r’envoyeroit à Eporedes, ou en quelque autre lieu qu’il voulut aller. Arimant alors luy demanda si la Royne envoyoit aussi ses prisonnieres : Nous n’avons point icy de Royne, respondit-il, mais l’on envoye aussi toutes les prisonnieres, afin de descharger l’armée : mon maistre me regarda, comme disant que je l’avois trompé, & puis continua : J’iray, dit-il, par tout où vous voudrez, m’asseurant qu’un Chevalier si courtois & accomply ne me fera point autre traittement que celuy qui se doit a une personne de ma qualité, & qu’on peut attendre d’un Chevalier tel que vous estes.

Ainsi dés le lendemain de grand matin, nous fusmes emmenez avec un convoy pour la garde de plusieurs autres prisonniers, sans que nous pussions sçavoir de vos nouvelles, sinon que le Roy avoit fait mettre toutes les Dames ensemble, afin qu’il ne leur fut point fait d’outrage. Apres avoir passé les Alpes, on nous emmena en ceste ville, & soudain apres, estans separez de tous les autres, l’on nous passa par le pays des Segusiens, par les monts des Gebennes, & en fin l’on nous r’enferma dans un petit chasteau auprés de la ville de Gergouie. Je puis bien dire qu’on nous r’enferma, car veritablement nous fusmes tenus si estroictement, par celuy qui nous avoit en garde, qu’à peine voyons nous le jour : nous demeurasmes quelque temps de ceste sorte. En fin le merite & la douce conversation de mon maistre, rendit ce barbare plus doux, & depuis les offres que je luy fis, de recognoistre sa courtoisie, quand Bellimart luy donneroit liberté, fut cause qu’il permit que je sortisse pour en venir traitter avec luy, ayant esté adverty que Gondebaut revenoit avec toute son armée. Voila quelle a esté la fortune de mon maistre, en laquelle il n’a jamais rien tant regretté, ny ressenty si vivement, que de ne sçavoir l’estat de la vostre, seulement il apprit aux marques, que quelques autres prisonniers luy donnerent en passant par les Alobroges, que vous estiez entre les mains du Roy : Ce n’a donc point esté le desir de sortir, ny de traitter avec Bellimart, qui m’a fait venir icy, mais pour sçavoir en quel lieu du monde vous estes, & si vous avez encores memoire de luy.

Comment, reprit incontinent Cryseide, si j’ay encores memoire de luy ? Et quelle autre memoire pense-t’il que je puisse avoir, si je n’ay la sienne ? Ouy, Bellaris, je l’ay de telle sorte, que la mort peut bien m’oster la vie, mais non pas le souvenir d’Arimant : Et les Dieux sçavent, qu’il n’y a jour, heure, ny moment, que Clarine & moy n’en parlions, quand nous sommes ensemble, sans que jamais nous ayons peu faire ce discours, sans nous noyer le visage de larmes. Or, mon cher amy, je te veux bien declarer une chose, de laquelle je n’ay fait encores semblant à personne : Mais l’estat auquel je me treuve, & celuy que je prevois estre bien tost pire, me contraignent à t’en parler, afin que par ton conseil nous y cherchions quelque remede. Sçache, Bellaris, que ce Roy Gondebaut, duquel tu as tant parlé, par malheur est devenu Amoureux de moy, & ne croy point que ce soit une opinion mal fondée : car outre les cognoissances qu’il en a données à chacun par ses deportemens, encores a-t’il voulu que je les aye receuës de sa bouche : Je ne voulus pas rejetter son amitié d’abord, sçachant assez combien une amour outragée porte une personne à de violentes actions mais apres l’avoir remercié de l’honneur qu’il me faisoit, je luy dis, qu’il devoit considerer que je n’estois pas née dans le milieu du peuple, mais de l’une des meilleures familles des Salasses, & telle, que la femme de Rithimer qui estoit sœur de l’Empereur Anchemius estoit ma proche parente ; que ceste consideration devoit estre cause que je fusse traittée selon ma qualité, & que par ce moyen il se pourroit non seulement acquerir Rithimer pour son amy, mais Anthemius mesme pour son parent. A ces paroles, il ne me respondit autre chose, sinon, que je luy avois fait plaisir de me declarer pour telle que j’estois, & qu’estant de retour, il me feroit paroistre l’estat qu’il faisoit de mon merite, & de mon alliance. Or Bellaris, je prevois maintenant un dur combat, car l’on m’a dit que le Roy revient, & je voy que de tous costez on se prepare pour luy faire entrée, mesmes qu’hier je sceus qu’il ne tarderoit pas deux ou trois jours à estre icy : peut estre aura-t’il bien passé sa fantasie, & aura changé d’affection, mais peut estre aussi l’aura-t’il continuée : si cela est, tu peux penser de quelle façon il me persecutera, de l’espouser, j’ayme mieux la mort, de le refuser, c’est un jeune homme arrogant, & enflé de presumption pour tant & tant de victoires obtenuës, malaisement pourroit-il supporter que tant d’hommes ne luy ayans pu resister, qu’une fille le puisse faire, si bien que je ne prevoy pour moy que beaucoup de mal, si tu ne me conseilles en ceste necessité. Bellaris demeura quelque temps sans luy respondre : en fin il luy dit, Veritablement, Madame, ces considerations que vous faites sont pleines & de raison & d’affection envers mon maistre, & faut avoüer qu’il vous a une obligation tres-grande de mespriser ce Roy pour luy conserver Cryseide, & cela sera cause que pour ne manquer à ce que je vous dois à tous deux, j’exposeray librement la vie, pour essayer de vous remettre ensemble. Dites moy, Madame, vous tient-on fort resserrées ? Tu le vois, luy dit Cryseide. Si l’on vous traitte ailleurs comme icy, reprit-il, vous pouvez aisément vous sauver : Mais, respondit-elle, encores que je me sauvasse, où pourrois-je aller ? car de passer les Alpes sans estre reprise, il est impossible. Ne vous mettez point en peine, dit-il, pourveu que vous puissiez sortir de cette ville, je sçay un lieu où je vous mettray, attendant que je fasse sortir Arimant du lieu où il est par un moyen que j’ay pensé : & quand vous serez tous deux ensemble, je m’asseure que les moyens ne manqueront point pour passer en Italie. O mon amy, s’escria-t’elle, si tu pouvois faire ce que tu dis, quelle seroit l’obligation que je t’aurois ? J’ay pensé, continua-t’elle, que si tu me fais venir un batteau sur l’Arar, au droit de nos fenestres la nuict, parce qu’elles ne sont guiere hautes, j’y pourray descendre, pour peu que tu me tendes la main. Je le feray bien, dit-il, mais comment passerons nous les chaisnes qui sont tenduës au sortir de la ville dans la mesme riviere ? Mon amy, repliqua-t’elle, Dieu nous aydera, & je me souviens d’avoir ouy dire, que d’autres s’y sont sauvez : mais il faudroit avoir des chevaux pour Clarine, pour toy, & pour moy, & c’est ce que je vois de plus difficile, car en qui te pourras-tu fier pour les tenir ? N’en soyez en peine, respondit-il, je les feray tenir à tel, qui ne sçaura pourquoy il le fait : mais le grand empeschement, c’est que je n’ay pas dequoy acheter les chevaux, ny avoir le batteau, & pour vous faire faire des habits comme ceux des femmes de cette contrée : car les soldats m’ont pris tout ce que j’avois, & à mon maistre aussi. Ne te soucie point de cela, dit Cryseide, j’ay encores quantité de bagues ; & s’en tirant une du doigt, luy donna un diamant de valeur. Va, dit-elle, amy, vends la, & si celle la ne suffit, je t’en donneray d’autres.

Mais il ne sert à rien de raconter par le menu toutes ces particularitez : Bellaris faict faire les habits, achete les chevaux, trouve le bateau, & le tout avec une si grande diligence, que deux jours apres tout fut reduit en estat tel qu’on eust sceu desirer. Cependant il avoit remarqué le lieu où il falloit passer, & où les chevaux les attendroient : & parce que la chaisne estoit soustenuë sur des batteaux, qui de tant en tant y estoient attachez à travers la riviere, une nuict auparavant il y alla travailler de sorte, que destachant à moitié l’un des batteaux, il ne tenoit qu’à fort peu par de certains anneaux au travers desquels les chaisnes passoient.

Toute chose estant ainsi, Cryseide ayant pris l’heure, ne manqua point de sortir hors du lict, feignant de vouloir aller a la garderobe, afin que sa compagne avec laquelle elle couchoit, ne s’en prit garde : mais d’autant que c’estoit sur le premier sommeil, elle se rendormit aussi-tost presque qu’elle fut esveillée, si bien que Cryseide & Clarine n’ayans mis qu’un cotillon sur elles, furent incontinent descenduës & sans bruit dans le bateau, & soudain le poussant au milieu de l’eau, Bellaris qui estoit seul pour conducteur le laissa emporter au courant de la riviere sans ramer, & la fortune fut si bonne pour luy, qu’encores qu’un bon battelier eust esté assez empesché la nuict de rencontrer si justement le batteau qui estoit à demy destaché, toutefois il n’y manqua point, & saultant dessus avec des tenailles, & le moins de bruit qu’il put, acheva d’en détacher les anneaux, & apres fit couler le batteau par dessous la chaine, qui n’estant plus soustenuë, de sa pesanteur s’enfonça si avant dans l’eau, qu’elle donna passage au bateau de Cryseide, qui n’estant guiere chargé passa aisément dessus, & de cette sorte sortit, hors de l’enclos de la ville, mais incontinent apres il faillit de se perdre : car le Rosne dans lequel l’Arar entre est si impetueux, qu’il esmeut des vagues assez fascheuses pour les petits batteaux, & d’autant plus y ayant un si mauvais battelier, toutefois enfin il s’efforça tant qu’il gaigna la rive, & quoy que ce fut beaucoup plus bas qu’il n’avoit pensé, si est-ce qu’à la lueur de la Lune qui s’estoit levée assez claire, il trouva le lieu où il avoit fait tenir ses chevaux par un jeune garçon, qui mesme luy avoit promis de luy servir de guide, tant le desir du gain a de pouvoir sur les personnes de basse qualité. Cependant que l’on accommodoit les chevaux, Cryseide & Clarine prirent leurs habits nouveaux, & desquels elles s’accommoderent assez mal, tant pour la haste qu’elles avoient, que pour estre à l’obscur, & qu’elles y estoient mal accoustumées. Enfin estans vestuës bien ou mal, elles monterent à cheval, & passerent par cette contrée des Segusiens, conduisant tousjours leur guide avec elles, pour la crainte qu’elles avoient qu’il ne les descouvrit. Et apres avoir passé avec beaucoup de peine le Mont Cemmenes, marchant plus de nuict que de jour, & repaissant presque tousjours dans des bois, dont le pays est assez abondant, ils parvindrent aupres de la ville de Gergovie, dans laquelle Cryseide ne fit point de difficulté d’aller loger, parce que c’estoit de la domination d’Eurich Roy des Vissigots. Elle se loge donc dans une hostellerie, & le fidele Bellaris dés le lendemain va trouver Arimant, à qui les jours sembloient fort longs, encores qu’il n’eust jamais pense recevoir si promptement de si bonnes nouvelles. Cryseide avoit donné une bague de prix à Bellaris, afin que s’il estoit necessaire de corrompre celuy qui gardoit Arimant, il le pust faire en la luy donnant.

Soudain qu’Arimant l’apperceut, car ce fut le Capitaine du Chasteau qui le luy conduisit : Et bien mon ami, que m’apportes-tu, la mort, ou la vie ? Seigneur, luy respondit-il tout haut, Je ne vous apporte point de mauvaises nouvelles, sinon que le Roy Gondebaut n’estant point arrivé, le vaillant Bellimart n’est non plus de retour, si bien que mon voyage a esté en vain. J’ay trouvé l’un de vos parens qui s’est fort enquis de vos nouvelles, & qui vous offre toute sorte d’assistance aupres du Roy, & de Bellimart, s’asseurant qu’il n’y sera pas sans faveur. Du reste, mon voyage a esté inutile, & je croy qu’il faudra que j’y retourne bien tost, parce qu’on y attend le Roy de jour en jour. Tu m’eusses fait plaisir, dit Arimant, de l’attendre, & non pas de revenir avec si peu de contentement pour moy. Seigneur, respondit-il, j’ay eu peur que mon sejour ne vous fust ennuyeux, & aussi que vous ayant laissé sans personne pour vous servir, j’ay pensé bien faire de ne demeurer pas d’avantage inutilement. Le Capitaine alors prenant la parole, Il ne faut point, luy dit-il, vous fascher, car ce qui ne s’est pu faire à ce coup, il s’achevera à un autre voyage, & je croy selon les nouvelles que nous en avons, que si le Roy n’est arrivé à cette heure, il ne peut guere retarder.

Mais soudain que ce Capitaine les eut laissez seuls, Bellaris met un genoüil en terre, prend la main de son maistre, & la luy baise, & avec un visage riant, Seigneur, luy dit-il, vous estes mal satisfait de mon voyage, mais quelle seroit la meilleure nouvelle que je vous pourrois donner ? Que Cryseide, respondit le Chevalier, se portast bien en sa prison, & qu’elle m’aymast tousjours. Et si je la vous donne meilleure, repliqua Bellaris, serez-vous content de moy ? Et qu’est-ce, dit le Chevalier en sousriant, que tu peux me dire de plus ? Je vous diray, reprit-il, que non seulement Cryseide se porte bien, & qu’elle vous aime plus que jamais : mais de plus, qu’elle est en liberté, & encores d’avantage, qu’elle vous est venuë trouver, & qu’elle est avec Clarine dans Gergovie, qui vous attend. Ah Bellaris ! me dis-tu la verité ? s’escria le Chevalier. Pensez-vous, respondit le fidele serviteur, que je voulusse mentir ? Il faut bien, dit-il lors haussant les yeux au Ciel, & joignant les mains, Il faut bien, ô Dieux ! que vous ayez eu agreables les vœux & les supplications de mon pere, puis qu’il vous plaist de me faire une si grande grace. Et puis se tournant à Bellaris, Mais, ami, est-il possible que cela soit, & comment tant de bon-heur me peut-il estre arrivé tout à la fois ? Seigneur, luy respondit-il, ne doubtez point de ce que je vous ay dit, & pour vous tesmoigner & mon affection, & ma fidelité, si vous voulez demain vous la verrez. Cette belle qui a tant pris de peine pour vous donner ce contentement : mais je crains fort que ce soit le dernier service que je vous rendray jamais. Je ne voudrois pas, ajousta Arimant, achepter ce contentement avec ta perte, mais s’il se pouvoit autrement, j’en serois bien-aise. Je vous diray, ajousta-t’il, ce que j’ay deliberé ; & lors il commença à luy raconter de quelle façon il avoit trouvé Cryseide dans le Temple, comme il avoit parlé à Clarine, & apres tout ce qui s’estoit passé entre Cryseide & luy dans le jardin, la resolution qu’elle avoit faicte de se sauver, & bref, tout ce qui s’en estoit ensuivy, & enfin comme elle estoit à Gergovie vestuë à la Gauloise, où elle l’attendoit. Et puis il continua, Or, Seigneur, il faut vous haster de sortir d’icy, car sans doute le Roy Gondebaut doit estre de retour à l’heure que nous parlons, & vous devez croire que Bellimart ne tardera guere ou à venir, ou à vous envoyer querir, puis que son avarice est telle, qu’elle ne le laissera guere en repos, & Dieu sçait quel traitement il vous fera, & si vous avez memoire de l’ingratitude dont il a usé envers vous, vous cognoistrez aisément qu’il ne faut pas esperer plus de courtoisie à l’avenir, que vous en avez espreuvé par le passé. Outre, il est impossible que Cryseide demeure long temps où elle est, que le Roy Gondebaut n’en soit adverty, & il faut que vous sçachiez, que ce Roy est devenu tellement amoureux d’elle, qu’il a monstré avoir intention de l’espouser : Jugez maintenant s’il n’est pas bien necessaire d’user de diligence pour la retirer hors de ces contrées, & quelle doit estre l’affection que Cryseide vous porte, puis qu’elle a mieux aimé se mettre au hazard que je vous ay dit, que d’estre Royne en espousant un si grand Roy ? J’ay donc pensé que vous pourrez faire de ceste sorte : Il faut que dés ce soir vous priez le Capitaine de me laisser retourner vers Bellimart, monstrant d’estre mal satisfait de moy, pour m’en estre revenu sans attendre son retour, il le fera fort aisément, & demain ainsi que les portes s’ouvriront, vous prendrez mes habits & je demeureray en vostre place dans le lict : J’espere que les Dieux favoriseront nostre entreprise, & qu’ils la feront reüssir heureusement : Mais, mon Dieu, Bellaris, dit Arimant, je crains que ces gens ne te fassent du mal, s’il se pouvoit prendre par une autre voye, je croy qu’elle seroit bien plus à propos : Non, non, Seigneur, dit le fidele Bellaris, il n’y en a point, car en premier lieu le temps vous presse, & ne faut pas avoir opinion que par presens, ou puisse corrompre cét homme qui vous garde, parce qu’il croit vostre rançon devoir estre tres-grande, & il y a apparence que Bellimart luy en aura promis une partie, & quant à ce qui est de moy, ne vous en souciez point, d’autant que je sçay asseurément que les Dieux aident de faveurs inesperées, ceux qui esperent en eux, & font leur devoir envers leurs maistres. Et y a-t’il rien à quoy je sois plus obligé, qu’a vous servir en tout ce qui me sera possible, & particulierement en une affaire de telle importance ? Mais soit ainsi que la cruauté de ce barbare luy fasse user autrement envers moy qu’il ne devroit, faut-il pour quelque danger qui se presente, que je laisse de vous servir ? Et si je meurs, qu’est-ce autre chose que faire un peu plustost, ce qu’en fin il faut que je fasse ? & puis-je finir mes jours pour un plus beau, ny pour un plus honorable subject, qu’en vous donnant la liberté & le contentement ? Au contraire, si je ne le faisois pas, quelle reproche ne me ferois-je tout le reste de ma vie, d’avoir perdu une si belle occasion, de vous tesmoigner ce que je vous suis ? Ne me ravissez point ceste gloire, Seigneur, je vous supplie, je la vous demande, en recompence de tous les services que je vous ay rendus, & seulement je vous requiers de trois choses : L’une, si je meurs, que vous vous souveniez, que vous n’aurez jamais un plus fidele serviteur : L’autre, si je vis, que vous me donnerez Clarine pour ma femme : Et la derniere, qu’en toute façon lors que vous serez sorty d’icy, vous vous retiriez en toute diligence, afin que vous ne soyez pas repris tous deux une seconde fois : Et continuant son discours, il sceut de telle sorte persuader Arimant, qu’il ne put jamais refuser cette assistance, quoy qu’il eust un grand regret de le laisser en un si grand peril. Le soir donc, Arimant pria le Capitaine, ainsi que Bellaris avoit proposé, qui sçachant bien que le Roy, s’il n’estoit arrivé, ne tarderoit pas d’estre à Lyon, & desir eux d’avoir plus promptement la rançon à laquelle il se mettroit, & dont il devoit recevoir une bonne partie, non seulement le permit, mais luy conseilla de le devoir faire, & que luy-mesme l’accompagneroit d’une de ses lettres à Bellimart.

Le depart de Bellaris estant donc resolu de ceste sorte, luy mesme fut celuy qui solicita la lettre pour partir, disoit-il, plus matin, & revenir tant plustost, & l’ayant retirée dés le soir, & fait commander qu’on le laissast sortir le lendemain, aussi tost qu’elle seroit ouverte. Il revint vers Arimant, & l’informa bien de tout ce qu’il avoit à faire, à sçavoir où il trouvera Cryseide, en quel lieu sont les chevaux, & par quel chemin il doit passer, tant pour aller jusques aupres de Lyon, que pour se retirer delà les Alpes, luy conseillant de se mettre sur le Rosne au dessous de Vienne, & prendre la mer vers les Massiliens, jusques en la coste de la Ligurie : qu’il valoit mieux alonger son chemin, & le faire un peu plus seurement. Avec de semblables discours, ils passerent une partie de la nuict, & l’autre fut employée à changer d’habits, & à donner ordre à tout ce qui estoit necessaire, de sorte que le jour estant venu, & oyant ouvrir les portes, apres qu’Arimant eut embrassé cent fois ce fidele serviteur, & non point sans avoir les larmes aux yeux, se recommandant à Mercure, il se mit en chemin, promettant à Bellaris qu’il auroit bien tost de ses nouvelles, & que quand il devroit employer tout ce qu’il avoit, il le mettroit hors de la peine où il le laissoit maintenant, & avec un extreme regret, il se presenta pour sortir avec une grande crainte d’estre recogneu à la porte, parce qu’encor qu’il eust les habits de Bellaris, il luy ressembloit fort mal, estant beaucoup plus grand, & ayant le visage si dissemblable, qu’il estoit impossible de prendre l’un pour l’autre, pour peu qu’on y prit garde : toutesfois il sortit sans difficulté, parce qu’il estoit encores fort matin, & qu’ayant eu le commandement de le laisser sortir, ils n’y regarderent pas de plus prés. Or Bellaris l’accompagna de l’œil jusques à ce qu’il le vit bien avant dans la plaine, & il remarqua bien qu’Arimant tournoit à tous coups les yeux du costé du Chasteau pour voir si l’on le suivoit. Enfin l’ayant perdu de veuë, ce fut alors que le danger où il s’estoit mis luy revint devant les peux, & luy representa vivement l’horreur de la mort, si est-ce que de quelque costé qu’il la pust considerer, il luy fut impossible de regretter ce qu’il avoit fait, ny d’en estre marry : & toutesfois comme chacun s’essaye de prolonger sa vie le plus qu’il luy est possible, voyant que son maistre estoit sauvé, il se resolut d’essayer d’en faire de mesme : il tourne donc les chausses de son maistre à la renverse, & le pourpoinct aussi, accommode son chapeau le plus ressemblant qu’il peut, à celuy qu’il souloit avoir, & de fortune trouve encores son propre manteau qu’Arimant à son depart avoit oublié, ou peut-estre laissé exprés pour mieux marcher à pied : bref, il s’ageance le mieux qu’il peut, & avec un visage asseuré se presente à la porte pour sortir : le portier la luy refuse, disant, qu’il en est desja sorty un, & qu’il n’avoit commandement que pour celuy-là : mais Bellaris monstrant la lettre qui s’adressoit à Bellimart, & la main du Capitaine estant recognuë par tous ceux qui estoient à la porte, ils furent d’avis de le laisser sortir : Le portier seul qui estoit opiniastre, & qui desiroit de faire sa charge exactement, ne le voulut faire sans un autre commandement, & ainsi remettant Bellaris entre les mains d’un soldat, luy ordonna de le mener vers le Capitaine, & sçavoir de luy sa volonté : Le soldat n’y manqua point, mais parce qu’il estoit encores matin, & que Bellaris & le soldat disputant à la porte de la chambre du Capitaine l’esveillerent, il se mit en si grande colere contre le portier qu’il le menaça de le faire chastier, pour luy apprendre de laisser sortir ceux qui portoient lettre de luy : & tournant la teste de l’autre costé du lict, il se rendormit d’aussi bon sommeil qu’il avoit fait de toute la nuict.

Ainsi Bellaris sortit du chasteau, & prenant le chemin de Gergovie, usa de si grande diligence qu’il sembloit qu’il eust des aisles aux pieds : mais cependant son maistre estant arrivé avant que luy, & trouvant l’hostellerie, il alla frapper à la porte de la chambre de Cryseide, qui ne dormant que d’un fort leger sommeil, l’oüyt incontinent, & appella Clarine pour sçavoir que c’estoit : elle qui d’autre costé vivoit avec une grande peine, se jetta à bas du lict, & mettant sa robe sur ses espaules, courut ouvrir la porte du commencement, n’ayant pas encore les yeux bien ouverts : Tu sois le bien venu, Bellaris, luy dit-elle, nous t’avons longuement attendu. Et Cryseide impatiente luy demandant qui c’estoit, C’est, dit-elle, Madame Bellaris qui veut entrer, Et laissez-le venir vistement, dit Cryseide, peut-estre nous apportera-t’il quelques bonnes nouvelles. Ouy, Madame, dit Arimant, je vous en apporte de fort bonnes. Cryseide oyant, & recognoissant ceste voix, Mon Dieu, dit-elle en sursaut, & se relevant sur le lict, C’est là la voix d’Arimant ! & tirant le rideau, elle le vit qu’il s’estoit desja mis à genoux au chevet de son lict. Jugez, Madame, quelle surprise fut celle-là, & quel excez de contentement. Il fut bien tel, que luy jettant les bras au col, & joignant sa bouche à la sienne, elle y demeura si longuement qu’il sembloit qu’elle eut perdu le souvenir de s’en oster : Quant au Chevalier, il estoit si plein de joye de voir sa chere Cryseide entre ses bras, qu’il la servoit de sorte contre son estomac, qu’il sembloit qu’il la voulust estouffer. Clarine ayant refermé la porte y estoit accouruë, & les regardant & considerant ensemble demeuroit immobile, si ravie d’admiration, qu’elle ne sçavoit si c’estoit songe ou verité. Et apres avoir demeuré quelque temps de cette sorte, elle alla ouvrir les fenestres, puis s’en revint vers eux, qu’elle trouva encores embrassez & ravis. Alors craignant presque qu’ils ne mourussent d’aise, les esveillant elle les contraignit de reprendre haleine, & de se separer pour quelque temps : mais incontinent apres se reprenant, ils ne pouvoient se saouler de se baiser & de se caresser, & c’est sans doute qu’ils n’eussent pas ouy si promptement, n’eust esté qu’ils oüyrent heurter à la porte de la chambre. Clarine les en advertit, qui ne fut pas un petit trouble & pour l’un et pour l’autre, ne se pouvans imaginer que quelqu’un qui ne fut pour leur nuire vint à ces heures les trouver. Arimant se releva, & mettant la main sur son espée, s’en va à la porte pour l’ouvrir : ce fut bien la plus grande surprise pour le Chevalier qu’il eust encore euë, car il se vit Bellaris au devant lors qu’il l’esperoit & qu’il y pensoit le moins. O Dieu ! s’escria-t’il, est-ce bien toy mon amy ? C’est moy, dit-il, Seigneur, moy dis-je, que les Dieux ont voulu delivrer, afin que je vous pusse rendre encore quelque bon service. O Dieux ! dit le Chevalier, vueillez par vostre bonté moderer ces bonheurs par quelque legere fortune, car en voicy trois trop grands pour estre continuez : Voir Cryseide en liberté, en bonne santé, & entre mes mains : Me voir sorty de prison : Et en fin te pouvoir embrasser, mon amy, lors que je pensois t’avoir perdu pour si long temps. A ce mot, le prenant par la main, il le mena vers Cryseide, & luy raconta ce qu’il avoit fait pour le sauver, & l’extreme peril où il s’estoit mis. Et lors qu’elle & le Chevalier vouloient entrer sur les remerciemens, il les interrompit, disant, Laissons ces paroles, Seigneur, je suis plus obligé de vous servir, que je ne le pourray jamais faire, & ne perdez point le temps qui vous doit estre cher. Je crains que l’on ne vous suive, sortons de cette ville, & faisons *** chemin à loisir, je pourray vous raconter comme je suis eschapé.

Cryseide jugeant qu’il disoit vray, s’habillant si grande diligence, que les chevaux à peine furent prests, qu’elle estoit desja au bas de l’escalier pour faire voyage : Arimant la mit à cheval, & Bellaris Clarine : & apres avoir bien contents leur hoste, Arimant prit le cheval de son fidele Bellaris, & ainsi se mettent en chemin avec leur guide, qui s’estoit desja grandement affectionné à Cryseide, tant pour sa douceur naturelle, qui la faisoit aymer de tous ceux qui la voyoient, que pour la liberalité dont elle usoit envers luy. Au sortir de Gergovie ils marcherent assez viste, mais s’estans un peu esloignez, ils allerent plus lentement à cause de Bellaris qui estoit à pied, & qui par les chemins leur alloit racontant le moyen par lequel il s’estoit eschapé, non pas sans les faire rire de l’extreme frayeur qu’il avoit euë, quand le portier luy refusa de sortir, & de quelle diligence il avoit marché lors qu’il ne fut plus à la veuë du chasteau.

Ils finirent de cette sorte la premiere journée, avec tous les plaisirs, que des personnes ayans eu semblables fortunes pouvoient recevoir, les ayant eschapées, & s’estans levez de grand matin, passerent les grandes montagnes de Cammenes, & sur la fin de la journée, l’espouvantable Selue qui se nomme le Bois-noir, & arriverent fort tard à Viveres, fuyant tant qu’il leur estoit possible, les grandes villes & les grands chemins, afin de decevoir ceux qui peut-estre les suivoient. Mais il leur advint comme à ceux qui pensans eviter l’embusche, laissent leur droit chemin pour donner dedans : Car le Capitaine qui avoit en garde Arimant, lors qu’il fut adverty qu’il estoit sauvé, prenant avec luy sept ou huict des siens, se resolut de les suivre, & au pis aller d’en donner luy-mesme les nouvelles à Bellimart : parce qu’il creut que sans doute ils iroient à Lyon, ou pour s’embarquer, ou pour prendre le chemin des Helveces. Et parce qu’ils sçavoient comme personnes du païs, les sentiers plus courts, ils les avoient devancez, & ce soir estoient desja logez dans le mesme logis où Arimant & sa troupe s’alloient reposer. Le Capitaine recogneut incontinent Bellaris, & s’asseurant qu’ils estoient ensemble, il advertit toutes ses gens pour le surprendre, au mesme temps qu’il mettroit pied à terre : mais ils ne le purent faire si secrettement, que Bellaris qui marchoit tousjours avec soupçon, ne se prit garde de leurs mouvements & parce qu’il avoit tousjours accoustumé d’aller devant chercher le logis, & puis s’en alloit querir son maistre : Apres avoir parlé à l’hoste, & dit qu’il y avoit assez de place : Je m’en vay donc, dit-il tout haut, faire venir mon maistre & sa troupe. Le Capitaine, qui estoit dans une chambre voisine, tout prest à se saisir de luy, l’oyant ainsi parler, ne se voulut descouvrir, pensant les prendre tous deux en un coup : Mais le prudent Bellaris revenant vers son maistre, Seigneur, luy dit-il, sauvons nous, le Capitaine nous attend en ce logis. Arimant fut grandement surpris, toutesfois considerant le peu de temps qu’il avoit à prendre party, il fut d’advis que Cryseide & Clarine s’y en allassent loger, avec la guide, & trouvassent quelque excuse de leur voyage, & que le lendemain elles prinssent le chemin de Vienne, & luy aussi, & que pour sçavoir par où ils passeroient, ils mettroient des brisées par tous les carresfours qu’ils rencontreroient, & que celuy qui arriveroit le premier à Vienne, iroit loger de l’autre costé du Rosne, au logis le plus proche du Pont, & y attendroit les autres. Ils vouloient dire d’avantage, mais il leur sembla d’ouyr des chevaux qui venoient le long du pavé, qui fut cause que Cryseide poussa son cheval avec Clarine, & la guide d’un costé, & Arimant de l’autre, avec son fidele serviteur. Le Chevalier à la faveur de la nuict & des grands bois, se sauva aysément, quoy que le Capitaine le cherchast plus de quatre ou cinq heures dans les bois, & le troisiesme jour arriva dans Vienne à bonne heure, & s’alla loger en une hostellerie qui estoit au bout du pont. Le soir s’enquerant des nouvelles, il sçeut de son hoste que le Roy Gondebaut estoit enfin revenu de la Gaule Cisalpine, chargé de victoires & de despoüilles, mais qu’à son retour il avoit receu un signalé desplaisir, à cause d’une prisonniere Italienne, de laquelle il devoit estre grandement amoureux, & qui s’estoit sauvée, sans que quelque diligence qu’on y eust sçeu mettre, on eust jamais pu sçavoir qu’elle sic dans l’original estoit devenuë. Et pour tesmoignage de ce que je dis, continua l’hoste, l’on a faict publier aujourd’huy une declaration du Roy pour ce sujet, que je vous veux faire voir, & se faisant apporter un grand papier en façon de placard, il leut qu’il estoit tel :


Gondebaut, fils de Gondioch, Roy des Bourguignons, Seigneur des Sequanois, Lingones, Vellaunodois, Ambares, Hedvois, Catalauniques, Mauriciens, Matisques, Alexiens, Allobroges, Basiléens, Latobriges, Sebusiens, Secusiens, Secusienses, Valromains, Sedunois, Augustes-salasses, Centrons, Bramouices, Ebroduntiens, Segovellauniens, Galloligures, Dominateur des Alpes Semproniennes, Jouiennes, Pennines, Coties, Sabatiennes, & Maritimes, &c.

A tous ceux à qui nostre present vouloir sera cogneu, Salut : D’autant qu’il n’y a rien qui offence plus un courage genereux, ny qui luy donne un plus juste desir de vengeance que l’ingratitude, & la trahison : & qu’à nostre grand regret, au retour de nos longs, glorieux, & perilleux voyages, nous avons esté advertis, que Cryseide, l’une de nos prisonnieres, & celle à qui nostre bonté s’estoit pleuë de faire plus de graces & de faveurs : s’estoit ingratement sauvée de nos gardes : Ce qu’elle n’auroit pu faire sans le conseil, & l’assistance de quelque personne à nous peu affectionnée, & qui perfidement l’auroit enlevée, au mespris de nostre puissance & authorité Royale. A ces causes, & plusieurs autres à ce nous mouvant, & par l’advis de nostre Conseil, pour chastier telles ingratitudes & traysons : Avons declaré, juré, & promis, Par le Grand que nous adorons, par l’ame de nostre tres-honore pere, & par la Majeste de nostre Couronne, que quiconque nous fera r’avoir ceste ingrate Cryseide, nostre fuitive prisonniere : ou qui nous declarera celuy qui a esté cause de sa fuite, ou qui persidement a tenu main, donné ayde, ou faveur à la faire evader, de quelque qualité, gent, ou condition qu’il soit, Nous luy ferons telle grace qu’il nous voudra demander, sans que pour quelque sujet que ce puisse estre, nous contrevenions ou permettions jamais estre contrevenu à nostre parole, promesse, & serment. Si ordónons à tous nos Contes & Officiers, de faire publier cesdites lettres, par toute l’estenduë de nos Estats. Donné en nostre Royale ville de Lyon, aux Ides de Julius, & de nostre regne le deuxiesme.

Arimant oyant lire cette declaration entra en grande peur que Cryseide ne fust recognuë en entrant dans la ville, mesme que l’hoste en continuant son discours luy dit, que le Roy avoit mandé par tous les passages des ponts, des ports, & des entrées des villes, des personnes qui la recognoissoient. Cela fut cause que quelque temps apres il tira Bellaris à part, & luy commanda de chercher en diligence des habits d’homme pour la desguiser, & Clarine aussi : & soudain qu’il les auroit recouvrez, qu’il s’en allast sur le chemin par lequel elles devoient venir, pour les en avertir & les faire habiller avant que d’entrer dans la ville, Le fidele serviteur aussi-tost qu’il fut jour ne manqua point à ce qu’il luy avoit ordonné, & ayant trouvé assez promptement ce qui luy estoit necessaire, s’alla mettre sur le chemin pour les attendre. Cependant qu’Arimant faisant venir quelques habits plus honnestes que ceux qu’il avoit de Bellaris, se vestit un peu plus proprement qu’il n’estoit pas : mais la Fortune, qui n’estoit point encore lasse de travailler ces genereux Amans, & qui vouloit encores de plus grandes preuves de leur amour & de leur courage, ordonna, qu’à l’heure mesme que Bellaris avoit rencontré Cryseide, & qu’elle remercioit les Dieux de ce qu’Arimant estoit arrivé sans aucun mal dans Vienne, le Roy Gondebaut allant à la chasse, & piquant apres un Cerf, vint passer aupres d’elle avec cinq ou six seulement qui le suivoient : & parce qu’il prit garde qu’au mesme temps qu’elle l’avoit aperceu, elle s’estoit retirée dans un buisson voisin, & s’estoit esloignée du chemin, il la suivit par curiosité : mais Bellaris le recognoissant d’abord, se jetta à corps perdu dans un vallon, ce que Cryseide ne peut faire ny Clarine aussi pour estre a cheval, de sorte que le Roy l’ayant attainte, & la voyant vestuë à la Gauloise, creut au commencement, que ce fust quelqu’une du pays, qui pour estre seule se fust retirée du grand chemin : mais luy ayant demandé qui elle estoit, & où elle alloit, aussi-tost qu’elle ouvrit la bouche, il la recogneut, parce qu’encores qu’elle parlast assez bien la langue Gauloise, elle avoit toutefois quelques accents estrangers, & la regardant de plus pres, quoy qu’elle essayst de se cacher le visage : O Dieux ! dit-il, & voicy Cryseide : & lors se jettant en terre, il courut vers elle l’embrasser & la caresser. Et depuis-quand, belle Dame, continua-t’il, avez-vous pris cét habit qui vous déguise si fort ? & quel Dieu vous a remis en mes mains, desquelles pour m’affliger quelque meschant Demon vous avoit enlevée ? La pauvre Cryseide estonnée plus qu’il ne se peut croire, de se voir en la puissance de celuy qu’elle avoit tant redouté, & tombée d’un si grand degré de contentement en un si grand & cuisant ennuy, demeura quelque temps sans respondre. En fin, voyant qu’il n’y avoit plus de moyen de se celer, elle se resolut tout à coup, & d’un courage extreme, elle luy respondit, Vous me demandez, Seigneur, depuis quand j’ay pris cét habit ? sçachez que c’est depuis que l’amour me l’a commandé : Et parce que vous appellez meschant Demon le Dieu favorable qui m’avoit osté de vos mains, c’est luy que je reclame, tant pour conserver son honneur, que pour vous faire recognoistre le tort qu’un si grand Roy se faict de contrevenir non seulement aux loix de l’humanité, mais à celles de l’ordre de Chevalerie que vous portez, qui vous commande de servir, assister, & honorer les Dames, & non pas les prendre prisonnieres, & les retenir contre leur gré. Le Roy oyant ces libres paroles de Cryseide, & l’amour qu’il luy portoit, ne voulant consentir qu’il fist ce qu’il cognoissoit estre du devoir de Chevalier, il luy respondit : Si quelqu’un vous vouloit faire outrage, j’y mettrois & ma Couronne & ma vie pour vous en empescher : mais en cecy, tant s’en faut que je vous retienne pour vostre mal, qu’au contraire je pretends que ce soit à vostre avantage & de tous les vostres. Elle vouloit repliquer, mais le Roy qui estoit plein de contentement d’une si heureuse rencontre, & qui ne vouloit point entrer plus avant en ce discours, la prenant par les reines de son cheval, la reconduisit jusques au grand chemin, où ayant repris son cheval, il retourna à mesme temps à Lyon, plus content de cette prise, qu’il n’avoit esté de toutes ses victoires passées : Et parce qu’il l’avoit faicte à la chasse, & qu’il en estoit plus amoureux qu’il n’avoit jamais esté, il en fit de tels vers, que depuis il faisoit souvent chanter par ceux de sa Musique.


MADRIGAL


Chasse d’Amour.

Je m’en vay nuict & jour

A la chasse d’Amour :

Mais chasse bien estrange,

Qui me deçoit & change

En ce que je poursuis :

Puis qu’ayant bien chassé,
L’amour veut que je soye

Blessé, non le blesseur.
Chasseur non, mais la proye.

Lors que Cryseide fut prise, Clarine se fust bien sauvée si elle eust voulu, aussi bien que celuy qui leur servoit de guide : mais ne la voulant abandonner, elle la suivit volontairement : & de cette sorte la triste Cryseide fut r’amenée à Lyon, & remise avec les autres Dames prisonnieres, mais avec une plus soigneuse garde qu’elle n’avoit pas eu auparavant, quoy que le Roy, qui veritablement avoit dessein de l’espouser, tant pour sa beauté, que pour estre proche parente de la femme de Rithimer, sœur de l’Empereur Anthemius, eust commandé qu’elle ne receust que toute sorte de service & de courtoisie, & le contentement qu’il receut de lavoir trouvée fut tel qu’il en fit faire des feux de joye & des resjouyssances si grandes, que chacun s’en estonnoit. Cependant Bellaris s’estant sauvé à moitié deschiré des ronces, & cassé en plusieurs lieux, des diverses cheutes qu’il avoit faictes, s’en vint tout effroyé donner ces mauvaises nouvelles à son maistre, qui demeura si surpris d’estonnement, & si outré de douleur, qu’il ne sçeut jamais luy dire une seule parole, mais s’abouchant sur un lict, y demeura jusques à la nuict, sans qu’il voulut jamais respondre à Bellaris, quelque parole de consolation qu’il luy put dire. Enfin s’estant deshabillé, il se mit dans le lict sans vouloir manger, il reposa fort peu toute la nuict. En fin le matin il appella Bellaris, & lui commanda de s’en aller à Lyon, & de sçavoir des nouvelles de Cryseide, & du traittement qu’on luy faisoit. Le fidele serviteur, quoy qu’il y eust beaucoup de danger pour luy, se déguisant le mieux qu’il peut, ne manqua point d’obeyr à ce qu’il luy avoit commandé, & d’abord qu’il fut arrivé, il n’eut pas beaucoup de peine de s’en enquerir, parce que toute la ville estoit pleine de Cryseide, & des faveurs que le Roy lui faisoit, estant telles, que l’on croyoit asseurément qu’il l’espouseroit, quoy qu’elle en fit beaucoup de difficulté, pour quelque occasion que l’on ne sçavoit point encores. Il revint incontinent vers son maistre voyant mesme la grande difficulté qu’il y avoit de parler à elle, resolu de le persuader de se retirer en Italie, puis qu’il n’y avoit pas apparence que se voyant servie, caressée, & honorée d’un si grand Roy : l’ambition d’estre Royne, ne luy fit perdre l’amour d’Arimant. Estant donc retourné à Vienne, il luy raconte tout ce qu’il avoit appris, & apres luy remet devant les yeux, la legereté des femmes, leur ambition, la douce flaterie d’estre Royne, & la grande apparence qu’il y avoit qu’elle recevroit l’honneur que le Roy luy vouloit faire. Qu’il le conseilloit de ne s’y point amuser d’avantage, & de se souvenir de l’ennuy que son pere auroit de sa perte, & que cela pourroit estre cause de sa mort, & de l’entiere ruine de sa maison : que de sejourner là d’avantage, il n’y avoit point de seureté, parce que ce jeune homme qui les avoit servy de guide, les pourroit deceler & faire reprendre. Bref que pour toutes raisons il devoit se promptement retirer en sa maison, cependant qu’il le pouvoit faire. Arimant escouta Bellaris tant qu’il voulut parler, non pas pour consentir à son opinion, mais parce qu’il avoit l’esprit ailleurs. Et lors qu’il se fut teu : Bellaris, luy respondit-il, je ne m’eslongneray guerre de ton advis, pourveu que tu fasses encores ce que je te diray. Retourne incontinent à Lyon, donne ce petit livre à Cryseide, & fay en sorte que tu en ayes responce, & apres tu verras quelle resolution je feray. Le serviteur qui aymoit son maistre infiniment, apres l’avoir asseuré de le faire, ou d’y perdre la vie, le supplia de ne vouloir donc point se tant attrister, & de se souvenir que sa vertu l’avoit bien fait surmonter de plus grandes infortunes, & qu’il en devoit esperer encores avant, sans se donner entierement à la douleur. Et Arimant le luy ayant promis, il partit incontinent avec le petit livre, dans lequel le Chevalier avoit marqué telles paroles :


LETTRE


D’Arimant à Cryseide.

Ceste infortune aura t’elle plus de pouvoir sur vous que toutes les autres ? & pour l’ambition d’estre Royne, serez vous infidelle ? & moy, seray-je le plus trahy, & le plus mal-heureux de tous les hommes ? Mandez-le moy, afin que par ma mort, je vous empesche d’estre parjure.


Bellaris ne pouvant trouver autre moyen de donner ce livre à Cryseide, que quand elle alloit au temple, se tint auprés du Vaze de l’eau Lustrale, comme il avoit fait l’autre fois, & en mesme temps qu’elle tendit la main pour en prendre, il fit semblant de luy en vouloir donner, & de l’autre main luy presenta le livre, qu’elle recogneut incontinent, & s’approchant le plus prés de luy qu’elle put, le prit si finement, que personne ne s’en apperceut, & ne luy put dire que ce mot : A demain. Cependant sortant du temple, il s’en alla comme de coustume parmy la ville, où il apprit que veritablement le Roy vouloit espouser Cryseide, qu’elle l’avoit refusé, & ne vouloit point y consentir, que toutefois il ne vouloit laisser de passer outre, s’asseurant, que quand il l’auroit espousée, elle changeroit d’opinion.

Le lendemain, Cryseide ne manqua point de rendre le livre, avec la mesme ruze à Bellaris, & luy dit en passant : Je mourray plustost. Il entendit bien ce qu’elle vouloit dire, & admirant l’amour & la generosité de ceste fille, s’en retourna vers son maistre, auquel il fit entendre ce qu’il avoit appris, & les mesmes paroles qu’elle luy avoit dites, en luy donnant le livre, qui fut une grande consolation pour Arimant, qu’il sembloit estre à moitié soulagé de sa peine : Et puis prenant le livre, il adjousta les lettres qui se trouverent estre telles :


RESPONCE


De Cryseide à Arimant.


 Vous sçaurez plustost ma mort ; que mon changement. A ce coup je feray voir quelle resolution peut avoir une fille, qui vive ou morte ne sera jamais qu’à vous. Faites-en de mesme.


 Et bien, dit alors Arimant, me peus-tu conseiller, Bellaris, d’abandonner une personne, qui prend une telle resolution pour moy ? J’avoüe, respondit-il, que je l’admire, & que sa vertu à surpassé mon opinion : Mais, Seigneur, que pretendez-vous de faire, & quel moyen vous reste-t’il de la pouvoir secourir ? la force de ce Roy est trop grande, & son amour trop violente, pour donner place à quelque espoir, & le danger est si grand pour vous de vous arrester icy, que je vous tiens pour perdu si vous le faictes. Ne te soucie, Bellaris, dit alors Arimant, j’ay pensé un moyen pour la sauver, qui me reüssira sans doute. Et des lors mettant ordre à son depart, il s’en alla le lendemain à Lyon, où il arriva expressement sur le soir, & s’en alla loger en une hostellerie la plus retirée qu’il put choisir. Et là par le moyen de Bellaris, il apprit encores la continuation des mesmes nouvelles : & de plus, que le lendemain le Roy s’en alloit faire un sacrifice au tombeau des deux Amants, en esperance qu’ils luy seroient propices envers le grand Tautates, pour changer le cœur de Cryseide, & la faire consentir à ce qu’il desiroit. Et que pour le rendre plus solemnel, il vouloit qu’elle y assistast, & toutes les autres Dames prisonnieres.

Arimant fut fort aise de cette nouvelle, & luy sembla que c’estoit un bon augure pour luy, qu’il se fust rencontré à ceste occasion : Il ne manqua donc point de se tenir prest le lendemain. Et cependant le Roy ne cessoit de rechercher cette belle fille, luy representant tout ce qui pouvoit la persuader de luy complaire. Mais elle plus ferme en sa resolution, qu’un rocher contre les flots de la mer, ne put jamais estre esbranlée. Cela fut cause qu’il pensa avant que de venir à la force, de recourre au secours de Tharamis, & par sacrifices obtenir de lui cette grace, de changer le cœur de cette genereuse fille. Et parce qu’il la pria d’y vouloir assister, elle y consentit librement, M’asseurant, dit-elle, que si ce Dieu Tharamis est juste, il vous ostera la volonté de faire une si grande injustice.

Le lendemain le sacrifice estant prest à se faire, il la fit monter dans un somptueux chariot, la contraignit de porter la couronne Royale, & la fit suivre pompeusement par toutes les autres ses compagnes, comme si desja elle eust esté Royne des Bourguignons, pensant avec telles grandeurs esbranler sa constance, elle estoit veritablement tres-belle, mais ceste parure ne donnoit pas un petit esclat à sa beauté, encores que le desplaisir qu’elle avoit en son ame, parust & en son visage & en toutes ses actions. Le Roy estoit auprés d’elle si content de la voir avec ceste couronne, qu’il luy sembloit qu’elle fut desja sa femme : Ils passerent tous le long de la ville, & vindrent jusques à Pierre Cyse, où estoit la sepulture des deux Amants, & où le sacrifice se devoit faire.

Lors qu’il arriva, les Gardes firent faire place au Roy, & Cryseide & toutes les autres Dames mirent pied à terre, pour monter dans l’échaffaut qui leur estoit preparé, pour mieux voir les ceremonies. Soudain les Sacrificateurs arrivent, les victimaires [cliché difficile à lire : VER autre éd.] conduisent les Taureaux blancs, & les Vacies s’approchant le plus prés qu’ils purent du Tombeau, font signe de donner le coup aux victimes, elles tombent du premier coup en *** [cliché illisible : voir autre éd.] u costé droit, & soudain leur mettant le couteau dans le gosier, en tirent le sang duquel ils arrousent le feu, qui estoit allumé prés du tombeau des deux Amants, puis le tombeau mesme, & en fin le Roy, les Dames, & le reste du peuple. Apres les victimes sont ouvertes, les entrailles recherchées, & trouvées bien entieres, & telles que tous les presages en estoient tres-heureux, dequoy le Roy tres-aise, & le disant à Cryseide, pour tesmoignage que les Dieux avoient agreable leur alliance. Elle qui jusqu’alors avoit esperé en la justice de ce Dieu incogneu, & qu’il donneroit cognoissance en quelque sorte du contraire, se voyant frustrée de son attente, ne sçavoit plus à quoy recourre sinon au desespoir. Et en ceste resolution, elle feignit de vouloir elle-mesme recognoistre les entrailles des Victimes, & demanda qu’on luy permit de s’en approcher. Le Roy qui estoit tres-asseuré du rapport des Vacies, en fut tres-aise, pensant que ceste veuë ne pouvoit que luy persuader ce qu’il desiroit, par la cognoissance qu’elle auroit de la volonté des Dieux : Et ainsi luy faisant aider à descendre, elle vint sur le lieu du sacrifice, se fit monstrer curieusement le foye, le cœur & le reste des parties nobles. Et cependant que les Sacrificateurs s’amusoient à les luy faire bien voir elle se saisit du couteau encores sanglant, duquel on avoit égorgé les Victimes, & puis s’en courant vers le tombeau des deux Amants, se prit à l’un des coings, & lors haussant le couteau avec un visage tres-asseuré, elle dit fort haut, Voy-tu, Magnanime Prince, ce couteau que je tiens en ma main ? C’est pour me le mettre dans le cœur, quelqu’un se hazarde de me vouloir user de force : Et lors tournant la poincte contre son estomac, elle continua de ceste sorte :

Dieu me soit tesmoing, Grand & invincible Roy, si je n’estime & n’admire tout ce qui est en ta personne, & tout ce qui procede de toy, je te voy chery & favorisé des Dieux, aimé de tes sujets, honoré de tes voisins, & redouté de tes ennemis : je recognois en toy une prudence en toutes tes actions, une generosité en toutes tes entreprises, une justice envers chacun, & une amour particuliere envers chacun, & une amour particuliere envers moy, qui m’oblige non seulement à t’admirer & à te servir comme le reste de l’Univers, mais à t’aimer & estimer autant qu’il m’est possible, si donc ayant la cognoissance de toutes ces choses, & celle aussi de l’honneur qu’il te plaist de me faire, de m’unir à ta Majesté par les liens d’un desirable mariage, ne faut-il pas confesser que ce qui m’en oste la volonté doit avoir une grande puissance & sur mon affection & sur mon devoir ? S’il te plaist donc, Seigneur, avoir cette consideration devant les yeux, je veux esperer que non seulement tu me pardonneras si je fais quelque chose qui te desplaise, avec ceste asseurance, que si je pouvois autrement disposer de moy, je le ferois à ton contentement encore plus promptement que tu ne le sçaurois commander.

Mais sçache, ô Grand Roy, qu’estant à peine sortie de l’enfance, les Dieux voulurent que j’aymasse un Chevalier, je dis que les Dieux le voulurent, car si ce n’eust esté par le vouloir des Dieux, & escrit dans l’ordre infaillible du destin, c’est sans doute qu’il y auroit long-temps que cette affection seroit perie, pour les grandes & incroyables traverses que la fortune nous a données : Au commencement les parens qui avoient puissance sur nous : Depuis Rithimer que tu sçais estre si puissant, & en fin tes armes, qui non seulement m’osterent la liberté, mais m’arracherent je puis dire d’entre les bras de mon mari, tel puis-je nommer celuy auquel j’ay promis mariage, prenant la Nopciere Iuno, & Hymen pour tesmoings de nos promesses reciproques, & pour justes punisseurs de celuy qui manqueroit à ces serments. Que si je ments en ce que je dis, je prie ces deux fideles Amants qui reposent en ce tombeau, & desquels les ames jouyssent avec les Dieux du loyer de leur fidele amitié, qu’ils me punissent plus rigoureusement qu’autre que la Justice divine ait jamais chastiée : mais aussi si je dis vray, je les conjure par cette inviolable amour qu’ils se sont portée, de vouloir monstrer en toy leur puissance, en obtenant des Dieux, qu’ils te changent le courage, & te divertissent ailleurs la pensée : Et toy, ô grand & genereux Prince, sois certain qu’il ne te reste plus sur moy que la force, à laquelle si tu en veux user, ce que je ne croy point de ta magnanimité, je m’y opposeray avec ce couteau duquel je chasseray cette ame de mon corps, & ne laisseray en ta puissance que ce cadavere froid & sans vie. Mais s’il est vray que tu me fasses l’honneur de m’aymer, & que tu sois encores ce grand Roy, qui as faict trembler l’Italie au bruit de tes armes, je dis cette Italie, qui autrefois a sousmis tout l’Univers sous les siennes : fay-le voir aujourd’huy en me rendant non seulement la liberté, mais me redonnant à celuy à qui je suis, & duquel je ne puis estre separée que par la mort, tu acquerras ainsi le nom de Juste, en rendant possesseur de son bien, celuy qui en esté despoüillé injustement, & le tiltre de Magnanime, en te surmontant toy-mesme, toy dis-je, qui jusques icy as esté invincible : Si tu ne le fais, attends, ô Roy, la vengeance asseurée des Dieux, qui te regardent à cette heure du Ciel, pour voir comme tu te comporteras en ceste action, pour luy donner ou chastiment ou loyer. Et vous, continua-t’elle, se tournant contre le tombeau : ô parfaictes ames, qui avez ressenty cependant que vous viviez peut-estre les mesmes infortunes qui me travaillent, compatissez à mon mal, & ne permettez point aujourd’huy devant une si solemnelle assemblée, que j’embrasse en vain vostre tombeau, & que je vous reclame sans secours.

Ainsi acheva Cryseide, & embrassant de nouveau le coin de la sepulture, elle tenoit de l’autre main le couteau contre son estomach, prest à s’en donner dans le cœur, si elle voyoit que quelqu’un la voulust arracher de là. Toute l’assemblée demeura infiniment estonnée, oyant & voyant la resolution de cette fille : mais sur tous le Roy se trouva confus de cét accident, parce qu’il estoit vray que ce sepulchre des deux Amants estoit un Asyle pour tous ceux qui s’y retiroient, & qui recevoient outrage en ce qui estoit de l’Amour, & si religieusement observé, que le pere ny la mere mesme, n’en pouvoient retirer leurs enfans, quand ils en tenoient un des coins. Le Roy qui n’eust jamais imaginé que Cryseide s’en fut voulu servir, ny seulement pour estre estrangere, qu’elle le sçeust, n’y avoit point pensé : mais la voyant eu cét estat, il ne sçavoit à quoy se resoudre, de laisser cette fille en liberté, il ne le vouloit point, de rompre les privileges de cét Asyle, il ne l’osoit, fust qu’il craignit le chastiment des Dieux, ou redoutast le tumulte du peuple : enfin ayant quelque temps consideré & debattu en soy-mesme, il se resolut de la ravir de là, sans avoir esgard ny au lieu ny à l’assemblée, s’asseurant sur les forces qui estoient autour de luy, qu’il contiendroit le peuple en son devoir, & que pour ce qui estoit des Dieux, il les adouciroit par des sacrifices, & par toute sorte de bien-faits.

En cette deliberation, il s’avança pour l’aller prendre luy mesme, & elle le voyant venir, se fust donné à l’heure mesme du couteau dans le sein, si tous les Vacies en s’eslevant ne se fussent opposez au Roy, luy remonstrant ce qui estoit de leurs franchises, lesquelles ne pouvoient estre violées par un Prince si juste & craignant les Dieux : Mais son amour qui estoit encores plus forte que toutes ces considerations, l’eust sans doute porté outre son devoir, si Arimant qui s’estoit trouvé à ce spectacle, & qui ne pouvoit presque contenir les larmes de compassion, de voir Cryseide en cette extremité fendant la presse eu despit des gardes se jetta entre Cryseide & le Roy, & lors mettant un genoüil à terre ; Seigneur, dit-il, je me viens presenter à ta Majesté, asseuré sur la promesse que tu as faite, & de laquelle je te fais voir l’escriture, dit-il luy monstrant sa declaration qu’il avoit en la main, pour recevoir la grace que tu as promise à celuy qui te dira qui fut cause que cette genereuse fille, dit-il en monstrant Cryseide, s’eschappa de tes gardes. Estranger, dit le Roy, je n’ay jamais rien promis, que je ne tienne, declare le coulpable, afin que je le fasse punir, & demande la grace, afin que tu l’obtiennes. Seigneur, dit alors Arimant en se relevant, le coulpable est icy en ta presence, & tu pourras aisément le chastier, car c’est moy. C’est trop, reprit incontinent le Roy, & comment as-tu la hardiesse de te presenter devant moy ? Pour la seule esperance, dit-il, de la grace que je te veux demander, & ne croy point, Seigneur, que ce soit ny ma vie, ny l’amoindrissement de quelque peine, que je te vueille requerir, mais seulement qu’en observant ta parole à laquelle tu és obligé par le Grand que tu adores, par l’ame de ton pere de glorieuse memoire, & par la Majesté de ta Couronne, tu m’octroyes une autre grace que je te demanderay. Le Roy demeura estonné de la resolution de cét homme, & s’estant reculé un pas ou deux : Estranger, luy dit-il, n’es-tu point hors du sens de parler de cette sorte ? ou comment peux-tu avoir esté la cause que Cryseide se soit sauvée ? Seigneur, repliqua-t’il, je m’appelle Arimant, & suis cét heureux Chevalier, que cette belle fille a dict avoir tant aimé, & aimer encores : je fus pris quand elle fut faicte prisonniere : & ma fortune fut en cela telle, que je fus conduit prisonnier auprés de la ville de Gergovie, où je trouvay le moyen de luy faire sçavoir de mes nouvelles : Elle qui pensoit que je fusse mort, soudain qu’elle sçeut que j’estois en vie, delibera de sa sauver, & de me venir ayder à sortir du lieu où j’estois detenu, elle executa sa deliberation, & fut depuis cause de me mettre en liberté : Tu vois donc, Seigneur, que veritablement je suis cause qu’elle s’est sauvée, & que me declarant à toy, tu és obligé pour n’estre parjure, de m’accorder la grace que tu m’as promise : Le Roy d’un costé estonné de cette resolution, de l’autre offencé, en ce qu’il lui sembloit d’estre mesprisé par cét estranger : Ouy, dit-il, il est vray, je te dois faire la grace, demande-là & te prepare au supplice de ma juste indignation. Seigneur, reprit alors Arimant, je n’ay jamais moins esperé d’un si grand Roy que tu és, c’est pourquoy librement je me remets entre tes mains, sans craindre ny tes supplices, ny tes tourmens pourveu qu’auparavant je voye effectuer la grace que je te demande. Or sus, dit le Roy, demande hardiment, je te promets de te l’accorder, par les mesmes sermens ausquels je suis desja obligé, Seigneur, repliqua alors Arimant d’une voix plus haute, je te demande en grace, que Cryseide que je vois là embrasser le tombeau des deux Amants, & qui maintenant est ta prisonniere, soit remise en liberté, & renvoyée par toy en toute asseurance à ses parens, sans que ny toy, ny autre quelconque lui puisse faire force, ny la retenir contre sa volonté. O Dieux ! s’escria le Roy, quelle malheureuse journée est celle-cy pour moy ! Faut il donc que moy-mesme je sois cause de mon mal, & que pour l’avoir imprudemment promis je doive estre parjure, ou vivre le plus miserable Prince de l’Univers ? Et là demeurant quelque temps sans parler, enfin enflamé d’extreme colere, & ayant honte qu’en la presence de tout le peuple, on le pust accuser d’avoir rompu sa foy : Il resolut de la maintenir, mais de saouler son courroux sur Arimant. Et pource les yeux enflamez de furie, Je declare, dit-il, que Cryseide est libre, & deffends sur peine de ma disgrace, qu’il y ait personne si hardie de lui faire desplaisir : Jurant sur l’ame de mon pere, que le premier qui y contreviendra, n’aura jamais ny grace, ny pardon de moy. Et lors se tournant vers Arimant : Et bien estranger, es-tu content de moy ? Ouy, Seigneur, plus qu’homme du monde, Alors se tournant vers ses Solduriers, Prenez-le, dit-il, ce hardy mespriseur de mon courroux, & qu’on le mette au supplice, jusques à ce qu’il meure, afin que les autres temeraires comme lui, apprennent à son exemple, à redouter les traicts de monire. Arimant alors d’un visage joyeux tendit les bras aux liens, & seulement se tounant vers Cryseide qu’il vit pleurer : Ne troublez point, Madame, je vous supplie, luy dit-il, le repos de mon ame par vos pleurs, & croyez que mes jours ne sçauroient jamais estre mieux employez, qu’en donnant à vous la liberté, & vous aux vostres. Cryseide alors se jettant en terre, O liberté ! s’escria-t’elle, trop cherement vendue, pourquoy ne puis-je avec une eternelle prison te conserver la vie, que ton affection te faict perdre au plus beau de ton aage ? mais va seulement, Arimant, je te suivray bien tost, & puis que je suis en liberté, je feray cognoistre que je sçay aussi bien mourir pour te suivre, que toy pour me sauver l’honneur. Cependant qu’elle parloit ainsi, & qu’Arimant la conjuroit par leur amour, de vivre autant qu’il plairoit aux Dieux de prolonger ses jours, on achevoit de lui lier les bras avec de cruelles chaisnes. Et le peuple esmeu de la constance du Chevalier, & de la compassion de Cryseide, souspiroit & pleuroit la separation d’une si belle amitié. Lors que Bellimart se trouvant avec le Roy, en ce sacrifice, & oyant parler Arimant, le recognut pour son prisonnier, & de mesme aussi le Capitaine qui l’estoit venu advertir qu’il s’estoit eschapé : Et voyant que si Gondebaut le faisoit mourir, il perdroit toute esperance de rançon, il s’avança, & dit au Roy, Que ce n’estoit pas pour contrevenir à sa volonté, parce que tout ce qu’il avoit, estoit en la disposition de sa Majesté, mais seulement pour ne laisser perdre son droict sans le luy représenter : qu’il le supplioit de surseoir l’execution de mort contre cét estranger, jusques à ce qu’il luy pust faire entendre la raison qu’il avoit de s’en plaindre. Et le Roy luy ayant permis, il luy representa la peine qu’il avoit euë, & les hazards qu’il avoit encourus en ses perilleux voyages aupres de sa personne, le faict souvenir des lieux où il a esté employé, & des services plus signalez qu’il luy a rendus, raconte les blessures honorables qu’il en a rapportées, & enfin de toutes ces choses, luy dit-il, Seigneur, je n’en ay eu autre advantage que ce seul estranger, lequel estant mon prisonnier, & s’estant sauvé je retrouve icy, mais si l’arrest de sa mort s’en ensuit, je perds tout ce que la fortune m’avoit donné, & ne pense pas, Seigneur, que ce soit peu de chose : car il est le premier de la Province des Libicins, & son pere qui n’a que ce seul enfant, tellement eslevé en credit, qu’il n’y a que luy seul en toute la Gaule Cisalpine, de qui ce grand soldat Rithimer ait quelque aprehension. A peine eut-il achevé ces paroles, que Bellaris le fidele serviteur, ne sçachant quel estoit le dessein de son maistre, & accourant en ce lieu comme presque tout le reste du peuple de la ville, & ayant esté informé de ce qu’il avoit faict pour sauver Cryseide, esmeu d’une affection extreme de sauver son maistre, par la perte de sa propre vie, se vint jetter aux pieds de Gondebaut, si inopinément, qu’il l’empescha de respondre à Bellimart, pour ouyr ce que ce jeune homme luy vouloit representer, & lors qu’il vit que le Roy l’escoutoit, il commença de cette sorte :

Seigneur, qui t’es aujourd’huy acquis le tiltre du Prince de la foy, par l’acte que toute cette grande assemblée t’a veu faire en cette occasion : Je me jette à tes genoux, pour te supplier de n’estre moins observateur de ta parole envers moy, que tu l’as esté envers ce Chevalier, dit-il monstrant Arimant. Estranger, dit Gondebaut, ny toy, ny personne vivante, ne me reprochera jamais, que je contrevienne à ce que je promets. Seigneur, reprit Bellaris, ainsi puissent les Dieux augmenter ta Couronne, comme cette action te rend digne d’estre Monarque de toute la terre. Et lors se relevant, il continua ainsi : Tu as promis, ô grand Roy ! de donner une grace à celuy qui te diroit qui a aidé, ou qui a tenu la main à faire sauver ceste estrangere ? Il est vray, respondit le Roy Or, Seigneur, je te viens declarer celuy contre qui justement tu as occasion d’aigrir & ta colere, & ta severe justice ; & veritablement, c’est celuy qui est le plus coulpable, parce que malaisément pourroit-on avec raison accuser d’avoir failly ce pauvre Chevalier, encor qu’il soit vrayment cause que Cryseide se soit sauvée, d’autant qu’il n’y a rien contribué du sien, sinon que d’estre en vie & trop aymable, estant tres-certain que s’il n’eust pas esté parmi les vivans, elle n’eut jamais pris volonté de s’eschapper : mais en cela en peut-il mais ? y a-t’il contribué quelque chose de son conseil, de sa peine, ou de son industrie ? Nullement, Seigneur, rien du tout, sinon qu’il luy a faict sçavoir qu’il vivoit encores. Au contraire, celuy que je te viens descouvrir, c’est le seul coulpable de tout le forfait : Il a donné le conseil, il a trouvé l’invention, c’est luy qui a destaché le bateau qui soustenoit la chaisne qui traverse l’Arar, afin de donner commodité à celuy de Cryseide de pouvoir passer dessus ; c’est luy qui a trouvé les chevaux pour fuir, c’est luy qui l’est allé prendre par la main à sa fenestre, pour entrer dans le batteau qui estoit au dessous: bref, c’est luy qui a tout fait, & qui par consequent merite tout le chastiment.

Le Roy oyant parler de cette sorte cét estranger : Qu’est-ce que tu tardes tant, dit-il à me le nommer promptement, afin que pour le moins je passe mon desplaisir à faire chastier celuy qui veritablement en est la cause ? Alors le fidele serviteur, C’est donc, dit il, en parole de Roy, que tu me promets, Seigneur, que quand je t’auray nommé ce coulpable, & de plus, que je te l’auray remis entre les mains, tu m’accorderas la grace que je te demanderay ; Je te le promets, dit le Roy, sur toutes les choses qui me sont les plus sacrées. Bellaris haussant alors les mains & les yeux au Ciel, Je vous remercie, dit-il, ô Dieux! qui habitez là haut, de la grace que vous me faictes, de pouvoir finir mes jours apres avoir fait ce que je desirois le plus; & se tournant vers Gondebaut, Commdande, continua-t’il, Seigneur, que l’on détache ce Chevalier, qu’indignement l’on traitte comme tu vois, & que l’on employe toutes les chaisnes & les liens dont il est lié, sur moy, car c’est moy qui ay sauvé Cryseide, c’est moy qui luy donnay la nouvelle qu’il vivoit, c’est moy qui l’ay conduite tousjours depuis : bref, qu’en moy seul tous les supplices soient employez, puis que c’est moy seul qui suis cause de tout le desplaisir que tu as receu. Mais maintenant que j’ay satisfait à ce que je t’ay promis, c’est à toy, ô Grand Roy, de m’observer ta parole, & me donner la grace que je veux demander, qui est telle : Dés mon enfance, j’ay, esté nourri & eslevé en la maison de ce noble Chevalier, je lui dois tout ce que je puis valoir, j’ay esté tesmoin de la naissance de son affection envers Cryseide, j’y ay contribué & peine & industrie, j’y ay recogneu tant d’honnesteté & tant de vertu, que je croiray de clorre mes jours fort heureusement, si par la grace que je te demande, je suis cause qu’ils vivent longuement ensemble : Je penserois estre coupable d’ingratitude, si pouvant sauver la vie & l’honneur à celuy qui m’a donné à vivre si longuement, & qui m’a par son exemple enseigné toute chose vertueuse & honorable, je ne le faisois librement : c’est pour quoy je te demande, Seigneur, en grace, que tu absolues de toutes sortes de peines & de supplice Arimant, & que non seulement tu le mettes en sa pleine liberté, comme il t’a desja pleu de faire Cryseide : mais de plus, par une incomparable magnanimité, tu les fasses marier ensemble, comme desja ils sont espousez par consentement de leurs parents. Et si tu ne veux point que les traits de courroux que tu avois contre luy, tombent en vain, qu’ils soient, Seigneur, employez tous sur moy, & adjoustez aux supplices qu’il te plaira de m’ordonner, protestant que la gloire d’avoir faict ce que je dois, me sera si douce, que je ne sçaurois ressentir les amertumes des peines, & des travaux qui me seront donnez.

Et parce, Seigneur, que j’ay ouy que le vaillant Bellimart pretendoit avoir quelque droict sur mon maistre, parce qu’il a esté autrefois son prisonnier, permets moy que je luy monstre le contraire, en la presence de ta Majetsté. Premierement, que pretend-il en mon Seigneur, que ce-la seul que lui-mesme luy a donné ? Quand tu pris la ville des Caturges, ô grand Roy ! Bellimart sçait bien en quelle obligation de la vie ce valeureux Chevalier le mit. Je ne la veux pas redire, pour n’user de reproche envers un si genereux courage que celuy de Bellimart. Bien diray-je, il sçait bien que je ne ments pas, que ce ne fut pas luy qui prit mon Seigneur : mais mon Seigneur, qui apres luy avoir faict un signalé service le pria de le recevoir pour son prisonnier, à condition de le traitter en Chevalier, & en homme de sa condition. Si cela se peut dire prisonnier de guerre, ou plustost de courtoisie, je m’en remets au jugement que ta Majesté en voudra faire. Mais quand cela ne seroit pas, qu’est-ce que maintenant il vient demander à mon maistre ? S’il a esté son prisonnier, il le devoit bien garder : L’a-t’il laissé aller sur sa parole ? nullement, Seigneur, garde sur garde, avec tous les soings que l’on peut avoir d’une personne, il ne l’a pas pu retenir. Et quoy ? Quand on a esté prisonnier, si l’on se sauve, & que celuy qui l’a perdu le rencontre en une autre province, il luy est permis de le prendre ? Nullement, Seigneur, cela importe à la grandeur de ta Majesté. Je ne dis pas, que si Bellimart eut tousjours tenu son prisonnier dans tes Estats, qu’il n’eust à cette heure quelque loy de le demander : Mais s’il ne la pas tenu assez asseuré en ton Royaume, & qu’il l’ait mené dans celuy des Vissigots, quelle raison a-t’il de le vouloir reprendre maintenant qu’il s’est sauvé comme à garant dans tes Estats ? Et d’autant plus que ta Majesté ayant faict la paix avec tous ces pauvres peuples de la Gaule Cisalpine, il n’y a pas apparence que ceux qui se refugient icy, soient pris entre tes mains comme ennemis. Voila, Seigneur, le dernier service que je pense faire à ce genereux Chevalier, au quel je dois encores beaucoup plus que je ne sçaurois luy payer.

Ainsi parla le fidele Bellaris, & avec tant d’affection & de raison, que le Roy au commencement confus, puis estonné, & enfin admirant l’amour de Cryseide, la generosité d’Arimant, & la fidelité de Bellaris, il se trouva de sorte changé, qu’il dict apres y avoir quelque temps pense. Grands sont les jugements de Tautates, & ses pensées si profondes, que personne mortelle ne les sçauroit sonder. J’avois esleu cette journée pour celle où je pensois devoir persuader à Cryseide de m’aymer, & voyla contraire je l’ay conduitte à l’Asyle & à la franchise du sepulchre des deux Amants : J'avois publié une declaration, pensant par mes promesses j’avoir Cryseide perduë, & cette declaration est celle qui me la ravit, & faict perdre entierement, lors qu’elle est entre mes mains, & cela pour monstrer que toute la sagesse humaine est folie au prix de celle du Grand que nous adorons. Et toutesfois, encore que toutes ces choses soient à la confusion de mes desseins, & que je prevoye bien qu’il n’y a plus d’esperance pour moy en cette belle Cryseide, si suis-je contraint d’avoüer, que c’est avec une tres-grande raison que toutes ces choses ont esté si sagement conduites : & je proteste, que si j’eusse sçeu le commencement & le progrez de cette si grande & si vertueuse affection, j’eusse plustost consenty à ma mort, que de permettre qu’elle pust estre separée à mon occasion. C’est pourquoy, ô bien-heureux couple d’Amants, je vous declare libres & exempts de toute servitude, soit pour ce qui me concerne, soit pour ce qui touche à Bellimart, pour les raisons qu’a tres bien desduites ce fidele serviteur, auquel de libre volonté & sans obligation, je remets aussi l’offense qu’il m’a faite, plus desireux de rencontrer un semblable amy & serviteur pour moy, qu’un autre Royaume égal à celuy que je possede, vous donnant à tous plein pouvoir de demeurer en mes Estats, ou de vous en-aller ainsi que bon vous semblera : que si toutesfois vous me vouliez donner le contentement de vous voir mariez avant que de partir, j’estimeray & mon Royaume & mes jours tres-honorez & tres-heureux.

A ce mot, il commanda qu’Arimant fust destaché, qui à mesme temps se vint jetter à ses genoux, comme aussi la genereuse fille, & le fidele serviteur, ne se pouvans lasser les uns de luy baiser les mains, les autres de luy embrasser les genoux, & toute l’assemblée avec des cris de joye, & des aplaudissemens, loüer Dieu d’un si heureux succez, & la magnanimité & justice du Roy de s’estre sçeu vaincre par la grandeur de son courage.

Fin du huictiesme livre.


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LE NEUFIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Florice finit de cette sorte les fortunes de la genereuse Cryseide, & du gentil Arimant, laissant tous ceux qui l’avoient ouye pleins d’admiration de leur vertu. L’un estimoit Cryseide d’avoir mesprisé le sceptre & la Couronne de Rithimer, & de Gondebaut, pour se conserver à son fidele Arimant : L’autre admiroit les resolutions d’Arimant à s’offrir à une volontaire mort : mais tous d’un commun consentement loüoient la fidelité & l’affection de Bellaris. Un seul Hylas se moquoit de tous trois, & de tous ceux qui ayans ouy le discours de Florice apreuvoient toutes ces choses, N’est-ce pas, disoit-il en branlant la teste, la plus entiere folie qui fut jamais, que celle de tous trois ? Cryseide par sa sottise au lieu de Royne, demeure simple fille dans son pays. Arimant par sa folie s’opiniastre à la recherche de cette Cryseide, perd son temps, est blessé, est conduit prisonnier, & enfin apres tant de peines & d’extremes perils, le voila prest à finir honteusement ses jours, si la Fortune ne se fust lassée de le tourmenter, & si le Roy Gondebaut ne se fust monstré plus courtois & religieux de sa parole, que l’un & l’autre n’estoit fol. Et ne valoit-il pas mieux, que sans se donner tant de peine les uns aux autres, Cryseide fust Royne des Bourguignons, puis que possedant le cœur de Goudebaut, elle eust pu avec le temps, & avec la prudence donner à son Arimant toute la satisfaction qu’il eust sceu desirer ? Mais, Silvandre, sçais-tu bien d’où tout leur malheur, & toutes leurs peines procedent ? De cette seule sottise que tu nommes Constance ; elle seule les a tourmentez tant d’années, elle seule a failli de les conduire si honteusement au supplice, & enfin elle seule les a faict estre le joüet de la fortune & du hazard. Silvandre s’oyant nommer s’approcha d’Hylas, & apres luy respondit froidement : Toutes ces choses que tu racontes, Hylas, sont veritablement des effects de cette constance que tu blasmes, & d’autant plus estimables, qu’ils sont accompagnez de peines & de dangers. Ce ne sont que les courages genereux qui mesprisent les commoditez & les incommoditez pour parvenir à l’accomplissement de leurs desseins. Ce ne sont, dict Hylas, que les esprits peu sages qui courent apres l’ombre du bien, & laissent le bien mesme. Arimant n’est-il pas bien obligé à cette constance, qui jeune l’a engagé au service de Cryseide, & vieux par apres la luy a donnée ? c’est donner à un chien qui n’a point de dents un os qui est bien dur à ronger. N’eust-il pas mieux valu pour ce gentil Chevalier, qu’il fust demeuré dans Eporede, pour la consolation de ce pauvre pere qui l’aimoit, que non pas le faire mourir de douleur, ou pour le moins rendre ses vieux jours si pleins de tristesse, & d’infortunes, que la mort luy devoit estre plus agreable ? & pour le propre contentement qu’Arimant eust pu avoir, penses-tu que dans toute la ville il n’y eust point de fille que Cryseide ? Hé, Silvandre mon ami, quelle folie est celle-là de vouloir perdre son temps, & son repos pour une marchandise si peu rare qu’une fille ? S’il eust suivy mes loix deslors que tant de difficultez s’opposerent à ses desirs, il les eust sagement tournez ailleurs, & se fust adressé à quelqu’autre, de laquelle la conqueste n’eust pas esté si penible, & si peu utile. Chacun se mit à rire des propos d’Hylas. Et Tircis prenant la parole, Je voy bien, luy dit-il, Hylas, que tu ne seras jamais celuy qui feras bastir un Temple à la Fortune, parce que malaisément en auras-tu jamais affaire. Et moy, dict Hylas, je voy bien que tu seras celuy que les vieilles & mal-faictes adoreront. Et pourquoy ? demanda Tyrcir. Parce, respondit Hylas, que pour convier leurs Amants à les servir laides & ridées, elles te proposeront comme un Dieu, toy dis-je, qui és si hors du sens, que de t’opiniatrer à aimer ce qui n’est plus. Tu és inhumain, Hylas, de representer à l’affligé avec des reproches, le sujet qu’il a de tristesse. Mais soit ainsi que je sois estimé de ces vieilles desquelles tu parles, & proposé comme un Dieu : hé, mon amy, quel mal y a-t’il en cela pour moy ? ne vaut-il pas mieux estre creu un Dieu, que d’estre tenu pour inconstant ? Et quoy, Hylas, les autels & les sacrifices ne sont-ils pas agreables aux Dieux mesmes que nous adorons ? & pourquoy les hommes les refuseroient-ils ? Et penses-tu, Tyrcis, respondit Hylas, que je n’aye pas à l’avenir aussi bien des autels & des sacrifices que toy ? si auray pour certain, car je me veux rendre plus adorable que toy : Mais il n’y aura que cette difference que tu seras le Dieu des vieilles & des laides, & moy celuy des jeunes & des belles : & par ainsi les sacrifices qui te seront faicts, seront rances & chassieux, & les miens jeunes & beaux : Aux tiens l’on ne verra que des anciennes matrones, qui yront toutes acroupies, apuyées sur leurs petits bastons, avec la teste & les mains tremblantes : mais aux miens l’on n’y trouvera que des plus jeunes & plus jolies pucelles de toute la contrée : de sorte que je cours fortune d’estre estimé avec le temps, le Dieu du plaisir, de la joye, & de la vie : & toy, celuy de l’ennuy, de la tristesse, & de la mort. Or dy moy à cette heure, sans passion, lequel de ces deux sacrifices te semble le plus agreable, ou le plus estimable ?

Tircis vouloit respondre, lors que la venerable Chrisante ayant esté advertie, qu’Adamas passoit avec toute ceste troupe si prez d’elle, les vint rencontrer aupres du bois, qui touchoit le pré du temple d’Astrée, & par sa venuë interrompit leurs discours, parce que le Druyde s’avança pour la saluër, & appellant Alexis la luy presenta comme sa fille. La venerable Chrisante la baisa en la jouë, & l’embrassa avec un extreme contentement, & les vierges Druydes en firent de mesme, non point sans admirer sa beauté & sa bonne grace. Cependant la venerable Druyde s’adressant à Adamas & à Galathée, les supplia de ne la croire point avec si peu de civilité, ny de cognoissance de son devoir, que si elle eust pu elle ne fust allée avec toutes ces bergeres, lui offrir toute sorte de service, & se resjouïr du retour de sa chere fille, mais que le commandement qu’Amasis lui avoit fait de l’attendre, luy avoit faict perdre ce contentement : ce que je regrette grandement, continua-t’elle, car elle n’est point venuë, & à ce que je vois j’eusse bien eu le loisir de retourner, puis qu’elle ne sera pas icy si tost qu’elle pensoit, pour l’accident qui est arrivé depuis : Et qu’est-ce, dit Adamas, qu’il y a de nouveau ? Je pensois, reprit la venerable Chrisante, que vous en fussiez adverty : Il faut que vous sçachiez qu’Argantée a esté tué en la presence de Galathée & de Polemas, par un Chevalier estranger, & qui sur la fin du combat, l’un des Lyons qui gardent la fontaine enchantée, cherchant à manger, est venu sur le mesme lieu, & a donné tant de frayeur aux chevaux qui estoient attelez aux chariots de Galathée, & de ses Nimphes, que les emportant à travers les champs, les uns se sont rompus & les autres gastez, de sorte qu’elle, qui de fortune avoit mis pied à terre, pour voir mieux ou pour separer ce combat, fut contrainte de s’en aller à pied jusques à Mont-verdun, où elle a sejourné, tant pour attendre ses chariots, que la guerison du Chevalier qui a tué Argantée, & y est encores comme je croy.

Cependant qu’ils parloient ainsi, ils furent interrompus par la venuë du jeune Lerindas, messager de Galathée, qui s’adressant au sage Druyde, Mon pere, luy dit-il, la Nymphe vous mande qu’elle desire d’assister au sacrifice, que vous devez faire pour le remerciement du Guy, & craignant y arriver trop tard, elle vous prie de l’attendre, & luy mander en quel lieu vous le ferez. Adamas oyant ce message demeura un peu surpris, parce que se souvenant que Galathée avoit desja veu Celadon vestu en fille, ce n’estoit pas sans raison, s’il craignoit qu’elle le recogneust revestu en fille Druyde : Toutesfois ne voulant donner cognoissance de la doute où il en estoit, il respondit froidement : Amy, tu diras à la Nymphe, que je serois extremement aise d’obeïr à ce qu’elle me commande, mais que le temps est si court, qu’il m’est impossible de luy donner le loisir de s’y trouver : Je sçay qu’elle ne voudroit pas que le service de Tautates fut retardé, & que toutes choses estans prestes, & l’assemblée de tant de bergers & bergeres, qui sont desja attendants sur le lieu, il m’est du tout impossible de remettre le sacrifice en un autre temps, sans un grand desordre & un tres-grand scandale : mais que s’il luy plaist de voir ces belles & discrettes bergeres, je promets de les luy mener toutes dans deux ou trois jours à Mont-verdun, ce que je dis pour croire que la volonté qu’elle a d’assister à ce sacrifice, n’est que pour le desir qu’elle a de les voir toutes ensemble. Je vous asseure, mon pere, dit le jeune Lerindas, que je pense que vous avez deviné, car à ce que je luy ay oüy dire, elle avoit envie de prendre ceste occasion, pour voir si ces bergeres de Lignon, sont aussi belles que je luy ay fait entendre : Je l’ay bien jugé ainsi, dit Adamas, parce que le sacrifice que nous allons faire, n’est pas tel qu’il la puisse convier d’y assister, n’estant qu’un petit remerciment que ces bergers font, attendant que le sixiesme de Juillet, ils fassent le sacrifice solemnel en cueillant le Guy, & auquel alors, ils prendront la hardiesse de la supplier de vouloir leur faire l’honneur d’y assister : Tu luy diras donc, Lerindas, que la briefveté du temps & le peu solemnel sacrifice que nous allons faire, luy doit oster la volonté d’y venir, & que toutes ces belles bergeres ne me dédiront pas de ce que je luy ay promis. Astrée alors prenant la parole, Je m’asseure, mon pere, dit-elle, que nulle de nous ne vous dédira jamais, & principalement pour aller rendre un devoir auquel la nature, & nostre naissance nous oblige. Vous avez raison Astrée, reprit le messager, de respondre pour toutes, car je croy que vous & Diane, estes les deux qu’elle desire le plus de voir, mais vous sur toutes : Si nous eussions pensé, adjousta Diane, que nos noms eussent esté si heureux que d’estre cogneus d’une si grande Nymphe, il y a long-temps que nous eussions satisfait à ce devoir : Vos noms, & vos beautez, dit Lerindas, ne se peuvent cacher dans ces bois solitaires, & j’avouë, que je pense avoir esté en partie cause du desir qu’elle a de vous voir, luy ayant dit que j’en ay veu : Elle vous croira pour homme qui se cognoist peu en beauté, dit la bergere, lors qu’elle verra le contraire, de ce que pour nous advantager, vous luy aurez dit de nous : Je crains plustost, repliqua-til, qu’elle ne m’accuse de deffaut que d’excez, en ce que je luy en ay raconté, & parce que je sçay qu’elle m’attend avec impatience, je m’en vay luy dire de vos nouvelles, & luy jurer avec verité, qu’elle peut bien faire cacher toutes ses Nymphes lors que vous arriverez, si elle ne veut qu’elles rougissent de honte, & meurent d’envie. Leonide qui estoit auprés de Daphnide, oyant ces dernieres paroles & feignant d’en estre offencée, Et quoy, Lerindas, est-ce ainsi que vous traittez mes compagnes ? Je vous jure, dit-elle, que je le leur raconteray : Si vous le faites, respondit-il, vous leur ferez double desplaisir : L’un de leur faire paroistre qu’elles ne sont guere belles, & l’autre d’oüyr une reproche qui les offence, & de laquelle avec raison elles ne se peuvent plaindre. Et à ce mot, sans attendre autre responce, il s’en alla courant du costé de Mont-verdun. Et Adamas craignant encores que Galathée vint au sacrifice, afin de le faire plus promptement, se licencia de la venerable Chrisante, qui eust bien voulu y assister, n’eust esté qu’elle craignoit qu’Amasis ou Galathée ne vinssent cependant à Bon-lieu.

Peu apres toute ceste troupe arriva dans le petit pré, qui estoit devant l’entrée du Temple d’Astrée, où se trouva une tres-grande assemblée de pasteurs, de bergers, & de bergeres, avec les Vacies, Eubages, Bardes, Sarrodines, & Druydes des lieux circonvoisins, & desja toutes les choses prestes, qui estoient necessaires au sacrifice. Entre les Pasteurs qui s’y estoient assemblez, le prudent Phocion, & le sage Diamis, estoient recommandables pour leur venerable vieillesse, Amintor aussi neveu de Phillidas, s’y trouva, & de fortune Daphnis, la chere amie de Diane, estant le soir auparavant arrivée avec Callirée ne voulut faillir de s’y trouver, tant pour assister à ce sacrifice, que pour voir tant plustost sa chere compagne, de laquelle elle avoit demeuré fort long-temps absente. D’aussi loing qu’elles se recogneurent, laissant toute la compagnie, elles coururent les bras ouverts, & s’embrasserent avec un si grand contentement, qu’elles firent bien paroistre l’absence n’avoir eu guere de pouvoir sur l’affection qu’elles se portoient, & apres s’estre quelque temps tenuës de ceste sorte, & s’estre reprises par deux ou trois fois, Astrée, & Philis, qui survindrent, les contraignirent de se separer, afin de participer aux caresses qu’elles se faisoient : Voyez, ma compagne, luy dit Diane, ce que j’ay acquis depuis que vous ne m’avez veuë, voicy deux autres, Daphnis, que j’aime comme ma vie, & que je veux que vous aimiez aussi, estant tres-asseurée que pour vos merites, & pour l’amour de moy, elles vous aimeront comme vous m’aimez. Alors Astrée & Diane reconfirmant ceste asseurance, par cens protestations d’amitié, & Daphnis la recevant d’un semblable cœur qu’elle luy estoit offerte, elles contracterent une societé entre-elles qui jamais depuis ne se separa.

Cependant, Adamas curieux de sçavoir, si tout ce qui estoit necessaire pour le sacrifice estoit prest, trouva que les Vacies avoient esté soigneux de preparer tout ce qu’il falloit. De sorte qu’apres s’estre lavé & les mains, & le visage dans la fontaine qui estoit à l’entrée du temple de l’Amitié, & s’estant revestu de blanc, & couronné de verveine, & luy & les Vacies, Eubages, Sarronides, & autres ordonnez pour le sacrifice, ils se chargement tous des choses avec lesquelles on vouloit sacrifier. Le sage Adamas portoit en sa main le rameau du Guy, qui avoit esté cueilly l’année auparavant. L’un des Vacies portoit la serpe d’or, avec laquelle ce Guy avoit esté couppé, un autre le linge blanc, dans lequel il avoit esté recueilly, un autre avoit entre ses bras un faisseau de Sabine, & un autre de Verveine, apres les deux qui portoient le pain & le vin qu’ils devoient sacrifier, & en fin deux Taureaux blancs, couronnez de Sabine, & de Verveine, & couverts de fleurs presque par tout le corps, estoient conduits par huict Victimaires couronnez aussi, & ceinturez de Verveine & de Sabine.

Le sage Adamas, toutes ces choses ainsi preparées, & les faisant toutes passer d’ordre devant luy, venoit avec une gravité digne de celle de grand Druyde comme il estoit, & faisant trois tours, suivy de tout le reste des bergers & des bergeres à l’entour du pré sacré, vint poser avec un grand respect le Guy sur un autel qui estoit dressé au pied du Chesne bien-heureux, sur lequel le nouveau Guy se voyoit, & autant en firent ceux qui estoient chargez des choses que nous avons racontées.

Ce lieu estoit celuy où le temple d’Astrée avoit esté fait de petits arbres pliez les uns sur les autres en façon de tonne, par le Berger de Celadon : Et parce que pour y parvenir il falloit passer par le Temple de l’Amitié, ainsi que nous avons dit, plusieurs de ceux qui suivoient le sacrifice, furent contraints de s’y arrester, pour estre le Temple d’Astrée trop petit pour tenir une si grande troupe : & d’autant plus que les deux Taureaux & les huict Victimaires tenoient une grande place : & toutefois Adamas fut contraint d’y faire le sacrifice, parce que l’arbre où estoit le Guy, portoit presque toute la tonne de ce Temple, & il falloit selon la coustume, que le remerciement se fist au pied de l’arbre ainsi favorisé du Ciel.

Apres que le grand Druyde eust faict ranger tous les sacrificateurs, & qu’il vit tout le peuple en devotion, faisant apporter un grand brazier allumé dans un Vaze d’argent, & le posant sur l’Autel, il prit trois fueilles de Guy, trois petits brins de Verveine, & autant de Sabine, & les jettant dans le feu, il dit en tenant le coin de l’Autel,

C’est à toy, ô grand Hesus, Bellenus, Tharamis, que ce peuple devot rend graces du present que tu luy fais de ton Guy salutaire, & c’est à toy comme à son seul Tautates, que dans ce bois sacré il offre en sacrifice de remerciement le pain & le vin que je te presente, ensemble le sang & la vie de ces Taureaux blancs : L’un, pour tesmoignage que c’est de toy de qui nous recognoissons la conservation de nos vies : Et l’autre, pour monstrer la sincerité avec laquelle nous t’adorons & te consacrons les plus pures & plus entieres victimes que nous ayons. Comme Hesus, rends les courages si hardis, & les bras si forts de nos Chevaliers, & de nos Solduriers, qu’ils puissent non seulement nous defendre de nos ennemis, mais en obtenir tousjours la victoire. Comme Bellenus sois le Dieu des hommes, & les conserve pour en estre servy & adoré : Comme Tharamis nettoye nous, & nous purge de nos fautes : & en fin comme Tautates sois tousjours nostre seul & unique Dieu, en nous renvoyant cette Déesse, par la presence de laquelle nous esperons toute sorte de benedictions.

A ce mot, il jetta dans le feu un peu du pain & du vin, & fit signe aux Victimaires de frapper, lesquels selon la coustume demanderent à haute voix, Ferons-nous ? Et leur ayant respondu, qu’il estoit temps : deux avec les maillets les frapperent sur la teste, & deux en mesme temps les esgorgerent. Deux receurent le sang dans des vases, & deux leur tenoient les jambes, de peur qu’en debattant elles ne blessassent les Victimaires. En fin les Vacies les faisant emporter dans le présacré, les ouvrirent, visiterent les entrailles, & les trouverent entieres, & de bon augure : dequoy tous joyeux & contents, il vindrent faire leur rapport au Grand Druyde devant toute l’assemblée, laquelle apres que l’autel eut esté arrosé du sang, & qu’il en eut esté jetté un peu dans le brazier, remercia le Grand Tautates d’avoir eu agreable ce sacrifice & leur remerciement, le suppliant de ne se vouloir point lasser de leur faire tousjours de nouvelles graces. Et le signe de la fin du sacrifice estant faict, chacun plein de joye & de contentement se retira en son hameau.

Cependant les victimes estans mises en pieces, & le feu en ayant consommé une partie selon la coustume, le reste fut cuit & mangé tant par les Vacies, & autres Sacrificateurs, que par les bergers qui se voulurent mettre en leur trouppe, ne demeurant dans le temple d’Astrée qu’Adamas, avec Daphnide, Alcidon, & les bergers & bergeres qui estoient venus de compagnie. Et parce que Daphnide qui estoit accoustumée de voir faire les sacrifices à la façon des Romains, estoit curieuse de sçavoir pourquoy l’on usoit en cette contrée d’autres ceremonies. Madame, luy dit-il, encore que cette contrée des Segusiens que nous appellons FOREST, soit en son estenduë des plus petites de la Gaule, si est-ce que le Grand Dieu monstre d’en avoir un plus grand soing que des autres : car sans parler des autres, les Galloligures, qui est cette que communément l’on nomme à cette heure la Province des Romains, d’autant qu’elle contrée a eu une si grande afinité avec les Romains, & que ses principales villes sont colonies des Focenses peuples Grecs, & adonnez à la pluralité des Dieux, encores que dés le commencement, comme Gaulois, ils n’eussent que la religion de nos peres, toutefois ainsi que l’abus peu à peu se va coulant en toute chose, de mesme ont-ils laissé glisser parmi leurs ceremonies & leurs sacrifices les fausses & idolatres opinions de ces divers peuples, & ont fait un meslange de la religion des Gaulois, des Romains, & des Grecs, qui les rend non seulement differents de l’ancienne, mais aussi de toutes les autres desquelles elle a esté corrompuë : Au contraire, cette petite contrée de FORESTS n’ayant jamais eu communication avec les peuples estrangers, si non avec quelques Romains, a esté plus soigneuse que je ne vous sçaurois dire, de conserver entiere & pure telle qu’elle a recuë de ces vieux, qui apres avoir longuement flotté sur les eaux, & qui a cette occasion furent nommez Gaulois, vindrent descendre par l’Occean Armorique, & apporterent la vraye & pure religion qu’ils avoient apprise de ce grand amy de Tautares, qui seul avec sa famille fut sauvé de l’innondation universelle. Or celuy-cy leur avoit enseigné qu’il n’y avoit qu’un seul Dieu qu’il nommoit Tautates, & lequel par des surnoms il appelloit quelquefois Hesus, c’est à dire Dieu fort & puissant, parce qu’il n’y a de toutes les creatures mortelles que l’homme seul qui le recognoisse, ou peut-estre pour un mystere caché de la naissance d’un homme-Dieu, Tharamis, c’est à dire, Dieu repurgeant & nettoyant les fautes des vivans, & cette creance a tousjours esté conservée pure entre nous jusques en ce temps, & peut-estre nous pouvons nous vanter d’estre le seul peuple des Gaules qui ait eu ce bon heur : car les uns par force, les autres de bonne volonté, & par la communication qu’ils ont euë des Romains, les autres des Vissigots, les autres des Vandales, Alains, Pictes, & Bourguignons ont perdu cette pureté que nous avons tousjours retenuë & en nostre croyance & en nos sacrifices.

Cependant qu’Adamas parloit de ceste sorte avec Daphnide & Alcidon, leur descouvrant les plus secrets mysteres de sa religion, Astrée tenant sous les bras Alexis, luy alloit monstrant toutes les raretez de ce temple, qu’elle avoit veuës avant que la bergere, & que toutefois elle feignoit d’admirer : & mesme quand Philis luy dit, que ce temple avoit esté fait d’une main incogneuë, & qu’il n’y avoit berger en toute la contrée, qui sçeut celuy qui y avoit travaillé. Si est-ce, respondit Alexis, que cest œuvre n’est pas le travail d’un jour : Et toutefois, respondit Astrée, jamais personne ne s’en est pris garde, qu’il n’ait esté parachevé comme vous le voyez. Mais, Madame, continua-t’elle, dites moy je vous supplie, estes vous de la mesme opinion que nous sommes, considerez un peu la peinture de la Deesse Astrée, à qui diriez vous qu’elle ressemble ? A la plus belle bergere du monde, respondit Alexis : Vous n’estes donc pas, reprit Astrée, de l’opinion de nous toutes, car ces bergeres m’asseurent, & quant à moy il me semble qu’elles ont bien quelque raison, que ce visage a beaucoup du mien : Il est tres-certain, repliqua Alexis, & je le dis bien aussi comme vous, car il est vray que ce portraict semble avoir esté pris sur vostre visage, & que cela ne vous empesche pas d’estre la plus belle bergere du monde : Je reçois ceste loüange de la bouche d’Alexis, dict Astrée, parce que je desire d’estre telle qu’elle me dict, pour luy pouvoir estre agreable, & qu’elle n’estant pas bergere, mais Druyde, je ne pense luy faire point de tort en l’acceptant. Quand je serois bergere, respondit Alexis, vous ne devriez faire difficulté de la recevoir, puis qu’elle vous est si bien deuë, & que quand vous en feriez quelque difficulté par un excez de modestie, en fin la raison vous y contraindoit, par le jugement de tous. Mais, belle bergere, ne parlons pas d’avantage d’une chose que personne ne peut nier, & voyons je vous supplie ce qui est sur cét Autel, que je croy vous avoir esté dressé par les Pans & Egipans de cette contrée, sous le nom de la Déesse Astrée. La bergere oyant parler de cette sorte Alexis demeuroit encore plus ravie que de coustume, car il luy sembloit d’ouyr tout à fait parler Celadon quand il luy tenoit de semblables discours, & cette ressemblance luy donnoit tant de contentement, qu’elle ne le pouvoit cacher à ses compagnes : & en mesme temps qu’elles s’approcherent de l’Autel, Diane & Phylis en firent de mesme, ayans avec elles Daphnis, qui estonnée de ce que ses compagnes luy disoient de ce lieu, alloit avec elles considerant tout ce qui y estoit : & de fortune Diane jettant la main sur l’un des petits rouleaux de papier, dont il y en avoit quantité sur l’Autel, & le desployant elles trouverent qu’il y avoit tels vers :


MADRIGAL


Enfer d’Amour.

Quel enfer plein de rigueur

A des peines plus cruelles,

Que celles que dans le cœur

Je sens pour vous eternelles ?
 

Les tenebres, les fureurs,

Les fers, les feux, les horreurs :

Bref, toute chose establie

Pour le tourment de là bas,

Si ce n’est que je n’ay pas

Cette eau qui faict qu’on oublie.


Diane qui tenoit le papier, & qui le laissoit lire à Philis & Astrée, Il me semble, ma sœur, luy dit-elle, que je cognois ceste escriture : Elle est de Celadon, respondit Philis, & je vous asseure que j’entre en la plus grande resverie du monde, quand je vois ce qui est en ce lieu : Astrée rougit oyant nommer Celadon, mais plus encores Alexis, qui toutesfois pour mieux se déguiser, lui demanda, Et qui est ce Celadon duquel vous parlez ? C’est, dit Diane, ou pour mieux dire, c’estoit le plus gentil berger de toute ceste contrée, & qui par mal-heur se noya : En quel lieu ? Adjousta Alexis, & comment ? Ce fut, interrompit Astrée, dans le mal-heureux Lignon : Mais parlons d’autre chose, & voyons ces autres rouleaux. Et prenant d’entre les mains de Daphnis, celuy qu’elle commençoit de desployer, elle trouva que c’estoient des vers, & toutesfois escrits d’une autre main : & parce que le caractere estoit assez difficile, elle les remit à Diane, qui les leut tout haut, Ils estoient tels :


SONNET.


Que nul ne se peut empescher d’aymer Celadon.


Attaint jusques au cœur d’outrage & de dédain,

Pendant que Celadon alloit faisant sa plainte,

Qu’il avoit si long temps en son ame contrainte,

Une Nymphe grava ces regrets de sa main.

Si ce gentil berger arrousant son beau sein

De ses pleurs les tesmoins d’une amitié non feinte :

Celle dont il se deult, de pitié n’est atteinte,

Qu’Amour ses feux esteigne, il les allume en vain.

Celle qui le verra, sans aymer ce visage,

D’une Tygre cruelle dura bien le courage :

Mais s’il en est Amant, sans qu’aussi-tost apres

Elle n’aille brulant d’une seconde flame,

Outre qu’elle a sans doute, un rocher pour un’ame,

Il faut croire qu’Amour n’a ny flame ny traits.


Ces vers avoient esté escrits par la Nimphe Leonide, lors que ne pouvant persuader à Celadon, de laisser la triste vie qu’il passoit en ce lieu, elle le venoit visiter presque tous les jours, & parce qu’elle ne pouvoit chasser de son ame la passion qu’elle avoit pour luy, esmeuë de pitié de le voir en cest estat, elle escrivit ces vers, pour tesmoignage du ressentiment qu’elle en avoit.

Lors que Philis ouyt le nom de Celadon, Pour certain, dit-elle, c’est bien icy le lieu des merveilles, car il ne faut point douter que tout ce qui est icy, ne soit fait pour Celadon, & toutesfois nous sçavons bien qu’il est mort : Et comment le sçavez vous ? adjousta Alexis, Astrée l’interrompant, Il n’en faut point douter, dit-elle, je l’ay veu mourir, & depuis quelque temps apres, j’ay veu son esprit. Mais, mon Dieu ma compagne, continua-t’elle, laissons le en repos : & lors s’en voulant aller, Diane la retint, en luy disant, Les vers que je viens de lire sont escrits d’une autre main, mais voyez ce qui est dans ce papier, si je ne me trompe, ce sont les mesmes caracteres que les premiers, & lors elles leurent toutes ensemble telles paroles :


SOUSPIRS.

I.

Souspirs enfans de cette pensée, qui sans cesse me tourmente, comment par vostre violence n’esteignez-vous le feu de mon ame, ou comment ne l’allumez-vous de telle sorte, qu’il me puisse consumer entierement ?

II.

Souspirs, qui soulez estre le soulagement de celuy de qui la douleur vous conçoit, pourquoy à mon dommage, changez vous cette constance, rengregeant les cruels desplaisirs qui me tourmentent ?

III.

Souspirs, si vous sortez du profond, de mon cœur, avec une si grande peine, pourquoy ne l’emportez vous plustost où vous allez, afin de me donner ou la mort en me le ravissant, ou la vie en la portant au lieu où est la source de ma vie ?

IIII.

Souspirs, puis que c’est mon cœur qui vous donne naissance, & que l’Amour est celuy qui vous envoye vers celle où vous allez, pourquoy ne m’en rapportez-vous des nouvelles, afin de contenter la vie de celuy de qui vous naissez ?

V.

Souspirs, qui naissiez autrefois dans l’excez de mon contentement, comment : prenez-vous à cette heure naissance dans le plus fort accez de mes desplaisirs ?

VI.

Souspirs, les tesmoings d’une ame qui desire, comment sortez-vous de mon cœur, puis que tous mes espoirs est ans perdus, tous mes desirs doivent estre estouffez ?


Mal-aisément ces belles bergeres eussent pu laisser un seul de ces rouleaux qui estoient sur les autels, sans les desployer & les lire, si Adamas qui alloit declarant à Daphnide & à Alcidon les secrets du temple de l’Amitié, & de celuy de la Déesse Astrée, ne les eust interrompuës. Elles donc pour luy faire place sortirent hors de ce lieu, & encores que personne de la troupe n’en peust sçavoir plus de nouvelles qu’Alexis, si est ce qu’il n’y en avoit pas une qui en fit plus l’estonnée, leur demandant fort curieusement toutes les moindres choses qu’elle y voyoit. Estans sorties, elles trouverent Hylas pres de la fontaine, qui s’y estoit assis pour ne vouloir non plus entrer dedans ce temple à cette fois qu’à la premiere. D’abord qu’Alexis le vit, ne sçachant pourquoy il ne les avoit suivies : Et que faites-vous icy, mon serviteur, luy dit-elle, cependant que nous venons de voir le plus beau lieu qui soit en cette contrée ? Ma maistresse, respondit-il, j’ay pensé que je vous donnerois plus de desir de me revoir, quand je vous priverois pour quelque temps de ma veuë : Il ne faut point, repliqua-t’elle, que vous usiez de cét artifice, car je ne sçaurois le desirer plus que je fais continuellement. Si cela estoit, reprit Hylas, vous fussiez demeurée icy auprés de moy, & n’eussiez pas preferé la curiosité de visiter ce lieu champestre, au contentement que vous pouviez recevoir d’estre aupres d’Hylas. Je pensois, adjousta Alexis en sousriant, que mon serviteur estoit si religieux envers ces Deïtez boscageres, qu’il seroit des premiers & des plus avancez aupres de leurs autels, & le croyant desja bien avant dedans ce temple, je l’y suis allé chercher : Si vous ne me cediez point autant en affection, que vous me devancez en merite, vous eussiez bien pris garde que j’estois demeuré à la porte, puis que j’ay bien veu quand vous estes entrée dedans : Et vous, mon serviteur, dit incontinent la Druyde, ne me permettrez vous pas de vous reprocher, que si vous aviez autant de bonne volonté pour moy que j’en ay pour vous, puis que vous avez veu que j’allois dans ce lieu sacré, vous m’y eussiez suivie, comme tres-volontiers je me fusse arrestée icy, si j’eusse pensé que vous y fussiez demeuré ? Cette reproche n’est pas raisonnable, respondit Hylas, que sçay-je si le Dieu à qui ce bois est consacré, a agreable que j’y entre, ne voyez-vous pas ce qui est escrit sur cette porte ? Alors Alexis feignant de n’y avoir encore pris garde, elle y tourna les yeux, & vit en escrit :

Loing, bien loing, prophanes esprits,
Qui n’est d’un sainct Amour espris,

En ce lieu sainct ne fasse entrée :
 
Voicy le bois, où chasque jour

Un cœur qui ne vit que d’amour


Adore la Déesse ASTRÉE.


Et que voulez-vous dire par là ? continua Alexis : Il veut dire, interrompit Silvandre, que n’estant point espris d’un sainct Amour, il n’ose mettre le pied en ce lieu sacré, de peur de le prophaner ; & en cela, Madame, il se monstre plus religieux que parfaict Amant : Est-il possible, mon serviteur, reprit Alexis, que Silvandre ait dict la verité ? Ma Maistresse, respondit Hylas tout en colere, avec vous envie que je vous ayme plus que je n’ay faict jusques icy ? J’en serois bien aise, dict Alexis : Esloignez donc de vous, dit-il, de ces broüillons d’Amour, car tel peut-on bien nommer ce berger, qui nous vient embroüillant l’esprit par ses réveries. Chacun se mit à rire de la colere d’Hylas, & luy sans s’arrester aux autres, se tournant vers Silvandre, Penses-tu que je ne sois point entré, dict-il dans ce bois, pour estre plus religieux que parfait Amant ? Lequel, respondit Silvandre, veux-tu que je croye ? Lequel que tu voudras, repliqua Hylas. Or je diray donc, reprit Silvandre, que non point pour estre relgieux, mais pour avoir peur du chastiment, tu n’as osé entrer en ce lieu sacré, non plus à ce coup que la premiere fois que nous y fusmes. Je ne veux pas desavoüer, respondit Hylas, que je ne craigne la main d’un Dieu courroucé : mais je dy bien, que quand cela seroit, ma crainte est plus estimable que ton outrecuidance : car ne sçais-tu pas qu’il n’y a personne qui ne soit attainte de quelque imperfection de l’humanité ? He mon amy, pensés-tu estre si parfaict, qu’il n’y ait point de soüilleure en toy ? Et cela estant, avec quelle effronterie oses-tu mettre le pied dans lieu defendu ? Je confesse, respondit Silvandre, que ce que tu dis de l’imperfection humaine est en moy, mais non pour cela en toutes les autres personnes qui vivent, estant tres-asseuré, qu’il y en a en ceste compagnie qui sont sans imperfection : mais cela ne me peut empescher l’entrée de ce lieu sainct, puis qu’en la condition qu’il demande à ceux qui y peuvent entrer, je suis certain que je n’ay point de deffaut qui est en l’Amour, la mienne estant telle, que j’aymerois mieux la mort, que d’y souffrir aucun manquement. Belle imagination je vous asseure, s’escria Hylas : Et dy moy, Silvandre, où sont ces parfaites personnes que tu nous vas imaginant ? Tu as raison, respondit Silvandre, de demander où elles sont ? Je croy que mal-aisément les sçaurois tu recognoistre, & toutefois il y en a tant icy, que je ne me puis empescher de te les nommer. Qu’est-ce que tu reprendras en Phylis ? Elle est trop gaye, dit Hylas. Et en Astrée ? adjousta le berger, Elle est trop juste, respondit Hylas. Et en Diane ? continua Silvandre : Elle est trop sage, repliqua-t’il. Et en Alexis ? reprit le berger : Elle sçait trop, dit Hylas. Et en Leonide ? continua Silvandre, Trop ou trop peu, respondit Hylas. Et en Celidée ? adjousta Silvandre, Sa vertu me fait horreur, repliqua-t’il. Mais que diras-tu de Florice ? dit le berger, Qu’elle a un mary jaloux, respondit-il. Et quoy de Palinice ? reprit Silvandre, Qu’elle croit aisément d’estre aymée, dit Hylas. Et de Cyrceine ? reprit le berger, Qu’elle esmeut sans resoudre, repliqua-t’il. Et que reprendras-tu en Carlis ? dit Silvandre, Qu’elle m’a trop & trop tost aimé, respondit Hylas. Et en Stiliane ? adjousta Silvandre, Qu’elle est trop fine, dit Hylas. Et en Daphnide ? continua le berger, Qu’elle a perdu, respondit Hylas, ce qui la faisoit estimer plus belle. Et de Leonice qu’en diras-tu ? dit Silvandre, Que je ne l’ayme plus. Et de Madonte, dit le berger, Qu’elle ressemble trop à Diane, respondit-il. O Dieux ! s’escria Silvandre, est-il possible que je ne puisse proposer personne où tu ne trouves quelque chose à redire ? Vous avez oublié, dit alors Diane, parmi nous la bergere Stelle. Il est vray, reprit Silvandre, & que veux tu dire de celle-là ? J’avouë, dit alors Hylas, que si cette bergere continuë à me plaire comme elle à fait depuis ce matin, je la trouveray bien à mon gré. Comment mon serviteur, dit incontinent Alexis, & me voudriez-vous bien quitter pour elle ? Hylas apres avoir quelque temps pensé en luy mesme, respondit froidement, Ma Maistresse, je ne vous veux pas quitter, mais je pourrois bien vous donner compagnie. Comment, reprit Alexis, vous ne vous contentez pas de moy ? je me plaindray de vous à tout le monde : Vous aurez tort, respondit Hylas, car ne m’avez vous pas dit, que vous vouliez que la loy fust égale entre nous ? Il est certain, repliqua Alexis. Or si elle doit estre égale, reprit-il, il me doit bien estre permis, en vous aymant, d’en aymer encore une autre, puis que vous en faites de mesme : Et qui voyez vous que j’ayme, dit-elle, sinon vous ? Et qu’est-ce, respondit-il, que vous faites donc tout le jour avec ceste villageoise d’Astrée ? O mon serviteur, s’escria-t’elle, c’est une fille : Et bien, dit Hylas, & moy aussi j’aimeray une fille : Mais, mon serviteur, dit la Druyde en riant, si vous estiez fille comme moy, cela seroit bon, mais autrement j’ay grand occasion d’estre jalouse : Ma Maistresse, respondit froidement Hylas, demeurons sur ceste loy égale, que vous avez accordée qui doit estre entre nous : Jamais, dit-elle, je ne consentiray que cét outrage me soit fait : Et moy, repliqua Hylas, je ne veux point me relascher d’un seul de mes privileges. De sorte, interrompit Diane, que voicy le commencement d’un grand divorce : Quant à moy, dit Astrée, je ne puis qu’y gagner beaucoup, quoy qui en advienne, car si cela est cause que leur amitié se separe, me voila seule à posseder ceste belle Dame, & si elle ne se separe point, & qu’il soit permis à Hylas d’aimer aussi Stelle, j’auray tousjours un peu plus de loisir de me voir seule, cependant qu’il ira entretenir ceste nouvelle maistresse : Et moy, dit Hylas, je ne puis aussi qu’y gaigner beaucoup, car si nostre amitié se rompt, je demeureray libre, & si elle continuë, au lieu d’une, j’auray deux personnes qui m’aimeront : Si bien, adjousta Alexis, qu’il n’y a de la perte que pour moy, d’autant que si Hylas cesse de m’aimer, je perds l’amitié d’une personne que je cheris infiniment, & si elle me demeure avec ceste condition d’en pouvoir aimer un autre, je demeureray avec un demi serviteur, puis que ceste Stelle m’en ostera la moitié, de sorte que de quelque costé que ceste pierre tombe, ce sera tousjours dans mon jardin : Mais, mon serviteur, n’y a-t’il point de moyen que vous soyez tout à moy, sans que Stelle y ait part. Alexis disoit ces paroles avec une froideur telle, que l’on eust jugé qu’elle en parloit à bon escient. Hylas de qui la constance commençoit à se lasser, & qui pensoit d’offencer grandement l’humeur qu’il avoit tousjours euë. Voyez vous, ma Maistresse, dit-il, il faut se resoudre, je ne puis demeurer incertain : Laisserez-vous Astrée, ou prendray-je Stelle, ou bien romprons-nous le marché ? car enfin je suis marchand de parole : la loy que vous avez establie égale entre nous, m’oblige de m’opiniatrer à ce que je dis. Quelque force qu’Alexis se fist, si ne put-elle s’empescher de rire des discours d’Hylas : & parce qu’elle demeuroit trop à luy respondre. Et quoy, reprit-il, vous vous amusez à rire, au lieu de me faire responce ? Ne le trouvez estrange, dit Alexis, je ne me vis jamais en un semblable affaire, car j’aimerois mieux estre seule, que d’estre mal acompagnée. C’est a vous à choisir, respondit Hylas : Mais, mon serviteur, vous me mettez le marché si librement & si souvent en la main, que je croy que vous avez desja resolu de me quitter. Toute la troupe de cette plaisante dispute, & entre les autres, Stelle y estoit accouruë, qui s’oyant nommer, & sçachant que c’estoit pour elle que Hylas parloit ainsi : Madame, dit-elle s’adressant à Alexis, consentez seulement que Hylas me serve, car ce sera vostre avantage, puis qu’ayant recognu mon peu de valeur, il fera beaucoup plus d’estime de vostre merite. Belle & courtoise bergere, respondit Alexis, j’aurois peur qu’il n’en avint au contraire. Puis, adjousta Stelle, que j’ay le courage d’entrer en cette preuve, il me semble que vous, Madame, qui avec tant d’avantage par dessus moy, n’en devez pas faire difficulté. Toutefois, reprit Alexis, quand Silvandre luy a demandé, que c’est qu’il pourroit reprendre en moy, il y a trouvé du defaut, & de vous il n’a sceu que dire. C’est peut-estre, respondit la bergere, qu’il trouvoit trop de choses à desapreuver. Non, non, adjusta Alexis, c’est que l’Amour a de coustume de bouscher les yeux à ceux qui aiment bien. En fin, interrompit Hylas, en quoy se conclura tout ce long discours ? Alexis qui se contentoit des importunitez que l’affection d’Hylas luy avoit raportées, l’empeschant bien souvent de parler, & de demeurer seule avec Astrée, & prevoyant qu’avec le temps elle pourroit encores l’incommoder d’avantage, elle pensa qu’il estoit bien temps de s’en deffaire, mesme que la raison qui le luy avoit fait souffrir, la pouvoit convier maintenant au contraire, car ç’avoit esté pour faire mieux croire qu’il fut fille : & cette opinion estant de sorte en l’ame de chacun, elle creut n’estre plus necessaire de souffrir cette contrainte : Et parce qu’elle demeura quelque temps à songer à toutes ces choses, & que l’humeur d’Hylas n’estoit pas d’avoir tant de patience : Ma Maistresse, luy dit-il, ou resolution, ou congé. Mon serviteur, respondit Alexis, nous qui sommes Druydes, ne nous hastons pas tant que les autres personnes : car en toutes nos affaires avant que de les resoudre, nous consultons tousjours l’Oracle. Et quoy ma maistresse, reprit Hylas, vous ne faites rien sans luy en demander congé ? Chose quelconque, dit-elle. De sorte, ajousta Hylas, que quand apres vous avoir servie longues années, ou pour le moins quelque unes, si pour recompense je vous demande un baiser, il faudra faire un sacrifice pour consulter l’Oracle ? O mon serviteur, respondit en riant Alexis, nous ne demandons point ce congé à l’Oracle : car nous sçavons desja qu’il ne le veut pas. Comment, s’escria Hylas, apres un long service, il n’est pas seulement permis d’avoir le baiser d’une main ? Rien du tout, repliqua le Druyde : Et qu’est-ce donc, dit Hylas, que je dois esperer apres vous avoir longuement aymée & servie ? Le contentement, dit-elle, de m’avoir aymée. Je ne trouve pas, dict Hylas, que ce plaisir soit si grand, qu’il me puisse payer la despence qu’il faut que je fasse en ce voyage. Ah ! mon serviteur dict, la Druyde, je voy bien que vous m’allez eschaper, & que je ne vous tiens guiere plus. Vous n’avez jamais faict paroistre d’avoir tant de cognoissance, dict-il, qu’à ce que vous dites maintenant : car il est certain que je m’en vay vous dire Adieu : il est vray que s’il y a quelque courtoisie en vous, pour les services que vous avez receus de moy, permettez que je vous baise ou la main ou la robe. Encores, respondit Alexis, que j’aye beaucoup de regret que vous me quittiez, & que les loix des Druydes soient en quelque sorte contraires à ce que vous me demandez, si ne veux-je point que le gentil Hylas se separe d’avec moy, sans en avoir eu ce qu’il en a demandé, & pour ce je vous permets & ma main & ma robe. A ce mot, Hylas se jettant à genoux : Et moy, dict-il, je reçois cette faveur pour tesmoignage de l’estime que je faits d’Alexis comme de la plus parfaicte en qualité de Druyde qui fut jamais, & luy ayant baisé & la main & la robe, il s’en courut vers Stelle, à laquelle prenant la main, c’est à vous belle bergere, dit-il, à qui je viens offrir toutes les faveurs qu’Amour m’a fait obtenir de toutes celles que j’ay aymées, & à fin que vous ne croyez pas que j’en sois pauvre, recevez en premier lieu ces deux baisers que ceste belle Druyde m’a donnez. Si les autres, interrompit Silvandre, ne sont pas plus grandes que celle-cy, je croy, Hylas, que tu n’as guere dequoy te vanter : Et quoy, respondit Hylas, tu n’estimes point la faveur qu’Alexis m’a faite ? J’estime, continua Silvandre, ce que la belle Alexis à fait pour toy, mais en qualité de rançon & non pas de faveur : Et qu’est-ce, reprit Hylas, que tu veux dire ? J’entends, continua Silvandre, que ceste sage & belle Druyde, pour se rachepter de l’importunité qu’elle recevoit de toy, à esté bien aise de te permettre de baiser sa main & sa robe, comme pour sa rançon, & pour estre à l’advenir libre & exempte de ce qui là travailloit si fort ? Je serois bien trompé, dit Hylas, si tu disois vray, mais je sçay Silvandre, que dés long temps tu es mon ennemy, je ne veux donc point croire à tes paroles, non plus que je ne te conseille pas d’ajouster foy aux miennes, quand je diray quelque chose contre toy. Mais vous, ma maistresse, dit-il, s’addressant à Stelle, ne vous arrestez point aux discours de ce berger, autrement je suis asseuré que vous ne m’aimerez guere : Stelle qui n’estoit pas ignorante de l’humeur de Hylas, & qui toutefois ne la trouvoit pas desagreable : Mon nouveau serviteur, luy dit-elle, je cognois de sorte Silvandre, qu’il ne faut pas que vous m’en disiez d’avantage : Mais, continua-t’elle, est-ce à bon escient que vous voulez estre mon serviteur ? Comment, reprit Hylas, pensez vous que je sois dissimulé comme vos bergers de Lignon ? Non, non ma maistresse, sçachez que j’ay le cœur dans la bouche, & que toutes mes paroles sons tres-veritables, & de fait, ne voyez vous que soudain que je n’ay plus aymé Alexis, je le luy ay dit. Je croiray de vous, continua la bergere, tout ce que vous m’en dites, & plus encores s’il s’en peut : mais puis qu’il est ainsi, je veux que de mesme vous en croyez autant de moy, & à fin que nous vivions avec du contentement, je desire que nous fassions des conditions ensemble, lesquelles nous serons obligez d’observer, & que nous appellerons loix d’Amour : Et par ce que je veux que vous puissiez vous en souvenir & moy aussi, il faut que nous les mettions par escript, de sorte qu’avant que nous fassions l’entiere resolution de nous aymer, je suis d’advis que nous ayans du papier & une escritoire. Ma future Maistresse, dit Hylas, c’est ainsi que vous voulez que je vous appelle, jusques à ce que nous ayons passé nos conditions par escript : Je prevois tant de contentement de nostre future amitié, que je ne voudrois pas dilayer d’avantage, & si j’ay bonne memoire il y doit avoir à ceste porte une escritoire, quant à du papier, j’en trouveray bien assez dans ma pannetiere : Je vous supplie mettons la main à l’œuvre ; Et à ce mot ; il s’en courut à la porte du temple, où il trouva celuy avec lequel il avoit falsifié les loix d’Amour, & lequel il avoit falcifié les loix d’Amour, & lequel il avoit retourné en sa place, lors qu’inutilement il l’estoit venu querir, pour escrire l’Epitaphe du vain Tombeau de Celadon. Toute la troupe qui oyoit ceste nouvelle façon d’aimer, ne se pouvoit empescher de rire, & mouroit d’envie de voir quelles seroient leurs conditions, & cela fut cause que chacun chercha du papier ; de peur qu’a faute d’en avoir, ils ne remissent la partie à une autrefois. Et en fin toutes choses estant prestes, Hylas dit qu’il vouloit estre celuy qui escriroit les conditions : Mais Stelle respondit, qu’il estoit plus raisonnable que ce fust-elle, par ce que ç’avoit esté elle qui avoit esté la premiere à les proposer. Enfin apres une longue dispute, Hylas accorda qu’elle les dicteroit, pourveu qu’elle ne les fit point escrire qu’il n’y eust consenty article par article : Mais cela estant arresté, il falut sçavoir qui les escriroit, par ce qu’Hylas craignoit que Stelle n’en escrivit plus qu’elle n’en pronconceroit, & Stelle au rebours, ayant peur qu’Hylas n’en escrivit moins, ils ne vouloient point se fier l’un à l’autre. Ceste dispute ne se pouvoit faire sans un extreme plaisir pour toute la compagnie. Et par ce qu’Astrée voyoit que sa chere Druyde en rioyt de bon cœur, elle dict à Silvandre, qu’il les pouvoit bien relever tous deux de ceste peine : Je le ferois, dict-il, belle bergere, si la vraye & parfaicte affection que je porte à Diane, pouvoit souffrir que ma main peust escrire des choses si contraires à la fidelité & pureté de mon amour, & à la verité j’eslirois aussi tost la mort, que de permettre que l’on vit de semblables conditions avec l’escriture de Silvandre, Non, non, trop scrupuleux Amant, dit, Hylas, ne t’excuse point de ceste peine, je t’en descharge fort librement : aussi la veritable amour qui doit estre entre ceste bergere & moy, ne sçauroit supporter qu’une personne de si differente humeur, fust secretaire des ses ordonnances. Corilas qui avoit ouy tout ce discours, & qui desiroit infiniment de voir Hylas & Stelle liez ensemble d’affection, luy semblant que deux personnes plus semblables ne se pouvoient jamais assembler. Donne-moy, Hylas, ceste charge, dict-il, & sois certain que je n’escriray que ce que tu accorderas : Et vous Stelle, vous n’en devez point faire de difficulté, puis que vous sçavez bien que j’entends assez vostre langage, pour ne vous faire pas redire deux fois un mesme mot. Et y ayant tous deux consenty, prenant la plume & le papier, il s’assit en terre, & escrivit sur ses genoux les articles qui s’ensuivent, lors toutefois que tous deux en estoient bien d’accord.


Les douze conditions avec lesquelles Stelle & Hylas promettent de s’aymer à l’avenir.

L’experience estant celle qui rend les personnes prudentes, & qui apprend à mettre les remedes necessaires, pour eviter les inconveniens, où l’on à veu que les autres se sont auparavant perdus : nous ayant enseignez par les divers evenemens que nous avons remarquez entre ceux qui s’ayment, que le plus souvent toutes leurs amertumes & dissentions ne proviennent que de la Tyrannie que l’un veut exercer sur l’autre. Nous Stelle & Hylas sommes tombez d’accord de ce qui s’ensuit :

PREMIEREMENT.

Que l’un n’usurpera point sur l’autre ceste souveraine authorité, que nous disons estre Tyrannie.


Que chacun de nous sera en mesme temps, & l’Amant, & l’Aymé, l’Aymée, & l’Amante.


Que nostre amitié sera eternellement sans contrainte.


Que nous nous aymerons tant qu’il nous plaira.


Que celuy qui voudra cesser d’aymer, le pourra faire sans reproche d’aucune infidelité.

Que quand nous voudrons sans nous separer d’amitié, nous pourrons aymer qui bon nous semblera, & tant qu’il nous plaira continuer ceste amitié, ou la quitter sans congé.


Que la jalousie, les plaintes, & la tristesse seront bannies d’entre nous, comme incompatibles avec nostre parfaicte amitié.


Qu’en nostre conversation nous serons libres, & sans nous contraindre, chacun fera & dira ce qu’il luy plaira, sans nous incommoder l’un pour l’autre.


Que pour n’estre point menteurs, ny esclaves en effect, ny en parole, tous ces mots, de fidelité, de servitude & d’eternelle affection, ne seront jamais meslez parmy nos discours.


Que nous pourrons tous deux, ou l’un sans l’autre, continuer ou cesser de nous entre-aymer.


Que si ceste amitié cesse de l’un des costez, ou de tous les deux, nous pourrons la renouveller quand bon nous semblera.


Que pour ne nous abstraindre à une longue amour ou à une longue hayne, nous serons obligez d’oublier, & les faveurs, & les outrages.


Ces articles estans escripts de ceste sorte : Et bien, Hylas, luy dit Stelle, ces conditions vous sont-elles aggreables ? Et à vous respondit, Hylas : Quant à moy, repliqua la bergere, je ne les eusse pas faict escrire, si elles ne m’eussent semblé tres-justes, & tres-raisonnables. Quant à moy, interrompit Silvandre, j’y en voudrois adjouster encore une : Et la quelle ? respondit Hylas : Que quand bon vous semblera, reprit Silvandre, vous n’observerez pas une de toutes celles que vous avez escrites, autrement vous contrevenez à vostre intention, car n’est-elle de vous amyer sans contraincte ? Or si vous estes obligez d’observer ce que vous avez escript, n’estes vous pas contraincts, à suivre ce qui est escrit ? Ma future maistresse, dict Hylas, apres y avoir un peu pensé, je croy que veritablement ce berger ne parle pas du tout sans raison : Et quoy, mon futur serviteur, dit Stelle, voudriez vous changer d’opinion pour l’advis que Silvandre vous donne ? Silvandre, dis-je, que vous publiez par tout vostre grand ennemy : La honte, respondit Hylas, par laquelle vous me voulez empescher de recevoir les conseils que je crois estre bons, n’a guere de puissance sur moy y ayant fort long temps que l’une des principales maximes, que je tiens pour la conduite de ma vie, est celle-cy.

Qui voit son bien, & ne le veut,

A tort, puis apres il se deult


Et quant à ce que vous dictes que Silvandre est mon ennemy : je le vous avouë : Mais y a t’il rien de pire qu’un serpent, & toutesfois ceux qui ont la cognoissance des proprietez de chasque chose, ne laissent de s’en servir en leurs receptes pour le salut des hommes ; & les plus sages n’ont-ils pas accoustumé de tirer beaucoup de profict de leur propres ennemis ? Et par ainsi ne me dictes plus si je veux changer d’opinion pour Silvandre Mais voyons, si ce qu’il dict est bon ou mauvais. Quant à moy qui suis nourry dans une pure & entiere liberté, il me fascheroit fort que deux doigts de papier barbouillé, comme celuy que vous avez faict escrie, me peust astraindre à changer de vie : Et toutesfois il est certain, que si nous nous lions à ce qui est mis icy, que nous nous obligeons à observer ces articles, & toute obligation est en effect une contrainte, si l’on n’y adjouste la condition que Silvandre nous a proposée. Quant à moy, reprit Stelle, je consents qu’elle soit adjoustée aux nostres, car ma liberté m’est aussi chere qu’à vous la vostre : Mais par ce que je crains qu’il n’y ait quelque malice cachée sous ses paroles, qu’on y mette en l’escrivant, condition adjoustée par Silvandre. J’appelle de ce jugement, s’escria incontinent Silvandre, car je ne veux estre dans vos conditions, ny pour conseil, ny pour tesmoing. Tu ne peux pas empescher, dit Hylas, que par force tu ne sois tous les deux, puis que chacun voit que tu es tesmoing de ce que nous faisons, & chacun a oüy que c’est par ton conseil, que nous adjoustons ceste troisiesme condition à celles que nous avions desja accordées, & parce que toute ceste trouppe fit une grande risée, & le bruit en vint jusques à Daphnide, & Alcidon, qui parloient avec le sage Adamas, ils sortirent par curiosité hors de ce temple champestre, aussi bien avoient-ils desja visité les raretez de ce lieu. Et parce que les Bergers & Bergeres continuoient de rire, s’adressant à Silvandre qu’il voyoient le plus de tous en action : Il leur respondit, Que Hylas, & Stelle luy vouloient faire un tort, qu’il supporteroit moins aysément que le trespas, & lors leur raconta tout ce qui s’estoit passé, & mesme leur fit voir les conditions escrites, & approuvées d’un costé & d’autre, & dautant continua-t’il, qu’en me moquant de ceste nouvelle façon de contracter amitié, je leur ay dit qu’il y faloit adjouster : Que quand bon leur sembleroit ils n’observeroient pas une de ces conditions, ils veulent joindre cet article au leurs : Mais sous le nom de Silvandre : Le Druyde, Daphnide & Alcidon, ne pouvoient se garder de rire, tant de voir ces gracieuses conditions, que de la colere de Silvandre, & de la honte qu’il avoit d’estre nommé en ce contract d’importance, & parce que dautant qu’il en faisoit plus de refus, Hylas & Stelle s’opiniatroient d’avantage de l’y mettre : Adamas prenant la parole, Mes enfants leur, dit-il, voulez-vous que j’ordonne sur vos differents ? Quant à moy, dit Hylas, j’y consents, & pour Stelle, & pour moy : Et moy, adjousta Silvandre, je n’y consents pas seulement, mais je l’en supplie & conjure Dites moy donc Hylas reprit le Druyde, pourquoy voulez vous que Silvandre soit mis pour tesmoing de vos conditions, & pour autheur de celle que vous y voulez adjouster ? Parce, respondit Hylas, que j’ayme la verité, & que je ne suis point ingrat. Or la verité est, qu’il est tesmoing des conditions que Stelle & moy avons faites, & que nous ayant donné ce bon advis nous serions ingrats si nous ne recognoissions de le tenir de luy. Et vous Silvandre, que respondez vous au contraire ? dit Adamas. Je dis, adjousta Silvandre, qu’encores que je sois present, toutesfois je ne veux pas estre tesmoing, & que par raison je n’y puis estre contraint. Car le grand Tautates n’est-il pas partout ? & toutesfois quand l’on fait quelque meschanceté, le prend-on pour tesmoing ? Et pourquoy, interrompit Hylas, ne seroit-il pas tesmoing ? Parce dit-il, qu’il en doit estre Juge, & chastier telles meschancetez : De mesme je ne puis pas estre tesmoing. Si ne seras-tu pas nostre juge, reprit Hylas, car nous aurions assez de cause pour recuser ton iugement. Si je n’en suis le juge, continua Silvandre, j’en seray l’accusateur, ce que je ne pourrois pas estre si j’estois tesmoing. Et quant à l’ingratitude, de laquelle il parle, elle seroit bien plus grande, s’il pense de m’avoir de l’obligation, en m’offençant si cruellement, que non pas en taisant mon nom, que je prendray au contraire, pour une tres-grande recompence. Alors le sage Druyde ayant quelque temps passé le temps à les faire disputer, ordonna de ceste sorte : Mes enfans, apres avoir meurement consideré vos differents : Je juge que ces conditions de vostre future amitié, estans toutes pour conserver la liberté, de laquelle vous y pretendez joüir, il ne seroit pas raisonnable qu’elles l’ostassent à d’autres, ny qu’elles les obligeassent par force à choses contre leur volonté. Et pour ce de tous ceux qui sont presents, ceux-là en seront les tesmoings qui les voudront estre, & les accusateurs aussi qui en voudront prendre la peine. Et par ce que vous jugez cet article estre digne d’estre adjousté aux autres que vous avez desja fait escrire, & que n’estant point de vostre invention, vous ne voulez point vous en attribuer l’honneur, & que d’autre costé Silvandre ny veut point estre nommé : J’ordonne qu’il sera escrit, mais de ceste sorte :

Treiziesme & dernier article.

Adjousté par advis & conseil, aux conditions, avec lesquelles Hylas & Stelle promettent de s’aymer à l’avenir : Et lequel ils jurent d’observer le plus religieusement.

Que toutesfois Hylas & Stelle sont si soigneux de leur liberté, & tant ennemis de toute sorte de contrainte, qu’il leur sera permis quand bon leur semblera, de n’observer une seule de toutes les conditions cy-dessus escrites & accordées.


Ainsi se termina le different de ces gentils Bergers, avec le contentement de tous, par le sage advis du Druyde, non point sans plusieurs plaisans discours sur ce propos, & l’opinion que la pluspart eut que ceste amitié seroit de durée, puis que l’une, ny l’autre des parties n’avoit dequoy se plaindre. Et Corilas les voyant ensemble, & se tenir par les mains, en signe de leur consentement : Or va, dit-il, Stelle te voila arrivée où ton humeur te devoit avoir conduite il y a longtemps. Et toy, Hylas, tu peux dire qu’apres avoir longuement cherché, tu as trouvé ce qui t’estoit necessaire, & je recognois que veritablement le Ciel est juste, puis que parmy tant de divers evenemens il vous a non seulement conservé l’un pour l’autre, mais en fin vous a liez ensemble d’une mutuelle affection.

L’amitié de Hylas & de Stelle se commença de ceste sorte au commencement par jeu : mais en fin elle continua à bon escient, car Stelle estoit une fort agreable bergere, & qui avoit un esprit vif, & Hylas de son costé estoit de la plus douce compagnie qu’on peust imaginer, & leurs conditions estoient si favorables, & pour le serviteur & pour la maistresse, qu’il n’y avoit rien qui leur peust rapporter le moindre mescontentement, de sorte que peu à peu vivant avec ceste franchise, ils conceurent & l’une & l’autre une amitié plus grande qu’ils n’avoient pensé.

Cependant le disner estant prest, & les tables dressées à l’ombrage du bois, & le plus prés de la fontaine que la commodité du lieu leur avoit permis toute la trouppe s’assit. Il est vray que les Vacies, Bardes, Sarronides, Eubages, & Druydes se mirent à une table separée, où ils mangerent ce qui leur appartenoit du sacrifice : Mais Adamas pour rendre plus d’honneur à Daphnide, & à Alcidon, mangea d’un autre costé avec eux, & avec le reste des Bergers & Bergeres qui estoient restez en ce lieu. Tant que le repas dura, l’on ne parla que des raretez de ce lieu, & la saincteté de ce bocage sacré. Mais le disner estant finy, & le Soleil estant encores trop haut pour se pouvoir mettre en chemin, afin d’aller au grand Pré, où toute la trouppe des Bergers ou Bergeres devoit se rendre, pour les jeux rustiques qu’on avoit accoustumé de faire apres les sacrifices : Adamas eut opinion que la chaleur du jour se passeroit plus aisément, aupres de la fraischeur de ceste fontaine, si l’on y pouvoit trouver quelque honneste divertissement, & se souvenant du jugement que Diane estoit obligée de faire sur la recherche de Silvandre & de Philis : Il pensa que le temps & l’occasion estoient tres à propos maintenant, & d’autant plus que Daphnide qui ne s’arrestoit en ceste contrée, que pour avoir plus de cognoissance de la douce vie de ces Bergers & Bergeres, seroit bien ayse d’oüir ce different, & le jugement que Diane en donneroit. Il vint donc trouver Astrée & Philis, & leur ayant fait entendre son dessein, il les pria de vouloir joindre leur credit avec ses prieres, pour faire que Diane y consentist. Je m’asseure respondit Astrée, qu’il ne l’en faudra guere soliciter, car je sçay bien que ce qui l’a fait retarder si long temps, ç’a esté qu’il nous a semblé à toutes, qu’il n’estoit pas raisonnable que ce jugement se donnast hors de la presence de la Nimphe Leonide ; puis qu’en ayant veu le commencement, il sembloit qu’elle deust aussi assister à la fin : mais j’ay peur que si Silvandre s’en apperçoit, il ne nous rompe bien tost compagnie. Philis qui vit bien que le Druyde le proposoit avec raison, & qui outre cela se faschoit d’employer le temps à quelque autre entretien, qu’à celuy de son bien-aymé Lycidas, duquel il sembloit que les soings qu’elle rendoit à Diane, encore que feints, la divertissoient plus qu’elle n’eust desiré. Non non ma sœur, dit-elle, il faut surprendre l’ennemy quand il y pense le moins, & haussant la voix, Ma maistresse, dit-elle à Diane, ceste bonne compagnie vous demande, & je vous supplie de venir sans vous arrester aux discours de celuy qui parle à vous : car je m’asseure qu’il ne nous dit rien à mon avantage. Silvandre estoit celuy qui l’entretenoit, & qui pour ne perdre le moindre moment, ne laissoit perdre aucune occasion d’entretenir Diane, si bien qu’ayant veu Paris un peu esloigné avec la Nymphe Leonide, il s’estoit approché d’elle, & ne faisoit presque que commencer lors que Philis l’interrompit, dequoy tout fasché : Je m’estonnois bien, dit-il, si des deux mauvais Demons qui me tourmentent continuellement, l’un pour le moins ne se trouvoit point icy pour interrompre mon bon-heur. Vostre bonheur, respondit Philis, est tantost bien prés de sa fin, & le mien au contraire bien prés de sa supreme felicité : car, ma Maistresse, continua-t’elle se tournant vers Diane, vous estes requise par ceste bonne compagnie, de juger le merite de Silvandre, & de moy. Il est certain que Diane demeura un peu surprise : car encore qu’elle eust fait dessein de rendre ce jugement bien-tost, toutesfois elle ne laissoit de prevoir ce qui luy pourroit arriver en la recherche de Silvandre, duquel elle jugeoit l’opiniastreté ne devoir ceder à la resolution qu’elle avoit de ne souffrir plus les declarations d’amitié qu’il luy souloit faire : Mais le Berger le fut encore d’avantage, qui ne voyoit point de commodité pour eschaper ce jugement qu’il avoit si longuement dilayé, & lequel estant prononcé luy raviroit le moyen de se servir de la feinte dont amour s’estoit couvert pour le rendre amoureux de ceste Bergere. Ces considerations leur osterent à tous deux la parole pour quelque temps, dequoy Philis s’apercevant : Et quoy ma maistresse, dit-elle, vous ne respondez point, & semble qu’il vous fasche de me donner par vostre jugement la gloire que vous ne pouvez refuser à mes services, ou bien que peut-estre vous craignez de perdre ce Berger, & d’estre exempte de ses importunitez ? Alors Diane pour ne donner cognoissance du trouble qui estoit en elle en sousriant luy respondit : Je ne sçay où vous fondez les grandes gloires que vous pretendez pour vos services, puis que m’estant reprochez en si bonne compagnie, quand ils seroient beaucoup plus remarquables, ils seroient surpayez en les supportant comme je fais, ny pourquoy vous voulez que ceux de Silvandre ayent le nom d’importunité, & non pas les vostres, qui procedent tous d’une mesme cause. Silvandre mettant un genoüil en terre, & prenant la main de Diane la luy baisa pour remerciment d’une si juste & favorable response : & puis se relevant : Ma maistresse, luy dit-il, ceste Bergere ne sçachant que c’est que d’aymer, & voyant bien que plus elle va continuant, & plus elle monstre les defauts de son affection, a pensé que ce luy seroit avantage de voir finir une preuve en laquelle elle s’aquitte si mal. Car quelle autre occasion, continua-t’il, se tournant vers Philis, vous pourroit convier de parler de ceste sorte à nostre maistresse, puis que les services que vous luy reprochez sont si petits, que la gloire qu’ils meritent n’en peut estre guiere plus grande, & la crainte encore moindre que comme vous dites, elle doit avoir de me perdre, estans tres-asseurée que tant que je vivray elle ne me perdra jamais ? C’est ainsi, respondit Philis, que le soldat peu courageux fuit les occasions du peril : & au contraire, c’est comme moy que le vaillant Athlete recherche les plus dangereuses & perilleuses rencontres, à fin de donner à chacun tesmoignage de ce qu’il vaut : car si ce n’estoit ce que je dis, pourquoy esloigneriez vous, peureux soldat que vous estes, le hazard de ce jugement qui doit rendre preuve de l’avantage que nous avons l’un sur l’autre ? Et si Diane ne le va point retardant pour l’occasion que j’ay dite, quelle autre est-ce que vous & elle pourrez alleguer pour excuse ? Je crains, respondit froidement Diane, que nos rustiques discours ne rapportent beaucoup d’importunité à ceste assemblée, & mesme à la belle Daphnide ; & Alcidon, qui ne trouveront que fort maigres nos petits passe-temps de village, estans accoustumez à des subjets plus hauts & plus relevez : & par ce qu’elle vouloit continuer en ses excuses : Vous vous trompez discrette Bergere, dit Adamas, Daphnide & Alcidon sont maintenant des Bergers de Lignon, puis qu’ils en ont pris l’habit, & dautant qu’ils sçavent bien que la grandeur du personnage que chacun fait, n’est pas ce qui le rend estimable par dessus les autres, mais de se sçavoir bien acquiter de celuy que nous voulons representer : & par ainsi nous devons croire que comme ceste belle Dame, & ce gentil Chevalier ont bien sceu faire le personnage de belle Dame, & de vaillant Chevalier, tant qu’ils en ont porté le nom, de mesme maintenant qu’ils sont revestus des habits de Berger & de Bergere, ils ne s’en acquitteront pas avec moins de perfection, pliant leur esprit aux douces naïfvetez des Pasteurs, & à leurs innocens exercices : & la croyance que j’en ay eu m’a convié de faire ceste proposition à Philis, afin que par vostre jugement ce nouveau Berger & belle Bergere apprissent quels sont les entretiens de vos hameaux, & cela d’autant plus que l’ardeur du Soleil estant trop grande pour vous en aller au grand pré où les Bergers doivent faire les exercices accoustumez apres le sacrifice, nous ne sçaurions employer mieux le temps, qu’à voir mettre fin au different de Silvandre, & de Philis : & apres nous pourrons estre encore à temps pour voir l’assemblée des jeunes Bergers & Bergeres. Je sçay, mon pere, respondit Diane, que tout ce qui vient de vous, ne sçauroit estre qu’avec beaucoup de raison, & que nous sommes oblige d’observer tout ce que vous nous ordonnez, c’est pourquoy je ne mettray jamais difficulte en tout ce qu’il vous plaira : mais en cecy je supplieray seulement Daphnide & Alcidon, qu’escoutant nos petis jeux, ils en reçoivent la simplicité pour l’ornement des leurs, & que si nous osons les leur faire voir, ils l’attribuent à l’obeïssance que nous vous voulons rendre. Belle Bergere, respondit Daphnide, si toutes les autres contrées de la Gaule produisoient de semblables Bergeres que celles des Forests, je croirois que les villes auroient bien dequoy porter envie aux villages & aux bois : & vous ne devez point faire de difficulté de nous donner part en vos passe-temps, puis que jusques icy tout ce que nous en avons veu, ne nous a raporté que beaucoup de contentement, & causé beaucoup d’admiration.

Cependant le sage Druyde avoit commandé que l’on disposast les sieges en rond, & qu’il y en eust un pour Diane un peu relevé, & appuyé contre le dos d’un arbre, de qui le fueillage espais faisoit tout à l’entour un ombrage gracieux, & lors que tout fut en l’estat qu’il desiroit, se faisant apporter trois Guirlandes de diverses fleurs, qui avoient esté cueillies dans le pré sacré, il en mit une sur la teste de Diane, & de mesme sur celle de Philis & de Silvandre, & puis prenant Diane par la main la mit en son siege, & au devant d’elle à main droite, mais un peu esloignée, la Bergere Philis, & Silvandre au costé gauche, & tout le reste en rond, ayant mis les sieges de telle sorte, que l’un n’empeschoit point l’autre, mais faisoient comme une parfaite couronne, qui commençoit & finissoit où estoit Diane, & apres avoir prié qu’on fit silence, il ordonna à Leonide de faire entendre à ces Bergeres estrangeres, le commencement de la dispute de Philis & de Silvandre, afin qu’elles peussent mieux juger de leur different, estant bien raisonnable qu’elle en racontast le subject, puis qu’en partie elle en avoit esté cause. Leonide qui n’avoit point pensé devoir faire en ceste assemblée autre personnage que celuy d’escouter, fut un peu surprise d’en avoir un autre, toutesfois pour obeïr au Druyde, apres y avoir un peu pensé, elle prit la parole de ceste sorte, se tournant vers Daphnide.

Peut-estre, Madame, aurez vous remarqué, que Silvandre & Philis nomment Diane leur maistresse, & qu’ils la servent, & luy rendent les devoirs ausquels la beauté & les merites de ceste Bergere peuvent obliger tous les Bergers qui la voyent, & encores que je sçache asseurément, que vous n’aurez point trouve estrange que ce jeune Berger, ayant l’esprit & le jugement que vous luy avez recogneu, ayme & serve une si belle & aymable Bergere que Diane, je veux croire que vous ne serez pas demeurée sans estonnement, de voir que Philis qui est Bergere, la serve comme si elle estoit un Berger, & use envers elle des mesme paroles, & des mesmes actions, que les plus ardantes passions peuvent faire produire dans le cœur d’un amant le plus passionné. Parce que ce n’est pas la coustume de voir une fille servir avec de semblables soings une autre fille, mais afin que vous sortiez de cet estonnement, il faut que vous sçachiez que Silvandre, tel que vous le voyez, avoir vescu parmy toutes ces belles & jeunes Bergeres, tant d’années sans en aymer pas une, qu’il s’estoit acquis le nom D’INSENSIBLE, n’y ayant personne qui le peust croire avoir du sentiment, & n’espreuver point la force de ces jeunes beautez. Et parce que quelques-uns s’en estonnoient, & que plusieurs l’admiroient : Philis comme l’une de celles qui ne se pouvoient imaginer qu’il n’y eust quelque deffaut en ce gentil Berger, qui estant & jeune & beau, & vivant parmy tant de Bergeres qui meritoient bien d’estre aymées, toutefois estoit insensible, & ne se pouvoit eschauffer à tant de feux : Le rencontrant de fortune parmy ses compagnes, ne peut s’empescher de venir aux douces reproches avec luy, feignant de croire, que s’il n’entreprenoit point d’en servir quelqu’une, c’estoit faute de courage, ou pour recognoistre son peu de merite : & parce que le Berger qui n’avoit ses pensées qu’au plaisir de la chasse, & qu’au soing de ses troupeaux, soustenoit le contraire, & que c’estoit pour avoir de meilleures & de plus douces occupations : Il fut condamné par Astrée, Diane, & moy, qui nous y trouvasmes, de donner cognoissance, & que jusques en ce temps-là il n’avoit rien aymé, ç’avoit esté pour les occasions qu’il avoit alleguées, & non point pour celles que Philis luy reprochoit. Et Diane luy ayant esté proposée comme Bergere, à qui la beauté ne manquoit pour estre aymée, ny le jugement pour sçavoir cognoistre son merite, il commença de la servir & rechercher tout ainsi que s’il en eust esté bien amoureux. Mais Philis ne s’en alla pas exempte aussi de la mesme peine, par ce qu’à la requeste de Silvandre, elle fut en mesme temps condamnée d’aymer & servir Diane, avec les mesme devoirs & les mesmes soings, que les bergers ont accoustumé de rechercher celles desquelles ils sont amoureux passionnez, afin que trois Lunes estans escoulées en ceste recherche, Diane peust juger qui des deux se sçauroit mieux faire aymer. Or depuis ceste honneste emulation a esté en ce berger & ceste bergere, de telle sorte qu’ils n’y ont oublié ny la peine, ny le soing de la plus ardante & veritable affection, & quoy que le terme fust prefix de trois Lunes, dans lesquelles cest assayse devoit faire par eux, & juger par Diane, si est-ce qu’il a bien continué d’avantage d’autant qu’il sembloit estre bien raisonnable, que comme j’avois esté des premiers à les condamner, & à rendre ce tesmoignage de leur merite, je me trouvasse aussi au jugement qui en seroit fait par Diane. Et cette occasion ne s’estant rencontrée depuis que les trois Lunes ont esté passées, ils ont prolongé jusques à ceste heure, qu’il semble que le ciel a reservé ce jugement, afin qu’avec plus de solemnité il fut donné en vostre presence.

La Nimphe Leonide finit de ceste sorte : Et Daphnide prenant la parole. J’avouë, dit-elle, se tournant vers Adamas, que ce n’a point esté sans estonnement, que j’ay veu ces jours passez Phillis rechercher ceste belle Diane avec des paroles d’homme, mais maintenant changeant cét estonnement en admiration, il faut que je die, n’avoir jamais envié le bon-heur de personne que le vostre : Je veux dire, mon pere, que le ciel vous ait esloigné de ces troubles & inquietudes des affaires du monde, pour vous faire vivre parmy la douceur & la tranquilité de ceste vie : Heureux, veritablement vous pouvez vous dire, d’estre nay en Forests : Heureux d’y estre obey & aymé comme grand Druyde, mais je vous dis encore plus heureux d’estre voisin de ces agreables rivages de Lignon, où le ciel a voulu faire naistre les plus gentils Bergers, & les plus belles & discrettes Bergeres, qui ayent jamais porté ce nom. Madame, respondit Adamas, j’accorde tout ce que vous dites, & vous proteste que je ne changerois pas mon bon-heur à celuy du plus grand Monarque de la terre, n’ayant à supplier le grand Tautates, sinon qu’il nous le continuë à longues annes : Mais pour les loüanges que vous donnez à nos Bergeres & discrettes Bergeres, je m’asseure qu’ils ne les recevront pas sans rougir, encores qu’ils l’ayent bien agreable venant de vostre bouche : Et toute la trouppe se levant & faisant la reverence à Daphnide, pour approuver ce que le Druyde, avoit dit : Mais, Madame, dit-il, puis que vous avez sceu le subject de la recherche de Silvandre & Philis, ne vous plaist-il pas d’en oüyr le jugement qui en sera fait ? Ce seroit, respondit Daphnide, me laisser avec un grand desir, que de me priver de ce contentement, & je vous supplie mon pere, d’ordonner qu’ils continuent, & que nous en voyons la fin. Le Druyde alors se tournant vers Philis, Ce fut vous, Bergere, dit-il, qui fustes la premiere à provoquer Silvandre au combat, il est raisonnable aussi, que vous soyez la premiere à dire les raisons, par lesquelles vous devez avoir la victoire. Alors Philis ayant fait une grande reverence à Diane & au reste de la compagnie, sans se r’asseoir commença de parler de ceste sorte :


HARANGUE DE


la Bergere Philis.


Je n’eusse jamais pensé, ma maistresse, que parmy les Bergers de ceste contrée, & particulierement entre ceux qui paissent leurs troupeaux le long des rives de Lignon, il s’en trouvast quelqu’un si remply de vanité, qu’il se peust estimer digne d’estre aymé, & mesme d’une Bergere si pleine de merite que Diane : Diane dis-je, la plus accomplie & la plus parfaicte, non seulement de toutes celles qui ont porté la houlette, & conduit les troupeaux, mais encores de toutes celles qui jamais ont eu le beau nom de Diane, me semblant que la simplicité de leur ame n’a point encores conceu une presomption si difforme, ny qu’un monstre si arrogant n’a point jusques icy esté recogneu parmy nous. Toutesfois vous le voyez devant vos yeux, ma belle maistresse, non seulement avec un cœur & un visage plein d’Amour, mais la teste couverte de chapeaux de fleurs, comme si desja il avoit emporté la victoire, qu’injustement il pretend. Mais, Berger, dy moy je te supplie, d’où vient ceste temeraire presomption ? & par quelle pretenduë raison l’as-tu peu concevoir ? Tes merites au moins n’ont pas donné naissance à ceste esperance si peu raisonnable, lors que tu as consideré les perfections de Diane, puis qu’elles sont telles, que n’y ayant point de proportion, entre ce qu’elle merite, & ce que tu vaux, l’amour ne peut estre produite par des choses tant inegales. Je m’asseure que l’outrecuidance qui est en toy, ne sera pas si grande qu’elle te fasse nier ce que je dis, & qu’en ton ame tu ne m’avoües, qu’il n’y à rien qui puisse esgaler les perfections de nostre maistresse : Et comment arrogant & temeraire Ixion oses-tu l’aymer ? & de plus comment as-tu la hardiesse de penser qu’elle te puisse quelquefois aymer ceste belle & si belle Diane, que les yeux ne la doivent regarder que pour l’idolatrer ? Mais si ceste outrecuidance est grande en ce berger, l’autre que j’en vay dire, est bien ce me semble encores plus extreme. Par ce que la beauté ayant des attraicts si violens, il est certain que bien souvent elle clost les yeux à celuy qui en est touché, & l’empesche de prendre garde à son devoir, & fait passer ses desirs beaucoup plus outre qu’il n’est raisonnable. Mais Silvandre, qu’elle excuse peux tu apporter qui soit bonne en la pretension que tu as, de devoir estre plus aymé d’elle que moy ? Puis que quand je n’aurois aucun advantage par dessus ce que tu peux valoir, encores ne me le sçaurois-tu nier, que chacun naturellement ne soit incliné à aymer son semblable, & moy estant fille comme nostre maistresse, il est certain que naturellement elle me doit aymer d’avantage. Mais outre cela, qu’est-ce qui peut mieux faire naistre l’Amour, que la longue & ordinaire praticque ? c’est par elle que les perfections sont mieux recogneues, c’est par elle que les merites estans recognus, l’amour va jettant ses racines plus profondes, & c’est par elle que les occasions se presentent à chasque moment de se rendre les reciproques devoirs, qui sont les veritables nourrices d’une parfaite & entiere affection. Or que je n’aye ceste ordinaire conversation avec elle, & que je l’aye euë de tout temps plus particuliere que toy, malaysément le pourras-tu nier, puis qu’elle mesme le sçait, & qu’elle te pourra à l’heure mesme convaincre de mensonge, Mais outre toutes ces raisons, je t’en vay dire une qui te doit clorre la bouche, si pour le moins l’outrecuidance t’a laissé encores quelque partie de l’entendement que tu soulois avoir. Ne m’avouëras-tu pas, que ce qui est de plus beau & plus parfaict, est aussi plus aymable & plus estimable ? Te voicy, berger, pris en un fascheux destroict, si tu l’avouës, ta cause est perduë, & si tu le nies, quelle offence ne fais-tu pas à nostre maistresse ? car nostre sexe estant infiniment plus parfaict que celuy des hommes, il faut qu’en ceste qualité tu me cedes, & que tu confesse que j’ay cét advantage par dessus toy, & pour lequel je dois estre plus aymée. Que quand toutes ces choses ne seroient point, n’est-il pas vray, Silvandre, que les déguisemens, les feintes, & les dissimulations recogneuës, ne sont jamais cause de faire naistre l’amour ? Et toutefois penses-tu que cette belle Diane ne sçache asseurément que toutes ces recherches que tu luy fais, tous ces devoirs que tu luy rends, & bref toute ceste affection que tu t’efforces de luy faire paroistre, ne sont que pour la gageure que nous avons faicte, & ne procedent que du desir que tu as de me vaincre, & non pas des perfections, ny de son beau visage, ny de son bel esprit. Il me semble que je t’oys desja respondre, que cela est vray, mais que ceste raison est de mesme contre moy, puis que la gageure estant reciproque, toutes les demonstrances que je luy faicts de mon affection, peuvent avoir le mesme deffaut & le mesme blasme. O berger que tu te trompes ! puis que long temps avant que nostre dispute fust commencée, je l’aymois veritablement, & je sçay que de mesme j’estois aymée d’elle, ce qui ne se peut dire de toy, qui ne faicts que de venir parmy nous, & n’as jamais tourné les yeux sur bergere quelconque pour l’aymer, tant s’en faut que tu ayes osé regarder celle-cy. Mais dy la verité, Silvandre, ne confesseras-tu pas, qu’avant cette gageure, à peine eusses-tu peu discerner le visage de Diane d’avec le mien, ou de quelqu’autre que ce fust des bergeres de Lignon ? Et ne penses-tu point que ces extremes passions que tu representes en tes discours, ces trespas, ces languissemens, ces transports, & bref toutes tes folies, ou plustost déguisemens, ne la convient point aussi tost à rire qu’à aymer ? Le voila, ma maistresse, ce transi d’Amour, le voila cét idolatre de vos beautez, qui brusle en ses discours, & qui meurt pour avoir trop d’affection, c’est celuy-là mesme qui un moment avant nostre gageure, ne sçavoit presque si vous viviez, ou qui pour le moins n’avoit gueres plus grande cognoissance de vous, que vostre nom luy en donnoit : Et toutesfois vous l’avez veu en mesme instant bruslant d’amour, quoy bruslant ? mais desja en cendre, voire consumé entierement ; ne faut-il pas plustost rire de ceste folie, qu’admirer son affection, ou s’il y a lieu d’admiration en cecy, ne faut-il pas plustost admirer l’asseurance avec laquelle il parle de cette amour, & de laquelle il fait tant de plainte, que de compatir avec luy à ses peines imaginées. Mais confessons luy encores qu’il y ait quelque estincelle de vostre beauté, qui pour s’en estre trop approché l’ait veritablement un peu attaint, & que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous, n’est-il pas vray que c’est moy qui en dois avoir toute la recompense, puis que c’est moy qui en suis la cause ? Je puis dire avec verité, & vous le sçavez ma belle maistresse, que sans mes reproches, cette gageure ne se fust jamais faicte, & ne se faisant pas, eust-il eu ny la volonté ny la hardiesse de vous regarder ? Si donc il veut pretendre quelque grace de vous pour les services que depuis il vous a rendus, n’est-ce pas à moy à qui elle se doit faire, puis que je le vous ay donné tel qu’il est ? C’est donc moy, qui avec raison dois pretendre tout ce qu’il vaut, & qu’il merite, & quand il n’y auroit autre occasion pour me donner cette victoire qu’il me debat, je la devrois obtenir par celle-cy, puis que tous les devoirs, tous les soings, & toutes les actions qui le vous peuvent rendre aymable, doivent estre mis en mon conte, & à mon advantage. Cesse donc Berger, de disputer avec moy une chose que tu cognois bien m’estre deuë, & devançant le jugement que tu ne peux eviter, consens que la gloire me soit donnée, que ma fortune, ma condition, & mes merites m’ont acquise par dessus toy : si tu le fais, l’on cognoistra que tu ne t’es mis en cette entreprise que pour passe-temps, & ton esprit & ton jugement paroistront en cette action, & seront jugez de tous pour tres-estimables, ton esprit d’avoir sceu si bien desguiser une fausse affection sous les actions & le visage d’une veritable amour, & ton jugement d’avoir sceu si bien recognoistre l’avantage que j’ay par dessus toy : que si tu ne le fais, tu ne prolongeras point d’avantage le terme du chastiment de ton arrogance, qu’autant que tu retarderas par la longueur de ta responce, le jugement que nostre maistresse en fera : & par ce que je ne sçay en quel humeur tu és, à fin d’estre bonne mesnagere du temps, & pour haster d’autant plus la gloire qui m’est preparée, je laisseray tant d’autres raisons que je pourrois alleguer, & les remettray toutes au bel esprit de nostre maistresse, m’asseurant & qu’elle les sçaura mieux penser que je ne les sçaurois dire, & que tout ce que je sçaurois adjouster seroit desormais superflu, puis que desja la justice de mes infaillibles pretensions est si claire, qu’il n’y a rien qui luy puisse apporter plus de lumiere : seulement ma maistresse je vous supplie de vous souvenir, que non seulement Silvandre est hayssable en ses feintes : mais ayant sceu si bien déguiser une menteuse affection, il a rendu tous les hommes mesprisables, ou pour le moins leurs recherches, & leurs affections, nous ayant appris par la preuve qu’il en a faicte, qu’il n’y a ny foy ny verité parmy eux. Et ayant commis une si grande faute, n’est-il pas bien raisonnable qu’il vous ressente juge severe, mais juste, puis qu’il ne merite pas de vous avoir pour Maistresse favorable, n’ayant que des feintes & des dissimulations ?

A ce mot, Philis ayant faict une grande reverence à Diane & au reste de la compagnie, ne voulant rien dire d’avantage, s’assit non pas toutefois sans regarder d’un œil sousriant Silvandre, qui estoit tout esmeu des discours qu’elle avoit tenus contre luy, & qui toutefois dissimulant le mieux qu’il pouvoit, & ayant receu le commandement de parler, s’en alla mettre à genoux devant Diane, où posant son chappeau de fleurs à ses pieds, s’en revint en sa place, & sans se r’assoir, apres avoir quelque temps tenu les yeux sur toute la troupe, il commença de parler, de cette sorte.


RESPONCE.


DU BERGER SILVANDRE.


Si je n’estois devant le Temple d’Atrée, que ceux qui nous en ont donné la cognoissance nous ont faict entendre estre la Déesse de la justice : & si j’avois un moindre Juge que Diane non seulement compagne, mais la plus chere & plus particuliere amie d’Astrée, j’aurois très-grande occasion de craindre la perte de cette cause, & d’en redouter le prochain jugement, non pas tant pour les paroles si bien fardées de cette bergere, ny pour toutes les raisons desguisées qu’elle à voulu rapporter contre moy, quoy qu’avec un artifice tres-grand, que pour me recognoistre defaillant en la plus forte & principale raison qui me seroit bien necessaire : car le different duquel nous disputons est fondé sur ce seul point : A sçavoir, qui de nous deux se sçaura mieux faire aymer à cette belle Diane, que nous avons eslevë pour le centre, où tous nos services & toutes nos affections doivent tendre : Voila le poinct que nous allons cherchant, & lequel il est si malaisé d’approcher, que je le tiens presque impossible, s’il ne plaist au grand Tautates de se monstrer aussi bien Tharamis, en purifiant de sorte mon Amour, & la nettoyant si bien de toute imperfection qu’elle puisse meriter d’estre offerte à cette belle Diane : Qu’il s’est faict paroistre Hesus, c’est à dire puissant, en la rendant si belle & si parfaicte, qu’il n’y a rien parmy les mortels qui puisse esgaler, ny sa beauté, ny sa perfection.

Peut-estre vous pourriez-vous estonner, ma Maistresse, qu’estant en ce lieu si sainct, & dedié à la Déesse de la Justice, & en la presence de la plus chere & familiere amie de cette juste Astrée, j’ose pretendre un favorable jugement, puis que j’avouë que cette raison principale & plus necessaire me defaut : Mais oyez, s’il vous plaist mon Juge, surquoy je fonde ma juste pretension. Le propre de la Justice n’est pas seulement de juger rigoureusement selon les loix qui nous sont données, mais apres avoir consideré la veritable puissance de chasque chose, establir avec equité la loy naturelle, que celuy qui fait tout ce qu’il peut, n’est obligé à rien d’avantage, & que s’il ne parvient jusques où il seroit necessaire, l’on ne doit pas le luy imputer à quelque faute ou manquement : mais l’attribuer aux ordonnances de la nature ; qui s’est pleuë de les establir de cette sorte, & tant s’en faut qu’il soit blasmable pour ce manquement, qu’il est grandement à estimer d’estre parvenu jusques au poinct que nul autre de son espece ne peut outrepasser, & où il y en a fort peu qui puissent arriver. Si ce point m’est accordé, que je croy ma belle maistresse ne me pouvoir estre mis en doute, pourquoy feray-je difficulté de me presenter au Trone de ceste juste amie d’Astrée, encores que je ne puisse attaindre à la perfection que la beauté de Diane demande pour estre dignement aymée, puis que mon affection est veritablement parvenuë jusques au terme où jamais autre n’arriva, & que jamais Amant n’outrepassera ?

Pourquoy donc injurieuse Philis, pensant favoriser & fortifier vos foibles & mal fondées pretensions, me blasmez-vous sans raison, puis que si je ne puis aymer avec plus de perfection celles que j’avoüe, & que je recognois trop bien en Diane : Ce n’est pas ma faute, mais de la nature qui ne m’a voulu donner ny plus d’esprit, ny plus de capacité, & de laquelle toutesfois je ne puis me plaindre, puis que c’est une loy commune à tous les mortels, si ce n’est que comme mes yeux & mes desirs se sont eslevez à un subject qui surpasse en merites toutes les œuvres de ses mains, il semble qu’il eust esté raisonnable qu’elle m’eust aussi donné plus de puissance d’aymer, & plus de capacité pour le pouvoir faire plus dignement. Mais cette sage nature ne l’ayant voulu de cette sorte, il faut croire que ç’a esté pour quelque grande raison, & peut-estre pour monstrer plus clairement la tres-grande beauté de Diane, qui me contraignant de l’aymer, action qui est par-dessus ce que les hommes peuvent, & contre cette regle d’esgalité que vous proposez Philis devoir estre entre ceux à qui il est permis de s’entre-aymer, faict voir ses grandeurs par les effects, puis que la force doit estre tres-grande, qui esleve quelque chose par-dessus les loix que la Nature luy a imposées.

Doncques, bergere, si vous n’estes jalouse de la gloire de Diane, vous ne devez point trouver mauvais que je l’ayme, ny m’accuser d’arrogance, puis que c’est la force de sa beauté qui m’y contrainct, & qu’en cela la grandeur de ses perfections se faict mieux cognoistre à tous ceux qui me voyent : & ne me demandez plus, je vous supplie, comment je l’ose aymer : J’avouë que j’en suis aussi ignorant que vous : mais cette ignorance ne m’empesche pas que je ne sois le plus perdu d’amour de tous ceux qui ont jamais aymé. Et quand vous me dites que ceste Diane est telle, que les yeux ne doivent la regarder que pour l’idolatrer, pourquoy ne dictes vous Adorer, puis que s’il y a quelque chose en terre, qui pour ses perfections merite les autels & les sacrifices, je croy que c’est cette Diane, que je n’idolatre pas comme vous, mais que j’adore pour la vraye Diane en terre, qui esclaire dans le Ciel, & qui commande dans les Enfers.

Mais quand vous me demandez, d’où vient la temeraire pretention que j’ay d’estre aymé d’elle, & qu’en cela vous me nommez Monstre d’arrogance & de presomption, vous faictes bien paroistre que vous sçavez fort peu que c’est que l’Amour, ny quels sont les effets qu’il produit en ceux qui le recognoissent. Vous m’avez cent fois avoüé que l’Amour est de soy-mesme bon, & je ne pense pas que vous veüillez maintenant dire le contraire, vostre silence me faict croire que vous y consentez, & à la verité, ce seroit autrement contrevenir au jugement de tous ceux qui en ont parlé avec raison : Car si rien ne peut produire que son semblable, l’Amour procedant de la cognoissance du bon & du beau, ne peut estre aussi que fort bon, & fort beau : Mais ce qui est bon & beau, peut-il estre veu & cogneu sans estre aymé ? Je ne vous estime pas si hors de raison, que vous le veüillez dire, mais quand cela seroit je vous convaincrois par les mesmes paroles que vous venez de dire : Et en voicy les mesmes mots. La beauté, dictes-vous, a des traicts si violens, que bien souvent elle clost les yeux à ceux qui la voyent & fait passer leurs desirs beaucoup plus outre qu’il n’est raisonnable. Si donc ce qui est beau & bon, ne peut-estre veu sans estre aymé, & si l’amour est beau & bon, pourquoy appellez-vous en moy arrogance, ce qui est raisonnable en tout autre ? Disant, que c’est une temeraire pretention que celle que j’ay, aymant ceste belle, de pouvoir estre aymé d’elle, puis que si elle cognoist mon Amour, & l’Amour estant bon, comment voulez vous qu’elle recognoisse en moy ce qui est bon sans l’aymer ? Ce seroit un deffaut en elle de jugement, lequel je ne pense pas que personne que vous, luy puisse reprocher. Avoüez donc, Philis, si vous ne voulez l’outrager grandement, que cognoissant l’Amour que je luy porte, elle l’ayme, & que ma pretention n’est point outrecuidée, ny moy un monstre si difforme que vous me despeignez : Que si vous m’opposez que ceste raison ne preuve pas qu’elle m’ayme, mais seulement l’Amour que je luy porte : Je vous responds, bergere, que cette Amour que sa beauté produict en moy, est un accident inseparable de mon ame, de telle sorte que l’un ne peut subsister sans l’autre, & quand je dirois qu’ils sont tellement changez l’un en l’autre, que mon ame est cette Amour, & cette Amour est mon ame, je dirois une verité tres-certaine, car il n’est pas plus vray que je vis avec ceste ame qui me donne la vie : qu’il est asseuré que je ne sçaurois vivre sans cette Amour que je luy porte. Que si vous luy repliquez, que quand cela me seroit accordé, toutesfois il ne s’ensuivroit pas que cette belle Diane me deust aymer, par ce que peut-estre elle n’a pas encore veu, ny cogneu ceste Amour. Je vous responderay, bergere, que je croy bien qu’elle n’en a pas veritablement encores recogneu la grandeur, ou plustost l’extreme immensité, car c’est ainsi qu’il faut nommer ceste affection avec laquelle j’ayme, ou plustost j’adore ma maistresse, par ce qu’il n’y a point d’assez grands services, ny d’assez grandes demonstrations, pour la pouvoir faire recognoistre entierement : Mais je ne puis douter que ce bel esprit qui est en elle, n’en ait clairement remarqué & cogneu une grand partie, puis que si mes actions ne l’ont peu si bien faire que je l’eusse desiré, vos reproches & vos paroles l’ont fait quelquefois, sans que vous y ayez pensé : & mesme en la presence de toute cette honorable assemblée, vous venez de luy dire que je me presente devant elle, avec un cœur & un visage plein d’Amour, Les tesmoinages que nostre ennemy rend de nous, quand ils nous sont avantageux sont bien plus croyables que ceux que les personnes indifferentes rapportent. De sorte que ma belle maistresse ne doutera nullement, que quand vous direz que j’ay le cœur plein d’Amour, & qu’à tous propos vous la nommerez nostre maistresse, cela ne soit tres-veritable, puis que c’est un tesmoignage que je n’ay point mandié, & qui par consequent ne luy peut estre suspect.

Et ne faut que pour fuir la rigueur de l’equité qui est en elle, & recognoissant le peu de raison que vous avez de debattre ceste gloire avec moy, vous recouriez aux faveurs que la nature vous a faictes, alleguant que comme fille, elle doit plustost aymer une fille qu’un berger, & qu’en ceste qualité, vous avez de l’advantage par dessus moy : Car au contraire, il est bien plus naturel à une fille d’aymer un berger, que non pas une autre fille comme elle, & d’effect si nous voulons rechercher les loix que la Nature nous donne, nous les trouverons tousjours exactement observées parmy les animaux, qui n’usent pour leur conservation que de ces seules ordonnances. Que si nous voulons considerer ce qu’ils font, avec qui est-ce que la Genice contracte amitié ? choisit-elle dans tout le troupeau une autre Genice comme elle, pour belle qu’elle puisse estre, ou bien n’est-ce point quelque Taureau ? La Colombe s’allie-t’elle avec un autre Colombe ? ou bien si ce n’est point avec un pigeon ? Mais la Tourterelle, de qui regrette-t’elle la perte d’un eternel veufvage ? n’est-ce pas de celuy à qui dés le commencement elle s’est appariée ? Que si les animaux observent cette ordonnance & sur la terre & dans l’air, qu’est-ce qu’ils font parmy les eaux ; Ceux, ô bergere, qui sont soigneux de remarquer les secrets de Nature, vous diront, que dans leurs estangs ils sont contraints de mettre le masle avec la femelle du poisson, & que jamais de ceux qui vivent de rapine, il ne s’est veu que le masle & la femelle se soient affamez, mais ouy bien plustost qu’ils se sont defendus jusques à mettre la vie l’un pour l’autre, vous le sçavez, Philis, aussi bien que moy, & l’experience ordinaire vous empesche d’en douter : Mais les choses plus insensibles n’observent-elles pas ceste mesme loy de la nature ? La Palme peut elle estre contente qu’elle ne soit aupres du Palmier ? & si elle en est esloignée, d’autant qu’elle est attachée par les racines, & qu’elle ne peut s’en approcher, on la voit pancher & ses branches & tout le tronc du costé où il est, & où elle voudroit bien aller, s’il luy estoit permis. Ce n’est donc pas, ô Philis, par les loix de la nature comme vous dites, que Diane vous doibt aymer plus que moy, car si elle les vouloit suivre, elle ne tourneroit pas seulement les yeux de vostre costé : Que si toutesfois vous voulez qu’il soit ainsi, je vous accorde, bergere, qu’elle vous ayme comme fille, mais consentez aussi, qu’elle m’ayme comme son serviteur : Vous ne pouvez y contredire, car il n’est pas plus vray que vous estes fille, qu’il est très certain que je suis son serviteur, ny il n’est pas plus naturel qu’une fille ayme une fille, que chacun ayme celuy qui l’ayme, par ainsi & vous & moy aurons obtenu ce que nous demandons : mais je voy bien que maintenant vous changerez d’opinion, & que sans plus recourre à cette amitié naturelle, puis qu’elle ne peut estre à vostre avantage, vous rechercherez celle qui vient de l’election. Et d’effect voila qu’incontinent vous dites qu’elle vous doit aymer plus que moy, par ce que l’ordinaire conversation que vous avez avec elle, plus estroitte que je n’ay pas, augmente l’Amour, soit par ce que les perfections de la personne aymée sont mieux recogneuës, soit d’autant que l’on a plus de commodité de se rendre ses devoirs mutuels, qui conservent & augmentent l’Amour.

Mais, Philis, ny mesme par ceste voye vous ne parviendrez pas à ce que vous pretendez, car elle vous en esloigne encore plus que l’autre, d’autant que par la premiere raison, vous pouvez peut-estre demander son amitié comme estant fille, mais par celle-cy : vous courez fortune de rencontrer la haine au lieu de l’Amour. Il est vray, bergere, que la pratique d’une personne aymable, la fait aymer d’avantage, mais il est tres-certain aussi, que celle d’une personne desagreable, la fait encores plus hayr, d’autant que comme par l’ordinaire pratique, nous venons à la cognoissance des perfections, de mesme par elle nous descouvrons mieux les imperfections. Et par cette raison il advient presque tousjours, que cette estroite pratique rompt plus d’amitiez, qu’elle n’en augmente, & qu’il semble que les petits esloignemens rendent l’amour beaucoup plus violente. Je ne voudrois pas, ô mon ennemie ! expliquer d’avantage ce point, si je pensois que vous ne voulussiez vous en servir à mon desadvantage, mais cela me contrainct de dire, que vous avez faict comme ces mauvais Orateurs, qui au lieu de soustenir la cause de leurs cliens, descouvrent les raisons qui leur sont contraires. Comment, bergere, pouvez vous penser que la conversation ordinaire vous fasse plus aymer, puis qu’au rebours, c’est par elle, que vous faictes voir les deffauts de vostre amitié qui sont très grands, & lesquels vous ne pouvez nier, puis que cent & cent fois je vous en ay convaincuë en presence de ma belle maistresse.

Il seroit trop long, mon juge, & la recherche que j’en pourrois faire, vous seroit trop ennuyeuse, si je voulois vous en faire souvenir par le menu, outre que je l’estime inutile, puis que vous en avez assez bonne memoire, me semblant vous avoir ouy dire plusieurs fois, que vous vous en souviendriez en temps & lieu. C’est à cette heure le temps, ô ma belle maistresse, & voicy le lieu qu’il le faut faire, tant pour monstrer que vous estes juste, que pour donner tesmoignage que vous avez memoire de ce que vous promettez. Punissez la ceste glorieuse bergere, tant pour son outrecuidance, que par ce que les perfections qui sont en vous, ne peuvent souffrir les deffauts d’une si imparfaicte amitié que la sienne : Et par ainsi, ô Philis, vous cognoistrez que l’avantage que vous pretendez de ceste particuliere pratique, vous est plus ruineuse que favorable : & à la verité, ce que vous avez allegué en cela, a plus de reproche que de la raison, puis que si vous estes plus pres de ma belle maistresse que moy, vous sçavez bien qu’il n’est pas raisonnable, & que j’en ay assez de desplaisir, sans que pour me l’augmenter, vous me le remettiez ainsi devant les yeux, & toutesfois, ny mesme en cela vous n’avez point d’avantage par-dessus moy, au contraire je pense que si toutes chose sont bien considerées, je l’auray par dessus vous ; Puis que la demeure que vous faites aupres d’elle, c’est seulement le jour, & encore de ce temps-là vous en employez une grande partie hors de sa presence, soit aux affaires de vostre maison, ou a d’autres divertissemens desquels vous ne pouvez vous desrober, & par ainsi bien souvent ce que vous donnez à ma belle Maistresse, c’est la moindre partie du jour : Mais au contraire, quand est-ce que le jour me surprend, que je ne sois auprez d’elle ? Quand est-ce que la nuict me vient trouver ailleurs ? Et quels divertissements m’en peuvent jamais separer ? Il faut, Bergere, que vous sçachiez que tant s’en faut que ces choses qui sont hors de moy m’ayent peu trouver ailleurs qu’avec elle, que moy-mesme je ne me suis jamais pris garde d’avoir esté en quelque autre lieu, depuis que j’ay commencé de l’aymer continuellement, Philis, je la voy, continuellement je la contemple, & continuellement je l’adore : & vous pouvez dire, que vous estes plus souvent aupres d’elle que je ne suis. O bergere ! ostez ceste opinion de vostre ame, & croyez qu’elle mesme n’y peut estre plus souvent que moy, & si je ne craignois de dire trop, & par dessus la creance de la plus grande partie de ceux qui m’escoutent, je dirois avec verité, que je suis encores plus souvent aupres d’elle, qu’elle mesme : Et il est vray que j’y suis plus souvent : car elle quelquefois se divertit par les presences des autres bergeres, quelquefois pour parler à elles, & quelquefois pour leur rendre les devoirs d’amitié, & de la courtoisie, & quelquefois pour les soucis des affaires domestiques, au lieu que moy je suis continuellement attaché auprez d’elle, comme Promethée sur son rocher, ou plustost comme le corps & d’ame le sont ensemble par les liens de la vie : car il n’est pas plus naturel au corps de mourir aussi tost que l’ame s’en separe, qu’il seroit asseuré que je mourrois, si je me separois un moment de ceste belle pensée.

Je voy bien bergere, que vous riez de m’oüir dire que je suis continuellement auprez de ma maistresse, puis que vous croyez que cela n’estant que de la pensée, je suis personne qui me contente fort des imaginations. Que voulez-vous, Philis, que j’y fasse ? J’avoüe que si j’y pouvois estre de la pensée & du corps, je serois encore plus content : mais si vous diray-je bien, que de la façon que j’y suis plus parfaictement que vous, puis que le plus souvent que vous y estes de la presence, vous en estes infiniment esloignée par la pensée qui vous emporte ordinairement fort loing de là, ne laissant où il semble que vous soyez, que le corps, qui est la moindre partie de vous, au lieu que la mienne n’ayant ny desir ny contentement qu’aupres d’elle, elle n’en part jamais pour quelque divertissement qui se puisse presenter. Que si vous dites que ces pensées sont bien incapables, & bien inutiles pour la santé, puis que ce ne sont que des imaginations : Ah ! bergere, prenez garde que par mesme moyen vous ne blasmiez ces intelligences, qui n’adorent le grand Tautates qu’avec la pure pensée, & qui continuellement ne parlent & ne conversent avec luy que par la voye de la contemplation. Et vous semble-t’il, que le moyen avec lequel je suis aupres de Diane, soit inutile & tant incapable de la servir, puis que je la sers & l’adore en terre, comme ses pures pensées servent & adorent le grand Tautates dans le Ciel ? Ce seroit un blaspheme de le penser, & plus grand encore de le dire, & duquel je m’asseure vous ne demeureriez pas longuement impunie.

Vous voyez donc, ô Philis, combien je suis beaucoup plus avantagé que vous, pour la raison que vous avez alleguée : & croyez que celle que vous dites de l’avantage du sexe duquel vous estes favorisée par dessus le mien, n’est pas moins contre vous. Car j’avoüe, & je l’avoüe avec verité, que les femmes sont veritablement plus pleines de merite que les hommes, voire de telle sorte, que s’il est permis de mettre quelque creature entre ces pures & immortelles intelligences, & nous : Je croy que les femmes y doivent estre, par ce qu’elles nous surpassent de tant en perfection, que c’est en quelque sort leur faire tort, que de les mettre en un mesme rang avec les hommes : outre que nous pouvons avec raison les estimer un juste milieu pour parvenir à ces pures pensées, (c’est ainsi que les plus sçavants nomment presque ordinairement ces immortelles intelligences) puis que nous apprenons par l’experience, que c’est d’elles que toutes les plus belles pensées que les hommes ont, prennent leur naissance, & que c’est vers elles qu’elles courent, & en elles qu’elles se terminent : Et qui doutera qu’elles ne soient le vray moyen pour parvenir à ces pures pensées, & que Dieu ne nous les ait proposées en terre pour nous attirer par elles au Ciel, où nos Druydes nous disent devoir estre nostre eternel contentement ? Quant à moy je l’avouë, je le croy, & je suis prest à le maintenir jusques à la fin de ma vie : mais que pour cela vous deviez estre plus aymée de ma maistresse. O bergere ! rayez cette opinion de vostre creance, tant s’en faut, je croy qu’il doit faire un contraire effet.

Nous avons dit, que quand quelque chose fait tout ce que la Nature luy permet de pouvoir faire, & qu’elle s’esleve à toute la hauteur où elle peut naturellement se hausser, elle est grandement estimable, & maintenant je dis que celuy qui fait moins que ce que naturellement il peut faire, doit estre beaucoup plus blasmé, & mesme quand c’est une chose de soy-mesme loüable, que quand par la naturelle impuissance il laisse de la faire. Par cette raison, comment, bergere, ne serez-vous bien fort taxée, estant née fille, qui est un sexe si parfaict, qu’il tient le milieu entre ces purs entendemens & nous d’aymer si imparfaitement que vous faites, & mesme un subjet si plein de perfections ? Je tiens pour certain, que Diane si quelquefois elle a daigné jetter les yeux sur nous, & je croy que sa douceur, sa bonté & sa courtoisie naturelle, le luy a fait faire bien souvent : Je tiens pour asseuré ; dis-je, qu’elle n’a jamais consideré mon extreme affection sans l’estimer, ny la foiblesse de vostre amitié sans la blasmer : car elle a veu la mienne si parfaite & entiere, & tellement exempte de toute reproche, qu’elle n’a peu moins faire que de loüer grandement, qu’un sexe tant imparfait que celuy des hommes, ait peu en moy comporter une si parfaite Amour que la mienne. Et au contraire, elle n’a peu considerer en vous une amitié si pleine de defauts & de manquemens, sans mesestimer celle qui est cause que le sexe des femmes qui est de tant avantagé de la nature par dessus le nostre, soit tant inferieur en l’Amour à celuy d’un homme.

Mais voicy d’autres raisons, ma maistresse, qu’elle allegue contre moy, qui ne sont guere plus à son avantage, pour m’accuser envers Amour du crime de leze Majesté. Elle dit que toutes les demonstrations que j’ay faites de vous aymer, n’ont esté que des feintes & des desguisemens, & il luy semble de bien preuver ceste calomnie, quand elle dit que c’est par gageure que je vous ayme, & qu’auparavant je ne vous aymois point. Mais, je vous supplie, mon juge, prenez bien garde aux mauvaises consequences qu’elle tire de ses presuppositions. J’avoüe, Philis, que c’est par gageure que j’ayme Diane, & que ceste gageure a donné commencement à mon affection, mais faut-il conclure pour cela que mon Amour ne soit que dissimulation, ou que pour n’en avoir point aymé d’autres auparavant, je n’ayme point maintenant Diane ? Nullement, bergere, car encore que par gageure on coure à qui attaindra plustost le terme propose, faut-il croire que l’on ne coure pas pour cela à bon escient ? Au contraire n’est-ce pas la gageure, & le desir de vaincre qui nous fait faire des efforts veritables, qui semblent presque par dessus nos forces, en nous attachant des aisles aux pieds, tant la naturelle inclination que chacun a en soy de surmonter, a de force en toute personne bien née ? Ne dites donques plus mon ennemie, que mes extremes passions, que mes trespas, & mes transports soient des desguisements, des feintes & des dissimulations, car il est vray que j’ay aymé par gageure, mais il est encore plus certain que mon affection est tellement veritable & asseurée, que je ne suis pas plus vrayment Silvandre, que je suis avec toute verité serviteur de ceste belle Diane : Et ne faut penser qu’encores qu’auparavant je n’eusse point d’Amour pour elle maintenant aussi je n’en aye point. Qui voudroit tirer cette conclusion de cette sorte, pourroit de mesme dire que Philis n’est point au monde, car, bergere, s’il vous disoit avant que de naistre, Vous n’estiez point née, donques vous ne l’estes point encore, diroit comme vous, lors que pour preuver que je n’ayme point Diane, vous dites qu’il y a cinq ou six Lunes que je ne l’aymois point. Si vous disiez qu’il n’y a pas longtemps que ceste amour est née, vous diriez vray, & je l’avouërois avec vous, & non pas sans beaucoup de regret, d’avoir vescu un si long aage, sans l’avoir employé en son service : mais quand vous taschez de preuver que je ne l’ayme point, par ce qu’il y a quelques Lunes que je ne la cognoissois point, & qu’est ce dire autre chose, sinon, que celuy qui n’est pas nay aujourd’huy, ne naistra jamais plus ?

Et voyez, ma maistresse, comme elle se contredit sans y penser, mais ne vous en estonnez, car c’est le propre du mensonge, & de la calomnie, de se contredire & d’estre diverse, au lieu que la verité est tousjours une. Mais confessons luy, dit-elle, que vostre beauté l’ayt attaint un peu, & que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Et quoy, Philis, vous dites que vous avez de l’Amour pour cette belle Diane, & que l’ordinaire pratique que vous avez d’elle, vous donne plus de commodité d’en recognoistre les perfections, & comment entendez vous maintenant ce que vous venez de dire ? Confessons luy, dites vous, que vostre beauté l’ait attaint un peu, & que par ce moyen il soit en quelque sorte à vous. Et comment entendez-vous ce point ? Est-il possible si vous avez recognu les perfections de Diane, que vous puissiez croire que l’on les puisse aymer un peu ? O ignorante de la force de sa beauté, jamais il ne part de sa main un coup qui ne porte jusques au cœur, & le cœur n’est jamais attaint que la blessure n’en soit mortelle. Vous pourriez parler de ceste façon des communes beautez qui se remarquent en quelques autres bergeres, & lesquelles quand elles esgratignent un peu la peau, l’on pense avoir fait une tres-grande preuve de la force, mais de celle de Diane, ô que les coups vous en sont bien incogneus, puis que vous en parlez de cette sorte. Aprenez de moy, ô mon ennemie, que le lezard qu’on dit ne demordre jamais, & que la remore qui peut arrester la violence d’un ruisseau, qui a le vent à pleines voiles, s’attache avec moins de fermeté que ces perfections depuis qu’elles ont touché un cœur, soyez tres-asseurée que les nœuds Gordiens qu’on estimoit indissolubles, peuvent estre denoüez plus aisément, que ceux desquels elle lie une ame, quand une fois elle l’a prise : Et croyez pour chose tres-veritable, que le feu dont nos Druydes nous disent, que tout l’Univers à sa fin doit estre embrasé, cede & en grandeur & en violence à la moindre estincelle de celuy dont ses yeux bruslent ceux qui les voyent. Et ne dites plus, peu experimentée bergere, que l’on peut l’aymer un peu, ou que l’on peut estre en quelque sorte â elle, tous ceux qui l’aymeront, ce sera extremement, & tous ceux qui seront à elle le seront entierement : & lors que vous dites que je l’ayme un peu, vous confessez sans y penser que je suis le plus amoureux homme du monde, & par consequent qu’il n’y a rien qui se puisse egaler à la grandeur de mon affection : que si ces paroles peuvent faire rire, je pense que ce seront ceux qui ne sçauront quels sont les effets d’amour, ou qui n’en auroit jamais ressenty les blessures : car les autres compatiront à mon mal par le sentiment qu’ils auront du leur. Mais à vous, Philis, il est permis de parler de ceste sorte, & de vous moquer de la grandeur de mon affection, qui vous estes trouvée un subjet incapable d’en estre touché, ou plustost qui n’avez jamais tourné les yeux sur le subjet qui peut faire mourir d’Amour tous ceux qui le verront. Mais, ma maistresse, voyez je vous supplie quelle reproche mon ennemie me faict, pour preuver que je ne vous ay me poinct, ou pour faire mespriser mon affection, & jugez par là si elle a ouy parler quelquefois d’Amour ? N’est elle pas bien gracieuse quand elle m’accuse de n’avoir jamais rien aymé que vous, & que vous estes la premiere qui m’avez surmonté ? J’avouë que voicy un blasme du quel je n’ay jamais ouy parler, & duquel toutefois je me dis librement coulpable : car il est vray que vous avez esté non seulement la premiere & la seule que j’ay aymée, mais de plus que vous serez encore la seule & la derniere que j’aymeray jamais : & s’il advient autrement, escoutez bien mon ennemye, afin que vous continuyez à m’accuser de ceste faute. Et s’il advient dis-je autrement, ô Soseil qui m’esclairez, ô air qui me laissez respirer, & vous, ô terre qui me soustenez, & qui me nourrissez, couvrez mes yeux d’eternelles tenebres, estouffez mon cœur parjure, & m’engloutissez dans vos abysmes, comme indigne de voir, de vivre, ny d’estre veu. Je monstreray par mon unique affection, que comme il n’y avoit rien qui fust capable de m’apprendre à aymer que la seule beauté de Diane, de mesme il n’y a point d’autre cœur qui puisse jamais arriver à l’aymer, avec la perfection que je l’ayme : & j’apprendray aux plus sçavans par l’eternelle durée de mon amour : qu’ils se trompent quand ils nous enseignent, que tout ce qui a eu commmencement doit avoir une fin, car ô Philis, cette affection que vous vous vantez d’avoir veu naistre, ne vous sur*** illisible pas seulement, mais tous les siecles à venir NB dans le texte, avenir.

Que si cette unique & eternelle affection est estimable, & si celle à qui elle s’adresse m’en veut faire quelque grace, & comment bergere pouvez vous dire qu’elle vous soit deuë ? Est-ce comme vous presupposez que vos reproches ont esté cause de cette amour, & que tout ce qui en est procedé, vous doit estre attribué comme à celle qui en est l’origine : Prenez garde, Philis, que cela vous estant accordé, il ne soit fort à vostre desavantage : car ceux qui sont cause du mal en doivent estre chastiez mais si comme vous dites, ma maistresse se doit plustost moquer de moy, que d’avoir esgard à ma peine : il s’ensuivra que ce sera de vous de qui elle se rira, & non pas de Silvandre, puis que vous vous en attribuez toute chose.

Mais n’ayez peur, bergere, je ne veux pas vous quitter mes justes pretentions à si bon marché : Lors que quelqu’un faict par autruy quelque chose, il faut considerer quelle est l’intention de celuy qui la fait faire : car si son intention est bonne, il ne doit point estre blasmé du mal qui en arrive, pourveu que d’ailleurs il n’en soit point coulpable, non plus que si son dessein estoit mauvais, il ne doit point avoir part à la gloire ny au profit qui en procede. Or si vous m’accordez ce que je dis, & je croy que personne ne le peut nier, voyons avant que vous donner ny loüange ny blasme quelle estoit vostre intention, lors que nostre gageure fut proposée par vous. Nous n’aurons pas, ma maistresse, beaucoup de peine à la descouvrir, car elle mesme la nous a dite : Les desguisemens, a-t’elle dit, & les feintes recogneuës apportent de la haine : mais Diane sçait que toutes tes recherches ne procedent que de la gageure que tu as faicte, & que tout ce qui s’en est ensuivy n’est que par fainte, donc elle te doit vouloir mal. Voyez-vous, ma maistresse, comme elle a pensé qu’en cette gageure je n’userois que de fainte & de dissimulation ? & puis que l’on est loüable ou blasmable par l’intention, ne la condannerez vous pas coulpable de tous les desguisemens, de toutes les dissimulations, & de toutes les faintes dont elle m’accuse, & desquelles elle pensoit que je me deusse servir. Et n’ay-je pas juste raison de dire, C’est vous, ô Philis, qui par la gageure m’avez donné faintement à cette belle Diane : mais c’est mon cœur, qui veritablement m’a donné à elle, par la cognoissance qu’il a eu de ses perfections : Doncques à vous se doivent les chastimens avec lesquels les faintes & les tromperies doivent estre chastiées, & a mon cœur les faveurs & les graces, qu’une veritable affection peut meriter.

Ne me dites donc plus que je vous quitte cette pretenduë victoire, pour monstrer mon esprit & mon jugement, mon esprit ayant sçeu si bien desguiser une fausse affection, sous le visage d’une veritable Amour, & mon jugement pour avoir si bien recogneu l’avantage que vous avez par dessus moy. Car au contraire je monstrerois à tous que je n’ay point d’esprit, si j’avois aymé faintement ce qui est le plus digne en l’univers d’estre parfaitement aymé : & je donnerois cognoissance de n’avoir point de jugement, si je cognoissois bien l’advantage que ma vraye & parfaite affection me donne par-dessus la vostre fainte & si pleine de deffauts. Je veux bergere, que vous confessiez vous mesmes le contraire de ce que vous me reprochez, & que vous soyez la premiere qui direz, voyant la durée de mon Amour & sa perfection, qu’il n’y a point d’affection pour mal commencée qu’elle soit, & à qui par gageure ou pour passe-temps, on se laisse embarquer, qui ne puisse se rendre tres-veritable & tres-asseurée, puis que celle-cy a qui un gratieux essay a donné naissance, s’est renduë telle en moy, que les années & les siecles qui peuvent mesurer toute l’estenduë du temps, auront moins de durée en l’univers que ceste affection en mon ame.

Mais, ô mon ennemye, toutes ces considerations, & tous ces discours sont bien en vain, ce me semble, puis que ce n’est qu’entre nous que nous débattons à qui aura la victoire, ce n’est pas là ou gist la difficulté. Je ne doute point que ce chapeau de fleurs que j’ay mis aux pieds de Diane, ne me fust acquis avec raison, s’il falloit que quelqu’un de nous eust cette victoire que nous pretendons : Mais, helas ! ô Philis j’ay grande peur, & ce n’est pas sans raison, si je crains qu’elle ne sera ny a l’un ny a l’autre, car tout ce que nous avons allegué pour meriter son amitié, pourroit bien avoir lieu pour le regard de quelque autre, mais pour Diane nullement. Diane de qui les perfections & les merites surpassant toutes les forces de la nature, mesprisent aussi toutes les loix qu’elle donne aux mortels. Et par ainsi quand nous disons que l’Amour se doit payer par amour, & que les longs & fidelles services sont dignes d’estre recogneus, ce sont veritablement des raisons pour les hommes, & qui les oblige à les ensuivre, mais nullement pour Diane, en qui le ciel a voulu mettre tant de graces, que la relevant par-dessus les mortels, elle la voulu égaler à ceux qui habitent parmy les estoilles. A qui faut-il donc que je m’adresse ? & à quoy faut-il que je recoure, m’adresseray je à l’Amour, & recourray-je à la justice avec laquelle toutes les choses sont balancées & recompensées ? Mais comment ne sera-ce inutilement, puis qu’Amour n’a rien affaire avec Diane, & que ce qui est juste pour toute autre, seroit injustice pour elle. Adressons nous, ô Silvandre, & recourons à elle mesme, & laissant là toutes les autres puissances, & toutes les autres raisons, disons luy.

A ce mot, il se jetta à genoux devant Diane, & puis luy tendant les mains, il continua.

O Diane, l’honneur non seulement de ces forests & de ces rivages, mais la gloire de tous les hommes, & l’ornement de tout l’univers. Vous voyez devant vous un berger, qui non seulement vous ayme, & vous offre son service & sa vie, mais vous adore, & vous sacrifie & son cœur & son ame, avec une si entiere affection, ou plustost devotion, que tout ainsi que la nature ne peut plus rien faire qui se puisse égaler à vous, aussi l’Amour ne sçauroit plus allumer une si grande, ny si parfaite affection dans quelque autre cœur que ce soit : Et toutefois le grand Tautates s’est pleu à vous avantager de telle sorte pardessus les œuvres de ses mains, qu’encores que je sçache bien que cette extreme Amour & entiere devotion me pourroit faire esperer avec raison de toute autre quelque grace & quelque faveur, & ne les recevant point donner lieu à mes plaintes & à mes doleances, si recognois-je bien que pour vous, cela ne peut estre, à qui tous les cœurs & tous les services des mortels sont deus, & qui ne peuvent vous estre refusez sans offence, ny vous estant rendus, meriter rien de plus avantageux pour nous, sinon qu’en vous aymant, servant & adorant, nous vous rendrons les devoirs ausquels tous les hommes vous sont obligez. Aussi je ne me presente pas maintenant devant vos yeux, pour vous demander quelque recompense de mes services, ny de mon affection, tant pour la consideration que je viens de dire, que d’autant qu’il n’y en a point qui soit digne d’elle, & le seul honneur d’estre aymé de vous, & cette demande seroit une outrecuidance trop extreme, & par-dessus contes mes esperances, mais seulement pour vous supplier par la chose du monde que vous avez la plus aymée, & si (jusques icy rien n’a esté assez heureux pour avoir eu cette faveur) je vous requiers par la personne bien-heureuse que le destin vous ordonnera d’aymer, de vouloir seulement rendre un favorable, mais juste tesmoignage, que je sçay veritablement bien aymer, & qu’il n’y a personne qui ayme mieux que Silvandre, ny qui merite mieux d’estre aymé pour une vraye Amour & parfaite affection.

Silvandre acheva de parler de cette sorte, & sans se vouloir relever, quelque signe que Diane luy fit de la main, il voulut attendre à genoux son jugement : & parce que Philis vouloit repliquer sur ce que Silvandre luy avoit respondu, Adamas voyant que l’heure de partir pressoit, luy dit, qu’elle ne le pouvoit plus faire, parce qu’il n’avoit tenu qu’à elle de dire tout ce qu’il luy avoit pleu : de sorte que Diane apres avoir quelque temps consideré ce qu’elle avoit à dire, parla en fin de cette sorte.


JUGEMENT


de la Bergere Diane.


L’AMOUR estant l’une de ces choses, desquelles les effects doivent rendre plus de tesmoignage que les paroles : & le different qui est entre Philis & Silvandre estant de cette qualité, nous n’avons pas voulu mettre moins de soing à remarquer leurs actions & toutes les choses qui se sont passées jusques icy depuis le commencement de leur gageure : qu’à bien peser les raisons maintenant alleguées par tous les deux. Et ayant bien & meurement balancé, & consideré le tout, & usant du pouvoir qui en cet endroict nous a esté donné : NOUS DISONS & declarons, Que veritablement Philis est plus aymable que Silvandre : & que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Philis. Et pour ne laisser personne en doute de nostre intention : NOUS ORDONNONS que Philis s’asserra dans le siege ou je suis, & que Silvandre me baisera la main : & en fin que Philis rendra son chapeau de fleurs au sage Adamas qui le luy a donné, & Silvandre reprendra le sien de mes mains, & le portera tousjours à l’avenir en le renouvellant lors qu’il flestrira, afin que cette marque luy en demeure eternelle parmy les autres bergers.

A ce mot, elle se leva, & alla prendre Philis par la main, & luy faisant rendre son chapeau de fleurs au Druyde, la fit asseoir dans le siege où elle estoit, & relevant la Guirlande de Silvandre, la mit sur la teste au berger, & luy tendit la main tout à genoux qu’il estoit, afin qu’il la baisast, ce qu’il fit avec tant de contentement & de transport, que la bergere cogneut bien (si elle ne l’avoir faict encore) que ce n’estoit point un baiser qui procedast d’une feinte affection.

Fin du neufiesme Livre.


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LE DIXIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE



La grande chaleur du jour estoit fort abatuë, lors que Diane donna son jugement : De sorte qu’Adamas desireux qu’Alcidon & Daphnide peussent estre à temps pour avoir le plaisir des divers exercices de ces bergers, se levant de son siege, fut cause que chacun en fit de mesme, & les prenans par la main leur dit, qu’il estoit temps de se mettre en chemin, pour aller de jour aux hameaux de ces belles bergeres. Mais parce que Philis & Silvandre disputoient entr’eux, pour sçavoir à qui Diane avoit donné l’avantage, & que le Druyde vit bien que cette dispute ne se termineroit pas facilement : Il leur dit, que l’on ne laisseroit d’en parler par les chemins, & que ce seroit un passe-temps pour m’adoucir l’incommodité, & pour en accourcir la longueur. Et cela fut cause que l’on n’eut pas plustost commencé de marcher, que Philis attaqua le berger, luy disant : Et bien, Silvandre, que te semble-t’il du jugement de Diane, & où est l’outre cuidance qui te persuadoit de pouvoir obtenir quelque advantage par dessus moy ? Bergere, respondit froidement Silvandre, je n’ay jamais esperé d’en tant que nostre maistresse m’en a donné, mais aussi je soustiendray bien qu’il n’y eut jamais un jugement prononcé avec plus d’équité, ny avec une plus meure consideration, que celuy duquel vous parlez. Et quoy, bergere, ajousta Philis en sousriant, vous croyez que Diane vous ait avantagé par dessus moy ? Et qui en peut douter, respondit Silvandre, il faudroit bien avoir peu de jugement, pour n’entendre pas son jugement : Quant à moy, reprit la bergere, je ne l’entends pas seulement, mais aussi je l’admire, car j’entends fort bien que j’ay obtenu par luy la victoire de la gageure que nous avions faite, & j’admire qu’il n’y eut jamais jugement comme celuy-cy, puis qu’il contente les deux parties, ayant tousjours ouy dire, qu’en tous les autres, l’une se plaint & l’appelle injuste. En cecy comme en toute autre chose, respondit Silvandre, se monstre le bel esprit de Diane : Et toutefois, dit Philis, c’est à moy qui suis declarée la plus aymable, & c’est à moy qui le siege de Diane a esté donné, comme à celle qui le merite le plus, & pour faire entendre que c’est à moy à qui Silvandre doit rendre les mesmes devoirs, & les mesmes honneurs que nostre maistresse avoir auparavant receu de nous. O bergere s’escria Silvandre, que ce mystere est profond, & qu’il vous faut encore estudier long temps pour le sçavoir entendre ! Et si l’on nous establissoit encores un juge pour declarer l’intention de nostre belle maistresse, je vous monstrerois bien tost que tout ce que vous venez de dire, est plus à mon avantage qu’au vostre: Et s’il luy plaist de nous ouyr elle mesme, vous verrez que c’est à moy à la remercier de la victoire qu’équitablement elle m’a adjugée. Silvandre, dit alors Diane, il n’est pas raisonnable que l’autheur mesme s’esplique, & puis il me semble d’avoir parlé si clairement, que quoy que j’y puisse ajouster n’y serviroit de rien: Mais je vous supplieray bien, puis que vous n’avez plus de gageure contre Philis, & que je ne dois plus estre vostre juge, ny vostre maistresse, que vous vous souveniez que je m’appelle Diane. Et ces dernieres paroles furent proferées avec un visage si serieux, que Silvandre cogneut bien qu’elle le vouloit ainsi, & toutesfois feignant de le prendre d’autre façon, il respondit, Je sçay bien que vous estes cette belle Diane, que Philis & moy avons servie quelque temps, mais je sçay bien aussi que vous m’avez autrefois permis de vous tenir pour ma maistresse, & me pensez vous estre de l’humeur de Hylas ? pardonnez-moy s’il vous plaist, je hay trop l’inconstance & cette humeur volage pour changer de cette sorte, permettez moy que je vous sois celuy que j’ay commencé de vous estre, & vueillez estre, celle que vous m’avez esté. Hylas qui ne hayssoit point Silvandre, luy semblant l’un des plus accomplis bergers de toute la contrée, encores qu’incessamment ils eussent disputé ensemble : Il me semble, belle Diane, dit-il, que plusieurs raisons vous obligent à trouver bon ce que Silvandre vous propose, & ausquelles vous ne pouvez contrevenir, sans offencer vostre beau jugement. Que si pour vous relever de cette peine, vous voulez que ce soit moy qui declare quelle est vostre intention, en ce que vous avez ordonné sur leur differend, j’auray bien tost condamné Silvandre. Je vois bien, Hylas, respondit Diane en sousriant, que vous seriez aussi bon juge pour eux, que vous estes bon conseiller pour moy. Non, non interrompit Philis, je ne veux point de juge suspect, Silvandre auroit raison de tenir Hylas pour tel, mais s’il plaist au sage Adamas il en ordonnera. Adamas alors prenant la parole, il n’est raisonnable, dit-il, que quelqu’un juge par dessus Diane, mais ne laissez pas d’alleguer ce que vous pensez estre à vostre avantage, & nous sommes tous icy pour luy en dire nostre advis: Alors Philis, est-il possible, dit-elle, Silvandre, que tu fois tellement preoccupé de l’Amour de toymesme, que tu ne voyes point une chose si claire que celle que tu me debats, m’asseurant qu’il n’y a icy personne qui ne juge bien que tu n’as point de raison, ou bien si seulement ce que tu en faits n’est que pour monstrer la subtilité de ton esprit ? Se pouvoit-il parler plus clairement que Diane ? Je declare, a-t’elle dit que Philis est plus aymable que Silvandre, & pour esclaircir encores mieux son jugement, elle ajouste l’honneur de me mettre en son siege, pour te faire entendre qu’il y a autant de difference de toy à moy, qu’il y en a de toy à Diane, & que pour ce regard, tu me dois porter le mesme respect & le mesme honneur : Et pouvoit-elle faire d’avantage pour monstrer ma victoire, ny la declarer avec des paroles plus expresses ? Au contraire, si elle a dit que tu te sçavois faire aymer, ç’a esté pour faire entendre que tu és plus plein d’artifice que je ne suis pas, & en cela je l’avoüe, mais c’est d’autant qu’une chose qui est aymable de soy mesme, n’a point de besoing d’artifice pour se faire aymer : Que si elle t’a fait present d’un chapeau de fleurs, & qu’elle m’a ordonné de rendre le mien à celuy qui me l’avoit donné, n’a t’elle pas voulu faire voir que les choses qui sont aymables en toy, ne sont que des fleurs qui naissent & meurent en un jour ? & d’autant qu’elle juge en moy les merites estre plus solides & durables, elle ne veut pas me laisser cette marque de ces choses si tost perissables, & afin que tu le cognoisses encores mieux. Parce qu’elle ne veut pas qu’il y ait quelque chose qui demeure sans recompense : Considere, Silvandre, quelle est celle qu’elle t’a donnée, & quelle est celle que j’ay euë pour le service que nous luy avons rendu. A toy elle a ordonné que tu luy baiseras la main, qui est une gratification que l’on fait aux esclaves & à ceux que nous estimons peu : Mais à moy elle cede sa place, pour monstrer qu’elle ne peut rien faire d’avantage, cette naturelle opinion estant née en chacun que nul ne juge personne valoir plus que luy mesme ne vaut, elle a voulu faire voir que toutefois elle me cede, puis qu’elle me quitte la place qu’elle avoit, ou bien pour te faire cognoistre qu’elle juge que tu me dois ceder autant qu’à celle qui souloit estre au lieu où elle m’a eslevé. Or vante toy maintenant, Silvandre, de l’avantage que tu prerends avoir receu en ce jugement, grade bien le souvenir de la grande victoire que tu as obtenuë aujourd’huy & va au temple de la bonne Déesse marquer le don que l’on y a mis cette année, afin qu’à l’avenir tu sçache en quel temps tu as esté victorieux.

A ce mot, Philis se teut & lors que Silvandre voulut respondre, Hylas le devança en disant, Si c’est à moy à dire mon advis, dit-il, je declare que Philis a gaigné. Vous donnez vostre jugement, dit Adamas en sousriant, avec un peu trop de precipitation, car vous condamnez un homme sans l’avoir ouy, Silvandre n’a point parlé encores : Il est vray, respondit Hylas, mais il ne faut pas s’arrester à si peu de chose, car je sçay bien qu’il ne peut rien respondre qui vaille. Chacun se mit à rire des discours de Hylas, & lors que chacun se fut teu, Silvandre reprit froidement la parole de cette sorte :


RESPONSE


du Berger Silvandre, sur le jugement de Diane.


J’ay appris dans les Escholles des Massiliens, que Promethée fut d’un esprit si subtil, qu’il monta au Ciel, & desroba le feu des Dieux avec lequel il anima la statuë qu’il avoit faicte : & que pour punition de ce larcin, il fut attaché sur un rocher, où une Aigle luy devore continuellement le foye. Ne courray-je point cette mesme fortune, si declarant les intentions de cette belle Diane, je luy dérobe le secret qu’elle a voulu reserver à elle, puis que je n’estime pas ce larcin moindre que celuy de Promethée, ny faict contre une moindre divinité ? Mais aussi ne seray-je point complice à celuy de Philis, qui se veut injustement attribuer ce qui ne luy est point deu, & à mon desavantage & contre l’equité, & le bon jugement de cette belle Diane. Veritablement si je delaisse cette juste cause la pouvant soustenir avec de si claires raisons, je crains d’estre grandement coulpable. Que ferons-nous donc, ô Silvandre ! pour sans encourir la peine faire ce que nous devons ? Recourons à cette belle Diane mesme, & avec des supplications demandons-luy en donc ce que nous pourrions bien luy desrober. Il est impossible que les prieres, qui sont filles de Tautates, ne soient exaucées par celle qui a tant de perfections, que nous la pouvons estimer divine, s’il y a quelque chose de tel parmy les mortels.

C’est donc à vous, ô ma belle & divine Maistresse, à qui j’adresse ces prieres, afin qu’il me soit permis en declarant la verité de ma victoire, de monstrer l’équité de vostre jugement, protestant qu’en cet action j’ay plus d’esgard à ce qui vous touche, qu’à ce qui est de moy : car que me peut importer que Philis se prevalle de l’avantage que j’ay par-dessus elle, puis que cela ne me rend moins homme de bien, ny moins vostre serviteur que je suis ? mais si par les subtilitez de Philis on venoit à croire qu’un jugement si peu juste eust esté donné par vous contre toute sorte de raison : ce seroit blesser l’honneur de vostre bel esprit, qui ne s’est jamais trompé en une chose si claire & si recogneuë de chacun. Et avec l’asseurance que vostre silence me donne que vous le trouvez bon, je respondray à Philis de cette sorte :

Est-il possible, bergere, que vous vueillez estre deux fois vaincuë, & que par force vous me vueillez par deux jugements rendre vostre superieur ? Il me semble que vous ayez voulu appeller de Diane devant un autre Throne & si nostre grand Druyde ne vous en eust empesché, je ne sçay si cét ouvrage n’eust point esté commis contre elle : mais il ne faut pas trouver estrange, que celle qui n’a jamais sceu aymer n’ensçache entendre les secrets & les ordonnances. Et toutesfois afin que ny vous ny ceux qui vous escoutent ne demeuriez plus long-temps en cette erreur : oyez bergere, & avoüez la verité que je vous vay declarer briefvement.

Le Grand Dieu qui est par-dessus tous les Cieux, & qui d’un seul regard voit non seulement tout ce que le Soleil descouvre, mais de plus tout ce qui est plus caché dans les entrailles de la terre, & dans les profonds abysmes des eaux, a voulu donner ce privilege à l’homme, qu’il n’y a que luy seul qui puisse cognoistre ses pensées, s’il ne luy plaist de les descouvrir. Mais pour l’avantager encores plus, il ne luy a pas seulement donné la vertu de les cacher à toute sorte de personnes, mais de les pouvoir participer à tous ceux qu’il veut : Et afin qu’il le fasse plus intelligiblement, il luy a laissé deux moyens qui se declarent l’un l’autre, qui sont la Parole, & les Actions : deux choses dont chacune separément peut fort bien descouvrir la pensée : mais qui pour esclaircir encore mieux nos intentions, se rendent plus intelligibles l’une par l’autre : Et c’est pourquoy lors que nos actions sont douteuses, nous y adjoustons la parole pour les resoudre, & quand nos paroles sont obscures, nous les esclaircissons par les actions : & le Grand Tautates l’a voulu ordonner de cette sorte, afin que ces ames trompeuses & qui prennent plaisir à decevoir tous ceux qui les approchent, n’eussent point d’excuse, lors que leurs deceptions sont descouvertes, sur l’impuissance de ne s’estre pas sceu mieux faire entendre :

Or cette sage & tres-juste Diane voulant nous faire sçavoir ce qu’elle jugeoit de nostre different, afin de ne nous laisser aucune doute sur ce sujet, a voulu user des deux moyens qui luy sont donnez pour nous faire entendre son opinion. Elle a donc en premier lieu parlé fort clairement, & puis à ces paroles elle a adjousté les actions qui pouvoient les esclaircir entierement : Et toutefois puis que la feinte ignorance de Philis me contraint de recourre aux raisons, pour ne laisser personne en doute de la verité, je diray :

Que pour cognoistre cette verité, il la faut prendre en sa source, & qu’à cette occasion pour sçavoir qui, par le jugement de Diane, a eu la victoire, il est necessaire de considerer quel a esté le commencement du different qui a donné naissance à nostre gageure. La Nymphe Leonide en a bien rapporté fidelement la verité, lors qu’elle a dit que les trois Lunes estans escoulées, Diane devoit juger qui de Philis & de moy se sçavoit mieux faire aymer : car toute nostre gageure fut fondée sur la reproche que Philis me faisoit, que l’occasion pourquoy je n’entreprenois de servir pas une de nos bergeres, c’estoit pour recognoistre le defaut que j’avois des choses qui peuvent faire aymer, & sur ce que je soustenois que ce n’estoit que faute de volonté. Je fus condamné, & elle aussi à servir trois Lunes entieres cette belle Diane, & qu’apres elle jugeroit qui de nous deux se sçavoit mieux faire aymer, Cecy estant bien entendu, je croy qu’il n’y a personne qui incontinent ne voye que par les paroles de cette belle Diane, j’ay obtenu ce que je pretendois, puis qu’elle a prononcé ces mesmes mots: Nous disons & declarons, que Silvandre se sçait mieux faire aymer que Philis. Qu’est-ce que j’ay plus à  demander, ayant receu ce jugement si clair & en paroles qui ne pouvoient estre plus intelligibles ? Et toutesfois à ces paroles elle a voulu adjouster les actions telles, que personne ne les peut considerer, sans incontinent avouër ma victoire. Elle faict deux choses : L’une, elle me met  la couronne sur la teste : & l’autre m’ordonne de baiser sa belle main : toutes deux des faveurs grandes, que je ne sçay s’il y en a qui les peussent surpasser. Car, Philis, à qui donne-t’on la couronne sinon à celuy qui à vaincu ? Et à qui les belles permettent-elles de leur baiser la main, sinon à ceux qu’elles ayment, ou qu’elles jugent dignes d’estre aymez? je ne sçay, bergere, où vous allez chercher cette coustume que vous dites, que l’on permet ces baisers à ceux que l’on estime peu : car si vous faictes ces faveurs à ceux que vous mesestimez, quelles seront celles que vous ferez à ceux que vous penserez meriter quelque chose ? Croyez-moy, mon ennemie, qu’à ce prix il n’y a personne qui ne fust bien aise d’estre méprisé de ma belle maistresse : & s’il luy plaist de continuer, je proteste que je veux bien vivre & mourir dans ce mépris. Et quant à ce que vous dites, que nostre Juge a voulu monstrer en me donnant ce chappeau de fleurs que les choses aymables qui peuvent estre en moy ne sont que des fleurs qui naissent & meurent en un jour : considerez ce qu’elle y a ajousté, prevoyant bien que peut-estre on pourroit penser ce que vous dites : Nous ordonnons, dit-elle, que Silvandre reprendra son chappeau de fleurs de mes mains, & le portera tousjours à l’avenir, en le renouvellant lors qu’il flestrita, afin que cette marque luy en demeure eternelle parmy les bergers. Vous semble-t’il bergere, qu’elle m’ordonne cette couronne afin qu’elle flestrisse dans un jour, puis qu’elle veut que la porte pour memoire eternelle ? Mais en cecy vous estes excusable, car c’est l’un de ces mysteres que vous n’entendez point en l’Amour, & lequel je vous veux expliquer, a fin que vous sçachiez pourquoy nostre juste Juge vous a ordonné de rendre ce chappeau de fleurs à qui le vous a donné, & à moy de le porter tousjours.

Amour que nos sages Druydes estiment estre le Grand Tautates, & que ceux qui enseignent dans les Escholles de Massiliens, disent estre le premier des Dieux qui sortit hors du Cahos, apres avoir osté la confusion & le desordre de cette inutile & lourde masse, & separé les choses mortelles des immortelles, voulut esclairer dessus toutes, & en les esclairant leur donner la vie & la perfection. Et parce que l’homme n’a jamais esté crée que pour cognoistre, aymer, & servir ce Grand Tautates, & que nous ne pouvons rien comprendre, qui auparavant ne soit representé à nostre ame par des especes corporelles, avec lesquelles nous nous formons les idées des choses que nous entendons: Il voulut nous mettre devant les yeux un corps si parfait, qu’il peust en quelque sorte nous representer ce qu’il vouloit que nous recognoissions de luy, afin que le cognoissant nous vinssions à l’aymer, & en l’aymant à le servir. Et dautant qu’il n’y a rien de si beau, ny de si par, que ce grand Tautates, il choisit donc dans le sein de la matiere celle qu’il jugea la plus pure et la plus parfaicte, & puis l’embellit de toutes les beautez, & l’accomplit de toutes les perfections dont un corps peut estre capable, & le nomma Soleil. Ce Soleil incontinent se fit voir d’un costé à l’autre du Ciel, donna vie & mouvement à tout ce qui estoit sur la terre & fit des effets tant admirables, que plusieurs estans abusez de luy recognoistre tant de perfections, l’ont creu estre ce grand Dieu, duquel il n’estoit toutefois qu’une bien imparfaicte ressemblance, & l’ont adoré comme s’il eust esté celuy qu’il representoit. Doncques, Philis, si vous voulez cognoistre en quelque sorte, quel est ce grand Tautates Amour, il faut que vous l’appreniez par les choses que vous voyez en ce Soleil, & qui tombent sous vos sens, & quand vous voyez que le Soleil donne vie à tout ce qui est en l’univers, vous devez dire en vous mesme que l’Amour donne vie à toutes les ames quand il esclaire non seulement au ciel, mais par toute la terre, que l’amour est aussi la lumiere qui donne la veuë de l’entendement à tous les esprits, car il n’y a celuy qui soit si aveugle à qui il n’ouvre les yeux, & qu’il ne rende clair-voyant. Quand le Soleil se cachant nous laisse en tenebres, que c’est ainsi que l’Amour se retirant d’un esprit qu’il a autrefois esclairé, le laisse obscur & sans lumiere, ny entendement. Et lors que vous considerez que le Soleil fait & change les saisons, qu’Amour aussi fait le Printemps, en faisant produire à nos esprits les fleurs des esperances : L’Esté, en nous donnant les fruicts : l’Automne en nous en laissant joüir : & l’Hyver, en nous donnant l’entendement de les sçavoir longuement conserver. Je serois trop long, si je voulois apporter icy par le menu, tous les rapports qu’Amour & le Soleil ont ensemble : Il suffira donc, bergere, que reprenant ce que j’ay desja dit, vous entendiez que ces fleurs que vous mesestimez si fort, & qui sont à ce que vous dites, aussi tost flestriez que produites, ce sont les esperances qu’Amour nous donne en son Printemps. Et si cela est que direz-vous que signifie ce chappeau de fleurs, pris de la main de Diane à ses pieds où je l’avois posé, pour le mettre sur ma teste, sinon que l’esperance que je m’estimois n’estre pas digne d’avoir, elle veut que je la prenne de ses propres mains ô Amour, quelle plus grande faveur pouvois-je recevoir de ma belle maistresse ! O Philis, que ces fleurs me sont cheres, & agreables, & mesme considerant la suite de cette faveur : Voila donc ces belles fleurs, qui sont le Printemps de mes esperances, & pensez vous que l’Esté n’ait pas suivy incontinent apres ? Et ne voila pas le baiser de cette belle qui me donne les fruicts de cette esperance : Mais n’ay-je pas l’Automne & l’Hyver par ce beau Soleil de mon ame : Sans doute, Philis, ma belle maistresse n’y a rien oublié, quand elle a ordonné que pour marque eternelle, je portasse cette belle couronne parmy les bergers. Voila la jouïssance de l’Automne, & que j’en renouvellasse continuellement les fleurs, & voila les moyens de pouvoir conserver longuement le bon-heur que j’ay receu. Mesprisez à cette heure, mon ennemie, ces fleurs, & ce baiser que l’on donne, dites vous à des personnes si mesprisables, & considerez si vous ostant ces fleurs, & les vous faisant rendre au sage Adamas, qui est le souverain juge de ces contrées, & qui par ce moyen peut estre appellé la Justice mesme, elle n’a pas voulu monstrer que vous ne deviez rien esperer, & que si vous aviez conceu sans raison quelque esperance, il estoit bien raisonnable que vous en fussiez dépoüillée devant la mesme justice : comme luy faisant amende honorable en la presence de toute cette honorable compagnie.

Il ne reste donc rien maintenant à dire, sinon que je vous declare pourquoy ma belle Maistresse a dit que Philis estoit plus aymable que Silvandre, & quelle raison l’a esmeuë à vous mettre dans son propre siege ? Et pour l’entendre plus aisément, il faut que vous sçachiez, bergere, que tout ce qui est bon est aymable, mais il n’est pas aymé pour cela, par ce que le bon, s’il n’est recogneu, est comme le tresor caché, qui ne se peut faire estimer que quand quelqu’un en a la cognoissance. Et Dieu mesme, qui est le Bon de tous les Bons, ne seroit pas aymé s’il ne se faisoit cognoistre. Lors que Diane declare que vous estes aymable, elle le dit avec raison, parce que tout ce qui est bon est aymable, & sans doute les vertus & les perfections qui sont en vous sont bonnes, car ressemblant à ma belle maistresse, en ce que la nature vous a faite fille, il n’y a point de doute qu’en cette qualité vous ne soyez aymable, & beaucoup plus que Silvandre, mais dautant qu’il vous deffaut les autres choses à vous faire aymer, & lesquelles nostre juste juge a recogneuës en moy : Elle a declaré que je me sçay mieux faire aymer : Et cela, bergere, si vous l’entendez bien est tres-juste, & nullement à vostre desavantage, car il faut considerer le personnage que nous faisons tous trois. Diane est celle qui reçoit nos services & nos passions, & vous & moy la servons & la recherchons, le propre de l’homme, c’est de servir, de rechercher, & d’adorer une belle maistresse. Je faits donc envers Diane, ce que dois faire comme homme, & ma maistresse en recevant mes services & mes vœux, elle fait ce qu’elle doit faire comme fille, mais vous en recherchant d’Amour ma maistresse, vous faites le contraire de ce que vous devez faire, & par ainsi vous ne devez pas trouver estrange, si encore que vous soyez plus aymable, Silvandre toutefois se sçait mieux faire aymer que vous, puis qu’il faict ce pour quoy il est nay, & vous tout le contraire, puis que les filles ne doivent pas rechercher, mais estre recherchées : & pour vous monstrer que nostre juste juge l’a ainsi entendu, considerez que vous ostant du lieu où vous estiez, elle vous a mis en sa place : pour vous monstrer que vous ne deviez pas faire le personnage de celuy qui recherche, mais le sien, qui estoit celuy d’estre aymée & servie. Avoüez donc maintenant, Philis, que j’ay gagné la gageure que nous avions faicte, & je confesseray que vous estes plus aymable que moy, & tous deux ensemble disons qu’il n’y eut jamais un plus sage, ny plus juste juge, ny une plus belle maistresse que cette Diane, à qui nostre gageure m’a donné, & de qui les perfections m’ont entierement acquis, & me retiendront eternellement.

Ainsi finit Silvandre, laissant chacun tres satisfait & de ses raisons & de sa modestie, Philis mesme fut contrainte d’avoüer ce qu’il avoit dict, & cela fut cause que Diane voyant qu’il n’estoit point necessaire de faire un second jugement, n’en dit rien d’avantage. Un seul Hylas tenant Stelle sous les bras, s’alloit moquant de tout ce qu’ils avoient dit, & voyant que chacun s’estoit teu : Et bien, Silvandre, luy dit-il, qu’est-ce que tu veux que nous apprenions de ton long & fascheux discours ? Silvandre luy respondit froidement, toute cette troupe cognoistra que ce jugement que Diane à donné avec de si bonnes & de si justes considerations, a souffert la mesme injure par l’explication que Philis luy donnoit, que reçoivent la pluspart des Oracles, par ceux qui le plus souvent les tournent au gré de leurs desirs, & de leurs passions. Et toy & Stelle, vous apprendrez, que puis que le Soleil nous a esté donné pour nous representer ce qui est de l’Amour, tout ainsi qu’il n’y a qu’un soleil, aussi ne devons nous avoir qu’un Amour. Et toy, berger, dit Hylas incontinent, tu te souviendras qu’il n’y a pas long temps que tu és en vie, puis que tu dis que c’est Amour qui la donne à toutes les ames, car n’ayant que trois ou quatre Lunes que tu as commencé, ou ce que tu nous contes est faux, ou tu ne vivois pas il y a fort peu de temps, mais si cela est, enseigne nous je te supplie, Silvandre, comment tu faisois, estant mort à conduire tes troupeaux, à aller à la chasse, à parler, à chanter, à courre, & à luitter, car je serois bien ayse d’apprendre cela de toy, à fin que j’en pusse faire de mesme quand je seray mort, parce que j’en ay veu d’autres que l’on met au feu, & d’autres que l’on enterre, & ceux-là me faisoient peur quand je les voyois : mais toy, j’avouë que tu estois le plus gentil mort qui fut jamais, & que si je pensois estant mort, faire comme tu faisois avant que tu fusses amoureux, je ne me soucierois pas tant de mourir que j’ay faict jusques icy. Silvandre alors en sousriant, Il faut par force, dict-il, rire des discours de Hylas, mais encore faut-il leur respondre : Il est vray qu’amour est la vie de nostre ame, si l’on l’entend comme il se doit : mais pour cela il faut que tu sçaches, Hylas, que nous considerons deux sortes de vie en l’ame. L’une, celle qu’elle vit avec le corps, & l’autre avec elle mesme. La premiere anime le corps, le faict marcher, parler, manger, & luy faict faire toutes ces actions lesquelles tu as recogneuës en moy, avant que j’eusse eu le bon-heur d’aymer Diane, & l’autre donné la vie à l’ame, & faict que veritablement elle vit en elle mesme, car elle luy esclaire l’entendement, luy forme ses imaginations, & attire & occupe toutes ses volontez : Or la premiere sorte de vie est commune à l’homme avec tous les animaux, car tous en vivant produisent les mesmes actions, mais l’autre le relevant par dessus tout ce qui a corps, luy donne une autre espece de vie, qui est commune avec ces pures pensées desquelles nous avons parlé. Et maintenant tu vois, Hylas, que si j’ay dit qu’Amour donne la vie aux ames, je n’ay pas pour cela dit que le corps fust mort, & qui est cette mort de laquelle tu veux parler, car j’eusse dit des choses impossibles : Impossibles d’autant que nul ne peut mourir qui auparavant n’a vescu, mais celuy qui n’a jamais aymé, par cette raison n’auroit jamais vescu ; Ne me demande donc plus, comment j’ay faict estant mort, à parler, à chanter, à courre, & à luitter : car toutes ces actions dependent d’une vie de laquelle Amour ne daigneroit se mesler. Et quoy, respondit Hylas, vostre Amour, à ce que je vous oy dire, ne se mesle que des choses de la pensée & de l’imagination ? Il n’y a point de doute, repliqua Silvandre, que les autres il les laisse à l’instinct que la Nature donne à chacun. Or Silvandre, reprit Hylas, c’est dommage que nous n’aymions tous deux une mesme bergere, car nous nous accorderions fort bien, toy avec les faveurs qu’elle te pourroit donner, des pensées & des imaginations : & moy avec celles que ton Amour remet à cét instinct de la Nature. Alcidon & la pluspart des bergers se mirent à rire de la plaisante humeur d’Hylas. & Silvandre mesme, qui en fin luy respondit : O Hylas ! si tu sçavois aymer, tu ne parlerois pas de cette sorte : ny ne confondrois pas toutes choses comme tu fais. Quand mon ame vit en sa pensée, & en ses contemplations, laisse-t’elle pour cela de donner la vie à ce corps qu’elle anime ? nullement. Le Soleil qui est, comme nous avons dit, le vray symbole de l’Amour, esclairant les choses celestes, laisse-t’il de jetter ses rayons sur les corps qui sont ça bas ? Et pourquoy veux-tu que l’Amour esclairant nostre entendement, & formant les pensées de nostre ame, ne donne pour cela les desirs aux corps qui luy sont naturels ? Non, non, Hylas, il n’y a que cette difference, ceux qui ayment comme je fais, ils n’ont les desirs desquels tu parles, que par ce qu’ils ayment : mais ceux qui ayment comme toy, ils n’ayment que par ce qu’ils ont ces desirs. Mais Silvandre, adjousta Stelle, qui estoit un peu piquée, ne m’avouërez vous pas, que puis que vous avez comme que ce soit, ces desirs, vous estes grandement outrecuidé quand vous regardez qui vous estes, & qui est Diane ? Je confesse, dit froidement Silvandre, que me considerant avec les yeux de l’égalité, vous avez raison, mais que je n’ay pas tort aussi, quand j’adjouste de mon costé mon extreme amour, & l’esperance qu’il luy plaist de m’en donner. Vostre extreme amour, dit-elle, est aussi invisible que cette esperance : Mes actions, dit Silvandre, & celles de cette belle maistresse la peuvent rendre visible, & si les miennes jusques icy ne l’ont pû faire, j’espere de luy rendre tant de service qu’encore que je ne puisse pas la monstrer entierement, toutesfois elle en verra assez pour la juger la plus grande qui fut jamais : mais qu’elle ne m’ait point donné recognoissance de cette esperance que vous me reprochez, si vous aviez aussi bien remarqué que moy ses actions, vous ne le diriez pas : car les fleurs sont-ce pas des esperances ? & pourquoy m’auroit-elle ordonné de les porter sur la teste ? Il est vray, repliqua Stelle, mais ces esperances, comme vous avez receu les fleurs du sage Adamas, vous les devez aussi avoir des choses qui dependent de ce grand Druyde, & non pas de Diane. O Stelle, adjousta Silvandre, je voy bien que vous n’avez l’œil qu’a remarquer les actions d’Hylas, car si vous eussiez veu ce que j’ay faict, vous ne diriez pas que je tiens ces fleurs du grand Druyde : il est bien vray que je les ay euës de luy, mais ne les ay-je pas laissées, & posées aux pieds de Diane, pour monstrer que j’y remets toutes mes esperances ? & si maintenant vous me les voyez sur la teste, de quelle autre main les ay-je que de celle de qui toutes mes esperances veulent despendre ? L’ordonnance de Diane ne porte-t’elle pas, que je reprendray ce chapeau de fleurs de ses mains ? & cela, qu’est-ce à dire, sinon ESPERE ? Mais toutefois, reprit Stelle, vous les avez euës ces fleurs & ces esperances du sage Adamas. Ny cela aussi, respondit le berger, n’a pas esté sans un grand mystere, car peut-estre Tautates veut que je sçache que le commencement de toutes mes esperances doit prendre origine du sage Adamas.

Les disputes de ces bergers & bergeres eussent continué d’avantage, n’eust esté qu’en mesme temps ils arriverent dans le grand pré, où les jeux, & les exercices de ces jeunes bergers avoient accoustumé de se faire : Et desja ils s’y estoient assemblez de toutes parts, & avoient preparé toutes les choses necessaires, lors que voyant de loing le grand Druyde & toute la troupe, ils s’en vindrent à sa rencontre, la teste parée de fleurs, & chantant, & sautant pour monstrer le contentement qu’ils avoient de le voir parmy eux. Les premieres salutations faictes, l’on proposa les prix pour la course, pour la luitte, pour le sault, & pour jetter la barre. De la premiere Silvandre emporta le prix : de la luitte Licidas, du sauter Hylas, & de la barre Hermante, qui estoit ce berger de Camargues venu avec Alcidon & Daphnide. Quand à Silvandre, chacun sans difficulté luy donnoit la victoire de bon cœur, & à Licidas aussi : mais pour Hylas & Hermante, les autres bergers de Forests en estoient bien faschez : & Hylas s’approchant de Stelle, par ce que le prix qu’il avoit gaigné estoit une couronne faicte de plumes fort artificiellement : Il la supplia de la luy vouloir mettre sur la teste : Silvandre en se moquant luy dit, C’est un digne loyer de tes fideles peines. Qu’est-ce que tu veux dire ? respondit Hylas apres que Stelle luy eut faict la faveur de la luy mettre sur la teste. Je veux dire, reprit Silvandre, que ceux qui ont osé sauter contre toy, s’ils te cognoissoient, sont bien outrecuidez, par ce qu’ayant la teste si legere que tu as, ils ne devoient pas juger que le reste du corps fust plus pesant, ny esperer moins que d’estre vaincus : mais ceux qui t’ont donné cette couronne, ont bien mieux fait paroistre leur jugement : car à un esprit si leger que le tien, que sçauroit-on donner qui luy fust mieux deu qu’un chappeau de plume ? Je ne rougiray jamais, dit froidement Hylas, que l’on me donne les marques que je porte, car à toy qui és lourd & grossier, l’on faict bien de donner les choses qui sont produictes de la terre, comme ces fleurs qui sont en cette Guirlande que tu as en la main : mais à moy comme celuy qui a quelque chose de plus noble, qu’est-ce que l’on ose presenter que des plumes, pour monstrer que je me releve dans l’element de l’air, comme mesprisant celuy de la terre aussi grossier que tu és ? Toy dis-je, qui ne laisses d’envier ce que tu reproches en moy, puis que tu as bien voulu courre contre les autres bergers pour avoir la gloire d’estre plus leger qu’ils ne sont. Tu te trompes, respondit Silvandre, je n’ay pas couru pour faire paroistre d’estre plus leger, mais ouy bien plus desireux de m’approcher le premier de ma belle Maistresse, qui estoit assise aupres des termes où nous adressions nostre course, de sorte que tu és bien deceu, si tu penses que j’aye couru pour avoir la gloire de courre le mieux, mais seulement pour faire voir qu’il n’y a rien qui me puisse devancer quand il faut que j’aille vers elle. De fortune Diane estoit aupres de cette troupe, & ouyt leurs discours, qui fut cause que s’adressant à Silvandre : Berger, luy dit-elle, ces noms de Maistresse & de Belle que vous me donnez, & ces paroles qui tesmoignent une affection particuliere, ont esté de saison, lors qu’a duré la gageure que vous aviez faite : mais maintenant je vous supplie de n’en plus user, si vous ne me voulez desobliger, & vous ressouvenir quand vous voudrez me nommer, que comme je vous ay desja dit je m’appelle Diane. Silvandre, luy respondit, Celuy qui n’est au monde que pour vous faire service, aymeroit mieux la mort, que de vous desplaire : mais avant que de me faire ce commandement, permettez que j’aye tout le reste du jour pour me desaccoustumer de ces paroles qui vous sont tant ennuyeuses, & cependant ayez aggreable cette couronne que j’ay gagnée par la faveur que vous m’avez faicte, afin que je puisse marquer ce jour pour le plus heureux de tous ceux que j’ay passez jusques icy. La bergere qui aymoit ce berger, & qui commençoit de luy donner la place en son cœur qu’y souloit avoir Philandre, luy eust aisément accordé sa requeste : mais craignant que cette bonne volonté ne fust recogneuë de ceux qui les escoutoient, la refusa assez rudement, & en effect s’en fust allée sans Astrée & Alexis qui l’arresterent, & luy dirent que la demande de Silvandre estoit si raisonnable, qu’elle s’offenceroit & sa naturelle courtoisie si elle la refusoit : & presque par force pour le moins en apparence, elles la luy firent accorder. Je le veux bien, dit la Nimphe Leonide, pourveu que ce chappeau de fleurs que Diane a desja sur sa teste soit donné à Paris, autrement il auroit trop d’occasion de se douloir, de voir la Guirlande de Silvandre sur la teste de sa maistresse. Ce tiltre dit Diane ne m’est pas deu : & toutesfois puis que cette belle Druyde & cette discrette bergere me condamnent à ce que vous avez ouy, je consens à ce qu’une si grande Nimphe que Leonide m’a ordonné. Et à ce mot, s’ostant le chapeau de fleurs qu’elle portoit, elle receut celuy que Silvandre un genoüil en terre luy presentoit, & remit le sien sur la teste de Paris, qui depuis ne fut pas cause d’une petite dispute entre Paris & le berger, pour sçavoir qui avoit esté le plus favorisé : mais pour lors il n’en fut pas dit d’avantage, par ce qu’avant que toutes ces choses fussent achevées, le Soleil avoit presque finy son cours, & s’en alloit cacher le jour dans la mer : cela fut cause qu’ils se mirent en chemin pour se retirer dans leurs hameaux.

Astrée & Alexis marchoient ensemble, Adamas, Alcidon & Daphnide se tenoient compagnie, Philis estoit aupres de Licidas, Paris entretenoit Leonide pour se resoudre sur les discours qu’ils avoient desja commencez en la maison d’Adamas, de sorte que Silvandre s’approchant de Diane avec une grande reverence : Ma belle Maistresse, luy dit-il, me permettrez vous de vous aider à marcher jusques en vostre logis? Je reçois, luy respondit-elle cette courtoisie, mais je voudrois bien que vous prissiez de bonne heure la coustume de me nommer par mon nom. Croyez luy respondit-il, belle bergere, que vous n’en avez point qui soit plus veritablement vostre nom, que celuy que je vous donne de ma maistresse : car je vous supplie de croire, que c’est une chose si vraye que je suis vostre serviteur, que toutes les choses plus certaines ne le sont point d’avantage. Diane qui ne desiroit pas d’esloigner Silvandre, & qui toutesfois ne voyoit point de raison de l’aymer estant incogneu & un pauvre estranger, demeuroit bien empeschée de ce qu’elle avoit à faire, & jugeant que pour lors elle ne pouvoit promptement prendre un meilleur conseil, que feindre de croire que c’estoit pour continuer le reste du jour, de la mesme façon qu’il l’en avoit suppliée : Elle luy respondit, Je trouve bon, Silvandre, que vous acheviez le reste du jour comme vous l’avez commencé, puis qu’Alexis & Astrée l’ont ainsi voulu. Si je croyois, reprit-il incontinent, que ce jour estant finy il me fallut cesser de vous aymer, je jure le ciel qui me donne la vie, que j’aymerois mieux cesser de vivre. Vous dis-je pas, repliqua Diane, qu’il vous est permis de continuer de cette sorte tant que le jour durera, mais prenez garde que le soleil sera coucher, & que le jour finit quand il se retire. Le jour, respondit Silvandre, dure tant que la clairté demeure : Je le vous avoüe, dit Diane, & c’est pourquoy une heure au plus pres que le soleil sera couché, il n’y aura plus de clairté, ny par consequent de jour pour continuer la feinte que vostre gageure vous a permise. Quand il vous plaira, ma belle maistresse, ce different sera jugé par ceux qui m’ont ordonné tout ce jour, mais cependant je ne laisseray de vous dire, qu’il n’y a point de temps qui puisse limiter le service que je vous dois, ny deffence qui ayt la force de me divertir de la veritable affection que je vous ay voüée. Et à fin que vous sortiez d’erreur, permettez moy, belle bergere, que je vous die avec les paroles de la mesme verité, que cette gageure a esté au commencement sans autre dessein que de vaincre Philis, & donner du passetemps à celles qui en avoient esté cause, mais depuis les perfections que j’ay rencontrées en vous m’ont bien faict paroistre qu’il ne se faut jamais jouër avec l’Amour, & qu’il est impossible de demeurer long temps aupres d’un grand feu sans s’y brusler. Diane l’ayant laissé quelque temps sans luy respondre, en fin luy parla froidement de cette sorte ; & sans tourner seulement la teste de son costé ; Silvandre, si vous voulez que je croye ce que vous me dites ainsi que sonnent vos paroles, je vous respondray que je suis tellement desobligée de vous, que je ne sçay si jamais j’oublieray cét outrage, que si en effect (& comme je croy que c’est vostre intention) ce n’est que pour clorre cette journée en passant vostre temps, comme elle a esté commencée suivant vostre gageure, je recevray tout ce que vous me venez de dire, comme j’ay fait jusques icy, depuis le commencement de vostre different avec Philis, voyez donc ce que vous avez à me respondre, à fin que je sçache ce que j’ay à faire, mais je vous prie, berger, pensez y bien. Silvandre qui cognut que Diane parloit avec plus de resolution qu’il n’eust pensé, & cognoissant que s’il passoit plus outre, elle luy feroit quelque responce qui l’esloigneroit à jamais d’elle, se resolut de ne rien rompre & de gagner seulement le temps, jusques à ce que ses longs services, & les asseurées cognoissances qu’il esperoit de luy donner de son affection, eussent peu faire quelque coup en son ame, jugeant que peut-estre elle mesme seroit bien ayse d’avoir la mesme occasion de recevoir ses services, & les asseurances de ses affections, avec la mesme couverture que jusques à ce coup elle les avoit receuës, c’est pourquoy tournant les yeux sur son beau visage : Ma belle Maistresse, dit-il, le jour que vous m’avez accordé n’est pas encores achevé, & lors qu’il le sera, je verray ce que j’auray à vous respondre, ce pendant vous me permettrez d’user du privilege que vous m’avez donné. De ceste sorte, respondit la bergere, je reçois vos discours de bon cœur, mais si me semble-t’il que vous devriez commencer à parler comme vous souliez faire, puis que voila le soleil qui ne peut tarder de se cacher. Nous sommes bien loing de conte vous & moy, respondre le berger, puis que le jour que vous m’avez accordé, doit durer aussi long temps que ma vie. Que vostre vie ? reprit incontinent Diane, je serois marrie qu’elle fust si courte, & je vous ay trop d’obligation, pour ne souhaitter une plus longue durée à vos jours : Vous plaist-il, ma belle maistresse, dit-il, que nous ayons quelqu’un qui nous reigle en cecy ? Et qui voudirez vous choisir ? respondit Diane : Qui vous voudrez ? repliqua Silvandre, pourveu qu’il ayme, ou que seulement il ait quelquefois aymé : Voulez vous, dit Diane, que nous nous en remercions à Astrée & à Philis ? Je le veux bien, respondit Silvandre, encores que Philis me soit grandement ennemie. Vous vous trompez, respondit Diane en sousriant, croyez qu’en effect vous n’avez pas une bergere, qui tienne mieux vostre party, quelque mine qu’elle fasse au contraire, mais je ne veux pas que nostre dispute soit en public, comme a esté celle de vous & de Philis, pour des considerations que vous pouvez bien penser, il faut que ce soit quand chacun se retirera, car nous allons souper en la maison d’Astrée, où Phocion traitte Adamas, & Daphnide & nous toutes, nous en parlerons en particulier. O ! que ces paroles donnerent une grande consolation à Silvandre, luy semblant que puis que Diane avoit le soing de cacher cette recherche, ses affaires n’estoient pas en mauvais termes, & il estoit tres-certain que cette bergere s’estoit peu à peu engagée de bonne volonté envers Silvandre, de telle sorte que depuis quoy qu’elle sceust faire, il luy fust impossible de s’en dépestrer jamais.

Cependant Astrée & Alexis s’alloient entretenant : & comme l’on passe d’un discours en un autre, ils vindrent en fin sur le jugement de Diane : Et Alexis, continuant leur propos, Belle bergere, luy dit-elle, vous puis-je parler librement ? Comme à vous mesme, respondit Astrée. Que pensez vous, dit Alexis, de l’Amour de Silvandre ? Je croy adjousta la bergere, que veritablement ce berger est grandement amoureux, & que si Diane ne se conduit avec une tres-grande prudence, j’ay peur qu’elle n’en ressente en fin du desplaisir. Et moy, reprit la Druyde, j’ay opinion si je ne me trompe fort, que Diane ne veut point de mal à Silvandre, je ne voudrois pas offencer vostre compagne, par le jugement que j’en faicts, car outre que j’ayme & honore tout ce que vous aymez, encore à t’elle tant de vertus & de merites, qu’elle contraint chacun d’avoir de la passion pour elle. Vous n’avez point, Madame, dit Astrée, conceu seule cette opinion, car j’avoüe avoir pris garde à des grandes apparences, que la recherche du berger ne luy estoit point desagreable, & pour dire la verité, Silvandre est un berger qui n’est pas à mépriser, & ne croy point en avoir jamais veu ayant plus de merite qu’un autre. A ce mot elle se teut, presque comme si elle eust attendu que la Druyde luy demanda le nom de cét autre berger : Au contraire Alexis ayant ouvert la bouche pour luy demander, s’en retint, craignant qu’elle ne luy dit quelqu’un, qui luy donnast occasion de combler d’amertume les deux contentemens qu’elle recevoit aupres d’elle. Et apres avoir demeuré & l’un & l’autre quelque temps sans parler, en fin Astrée reprenant la parole, dict avec un grand souspir, Il est certain que Diane ayme ce berger, & je puis dire que Philis & moy en sommes la cause, car nous la contraignismes presque par force, de souffrir la recherche de Silvandre, & quoy que le commencement ne fust que jeu, je voy bien qu’elle & luy ont passé plus avant, & que la recherche que le berger fait, est à bon escient, & qu’elle le croit bien ainsi, & je prevoy que si elle ne s’y prend garde, elle ne s’en deffera pas si aysément qu’elle pense, & je vous diray ce que je croy qu’il en adviendra. Il faut que vous sçachiez, Madame, que Silvandre est un berger incogneu, & qui n’est guere obligé à la fortune, puis qu’elle luy a caché & le lieu de sa patrie, & luy a osté la cognoissance & de son pere & de sa mere, de sorte que Diane qui est glorieuse autant que bergere de tous ces hameaux, ne se donnera jamais la permission, quelques merites qui soient en Silvandre, de se laisser servir ouvertement par luy, ny mesmes ses parens qui sont des principaux de toutes les rives du malheureux Lignon, ne souffriront jamais que cela soit, & toutesfois je voy Silvandre si pris des beautez & des perfections de Diane, que je ferois gageure n’y avoir rien au monde, ny rigueur de la bergere, ny deffence des parens, ny incommodité quelconque qui l’en puisse divertir. Si bien que lors que Diane luy commandera de ne plus parler à elle de la sorte, qu’il à fait durant la gageure, il se contiendra un peu, mais il sera du tout impossible, qu’apres il ne donne de si grandes cognoissances de son affection, que plus on la voudra cacher, plus elle se fera voir à travers les contraintes & les difficultez : Et je ne vous dis rien, Madame, que je n’aye desja predit à Diane, car l’aymant comme je fais, je serois marrie de luy voir du desplaisir, & toutesfois je le prevois presque inévitable, par le chemin qu’elle veut prendre. Et qu’est-ce, reprit Alexis, qu’elle se resoult de faire ? Je voy bien, respondit Astrée, qu’elle est bien empeschée, car elle n’a pas faute de jugement, pour cognoistre qu’en luy disant toutes ces choses, je luy representois bien la verité : mais cette bonne opinion, que ses propres merites luy ont faict justement concevoir d’elle-mesme, l’empesche de consentir à la recherche de Silvandre, & la faict resoudre de recourre aux extremitez des severes defences que nous avons accoustumé de faire quand une recherche nous desplaist. Je ne serois pas de cette opinion, dict froidement Alexis, & si elle le fait, elle s’en repentira : car Silvandre l’aymant ne s’en divertira pas pour cela, & il en adviendra ce que vous avez dit, qui les rendra la fable de toute la contrée : mais il vaudroit bien mieux qu’elle se resolut à l’une de ces deux choses, ou à luy laisser continuer sa recherche sous le voile de la feinte, & de cela on en trouvera assez d’excuses, ou bien à la luy permettre secrettement, ainsi que la prudence & du berger & de la bergere sçaura bien sagement dissimuler : car je vous avoüe, belle bergere, que les vertus de Diane, & les merites de Silvandre me font desirer qu’ils puissent vivre contents, encore que tout cecy soit au desadvantage de Paris, mon frere, que je sçay bien qui l’ayme, mais il vaut beaucoup mieux qu’un seul n’obtienne pas ce qu’il desire, que si en l’obtenant il en rendoit deux de tant de merites miserables, le reste de leurs jours, outre que Diane n’aymant mon frere que par raison d’estat, c’est sans doute que le regret d’avoir perdu une personne qu’elle a si chere que Silvandre, la rendroit si triste & si changée, que je ne sçay si mon frere en pourroit recevoir beaucoup de plaisir. Et encores que cela desplaise au commencement à Paris, il s’y resoudra plus aysément que Silvandre, n’ayant pas tant d’affection pour Diane que ce berger, & de plus nous le divertirons aysément de cette humeur, en luy proposant quelque mariage qui sera plus convenable à sa condition.

Ils arriverent avec semblables discours au hameau de Phocion, où il les receut avec un si bon visage, & les traitta au souper si bien, qu’Alcidon & Daphnide avoüerent ce service faire honte à celuy des grandes villes. Il est vray qu’Astrée n’en eut pas tout le contentement qu’elle eust bien desiré, parce que Phocion avoit retenu le jeune Calidon, & l’avoit mis à la table vis à vis d’elle, & ce jeune berger n’osta jamais les yeux de dessus son visage, tant il estoit passionné. Ce qui troubla fort Astrée, qui ne pouvoit faire la moindre action, ny tourner la veuë, qu’elle ne rencontrast tousjours ou allant, ou revenant, les yeux de Calidon qui l’attendoient au passage. Alexis qui de son costé n’avoit rien de plus doux que la veuë de ce beau visage, de laquelle elle avoit esté si longuement privée en faisoit presque autant que le berger, mais avec plus de satisfaction d’Astrée, qui aussi ne se pouvoit saouler de voir Celadon sous le nom d’une fille : mais la Druyde eut bien plus d’avantage que Calidon, parce qu’ayant à son costé Astrée elles pouvoient parler ensemble sans estre oüyes, ce qu’elles firent presque tout le repas : & parce qu’Alexis se prit garde des yeux de Calidon, elle dit à la bergere : N’est-il pas vray, belle Astrée, que le lieu où vous estes vous donne de la peine ? Je n’avoüeray jamais, respondit-elle, que d’estre aupres de vous, qui est le plus grand contentement que je puisse recevoir, me soit de la peine, mais si feray bien que je voudrois que ces yeux importuns qui sont continuellement sur moy, se détournassent ailleurs, ou que tout le corps entier s’en allast si loing, que je n’en eusse point d’incommodité : La peine que vous souffrez, dit Alexis, est l’un des tributs de vostre beauté, & ne trouvez estrange si les bergers vous ayment, puis que moy qui suis fille, & qui ne vous ay veuë que depuis deux ou trois jours, en suis demeurée tellement prise, que je pense que c’est Amour : Et en disant ces paroles, Alexis changea de visage, fust pour l’affection de laquelle elle parloit, fust pour la crainte d’avoir parlé trop clairement. Astrée luy respondit avec un œil riant, Pleust à Dieu, Madame, que cette beauté que vous dites en moy, & que je ne veux pas refuser, puis qu’elle vous est agreable, fust telle qu’elle peust aussi bien acquerir l’honneur de vos bonnes graces, que l’a vostre m’a renduë tellement à vous, que la seule mort me peut ravir ce bon-heur, je vivrois la plus contente fille qui ayt jamais esté bergere, & ne changerois pas mon contentement à tous les Empires, ny à toutes les Monarchies de la terre. Alexis qui eut crainte que la continuation de ce propos ne fit prendre garde à ceux qui les regardoient, qu’elles parloient avec trop d’affection pour des filles, luy prenant la main la luy serra un peu, & luy dit : Je refuseray plustost la vie, que l’asseurance que vous me donnez, mais pour quelque raison que je ne vous puis dire icy, coupons-là ce discours, & ce soir vous ressouvenez que nous le pourrons continuer quand nous serons plus seules, ou demain en nous promenant parmy ces bois.

Cependant le repas estant finy, & les tables estant levées, la pluspart des jeunes bergeres & belles bergeres des costaux voisins vindrent dancer & chanter en ce hameau pour rendre plus d’honneur au grand Druyde, & donner plus de signe de la resjoüissance qu’ils faisoient pour le bon-heur du Guy de l’An-neuf, c’est ainsi qu’ils le nommoient. Et parce que Daphnide & Alcidon estoient grandement desireux de remarquer la douceur de la vie de ces bergers de Forests, ils prierent Adamas de trouver bon qu’ils sortissent hors du logis pour voir dancer & oüyr chanter ces belles bergeres. Adamas qui ne vouloit que leur donner toute sorte de contentement, prenant Daphnide par la main, sortit incontinent dehors, laissant Leonide pour conduire Alcidon, & tout le reste de la trouppe, qui les suivant vint en une grande place, qui sembloit n’estre faicte que pour semblables resjoüissances, où ils trouverent grande quantité de bergers & de bergeres qui les attendoient dançant cependant aux chansons entr’eux.

Le Soleil s’estoit caché il y avoit long-temps, & le jour ne paroissoit plus, mais la Lune esclairoit de sorte qu’il sembloit qu’à dessein elle eust emprunté plus de feux pour cette nuict qu’elle n’avoit pas accoustumé, si bien que sa clairté & sa fraischeur rendoient ce lieu si agreable, que Daphnide ne le pouvoit assez loüer. S’estans enfin tous assis & arangez qui d’un costé, que d’autre, ils recommencerent leurs danses, les bergeres chantant & dançant d’une si bonne grace, que Daphnide & Alcidon avoüerent n’avoir rien veu de plus gentil que ces bergers & bergeres de Lignon. Leur dance n’avoit pas duré une demie heure, lors qu’il arriva des hameaux voisins, & mesme de la petite riviere d’Or, une trouppe de bergers déguisez en Egyptiennes, qui vindrent dancer à la façon de ces peuples, & comme autrefois ils en avoient esté instruicts par Alcipe pere de Celadon, au retour de ses loingtains voyages, elles dançoient aux chansons, & les paroles en estoient telles.


LES EGYPTIENNES.

Stance. I.

S’en trouver a-t’il trouvera-t’il point quelqu’une

Parmy vous qui vueille sçavoir

Quelle doit estre sa fortune ?

Nous la luy ferons bien tost voir :
 
Mais nous voudrions avecque vous

La pouvoir rencontrer pour nous.

II.

Venez vers nous, ô curieuses,

Puis que le futur nous sçavons,

Pour apprendre à vous rendre heureuses,
Et vous verrez que nous pouvons
 
Aussi bien vostre heur deviner
 
Que vous le nostre nous donner.

III.

Nous ne sommes pas infidelles,

Quoyque d’Egypte nous soyons.

Nous adorons toutes les belles,

Et les adorans nous croyons

Que le comble de nostre bien
 
En elles nous trouverions bien.

IIII.

Fuitives de nostre patrie,

Attendant un heureux retour :

Le larcin est nostre industrie,

Mais qui ne sçait que de l’Amour
 
Puis qu’ainsi veulent les destins,

Les dons ne sont que des larcins.


Apres que ces Egytiennes eurent finy leur bal, elles se mirent parmy la trouppe, donnant la bonne fortune à ceux qui leur presentoient les mains : & cependant il y en avoit tousjours quelqu’une qui alloit desrobant ceux qui demeuroient trop attentifs aux discours de leurs compagnes : Et ce passetemps ayant duré fort long-temps, Adamas fut d’opinion que chacun se tirast sic !, voyant mesme que la minuict s’approchoit, & de cette sorte chacun se separa & s’en alla en son hameau. Phocion amena chez luy Adamas, Paris, Alexis, & Leonide, bien marry de ne pouvoir aussi loger Daphnide, & Alcidon, & leur compagnie. Mais Adamas ayant desja bien jugé qu’il ne le pouvoit faire sans se beaucoup incommoder, avoit ordonné que Lycidas les logeroit dans la maison de Celadon, où Diamis son oncle les entendoit, & qui pour son vieil aage n’estoit voulu venir veiller ce soir, s’asseurant bien que Lycidas ne manqueroit pas de satifaire en sa place : Ce que le berger fit fort à propos, quoy qu’il luy faschast grandement de n’accompagner sa chere Philis en sa cabanne : Mais elle qui le jugea bien, luy dit, qu’il fit seulement ce qu’il devoit envers ces estrangers, & qu’elle s’en alloit avec Astrée, où elle la verroit coucher, & que cependant il la pourroit venir conduire comme il desiroit.

Cette separation estant donc faite de cette sorte, apres s’estre donné le bon soir, chacun se retira en son logis, & Astrée, Diane, & Philis, assistées de Silvandre, ramenerent Adamas en la maison d’Astrée, où Phocion estoit demeuré pour l’accommoder au mieux qu’il pouvoit. Les chambres furent disposées de cette sorte, Adamas, & Paris coucherent dans une, qui estoit celle ou souloit loger Phocion, & laquelle il avoit quittée au grand Druyde, parce que c’estoit la plus commode, & Alexis & Leonide furent mises dans celle d’Astrée mesme, & Astrée en avoit prise une autre, parce que celle-cy estoit la plus belle & la mieux accommodée. Quand Adamas sceut que le departement des chambres avoit esté fait ainsi, il ne trouva pas bon que Alexis & Leonide demeurassent seuls dans cette chambre, craignant que ceste fille Druyde par quelque miracle d’Amour ne redevint berger, & que Leonide qu’il ne sçavoit point hayr Celadon, ne fit tant de caresses à Alexis, qu’il ne luy fit faire avec les habits de Druyde, le personnage du berger qu’elle aymoit. Cela fut cause que tirant à part Leonide, il luy dit, qu’il vouloit que quand les bergeres seroient retirées, Alexis vint coucher en sa chambre secrettement, & qu’encores qu’il n’y eust que deux licts il n’importoit point, parce qu’il feroit coucher Paris avec luy, & laisseroit l’autre pour Alexis. J’y avois desja bien pensé, respondit la Nymphe, mais il me sembleroit bien meilleur de faire autrement, parce que peut estre quelqu’un de la maison pourroit appercevoir Alexis le matin ou le soir, & ce seroit un scandale qui ne seroit pas petit, outre que peut estre Paris s’en pourroit prendre garde. Et que voudriez vous donc faire ? repris Adamas, car je ne puis penser que nous y puissions maintenant trouver un meilleur remede : Vous me pardonnerez, mon pere, repliqua-t’elle, il me semble qu’il vaut beaucoup mieux faire en sorte, qu’Astrée & moy couchions ensemble dans l’un des licts, & Alexis dans l’autre : Mais dit Adamas, Astrée qui ayme plus Alexis que vous, voudra plustost coucher avec elle : Si elle le veut respondit la Nymphe, nous luy laisserons faire, & moy je prendray l’autre lict, & vous pouvez faire ce que je dis fort aysément, & sans que personne s’en doute, parce que venant voir ce que nous faisons, vous pouvez dire que vous ne voulez pas, puis que la chambre que l’on nous donne est celle d’Astrée, qu’elle couche ailleurs, & que c’est assez que l’on incommode Phocion de la sienne, & ainsi vous ordonnerez qu’elle & moy couchions ensemble, feignant que les filles Druydes ne couchent jamais en compagnie. Adamas trouva bonne cette invention, & Phocion s’estant retiré, il commanda à Paris de se coucher, & luy ne manqua pas de venir visiter Alexis & Leonide, mais il trouva la chambre beaucoup plus pleine qu’il ne pensoit, y ayant avec elles Astrée, Diane, Philis & Silvandre, qui vouloit commencer de mettre en avant son different avec Diane, lors que le Druyde y entra. Je viens voir dit-il mes filles, comme vous estes logées, mais à ce que je vois, vous incommodez grandement cette belle bergere, dit-il, monstrant Astrée, car j’ay sceu que c’estoit icy sa chambre : Il est vray, respondit Astrée, mais je n’y receus jamais un plus grand contentement que d’en sortir, pour la laisser à des personnes que j’honore avec tant d’affection. Ma fille, reprit Adamas, je ne veux pas que vous alliez ailleurs, je suis d’avis que Leonide & vous couchiez ensemble, & si ce n’estoit que les Statuts des filles Druydes, sont de ne coucher jamais en compagnie, je supplierois cette belle Diane de prendre la moitié du lit d’Alexis. Mon pere, respondit Leonide, & qui estoit bien ayse d’oster au Druyde toute sorte de soupçon qu’elle eust encore quelque pretention en Celadon, ce lict est si grand que nous pouvons bien nous mettre toutes trois dedans sans incommodité. Et parce qu’Astrée en faisoit quelque difficulté, pour le respect qu’elle vouloit rendre à la Nymphe. Non, non, reprit Adamas, resolvez vous y, ou bien je retireray & Leonide & ma fille dans ma chambre, où nous nous logerons le mieux que nous pourrons, car en toute sorte, je ne veux point que vous ayez autre chambre que celle-cy. Diane alors voyant que c’estoit la volonté d’Adamas, se tournant vers Astrée, Que voulez-vous ma sœur, luy dit-elle, encore que nous ne meritions pas cet honneur, si faut-il mieux obeyr en l’acceptant, que de faillir en l’obeissance que nous luy devons ? Astrée qui vit que Diane y consentoit, eut opinion qu’elle ne pouvoit faire faute, puis que le Druyde le commandoit ainsi, & que c’estoit en la compagnie de Diane. Durant tous ces discours, Alexis demeuroit sans parler, si estonnée de se voir dans la maison d’Astrée, & de devoir coucher non pas dans le mesme lict, mais dans la mesme chambre avec elle, qu’elle ne sçavoit ny que faire, ny que dire, luy semblant que cette faute luy seroit irremissible si elle estoit recogneuë : Et Adamas s’en prenant garde, lors qu’il donna le bon soir à toutes les autres, s’approcha d’elle, & la prenant par la main luy dit : Je pense ma fille, que le travail du chemin vous a un peu estonné, je suis d’avis que vous reposiez, & que vous demeuriez d’avantage dans le lict que de coustume, aussi bien Phocion m’a prié de retenir icy deux ou trois jours Daphnide & Alcidon, de sorte que pourveu que vous soyez levée quand les autres voudront disner, c’est assez. Et puis abaissant la voix : Que veut dire, Alexis, continua-t’il, ceste tristesse ? prenez garde que vous ne ruiniez de cette sorte ce que nous avons si bien commencé, & de quoy vous devez attendre tant de contentement. Et pour ne luy donner le moyen de respondre de peut qu’il ne dit quelque chose qui le descouvrist, il se retira en sa chambre, laissant Alexis si estonnée, qu’Astrée s’en prit garde : & craignant que veritablement le chemin ne luy eust faict mal, elle se monstroit toute en peine de la voir en cét estat : mais Leonide qui sçavoit bien d’où ce mal procedoit, prenant la parole pour elle : Non bergere, dit-elle, ne vous en mettez point en peine, ce mal passera bien tost, je l’ay veu bien souvent ainsi abatuë, & un moment apres il n’y paroissoit plus : Mais il me semble, dit-elle se tournant vers Silvandre, qu’il seroit presque temps que ce berger nous fist place, car je pense que le jour ne tardera pas à paroistre. Madame, respondit Silvandre, je suis tout prest à m’en aller, pourveu qu’il me soit permis d’emmener ce que j’ay conduit ceans. Diane sçachant bien qu’il parloit d’elle : Berger, respondit-elle, quant à moy, je ne bougeray d’aujourd’huy d’icy mais en ma place je vous donneray cette bergere, dit-elle, luy remettant Philis entre les mains, laquelle vous conduirez comme si c’estoit moy-mesme, & m’en rendrez conte demain la r’amenant icy, où je vous promets que nous vous attendrons jusques à dix ou unze heures du matin. Et quelle puissance, respondit Silvandre, avez-vous de me la donner ? Cella-là mesme, repliqua-t’elle qu’elle a de me donner aussi à quelqu’autre, quand elle voudra : J’aymerois donc mieux, reprit alors Silvandre en sousriant, espreuver sa liberalité, que la vostre. Ce vous doit estre assez pour cette fois, dit Leonide, que Diane pour monstrer l’entiere victoire que vous avez obtenue aujourd’huy, outre les autres marques que vous en avez, vous remettre enfin comme pour prisonniere cette Philis vostre ennemie. Voyez, Madame, luy respondit Silvandre, comme les bergers de Lignon sont faicts, je m’estime de ce nombre, j’aymerois mieux estre prisonnier de celle qui me donne cette victoire, à la charge de ne bouger jamais d’auprez d’elle, que d’estre vainqueur de cette ennemie que l’on me remet entre les mains. Philis vouloit respondre lors que Licidas survint pour la conduire ainsi qu’il luy avoit promis : & elle alors se demeslant des mains de Silvandre : Or voyez, mescognoissant berger, luy dit-elle, comme le Ciel vous punit, je n’ay plus affaire de vous, & pour avoir la victoire que vous vouliez changer à une autre, souvenez vous qu’il vous faut bien avoir de meilleures armes. Et à ce mot donnant le bon-soir à Alexis & à Leonide, elle alla baiser Astrée & Diane, bien mariée, a ce qu’elle disoit, de les laisser, mais contrainte à faute de place : & se retirant en sa cabanne, elle y fut conduite de Licidas & de Silvandre, qui ne cesserent tout le long du chemin de se faire la guerre comme de coustume.

Cependant Astrée estoit si empeschée autour de sa chere Alexis, qu’elle ne luy pouvoit laisser oster une espingle sans y porter soigneusement la main, & la Druyde tant qu’il luy fut possible, luy laissa faire cét amoureux ofice : mais quant il fallut oster sa robe, craignant qu’elle ne recogneust le deffaut de ses tetins, elle fit signe à Leonide, qui sçachant bien ce qu’elle vouloit dire, & s’approchant d’elle : Belle bergere, luy dit elle, commençons de nous deshabiller, car je voy bien que vous vous amusez apres ma sœur, & elle a une coustume qu’aussi-tost qu’elle est au lict elle s’endort, que si nous n’y sommes aussi-tost qu’elle, & que nous fassions du bruit elle s’esveille fort aysément, & puis ne se rendort plus de toute la nuict, c’est pourquoy depeschons de nous mettre au lict, afin que nous ne l’incommodions point. Cela fut cause qu’Astrée se retira, & donna la commodité à la Druyde de se deshabiller dans la ruelle du lict, & se jetter dedans sans estre veuë. Les cheveux qu’elle avoit laissez croistre demeurant en si petite caverne, & qui depuis qu’elle portoit le nom d’Alexis, estoient devenus fort longs, la faisoient coiffer fort aisément, & encores qu’on la vit en cheveux, l’on n’y pouvoit prendre garde, tant elle avoit eu de soing à les tresser & agencer, mais pour le sein il estoit impossible d’y remedier, aussi n’y avoit-il rien qu’elle craignist que ce seul deffaut, qu’elle cachoit avec tant de peine, qu’il estoit bien malaysé qu’on s’en peust prendre garde. Ayant donc bien rejoinct sa chemise sur son estomac, & les manches de sa chemise, de peur qu’on ne s’apperceust de ce qu’elle portoit au bras, elle ouvroit les rideaux du costé où se deshabilloit Astrée, & appellant Leonide. Ma sœur, luy dit elle, vous m’obligeriez beaucoup, si vous veniez vous deshabiller icy, pour m’empescher de m’endormir que vous ne soyez toutes au lict. Leonide qui cognoissoit bien pourquoy elle le disoit, Je le veux, dit-elle, mais il faut donc que ces belles filles me tiennent compagnie, & lors toutes trois s’approchant de son lict, Leonide s’assit en un siege au chevet, & Astrée sur le lict, cependant que Diane alloit portant sur la table ce que Leonide posoit. Quant à Alexis, s’estant un peu relevée sur le lict, elle aydoit à Astrée, luy ostant tantost un nœud, & tantost une épingle, & si quelquefois sa main passoit prez de la bouche d’Astrée, elle la luy baisoit, & Alexis feignant de ne vouloir qu’elle luy fist cette faveur, rebaisoit incontinent le lieu où sa bouche avoit touché, si ravie de contentement, que Leonide prenoit un plaisir extreme de la voir en cét excez de bon heur. Une grande partie du reste de la nuict se passa de cette sorte, & n’eust esté qu’elles oyrent les oyseaux qui commençoient de se resjouyr à la venuë du nouveau jour, malaysément se fussent-elles, separées, encores fust-ce avec une grande peine, que Leonide fit resoudre Alexis de laisser aller Astrée, qui estant presque toute deshabellée sic, coquille à corriger ? sur le pied de son lict, laissoit quelquefois non-chalamment tomber sa chemise jusques sous le coude, quand elle relevoit le bras pour se descoiffer, & lors elle laissoit voir un bras blanc & poly comme de l’albastre, sur lequel cette belle Druyde portoit si curieusement les yeux, qu’il sembloit qu’il y avoit bien quelque chose qui luy appartint : Mais lors que se décrochant elle ouvroit son sein, & que son collet à moitié glissé d’un costé, laissoit en partie nud sa gorge, ô belle Druyde, que Leonide vous eust bien faict un grand tort, si elle vous eust empesché de la contempler ! jamais la neige n’égala la blancheur du tetin, jamais pomme ne se vit plus belle dans les vergers d’Amour, & jamais Amour ne fit de si profondes blessures dans le cœur de Celadon, qu’à cette fois dans celuy d’Alexis : Combien de fois faillit elle cette fainte Druyde de laisser le personnage de fille, pour reprendre celuy de berger, & combien de fois se reprit-elle de cette outrecuidence ? Enfin Leonide qui se prenoit garde de ses transports, & qui en son cœur avoüoit qu’encores avoit-elle trop de puissance sur elle mesme ayant devant les yeux des objects si puissants pour la faire fleschir, pensa qu’il les falloit separer : & ainsi pour la derniere fois donnant le bon-soir à sa sœur, s’alla coucher avec Astrée & Diane, laissant la pauvre Alexis seule en apparance : mais en effect de telle sorte accompagnée, qu’il luy fut impossible de pouvoir clorre l’œil, si bien que je jour parut fort grand avant que le sommeil en osast approcher ; & lors qu’il y avoit quelque apparence qu’elle s’endormiroit, elle jetta de fortune les yeux sur le lict où estoit Astrée, & parce qu’il faisoit chaut comme estant au commencement de Juillet, ces belles filles avoient laissé leurs rideaux ouverts & le Soleil donnant dans les fenestres, dont les vitres estoient seulement fermées, rendoit une si grande clarté par toute la chambre, que l’œil curieux de cette feinte Druyde peut aysément voir Astrée, qui par hazard estoit couchée au devant du lict : Leonide s’estant mise au milieu des deux, pour se pouvoir vanter, disoit-elle, d’avoir couché au milieu des deux plus belles filles de l’univers. Et la verité estoit telle, que jamais deux differentes beautez ne furent plus parfaictes que celles de ces deux bergeres, ausquelles il estoit impossible de trouver advantage, ny pour l’une ny pour l’autre, que celuy-là seulement que l’œil preoccupé d’Amour y pouvoit mettre : Jugez donc quelle veuë fut celle qu’Alexis eut alors d’Astrée ? Elle avoit un bras paresseusement estendu hors du lict, duquel la chemise retroussée debattoit la blancheur contre le linge mesme sur lequel il estoit : L’autre estoit relevé sur sa teste, qui a moitié panchée le long du chevet, laissoit à nud le costé droit de son sein, sur lequel quelques rayons du Soleil sembloient comme Amoureux se joüer en le baisant. O Amour que tu te plais quelquefois à tourmenter ceux qui te suivent de differente façon ! comment as tu traitté ce berger dans la caverne solitaire où tu le renfermas, lors que privé de la veuë de sa bergere, tu luy faisois sans cesse regretter la presence de cette belle ? Et maintenant qu’est-ce que tu ne luy fais pas souffrir, l’esbloüissement pour dire ainsi, de trop de clarté, & le faisant souspirer pour voir trop, ce qu’autre fois il regrettoit de voir trop peu ? Cette consideration arracha du profond du cœur à cette fainte Druyde ces vers :


SONNET.


Qu’absent & present il est tourmenté.


Mourir absent de cette belle,

Et remourir estant auprez,

Que faut-il esperer aprez

Une fortune si cruelle ?

Ma voix d’une plainte eternelle,

Loing d’elle estoit toute en regretz,

Et semble que je sois exprez

Prez d’elle pour me plaindre d’elle.

Puis qu’également le malheur

Dans le bien & dans la douleur

Emporte sur nous la victoire.

Mon cœur, que sera-ce de nous,

Et qui desormais pourra croire,

Que nous puissions souffrir ces coups ?

Cette pensée occupa de sorte Alexis, que sans y prendre garde le Soleil estoit desja fort haut, & n’eust esté que la bergere Astrée se tourna sans y penser d’un autre costé, & par ce moyen luy osta cette agreable veuë, elle y eust bien esté retenuë encore plus long temps, mais privée de la clarté de ce beau Soleil, elle demeura comme l’œil dans les tenebres, luy semblant que l’obscurité estoit par tout, puis que l’on luy avoit caché ce que seulement elle jugeoit digne d’employer & de retenir sa veuë. En fin ne pouvant plus demeurer dans ces impatiences, elle sort doucement hors du lict du costé de Leonide, ayant le bras droict estendu sur elle, & la joüe appuyée sur son espaule. Quelle jalousie, ou plustost quelle envie ne conceut elle point contre la Nymphe ? O Dieux ! disoit-elle en soy-mesme, trop heureuse Leonide, comment peux-tu dormir, ayant aupres de toy tant d’occasion de veiller ? peux-tu clorre les yeux & les employer à autre chose qu’à regarder les beautez que chacun doit adorer, & peux-tu perdre le temps estant couché auprez d’Astrée, & quelque autre occupation qu’à la contempler & à l’admirer ? Et puis demeurant quelque temps muette : Voila reprit-elle incontinent apres, l’extreme injustice de ceux qui conduisent & disposent les choses d’icy bas, pourquoy faut-il que cette Nymphe insensible ayt ce bon-heur duquel elle ne sçait jouyr, & moy qui en meurs de desir, j’en sois injustement privé ? Et lors pliant les bras l’un dans l’autre sur son estomac, elle se recula un pas ou deux sans oster les yeux de dessus cét agreable object, & apres l’avoir quelque temps consideré. Sera-t’il vray, Astrée, dit-elle un peu plus haut, que jamais vous ne me rappellerez aupres de vous ? & que sans sçavoir l’occasion de mon bannissement, il faille qu’eternellemene estant devant vos yeux, j’y vive comme estant tres-esloignée ? Mais de qui faut-il que je me plaigne puisque la fortune m’a plus r’approchée de mon bon-heur, que le miserable estat où j’estois ne m’avoit jamais permis de pouvoir esperer ? Et pour quoy n’ay-je le courage de tenter encores la bonne volonté de cette fortune, peut-estre qu’elle me veut rendre au plus haut sommet du contentement comme elle avoit pris plaisir de m’ensevelir dans le plus profond centre de l’ennuy & de la tristesse ? Or sus berger, que ne prens tu ce cœur, qui n’eust pas craint de hausser ses desirs en lieu si plein de merites, & avec luy que ne t’approches-tu de cette belle, & ne luy demandes-tu pardon, en luy rendant ce Celadon qui est à elle, & que les habits d’une Alexis luy ont desrobé Voicy, luy diras-tu ce berger qui vous a tant aymée, voicy ce Celadon, qui encores enfant vous à donné son cœur, tenez-le, il le vous rapporte maintenant, pour ne rien retenir qui ne soit à luy : vous l’avez autrefois tant aymé, si Celadon a faict quelque chose qui vous ayt offencée, il ne veut pas pour la faute de ce berger estre privé du bien d’estre auprez de vous : Il le veut laisser ce malheureux & infortuné Celadon : mais pour luy donner le moyen de sortir du lieu où il est enfermé, ouvrez cét estomac qu’il vous presente, & avec la mesme main, prenez-y ce qui est à vous, & qui pour certain n’a point consenty à aucune offence que vous puissiez avoir receuë : Et en luy disant ces mots nous nous jetterons à genoux devant elle, & luy presenterons l’estomac nud, afin que s’il luy plaist, elle en retire le cœur qui l’ayme & qui l’adore, & qui ne peut avoir repos sinon entre ses belles mains. A ce mot, cette Druyde toute transportée s’avança comme voulant effectuer cette pensée : & peut-estre à ce coup elle se fust descouverte, n’eust esté que se reprenant elle-mesme, elle se dit tout à coup : Ah ! Celadon, veux-tu donc sur la fin de ta vie desobeyr au commandement que cette bergere t’a faict ? veux tu que l’on te puisse reprocher que quelquefois tu ayes manqué aux loix d’une parfaicte Amour ? Tant d’années que tu as veu escouler en servant cette belle, auront-elles porté tesmoignage de ton affection sans reproche, pour maintenant les desdire par une action imprudente & precipitée, & qui ne te peut asseurer que d’un trop tard repentir ? Tu auras donc bien le courage ô Celadon, de te souvenir de ces paroles : (Va-t’en deloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande.) T’en pourras-tu dis-je souvenir, & ensemble avoir si peu d’affection que d’y oser desobeyr ? Non non, disoit il alors, mourons, mourons plustost, & portons avec nous dans le tombeau nostre amour innocente, pure & sans reproche.

A ce mot, les larmes aux yeux elle sortit de la chambre pour aller revoir les lieux où autrefois elle avoit esté si contente, & leur demander conte des souspirs & des desirs que si souvent elle leur avoit donnez en garde. D’abord elle entra dans ce grand jardin, duquel un petit bras de la riviere de Lignon va baignant les quatre costez, & ayant jetté les yeux sur la fontaine qui paroist dans le milieu, & considerant la Déesse Ceres qui s’esleve sur le haut de la voute soustenuë sur de grandes colonnes, qui les unes rondes, & les autres carrées, font comme une coronne à l’entour du bassin qui reçoit cette belle source, elle ne peut s’empescher de souspirer tels vers.


SONNET.


Son cœur a plus d’ennuis que les champs de moissons.


 Déesse dont la main de son volant armée,

Couppe de nos moissons les espits entassez :

Et puis en gerbe d’or en ton poing ramassez,

Fais voir ce qui te rend des mortels estimée.

Déesse dont la main est tant accoustumée
Aux moissons dont nos champs richement tapissez

Semblent du faix tres-grand estre presque opressez,

Peine du Laboureur toutesfois bien aymée.

Déesse par pitié tourne sur moy les yeux,

Et dy moy si jamais tu vis en quelques lieux

De nos jeunes guerets les campagnes plus plaines,

Que mon cœur de tourments en l’estat ou je suis ?
Et puis raconte à tous qu’une moisson d’ennuis


Se trouve dans mon cœur aussi bien qu’en nos plaintes ?


Avec tels mots s’approchant de cette fontaine apres s’en estre lavé & les mains & le visage ainsi qu’autrefois elle avoit accoustumé, & tournant les yeux tout à l’entour : C’est bien disoit-elle, icy le lieu où si souvent Astrée m’a juré que son amitié seroit eternelle. C’est bien cette fontaine où me prenant les mains elle me juroit : Par l’Amour qui nous lioit d’affection, & par la source saincte de cette eau, vouloir plustost cesser de vivre, que cesser d’aymer son Celadon : & s’avançant d’un pas tremblant vers le bassin qui recevoit la fontaine : Et ne voila, disoit-il, pas encores les chiffres bien-heureux qu’elle mesme y a gravez de nos noms : & alors les baisans, ô tesmoings de mon extreme affection, & maintenant les justes accusateurs de l’infidelité de la plus belle bergere du monde, comment ne vous estes-vous effacez de ce marbre aussi bien que vous l’estes de son cœur ? N’est-ce point pour rendre preuve que comme vous avez eu vostre commencement de la plus parfaicte amour que la beauté ait jamais faict naistre, vous demeurez icy pour luy reprocher que jamais changement ne fut faict avec moins de raison, ny avec plus d’injustice ? Et lors sortant de cette fontaine, elle entra dans un petit bois de coudres, où les divers détours des chemins entrelassez faisoient forvoyer l’oeil aussi bien que les pas de ceux qui s’y alloient promener. Ce lieu fut bien celuy qui luy remit en la memoire les plus doux ressouvenirs de son bon-heur passé, & qui toutefois ne les luy pouvoit representer qu’avec tant d’amertume pour estre le temps si changé qu’à tous coups les larmes rendoient tesmoignage de son desplaisir ? parce que ç’avoit esté en ce petit bois où le plus souvent elle avoit eu la commodité d’entretenir sa belle bergere, lors que leurs parens à moitié lassez des peines & des contrarietez qu’ils leur avoient faictes, leur permettoient un peu plus de liberté de se voir & s’entretenir que de coustume, se ressouvenant donc de tant de passions qu’elle avoit ressenties en ce lieu, & qu’elle avoit remis dans le sein de sa bergere, avec tant de sermens receus de sa fidelité, elle ne peut s’empescher de souspirer ces vers.


SONNET.


Elle demande si sa maistresse s’est point souvenuë des serments faicts en ce lieu.

N’est-ce pas en vostre presence,

Arbres fueillus, & bois heureux,
Où tant de sermens amoureux
Ont pris autrefois leur naissance ?

Dites moy si pendant l’absence

L’on s’est jamais souvenu d’eux,

Ou si les serments de tous deux

Ne sont plus en sa souvenance ?

Mais qu’est-ce que je veux sçavoir, 

Puis-je bien me tant decevoir,

Que d’estimer que la pensée

Qu’elle en peut avoir eüe icy,
Ne l’ait pas autant oppressée,

Qu’elle m’a laissé de soucy ?


Cette pensée l’entretint longuement, mais non pas sans l’accompagner de souspirs, & de larmes, & n’eust esté qu’enfin elle se conduise sans y penser sur le bord de l’un des bras de Lignon qui environne ce jardin, elle n’en fut pas si tost sortie, mais la veuë de cette riviere qui avoit esté presque presente à tous ces bonheurs passez, & qui aussi avoit veu naistre le commencement de son extreme mal-heur, luy toucha l’ame si vivement, que donnant cesse à son promenoir, elle fut contrainte de s’asseoir sur le bord du ruisseau, & apres s’estendant toute de son long, & s’appuyant du coude contre terre, se mit la jouë dans la main, demeurant si ravie, & tellement hors d’elle-mesme, qui s’escoula un long espace de temps avant qu’elle peust s’en prendre garde : & lors qu’elle revint de cette pensée, ce fut par le chant d’un berger qui chantoit assez prez de là sur sa cornemuse : Et parce qu’elle s’esveilla avec un grand souspir, s’estonnant elle mesme de pouvoir vivre avec tant de passion, elle souspira assez bas tels vers :


SONNET.


Doutes d’Amour.

Peut on mourir pour trop aymer ?

Si l’on mouroit, je serois morte,

Car jamais une Amour si forte
N’a peu dans un cœur s’allumer.

Dans son feu peut-on s’enflammer ?

Si l’on brusloit en quelque sorte,

Je croy que le feu que je porte

M’auroit desja fait consommer.

Mais si l’on ne meurt point d’Amour,

Qui, me donne cent fois le jour

Tant & tant de morts que j’endure ?

Et si son feu n’a point d’ardeur,

D’où vient que j’en ay la bruslure

Si cuisante dedans le cœur ?


Ainsi s’entretenoit cette belle & feinte Druyde, & cette pensée la possedoit tellement toute, qu’elle ne se souvenoit plus que peut estre Astrée seroit esveillée, & qu’elle & Leonide ne la treuvant point dans la chambre seroient en peine de son esloignement. Et il avint toutefois qu’estant desja assez tard, Astrée s’esveilla, & parce qu’elle estoit couchée au devant du lict, & que la chambre estoit si pleine de clairté, elle porta incontinent curieusement les yeux du costé où elle pensoit que la belle Alexis reposast encores, mais voyant le lict tout ouvert & qu’il n’y avoit personne dedans, elle se leva un peu pour mieux sçavoir si elle ne seroit point sur l’autre costé du lict : mais voyant qu’elle n’y estoit point, elle ne se peut empescher de souspirer si haut, que Leonide que le sommeil commençoit peu à peu de laisser l’entr’oüyt, & estendant ses bras sur elle, luy demanda si elle se trouvoit mal : Nullement, dit la bergere, mais j’estois en peine de ne voir plus Alexis dans ce lict où hier elle se coucha : Comment, respondit incontinent la Nymphe, elle n’y est plus : Et lors se relevant un peu, & voyant qu’il estoit vray, & mesme que la porte estoit ouverte : Et qu’est-ce, continua-t’elle, qu’elle peut estre devenüe ? Il faut, leur dit Diane, qu’elle se soit voulu promener avant que la grande chaleur vint. Leonide eut peur que la melancolie ordinaire de Celadon n’eust fait faire à Alexis quelque nouvelle resolution, & toutesfois pour n’en donner cognoissance à ces bergers, elle dit : Je vous supplie, belles bergeres, de me laisser habiller plus vistement que je pourray, afin que je l’aille trouver, car si Adamas sçavoit que je l’eusse laissée seule, il s’en fascheroit contre moy. Les bergeres incontinent se jettant toutes deux hors du lict, furent si diligentes à prendre leurs habits  qu’elles peurent encores ayder à la Nymphe prendre sa robe & à s’accommoder, quoy qu’elle  le fit avec la plus grande haste qu’il luy fust possible. Et de fortune sortant par la mesme VER autre éd., cliché illisible porte qui descendoit dans le jardin, elles furent voir la fontaine de Ceres, que Leonide trouva tres belle & tres-artificieusement faite, & de là entrerent dans le petit bois des coudriers. Et comme si elles eussent esté conduites dans ce Labyrinthe par le filet d’Ariadne, elles vindrent jusques sur le mesme lieu pres du petit ruisseau, où Alexis s’estoit estendu sur l’herbe, & de fortune ce fut au mesme temps qu’elle s’estoit levée pour aller visiter le reste de ces agreables lieux, où elle avoit laissé tant de marques, & de ses contentements passez, & de ses extremes affections. Astrée l’apperceut la premiere, & la monstra à la Nymphe, en luy disant : Il me semble, Madame, que Diane a deviné, car voila la belle Druyde qui toute seule se promene dans cette grande allée, que ce petit bras de Lignon le malheureux va accompagnant jusques dans la grande riviere. Leonide alors voyant qu’Alexis n’avoit point eu d’intention de faire ce qu’elle craignoit, en receut un grand contentement : mais voulant avancer le pas pour l’attaindre ; elle s’oüyt appeller, & tournant la ceste elle recognut que c’estoit Paris, qui encores assez esloigné monstroit de vouloir parler elle : Et parce qu’elle se doutoit bien qu’elle en estoit la cause, & qu’il n’estoit pas à propos que Diane oüyst leur discours : Mes belles filles, leur dit-elle, voudriez vous prendre la peine d’aller vers Alexis, & de demeurer auprès d’elle cependant que je sçauray de Paris ce qu’il me veut ? Ces bergeres de tres-bon cœur firent cette commission, parce qu’Astrée n’avoit point un plus grand contentement que de voir le visage de Celadon, & de parler à ceste Druyde, de qui sa voix, les paroles, & les actions estoient si ressemblantes à ce berger qui luy avoit esté si agreable. Et Diane estoit bien ayse de n’estre point aupres de Paris, tant parce qu’elle ne vouloit, ny ne pouvoit l’aymer qu’en la façon qu’elle eust aymé un frere, que dautant qu’Amour commençoit de luy rendre Silvandre fort aymable, & qu’elle ne pouvoit souffrir que ses oreilles oüyssent des paroles d’affection d’une autre bouche que de celle de ce gentil berger.

Leonide s’arresta donc pour attendre Paris, & les deux bergeres continuerent leur chemin, & hasterent de sorte leurs pas, qu’elles attaignirent la feinte Druyde, regardant un vieux saule qui my-mangé de l’injure du temps ne *** cliché illisible plus qu’une vuide & creuse escorce le long de ce petit bras de Lignon. O saule, disoit-elle en soy-mesme que sont devenuës les lettres que j’ay confiées si souvent sous ta foy, & pourquoy ne me rends tu pas les mesmes bons offices que tu faisois en ce temps-là, en me donnant tous les jours une nouvelle asseurance de la bonne volonté de ma bergere, puis que tu ne me rends pas avec moins d’Amour, ny moins d’affection. O Dieux, je t’entends bien ! ô saule bien aymé tu veux dire que si le cœur de cette belle bergere eust aussi arresté par les services que je luy ay rendus, que tu l’és par tes racines, tu me presenterois ce matin aussi bien que tu faisois en ce temps là tous les jours une de ses lettres, ou plustost les chers tesmoignages de sa bonne volonté, mais que comme du temps que j’estois si heureux, tu ne m’as jamais voulu tromper, de mesme ne le feras-tu point à cette heure que le malheur m’accompagne avec tant d’opiniastreté.

Pour peu qu’elle eust proferé ces paroles plus haut, ces belles bergeres les eussent oüyes, mais de bonne fortune elle n’ouvroit point la bouche, & c’estoit sa seule pensée qui les alloit redisant, & parce qu’elles ne voulurent interrompre les douces imaginations qu’elles pensoient qui fussent avec elles. Elles s’arresterent, & lors que la Druyde marchoit elles en faisoient de mesme, non pas pour descouvrir ce qu’elle avoit en l’ame, mais seulement pour ne la point divertir par leur presence d’un entretien qu’elles jugeoient luy estre si agreable. Alexis donc pensant estre seule continuoit ses pensées, & ses pas le long de ce petit ruisseau, ce qu’elle ne fit pas long temps sans rencontrer l’Arbre à main droicte, où deux jours avant son malheureux accident elle avoit gravé les vers qui tesmoignent avec combien de contrainte il feignoit de vouloir du bien à la bergere Amynthe, & soudain y jettant ses yeux dessus, ô combien cette veuë luy donna de mortels ressouvenirs ! Peut estre que la lecture de ces paroles luy eussent fait dire quelque chose assez haut pour estre oüye de ces bergeres qui la suivoient, si de fortune en mesme temps Silvandre qui n’estoit pas loing de là ne se fust mis à chanter : & parce que la voix venoit du costé où ces bergers estoient, Alexis tournant la teste de son costé les apperceut non point trop esloignées : Elle fut marrie de les voir si pres d’elle sans s’en estre apperceuë, craignant que sa passion ne luy eust fait dire quelque parole, ou fait faire quelque action qui peust leur descouvrir ce qu’elle vouloit tenir caché : mais ce qui la mettoit en peine estoit de se sentir les yeux pleins de larmes, & lesquelles elle ne pouvoit cacher pour estre trop surprise, toutesfois feignant promptement de se moucher, elle se tourna de l’autre costé, & s’essuya les yeux le mieux qu’elle peut, & reprenant son bon visage s’en vint leur donner le bon jour, les appellant paresseuses, & feignant qu’il luy avoit esté impossible de dormir, depuis que les oyseaux avoient commencé de chanter à la fenestre de la chambre. Cela, Madame, dit Astrée vous aura peut estre apporté de l’incommodité : Tant s’en faut, respondit Alexis, j’y ay pris tant de plaisir, que pour mieux joüyr d’une si agreable musique, je me suis levée & me suis venuë entretenir de long de ce petit ruisseau, à oüyr leurs divers ramages, mais avec tant de plaisir que le temps s’est escoulé si viste, qu’il ne me semble pas qu’il y ait un quart d’heure que j’y suis. Si est-ce, Madame, respondit Diane, qu’ayant dormy si peu, il est impossible que vous ne vous en ressentiez. Il est vray, dit Alexis, & ne le voyez-vous pas bien à mes yeux comme ils en  font la penitence : mais je reçois un si grand contentement à ouyr ces petits oyseaux, & à prendre le fraiz du matin, qu’il m’est impossible quand je suis en lieu de le pouvoir faire de demeurer au lict aussi tost qu’il est jour. Il faut, reprit Astrée, pour remedier à cet inconvenient, ce soir que vous vous couchiez de bonne heure, afin que vous ayez faict un bon sommeil avant que le jour paroisse, & nous viendrons vous tenir compagnie, & vous conduirons par les lieux plus agreables, & plus peuplez de ces petits chanteurs, afin que sans incommodité vous en puissiez avoir le plaisir. Alexis vouloit respondre lors que Silvandre recommença de chanter : & parce qu’elles virent de loing venir vers elles la bergere Philis, elles l’attendirent, & cependant se teurent pour ouyr ce que le berger chantoit, qui apres avoir jetté un grand souspir chanta de cette sorte :


SONNET.


Si son mal finira point avant sa mort.

Espoirs qui me trompez, & qui ne pouvez estre

Pensers qui tourmentez sans cesse mon repos,

Desirs qui me bruslez jusqu’au profond des os,

Travaux que sans pitié je vois tousjours accroistre.

Souspirs les Messagers du cœur qui vous fait naistre


Pleurs  que desja mon œil ne peut plus tenir clos,

Sermens qui vous changez à tous coups sans propos,

Desseins dont un clin d’œil est bien souvent le maistre.

Espoirs, pensers, desirs, travaux, souspirs, & pleurs,

Vous serments, vous desseins enfans de mes douleurs

Ne finirez vous point quelquefois ma misere.

Autant que du trespas je ressente l’effort,

Ou s’il faut que pour vous je semble à la vipere,

Qui donne vie à ceux qui luy donnent la mort ?


Que vous semble, Madame, dit Philis en arrivant, & apres avoir salué la Druyde & ses compagnes, de la voix de ce berger ? Qu’elle est tres-belle, luy respondit Alexis, & luy fort gentil berger, & non pas tant toutesfois qu’il est parfaictement amoureux. Madame, respondit Diane rougissant & sousriant un peu, vous pourriez peut estre bien vous tromper au jugement que vous en faictes, car ces bergers de Lignon sous l’innocent habit qu’ils portent, ne laissent pas de couvrir une ame assez feinte & déguisée. Je pense bien, adjousta la Druyde, que cela pourroit estre en quelques-uns, mais je suis tres-asseurée que je ne me trompe point en la creance que j’ay de celuy-cy. Laissez luy dire, Madame, interrompit Philis, qu’en son ame elle en croit autant que vous, & que si les bergeres de Lignon n’estoient pas plus dissimulées que ce berger, elle mesme ne parleroit pas de la sorte qu’elle faict. Vrayement ma sœur, reprit Diane, vous estes bien jolie de me traiter ainsi en la presence de cette belle Druyde, & quelle opinion luy donnerez vous de moy ? N’ayez peur, dit Alexis sousriant, que ces paroles me puissent faire croire de vous chose qui vous soit desadvantageuse : j’ay assez de cognoissance de la vertu & de merites de Diane, outre que la dissimulation est quelquefois si necessaire à celles de nostre sexe, qu’elle leur doit tenir bien souvent lieu de vertu : Il est vray que puis que nous en sommes venuës si avant, permettrez vous ma belle fille à mon amitié de vous dire ce que desja elle a representé sur ce mesme discours à vostre chere amie que voicy. Madame, respondit Diane, ce me sera de l’honneur de sçavoir tout ce qu’il vous plaira me dire, & tout le mal est que je ne vaux pas la peine que vous en prenez. Je ne doute point, sage bergere, dit la Druyde, que vous n’ayez assez souvent consideré ce que je vous veux dire, mais d’autant que quelquefois en nos propres affaires nous sommes plus irresoluës que nous ne serions pas à donner conseil à quelque autre, & que l’opinion de nos amis nous fortifie grandement en celle que nous avons desja conceuë, & quelquefois estant contraire nous en divertist pour nostre bien, je ne laisseray de vous dire ce que dés hyer je representay à la belle Astrée, & suis tres-ayse que Philis y soit à fin de vous en dire son advis, puis que je sçay fort bien l’entiere confiance que vous avez en toutes deux. Et à ce mot, elle luy rapporta toutes les considerations qu’elles avoient euës sur l’Amour de Silvandre, & apres avoir conclud que ce n’estoit point par feinte, ny par gageure, mais à bon escient, & qu’il n’en falloit plus douter, elle continua : Or, ma belle fille, c’est à vous à y penser, par ce qu’encores que Silvandre ne demeure pas avec la moindre peine, toutesfois ne dépendant plus de vous aymer, ou de ne vous aymer point, il ne luy reste plus rien à faire qu’a plaindre, ou à vivre content aupres de vous, & tout ainsi que vous l’ordonnerez, mais de vous dépend non seulement son bien & son mal, mais le vostre aussi, d’autant que je veux bien croire que peut-estre vous n’avez du ressentiment de la peine qu’Amour luy donne, encores que ce soit une chose bien difficile, de se voir aymée & servie discrettement par un si accomply berger, sans avoir de la bonne volonté pour luy, mais quoy qu’il fust ainsi, penseriez vous vous exempter de toute la peine, & de ne rien contribuer à ses incommoditez ? Vous vous trompez, sage bergere, si vous avez cette opinion, car si vous luy deffendez de vous aymer, il n’en fera rien, & vous devez estre tres asseurée qu’il vous desobeyra, & si par vos rigoureuses paroles vous luy commandez de vous esloigner, la violence de son affection en donnera tant de cognoissance à toute la contrée, qu’il n’y aura peut-estre berger qui ne l’apprenne. Et voicy le mal que je vois inévitable, si vous ne prenez quelque autre resolution : Tous ceux qui cognoissent Silvandre le jugent berger si aymable, qu’il n’y en a guere qui pensent que la bergere qu’il aymera, si elle a de l’esprit le puisse desdaigner, & qu’elle opinion pourra-t’on avoir de Diane, que chacun tient pour avoir tant d’esprit & de jugement, lors qu’ils sçauront que ce gentil berger l’ayme, la sert & l’adore avec tant d’affection ? Vous la pouvez juger aussi bien que moy, & vous resoudre à mesme temps de servir d’entretien à toutes les assemblées qui se feront. J’avouë qu’il y a icy bien de la peine, & que le remede en sera bien difficile, toutesfois vous estes encore dans le temps d’y pouvoir trouver un milieu, dans lequel vous pourrez vivre avec moins d’incommodité, & que peut-estre l’occasion vous offrira quelque meilleur moyen pour en sortir entierement. Je vous en proposeray deux, l’un desquels toutesfois me semble le plus asseuré, puis que vous voyez qu’il est impossible de divertir ce berger de l’affection qu’il vous porte, permettez luy de vous servir secrettement, & cette permission sera cause qu’adjoustant vostre prudence à la sienne, vous pourrez cacher cette amitié a ceux qui n’ont rien à faire qu’a considerer les actions d’autruy. Mais si vous n’aymez point ce berger, ce conseil est mauvais, d’autant que par cette secrette intelligence vous vous obligerez à de certains soings, & à de certains tesmoignages d’affection qui vous cousteroient trop cher. C’est pourquoy cét autre expedient me semble le meilleur : Permettez luy qu’il continuë la feinte de laquelle il s’est servy jusques icy, cette permission luy donnant le moyen d’éventer son feu, il jettera ses flammes de moindre violence, & si de fortune il se va de sorte augmentant que chacun s’en apperçoive l’on ne le trouvera point estrange, par ce que l’on y est desja accoustumé, & quelque recherche que sous ce pretexte il vous puisse faire, sçachant que c’est par feinte, on ne pensera pas que vous l’aymiez, je veux dire pour le commun des bergers, ne voulant pas nier que les plus mal-pensans n’y trouvent quelque subjet d’en dire leur advis, mais qui peut éviter la piqueure de telles langues ? Tant y a que la plus grande partie n’y pensera point, & ce que je trouve de meilleur en cecy, c’est que vous ne vous obligerez point à luy, n’y ayant rien de si dangereux pour une fille, que de se commettre à la discretion de celuy qui l’ayme, d’autant que la pluspart des hommes estans naturellement volages, lors qu’ils changent d’affection, ils ne perdent pas pour cela la memoire des choses qui s’y sont passées, au contraire pensans se faire estimer d’avantage, racontent plus avantageusement toutes les apparences qu’ils ont recogneuës d’estre aymez, qu’en effect elles n’ont esté, & la mauvaise condition de nostre siecle estant telle, que l’on croit plus aysément le mal que le bien, incontinent une fille est tenuë pour avoir plus aymé qu’elle n’a esté aymée. Or, ma belle fille, luy permettant de continuer cette feinte recherche, vous ne courez point de fortune en cecy, d’autant que vous ne serez point obligée de luy rendre aucune cognoissance de bonne volonté, au contraire sans qu’il s’en puisse plaindre vous pourrez tousjours traitter avec luy, & recevoir ces veritables affections comme si c’estoit une feinte, Et voicy encore un bien qui vous en viendra, je sçay que Diane a un peu de vanite, & ce n’est pas sans raison, estant bergere si remplie de perfection, & des principalles de cette contrée. Au contraire, Silvandre estant incogneu, & n’ayant des biens de la fortune que ceux que son industrie luy peut acquerir, je ne doute point qu’elle ne rougist, si l’on cognoissoit qu’elle espreuvat ??? cliché illisible une veritable recherche d’un berger qui luy est tant inferieur. Mais, belle bergere, par ce moyen vous estes exempte de ce mal, puis que luy permettant avec cette excuse de vous tenir des paroles d’Amour, on dira que vous le traittez comme vous devez, prenant en jeu une recherche si peu convenable, & seulement pour exercer la beauté de son esprit & l’aiguiser avec ses feintes conceptions d’Amour imaginée.

Ainsi finit Alexis, & lors que Diane voulut respondre, Astrée prenant la parole l’interrompit : Non, non, ma sœur, dit-elle, il n’y a plus rien à dire, aprez cette belle Druyde, il n’y a point de consideration que vous puissiez faire qu’elle n’ayt preveüe, & à laquelle elle n’ayt respondu, de sorte que je ne vous tiendrois point pour cette Diane tant avisée, que je vous ay tousjours recogneuë, si vous ne preniez l’advis qu’elle vous donne, que je vous conseille, & que je m’asseure que Philis appreuvera tousjours pour tres-bon : Mais une seule chose me met un peu en peine, & à laquelle il se pourra bien trouver quelque remede, si Diane permet cette feinte recherche à ce berger, & que ceste permission ne soit donnée au subject, je crains que cét artifice ne soit découvert. Et vous sçavez, Madame, que si on recognoist en quelqu’un de l’artifice, on explique apres toutes ses actions tendre à ce qu’il à voulu couvrir par cette ruse : Ne vous en mettez point en peine, respondit Philis, Silvandre mesme nous donnera assez de subjet pour bien couvrir cette permission, & il semble que veritablement le ciel appreuve cette deliberation, par ce que hyer sans dessein il fit naistre la meilleure occasion que nous eussions peu inventer, car Diane me le dit le soir, lors qu’elle se vouloit retirer, que Silvandre ayant obtenu, je croy par l’ordonnance de la Nymphe Leonide, ou d’Astrée, de pouvoir continuer tout le reste du jour la feinte recherche qu’il avoit commencée. Il pretendoit que cette permission fust pour tousjours, & qu’elle & luy estoient tombez d’accord de s’en remettre à ce qu’Astrée & moy en jugerions, ce qui devoit estre faict dés le soir mesme ; mais d’autant que Diane ne vouloit pas que ceste dispute se fit devant tous, & que vous, Madame, & Leonide estiez dedans la chambre, le different fut remis à une autre fois, & Silvandre en m’accompagnant en ma cabanne, m’a raconté qu’il estoit bien ayse que quelque chose en eust empesché Diane, par ce qu’il vouloit bien le prolonger tant qu’il luy seroit possible, d’autant qu’il ne laissoit pas cependant de jouyr de son privilege. Il ne faut donc que reprendre ces mesmes arres, & au lieu que vous voulez, ma sœur, que cette action se fasse en particulier, je suis d’opinion qu’au contraire ce soit en lieu de chacun le puisse sçavoir, à fin que chacun voyant que Silvandre continuë, chacun sçache aussi que ce n’est qu’en continuation de la feinte commencée.

Alexis & Astrée appreuverent grandement ce que Philis avoit dit, & Diane qui peut estre le trouvoit aussi à propos que pas une d’elles, & qui jusques alors estoit demeurée sans parler, feignit de se laisser vaincre aux raisons d’Alexis, & au conseil de ses deux plus cheres amies, & ainsi il fut resolu que l’on feroit venir ce different à propos, sans qu’il semblast que ce fust à dessein, lors qu’Adamas, Alcidon & Daphnide y seroient, & que le plus briefvement qu’il seroit possible, Astrée, & Philis jugeroient à l’advantage de Silvandre.

De fortune Silvandre ayant ouy le murmure de la voix de ces belles bergeres aupres de luy, & tournant les yeux les vit assises sur des ais qui estoient mises exprez de tant en tant entre les arbres, pour la commodité de ceux qui se promenoient, par ce que durant leur discours elles s’y estoient allées mettre, & voyant que par hazard elles avoient le dos tourné contre luy, suivant la curiosité qui suit ordinairement ceux qui ayment. Il s’approcha le plus pres d’elles qu’il put sans estre veu, & puis se mettant en terre se coula coude sur coude, & hanche sur hanche, jusques sous un gros buisson, qui n’estoit qu’a deux ou trois pas du lieu où elles estoient assises, & escoutant attentivement, il ouyt la plus grande partie des choses que ces belles filles avoient resoluës, & qu’Alexis avoit proposées. Et Dieu sçait combien elle creut avoir de l’obligation à cette belle Druyde, qu’en son ame elle aymoit, & loüoit le Ciel de l’avoir voulu faire revenir si à propos de Dreux pour son avantage, & pour donner un si bon conseil à Diane : Et lors qu’elles eurent pris la resolution qu’il desiroit, & qu’elles se leverent pour s’en aller, il les accompagna de toute sorte d’heureux souhaits, ne pouvant assez remercier sa fortune de l’avoir faict trouver en ce lieu en une si bonne occasion. Lors qu’il les vit si esloignées qu’elles ne pouvoient plus croire qu’il les eust escoutées, il se leva & les suivit au petit pas, & pour leur donner subjet de l’attendre, il enfla sa corne-muse & commença d’en jouer, à fin de leur faire tourner la teste, & quand il pensa estre assez pres pour estre ouy, chanta tels vers.


SONNET.


Contraires effects d’Amour.


Faire vivre & mourir avec un mesme effort,

Embraser tous les cœurs, & n’estre que de glace

S’armer en mesme temps de douceur & d’audace,

Et porter dans les yeux & l’Amour & la Mort

Attirer tous les cœurs : d’un extreme transport,
Et les desesperer d’obtenir quelque grace :

Du Bon-heur au Mal-heur ne mettre point d’espace

Et joindre en un subject ces Contraires d’accord.

Mais languir au rebours d’une amour trop extresme

Brusler sans que ce feu s’allume qu’en soy-mesme,

Pour revivre en autruy vouloir mourir en soy ;

Et pour gage donner & son cœur & son ame,

Que je puisse mourir, si ce n’est vous, MADAME

Et remourir encor, si c’est autre que moy.


Alexis qui aymoit ce berger comme celuy que dés long temps elle avoit tenu pour l’un de ses meilleurs amis. Et bien, Silvandre, luy dit-elle, ne m’estes-vous pas fort obligé de vous avoir amené icy cette belle Diane, puis que sans moy elle seroit encores dans le logis, & vous seriez privé de sa veuë ? Madame, respondit le berger, vous ne sçauriez me rendre tant de bons offices, que le visage que vous avez ne m’en promette encores d’avantage. Alexis feignant de ne le point entendre : Et pourquoy, dit-elle, mon visage vous faict-il tant de promesses ? Par ce, repliqua Silvandre, que vous me permettrez de dire que vous avez, Madame, le visage d’un berger qui n’eust pas mis seulement ses soings & sa peine pour moy, mais sa vie aussi pour mon contentement. Je suis bien-ayse, respondit Alexis, que la nature m’ayt donné cette marque d’une personne que vous aymez si fort : car je ne doute point, qu’encores que je ne le merite, vous ne laisserez pas de m’aymer aussi pour l’amour de luy. Mais, Madame, reprit Silvandre, ce seroit luy maintemant s’il vivoit qu’il faudroit que j’aymasse pour l’amour de vous, vos merites estans tels, qu’il n’y a rien qui ne leur doive ceder : Et pour vous faire voir combien j’estime veritable ce que je dis, je veux mettre ma vie entre vos mains, s’il vous plaist de prendre la peine de juger d’une chose qui m’est plus chere que la vie propre. Berger, reprit incontinent Diane, pourquoy voulez vous changer les Juges que nous avons desja esleuz ? ce n’est pas que je refuse tout ce qu’il plaira à la belle Alexis d’ordonner de moy, mais il me semble que c’est signe de cognoistre sa cause fort mauvaise, que de prevenir les Juges par des flatteries, & rejetter ceux qui sont desja accordez. Je n’eusse pas pensé, ma belle maistresse, respondit Silvandre, que quelque loüange que l’on peut donner à cette belle Dame, fut estimée flatterie, puis que la flatterie se doit attribuer aux loüanges qui sont par dessus les merites : mais s’en peut-il trouver d’assez grandes pour égaler égaler dans l’image ses perfections ? Et je ne  voudrois non plus que vous eussiez opinion que je voulusse refuser les Juges que vous m’aurez  une fois ordonnez, protestant que la mort me sera tousjours plus agreable que de manquer jamais à vos commandemens : mais je propose seulement A VER, cliché illisible cette belle Druyde, à fin que si de fortune les deux Juges que vous avez establis ne se sçavoient  accorder, elle comme estant par*** cliché illisible en pust ordonner ainsi qu’elle trouveroit *** cliché illisible juste. Jamais, respondit Diane, je ne vous de diray des avantageuses paroles que vous pourrez dire pour cette belle Dame que j’avoüe meriter plus encores que les loüanges ne peuvent luy donner : & pour monstrer que je dis *** cliché illisible je l’accepte librement pour nostre dernier juge.

Silvandre vouloit repliquer, lors qu’ils virent venir Adamas, Daphnide & Alcidon avec toute la compagnie qui avoit soupé le soir auparavant chez le vieux Phocion, horsmis Leonide & Paris, qui s’estoient separez du reste VER, cliché illisible de cette trouppe à fin de finir le discours qu’ils avoient commencé en la maison d’Adamas d’autant que Paris qui avoit une extreme affection pour Diane, n’en ayant pas eu la responce telle qu’il eust desiré, vouloit prendre conseil avec Leonide de ce qu’il avoit à faire, & elle qui l’aymoit comme elle devoit, ne le luy vouloit pas donner à la volée : c’est pourquoy l’ayant remis desja par deux fois, à ce coup voyant que Paris ne luy laissoit point de repos, elle se resolut de luy en dire tout ce qu’il luy en sembloit. Et par ainsi apres s’estre retirez dans le petit bois de Coudriers qui touchoit la grande allée. Mon frere, luy dit-elle, j’ay differé de vous resoudre sur l’affaire dont vous m’avez desja parlé par deux fois, par ce que je voulois essayer si le temps ou quelqu’autre consideration vous en pourroit distraire, maintenant que je vois que rien ne peut divertir cette volonté, dictes moy je vous supplie qu’elle est vostre intention ? Je voudrois, respondit incontinent Paris, obliger tellement Diane à m’aymer, que je pusse l’espouser : Et avez vous opinion qu’Adamas le trouve bon ? dit Leonide, car en cela il faut bien que vous y preniez garde. Je ne luy en ay pas parlé ouvertement, dit Paris, mais il sçait bien que je l’ayme, & il ne le desapreuve point. Cela, reprit Leonide, ne suffit pas, il faut le luy dire, & sçavoir ce qu’il veut que vous en fassiez. En second lieu & qui devoit estre le premier, avez vous bien consideré si ce mariage vous est propre ? Car l’Amour clost bien souvent les yeux, & telle est bien agreable pour maistresse, qui est insupportable pour femme : souvenez vous que ces feux que l’Amour produit, s’esteignent bien tost par l’abondance des faveurs, & soudain apres sont suivis de longues chaines d’ennuis que le repentir traine ordinairement apres soy. Mon frere mon amy, il y a grande difference de l’Amour au Mariage, par ce que l’Amour ne dure qu’autant qu’il plaist ; Mais le Mariage se rend d’autant plus long qu’il est plus ennuyeux : Le premier c’est le symbole de la liberté, par ce que l’amour ne contraint personne que par la volonté, au contraire le Mariage c’est le symbole de la servitude, parce qu’il n’y a que la mort qui en puisse desnouër les liens : Il est vray que lors qu’un Mariage est faict entre les personnes telles qu’il doit estre, il n’y a point, à ce que je croy, de plus grand heur entre les mortels, d’autant que tous les contentemens que l’on reçoit sont doubles & s’augmentent de la moitie, & tous les maux diminuent à mesme proportion. Et puis la misere des vivans estant telle, qu’elle nous soubsmet à cent & cent accidens de la fortune : La fidele compagnie que l’on trouve dans le Mariage, ayde plus qu’on ne sçauroit dire, soit à les supporter, soit à les éviter, ou à les surmonter. Bref il est certain qu’il est presque impossible d’avoir un heur entier, sans avoir un autre soy-mesme à qui l’on le communique. Mais, Paris, permettez moy de vous dire qu’un homme doit bien sacrifier à la fortune lors qu’il se marie, à fin qu’elle luy fasse recontrer son bon-heur. Or mon frere, il faut donc que sans prendre conseil de vos yeux, ny de vos desirs, vous consultiez vostre raison & vostre jugement, & que vous voyez si outre la beauté de Diane, elle n’a point quelque autre chose qui la puisse rendre desirable, non seulement pour maistresse, mais pour femme aussi : car la beauté n’est ordinairement qu’une trompeuse, & ne sert que de marque, comme à ces logis qui ont de belles enseignes penduës au devant de leur porte, & le plus souvent il n’y a rien dedans qui vaille. La beauté ressemble à ces lunettes qui rendent toutes choses beaucoup plus grandes qu’elles ne sont, à qui les regarde par ce verre trompeur, car la moindre bonne action d’une belle personne, nous semble toute parfaicte, & lors que cette beauté qui ne dure qu’autant qu’une belle fleur, vient à se ternir, & que l’on reprend la veuë avec la juste proportion de chasque chose, on recognoist bien alors la verité, mais il n’est plus temps, n’estant plus en nostre puissance de nous en separer. Voila donc la premiere consideration pour ce qui est de la beauté : Apres, mon frere, prenez garde de ne rien faire en cecy de quoy vous puissiez avoir reproche, vous estes fils du grand Druyde, Diane est veritablement accompagnée de beaucoup de merites, mais en fin c’est une bergere, & ne pensez vous point que ceux qui vous appartiennent ne trouvent pas estrange que vous preniez cette alliance ? Nous ne sommes pas nez pour nous seuls, il faut que bien souvent nous laissions nostre propre contentement pour la satisfaction de ceux qui nous ayment & qui nous appartiennent, & je vous supplie de retenir cecy pour une chose tres-veritable : Souvenez vous, mon frere, que le mariage faict ou deffaict une personne, à fin que vous preniez garde à n’y rien faire à la volée, mais quand toutes les autres considerations y seroient, & que cette derniere y deffailliroit, je penserois une personne plus miserable que ceux qui sont condamnez aux chaisnes d’une chourme, ou à servir toute leur vie dans une Pile, je veux dire s’il espousoit une personne qui ne l’aymast point ; car de tous les tourments que les plus cruels tyrans ont pû inventer, il ne s’en sçauroit imaginer un plus grand, que de la passer aupres d’une personne qui ne vous ayme point. Figurez vous, mon frere, quel plaisir ce peut estre de boire & manger, de coucher & dormir avec son ennemy : il faut donc que vous sçachiez sa volonté, car si elle estoit distraitte ailleurs, ou que sans en aymer point d’autres, elle n’eust non plus d’Amour pour vous, je vous conseillerois d’espouser plustost le tombeau, que Diane. Songez bien à toutes ces choses, & me dictes ce qu’il vous en semble, & puis je vous diray ce que je juge que vous deviez faire.

Paris oyant parler Leonide avec tant de consideration, eust au commencement opinion qu’elle le voulut marier ailleurs, & qu’à cette occasion elle desiroit le distraire de Diane : mais en fin repassant ces raisons en soy-mesme, & voyant qu’elle n’avoit rien dit, qui ne fut vray, il changea cette creance, & recogneut que c’estoit l’amitié qu’elle luy portoit qui la faisoit parler ainsi franchement, & pour respondre à tout ce qu’elle avoit proposé, il dit briefvement : Qu’à la verité Adamas ne luy avoit pas dit, qu’il recherchast Diane, mais qu’il ne luy avoit pas deffendu, sçachant asseurement qu’il aymoit : Que s’il l’eust desappreuvé, il le luy eust dit comme il avoit tousjours fait de toute autre chose. Qu’il s’asseuroit doncque qu’il l’avoit agreable, & que quand il l’en supplieroit, il estoit certain qu’il le trouveroit bon pere, comme il l’avoit tousjours ressenty. Que quand aux conditions de Diane, c’estoit une folie à luy de disputer d’une affaire dont la pierre estoit jettée, & qu’il luy estoit plus aysé de vivre sans ame, que d’estre heureux sans Diane, & qu’avec ce mot il respondoit à toutes ses considerations ; & pour ce qui estoit de ses parens qui pourroient desappreuver ce mariage, il croyoit n’avoir pas un parent qui l’aimast plus qu’il s’aymoit luy-mesme, & que par ainsi il estoit plus obligé de se satisfaire & contenter que tout le reste de ses parens & amis : Que quand à ce qui estoit de la bonne volonté de Diane, à la verité, disoit-il, c’est sur ce point, ma chere sœur, que je vous veux demander conseil, & que je vous supplie de me le donner, car estant fille comme elle, vous sçavez mieux juger de ses intentions que moy, à qui la passion peut en cela troubler beaucoup le jugement.

J’ay voulu tenter diverses fois de sçavoir sa volonté, & la derniere a esté au logis d’Adamas, lors que nous nous promenasmes si long-temps ensemble, je me pleignis de voir tous mes services si mal receus, & presque inutiles, & monstray d’en avoir un grand ressentiment, elle me respondit avec toute sorte de courtoisie & de civilité, & par ce que je repliquay, que ce n’estoit ny civilité ny courtoisie, mais amour que je recherchois d’elle, apres quelques autres discours, elle me respondit, qu’elle m’honoroit autant qu’homme du monde, & qu’elle m’aymoit comme si j’estois son frere, me faisant entendre que comme fille elle ne pouvoit faire rien d’avantage. Mais lors que je repliquay, que mon dessein estoit de l’espouser, & qu’en cela toute sorte d’affection luy estoit permise, elle me respondit, J’ay des parens qui peuvent disposer de moy, & c’est à eux à qui je remets semblables resolutions. Jusques icy il n’y avoit rien qui ne me deust contenter, mais ma sœur oyez ce qu’elle y adjousta : E si vous voulez sçavoir ce que j’en pense, sçachez, Paris, que ny vous, ny personne ne m’en a donné, ny ne m’en donnera jamais la volonté, je vous veux bien pour frere, mais non pas pour mary.

Or, ma sœur, nous fusmes interrompus la dessus, & depuis je ne luy en ay point voulu parler, avant que je sceusse vostre avis, & comme je m’y dois conduire, & je vous en conjure par toute l’amité que vous me portez, car de me penser distraire de cette affection, c’est une folie, la mort seule le peut, encore ne sçay-je si elle en aura bien la puissance. Mon frere, dict Leonide en sousriant, vous me demandez conseil d’une chose que vous avez resoluë : mais je voy bien que vous voulez seulement que je vous die, comme vous devez vous conduire, pour gaigner cette bergere, laquelle à ce que je vois, amour n’a encores guere offencée pour vous, toutesfois puis que vous estes reduit en l’estat que vous dites, je suis d’opinion que vous obteniez d’elle la permission d’en parler à ses parens, parce qu’eux sans doute aussi tost que vous leur en ouvrirez le propos, voyant le grand avantage qu’il y a pour Diane, ne refuseront jamais de vous contenter, & elle qui est sage, & qui a vescu avec tant de prudence & de vertu, n’osera peut estre refuser leur opinion, de peur que l’on ne la puisse blasmer, ou d’opiniastreté, ou d’amour ou de legereté. Et ainsi sans y penser se laissera peut-estre engager si avant, que quand elle s’en prendra garde, elle ne s’en pourra pas retirer. Mais je suis d’opinion que vous ne luy en parliez que le jour que nous partirons d’icy, afin que si elle change d’avis, elle ne sçache où vous trouver pour s’en desdire, que pour le moins vous n’en ayez desja fait l’ouverture à quelqu’un de ses parens.

Telle fut l’opinion de Leonide, que Paris resolut de suivre entierement, & cependant qu’ils discouroient ainsi, Adamas avec toute la trouppe se joignit à celle d’Alexis & des bergeres qui estoient avec elle : Et parce que Silvandre s’estoit rendu fort hardy pour les discours qu’il avoit oüys, aussi tost que les premieres salutations furent faictes, s’approchant de Diane : Ma maistresse, luy dit-il tout haut, je ne refuse point le jugement de celles que vous m’avez ordonnées, pourveu que vous en fassiez de mesme : Il ne faut point douter de moy, respondit Diane, puis que j’ay esleu les Juges, & que j’ay toute la raison de mon costé. Ce different, reprit Silvandre, n’a pas besoin de tant de paroles que celuy qui a esté entre Philis & moy : c’est pourquoy je requiers que sans aller plus loing, nous soyons jugez. Je n’en fuiray jamais la conclusion, dit-elle, puis que je l’espere du tout à mon avantage. Quant à moy, repliqua Silvandre, je prends tout mon droict de la permission que vous m’avez donnée, car il est certain qu’il n’y avoit plus de raison pour moy qui me permit de continuer comme j’avois vescu avec vous depuis la gageure de Philis, n’eust esté que vous m’avez faict cette grace de pouvoir le faire tousjours. Comment, reprit Diane, je le vous ay permis pour tousjours ? Eh ! berger, prenez vous un jour pour tous les jours ? encore ne vous ay-je accordé que le reste de ce jour qui est passé, & qui estant fini ne peut plus servir d’excuse à vostre feinte. Je vous supplie ma maistresse, dit-il, vous bien souvenir que vous m’avez permis d’achever le jour qui me restoit de la mesme façon que je l’avois commencé. Il est vray, dit Diane, mais il est fini ce jour-là, & j’en ay commencé un autre. Vous avez raison belle bergere, respondit-il de dire que vous en avez commencé un autre, parce que c’est le propre du Soleil de commencer & de limiter les jours, & vous estes le soleil de tous ces rivages : mais non pas quand vous dites, que le jour que vous m’avez accordé est finy : Car dites moy s’il vous plaist ma belle maistresse, tant que la clarté dure, n’est-il pas vray que le jour n’est point finy ? Je vous avouë respondit Diane, ce que vous dites : mais aussi accordez moy, que quand le Soleil ne se voit plus, c’est la nuict. Je le confesse, reprit Silvandre, & par ainsi j’ay gagné ce que je demande : car mon ame ny mes yeux ne recognoissant point d’autre Soleil qui leur esclaire que vostre beauté & vos perfections : il est certain que tant que je ne seray point privé de cette lumiere & de ce Soleil, il n’y aura point de nuict pour moy : & n’en y ayant point n’ay-je pas raison de dire que le jour que je vous ay demandé n’est point finy, & qu’au contraire il durera autant que je vivray, & cela dautant que jamais vos beautez & vos merites ne partiront de mon ame ? Diane un peu surprise, ou pour le moins feignant de l’estre, Je vous pourray bien peut-estre avoüer, dit-elle, que le jour que vous m’avez demandé fut tel que vous dites : mais je sçay bien que celuy que je vous ay accordé n’a esté que tel que les jours naturels. Ma belle maistresse, dit Silvandre, l’on explique tousjours les choses douteuses à l’avantage du pauvre, & de celuy qui mandie : & la liberalité, & la generosite sont des perfections si dignes d’une ame bien née, que je m’asseure, mes Juges, que quand il y auroit quelque doute du costé de Diane, jamais vous ne voudriez diminuer en cette belle ame des vertus qui luy sont si bien deuës & si honorables. Alexis alors se mettant à rire, Quant à moy, dit-elle, sans attendre ce qu’Astrée & Philis en diront, je condamne Diane, & je donne toute la raison à Silvandre, parce que celuy qui donne, doit bien expliquer & restraindre sa donation, s’il n’entend pas d’accorder tout ce que celuy qui requiert luy demande, autrement il est à croire qu’il a eu la mesme intention que celuy qui reçoit le benefice. Ah ! s’escria la bergere, j’ay perdu ma cause : car je sçay bien qu’Astrée accordera tout ce qu’Alexis trouvera bon, & que Philis ne contredira jamais Astrée. Et moy, dit Adamas, j’ordonne, que si en cette feinte, Silvandre ressent à bon escient les forces d’une beauté, qu’il ne se plaigne point ny de Diane, ny de ses Juges, mais de luy seulement, qui s’en sera procuré le mal, sans que la bergere soit obligée ny par ses services, ny par la pitié de le plaindre.

Ce qu’Adamas disoit, c’estoit parce qu’ayant faict en soy-mesme dessein de donner Paris à cette bergere, & voyant bien que Silvandre ne luy estoit point trop desagreable, il estoit marry de la continuation de cette recherche, craignant que Diane ne s’y laissast embroüiller encore davantage : mais Silvandre qui ne fit pas semblant de le recognoistre apres avoir baisé la main à ses Juges, vint prendre celle de Diane, & un genoüil en terre : Ma maistresse, luy dit-il, si jamais quelqu’une de mes actions dément le vœu que je vous fais de mon fidele & perpetuel service, dés à cette heure je me condamne aux plus cruels supplices qu’un mortel puisse souffrir. Diane luy respondit assez froidement, berger ne vous tenez plus comme vous estes, & vous souvenez que tout ce qui vous est permis, n’est que de feindre, & que comme vous n’en devez point faire davantage, aussi ne recevray-je toutes vos actions que comme faintes & dissimulées.

Silvandre eust respondu, n’eust esté que Diane suivit le reste de la trouppe, qui attendant l’heure du disner, entra dans le petit bois de Coudre pour prendre le fraiz que son ombrage rendoit, & le petit ruisseau qui le baignoit tout d’un costé, & là ils rencontrerent Leonide & Paris qui en mesme temps s’acheminoient pour les aller trouver, & apres s’estre promenez quelque temps en ce lieu, & l’heure estant venuë du repas, ils s’en allerent tous ensemble en la maison, où ils trouverent les tables mises & chargées de viandes & de delicatesses qui ne ressentoient point d’avoir esté apprestées au village.

Fin du dixiesme Livre.


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L’UNZIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




Lerindas pour ne laisser longuement en attente la Nymphe Galathée, se hasta le plus qu’il luy fut possible de retourner à Mont-verdun ; & parce qu’il marchoit fort bien, & qu’il estoit infiniment desireux de complaire à sa maistresse, il se diligenta de sorte, que quand il arriva, elle ne faisoit que de se mettre à table. Madame, luy dit-il, Adamas n’a peu retarder le sacrifice, parce que tout le peuple estoit desja assemblé : mais parce que je luy ay dit que vous seriez bien-aise de voir ces belles bergeres de Lignon, il vous mande qu’il les vous amenera toutes icy, si toutefois vous y demeurez quelque temps. Je suis bien marrye, dit Galathée se tournant vers la sage Cleontine, que je n’aye peu faire voir ce sacrifice au gentil Damon, afin que par mesme moyen il peut voir ces belles bergeres : mais si Adamas nous tient parole : nous les luy ferons voir avec plus de commodité : Et si ce moyen nous defaut, je suis d’opinion que nous allions exprez en leurs hameaux, & que nous employons une journée en une si gracieuse occupation. Madame respondit Cleontine, puis qu’Adamas le vous a mandé, vous le devez tenir pour tres-asseuré : il viendra sans doute avant que de s’en retourner en sa maison, il sera bien-aise que toutes ses belles filles accompagnent Alexis lors qu’il la vous presentera. Mais à propos d’Alexis, reprit Galathée, dy nous Lerindas, est-elle avec autant de beauté que l’on nous a dit : car je sçay que tu és personne de jugement, & que tu n’as pas failly de la bien considerer. Madame respondit-il, elle est veritablement belle, mais à mon gré il y en a trois qui me plaisent bien d’avantage, & puis que vous me le demandez, j’ayme mieux le vous dire, que si Leonide avoit cét avantage : Je suis d’avis, Madame, que vous le changiez aux Nymphes que vous avez, si pour le moins vous voulez avoir les plus belles filles qui soient au monde. Et comment, respondit Galathée, tu les trouves plus belles que mes Nymphes ? Plus belles, Madame, respondit-il que vos Nymphes ? Plus belles, Madame, respondit-il que vos Nymphes ? Mais dites je vous supplie, plus belles que toutes les Nymphes qui sont au monde. Et quoy Lerindas, plus belles encores que je ne suis ? dit Galathée en sousriant. O Madame, repliqua-t’il un peu surpris, ne parlons point de vous, vous estes la Dame & la Maistresse des Nymphes, mais je dis bien que toutes les autres leur doivent ceder autant en beauté, que je suis moins beau que la plus belle de vos Nymphes. Vous verrez dit Silvye, que Lerindas est devenu amoureux. Je ne le serois pas devenu, respondit-il avec un visage mesprisant, si elles estoient aussi desdaigneuses que vous. Galathée alors faisant un esclat de rire, Pour certain, dit-elle, Silvye a raison, infailliblement Lerindas est amoureux de ces bergeres, mais laquelle te semble la plus aggreable des trois ? Attendez, Madame, respondit-il, je n’ay pas peu d’affaire à discerner ce que vous me demandez. L’une a plus d’attraits, l’autre plus de modestie, & l’autre plus de beauté. La premiere s’appelle Daphnide, l’autre Diane, & la troisiesme Astrée : Je m’asseure, reprit Galatée, que c’est cette Astrée qui est la plus belle, n’est-il pas vray ? Il est certain, dit-il, & Diane est la plus modeste, & Daphnide la plus attirante : & pour dire la verité, les attraits me plaisent fort, la modestie m’est bien aggreable : mais en effect, j’ayme mieux la beauté : & par ainsi je conclus, que si je suis devenu amoureux, il faut par necessité que ce soit d’Astrée. Mais, Madame, croyez que quand vous les verrez, vous me tiendrez pour personne de jugement, & que Silvye quelque desdain qui soit en elle, ne les prisera pas tant, qu’elle ne voulut bien cette beauté que je dis estre en elles. Galathée se tournant alors vers Cleontine, Qu’est-ce ma mere, luy dit-elle, que Celidée juge de ces bergeres ? Madame, dit Cleontine, quand elle se met à les loüer, elle ne peut cesser, & semble qu’elle soit encore plus amoureuse d’elle que n’est pas Lerindas : il est vray que je ne luy ay point encore ouy parler de cette bergere qu’il nomme Daphnide, & il vous plaist que je la fasse appeller, vous orez de quelle sorte elle en parle. Et parce que Galathée estoit bien-ayse de sçavoir des particularitez de ces belles filles, & qu’elle fit signe qu’on la fit venir. Il est bien mal-aysé, dit Lerindas en sousriant, que vous parliez à elle qu’il ne soit bien tard, car je l’ay laissée prez du Temple de la Déesse Astrée, où se doit faire le sacrifice, & Thamire auprez d’elle. Mais, Madame continua t’il, elle ne vous en sçauroit dire guere d’avantage que moy, soit pour leur beauté, soit pour toute autre chose qu’il vous plaira d’en apprendre. Que si ce n’est que pour sçavoir qui est Daphnide, c’est une belle estrangere qui est arrivée depuis peu conduite par un nommé Alcidon, car encores que je n’y aye pas long-temps demeuré, je n’ay laissé de m’enquerir, la voyant si belle, qui elle estoit. Madame dit alors Cleontine, vous aurez bien tost Celidée & Thamire icy qui vous en diront tout ce qui s’en peut sçavoir.

Ainsi Galathée aprenoit des nouvelles de ces belles bergeres, & plus elle s’en enqueroit & plus elle trouvoit que Calidon avoit raison d’aymer Astrée, puis que chacun luy donnoit tant d’avantage sur toutes les autres, & le disner estant finy, la Nymphe s’en alla voir Damon, qui ne sortoit point encores de la chambre, parce que la blessure l’avoit rendu si foible pour la perte du sang, & pour le travail qu’il avoit fait d’aller si long-temps à pied avec ses armes, qu’il fut contraint de ne point se mettre à l’air, que la force ne luy fut un peu revenuë, de peur de quelque inconvenient. Cependant Halladin l’estoit venu retrouver, & ne bougeoit des pieds de son lict, le servant avec tant de soing, & de vigilance que Galathée mesme l’en estimoit infiniement. Cestoit le troisiesme jour qu’il avoit esté blessé, & la Nymphe qui pensoit estre obligée à la valeur de ce Chevalier, pour avoir esté blessé en deffendant la querelle des Dames, & de plus luy estant proche, & l’outrage luy ayant esté faict en ses Estats & en sa presence, elle resolut de ne l’abandonner qu’il n’eust receu sa santé entierement, & parce que pour le desennuyer elle luy faisoit sçavoir tout ce qu’elle apprenoit de nouveau, elle voulut que Lerindas redit en sa presence ce qu’il luy avoit rapporté de son voyage. Le jour se passa de cette sorte, & cependant estant desja bien tard, Celidée, & Thamire revindrent lesquels Galathée voulut voir incontinent, tant parce qu’elle estimoit grandement la veuë de cette bergere, que pour le desir de sçavoir encores de plus particulieres nouvelles des bergeres qu’elle venoit de visiter. Estant donc en sa presence où Thamire l’accompagna, Et bien sage bergere, luy dit-elle, qu’est-ce que vous nous apportez de nouveau de vostre voyage ? Madame respondit Celidée, nous y avons satisfait & aux hommes, & à Dieu, car nous avons rendu un devoir au sage Adamas, que nous luy devions, en visitant Alexis sa fille, & un sacrifice au grand Tautates qui luy estoit deu, pour le remerciement du Guy de l’an-neuf : & je vous puis assurer que nous sommes demeurez tous infiniement satisfaits. Car, Madame, il faut que vous sçachiez qu’Alexis est la plus belle, la plus aymable, & la plus courtoise fille qu’on puisse voir, & qu’elle a donné tant de contentement à toutes ces bergeres qui la sont allé voir, qu’il n’y a pas une de nous qui ne l’adore, & puis Adamas s’est efforcé de nous y recevoir, avec une si bonne chere, & avec tant de caresses qu’il faut advoüer n’y avoir rien qui l’egale. Quant au sacrifice, le grand Tautates l’a receu de si bon cœur, que toutes les hosties se sont trouvées si entieres, que nous ne sçaurons les desirer plus parfaites, Le Guy que nous avons veu si beau & si gros, que vous diriez que c’est un autre arbre qui a esté attaché à ce chesne, tant il y est venu en grande abondance, de sorte que cette année nos Druydes n’auront pas occasion de l’espargner en nos sacrifices, ny à nous, ny à nostre bestial. Mais outre cela nous avons eu le plaisir des Amours de Hylas, qui est de la plus gracieuse humeur qui fut jamais : Le jugement de Diane sur la recherche de Silvandre & de Philis, & la rencontre de Daphnide & d’Alcidon, qui n’a point esté un petit entretien pour toute l’assemblée : Et qui est cét Hylas du quel vous parlez ? dit Galathée : C’est respondit la bergere, un jeune homme qui ayme toutes les bergeres qu’il rencontre, & soutient que ce n’est point inconstance : mais avec des raisons si gracieuses : qu’il est impossible de s’ennuyer quand il parle ; & jugez Madame, puis qu’il ne peut pas avoir plus de vingt ou vingt & un an, & il nous raconta plus de vingt filles desquelles il a desja esté amoureux, & la plus part toutes presentes, & la derniere qu’il a quitté ç’a esté la belle & sage Alexis, & Dieu sçait pour qui : Je vous assure bien, Madame, que ce n’est pas pour en prendre une plus belle, car il a choisi Scelle qui a desja assez d’aage, & qui n’aproche en rien à la beauté de cette belle Druyde. Et quoy, dit Galathée, la fille d’Adamas se laisse servir, & devant les yeux de chacun ? Madame, respondit Celidée, je vous asseure que personne ne s’en peut scandaliser, & qu’il n’y a fille Vestale qui le peut refuser, & si vous l’aviez veu, vous en diriez autant & je m’assure que s’il a l’honneur de nous voir, que vous, Madame, ou quelqu’une de ces belles Nymphes, n’eschapperez pas sans estre servies de luy : & qu’il ne demeurera pas d’avantage de le dire que de le penser : Mais reprit Galathée, & qu’est-ce que ce jugement de Diane ? Madame, respondit la bergere, il advint il y a quelque temps, que Phylis & Silvandre entrerent en dispute, seulement pour plaisir, se reprochant l’un à l’autre qu’ils n’avoient pas assez de merite pour se faire aymer, car Silvandre encore qu’il soit venu pour l’un des plus accomplis bergers de toute la contrée, si est-ce que l’on ne le voyoit point aymer ny estre aymé particulierement. Et parce que Philis luy reprochoit que c’estoit par faute de courage, & de merites, & que Silvandre en disoit de mesme d’elle, ils furent tous deux condannez à rechercher Diane, & que trois lunes escoulées, elle jugeroit lequel des deux auroit gagné. Sans doute, dit Damon, Diane aura jugé à l’advantage de la fille. Son jugement, respondit Celidée, a esté assez douteux : Elle a dit que Phylis estoit plus aymable que Silvandre, & que Silvandre se sçavoit mieux faire aymer que Philis. Vrayement reprit Damon, Diane doit estre une discrette & sage bergere : car elle les a voulu contenter tous deux, & elle l’a fait avec beaucoup de discretion. Mais, Madame, continua-t’il se tournant vers Galathée, vous ne luy demandez point qui est cette Daphnide, j’ay ouy que Lerindas l’a aussi nommée pour l’une des plus belles de toutes ces bergeres, & je voudrois bien sçavoir qui elle est, & cet Alcidon aussi, & apres je vous en diray la raison : Thamire alors prenant la parole, Seigneur, luy dit-il, Lerindas a raison de la dire belle, car veritablement elle l’est, mais non pas de la nommer bergere, puis qu’elle ne l’est pas, encore que pour se desguiser elle porte l’habit de bergere : Nous avons apris par Hylas, que Daphnide est une des principales Dames de la province des Romains, & que Alcidon est un Chevalier des plus aymez du Roy Eurich, & qui sont venus en cette contrée pour la curiosité qu’ils ont de voir la fontaine de la verité d’Amour. C’est assez, dit Damon, & lors se tournant vers Galathée, Madame, luy dit-il vous devez voir en toute façon ces deux personnes & en faire cas, car Daphnide est l’une des plus belles de toutes les Galloligures, & qui a esté tellement aymée du Roy Eurich, qu’il s’en est fort peu manqué qu’il ne l’ait faite Royne des Vissigots, & quoy que cela soit arrivé cependant que j’estois en Affrique, & que j’essayois de me divertir par des longs & penibles voyages, si est-ce que par les nouvelles qui en venoient au Roy Genseric, j’ay sçeu tout ce qui s’y est passé. Et Alcidon je le vous donne, Madame, pour le plus accomply Chevalier qui ait jamais esté dans la Cour de Thorrismond, car c’est là où je l’ay veu, tant aymé & chery de ce Roy, qu’il ne pouvoit assez luy faire de demonstrations de sa bonne volonté. Je pourrois bien vous en raconter beaucoup de choses qui meritent d’estre sçeuës, mais il vaut mieux que vous les appreniez de sa bouche que de la mienne, puis qu’ils sont si pres de vous. Et parce que Thamire & Celidée s’estoient esloignez, voyant que Damon continuoit de parler un peu bas à la Nymphe, Damon continuant son discours : Mais, Madame, luy dit-il, que veut dire que cette jeune bergere a le visage si gasté de coups, il semble qu’elle soit si sage & discrette, comment est ce que ce mal heur luy est arrivé ? Ces blessures, respondit alors Galathée, sont les plus glorieuses marques que fille porta jamais & là dessus luy raconta briefuement pourquoy elle s’estoit traittée de ceste sorte, & combien heureusement son dessein luy estoit reüssy puis que la folle affection de Calidon s’estoit estainte, & la parfaite amour de Thamire s’estoit de telle sorte augmentée, qu’il ne l’avoit jamais tant aymée belle, qu’il l’aymoit maintenant avec cette difformité. Damon admira cette resolution en cette jeune fille, & plus encores en une bergere, puis que ces generositez ne se rencontrent guere souvent que parmy les courages plus relevez. Ne vous arrestez pas à cela, reprit la Nymphe, les bergers de cette contrée ne sont pas bergers par necessité, & pour estre contraincts de garder leurs trouppeaux, mais pour avoir choisi cette sorte de vie, afin de vivre avec plus de repos & de tranquilité, & d’effect ils sont parents & alliez à la plus grande part des chevaliers, & des Druydes de nos Estats. Je vous asseure, Madame, qu’encores que les coups que ceste fille s’est donnez soient avec la pointe d’un diament, je sçay une personne qui la gueriroit, pourveu qu’elle eust le courage de faire ce qui seroit necessaire. Pour le courage, respondit Galathée, vous en devez moins estre en doute que de sa volonté : Comment, reprit-il tout estonné, elle n’aura pas la volonté de redevenir belle ? Je croy qu’elle seroit la seule fille qui fut au monde de cette opinion. Appellons la, dit Galathée, & vous verrez ce qu’elle vous en dira : Et lors relevant la voix, & nommant Celidée, elle vint sçavoir ce qu’elle luy vouloit commander. Celidée, luy dit la Nymphe, voicy un Chevalier qui ayant pitié de vostre visage, & s’estant enquis de ce qui vous est arrivé, s’assure de vous en faire guerir, & vous rendre aussi belle que vous avez jamais esté, si vous le voulez : Ma fille continua Damon, c’est sans doute que vous en guerirez, car me trouvant en Affrique, il advint qu’une des filles d’Eudoxe fut blessée d’un diament au visage, & de telle sorte que l’os presque de la jouë paroissoit : Il y eut toutefois un sçavant Myre, qui moüellant un petit baton de son sang le pensa avec un remede qu’il nommoit l’unguent de la Symphatie, & avec lequel il la guerit contre l’opinion de tout le monde : & parce que je trouvay cette cure fort rare, je fus curieux de luy en demander la recepte, mais il me respondit, que c’estoit chose qu’il ne pouvoit donner à personne pour s’en estre obligé par serment : mais que toutes les fois que j’en aurois affaire, il ne falloit que luy envoyer un petit bois ensanglanté de la blessure, & qu’incontinent il en feroit la cure, parce que le remede estoit aussi bon de loing comme de prez, & qu’il ne falloit que tenir la playe bien nette : De sorte que, ma fille, si vous voulez guerir, il ne faut seulement qu’egratiner un peu ces blessures en sorte que nous en ayons du sang, & vous verrez que vous reprendrez vostre premiere beauté.

Seigneur, respondit alors Celidée, vostre courtoisie m’oblige trop au soing qu’il vous plaist avoir de ce visage qui ne le vaut pas : mais je vous diray bien que cette beauté de laquelle vous me parlez, s’il y en a eu quelquefois en moy, m’est à cette heure de telle sorte indifferente, que si je pouvois la retrouver pour aller d’icy en mon logis, je pense que je ne m’y en retournerois que le plus tard qu’il me seroit possible. Quand je me souviens qu’elle n’a jamais esté en mon visage que pour me donner de la peine, que pour m’accabler d’importunitez, & que pour me tenir en des continuelles inquietudes, je vous asseure Seigneur, que si je pensois la rencontrer par cette porte, je passerois plustost par la fenestre, que d’avoir plus d’intelligence & d’amitié avec elle : Toutefois, ajousta Damon, il me semble que toutes les filles ont un desir particulier d’estre belles, où pour le moins de ne faire point de peur. Celles qui recherchent cette beauté, repliqua-t’elle, en ont peut-estre affaire pour estre aymées de ceux desquels elle desirent l’amitié : Mais moy, Seigneur, je vous proteste que non seulement je ne veux paroistre belle qu’aux yeux de Thamire, mais que je voudrois mesme me pouvoir rendre invisible pour n’estre jamais veuë que de luy. Encore reprit Damon, devez-vous desirer que Thamire mesme vous trouve belle. Il est vray, dit elle, mais je croy que ces blessures qu’il me voit au visage luy doivent sembler plus belles que la beauté du teint, ny la proportion & delicatesse des traits qui souloient estre, lors qu’il se ressouvient en les voyant que c’est pour estre toute à luy, & pour dire ainsi le prix que j’ay voulu payer pour me rachepter de la servitude d’autruy, & me donner entierement à luy. Cette memoire reprit la Nimphe, ne laisseroit pas de luy demeurer de vostre amitié & de vostre vertu, & de plus, il vous possedoit belle aussi bien que vertueuse. Quant à moy, Madame, dict la bergere, je suis si contente & si satisfaicte de vivre en l’estat où je suis, que je penserois offencer le grand Tautates d’en desirer ou d’en rechercher un meilleur. Toutesfois si Thamire le veut, je suis preste de faire tout ce qu’il m’ordonnera. Le berger alors prenant la parole : Ma fille, dit-il, il est certain que je ne vous ay jamais tant aymée belle, que je fais en l’estat où vous estes, avant cogneu que vostre amitié envers moy est si grande, qu’elle vous a faict donner pour vous achepter toute à moy le prix le plus cher que les filles puissent avoir, qui est cette beauté que vous méprisez si fort. Mais j’avoüeray bien que si je pensois la vous pouvoir rendre, il n’y auroit ny peine ny travail que je n’employasse de fort bon cœur, me semblant d’y estre obligé pour n’estre ingrat ou mescognoissant envers vous. Et pource, Seigneur, dit-il se tournant vers Damon, je vous supplie si vous pensez qu’il y ayt quelque bon remede, de me faire cette grace de me le vouloir dire, afin que je vous aye cette eternelle obligation, & que vous puissiez vous vanter que vous avez esté cause de rendre contente une si parfaicte amitié de la nostre. Damon alors, C’est chose tres-assurée, dit-il, qu’elle guerira & sans point de peine, car j’en ay veu l’experience : Il faut moüiller des petits bastons du sang des blessures que vous porterez en diligence où je vous diray, & où vous ne demeurerez que huict on dix jours à aller, & vous adresserez à ce Myre auquel j’escriray : n’entrez point en doute qu’elle ne guerisse incontinent. Ce fut bien alors que Celidée commença à despiter contre cette beauté, puis qu’elle la devoit priver un si long temps de son tant aymé Thamire. O Dieux ! dit-elle les larmes aux yeux, falloit-il que je me ravisse cette pernitieuse beauté avec tant de peine pour la racheter maintenant si cherement ? Est-il possible qu’un bien si mesprisé de moy vueille revenir deux fois en ma puissance ? Eh Thamire ! contente toy de ta Celidée telle qu’elle est, sans te vouloir mettre au hazard de la perdre pour jamais, car peut-estre t’esloignant d’elle pour aller querir cette beauté au pays estrange la trouveras-tu, quand tu seras de retour que l’ennuy de ton esloignement te l’aura ravie pour la mettre dans un tombeau. Tu m’as dict si souvent, que tu vivois le plus heureux berger du monde, & qu’est-ce que tu veux avoir d’avantage ? veux tu plus d’heur que d’estre heureux ? Joüys, berger, de ce contentement que le Ciel t’a donné sans en rechercher d’avantage qu’il ne t’en a pas voulu octroyer, & te contente de ce que les Dieux ont jugé que tu devois estre content. Si c’est pour moy, Thamire, que tu desires cette beauté, sors de cette erreur, & croy, amy, que ton esloignement m’est si ennuyeux, que si je pouvois perdre la vie sans perdre la veuë ou sans estre privée de toy, je la donnerois librement pour ne t’esloigner jamais. Le voyage que l’on te propose est long, il est plein de perils, tu vas parmy les barbares, peut-estre celuy que tu vas cercher est mort ; & qui scait si cette recette pourra servir à mon visage, encores qu’elle ait esté bonne pour un’autre. Je m’asseure que le diament dont celle que ce Chevalier raconte a esté blessée, n’estoit qu’un verre, ou quelque pierre falsifiée, & non pas un vray diament, & par ainsi il n’y avoit pas mis le venin qui est en mes blessures : & puis sa playe fut pensée aussi-tost qu’elle fut faicte : mais les miennes sont vieilles. & par consequent hors de toute esperance d’estre guaries. Mais soit ainsi, ô Thamite, que je pourray la ravoir cette beauté mesprisée, par la peine que tu y mettras, encore que la chose soit bien douteuse : mais d’y moy, puis que je ne m’en soucie point, & que ce n’est que pour ta consideration que tu le fais, & pour avoir peut-estre un peu plus de contentement auprez de moy ; est-il possible que tu vueilles acheter ton plaisir à mes despens, & encores avec de si chers despens que ceux que tu peux bien prevoir ? En premier lieu, il faut que tu emportes de mon sang, mais ce sang n’est rien, je le donnerois bien tout pour te retenir auprez de moy : mais que de larmes penses-tu que mes yeux te donneront en ton esloignement ? Que d’ennuis, & que de mortelles peines ressentiray je en cette separation ? & quelle rendras-tu ma vie tant que je ne te verray point ? O Dieux ! Thamire, si tu sçavois en quel estat tu mettras ta Celidée, je ne puis penser que tu la voulusse delaisser pour si peu de chose que cette passagere beauté que tu luy veux aller chercher si loing. Et bien Thamire tu la luy apporteras cette beauté apres un long exil, un penible voyage, & un chemin plein de perils : Et que sera-ce berger, si incontinent apres une fiévre de peu de jours, un ennuy de quelques heures, ou le bon-heur d’un enfant la renvoya encores plus loin que tu ne la seras allé querir ? Mais quand cela ne seroit point, le temps qui roule incessamment, & l’aage qui vole avec cent aisles, ne raviront-ils pas cette fleur de mon visage aussi-tost presque que tu seras revenu ? & cependant tu auras perdu inutilement & ce temps & cét aage que le Ciel nous permet de pouvoir employer ensemble.

Les pleurs de Celidée accompagnoient de sorte ses paroles, que Damon en fut touché de compassion, & lors qu’il vit que pour prendre son mouchoir, elle donnoit quelque cesse à ses plaintes. Sage & discrette bergere, luy dit-il, vostre vertu se rend admirable à tous ceux qui en ont la cognoissance, & oblige chacun à vous servir, non soulement en cette occasion, mais en toutes celles qui se presenteront. Je confesse que vous avez raison de ne vouloir point que Thamire vous esloigne, mais non pas qu’il vous procure de vous remettre en l’estat où vous souliez estre : car outre que son contentement y est joinct, encores a t’il un autre desir de vous rendre ce que si librement vous avez donné pour vous rendre toute sienne. Et afin de satisfaire à l’un & à l’autre, je vous promets de faire venir icy le Myre dans peu de temps, qui fera luy-mesme la cure de vostre visage, sans que vous perdiez de veuë vostre cher & tant aymé berger. O Seigneur ! s’escria alors Gelidée, si vous faites cette grace à cette pauvre bergere, le grand Tautates sera celuy qui vous en rendra le loyer, car il n’y a rien qui despende de moy qui puisse y satisfaire, & toute ma vie j’emploiray mes plus ardentes supplications, afin qu’il vous rende aussi heureux & content, que le bien que vous me faites surpasse tous ceux que je puis recevoir de tout autre que d’un seul Thamire. Et à ce mot se jettant à genoux ; Par le nom, dit-elle, que vous portez de Chevalier, & par celle que vous aymez, le plus, ou par celle que vous aymerez, je vous conjure, Seigneur, de vouloir me continuer cette grace, & de divertir Thamire de ce perilleux voyage.

Le Chevalier admirant & la vertu & l’affection de cette bergere, la releva, & l’assura que de son advis Thamire ne l’abandonneroit jamais : & l’heure de dormir estant venue, la Nymphe se retira avec resolution de faire le lendemain son sacrifice, & puis le jour d’apres voir ces bergeres, ayant opinion que Damon seroit en estat de sortir du logis, & par mesme moy en elle essayeroit de ramener avec elle à son retour Daphnide & Alcidon, afin de leur rendre l’honneur qu’ils meritoient & l’ayant fait sçavoir à Damon, il la supplia de treuver bon qu’il fit le sien ensemble, parce qu’ayant esté adverty que l’Oracle respondoit à ceux qui avec devotion en supplioient le Dieu, il penseroit avoir usé de trop grande nonchalance, si y estant conduit presque miraculeusement & sans y penser, il en perdoit l’occasion. La Nymphe qui ne defiroit rien d’avantage que d’obliger ce Chevalier, luy accorda facilement ceste requeste, & d’autant plus que tous deux vouloient consulter l’Oracle de Bellenus. Le matin donc estant venu, & trouvant toutes choses prestes pour le sacrifice, Cleontine met sur sa teste un chappeau de fleurs, se ceint de verveine, prend un rameau de Guy en la main, fait allumer le feu, & apres que les taureaux blancs eurent esté sacrifiez, elle en jetta du sang dessus, & puis sur la Nymphe, & sur Damon, puis maschant du laurier, & jettant de la Sabine, du Guy, & de la verveine dans le feu, elle courut à l’ouverture de Bellenus, où touchant la serrure avec la branche de Guy, les portes s’ouvrirent, faisant un grand esclat, & elle se panchant dans la caverne le plus qu’elle peust, tenant toutesfois les pieds dehors, elle receust longuement à bouche ouverte le vent, qui avec certain murmure comme de voix mal articulée, venoit du profond de l’antre, & puis ne le pouvant plus supporter, & comme enceinte presque de ce grand entousiasme, s’en revint courant au lieu du sacrifice qui estoit dans un petit boccage à l’entrée du temple, retenant encore en cela de leur ancienne coustume, de ne point sacrifier que soubz le Ciel mesme : & retournant en ce lieu, la Nymphe, & le Chevalier qui à genoux attendoient la responce de Bellenus, prenant l’un des coings de l’autel d’une main, & de l’autre tenant tousjours le rameau du Guy, les cheveux mal en ordre, & comme herissés, les yeux esgarez & remuants incessamment dans la teste, & le visage de cent couleurs, elle se leva sur le haut des pieds, paroissant beaucoup plus grande qu’elle ne souloit estre, & toute tremblante & l’estomach panthelant, elle profera d’une voix toute autre qu’elle ne souloit avoir telles paroles.


ORACLE.

Va Nymphe & rends tes vœux, mais retiens ce presage,

Bien tost, n’en doute point, tu sortiras d’erreur,

Mais garde que l’amour se changeant en fureur
Beaucoup plus ne t’outrage.

Et toy parfait amant,

Lors que tu parviendras où parle un diamant

Tu seras r'appelé de la mort à la vie

Par celuy des humains,

A qui plus tu voudras l’avoir desja ravie,

Laisse donc contre luy desormais tes desdains.


La Nymphe & le Chevalier ayant receu cét Oracle, demeurerent quelque temps à le considerer, mais leur estant impossible de l’entendre entierement, l’un des plus anciennes Vacies, qui s’y treuva present, & qui avoit accoustumé de faire bien souvent l’esclaircissement de semblables responces, s’approchant de la Nymphe, luy tint un tel langage :

Les Oracles qui sont la parole du grand Dieu, sont rendus ordinairement fort obscurs par luy, tant pour retenir la curiosité des hommes, que d’autant que les choses futures doivent estre cachées aux humains, pour les exempter de l’apprehension qui est quelquefois une des plus grandes parties du mal, puis que si nous sçavions l’heure de nostre mort, nous ne gousterions plus les douceurs de la vie, mais ne vivrions desja plus que comme estans à la porte du tombeau. Nostre grand Tautates qui nous ayme comme ses enfans, & qui veut avoir occasion de nous faire tousjours plus de graces, nous advertit des choses futures, mais obscurement & ne nous en laissant entendre qu’autant qu’il faut que nous sçachions, pour observer les choses qui le peuvent convier à nous faire du bien : & pour vous monstrer que je dis vray, vous voyez, grande Nymphe, qu’il vous advertit de rendre les vœux que vous avez faits, parce qu’il n’y a rien qui retienne plus la main de Tautates, de faire de nouvelles gratifications à ceux qui l’en prient, que de faire des vœux legerement, & les oublier nonchalament : apres il vous predit que vous sortirez bien tost de l’erreur où vous estes, & cela avec des paroles si claires qu’il ne les faut point esclaircir d’avantage ; & pour monstrer que veritablement il vous ayme, de peur que vous ne soyez surprise du mal qu’il prevoit vous devoir arriver, il vous en advertit de bonne heure, affin que soit par la vertu de la force, ou par celle de la prudence, vous vous prepariez à le recevoir, ou y à remedier. Surquoy je suis contraint de vous dire, que par la cheute des animaux sacrifiez, par la couleur & quantité de leur sang, & par les entrailles, que depuis une demie Lune nous avons visitées, nous jugeons que quelque estrange accident est prest de tomber sur nos testes : car les victimes tombent ordinairement à gauche, estans tombées s’y debattent merveilleusement, & se debattant jettent des hurlemens effroyables en mourant, leur sang quelquesfois ne veut pas sortir, & s’il sort, il peche, & en qualité & en quantité, car la couleur en est toute bruslée, & il en sort si peu, qu’il ne semble pas que ce soient des taureaux, mais des bien-jeunes agneaux, que ceux que nous immolons. Quant aux entrailles, qu’est-ce, Madame, que je vous en puis dire, sinon que nous les trouvons si deffaillantes, que quelquesfois nous pensons de resver, y manquant quelquesfois le cœur tout entier, & d’autresfois le foye ? Bref, nous avons tant de signes du Ciel, que ce n’est pas sans raison si Tautates vous advertit de rendre vos vœux, puis que souvent par des humbles & ardantes prieres, on peut divertir ou adoucir pour le moins les chastiments qui sont prests de tomber sur nous.

Quant à l’Oracle qui vous a esté rendu, ô vaillant Chevalier ! vous vous en devez contenter, puis qu’il semble estre fort favorable, soit que d’estre rappellé de la mort à la vie, s’entende de quelque grand peril où vous tomberez, & duquel vous serez sauvé, ou que cette mort signifie quelque deplaisir que vous avez, & duquel vous serez deschargé bien tost, tant y a que vous en sortirez par l’assistance de celuy que vous hayssez le plus, & voyez comme Bellenus, qui est Dieu-homme, c’est à dire le Dieu qui ayme les hommes, & par consequent la paix & la concorde parmy eux, veut qu’ainsi qu’il nous pardonne quand nous l’offensons, nous remettions aussi les outrages à ceux qui nous font injure ? il vous commande ce de bon***aire Dieu, de laisser la mauvaise volonté que vous avez contre un homme, & avant que de vous en faire le commandement, il vous propose & promet le secours qu’il vous donnera, comme vous y voulant obliger par les devoirs de la courtoisie: Et pource, Madame, & vous genereux Chevalier, remerciez Bellenus de la faveur qu’il vous fait à tous deux, afin que cette recognoissance l’oblige à vous continuer ses graces pour tousjours.

Le Vacie parla de cette sorte, & la Nymphe & le Chevalier s’estans remis à genoux, firent les actions de graces qu’ils devoient, & apres se retirerent au logis, en intention d’aller le lendemain au temple de la Bonne Déesse avant que faire autre chose, & puis à leur retour voir ces bergeres de Lignon, & ensemble Daphnide & Alcidon, encores que Damon eust intention de se laisser cognoistre le moins qu’il pourroit à eux, faisant dessein de demeurer encores entr’eux quelques jours, & puis s’il ne trouvoit point de remede à ses desplaisirs de s’en aller si loing, que jamais il n’oüit parler ny de l’Aquitaine, ny de personne qu’il y eust cognuë. S’estoit donc mis à table avec cette resolution, & le disner estant presque finy, la Nymphe vit entrer dans la salle un Chevalier d’Amasis, & auquelle sçavoit qu’elle avoit une grande creance. Ce Chevalier apres luy avoir rendu l’honneur qu’il luy devoit, s’approcha d’elle, & luy dit à l’oreille, qu’il avoit de grandes choses à luy dire de la part d’Amasis, mais que le discours estant un peu long, & estant necessaire d’estre tenu secret, il ne pouvoit le luy dire qu’en particulier, en ayant mesme ce commandement. La Nymphe qui luy vit le visage tout changé, oyant ces paroles, alla soudain penser à ce que le Vacie luy avoit dit du deffaut des victimes, & ne pouvant s’imaginer un plus grand mal que la perte de sa mere, elle luy demanda tout haut, comme se portoit Amasis. Madame, respondit il, elle est en fort bonne santé Dieu mercy, & desire passionnément de vous voir, luy semblant qu’il y a un siecle que vous estes esloignée d’elle. Nous la verront bien tost, respondit Galathée, puis que Damon est en estat de monter à cheval, n’ayant pas esté raisonnable de le laisser au lict, puis qu’il avoit receu ces blessures, en nous deffendant contre l’injurieuse Argantée : Et à ce mot faisant signe qu’on se servit, elle se retira incontinent apres dans chambre, où elle fit appeller le Chevalier d’Amasis, pour entendre ce qu’il avoit à luy dire & parce qu’elle estoit en impatience de sçavoir que ce pouvoit estre : Ma mere dit la Nymphe a-t’elle eu quelque nouvelle de l’armée de Francs, & comment se porte Clidamant ? Madame, respondit le Chevalier, elle en a veritablement receu ce matin, qui ne doivent estre trop bonnes : mais elle desire de les vous communiquer elle mesme, & vous prie de la venir incontinent trouver, elle m’a dit que je vous fisse entendre que les Francs ont faict un grand tumulte contre le Roy Childeric qui a esté contraint de se retirer en Thuringe vers le Roy Bisin, je crains grandement que cela n’aye pas esté fait sans beaucoup de sang respandu, & vous sçavez que Clidamant, Lindamor, & Guyemants, estoient ordinairement aupres de luy, Dieu vueille qu’il ne leur soit point arrivé quelque mal-heur. D’une chose, Madame, vous puis-je bien asseurer, qu’elle est fort triste, & fort en peine & troublée, & qu’elle desire fort de parler à vous. Mon grand amy, luy dit Galathée, vostre discours me met bien en peine, & je voudrois ou n’en sçavoir pas tant, ou en apprendre promptement le reste : Il faut avant que je vous renvoye, que je parle un peu à la vieille Cleontine, qui m’a rendu l’Oracle ce matin, & à Damon, qui est une telle personne, qu’il nous peut beaucoup servir aux accidens qui nous peuvent arriver ? & les faisant appeller tous deux, elle leur fit entendre ce qu’Amasis luy avoir mandé : & parce qu’elle ne sçavoit si elle devoit incontinent l’aller trouver, ou bien aller rendre son vœu à Bon-lieu ainsi que l’Oracle luy avoit dit, elle demanda à la vieille Cleontine ce qui luy en sembloit : elle luy respondit, Il me semble, Madame, qu’en toutes nos affaires nous devons tousjours recourre à Tautates, & vous d’autant plus que vous y estes obligée par le vœu que vous en avez faict, & par le commandement que l’Oracle vient de vous en faire, les rapports des Vacies nous ont-il y a quelque temps rapporté que les sacrifices nous menaçoient de quelque grand malheur. Il me semble que pour la divertir, le meilleur remede, c’est de recourre à celuy qui nous donne ces presages, qui est le Grand Tautates, & le supplier de vouloir en changer les chastimens. C’est pourquoy je concluds que vous devez aller vers la Bonne Déesse faire vostre sacrifice, & le jour mesme vous pourrez estre à Marcilly. Damon fut de ce mesme advis, puis qu’il n’y avoit qu’un demy jour de plus, lequel il feroit fort bien d’employer à rendre à Tautates ce qu’elle avoit voüé. Vous avez entendu, dit Galathée à celuy qu’Amasis luy avoit envoyé, l’opinion de Cleontine & de Damon, asseurez Amasis que je seray demain à bonne heure aupres d’elle, la suppliant cependant de trouver bon qu’ayant faict plus de la moitié du chemin, je ne m’en retourne point sans m’acquitter des vœux qu’elle sçait bien que nous avons faicts.

Ainsi s’en alla ce Chevalier, laissant Galathée en telle peine qu’elle ne se souvint point de la volonté qu’elle avoit de voir ces belles bergeres, ny Daphnide & Alcidon, ne faisant tout le jour que parler à Damon, & chercher avec luy, quel pouvoit estre le subjet pour lequel Amasis la pressoit si fort de s’en retourner, & quoy qu’ils en parlassent longuement & curieusement, si est-ce qu’ils ne le peurent jamais deviner, se resolvant en fin de partir le lendemain de grand matin, pour estre tant plustost aupres d’Amasis, & dés le soir ayant commandé que tout fust prest, Damon s’arma comme de coustume, & ayant mis Galathée & ses Nymphes dans leurs chariots, il monta sur un cheval que la Nymphe luy avoit donné, qui estoit de ceux de Clidamant son frere. Ce Chevalier parut si beau aux yeux de Galathée, qu’il luy fit ressouvenir du gentil Lindamor, & coulant d’une pensée en l’autre, elle s’alla imaginer que peut estre la nouvelle qu’Amasis luy vouloit dire, estoit la mort de ce Chevalier, & dés lors elle fit dessein, que Polemas yroit en sa place, tant pour l’esloigner d’aupres d’elle, & s’exempter ainsi de cette importunité, que pour avoir quelque volonté de jetter les yeux sur Damon, en cas que Lindamor ne fut plus ; & toutesfois se ressouvenant de tant de services qu’il luy avoit rendus, l’affection qu’elle avoit recogneuë en toutes ses actions, de la gloire qu’il s’estoit acquise en ce voyage parmy tant de nations belliqueuses, & puis sa beauté & sa bien-seance en tout ce qu’il faisoit, luy revenant devant les yeux, ne se pouvoit empescher de regretter sa perte, & de faire quelque dessein à son advantage, en cas qu’il ne fust pas mort, & qu’elle put sortir de la tromperie, où Climante l’avoit mise. Ceste pensée l’entretint jusques aupres de Bon-lieu : mais de fortune passant la riviere de Lignon, elle se ressouvint de Daphnide, d’Alcidon, & des bergeres qu’elle avoit eu volonté de voir, & se voyant si pressée de partir, & desirant toutefois que cette Dame estrangere ne s’en allast point sans qu’elle eust le bien de la voir, elle manda au sage Adamas qu’elle le prioit de sa venir incontinent trouver à Bon-lieu, & en cas qu’elle en fut desja partie, qu’il la suivit jusques à Marcilly, estimant mesme necessaire qu’il y vint pour les nouvelles qu’Amasis avoit receuës, & luy fit dire par Lerindas en secret, qu’il l’obligeroit infiniment de conduire avec luy Daphnide & Alcidon, & apres hastant ses chevaux, elle arriva au temple de la bonne Déesse, où la venerable Crysante la receut avec toute sorte d’honneur & de civilité : Et parce que la Nymphe luy fit entendre la haste qu’elle avoit de s’en retourner à Marcilly, elle commanda qu’incontinent l’on mit la main au sacrifice, afin de ne perdre point de temps, & que le disner fut prest, pour ne la point faire attendre quand elle auroit satisfait à son vœu, luy reconfirmant que les sacrifices des particuliers estoient trouvez bons & entiers, mais que les victimes qui estoient immolées pour le public, & pour l’heureux voyage de Clidamant, se trouvoient de telle sorte deffaillantes, qu’elle n’en pouvoit prevoir que quelque grand desastre.

Mais cependant Silvandre qui avoit obtenu la permission qu’il desiroit, s’estoit tellement occupé en cela, qu’il avoit oublié de dire à Madonthe, & à Tersandre, qu’il y avoit un Chevalier qui le cherchoit, avec beaucoup de menaces de l’outrager, & n’eust esté que par fortune le matin il les rencontra qu’ils s’alloient promenant pour prendre de l’air, à cause que Madonthe s’estoit treuvée mal deux ou trois jours durant, il est certain qu’il eust encore long-temps demeuré sans les en advertir, estant de telle sorte emporté en cette ardente passion, qu’il n’y avoit point de place en son ame pour quelque autre pensée : Mais les trouvant si à propos, il leur fit entendre bien au long tout ce qu’il en avoit apris de Paris, & le danger pour eux de rencontrer cette homme barbare, & qui les cherchoit avec tant de desir de vengeance. Madonthe le remercia de cet advis, & ayant longuement debattu entr’eux qui ce pouvoit estre, ils ne peurent imaginer que ce fust Damon, par ce qu’il estoit mort selon leur creance, mais plustost que ce seroient des parens de Madonthe, qui ne pouvant supporter sa fuitte avec Thersandre, cherchoient d’en faire la vengeance. Silvandre qui avoit tousjours porté quelque sorte de bonne volonté à Madonthe, tant pour quelque ressemblance qu’elle avoit à Diane, que par ce qu’elle estoit veritablement tres-vertueuse, & modeste, la voyant pleurer en eut une grande compassion, & luy demandant la cause de ses larmes. Nay-je pas bien raison, berger, luy dit-elle ? de pleurer la miserable fortune qui me poursuit avec tant de cruauté ? puis que ne m’ayant voulu laisser en repos au milieu de mes parens & de ma patrie, elle me vient encores tourmenter en ce lieu, où je pensois pouvoir jouyr du repos que cette contrée donne à tous ceux qui veulent y habiter, & toutesfois je ne puis éviter sa haine, ny me cacher à ses coups : Dieu ! que faut-il que je fasse desormais, puis qu’ayant abandonné ma patrie, mon bien, & toutes mes cognoissances, cette cruelle ne m’a pas voulu laisser, mais me poursuit si cruellement, & me talonne de si pres, que je n’ay plus d’autre azile que le tombeau : Et à ce mot les larmes, sortant en plus grande abondance, la contraignirent de se taire pour recourre au mouchoir. Silvandre qui avoit desja esté touché des premiers pleurs de Madonthe, fut encores plus esmeu, la voyant continuer, & ne la pouvant supporter qu’avec peine, s’offrit de la garder & deffendre avec quantité de ses amis, & qu’il l’asseuroit des outrages de cet estranger, si elle vouloit demeurer en cette contrée. En ce mesme temps, Laonice par mal-heur se rencontrant en ce mesme lieu, d’autant qu’elle estoit fort familiere avec Madonthe, la conseilla de se retirer en sa patrie, où elle vivroit avec plus de repos & de tranquilité, & ne point refuser l’assistance de Silvandre pour l’accompagner, pour le moins tant que le pays de Forests dureroit, & qu’il ne seroit que fort bon qu’il fust encore assisté de quelques bergers de ses amis, à fin qu’ils pussent la deffendre contre ces estrangers. Madonthe qui craignoit les outrages, & les violences dont elle estoit menacée, ayant resolu de s’en aller, accepta volontiers l’assistance de Silvandre, & de ceux qu’il voudroit mener avec luy : Mais Thersandre y contraria, de sorte qu’en fin elle le remercia de sa bonne volonté, & à l’extreme importunité du berger luy permit d’aller seulement avec elle jusques par delà le lieu ou ces estrangers avoient esté veus : & à l’heure mesme, apres avoir pris congé de quelques bergers qu’elle rencontra, & prié Laonice de faire ses excuses aux autres, elle se mit en chemin, avec resolution, qu’aussi tost qu’elle seroit arrivée en Aquitaine, elle se mettroit ou parmy les Vestales, ou parmy les filles Druydes, ayant tant de mauvaise satisfaction, de sa fortune, qu’elle vouloit entierement sortir de ses mains.

Cependant Alexis, qui vivoit aupres de la belle Astrée, & qui usoit des privileges que la fille d’Adamas pouvoit avoir parmy ces bergeres avoit desja passé deux jours dans son hameau, sans que le grand Druyde fit semblant de s’en vouloir aller, & sans qu’elle perdit un moment hors de la presence de sa bergere, si ce n’estoit lors qu’elle estoit au lict, car tant que le jour duroit, elles discouroient ensemble, & la nuict survenant elles se retiroient dans une mesme chambre, où les licts seulement les separoient. Mais d’autant que l’impatiente amour d’Alexis ne luy permettoit pas de reposer, ny de demeurer au lict si longuement qu’à Astrée, cette seconde fois, elle ouvrit les yeux long-temps avant que le jour parut, & soudain qu’elle apperceust peu la clarté, elle sortit du lict pour pouvoir de plus pres contempler sa belle bergere endormie : mais il faisoit encores si obscur, que s’estant jetté une robe sur les espaules, de peur d’estre nuë, elle se prit garde que sans y penser elle y avoit mis celle d’Astrée. Amour qui faict trouver des contentemens extremes à ceux qui le suivent, en des choses que d’autres mespriseroient, representa à cette feinte Alexis un si grand plaisir d’estre dans la robbe qui souloit toucher le corps de sa belle bergere, que ne pouvant la despoüiller si tost, elle commença à la baiser, & à la presser cherement contre son estomach, & regardant sur la table, elle vit sa coiffure, & le reste de son habit : transportée alors d’affection, elle les prend & les baise, se les met dessus, & peu à peu s’en accommode, de sorte qu’il n’y eust eu personne qui ne l’eust prise pour une bergere, & encores que la robe d’Astrée luy fut trop estroitte, si est-ce que se laçant un peu plus lache que ne souloit faire la bergere, il y eust eu peu de personnes qui s’en fussent pris garde, mesme que sa beauté & sa blancheur ne dédisant point l’habit qu’elle prenoit, estoient de grandes trompeuses pour la faire croire telle. Estant vestuë de ceste sorte, elle s’approche du lict où Astrée reposoit, & se mettant à genoux devant elle, commença de l’idolatrer, & ravie en cette contemplation, apres y avoir pensé quelque temps, elle profera assez haut ces vers.


SONNET.


Il contemple sa bergere endormie.


Ainsi dans le giron de Psyché dormiroit,

Ou de dans les vergers d’Amatonte & d’Erice

Le petit Cupidon, lors qu’un long exercice

Aux pavots du sommeil ses beaux yeux forceroit,

Ainsi trop curieuse elle l’admireroit,

L’Amoureuse Psyché, ce Dieu plein de delice,

Mais quoy qu’il fust armé d’attraicts & d’artifice,

Moins beau que cette belle, elle le jugeroit.

Jamais dans la beauté, tant de beauté n’eut place,

Ny les graces jamais n’ont faict voir tant de grace,

Qu’Amour dedans ce lict en presente à mes yeux.

Pour voir la Deité, tu mourus bien Semelé,

Pourquoy ne meurs-je aussi regardant cette belle,

Si sa divinité surpasse tous les Dieux ?


Encores qu’Alexis eust proferé ces paroles assez haut, si est-ce que pas une des trois qui estoient dans le lict ne s’esveilla, tant l’Aurore par sa venuë les avoit appesanties d’un doux sommeil : & par ce qu’il sembloit que le jour croissant peu à peu descouvroit tousjours de nouvelles beautez en sa maistresse, elle se leva, & prenant un siege s’assit vis à vis d’elle, à fin de la pouvoir contempler sans empeschement, & lors jettant ses yeux sur ce visage bien aymé, il n’y avoit rien qu’elle n’admirast, & qui ne fust un nouveau feu adjousté à sa flamme. Quelquefois transportée de trop d’affection, elle s’approchoit pour en desrober un amoureux baiser, mais soudain le respect l’en retireroit. Et en ce combat apres avoir longuement demeuré interdite, elle dit tels vers d’une voix assez basse :


SONNET.


Sa Maistresse dort, & il ne l’oze baiser.


Ils estoient pris d’un sommeil otieux

Ces deux Soleils, & clos sous la paupiere :

Mais leurs rayons avoient trop de lumiere

Pour ne ravir & n’esblouyr mes yeux.

Tel fut jadis le somme gracieux,

De ton berger, vagabonde courriere,

Lors qu’oubliant ta peine journaliere,

Tu l’endormis, à fin d’en jouyr mieux.

Pourquoy le Ciel ne permet-il encore

Qu’ainsi que toy de celle que j’adore
En ce sommeil je desrobe un baiser ?

J’entends Amour ce que tu me veux dire,

Pour estre heureux un amant doit oser,

Elle l’osa, mais moy je m’en retire.


Cette consideration eust peut-estre donné plus de courage à nostre fainte Druyde, si de fortune Leonide ne se fust esveillée, & peut-estre au bruict des paroles, encore qu’assez basses qu’Alexis avoit proferées. D’abord qu’elle ouvrit les yeux, elle pensa de voir Philis, au lieu de la Druyde, & luy donnant le bon-jour, luy demanda que vouloit dire qu’elle estoit si matineuse. Alexis sousrit, & sans luy respondre, mit une main sur le visage à fin de la tenir plus long-temps en la tromperie où elle estoit. Et parce qu’à mesme temps Astrée & Diane s’esveillerent, & se tromperent aussi bien que Leonide, toutes deux la saluërent, & luy firent la mesme demande que la Nimphe luy avoit faicte. Alexis alors prenant plus de hardiesse, les voyant ainsi deceuës, qu’elle n’avoit pas fait lors qu’elles dormoient, s’approchant d’Astrée luy baisa un œil, & en mesme temps luy donna le bon jour. La bergere oyant une parole bien dissemblable à celle de Philis, retirant la teste à costé, & la considerant mieux, la recogneut incontinent, mais avec un grand estonnement. Me trompé-je, dit-elle, ou bien est-il vray que je voy souz d’autres habits la belle Alexis ? A ces mots, Leonide & Diane la regardant de pres, elles recogneurent que veritablement c’estoit la Druyde : Et Astrée alors luy tendant les bras avec toute sorte de respect, & se relevant un peu sur le lict l’embrassa & la baisa, pleine de contentement de la voir dans ses propres habits : Permettez-moy, nouvelle bergere, que je vous baise, dit-elle, & que je vous asseure que jamais le Forests ne vit une bergere plus belle que Lignon verra aujourd’huy sur ses bords : & lors la regardant avec toute sorte d’admiration, elles estoient toutes trois ravies de la voir si belle en cét habit inaccoustumé, qui toutesfois luy estoit si bien, que Leonide jura ne l’avoir jamais veuë si belle, Alexis n’avoit encores rien dit, mais quand elle vit qu’elle estoit recognuë : Que vous en semble ma sœur, dit-elle à Leonide, & ces habits n’auront-ils pas bien occasion de se plaindre de ce changement trop desadvantageux ? Il me semble, respondit la Nimphe, que vous estes plus belle en bergere qu’en Druyde, & que si Hylas vous avoit veue, il feroit incontinent un nouvel amas d’Amour pour la despendre en vostre service. Et moy, adjousta Astrée, je croy que ces habits dont vous parlez, sont bien-heureux de n’avoir point de cognoissance du bien qu’ils possedent, estant autour du corps de la plus belle & de la plus aymable fille qui fut jamais, car s’ils en avoient quelque ressentiment, lors qu’ils en seroient privez, ils n’auroient jamais qu’un eternel regret de leur perte. Mais interrompit Diane, si j’y voy bien, ces habits sont ceux d’Astrée, & me semble que ce seroit une grande peine pour cette belle Druyde, de se deshabiller pour prendre ses propres habits, ne seroit-il point bien à propos qu’Astrée prit les habits de Druyde, & qu’aujourd’huy elles se laissassent voir ainsi desguisées, pour faire passer le temps au sage Adamas, qui sans doute les mecognoistra en cét habit ? Quant à moy, respondit Leonide, je fay bien gageure que la plus grande partie de ceux qui les verront ne les recognoistront pas, pour le moins si l’habit de ma sœur est aussi bien fait pour Astrée, qui celuy de la bergere l’est pour Alexis. Alexis mouroit d’envie de posseder tout le jour cét habit, luy semblant que le bon heur de toucher cette robe, qui souloit estre sur le corps de sa belle maistresse, ne se pouvoit esgaler. Astrée qui aymoit passionnement cette feinte Druyde, & qui desiroit delaisser tout à faict l’habit de bergere pour prendre celuy de Druyde, à fin de pouvoir demeurer le reste de sa vie aupres d’elle, avoit un desir extreme de porter les habits d’Alexis. Et toutesfois, ny l’une, ny l’autre n’osoit en faire semblant, pour ne donner quelque cognoissance de ce qu’elles vouloient cacher ; Et par ce que Diane les en pressoit : Mais, ma sœur, respondit Alexis parlant à Leonide, que dira mon pere s’il me voit vestuë de cette sorte ? Et que dira-t’il, dit Leonide, sinon qu’il rira, & sera bien ayse de vous voir passer le temps à quelque chose, il sçait bien qu’il n’y a rien qui vous ayt tant faict de mal que la tristesse, & que pour vous rendre & conserver la santé, il n’y a rien de plus necessaire que de vous plaire en quelque chose, & de vous resjouyr. Si je le croyois, reprit-elle, je serois bien ayse de tromper aujourd’huy les yeux de ceux qui nous verront, aussi bien que je me suis mesprisée en m’habillant, car encore qu’il y ait bien de la difference de nos robbes, si est-ce que n’estant pas encore bien jour, je me suis jettée celle d’Astrée sur les espaules, pensant que ce fust la mienne, & lors que le jour à esté grand & que je l’ay recogneuë, j’ay voulu essayer si vous me mécognoistriez, & ne fus de ma vie si empeschée que de me sçavoir approprier de cet habit inaccoustumé. Je vous asseure, dict Astrée, qu’on ne jugeroit pas que ce fust la premiere fois que vous vous en fussiez habillée, ne se pouvant rien voir de mieux, soit pour la teste, soit pour le colet, & sans mentir, si personne ne le dit, l’on demeurera long temps à vous recognoistre : Et quant à moy je prendra un autre de mes habits, à fin de faire mieux croire que vous soyez une nouvelle bergere. Non, non, Astrée, il faut, respondit Diane, que vous preniez les habits de Druyde, autrement que diroit-on qu’elle fust devenuë ? Nous dirons, respondit Leonide, que ma sœur se trouve un peu mal, à condition toutesfois qu’Astrée promette d’en prendre demain les habits, à fin que nous voyons si elle sera aussi belle Druyde, que ma sœur est belle bergere. Je feray, dict Astrée, tout ce que vous m’ordonnerez, mais il me semble que sa robe me sera trop grande. Nous y ferons, dict Alexis, le rebours de ce qu’il faudra que je fasse à la vostre, si je la dois porter aujourd’huy : Car, dit-elle se levant, vous voyez bien qu’elle m’est trop courte, mais je détrousseray ces boüillons & ces plis, & elle sera à ma mesure, aussi il faudra faire un troussis à la mienne, & la mettre à vostre hauteur. Or, dit Astrée, puis Madame, qu’il le vous plaist ainsi, je seray demain Druyde, mais à condition que personne n’en die rien, & je m’asseure que si aujourd’huy Hylas voit cette nouvelle bergere, il commencera de mettre en œuvre les conditions qu’il a faictes avec Stelle, & qu’il adjoustera cette belle estrangere au grand nombre qu’il en a desja aymé. Si cela est, reprit Alexis, demain quand vous aurez mes habits, il usera du mesme privilege, car je m’asseure qu’il ne vous verra point sans vous aymer.

Et par ce qu’il commençoit de se faire tard, & que ces belles filles se voulurent lever, Astrée qui estoit contrainte d’aller prendre un autre habit dans un coffre qui estoit au bout de la chambre : Mais, mon Dieu, que direz-vous de moy, Madame, dit-elle, qui suis contrainte de me lever en chemise devant vous pour aller prendre un autre habit ? Alexis, luy dit, il n’y a de l’incommodité que pour vous, & si vous voulez, je le vous iray bien choisir. Astrée qui eut opinion que ce seroit une grande incivilité de luy donner cette peine, & que couchant dans une mesme chambre, & dans un mesme lict avec Leonide, il n’y auroit pas grand mal de se monstrer à elle en chemise ; sans attendre, ny respondre autre chose, se jetta hors du lict, mais si belle, que la feinte Druyde en demeura ravie. La premiere chose qu’elle en vid ; ce fut le pied & la jambe, & jusques à la moitie de la cuisse, & puis le sein presque tout à nud, la blancheur & la delicatesse du pied, la juste proportion de la jambe, la rondeur & l’embonpoinct de la cuisse, & la beauté de la gorge ne se pouvoient comparer qu’à eux mesmes. Et Alexis presque hors d’elle si voyant en cét estat, en fut si surprise, qu’elle demeuroit immobile à la considerer, lors que la bergere luy donnant le bon-jour, la convia de la recevoir en ses bras pour la baiser, & se la pressant contre le sein, & la sentant presque toute nuë, ce fut bien alors que pour peu le soupçon que la bergere eust eu d’elle, elle fut pris garde que ces caresses estoient un peu plus serrées que celles que les filles ont accoustumé de se faire : mais elle qui n’y pensoit en façon quelconque, luy rendoit ses baisers, tout ainsi qu’elle les recevoit, non pas peut estre comme à une Alexis, mais comme au portraict vivant de Celadon. Leonide qui consideroit ces carresses, & ces baisers, ne pouvant bien esteindre ses premieres flammes, se sentit un peu touchée de jalousie, & feignant que ce fust pour empescher que Diane ne s’en prit garde, elle dict à la Druyde, Vous ne prenez garde, nouvelle bergere, que tenant Astrée entre vos bras, elle se pourroit bien marfondre. Je ne sçaurois avoir mal, dict la bergere, estant aupres d’Alexis. Je serois bien marrie, ma belle fille, dict la Druyde, d’estre cause de vostre mal, mais je voy bien que ma sœur n’en parle que par envie. Voire, dict Leonide, comme si je n’avois pas l’une des plus belles bergeres aupres de moy : & lors se tournant vers Diane, & la prenant entre ses bras se mit à la baiser, & à la caresser, à fin qu’elle ne prit garde aux actions d’Alexis, qui cependant prenant Astrée l’emporta, sans qu’elle mit les pieds en terre jusques vers le coffre où elle vouloit aller, & là s’assiant, & la tenant au devant d’elle embrassée, Il est certain, luy dit-elle, que vous estes la plus belle fille qui fut jamais, & que les beautez cachées qui sont en vous surpassent de tant toutes celles que l’on se pourroit imaginer, que la pensée n’y sçauroit atteindre : & en disant ces paroles, elle luy baisoit, tantost les yeux, tantost la bouche, & quelquesfois le sein, sans que la bergere en fist point de difficulté, la croyant estre fille : au contraire, elle estoit si contente de se voir caressée d’un visage si ressemblant à celuy de Celadon, qu’elle ne demeuroit jamais endebtée des baisers qu’Alexis luy donnoit, par ce qu’elle les luy rendoit incontinent & avec double usure. Qui pourroit se representer le contentement de cette feinte Druyde, ny son extreme transport, il faudroit quelquefois s’estre trouvé en un semblable accident : mais on le peut juger en partie en ce qu’il s’en fallust fort peu qu’elle ne donnast cognoissance de ce qu’elle estoit, encore qu’elle sceust bien qu’à l’heure mesme qu’elle seroit recogneuë, tout son bon-heur luy seroit ravy : & n’eust esté que sur le poinct de ses plus grandes caresses, Philis vint heurter à la porte : je ne sçay à quoy ce transport l’eust peu porter : Mais Astrée craignant que ce ne fust quelque autre, s’enfuyt promptement se rejetter dans le lict, & se cachant presque toute soubs la Nimphe, regardoit par dessous les linceux qui entreroit ; Alexis au desespoir d’avoir esté interrompuë, s’en alla vers la porte en maudissant l’importun qui en avoit esté cause, & demandant qui c’estoit, elle ouvrit à la bergere, mais tellement à contre-cœur, que de tout le jour elle ne luy put faire bon visage. Mais quand Astrée sceut que c’estoit sa compagne, elle se remit un peu plus hors du lict pour luy rendre le bon-jour que la bergere leur donna à toutes, & par ce qu’elle alloit cherchant des yeux Alexis, & qu’elle ne la vit point dans la chambre, elle eut opinion qu’elle se fust allé promener comme elle avoit desja faict : & toutesfois leur en demandant des nouvelles, & voyant qu’elles rioyent sans luy rien respondre, elle tourna la chercher par la chambre plus curieusement, & cependant Alexis sortant dehors sans se faire cognoistre à elle, & sans parler à personne s’en alla entretenir ses pensées le long de la grande Allée, attendant qu’elles fussent habillées ; Et par ce que Leonide & Diane s’en aperceurent, elles dirent à l’oreille à Astrée, qu’il ne falloit luy en rien dire pour voir si elle la recognoistroit : & ainsi toutes trois l’asseurerent qu’elle se trouvoit un peu mal, & qu’elle estoit entrée dans un autre chambre d’où elle reviendroit bien tost. Philis les creut aysément, mesme voyant ses habits encores sur la table. Et par ce que Leonide & Diane estoient desja hors du lict, Astrée pria sa compagne de luy donner ses habits qui estoient dans ce coffre aupres de la fenestre : elle sans y penser en rien les alla querir, & luy aydant à s’habiller, elle fut aussi-tost preste à sortir que les autres. Et lors qu’elles s’en voulurent aller : Mais, dit-elle, ne verrons-nous point Alexis ? Il ne faut pas, dit Leonide, quand elle est malade, elle se plaist d’estre seule, & je m’asseure qu’elle ne s’est point voulu remettre au lict cependant que nous sommes icy, par ce qu’elle est presque nue : nous reviendrons d’icy à quelque temps pour sçavoir ce qu’elle faict. Et à ce mot, la prenant par la main, elle la conduisit dehors.

Mais cependant la nouvelle bergere estant sortie s’en alloit à grands pas au petit bois de Coudres où elle pensoit estre retirée, & pouvoir mieux jouyr de ses pensées pour se representer les beautez qu’elle venoit de voir, & les contentemens receus par les faveurs que l’on luy avoit données, ou plutost que sous un nom emprunté elle avoit desrobées : Mais d’autant qu’il estoit desja tard, & que la plus grande partie des bergers avoient desja ramené leur troupeau à l’ombre, elle en rencontra plusieurs qui chantoient, & qui couchez soubs des arbres fueillus attendoient au fraiz la venuë de leurs bergeres : & entr’autre Calidon, qui ce matin s’estant levé de bonne heure, avoit passé la riviere de Lignon pour essayer de voir Astrée, & de tenter encores quelle seroit sa fortune avant que d’en faire parler d’avantage à Phocion : Et parce qu’il avoit rencontré Hylas en chemin, ils vindrent de compagnie en ce lieu, où tous deux ensemble s’estoient mis à chanter : enfin Calidon tout seul apres avoir joué quelque temps sur sa cornemuse, dit ces vers, se souvenant de la cruelle responce d’Astrée :


SONNET.


Il se plaint de sa cruauté.


L’Arrogante qu’elle est, elle sçait que je l’ayme.

Que pour elle je meurs, plein d’amour & de foy,

Qu’elle ne peut vouloir plus qu’elle peut sur moy,

Et que je l’ayme mieux qu’elle n’ayme soy-mesme

Elle recognoit bien que mon amour extreme

Ne sçauroit s’augmenter, tant elle est grande en soy,

Que de tous les devoirs je mesprise la loy,

Et que de le nier ce seroit un blaspheme.

Elle le void, l’ingrate, & ne me rend ô Dieux !

Pourtant d’affection, qu’un mepris odieux,

Comme si mon Amour sa hayne faisoit naistre.

Oublions-là, mon cœur, & tous nos feux passez,

Quand nous n’aymerons plus, elle aymera peut-estre :

Mais qui pourroit hayr ce que nul n’ayme assez ?


Alexis, comme n’estant guere accoustumée à la voix de Calidon, encore qu’elle l’eust ouy, & entendu ses paroles, toutesfois elle ne le recogneut point qu’elle ne l’eut outrepassé : mais voyant Hylas, elle ouyt qu’il luy disoit, Est il possible, ô Calidon ! qu’Astrée vous traitte de la sorte que vous dites ? Il n’est que trop vray, respondit il, & je voudrois bien Hylas, me pouvoir servir de la recette dont vous usez si heureusement en semblables accidents que celuy qui me travaille. Le Druyde n’ouyt pas d’avantage de leur divorce, par ce que ne desirant pas d’estre recogneue, elle passa outre, mais Hylas ne laissa de continuer : Je vous asseure Calidon, que de tout le mal qui advient aux bergers de cette contrée pour semblable subject, un seul berger en doit estre blasmé, car Silvandre qui est celuy duquel je parle, avec ses fausses raisons parce qu’il a l’esprit subtil, & qu’il se sçait insinuer en la bonne opinion des bergers, leur persuade qu’un Amant est perdu d’honneur, lors qu’estant mal traitté, il change d’affection, comme si un homme estoit un rocher exposé à l’outrage des flots & des orages, sans pouvoir changer de place pour se mettre à couvert de telles injures, & les bergeres qui pensent retenir nos esprits, comme des esclaves dans les lieux honteux, & des chaisnes qui ne se peuvent détacher, ne se soucient de donner occasion, ny par faveur ny par aucune recognoissance de bonne volonté, de continuer le service que nous leur rendons, estant tres-asseurées que nous sommes blasmez de cette sottise d’inconstance, si pourquoy que ce soit, nous nous retirons de leur tyrannie. Au lieu que si ces maximes estoient changées, & qu’elles creussent que c’est une chose honorable de chercher son mieux, & de fuir ces tyrannies, elles ne se plairoient pas à nous voir languir en les servant, mais nous donneroient tous les jours de nouvelles faveurs, afin de nous oster non seulement la volonté de chercher une meilleure fortune, mais l’esperance mesme de pouvoir mieux rencontrer. Calidon respondit froidement, Vous vous trompez grandement Hylas, quand vous pensez que Silvandre soit autheur de ces opinions que vous blasmez, il y a de longs siecles que les bergers de cette contrée ont tousjours observé cette loy, & quand la coustume ne nous y obligeroit point, la beauté de nos bergeres nous y contraindroit, car peut-on les avoir aymées, & perdre une fois cette volonté, si ce n’est que la mort le fasse faire, où la laideur de leur visage, qui advient ou par le temps ou par quelque autre accident ? Je voy bien, reprit Hylas, que vous aymez Astrée, & que maintenant je n’auray pas raison avec vous : mais j’espere de vous voir aussi affranchy de cette affection, que vous l’estes maintenant de celle de Celidée. Plusieurs raisons, respondit le berger, m’ont divertit de la bergere que vous nommez, & beaucoup plus encores m’obligent à ne cesser jamais d’aymer celle-cy, sinon en cessant de vivre, car outre l’accident qui a osté la beauté à Celidée, qui estoit la premiere cause de mon affection, encores le devoir m’obligeoit à rendre ce tesmoignage à Thamire du respect & de l’honneur auquel je luy suis tenu : mais outre toutes ces considerations, m’estant sousmis au jugement de celle qui m’a condamné, si je n’eusse obey ainsi que mes serments m’obligeoient, j’eusse sans doute attiré la vengeance divine sur ma teste, & la hayne des hommes sur moy. Au contraire, en ce qui se presente d’Astrée, toutes choses me convient à ne changer jamais cette affection. Premierement sa beauté est telle, qu’il n’y a rien qui l’egale : Elle en sera tant plus glorieuse, dit Hylas : Il n’importe, respondit le berger, une fille un peu glorieuse est plus aymable. Oüy, repliqua Hylas, pourveu que ce soit envers les autres, mais non par envers nous : & puis cette beauté n’est-elle pas sujette à l’injure des années ? O Hylas, dit Calidon, quand la vieillesse ostera la beauté à Astrée, l’aage qu’aura Calidon ne luy permettra guere de se soucier de la beauté. De plus les parens qui la gouvernent, & ceux qui ont puissance sur moy, appreuvent nostre affection : Le contentement des parens, reprit Hylas, le plus souvent est cause que les filles s’opiniastrent à n’aymer point les personnes, qui autrement leur seroient tres-agreables, tant parce qu’elles pensent qu’on les veuille gaigner en recherchant leurs parens, & non point elles, que d’autant que toute contrainte est odieuse, & plus celle qui se trouve en la volonté, que toutes les autres, & telle est l’amour qui jamais ne viendra par les contraintes, ny par l’opinion d’autruy, mais par la seule volonté de celuy qui doit aymer. Mais, repliqua Calidon, Astrée est si sage, & si soigneuse de se conserver en cette reputation parmy toutes ses compagnes. Ce sont bien tousjours de semblables esprits, dict Hylas, qui font les resolutions les plus entieres. Je pourrois bien penser, adjousta Calidon, que ce que vous me dites pourroit arriver, si je ne voyois que cette bergere n’est point preoccupée, & qu’elle n’ayme personne. Il est vray, mon amy, respondit Hylas en riant, elle n’ayme personne, n’y vous aussi. Je ne luy ay pas encore rendu assez de service, reprit le berger : & si elle se gaignoit si aisément, elle n’en seroit pas tant estimable. O Calidon ! s’escria Hylas, & vous aussi vous estes de cette opinion, qu’il faut un long service pour se faire aymer. Eh ! pauvre berger que je vous plains, puis que vous en estes reduit à ce poinct : vous pouvez de bonne heure faire provision de lunettes pour voir sa beauté en ce temps-là, car je ne pense pas que l’aage que vous aurez alors, vous permette de la voir sans quelque ayde : N’avez-vous pas oüy dire sans doute repliqua Calidon : mais n’estant plus au monde, cela ne faict rien contre moy. Rien contre vous ? dit Hylas : peut estre si faict plus que vous ne pensez : car si elle suit l’opinion de Silvandre, pourquoy n’en aymera-t’elle la memoire, aussi bien que Tircis celle de sa Cleon morte ? Mais ce n’est pas ce que je voulois dire, N’avez vous jamais sceu combien de temps ce Celadon l’a recherchée ? Quatre ou cinq ans, respondit Calidon. Et bien mon amy continua Hylas, que vous en semble, s’il faut que vous la serviez autant de temps pour en estre aymé, ne sera-t’il pas temps que vous preniez les lunettes si vous la voulez bien voir ? Je ne pense pas dit le berger, qu’il y faille tant de temps à la gagner : mais quand cela seroit, encore ne seroit-il pas reduit à ce que vous dites. Berger, berger, reprit Hylas : flattez-vous tant que vous voudrez : mais souvenez vous qu’il n’y a rien de plus asseuré que l’experience, & ce que vous avez veu arriver une fois, croyez si vous estes sage, qu’elle peut bien estre encore une autre : vous dites qu’elle n’est point preoccupée, c’est ce qui me fait juger plus mal de vos affaires : car les filles que nous sçavons qui ayment, peuvent estre gaignées & attirées à nous aymer : mais ces insensibles ne sont pas seulement capables de sçavoir ce qui doit estre aymé. Calidon importuné des difficultez qu’Hylas luy rapportoit, & luy semblant que ses raisons estoient assez fortes : Je vous asseure, dit-il, Hylas, que j’avois bien faute de consolations que vous me donnez, & que ç’a bien esté ma bonne fortune qui m’a fait vous rencontrer, pour soulager mon desplaisir. Si vous voulez, dict-il, que je vous flatte, je parleray bien d’autre sorte : mais quand vous aurez le jugement sain, vous recognoistrez que je vous parle en amy, que si vous desirez trouver quelque alegement, prenez les remedes desquels j’ay tousjours usé contre semblable maladie, & si vous le voulez faire, je m’oblige à vous guarantir de tout le mal que vous en recevrez pour ce subjet. Comment, dit le berger, de quitter Astrée, ou d’en aymer quelque autre ? j’aymerois mieux avoir perdu les yeux que si je les employois jamais à regarder avec Amour une autre beauté que la sienne, & avoir perdu le cœur qui me donne la vie, que si je m’en servois jamais à aymer autre bergere qu’Astrée. Et à ce mot ne pouvant plus avoir de patience auprés de Hylas, il se leva pour s’en aller à demy satisfait de luy, mais Hylas le retint : & luy dit en sousriant, Si vous voulez voir Astrée encor dans ce bois de Coudres, je l’ay veuë il a y quelque temps qu’elle y alloit toute seule, mais je ne vous en ay rien voulu dire, parce que je crains trop que vous n’y perdiez vostre peine, toutesfois la femme est fort ressemblante quelque-fois à la mort, qui se donne à nous lors que nous y pensons le moins : Vous n’estes pas bon amy, luy respondit Calidon, de m’avoir esloigné le contentement d’estre auprés d’elle. Prenez garde ; repliqua-t’il, que vous n’y soyez encore assez tost pour recevoir un mauvais visage : Le berger sans s’amuser à luy respondre, s’en alla le plus viste qu’il peut vers le lieu que Hylas luy avoit monstré, luy semblant qu’il ne sçauroit trouver une meilleure occasion que de la rencontrer seule en un lieu où personne ne pourroit interrompre leurs discours.

Et il est certain que Hylas pensoit luy avoir dit la verité, parce que n’ayant veu Alexis que par derriere, l’habit d’Astrée qu’elle portoit l’avoit deceu : mais cependant la Druyde desireuse d’entretenir les douces pensées qui occupoient son imagination, & dont la veuë luy avoit esté si agreable, s’en alla au grand pas dans ce petit bois, où elle ne mit plustost le pied, que la solitude du lieu, & la fraische memoire des faveurs qu’elle avoit receuës, luy remirent si vivement devant les yeux, les beautez, & les doux baisers d’Astrée, que pliant les bras l’un dessus l’autre, & levant le regard contre le Ciel, O Dieu, dit-elle, qu’Alexis seroit heureuse sans Celadon, & que Celadon seroit heureux sans Alexis ! Que si j’estois veritablement Alexis, & non pas Celadon que je serois heureuse de recevoir ces faveurs d’Astrée : mais combien le serois-je encore plus, si estant Celadon, elles ne m’estoient pas faictes comme estant Alexis ? Fut-il jamais Amant plus heureux & plus malheureux que moy ? heureux pour estre chery & caressé de la plus belle & de la plus aymée bergere du monde : & malheureux pour sçavoir asseurément que ces faveurs qui me sont faites seroient changées en chastimens & en supplices, si je n’estois couvert du personnage d’Alexis, là s’arrestant un peu : Mais, reprenoit-il peu apres, & à quoy Celadon penses-tu que cette feinte se termine ? Quelle fin propose-tu à ton dessein ? As-tu opinion que tu puisse decevoir tousjours, & tous les yeux de ceux qui te verront ? Pourquoy ne te resous-tu à te declarer ? quoy qu’elle ne te l’aye dit, si est-ce que le commencement de l’amitié qu’elle porte à Alexis, ne procede que de la ressemblance qu’elle a avec Celadon. Cela te monstre qu’elle ne hayt point ce berger, puis que la ressemblance luy en est si agreable, que si elle en cherit la memoire, le croyant mort, n’en aura-t’elle pas beaucoup plus chere la presence, quand elle le verra à genoux devant elle, vivant & l’adorant. Belle bergere, luy dirons nous, voila ce Celadon qui mourut quand vous luy voulutes mal, & qui revit maintenant, que vous en aymez le visage en celuy d’Alexis, s’il a failly en quelque chose, il en a bien fait la penitence, mais si encores vous ne la jugez pas telle que sa faute, ordonnez luy de souffrir & d’endurer tous les supplices qu’il vous plaira, vous trouverez tousjours en luy plus de volonté d’obeyr à ce que vous ordonnerez : que vous n’en aurez de luy commander. Et à ce mot, demeurant quelque temps sans parler, il consideroit s’il y avoit apparence qu’il deust prendre cette resolution : mais se reprenant bien tost apres, Tay-toy, tay-toy Celadon, disoit-il, contente-toy d’estre mort une fois, sans vouloir par ta presomption remourir encores avant que d’avoir vescu, n’envie point le bon-heur d’Alexis, & puis que tu n’en peux joüir, ne sois point marty qu’elle le possede, car si tu dois esperer quelque meilleure fortune que celle que tu as, c’est sans plus par l’entremise de cette Druyde, à la conduite de laquelle tu la dois entierement remettre, & ne te flatte qu’Astrée ayme ta ressemblance en elle, car il peut bien estre que ton visage luy soit agreable, & que la faute que tu as commise la convie à te hayr, & puis s’il y a quelque chose en toy qui te puisse contenter, n’est-ce pas pour sçavoir en ton ame que jamais tu n’as manqué aux loix d’une parfaite affection. & voudrois-tu maintenant noircir la blancheur de ton amour, par une si grande desobeyssance ? Je t’ordonne, nous a-telle dit, de ne te faire jamais voir à moy que je ne te le commande : ayme donc ô Celadon ! & obeys, souffre & te tais, si tu veux vivre & aymer sans reproche.

Ainsi la Druyde pensant venir en ce lieu pour avoir quelque contentement de ses pensées, Amour qui estoit peut estre jaloux des faveurs que la fortune luy avoit fait recevoir, les luy envenime par ces mortelles imaginations, de sorte que ses yeux regorgeans de larmes, elle fut contrainte de prendre son mouchoir pour les essuyer, & parce qu’en mesme temps Calidon entra dans le bois, lors qu’elle estoit au bout d’une allée, ainsi qu’elle tourna pour revenir sur ses mesmes pas, afin de continuer ses pensées avec son promenoir, de fortune elle jetta l’œil sur Calidon, qu’elle n’eust plustost recogneu, que comme la bergere, qui sans y penser met le pied sur un serpent s’en destourne, & s’enfuit ailleurs, toute pasle & tremblante, de mesme Alexis changea & tourna ses pas promptement pour entrer dans une autre allée, & de celle la en une autre, & alla de cette sorte fuyant le berger, qu’elle pensoit estre tousjours à ses talons, deceu par les habits qu’elle portoit de la belle Astrée, & elle mit bien tant de peine à s’eschapper de ses yeux, qu’il la perdit parmy ces divers destours, ne pouvant les desmeler si promptement qu’elle les luy alloit embroüillant, & fuyant de cette sorte elle passa dans la grande allée, & pour n’estre veuë de luy se jetta incontinent apres dans le grand bois de haute fustaye qui la touche : mais de fortune Hylas qui pour donner toute commodité à Calidon, s’estoit venu promener en ce lieu, l’ayant apperçeu, & se doutant à peu prez de l’occasion de sa fuitte, car il la vit passer presque en courant, il remarqua l’endroit ou elle entroit, & attendit quelque temps pour l’enseigner à Calidon, qu’il croyoit n’estre pas fort loing, & toutefois se deceut, parce que ce berger ne pensant pas qu’elle fust sortie du bois, n’en laissa endroit qu’il ne visitast curieusement, & cognoissant afin que c’estoit vainement, il creut bien que c’estoit à dessein qu’elle se cachoit à luy : & luy semblant que cette indignité estoit trop grande pour la souffrir, il prit un si grand desplaisir se voir ainsi mespriser, que premierement en colere, & puis desesperé, il se resolut cent fois de n’aymer jamais plus Astrée : Mais aussi tost que cette resolution estoit faite, se souvenant de sa beauté & de ses perfections il changeoit de pensée & se trouvoit encores plus embroüillé en cette affection, tant il est difficile que le desir de la beauté se puisse arracher du cœur, qui une fois en a esté touché vivement.

Cependant Hylas attendoit qu’il vint pour luy monstrer par où Astrée avoit passé : Et il commençoit de s’ennuyer en ce lieu, lors qu’il vit venir du costé de la maison Leonide, Diane, Philis, & parmy elles, il luy sembla de voir Astrée. Au commencement il eust juré le contraire, car il pensoit bien de l’avoir veuë aller d’un autre costé, & toutesfois s’approchant d’elles au petit pas, il ne pouvoit plus déméntir ses yeux qui l’asseuroient qu’Astrée estoit dans cette troupe, lors qu’il se sentit prendre par derriere par quelqu’un, qui luy mettant les mains sur les yeux, luy vouloit faire devenir qui c’estoit. Hylas sans se remuer luy laissa faire quelque temps, & enfin luy touchant les mains, & recognoissant que c’estoient des mains de femme : Je sçay bien, luy dict-il, qui vous estes, & que vous soyez icy, ce n’est pas ce qui me mets en doute, mais comment vous y pouvez estre. Ce pendant qu’il parloit ainsi : toute la trouppe arriva, de sorte que ces belles filles peurent ouyr que Hylas en continuant son discours : Je sçay bien, disoit-il, que vous estes Astrée, & luy ostant les mains de dessus les yeux, il vit qu’il se trompoit, & que c’estoit Laonice. Et quoy, Hylas, luy dit-elle, vous mescognoissez de cette sorte vos amies ? Ne vous en estonnez point, dit-il bergere, car c’estoit avec beaucoup de raison que je pensois que ce fust Astrée, puis que l’ayant veuë tout à cette heure entrer dans ce bois, disoit-il, en monstrant l’endroit où Alexis avoit passé, lors que vous m’avez bousché les yeux, je la voyois tout estonné parmy cette troupe qui venoit d’un costé tout au contraire : & que pouvois-je penser la voyant ainsi en divers lieux si non qu’aujourd’huy ce fut le jour qu’elle devoit estre par tout ? Comment, Hylas, dict Astrée vous m’avez veuë entrer dans ce bois ? Je vous ay veuë, dit-il, & je ne suis pas seul, car je m’asseure que Calidon est encores parmy ces Coudres qui vous y cherche. Astrée & les autres de sa troupe sçavoient bien ce qu’ils vouloient dire : mais-feignant le contraire : Pour certain, luy dict Diane, j’ay opinion que ce matin vous n’avez pas pris vos bons yeux, puis que cette Nimphe & nous toutes rendrons bon tesmoignage que voicy Astrée, & qu’elle n’a esté d’aujourd’huy qu’avec nous. Je voy bien dit Hylas, que voyla Astrée, & je sçay bien qu’il est impossible que celle que j’ay veuë ayt peu estre si tost avec vous, ayant pris un chemin tout different : mais si sçay-je bien aussi que je l’ay veüe cette Astrée que je dis, & que mes yeux ne me trompent pas. Leonide rioit & toutes ces bergeres de le voir en cette peine : Et parce qu’Astrée desiroit de trouver cette Astrée de laquelle il parloit : Or, Hylas nous penserons, luy dit-elle, que vous soyez hors de vous mesme, si vous ne nous faictes voir cette autre Astreé, & pource monstrez nous où elle est allée. Je vous permets, dit Hylas, de penser de moy tout ce que vous voudrez en cela, car je vous assure que vous n’en sçauriez dire tant, que je n’en pense moy-mesme encore d’avantage, me voyant en cette resverie, & afin que je m’en esclaircisse alors, je vous supplie la rechercher. A ce mot se mettant le premier, il entra dans le bois de hauste fustaye, & ayant quelque temps tourné d’un costé & d’autre inutilement, lors que chacun s’ennuyoit de cette queste, hors-mis la vraye Astrée, il jetta de fortune les yeux si avant à travers les espesseurs des arbres, qu’il luy sembla de voir cette bergere assise sur la rive d’un des bras de Lignon, & appuyée contre un gros arbre : Hylas alors s’y en allant au grand pas, quand il fut si pres qu’il la peut recognoistre il fit signe à toute la trouppe de s’approcher, & prenant Astrée par une main, & monstrant Alexis de l’autre, Regardez, luy dit-il, bergere si vous n’estes pas au pied de cet arbre ? Phylis respondit, Je vous assure mon feu serviteur, que vous devez tenir du naturel des lyons, car j’ay ouy dire qu’ils cognoissent mieux les habis, que le visage de ceux qui les gouvernent, Et pourquoy dites-vous cela ? respondit Hylas : Parce repliqua-t’elle, que ces habits que vous voyez pour estre ressemblants à ceux qu’Astrée souloit porter, vous vous feignez que c’est-elle. Ils parloient si haut, & Hylas faisoit tant de bruit, qu’Alexis tournant le visage aperceut toute cette trouppe qui s’en venoit vers elle, ce qui fut cause que s’essuyant un peu les yeux, & reprenant une plus joyeuse mine, pour ne donner cognoissance des tristes pensées qui l’accompagnoient, elle se leva & s’en vint droit vers elles, & parce qu’Astrée & Diane luy firent signe de feindre d’estre estrangere, pour voir si Hylas, & Laonice la recognoistroient, car elles avoient dit à Phylis le change qu’elle avoit faict de ses habits, elle contrefit de sorte son personnage, que Hylas la mescogneut, & Laonice aussi. Hylas s’approchant d’elle, Je vous assure belle bergere, luy dit-il, que vous avez failly à me faire tourner l’esprit, sors que je ne vous ay qu’entre-veuë, & maintenant que je vous voy mieux, j’ay peur que vous ne faissiez destourner mon affection, Alexis feignant de ne le cognoistre point, & de ne sçavoir ce qu’il disoit. Pardonnez moy berger, luy dit-elle, si je ne vous responds, car je n’entends pas ce que vous dites. Je veux dire, reprit Hylas, que vous ayant pris pour Astrée, & puis voyant incontinent Astrée en un autre lieu, j’ay failly de devenir fol, mais qu’à cette heure que je vous voy bien, je crains que vous ne me desrobiez le cœur que j’ay donné à une autre. Vous m’avez grandement obligez, respondit Alexis, de me prendre pour une si belle bergere que celle que vous nommez, & laquelle j’ay desiré il y a longtemps d’avoir le bon-heur de cognoistre, mais vous ne me des-obligez pas peu, quand vous me soupçonnez d’estre larronnesse, & mesme de ce qui est à autruy, car je n’ay point accoustumé de n’en prendre, qui ne soit tout à moy & je ne fay jamas mes prises en cachette ainsi que ceux qui desrobent font, mais tout ouvertement & devant les yeux de chacun, que si vous voulez reparer l’injure que vous m’avez faitte en cela, monstrez moy qui est Astrée de toutes ces bergeres, & je vous remets l’offence receuë. Je pense dit Hylas, que si vous me cognoissiez vous ne jugeriez pas que vous laissant prendre mon cœur, encore qu’il soit à une autre, je vous fasse quelque offence, car Hylas n’en a jamais donné davantage à personne, & toutesfois puis qu’il m’est si aysé d’effacer cette injure que vous pretendez avoir receüe de moy, je n’en veux point disputer, à condition que quand j’auray satisfait à vostre curiosité, en vous monstrant Astrée, vous ne desdaignerez de le recevoir en don ce cœur que je vous presente, si vous ne le voulez point en larcin. Monstrez moy, dit la nouvelle bergere, quelle de toutes ces belles est Astrée, car considerant leurs beautez, je m’asseure qu’elle en est l’une, & apres nous parlerons à loisir du cœur d’Hylas, puis que vous vous nommez ainsi. Il est vray, dit Hylas, qu’elle y est, & parce que je crains que comme vous avez deviné qu’elle estoit icy, de mesme vous ne la recognoissiez sans moy, à fin que vous m’en ayez l’obligation. La voyla dit-il monstrant Astrée, qui à peine se pouvoit garder de rire, non plus que le reste de la trouppe, voyant Hylas si aveuglé qu’il ne recognoissoit point Alexis, pour estre un peu desguisée par cét habit : elle alloit s’approchant d’Astrée, la salüa, & luy tint quelque discours de civilité, afin de tromper tant mieux Hylas, qui trouvoit cette estrangere de si bonne grace qu’il ne pouvoit presque luy donner le loisir de dire les premieres paroles sans l’interrompre, la pressant de satisfaire aussi bien à ce qu’il luy avoit requis, qu’il avoit faict à ce qu’elle avoit desiré scavoir de luy. Et comment ? mon feu serviteur, dit Phylis, que pensez vous que dira Stelle, si elle scait que vous aymez cette belle estrangere ? Et que peut elle dire, respondit-il, sinon que j’observe nos conditions, par lesquelles il m’est permis d’en pouvoir aymer une on plusieurs autres aussi bien qu’elle, sans qu’elle s’en puisse offencer ? Et comment berger, dit la nouvelle bergere, vous pensez donc m’aymer en compagnie d’un autre ? Et que vous importe cela, respondit Hylas, si je ne laisse pas de vous aymer autant que vous voudrez ? Mais adjousta, elle sic dans l’image, vous en aymerez une autre avec moy ? Et si apres disner, dit Hylas, il y a de la viande de reste, voulez vous que nous la jettions au chien ? & de mesme si apres vous avoir aymée autant que vous le voulez estre, j’ay encore de l’amitié de reste, pourquoy ne voulez vous pas que je l’emploie à aymer celles qui en ont besoin ? Ha ! berger, dit l’estrangere, je ne veux avoir rien à partir avec une autre. Je desire que celuy qui m’aymera n’ayme que moy seule, & par ainsi vous estes en danger de n’avoir point de maistresse faite comme moy. Ny vous, dit Hylas, point de serviteur fait comme moy : depuis que vous estes de cette humeur je vous conseille de chercher Silvandre, car il est tel qu’il le vous faut, A propos dit Philis, de Silvandre, nous ne le voyons point, qu’est-ce qu’il est devenu ce matin ? C’est bien vostre fortune, Hylas qu’il ne soit point rencontré icy, car il vous empescheroit bien de parler d’abord d’amour à cette belle estrangere. Hylas vouloit respondre, mais Laonice prenant la parole, Non, non Hylas, ne laissez pas, dit-elle, de parler & de dire tout ce que vous voudrez, je m’assure que d’aujourd’huy vous ne le verrez, & quand il seroit icy, je vous promets qu’il n’auroit pas le mot à dire, luy estant arrivé le plus grand malheur qu’il peut avoir, & que luy-mesme s’est procuré sans y penser : Et qu’est-ce ? dict incontinent Diane : il faut que vous sçachiez respondit la malicieuse Laonice en sousriant, que Paris il y a quelque temps, rencontra un Chevalier estranger qui menaçoit grandement Thersandre, & parce que Silvandre se chargea d’en advertir Madonthe, ce matin il n’y a pas manqué, & elle craignant que quelqu’un de ses parens ne la soit venuë chercher, (car elle est de l’une des meilleures maisons d’Aquitaine) elle a eu peur d’estre rencontrée, & que Thersandre estant recogneu ne receut quelque desplaisir en sa compagnie, de sorte qu’elle s’est resoluë de partir à l’heure mesme, & s’en retourner en Aquitaine, & m’a donné charge de vous venir faire à toutes ses excuses, de ce qu’elle n’a peu prendre congé de vous avant que de partir, vous suppliant de l’aymer, & de croire que jamais elle n’oublira les faveurs & les amitiez qu’elle a receuë le long de Lignon : mais le pauvre Silvandre voyant qu’elle s’en alloit, il n’a peu cacher l’affection secrette qu’il luy portoit, & premierement il a fait tout ce qu’il luy a esté possible, pour luy persuader qu’elle devoit demeurer, & puis cognoissant que tout son bien dire estoit inutile, il luy a offert de l’accompagner, mais elle ne voulant à ce que je croy donner jalousie à son Thersandre, l’a refusé plus de cent fois, enfin ne pouvant obtenir cette grace d’elle, il s’est mis à genoux, luy a embrassé les jambes avec des conjurations les plus extraordinaires que j’aye jamais ouy faire, & desquelles Madonthe ne se pouvant entierement ny honestement deffaire, elle luy a permis presque par force de l’accompagner une partie du jour. Vous pouvez bien luy disoit-il, me permettre ce peu de temps d’estre aupres de vous, pour l’eternel desplaisir que vostre esloignement me laissera. Je pense, dit Astrée, que vous vous mocquez de dire que Silvandre ayme quelque chose, luy qui ne regarda jamais bergere que pour la fuyr ; Pour la fuyr, dit Hylas, & qu’appellez vous ce qu’il fait quand il est aupres de Diane ? O ! respondit Phylis, ce n’est que par feinte. Non Hylas, reprit Laonice, Phylis a raison, ce n’est que par feinte ce qu’il fait envers cette bergere, car luy-mesme l’a juré plus de cent fois ce matin, lors que Madonthe sur ce propos luy a dit. Et bien bien, Silvandre, si mon absence vous donne de la peine, la presence de Diane vous consolera, Diane, a t’il respondu merite mieux que mon service, aussi ne luy en ay-je jamais rendu que pour ne manquer à la gageure de Phylis, & plust à Dieu qu’elle fust en vostre place, & vous en la sienne, vous verriez si je dis vray ou non. Phylis qui recogneut bien que ce discours desplaisoit grandement à sa compagne, luy respondit, Je ne croiray jamais que Silvandre ayme Madonthe, car il n’en a jamais fait semblant : Vous vous trompez, interrompit Diane, j’en ay veu des signes qui sont assez certains ; & pourquoy ne voulez vous qu’un jeune bergere qui a de l’esprit, & du courage, ayme une fille tant aymable que Madonthe ? Et puis Laonice en parle comme sçavante, l’ayant veu partir avec elle, apres l’en avoir requis avec tant d’instance. Et en effect, dit Astrée, est il bien vray, Laonice, que Silvandre a suivy Madonthe ? S’il est vray, respondit la fine bergere, croiriez vous que je le voulusse dire si je ne l’avois veu partir ? Et à quoy me serviroit-il de dire une chose que vous pouvez si aysement verifier, puis que si elle n’estoit pas vraye, ce seroit me faire recognoistre pour menteuse à trop bon marché ? Dieu le conduise, respondit Diane, & le reconduise quand il luy plaira : & à ce mot, faisant semblant de ne s’en point soucier, tourna les pas d’un autre costé où Philis sans monstrer de le faire à dessein, la suivit quelque temps apres : mais non pas si tost toutesfois que Diane n’eust commencé de se reprocher en elle-mesme l’inconstance de Silvandre. Et quoy, berger, disoit-elle, sont-ce là les effects de l’Amour que tu me faisois paroistre ? sont-ce les eternitez de tes affections ? & te devois-tu tant donner de peine, & à moy aussi, pour avoir la permission de me rechercher sous la couverture d’une fainte, pour incontinent me quitter pour Madonthe ? Tu as trop souvent & trop long temps blasmé l’inconstance de Hylas, pour en prendre si tost le personnage. Et parce qu’elle vid venir Philis, elle l’attendit, & d’abord qu’elle fut arrivée : Et bien ma sœur luy dit-elle, ne vous semble-t’il point que je sois meilleure maistresse que vous ne m’estimiez, quand vous me menaciez des importunitez de Silvandre ? N’est-il pas vray que j’ay bien trouvé le moyen de le divertir, & de luy faire prendre un autre soin ? J’avouë, respondit Philis, que si Laonice dit vray, je ne fus jamais mieux trompée que je l’ay esté en ce berger, luy ayant veu faire des demonstrations d’une si grande passion, que j’eusse creu estre impossible qu’elle se peust jamais effacer : mais croyez vous que Laonice soit veritable ? Je n’en doute aucunement, respondit Astrée, car outre ce qu’elle en a dit, j’ay remarqué que tousjours il a grandement affectionné Madonthe, & lors que Paris estoit en peine de luy faire sçavoir la rencontre qu’il avoit fait de cét estranger qui les menaçoit, Silvandre en prit la charge, mais sçavez vous avec quelle promptitude il s’y offrit ? Croyez, ma sœur, qu’il fit bien paroistre la peur qu’il avoit que quelque autre se chargeast de luy rendre ce bon office. Et Dieu sçait, il n’y avoit personne en toute la troupe qui eust cette ambition, & il faut avoüer qu’encore que cette fille soit belle & bien discrette, toutesfois à mes yeux elle n’a rien de trop aymable, & si j’estois homme je servirois beaucoup plustost plusieurs autres qui ne sont pas en effect si belles. Aussi n’avons nous veu personne qui l’ait aymée, en tant de temps qu’elle est demeurée parmy nous, que Hylas & Silvandre : Mais Hylas parce qu’il n’y a rien qui ne luy soit bon, & Silvandre pour me desabuser, & vous aussi de l’opinion que nous avions qu’il eust quelque bonne volonté pour moy. Quand à moy, dit Philis, je suis bien de la mesme opinion que vous estes pour Madonthe, mais je ne sçaurois croire que Silvandre l’ayme ; & pour ce que vous en avez remarqué, cela n’est qu’un effect de courtoisie envers cette estrangere. Et cette si ardante supplication de l’accompagner, repliqua Diane, que direz vous que c’est ? Je diray respondit Philis, que c’est aussi par courtoisie : La courtoisie eust esté bonne de faire l’office que Laonice nous est venu rendre de sa part, ou quelque chose semblable, mais se jetter à genoux, pleurer à pleins yeux, & pour dire ainsi jetter des seaux de larmes, s’en aller presque par force avec elle, & nous laisser sans nous en rien dire, si vous appellez cela courtoisie, je ne sçay ce que vous nommerez Amour. Mais, dit-elle, un peu apres : Je confesse qu’en cette action il m’a grandement obligée, parce qu’il est vray, quelque mine que j’en fisse, que sa continuelle recherche, la discretion avec laquelle il vivoit auprez de moy, mais plus la bonne opinion que j’avois conceuë de luy, me portoit insensiblement à luy vouloir du bien : Et je suis si beste quand j’ayme quelque chose, comme vous sçavez en ce qui m’est arrivé de Phylandre, qu’il m’est impossible d’aymer peu, de sorte que j’estois pour m’embarquer à bon escient en cette affection : Et Dieu sçait en quel estat il m’eust mise, pour peu qu’il eust attendu encores, j’aymerois mieux puis qu’il estoit de cette humeur, que luy & moy fussions morts, que si j’eusse retardé d’avantage de recognoistre son dessein. Philis qui voyoit bien que Diane aymoit ce berger, & qui prevoyoit aussi qu’elle ne s’en separeroit jamais qu’avec de tres-mortels desplaisirs : Ma sœur, luy dit-elle, ne croyons point si facilement le rapport de Leonice, attendons avant que d’en faire jugement, que Silvandre revienne, je veux croire que vous cognoistrez quand vous l’orrez parler, qu’il n’a point de tort, Non, non, ma sœur, reprit incontinent Diane, ne parlons plus de cela, la pierre en est jettée, il pourra dire & faire ce qui luy plaira, & je scay ce que j’en dois croire : Mais, ma sœur, repliqua Philis, oyez-le avant que de le condamner ; Et quoy ma sœur, dit Diane, ne sçavez vous point encores que jamais personne qui ait escouté Silvandre, ne luy donna le tort ? Non, ma sœur, si vous m’aymez lors que vous me verrez en cette volonté, je vous conjure de m’en divertir : Et parce que je me ressouvient qu’autrefois il a eu un bracelet de cheveux de moy, qui est celuy que je faisois pour vous, je vous supplie de le luy demander de ma part, aussi tost que vous le verrez, je scay que ces bergeres de l’humeur dont il est, ont accoustumé de se prevaloir des avantages qu’ils peuvent par semblables finesses obtenir sur les bergeres peu avisées, si je puis je ne veux pas qu’il en fasse de mesme de moy. Philis qui cogneut bien que Diane estoit pressée du despit, & qu’il n’estoit pas temps de luy contrarier, se teut quelque temps apres luy avoir dit qu’elle le feroit aussi tost qu’il seroit revenu. Et lors qu’elles vouloient continuer leur discours, elles virent venir toute la troupe vers elles, mais de beaucoup augmentée, parce qu’Adamas, Daphnide, Alcidon, Paris, Hermante, Stiliane, & Carlis y estoient, & de plus Lerindas le messager de Galathée, qui ayant fait son message au grand Druyde, ne s’en estoit pas voulu retourner sans voir Astrée & Diane, de la beauté desquelles il ne pouvoit assez parler.

Mais Adamas estoit demeuré avec une grande peine, depuis qu’il avoit sceu par Lerindas la volonté de Galathée, parce qu’il ne vouloit point luy desplaire, & il voyoit bien qu’il ne s’en pouvoit aller vers elle, sans emmener Leonide, & il craignoit que celle qui avoit veu Celadon vestu en Lucinde, ne le recogneust déguisé en Alexis. Cela fut cause que ne scachant à qui en demander avis, sinon à Leonide, & à la fainte Druyde, il proposa à la Nymphe la peine où il estoit. Leonide qui avoit l’esprit fort bon, luy respondit incontinent, Vous devez laisser icy Alexis & moy, car il est tres-asseuré que Galathée la recognoistra si elle l’avoit, & ce seroit une chose de trop grande importance pour la qualité que vous avez, Et il semble que Dieu vous monstre que vous le devez faire ainsi, puis que ce matin sans autre dessein que de passer son temps, vous voyez comme Alexis s’est vestuë en bergere, & cét habit l’a de sorte déguisée, que peu de personnes l’ont recogneuë, mesme Hylas qui la voit tous les jours l’a mescogneuë, je n’assure que Daphnide & Alcidon en ont fait de mesme, & ce qui est de plus d’importance, Lerindas : Si bien qu’il sera fort aysé à luy persuader, & à ces estrangers, que ce matin Alexis s’est trouvée mal, & que n’estant point sortie du lict, vous m’avez laissée auprez d’elle pour luy tenir compagnie : aussi bien n’ay-je pas grande envie de voir la Nymphe, tant qu’elle sera en l’humeur où je l’ay laissée. Mais si vous vous resolvez à ce que je dis, qui est ce me semble le seul moyen que vous avez pour ne laisser voir Alexis, il faut faire deux choses : L’une, que cette nouvelle bergere se perde finement parmy la troupe, & s’aille mettre en sa chambre, afin que Lerindas, ny Alcidon & sa suitte ne la recognoissent. Et l’autre, il faut que je fasse en sorte que ces bergeres qui sçavent qu’elle s’est revestuë de cette façon, vous supplient, mon pere, de nous laisser icy pour quelque temps, puis qu’il semble qu’Alexis y reprend le bon visage que la maladie luy avoit osté, autrement si nous n’usons de cét artifice, elles pourroient entrer en doute de quelque chose, & il n’est pas peut-estre encore temps que nostre dessein se descouvre. Adamas qui n’avoit point pris garde au déguisement d’Alexis, s’estonna de l’avoir luy mesme mescogneuë, & y ayant quelque temps pensé, trouva bonne cette opinon. Mais Alexis encores beaucoup meilleure lors qu’elle en fut advertie, tant parce qu’elle jugeoit bien que Galathée la recognoistroit, & elle eust mieux aymé la mort que de retourner entre ses mains, que pour le desplaisir qu’elle auroit de perdre si tost les extremes contentements qu’elle possedoit auprez de sa bergere, de laquelle les baisers, & les caresses, ne pouvoient que luy estre tres-agreables, encores qu’elle ne les receust qu’au nom d’Alexis, se contentant en quelque sorte, puis que Celadon en estoit le porteur. Cela fut cause que tous trois y consentant, la chose fut bien promptement resoluë, & à mesme temps la nouvelle bergere se meslant parmy la trouppe, quoy que Hylas eust bien souvent les yeux sur elle, si se desroba t’elle enfin & de luy & de tous les autres, & s’alla renfermer dans sa chambre, où se deshabillant, non pas sans baiser mille fois chasque piece de l’habit qu’elle s’osta de dessus, elle se mit dans le lict, apres s’estre accommodé la teste comme si elle eust esté malade : O bien-heureux habit, luy disoit-elle en le posant sur table n’avez vous pas esté bien offencé contre moy, de vous avoir privé aujourd’huy du bon-heur que vous avez accoustumé d’avoir, & n’avez vous pas bien regretté le change que vous faisiez ; je vous en demande pardon, ô trop heureux habit ! & je m’assure que vous me l’accorderez, puis qu’il est impossible que vous ne sçachiez aymer, ayant si long temps embrassé ce beau corps, pour un moment qu’il a esté entre mes bras, m’a donné tant d’Amour, que je ne sçay comme je puis vivre parmy tant de feux & de flammes qui me bruslent. Et lors considerant qu’il parloit à une chose insensible, & qui joüyssoit d’un bon-heur qu’il luy estoit inutile pour ne le sçavoir pas recognoistre, Il ne se peut empescher de dire tels vers :


MADRIGAL,


Il est jaloux de l’habit de sa Maistresse.

De cét heureux habit, je dis presque jaloux,

Rien jamais de parfaict ne se voit entre nous,

Si comme vous j’avois entre mes bras ma belle,
 
Quel heur seroit le mien ?

Si vous mouriez d’Amour comme je meurs pour elle ;

Quel seroit vostre bien ?

Mais le Ciel qui ne veut que quelque chose humaine
 

Soit parfaicte en tout poinct :
Ce qui defaut en vous est en moy pour ma peine,

Il veut qu’ayant mon bien vous n’en joussiez point.


D’autre costé Adamas ayant donné le bonjour à Diane & à Philis, Je suis bien marry, leur dit-il à toutes, qu’il faille que je vous quitte plustost que je n’avois resolu, mes belles bergeres. Galathée me mande que je m’en aille incontinent la trouver, & voicy Lerindas qui a juré de ne me point abandonner, que je ne sois aupres d’elle. Astrée qui ressentit le plus cette nouvelle, Et faut-il, dit-elle, mon pere, que vous partiez si promptement ? n’y a-t’il point de moyen de prolonger un peu vostre retour ? Lerindas prenant la parole, Il ne sçauroit, dit-il, s’en aller si tost, ny estre si promptement pres de la Nymphe, qu’elle le desire, & que le temps ne luy en semble long. Ce n’est pas à vous Lerindas, respondit la bergere d’un visage un peu fasché, à qui je parle, car je sçay assez que les messagers ont tousjours de la haste. Adamas cognoissant bien pourquoy elle le disoit, luy respondit en sousriant : Je ne puis, ma belle fille, retarder mon retour, parce que la Nymphe me mande qu’elle a promptement affaire de moy, & Lerindas m’a apris qu’il y a aupres d’elle un estranger duquel elle fait grand conte, peut estre est-ce chose qui luy importe grandement, & à laquelle le retardement pourroit nuire beaucoup. La bergere en pliant les espaules se retira toute triste vers Leonide, qui luy faisoit signe du doigt : & cependant chacun reprit le chemin du logis, parce que le grand Druyde desirant de partir incontinent apres le disner, les pria tous de vouloir s’y en venir, afin que Galathée n’eust pas occasion de l’appeller paresseux : de toute la trouppe il n’y en eust point de si estonné que Hylas, parce que voyant chacun prendre party, il voulut se mettre avec la nouvelle bergere : mais apres l’avoir cherchée longuement en vain : Belle Nymphe, dit-il, s’addressant à Leonide, je vous supplie dites moy si vous sçavez qu’est devenuë la bergere, à laquelle Adamas & vous parliez presque à cette heure : Et à qui, respondit Leonide, l’avez-vous donnée en garde ? A mes yeux, dit Hylas : C’est donc à eux, dit-elle, à qui vous la devez demander, car nous qui n’en avons guere affaire, n’y avons pas pris garde. Je vous asseure, respondit Hylas, que si elle ne revient plus, j’auray fait inutilement l’amas d’amour, qu’il me faloit employer pour l’aymer. Et quoy, reprit Leonide, estes-vous si diligent à faire cette provision ? je pensois que vous missiez plus de temps à prendre des resolutions de telle importance : Cela est bon pour Silvandre, dit Hylas en haussant & branlant la teste, qui pour un besoin feroit assembler tous les Ordres des Gaulois, pour deliberer s’il doit aymer. Quant à moy je resoudrois plus de semblables affaires en un jour, que luy en toute sa vie, car aussi tost qu’il voit une belle fille, il recherche en luy-mesme, si elle a toutes les conditions qui luy sont necessaires pour estre aymable à son goust, il la trouvera peut-estre trop grande, ou trop petite, trop blonde ou trop noire, trop blanche, ou trop claire-brune, elle aura les sourcils trop blonds, ou les yeux non pas assez fendus, le nez trop long ou trop racourcy, la bouche trop ou trop peu renversée : le menton trop fendu, ou peut-estre luy defandra-t’il la fossete aux deux joües, tant il y regarde de pres, & si quelqu’une de ces choses luy defaut, il ne l’aymera point, & en fera le desdaigneux : mais moy aussi tost qu’une fille se presente à mes yeux, & qu’elle leur semble belle, sans m’arrester à toutes ces petites particularitez, à tant rafiner la beauté, soudain ma volonté consent à l’aymer, & je cours incontinent aux provisions, & aux monitions necessaires pour attaquer cette forteresse, ou pour le moins à ce qu’il faut pour l’acheter. Il me semble Hylas, reprit Leonide, que c’est ainsi qu’il faut faire, & puis que desja vous-vous estes si bien pourveu pour cette estrangere, je suis d’avis pour ne perdre pas la peine que vous y avez desja prise, que vous l’alliez chercher, cependant que cette bergere & moy nous entretiendrons un peu d’une affaire que nous avons.

A ce mot se tournant toutes deux de l’autre costé, elles s’escarterent un peu de la trouppe, afin de n’estre oüyes, & Leonide parla à la bergere de cette sorte : vous avez oüy, ma belle fille, ce qu’Adamas a dit qu’il estoit contraint de s’en aller, & il faut de necessité qu’il le fasse, car autrement la Nymphe auroit occasion de s’en fascher, mais il faut que je vous die que je ne fus de ma vie en lieu d’où le depart me fut si ennuyeux, & non seulement à moy, mais à Alexis aussi, que je n’eusse jamais creu pouvoir s’arrester en semblables lieux, si je ne l’eusse veu, car ayant esté nourrie continuellement dans les grandes assemblées, & dans la confusion des affaires du monde, malaisément pouvoit-on s’imaginer qu’une vie solitaire & retirée comme celle-cy, luy peust estre agreable, & toutesfois j’ay remarqué que depuis qu’elle est icy, elle a repris un si bon visage, qu’elle semble estre toute une autre & cela je croy qu’il procede de l’amitié qu’elle vous a prise, qui est bien si grande, qu’hyer elle me juroit d’apprehender infiniment vostre separation. Madame, respondit la bergere, si ce bon-heur nous est arrivé, que vous ayez eu agreable nostre vie & nos passe-temps de village, je puis bien dire avec verité, que c’est le plus grand que nous puissions avoir jamais, puis qu’il n’y a une seule de nous, qui ne se soit tellement renduë vostre servante, & de la belle Alexis, qu’il n’y a rien que nous ne fissions pour nous continuer l’honneur de vostre compagnie, & pour mon particulier, je puis dire que mon affection me donne de telle sorte à la belle Alexis, que je vous proteste, Madame, & prends le Ciel pour tesmoin, & les Deitez qui vivent dans ces boccages, que je tiendray à jamais le serment que j’en ay fait. Je vous proteste dis-je, Madame, qu’il n’y a rien au monde qui me puisse separer d’elle, pourveu qu’elle l’ayt agreable, & sur ce propos je vous supplieray de m’y vouloir assister de vostre faveur, & envers elle, & envers Adamas : car je suis resouluë de la suivre à Dreux, & vers les Car***tes, lors qu’elle s’en retournera. Ce n’est pas là la plus grande difficulté, dit Leonide, car je vous donneray un bon moyen pour y faire consentir & l’une & l’autre, la plus grande peine est à y faire resoudre vos parens : O Madame ! s’escria la bergere, ne vous souciez point de cela, je sçay bien ce que j’ay à faire : vous sçavez qu’il a pleu Dieu de me laisser sans pere, mere, ny frere : quant à mon oncle Phocion, & dequoy se peut-douloir de ma desobeyssance, puis que je dis que c’est pour me mettre parmy les filles druydes, & puis-je estre taxée de cette resolution ? Nullement, Madame, n’y ayant rien de si juste que de nous donner nous mesmes à celuy qui nous a donné tout ce que nous avons ; si c’estoit pour espouser quelque berger, on me pourroit taxer de trop d’amour, ou d’estre volontaire : mais pour me resigner en une si bonne compagnie entre les mains du grand Tautates, je ne crains point d’en estre blasmée, & seulement je vous supplie, grande Nymphe, me vouloir apprendre les moyens qu’il me faut tenir pour y faire consentir Adamas & la belle Alexis. Je le vous diray, respondit Leonide, & je le vous faciliteray tant qu’il me sera possible : Adamas ayme extremement Alexis, & de telle sorte, qu’il n’y a rien que cette fille ne puisse aupres de son pere, je vous conseille donc d’acquerir ses bonnes graces, mais que dis-je acquerir, vous les avez desja sans doute toutes acquises, il faut seulement que vous-vous efforciez de luy rendre vostre compagnie si agreable, que la separation luy en soit si fascheuse, qu’elle mesme, comme elle commence desja de faire, ressente la premiere le desplaisir de vostre separation. Il vous sera fort aysé, vous aymant desja si fort que je ne sçay si vous la surpassez : mais le meilleur moyen c’est de vous tenir le plus pres d’elle qu’il vous sera possible, & ne l’esloigner qu’à toute force, que si c’est vostre dessein, je suis d’avis & je sçay que vous luy ferez plaisir que vous suppliez Adamas de nous laisser icy elle & moy encores pour quelques jours : ce que vous pouvez demander sous sa feinte maladie, car voyant qu’elle n’avoit pas envie de s’en aller si tost de ce beau lieu, je luy ay donné conseil de se retirer, & faire semblant d’estre malade, pour avoir excuse de demeurer, & vous voyez qu’il semble que la fortune vous y vueille favoriser, puis qu’Alexis s’estant ce matin vestuë de vos habits, sans autre dessein que de passer son temps, elle a toutesfois donné couverture à vostre demande, parce qu’il y a peu de personnes qui l’aye recogneuë pour Alexis, & la plus part croit qu’elle se trouve mal ; & quoy qu’Adamas sçache bien que cela n’est pas, toutesfois il sera bien aysé de faire semblant de le penser, pour avoir excusé de ne la point emmener vers Galathée, car il y a long-temps qu’elle desire de la voir, & la retirer aupres d’elle : mais Adamas ne le veut pas, ayant dessein qu’elle continuë de vivre comme elle a commencé, puis que Tautates monstre de l’avoir si agreable par tous les sacrifices qui luy a faict pour ce suject. Vous voyez, belle bergere, comme je vous parle ouvertement de toutes choses, je le faits parce que je vous estime tant, que je voudrois vous voir entierement contente, s’il m’estoit possible, mais je vous supplie de ne me deceler point : afin que je puisse continuer à vous donner les advis que je croiray pouvoir conserver ou accroistre vostre contentement : Il seroit malaisé de redire les remerciments que cette bergere rendit à Leonide, ny les asseurances de service qu’elle luy fit, avec tant de sermens de ne parler à personne, de tout ce qu’elle luy diroit, que si la Nymphe n’avoit point encores recogneu l’affection que cette bergere portoit à la Druyde, il luy eust esté impossible de n’en estre tres-asseurée. Et par ce que discourant de cette sorte, elles s’estoient esgarées un peu du droict chemin, & que desja la troupe s’estoit fort avancée, elles voulurent prendre un sentier qui leur pouvoit faire gagner le devant, mais de fortune elles ouyrent une voix que la bergere Astrée recogneut incontinent, pour estre celle de Calidon ; & par ce qu’elle voulut se destourner pour ne le rencontrer, luy semblant que de l’escouter elle offenceroit la memoire de Celadon, Leonide s’en prit garde, & ayant sceu que c’estoit ce berger que Phocion luy vouloit faire espouser. Oyons, dit-elle, ce qu’il chante : car je m’asseure que c’est pour vous, & nous pourrons passer dans le bois, sans estre veuës de luy, lors que nous voudrons. Vous perdez inutilement du temps, dit Astrée, car malaisément peut-il rien dire qui vaille sur un si mauvais subject : Leonide ne luy respondit rien, par ce qu’elle voulut escouter Calidon, qui en mesme temps commença de chanter ainsi :


STANCES.


Qu’il ne veut plus aymer.

I.

Rompons nostre prison, delivrons-nous mon cœur,

Du lien qui nous serre.

Et pour monstrer qu’amour n’est plus nostre vainqueur

Foulons-le contre terre.

II.

Foulons-le sous les pieds, & fuyons desormais

La honte du servage,

Sans que cette beauté puisse esperer jamais
 
De changer mon courage.

III.

Elle a veu mes deux yeux pour pleurer mes malheurs

Sembler à deux fontaines :
Et ma voix ne trouver passage entre mes pleurs,
 
Qu’à souspirer mes peines.

IIII.

Elle a veu que chacun considerant ma foy.
 
Et son humeur cruelle,


Blasmoit également l’exces d’Amour en moy,
 
Et le deffaut en elle.

V.

Elle a veu que l’Amour m’a reduit à tel point.
 
Que j’avois plus d’envie

De mourir en l’aymant, qu’helas je n’avois point
 
De conserver ma vie.

VI.

Mais que n’a-t’elle veu la cruelle qu’elle est
 
De mon cruel martyre ?

Que n’en a-t’elle veu ? mais qu’en a-t’elle faict
 
Autre chose qu’en rire ?

VII.

Elle a ry sans pitié des maux que j’ay soufferts,
 
Et d’une humeur dépite :

S’il s’en fasche, dit-elle, il peut rompre ses fers,
 
Quant à moy je l’en quitte.

VIII.

Quelle force luy fais-je, & pourquoy sans raison
 
Dit-il que je l’outrage ?

Puis que quand il voudra j’ouvriray sa prison
 
Qu’il sorte du servage.

IX.

Ouy cruelle beauté, ces fers dont je me plains,
 
Et qu’à tort on mesprise,


Par un puissant dépit me sont tombez des mains,
 

Et je suis en franchise.

X.

Je pensois en l’aymant qu’un subject tout divin
 
Eust faict naistre ma flamme :

Mais son cruel mépris m’a faict cognoistre enfin
 
Que j’aymois une femme.

XI.

Femme qu’on ne sçauroit qu’à soy-mesme égaler,
 
N’ayant point de seconde :

Femme que sans outrage on peut bien appeller
 
La plus femme du monde.

XII.

Adieu donc pour jamais, trop insensible esprit,

Ma flamme est estouffée,

Victorieux j’appends à mon juste despit
 
Ton Amour pour Trophée.


Je sçavois bien, adjousta incontinent Astrée, que vous perdriez inutilement le temps à l’escouter. Il me semble, dit la Nymphe, qu’il n’est pas peu en colere ? Y puisse-t’il demeurer eternellement, respondit la bergere. Et à ce mot, se tournant toutes deux un peu à main gauche, elles continuerent leur chemin.

Cependant Paris ayant bonne memoire du conseil que Leonide luy avoit donné, de demander à Diane la permission de parler à ses parens de la volonté qu’il avoit de l’espouser, & sçachant qu’Adamas s’en devoit aller vers Galathée, incontinent apres disner, il ne voulut perdre l’occasion qui se presentoit. Car de fortune Diane s’estoit trouvée toute seule en s’en retournant : & encores que Paris la vit avec un visage assez triste, si est-ce qu’il ne fit difficulté de s’approcher d’elle, apres toutesfois avoir fait ses vœux, & à ce Tautates Amour que Silvandre luy avoit dit, & au grand Bellenus, à fin qu’ils luy fussent favorables en cette entreprise où il s’alloit mettre, & qu’il croyoit la plus perilleuse où il fut jamais. La prenant donc sous les bras, il luy dit : Vous voyez belle bergere que mon pere s’en va incontinent qu’il a disné, & que je suis contraint de l’accompagner : Quel contentement ordonnez-vous que j’emporte avec moy, à fin qu’il vous puisse conserver en vie le plus fidele serviteur que vous aurez jamais ? & quel le voudriez-vous, respondit la bergere, non pas en la qualité que vous dites, mais en celle de la personne que j’honore le plus ? En la qualité que vous dites, respondit incontinent Paris, je n’en veux point que la mort : Je veux dire que s’il ne vous plaist de me recevoir pour celuy que je vous suis je vous supplie de me commander que je meure, car aussi bien n’auray-je jamais que des peines & des tourmens. Or voyez à quoy le despit peut porter le cœur d’une fille, pour sage qu’elle soit. Diane comme si elle eust voulu se venger de Silvandre par son propre dommage : Je vous estime tant, luy dit-elle, & j’ay vostre vie si chere, qu’il y a fort peu de choses que je ne fasse pour la vous conserver : Dites moy en la qualité que vous voulez quel est le contentement que vous desirez de moy : Que vous me permittiez, repliqua Paris en luy baisant la main, de vous demander à vos parens pour ma femme, comme, celle que je veux aymer & honorer toute ma vie, & à qui vous voulez que je m’adresse. Bellinde respondit, Diane c’est ma mere, & c’est la seule qui peut disposer de moy, & je vous donne toute la permission que vous en desirez,

Diane dit promptement & briefvement ce peu de mots, imitant en cela ceux qui prennent une medecine, qui se hastent le plus qu’ils peuvent de l’avaller, car jamais elle ne dit parole plus à contre-cœur, ny en laquelle elle se fit plus de force : mais pour faire desplaisir à Silvandre, elle voulust bien se priver à jamais de toute sorte de contentement : tant la passion occupe les forces de l’entendement, & les empesche de discerner ce qui se doit faire, puis que si ceste bergere eust bien pensé à ce qu’elle permettoit, jamais elle n’y eust consenty : car si Silvandre ne l’aymoit point, elle ne luy faisoit point de desplaisir de se donner à un autre, & s’il l’aymoit, pourquoy luy vouloit-elle rendre ce desplaisir : car elle ne donnoit cette permission à Paris, que d’autant qu’elle se pensoit venger de Silvandré, & vouloit bien se rendre à jamais malheureuse, pourveu qu’elle sceust qu’il eust quelque regret de la voir posseder à un autre, & en cecy : Paris espreuva bien qu’il y a des heures ausquelles les femmes ne peuvent guere refuser, & que celuy se peut dire heureux, qui les sçait mieux choisir, ou qui par prudence ou par fortune les rencontre. Les remerciemens qu’il fit à la bergere furent tres-grands, mais inutiles, d’autant qu’elle estoit tellement hors d’elle-mesme, qu’elle n’en entendit pas une parole : au contraire aussi tost que l’on fut arrivé au logis, elle se desroba, & sans qu’on s’en apperceut, se retira en sa cabanne toute seule : où donnant la permission à ses yeux de pleurer, elle ne cessa de tout le reste du jour, apprenant bien à ses despens, que quelquesfois nous aymons plus que nous ne pensons pas, & que nous n’en prenons jamais mieux la cognoissance que par quelque mespris imaginé de la personne aymée, ou quand quelque contrainte nous prive de sa veuë & de sa presence.

Adamas cependant ayant sceu par les chemins, qu’Alexis se trouvoit mal, à fin de mieux déguiser son dessein, supplia Daphnide & Alcidon de luy permettre d’aller voir quel estoit son mal, feignant d’en estre en grande peine pour la haste qu’il avoit de partir : Et par ce que l’un & l’autre l’y voulut accompagner, soudain Astrée & Leonide s’avancerent pour l’en advertir, & la trouvant au lict, fermerent les fenestres, & rendirent de sorte la chambre obscure, qu’il estoit impossible de remarquer son visage : Et elle feignant d’avoir un grand mal de teste, lors qu’Adamas luy dit qu’il estoit contraint de partir par ce que Galathée le luy ordonnoit ainsi ; elle feignit de se vouloir efforcer, & que son mal n’estoit pas si grand, qu’elle ne la peust bien suivre : Mais Astrée alors s’avançant supplia Adamas de ne vouloir point permettre à sa fille de marcher au grand chaud, qu’ayant cette migreine, le Soleil infailliblement la luy redoubleroit, & qu’au contraire un peu de repos luy redonneroit sa premiere santé : Que tous ceux de leur hameau auroient un grand regret s’ils sçavoient qu’elle fust partie en cét estat : mais qu’elle particulierement & Phocion penseroient avoir receu un grand outrage, s’ils la voyoient sortir de leur maison avec du mal, qu’à la verité elle ne seroit pas si bien que chez son pere, que toutesfois l’on ne manqueroit ny d’affection, ny de soin à la servir avec toute sorte de remedes : & qu’afin qu’il y eust quelque tesmoin de ce qu’elle promettoit, elle le supplioit de vouloir aussi laisser la Nimphe Leonide pour luy tenir compagnie. A cette supplication se joignirent aussi celles du venerable Phocion, qui luy remonstra le danger qu’il y avoit pour Alexis de se mettre aux champs avec cette douleur de teste, qu’il se sentiroit grandement obligé de luy pouvoir rendre ce petit service, & bref y adjousta tant de considerations, qu’Adamas fut aysement persuadé de leur laisser cette feinte Druyde, monstrant toutesfois d’en avoir bien du regret, tant pour le doute de son mal, que pour la crainte de leur donner de l’incommodité : mais Phocion ayant respondu à toutes ces choses, avec des paroles pleines de civilité & d’affection, Adamas luy dit, qu’il la luy laissoit, & Leonide aussi, afin qu’il en disposast à sa volonté, leur commandant à toutes deux de s’en venir aussi tost que la Druyde seroit guerie, & puis s’approchant du lict, & prenant Leonide par la main, leur dit fort bas, qu’aussi tost que Galathée seroit passée, il les envoyeroit querir par Paris, ou luy-mesme y viendroit, & ayant sçeu que la viande estoit sur la table ; il laissa la feinte malade, & incontinent apres le disner, remerciant Phocion, & Astrée, il s’en alla avec Daphnide, Alcidon, & le reste de leur trouppe, non pas sans que Daphnide ne fist à son depart de grandes asseurances de sa bonne volonté à toutes ces belles bergeres, & Alcidon aussi, jurant n’avoir jamais tant envié les plus heureux qu’ils eussent veus aupres du grand Eurich, que ces bien-heureux bergers & bergeres de Lignon, & qu’ils s’en alloient pleins d’admiration des beautez, & de la discretion des bergeres, & de la civilité & douce conversation des bergers.

Mais Paris qui ne vit point Diane parmy la trouppe en demanda des nouvelles à Philis & à Astrée, qui luy respondirent qu’elle avoit eu peut-estre quelques affaires en sa maison, ce qu’oyant Adamas, & ces estrangers, ils prierent ces belles filles de la vouloir asseurer du regret qu’ils avoient de ne pouvoir prendre congé d’elle, & que s’ils pouvoient, ils ne partiroient point de cette contrée sans avoir le bien de les revoir encore une fois.

S’estans donc separez de cette sorte, & ceux qui estoient venus accompagner le Druyde s’en estans aussi retournez, Paris qui ne vouloit point de dilayement en l’affaire qu’il avoit entreprise, s’approchant du sage Adamas, le supplia de trouver bon, que par les chemins il luy peust communiquer une chose qui luy estoit advenuë avec Diane. Adamas se doutant à peu prés de ce que ce pouvoit estre, luy respondit qu’il l’auroit aggreable : mais Paris ayant eu ce congé ne sçavoit par où commencer, & demeurant long-temps sans dire un mot, Adamas qui cogneut bien que l’Amour estoit cause de son silence. Et bien Paris, dit-il en sousriant, n’avez vous autre chose à me dire ? Paris alors ouvrant deux ou trois fois la bouche, & rougissant & tremblant ne sçavoit ce qu’il avoit à dire. J’entends bien, luy dit Adamas pour le mettre hors de peine, que vous estes amoureux de Diane, mais ayme-t’elle aussi Paris, ou n’est-ce point Silvandre qui tient la place que vous voudriez avoir ? Ces paroles luy donnerent la hardiesse de respondre, Que veritablement il craignoit d’avoir manqué envers le Druyde, s’estant laissé aller à l’affection de cette bergere sans luy en avoir demandé congé, mais qu’au commencement il ne pensoit pas de s’affectionner de la sorte qu’il s’estoit trouvé pris, & que depuis ayant veu qu’il avoit aggreable qu’il s’habillast en berger, & qu’il vit ordinairement cette bergere, il avoit creu que de mesme il appreuveroit cette affection, qui en fin estoit parvenue à une telle grandeur, qu’il luy estoit impossible de vivre, s’il n’en avoit le contentement que desirent ceux qui ayment passionnément : que cela avoit esté cause que se souvenant que ces bergeres & bergers estoient des plus anciennes & honorables maisons de la contrée, il avoit eu opinion qu’il ne feroit point d’outrage à sa maison, quand il espouseroit Diane ; & qu’en fin l’Amour l’avoit forcé de luy dire : Et que vous a-t’elle respondu ? dit incontinent Adamas : Que Bellinde, dit-il, estoit sa mere, & que c’estoit la seule qui pouvoit disposer d’elle. Alors le Druyde luy dit : Il y a long-temps que j’ay recogneu que vous aymiez cette bergere, & si j’en eusse desapreuvé l’alliance je vous eusse deffendu de la voir, vous avez fort bien jugé que vous en permettant la pratique, je voulois de mesme tout ce qui s’en pouvoit ensuivre : Je loüe ce mariage non seulement pour la qualité de Diane, car il faut que vous sçachiez qu’elle & Astrée sont de meilleures & plus anciennes maisons non seulement de cette contrée, mais de toutes les Gaules, & qu’Amasis mesme ne refuseroit pas d’avoüer de leur appartenir, quand elle seroit informée de la race dont elles viennent, mais encores la vertu & la modestie de cette bergere est telle que j’estimeray celuy heureux qui l’espousera, je ne parle pas de sa beauté, par ce que c’est une moindre des conditions qu’il faille rechercher en une femme pour l’espouser : Et toutesfois quand elle s’y rencontre elle n’est pas à refuser, comme en celle-cy, qui se peut dire l’une des plus aggreables bergeres de Lignon, & quand je dis de Lignon, j’entends de toute l’Europe. C’est pourquoy non seulement je vous en donne tout le congé que vous sçauriez desirer, mais je vous conseille de ne perdre une minute de temps, & par ce que je vay passer à Bon-lieu, où peut-estre Galathée m’arrestera tout le jour, je suis d’avis que sans perdre temps vous alliez chez moy donner ordre à vostre voyage, & soudain que j’y arriveray, j’escriray un mot de Belinde que vous porterez, à fin qu’elle recognoisse qui vous estes, & qu’elle vous traicte comme je desire. A ce mot, Paris luy baisa la main pour remerciement de cette grace, & prenant congé de luy, de Daphnide, d’Alcidon, & du reste de la compagnie, il prit à main gauche le long des prez, & s’en alla chez Adamas plein de joye & de contentement.

Fin de l’unziesme livre.


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LE DOUZIESME LIVRE
DE LA TROISIESME PARTIE DE L’ASTRÉE




La Nymphe Galathée & Damon, incontinent apres disner, partirent de Bon-lieu pour aller trouver Amasis, qui impatiente ou plustost pressée des nouvelles qu’elle avoit receuës, leur avoit encores renvoyé un autre Chevalier pour ***ster qu’ils renvoyerent incontient pour avertir qu’ils seroient pres d’elle aussi tost que Chevalier. Et cela fut cause qu’Adamas estant party plus tard d’aupres de ces gentils bergers, *** belles bergeres, il ne la peut trouver au temple de la bonne Déesse, ainsi qu’elle le desiroit grandement, mais luy qui estoit soigneux de luy rendre toute sorte de devoir comme à sa Dame, sachant ou sçachant ? qu’elle estoit partie il n’y avoit pas long-temps, supplia Daphnide, & Alcidon, de trouver bon de continuer le voyage, & qu’il envoyeroit Lerindas vers la Nymphe pour l’en avertir, ***& ? il s’asseuroit qu’elle leur feroit l’honneur de les attendre & les prendre dans son chariot. Ces estrangers qui ne vouloient luy desplaire en chose quelconque, se mirent incontinent en chemin, & Lerindas par le commandement du Druyde se mit à courre pour l’attaindre. Cependant la Nymphe & Damon faisoient leur voyage, parlant de diverses choses lors que le chemin le leur permettoit, car le Chevalier, fust par fortune ou à dessein, n’avoit voulu entrer au chariot, mais estoit armé & alloit à la portiere sur un tres-bon cheval que Amasis luy avoit envoyé, luy semblant qu’estant seul aupres de ces belles Nymphes, il falloit qu’il fust en estat de les pouvoir deffendre, & cela avoit esté cause que ce jour il portoit son habillement de teste & son escu, qu’il souloit les autres fois laisser à son Escuyer. Marchant donc de cette sorte, lors qu’ils eurent passé le pont de la Bouteresse, & qu’ils entrerent dans un bois qui est le long du grand chemin, & tout aupres de la maison du sage Adamas. Halladin qui estoit assez loing derriere le chariot de Galathée, vit sortir à l’impourveuë trois Chevaliers hors du bois entre luy & Damon, qui tous à coup baissant leur lances, s’en allerent à course de cheval contre son maistre, le fidele Escuyer voyant ces gens, ne peut en avertir Damon sinon en luy criant le plus qu’il peut qu’il se prit garde. Le Chevalier au cry de son Escuyer tourna la teste, & à mesme temps vit desja si pres de luy les trois Chevaliers, que tout ce qu’il peut faire fut de leur tourner le visage, mettre la main à l’espée, & se couvrir bien de son escu : mais à peine ceux-cy estoient sortis du bois, que Galathée en vit autres trois, qui à toute bride vindrent comme les autres attaquer Damon, elle qui n’avoit encores aperceu que ceux-cy, se mit à crier, & les Nymphes aussi qui estoient dans son chariot, ce qui fut cause que le Chevalier faillit d’estre porté par terre, par ce que tournant la teste vers elles, fut en mesme temps attaint de deux lances, qui le trouvant un peu tourné en arriere faillirent de le desarçonner. Le troisiesme qui venoit un peu apres les autres, receut pour tous trois, car Damon en colere de se voir si indignement traitter, luy donna un si grand coup sur l’espaule, qu’il luy avala presque tout le bras gauche, si bien que de douleur il tomba entre les pieds de son cheval. Mais par ce que le Chevalier oyoit tousjours redoubler les cris des Nymphes, tournant tout à faict vers elles, il se rencontra avec les autres trois Chevaliers, qui plus avisez que les premiers, donnerent tous trois dans le corps de son cheval, de telle sorte qu’avec trois tronçons de lance, il fut contrainct de tomber, donnant si peu de loisir à son maistre, que tout ce qu’il peut faire fut de sortir à temps les pieds des estrieux. Sautant donc hors de la selle, & se voyant attaqué de cinq tout à la fois, il pensa que le meilleur estoit de se tenir aupres de son cheval mort, pensant empescher les autres de le fouler aux pieds, mais ceux qui l’attaquoient voyant que leurs chevaux faisoient difficulté de s’en approcher, trois mirent pied à terre, & deux demeurerent à cheval, & tous cinq ensemble s’en vindrent contre luy d’une façon si resoluë qu’il cogneut bien avoir une forte partie. Luy toutesfois qui avoit souvent couru semblables fortunes, se resolut de leur vendre sa vie bien cherement, & ainsi d’abord qu’il les vit venir à luy, il s’avança contre ceux qui estoient à pied, & au premier qu’il rencontra il donna un si grand coup sur la teste, que les armes se trouvant bonnes, & l’homme n’ayant pas la force de soustenir la pesanteur du coup, il se laissa choir à la renverse tout estourdy, & donna un si grand coup contre une pierre, que le heaume luy sortit de la teste, de sorte que le combat se faisant fort pres du chariot de Galathée, elle & ses Nymphes recogneurent facilement ce soldurier pour l’avoir veu souvent avec Polemas, qui leur fit juger que cette trahison venoit de luy, & cela fut cause que toutes ces Nymphes luy conseilloient de ne s’arrester point la : mais de faire chemin, cependant que ces solduriers estoient occupez contre Damon : Mais la Nymphe, respondit qu’on ne diroit jamais qu’elle eust laissé un si gentil Chevalier dans un peril dont elle pensoit estre la cause. Cependant qu’elles parloient ainsi, elles virent que les deux qui estoient demeurez à cheval, aussi tost que Damon avoit éloigné le sien l’estoient venu attaquer, & qu’au premier le Chevalier avoit mis l’espée dans le poitral jusques à la garde, mais le second ne perdant point le temps avoit heurté si rudement Damon, qu’il l’avoit estendu de son long en terre, non pas toutesfois sans vengeance, car il avoit donné au deffaut de la cuirasse de la pointe de l’espée si avant dans le petit ventre du soldurier, qu’il estoit tombé mort à trois ou quatre pas de la. Des six il n’en restoit plus que trois qui fussent en estat de l’offencer & tous à pied, mais si opiniastres à finir leur dessein, que deux tout à coup se jetterent sur luy aussi-tost qu’il fut tombé, & quoy qu’il fust d’une extreme force, & qu’il se debattist & fit tout ce qu’il peut pour se relever, si luy estoit-il impossible ayant ces deux hommes forts & puissans dessus luy, & sans doute le troisiesme qui s’estoit démeslé de son cheval, eust bien eu le moyen de le tuer, s’il n’eust eu peur de blesser ses compagnons que Damon tenoit embrassez, & toutesfois il luy estoit impossible d’eviter la mort, car celuy-cy luy alloit cherchant les defauts, lors qu’un berger & une bergere arriverent en ce lieu, & le berger voyant l’outrage que tant de personnes faisoient à un seul : Et pourquoy, dit-il à l’Escuyer, ne deffendez vous vostre maistre ? Il jugeoit bien que c’estoit l’Escuyer de celuy que l’on traittoit si mal, par le desplaisir qui se voyoit en son visage. Helas, dit l’Escuyer, je voudrois bien, mon amy, qu’il me fut permis, mais je n’ay point encore l’ordre de Chevalerie, & si j’avois mis les mains aux armes contre un Chevalier, je serois incapable de recevoir jamais cét honneur. Que maudite soit, dit-il, la consideration, qui vous empesche de secourir au besoin vostre maistre ? Et à ce mot, prenant l’espée & l’escu d’un chevalier mort, il courut contre celuy qui alloit tastant les defauts des armes de Damon, & apres luy avoir crié qu’il se gardast de luy, luy deschargea deux si grands coups sur l’espaule, qu’il le contraignit se sentant blessé, de tourner vers luy, mais si mal à propos, que le berger le prenant à descouvert, luy donna de la pointe de l’espée souz le bras droict, si avant qu’elle luy sortit de l’autre costé du corps, de sorte qu’il tomba mort tout aupres de ses compagnons : Le bruit & le cry qu’il fit en tombant, estonna grandement ceux qui estoient sur Damon, & l’un d’eux voyant que c’estoit une personne desarmée qui avoit donné ce secours, il dict à son compagnon qu’il gardast bien que celuy-cy n’eschapast, & qu’il alloit chastier celuy qui avoit tué leur amy par derriere, & s’addressant au berger, il le chargea de coups si furieux, qu’ayant l’avantage de combattre armé contre un qui ne l’estoit point, il le blessa de deux ou trois grandes playes dans le corps, non pas que le berger ne se deffendit, & fort genereusement & avec beaucoup d’adresse, mais tous les coups desquels l’autre le frappoit, l’espée qui ne trouvoit point de resistance luy faisoit de tres-grandes blesseures. Damon ce pendant n’ayant plus à faire qu’à un Chevalier, encore qu’il fut blessé en deux ou trois lieux dans les cuisses, si l’eut il bien tost mis sous luy, & à mesme temps luy enfonçant un petit poignard dans les ouvertures de la visiere qui estoit à demie rompuë, il l’estendit mort en terre, & soudain s’en courut vers le berger qui l’avoit secouru, mais par ce que son heaume ayant les courroyes toutes rompuës, de force de s’estre debattu en terre, luy estoit tourné en la teste, & l’empeschoit de bien voir, de peur de perdre trop de temps à se le racommoder, il l’osta du tout, & s’en courut la teste toute nuë vers ce Soldurier, qui alors mesme avoit donné un si grand coup au berger, qu’il alloit chancellant pour tomber : mais Damon qui arriva ainsi qu’il se démarchoit pour le poursuivre, luy donna si à propos entre la teste & les espaules qu’il la luy separa du corps, & à mesme temps le pauvre berger ayant veu faire sa vengeance tomba de son long en terre presque mort : la bergere accourut incontinent vers luy, & se jettant en terre le mit sur son giron tout sanglant, si pleine de desplaisir de le voir en cét estat, qu’elle eust voulu estre en sa place. Damon s’avançoit pour luy aller ayder, lors que Galathée luy cria qu’il prit garde à celuy qui l’attaquoit, & sans doute le Chevalier eust esté en grand danger de sa vie, sans le cry de la Nymphe : car ayant opinion que tous les six Solduriers estoient morts, il ne se prenoit pas garde que celuy qui estoit demeuré esvanoüy s’estoit relevé, & s’en venoit pas derriere luy descharger un grand coup sur la teste, qu’estant nuë il luy eust fenduë jusques aux dents, mais tournant le visage du costé du cry, il vit tout aupres de luy cet homme qui l’espée droite le frappa d’un si pesant coup qu’il luy couppa l’escu en deux, en faisant choir une grande partie en terre ; & parce que c’estoit un tres-vaillant homme, & qui combattoit comme une personne desesperée, le combat fut fort dangereux pour Damon, qui desja blessé en deux ou trois lieux, ne pouvoit se servir de son adresse & de sa legereté comme de coustume, toutesfois à la fin il en vint à bout, & luy donnant de l’espée dans le gosier, le luy coupa, de sorte que le sang incontinent l’estouffa.

Cependant Adamas arriva sur le mesme lieu, & Alcidon & Hermante voyant tout ce spectacle, & croyant qu’il y eut encore quelque chose à faire, se saisirent promptement chacun d’une espée & d’un escu des morts, & s’en coururent vers le chariot de la Nymphe pour la deffendre, & se mettant au devant d’elle demeurerent en estat, qui faisoit bien juger qu’ils sçavoient bien faire autre mestier que celuy de berger. Quant à Adamas, s’approchant de la bergere, & voyant le berger qu’elle tenoit en son giron si fort blessé, avec son ayde il le deshabilla pour luy bander ses playes, ce qu’il achevoit de faire lors que la Nymphe ayant veu la fin de ce Soldurier alloit vers Damon pour sçavoir comment il se portoit. Le Chevalier qui avoit bien veu que celuy qui l’avoit secouru estoit en mauvais estat, soudain accourut vers luy pour luy donner quelque secours, mais il trouva qu’Adamas luy avoit desja bandé ses playes, & que la bergere luy tenant la teste appuyée estoit toute couverte de larmes, & sans oster les yeux de dessus luy, pleine de douleur & de desplaisir, le voyoit tendre à la mort. Le berger sentant bien que la fin s’approchoit, essaya deux ou trois fois de tourner la teste pour la voir, mais estant estendu de son long & couché tout au contraire, il luy fut impossible, & toutesfois sentant les larmes qui luy couloient sur le visage : Consolez vous luy dit-il, Madame, & ne craignez point que celuy qui est le juste juge de nous autres, ne vous prouvoye de quelqu’un en ma place pour vous reconduire en vostre patrie, j’emporte ce seul regret avec moy dans le tombeau, de vous laisser en cette contrée, & esloignée sans voir personne, auprés de vous qui ayt le soin que j’ay eu de vous servir jusques icy : Mais je sçay que Tautates nous escoute & qu’il me fera cette grace de ne vous laisser point seule dans ces bois si dangereux. Il vouloit parler d’avantage, mais la foiblesse l’en empescha, & la begere alors, Et quoy, dit-elle, as tu bien le courage de m’abandonner à ce besoin, & de me laisser seule apres m’avoir tant de fois promis que jamais tu ne partirois d’aupres de moy, que nous n’eussions trouvé le Chevalier que nous chercions ? Est-ce ainsi que tu me tiens ta promesse, me delaissant dans ces bois effroyables, sans ayde, sans secours, & sans support ? Madame, respondit le berger, ne m’accusez point de la force que le destin me fait, je proteste le Ciel & tout ce qui nous voit & nous entend, que mon dessein ne fut jamais de vous esloigner que je ne vous eusse remise entre les mains du Chevalier du Tigre, ainsi que vous desiriez. Mais, helas ? si les destinées coupent le filet de ma vie plustost que je n’ay peu satisfaire à ce dessein, en quoy suis-je coulpable ? & dequoy me peut-on accuser, sinon que j’ay plus entrepris que je ne meritois pas d’executer ? mais en cela il en faut blasmer le desir que j’ay en toute ma vie de vous rendre le tres-humble service, que tous ceux qui vous voyent sont obligez de vous rendre. Or, Madame, si durant tout ce voyage j’ay manqué à l’honneur & au respect que je vous dois, ou au soing que j’estois obligé d’avoir de vous, je ne veux point que ce grand Tautates me pardonne mes autres erreurs, sçachant bien que je n’ay jamais eu qu’une volonté si entiere & pure pour vostre service, qu’il est impossible que j’aye esté si malheureux que d’y avoir manqué, & parce que la conscience sert de mille tesmoins, je l’ay si nette de toute mauvaise intention, que si j’eusse receu cette grace de vous remettre avant ma mort en lieu asseuré, je m’en irois avec toute sorte de contentement en l’autre vie.

Le Chevalier estoit accouru vers ce berger pour l’assister, mais d’abord qu’il jetta les yeux, sur luy, & qu’il vit son visage : il demeura si ravy d’estonnement, que sans bouger d’une place, il s’arresta un long-temps immobile à le considerer, que si la bergere n’eust eu la teste baissée, & qu’il l’eust peu voir, sans doute son admiration eust encore esté plus grande, mais elle se panchoit toute sur le visage du berger, tant pour ne luy donner la peine de tourner les yeux vers elle, que pour mieux oüir ce qu’il luy disoit, il luy sembloit bien de cognoistre ce visage, & en quelque sorte le ton de cette voix : mais les habits dont ce berger estoit revestu, & les pasleures mortelles, dont ses profondes blessures le ternissoient, le mettoient en doute que ses yeux & ses oreilles ne le trompassent. Cependant qu’il estoit en cet estat Halladin, s’estoit approché de luy pour luy bander quelques playes desquelles il voyoit couler le sang, mais il estoit tant attentif à considerer ce berger, que sans respondre à son Escuyer, ny sans tourner les yeux vers luy, il se laissa oster l’escu du col, & l’on commençoit de le vouloir desarmer à l’endroit où l’on voyoit le sang, car le Druyde s’estoit approché de luy, & Galathée lors que le berger tournant les yeux de fortune sur l’escu que Halladin avoit posé en terre aupres de luy. O Dieu, dit-il Madame, qu’est-ce que je voy ! & lors tendant à toute force le bras, il luy monstra l’escu avec la Tygre se repaissant d’un cœur humain, & recognoissant que c’estoit veritablement celuy du Chevalier qu’ils cherchoient : O heureux Tersandre s’escria-t’il & bien aymé du Ciel, puis qu’il t’a permis de conduire Madonthe entre les mains de celuy à qui son aveugle affection l’a donnée, & qu’il ne veut pas que tu vives d’avantage pour ne te donner les desplasirs d’en voir un autre plus heureux qu’il n’a voulu que tu ayes esté ! Damon oyant le nom Thersandre, & apres de Madonthe, & l’un & l’autre ayant tourné les yeux vers luy, eust esté bien aveugle s’il ne les eust recogneus. Il vit donc cette Madonthe qu’il alloit cherchant, & ce Thersandre, duquel il avoit tant desiré la rencontre pour luy oster la vie : Et en mesme temps l’Amour de Madonthe, la haine de Thersandre, l’extreme contentement de l’avoir trouvée, & l’extreme colere de se voir devant les yeux de celuy duquel il pensoit estre le plus offencé, le saisirent de sorte qu’il se mit à trembler, comme s’il eust esté saisi d’un tres-grand accez de fievre, il ne sçavoit s’il s’en devoit aller, ou s’il devoit faire sa vengeance, & tuer le ravisseur de son bien devant les yeux de celle de laquelle il pensoit d’avoir esté si mal traitté. L’injure pretenduë l’y convioit, l’affection & le respect l’en retiroit, mais enfin le souvenir qu’il eut de l’Oracle qu’il avoit receu à Mont-verdun, chassa de son ame tout desir de vengeance. Et soudain se démeslant de ceux qui estoient autour de luy, & qui pensoient que tous ces tremblemens qu’ils voyoient en luy, fussent des accidens de ses blessures, il s’encourut vers la bergere en s’escriant, O Madonthe ! ô Madonthe ! est-il possible que le Ciel m’ayt enfin voulu donner ce contentement de vous voir avant que de finir mes jours ? Et à ce mot, mettant un genouïl en terre devant elle, il luy voulut prendre la main pour la luy baiser : mais Madonthe surprise plus qu’on ne sçauroit penser, premierement d’avoir rencontré ce Chevalier du Tigre qu’elle alloit cherchant, puis d’avoir recogneu que c’estoit Damon, qu’elle croyoit mort, il y avoit si long-temps, demeura tellement ravie, que se le voyant à genoux devant elle, lors que moins elle l’esperoit, elle ne peut faire autre chose au lieu de luy laisser prendre sa main, que de luy tendre les bras, & en l’embrassant elle fut si outrée de cette prompte joye, & de cette inesperée rencontre, qu’elle se laissa aller comme morte sur son visage. Damon de son costé n’en fit pas moins, de sorte que sans Halladin qui accourut promptement & qui se jettant en terre les appuya, sans doute ils fussent tous deux tombez. Thersandre qui avoit aussi recogneu Damon, lors qu’il s’estoit approché, & qu’il l’oüyt parler, levant les yeux au Ciel, n’ayant plus la force d’y hausser les mains, O Dieu, dit-il, combien es tu juste, bon & puissant ? Juste, rendant Damon à Madonthe, & Madonthe à Damon : Bon, voulant faire tout à coup trois personnes si heureuses, ces deux Amans ayant rencontré tout le bonheur qu’ils desiroient, & Thersandre ayant satisfait à son devoir & à sa promesse, & Puissant, ayant peu ordonner toutes ces choses lors que tous trois les esperions le moins. O Madonthe ! & ô Damon ! soyez contens, & vivez ensemble à longues années avec toute sorte de repos & de bon-heur.

A ce mot, il devint pasle, & peu apres s’alongissant & tremblant, il se mit à bailler, & rendit l’esprit, avec un visage qui monstroit bien qu’il laissoit cette vie avec contentement. La Nimphe cependant & Adamas qui s’estoient avancez vers le Chevalier, & toutes les autres Nimphes de mesmes demeuroient estonnées, contemplant ces trois personnes, qui sembloient estre aussi peu vivantes les unes que les autres. Mais Halladin qui estoit porté d’une extreme affection envers ce maistre qu’il aymoit : Si la pitié, dit-il, vous touche point, Madame, je vous supplie de commander que Damon soit desarmé, afin que la perte du sang ne soit cause de nous en priver apres un si grand hazard. Comment, dit Alcidon, Escuyer mon amy, est-ce icy le vaillant d’Amon d’Aquitaine ? C’est luy-mesme, respondit l’Escuyer, qui apres tant de loingtains voyages, semble s’estre venu enterrer en cette contrée, où il a plus respandu de sang en huict jours qu’il y est, qu’il n’a fait en tant d’années, par tous les autres lieux où il s’est trouvé. Mon pere, dit alors Alcidon, je vous conjure de secourir ce Chevalier, vous asseurant qu’il n’y en a point un meilleur, ny un plus accomply en toute l’Aquitaine. Et lors mettant un genoüil en terre, & Hermante de l’autre costé, il le commença à desarmer sans qu’il en sentist rien. Quant à Madonthe, apres avoir demeuré quelque temps en son évanoüissement enfin elle revint, & ouvrant les yeux, & voyant chacun empesché autour de Damon, elle pensa qu’il fust mort des blesseures qu’il avoit receuës en ce combat. O Dieu ! s’escria-t’elle, se destournant les mains, & se frappant à grand coups : O Dieu ! falloit-il que je te retrouvasse pour te reperdre si tost ? & falloit-il que je te revisse pour ne te revoir jamais plus ? Miserable Madonthe ! & quelle fortune t’attend desormais, puis que les biens que tu reçois, ne te sont donnez que pour t’en mieux faire ressentir la prompte perte ? O Ciel ! qu’est-ce que tu reserves plus pour mon supplice, & puis que tu as versé sur moy toutes les plus grandes amertumes qu’une personne vivante peut ressentir ? Qu’attens-tu plus à me ravir la vie qui me reste, afin de me faire aussi bien espreuver ta rigueur dans le tombeau, que je l’ay soufferte sur la terre ? A ce mot, les sanglots & les larmes luy empescherent de sorte le passage de la voix, qu’elle fut contrainte de se taire : mais son silence apporta tant de compassion à toutes ces Nymphes, que cependant qu’Alcidon, Daphnide, Hermante, Adamas, & Galathée, estoient autour du Chevalier, elles prindrent la bergere sous les bras : & l’ostant presque à force du lieu où elle estoit, l’esloignerent de ce sang & de ces morts, & la mettant en terre, l’une d’elles la tenoit appuyée, & les autres assises toutes à l’entour, luy donnoient toute la consolation qu’elles pouvoient.

Cependant Damon fut desarmé, ses playes bandées ; au mieux que l’incommodité du lieu le permettoit, & peu apres on luy vit ouvrir les yeux ; mais d’autant que la foiblesse l’empeschoit de se pouvoir lever, il tourna deux & trois fois la teste pour retrouver Madonthe, & Halladin cognoissant bien ce qu’il cherchoit ; Ne vous mettez point en peine, luy dit-il, Seigneur, elle n’est pas loing de vous cette tant aymée Madonthe, il faut seulement que vous repreniez un peu de courage afin de luy conserver celuy qui l’ayme si parfaitement. Halladin, respondit Damon, & qu’est-ce que tu me dis de courage ? pense-tu que celuy en puisse avoir faute, qui en a eu assez pour aymer les perfections de Madonthe ? mais où est elle ! & qui est-ce qui me cache ce beau visage ? est-elle point encores comptes de Thersandre ; Thersandre, respondit l’escuyer, est mort en vous sauvant la vie, & par là vous voyez combien l’Oracle est veritable ; & combien vous devez vous ressoüir, puis qu’il semble que vous soyez parvenu à la fin de vos peines : Jamais, dit-il, que je souffriray pour un si bon sujet n’aura ce nom de peine que tu luy donnes : mais Halladin ayde moy à me relever afin que je voye si ce que tu me dis est vray. Madonthe qui avoit ouy tout ce que Damon avoit dit, reprenant ses esprits, & joyeuse de le voir en meilleure santé qu’elle n’avoit pensé, se relevant à toute force s’en courut vers luy, où arrivant, sans regarder en la presence de qui elle estoit, elle s’abouche sur luy, & sans pouvoir de quelque temps former une parole : en fin retirée par Halladin, qui craignoit que ces trop grandes caresses ne fissent mal à son maistre, & s’assiant en terre aupres de luy les bras croisez, & le considerant d’un œil plein d’admiration: Est-il bien possible, luy dit-elle, que le Ciel m’ayt reservée à ce contentement de te voir Damon encore une fois ? Est-il possible que ce Chevalier du Tygre qui me vint oster d’entre les mains de la perfide Leriane, soit ce Damon à qui elle avoit malicieusement donné tant d’occasion de me hayr ? Est-il possible, ô Chevalier, que ton affection ayt eu tant de forces par-dessus le juste despit que tu devois avoir conceu contre moy, qu’elle ayt peu pousser ta generosité à venir sauver la vie à celle que tu devois plus hayr que la mort ? J’avoüe Damon, que tu te peux dire le plus parfaict Amant qui fut jamais, & moy la mieux aymée de toutes les filles du monde : Mais Chevalier, s’il est vray que tu sois ce Damon que je dis, & si les desplaisirs que tu as receus de moy, & la longue absence n’ont point changé cette affection de laquelle je parle, pourquoy tardes-tu tant à m’en asseurer, & que ne me tens-tu la main en signe de la fidelité que je veux croire que tu m’as conservée ? Damon alors baisant la main, & luy prenant la sienne : Ouy Madame, luy dit-il, je suis celuy-là mesme que vous dites, & je vous promets n’y avoir rien en moy de changé, sinon que je vous ayme encore d’avantage que je faisois : & quelque occasion que la malice de Leriane m’ayt donnée, ou que le bon-heur de Tersandre m’ayt peu representer, le Ciel est tesmoing qui a souvent ouy mes protestations, & le Soleil qui a veu toutes mes actions, que jamais je n’ay peu estre approché de la moindre pensée qui eust intention de diminuer l’amour que je vous ay voüée. J’avoüe, reprit Madonthe, que la trahison de Leriane vous a donné sujet de me haïr, & de croire tout ce qu’elle a voulu du bon-heur de Thersandre : mais je jure par la memoire de mon pere, & par tout le contentement que je puis encores souhaitter, n’avoir jamais esté trompée d’elle que pour le desir qui me pressoit d’estre plus aymée de vous, & que toutes les faveurs de Thersandre n’estoient faictes que pour r’appeller Damon & le retirer d’une autre affection imaginée, ny que le dessein qui m’esloigna de mes parens & de ma patrie, n’a esté que pour chercher Damon sous le nom & les armes du Chevalier du Tygre. O Dieux ! s’escria Damon, y a-t’il quelque Chevalier au monde plus heureux que celuy-cy, puis que je reçois ces asseurances de la bouche de Madonthe ?

Elle vouloit repliquer lors qu’Adamas craignant que le sejour en ce lieu ne fut guere asseuré, ou que les blesseures de Damon n’empirassent, dit à Galathée qu’il luy sembloit bien à propos de faire emporter ce Chevalier en quelque lieu où il peut estre mieux pensé, & que voyant la grande foiblesse qu’il avoit, il luy sembloit fort à propos de le faire reposer pour quelque jours en sa maison, parce qu’elle estoit si proche de là qu’il ne falloit que monter la petite coline, sur laquelle elle estoit assise : La necessité fit consentir la Nymphe à cét avis, & ayant envoyé pres de là dans quelques hameaux, l’on fit venir quelques hommes avec des branquars qui emporterent Damon dans la maison d’Adamas, & le corps de Thersandre dans la ville de Marcilly, pour luy donner une honorable sepulture, & en mesme temps Galathée advertit Amasis par Lerindas, de tout ce qui luy estoit arrivé, la suppliant de trouver bon qu’elle mit Damon en lieu de seureté, & qu’incontinent apres elle l’iroit trouver, pour recevoir ses commandemens.

Il fut impossible à Madonthe de n’accompagner de larmes le corps du pauvre Thersandre, & de ne regretter sa perte, qu’elle eust bien mieux ressentie, sans la rencontre de Damon, & toutesfois l’affection, la fidelité, & la discretion qu’il luy avoit fait paroistre tant d’années, ne luy pouvoient revenir devant les yeux de l’esprit, qu’elles ne contraignissent ceux du corps à donner quelques larmes, pour payer en quelque sorte tant de services & tant de peines ; cependant l’on emportoit Damon, qui tournant les yeux de tous costez, pour voir que faisoit Madonthe, & apercevant le corps de Thersandre, ne peust le laisser partir sans l’accompagner d’un souspir, ne sçachant encores s’il le devoit desirer en vie : & toutesfois considerant qu’il estoit mort pour le sauver, sa generosité le contraignit de dire : Or Adieu amy, & reposes content coronné de cette gloire, d’avoir eu Damon pour ennemy, & l’avoir obligé à regretter ta perte, & à te nommer son amy. A ce mot il tendit la main à Madonthe, qui s’estoit approchée du branquart, & qui ne l’abandonna plus qu’il ne fut dans la maison du sage Adamas, quoy que Galathée la pressast fort d’entrer avec elle dans son chariot, aymant mieux suivre à pied Damon, que de l’esloigner d’un moment.

D’autre costé Adamas ayant fait cognoistre Daphnide, Alcidon, & les autres de leur compagnie à la Nymphe, & elle leur ayant dit toutes les paroles de civilité, que le trouble où elle estoit luy pouvoit permettre, les fit entrer tous deux dans son chariot, & les autres dans ceux de ses Nymphes, car Adamas voulut suivre Damon que l’on portoit par un chemin plus court, afin estre aussi tost que luy en sa maison, pour le faire mieux loger, parce que les chariots estoient contraints de faire un grand destour, pour monter plus aysément la coline qui estoit un peu trop as*** par le droit chemin. Mais cependant Lerindas laissant venir doucement le corps de Thersandre, se mit au grand trot pour donner promptement à Amasis l’advis que Galathée y mandoit, & quoy qu’il apperceut bien plusieurs personnes à main gauche qui chassoient dans la campagne, & qu’il eust opinion que ce fut Polemas, si est-ce qu’il ne s’arresta point, ayant commandement de ne parler à personne qu’à Amasis, mais celuy que Polemas avoit mis prés du chemin pour prendre garde à ceux qui y passeroient, courut l’en advertir, & peu apres un autre luy vint rapporter que l’on voyoit venir un branquart, où il sembloit qu’il y eust quelqu’un dessus. Luy qui n’estoit venu en ce lieu que pour sçavoir tant plustost ce qui seroit advenu de Damon, creut incontinent que c’estoit luy que l’on portoit ou mort, ou bien blessé, & s’en resjouïssant grandement en soy-mesme, & faisant semblant d’en estre en peine, il s’y en alla au petit pas, apres y avoir renvoyé en diligence ceux qui luy avoient apporté les nouvelles, & par le chemin, feignant d’ignorer que Galathée fust allée à Bon-lieu, ny qu’elle deust revenir par là, il demandoit à ceux qui estoient avec luy, qui pouvoit estre celuy que l’on portoit de ceste sorte. Personne ne sçavoit que luy respondre, parce qu’il n’avoit rien descouvert de cette entreprise à pas un de tous ceux qui estoient autour de luy, jugeant bien qu’il faut divulguer les desseins que l’on ne veut pas executer : Il n’eut guiere marché que l’un des siens s’en retournant luy dit, que c’estoit un mort que Galathée faisoit emporter à Marcilly, & qui avoit esté tué en sa presence dans le bois plus proche. Ce fut bien alors qu’il eut opinion que ses solduriers avoient executé ce qu’ils avoient promis, & en son cœur en avoit le contentement que la vengeance peut donner à une ame offencée, mais il ne luy dura d’autant qu’il retarda d’arriver où estoit celuy que l’on emportoit, parce qu’alors il vit bien que ce n’estoit pas un Chevalier, & demandant à ceux qui l’avoient en charge, où ils avoient pris ce corps, & où ils le portoient, ils luy respondirent que Galathée avoit esté attaquée par six Chevaliers, & qu’un seul les avoit tous deffaits, que toutefois ce berger luy ayant voulu donner secours avoit esté tué, mais que les autres y estoient tous demeurez morts, & qu’ils portoient ce corps par commandement de Galathée, pour le faire honorablement enterrer à Marcilly : Et le Chevalier, dit Polemas, qui a resisté à tous les autres, qu’est il devenu ? Il est fort blessé, respondirent-ils, & l’on l’a emporté en la maison du Grand Druyde. Polemas alors faisant semblant de ne sçavoir rien de cét affaire : Voila que c’est, reprit-il en s’en allant, de licentier ces solduriers sans raison, je m’asseure que ce sont ceux que nous avons cassez, qui en colere contre Damon, ont voulu s’en venger, & l’ont attendu dans ce bois : Et cela il le disoit afin de preparer son excuse, lors que Galathée s’en plaindroit, parce qu’il eut bien opinion qu’ils seroient recogneus. Et continuant encores quelque temps de chasser, & pour oster à tous l’opinion qu’il eust quelque part en cette entreprise, il depescha incontinent un des siens, pour aller de sa part se resjouïr avec Galathée, du bonheur que Damon avoit eu en cette rencontre, & luy commanda de prendre bien garde à toutes les paroles, & à toutes les actions de la Nymphe, & en mesme temps en depescha un autre pour en donner avis à Amasis, la suppliant de ne permettre plus que Galathée marchast ainsi seule, & sans les gardes ordinaires qui estoient convenables à sa grandeur ; il fit le mesme commandement à celuy-cy, de prendre garde à tout ce que diroit & feroit Amasis, & cependant il continua sa chasse jusques à la nuict.

Depuis que Clidamant, Guyemants, & Lindamor, avec la plus grande partie des Chevaliers de la contrée, estoient partis pour aller en l’armée des Francs, Polemas qui estoit demeuré comme Lieutenant d’Amasis, & en la place que Clidamant souloit avoir : d’un dessein ambitieux avoit haussé ses esperances à se rendre Seigneur de cette Province, & toutefois considerant combien il est malaisé que les loix fondamentales d’un estat soient renversées sans une grande violence, & combien la domination qui est telle est peu asseurée ; il fit resolution d’espouser Galathée, & de ne rien laisser d’intenté pour y parvenir ; & parce qu’il voyoit deux voyes pour achever son entreprise. L’une de la douceur, & l’autre de la force : Il pensa qu’il falloit essayer celle qui venoit de la bonne volonté, & en cas qu’elle vint à manquer, recourre apres aux extremes remedes. Pour suivre ce premier dessein, il voulut que ce faint Druyde qui se nommoit Climante, & qui avoit autrefois donné la bonne fortune à Galathée, revint encores une fois pour refaire encores ce premier artifice, ayant opinion que ou la Nymphe l’avoit oublié, ou que le faint Druyde ne s’estoit pas bien fait entendre. Il le fit donc venir pres de ces mesmes jardins de Mont-brison, où il avoit esté l’autre fois, & ayant ce luy sembloit, donné encores meilleur ordre à ses artifices qu’auparavant, il y avoit desja deux ou trois jours qu’il commençoit de se laisser voir, esperant que Galathée ne manqueroit pas de l’aller trouver comme elle avoit faict autrefois : & à fin que le temps de l’esloignement de Clidamant, & de Lindamor ne se perdit pas inutilement, il tenoit quantité de Solduriers dans les estats des Vissigots, & des Bourguignons, qui sans se dire tels demeuroient dans les villes voisines, & n’attendoient que son commandement. Il avoit aussi acquis l’amitié des Princes voisins, par presens faict à leurs principaux officiers, & dans le pays des Secusiens faisoit paroistre une si grande liberalité & au peuple & aux Solduriers, tant de courtoisie & de douceur aux Chevaliers, & tant d’honneur & respect aux Druydes, Eubages, Satronides, Vacies, & autres sacrificateurs, qu’il y en avoit fort peu qui ne desirassent le mariage de Galathée & de luy, si ce n’estoit ceux qui plus avisez s’estoient pris garde qu’il forçoit en cela son naturel, & qu’il n’en usoit de cette sorte, que pour parvenir à ceste souveraine puissance, laquelle ayant obtenuë, il ne maintiendroit pas avec les mesmes moyens qu’il l’auroit acquise, mais avec de bien plus rudes & plus tyranniques. Amasis avoit demeuré long temps sans se prendre garde de toutes ces choses, par ce que mal-aysément une ame bien née se peut-elle imaginer qu’une personne outrée d’obligation, se laisse emporter à l’ingratitude, & à la trahison. En fin elle commença de s’en appercevoir, par le moyen d’une lettre qui luy tomba entre les mains, par laquelle elle vit l’étroitte amitié que Gondebaut avoit avec luy, cela fut cause qu’aussi tost que Lerindas luy eut dit l’accident qui estoit arrivé à Damon, & que c’estoit des Solduriers de Polemas, elle eut opinion qu’il l’avoit faict faire, & toutesfois sçachant combien il est dangereux de faire paroistre à son principal officier d’avoir quelque doute de sa fidelité, sans estre en estat de se pouvoir opposer à mesme temps à ses mauvais desseins, lors que le soldurier de Polemas luy vint dire de sa part ces nouvelles, elle feignit de recevoir un grand contentement du soing qu’elle luy voyoit avoir, & de la conservation de Galathée, & de sa grandeur, & luy remanda qu’elle suivroit & en cela & en toute autre chose son bon avis : & à mesme temps le luy ayant renvoyé, elle partit de Marcilly, & s’en alla en la maison d’Adamas souz la conduitte d’une fort bonne trouppe de Chevaliers qu’elle mena pour la servir, par ce que les nouvelles qu’elle avoit euë de l’armée des Francs, la pressoient infiniment, & elle craignoit que ne la pouvant pas tenir secrette longuement, Polemas ne se resolut à quelque meschant dessein, comme depuis quelques jours elle en estoit entrée en opinion.

Galathée estoit à peine arrivée au logis d’Adamas, que le soldurier de Polemas y arriva, qui luy fit assez troublé la harangue que son maistre luy avoit commandée : mais elle ne pouvant dissimuler le desplaisir qu’elle avoit receu, luy respondit : Dites à vostre maistre, que je suis fort mal satisfaicte de ceux qui sont à luy, & que s’il n’y met ordre, j’auray occasion de m’en plaindre. Cependant Damon ayant esté mis au lict fut visité par les Chirurgiens, & ses playes trouvées plus douloureuses que dangereuses, par ce qu’encores qu’il eust la cuisse percée en deux ou trois endroicts, si est-ce que de bonne fortune, il n’y avoit ny veine, ny nerf offencé qui fut d’importance, si bien que Madonthe estoit si ravie de contentement, qu’elle ne pouvoit assez en donner de cognoissance. Et les Chirurgiens qui cogneurent combien le contentement est necessaire à la guarison du corps, supplierent Madonthe de ne bouger d’aupres de luy : Et par ce qu’elle desiroit sçavoir quelle avoit esté sa fortune depuis qu’elle estoit partie d’Aquitaine, elle luy raconta non seulement ce qu’il avoit demandé, mais de plus tous les artifices dont Leriane avoit usé à l’advantage de Thersandre, & luy rapporta tout ce discours si naïfvement, que tous ceux qui l’ouyrent, jugerent qu’il estoit veritable : mais lors qu’elle racontoit les desplaisirs qu’elle eut de sa mort, quand Halladin apporta à Leriane le mouchoir plein de sang, & la bague de Thersandre à elle, elle ne pouvoit encores en retenir les larmes : Et puis quand elle representoit l’horreur qu’elle avoit de mourir d’une mort si honteuse, & le secours inesperé qu’elle avoit receu du Chevalier du Tygre : Il faut bien, disoit-elle, que nous ayons en nous quelque chose qui nous advertit des choses plus secrettes, par ce que je ne vis pas si tost entrer ce Chevalier, que je ne luy prisse une certaine affection qui n’estoit pas commune : & encores que le combat estant finy, il s’en allast sans hausser sa visiere, j’avouë que je l’aymé d’amour, sans l’avoir jamais veu au visage : Et cela fut cause, continuoit-elle, que je me resolus de le venir chercher du costé où il m’avoit dit. Mais cruel, il faut bien, Damon, que je vous donne ce tiltre ? Comment vous en pûstes-vous aller sans me dire qui vous estiez ? Comment m’ayant donné la vie du corps, me voulustes-vous ravir celle de l’ame ? Et pourquoy ne me fistes-vous sçavoir que vous viviez, à fin de tarir pour le moins les pleurs, qui sans cesse comme d’une source immortelle, sont continuellement sortis de mes yeux ? O Damon ! que vous m’eussiez espargné de souspirs, de peines, de larmes, & de travaux incroyables : Mais non, Damon, la faute n’en est pas à vous, mais à ma fortune qui vouloit que j’achetasse plus cherement le contentement de vous sçavoir en vie, de vous voir, & de vous avoir : apres elle luy raconta le dessein qu’elle avoit fait de trouver ce Chevalier incogneu, sans presque sçavoir pourquoy elle le cherchoit : mais en effect pensant que le destin qui conduit toute chose soubz la sage providence du grand Tautates, l’avoit ainsi ordonné, à fin de pouvoir rencontrer de cette sorte ce Damon qu’elle alloit cherchant soubs le nom d’un autre, Car disoit-elle, j’ay opinion que si je ne vous eusse trouvé de cette sorte, jamais je n’eusse eu le bien de vous voir, puis que vous alliez si curieusement vous esloignant & vous cachant de nous, en fin voyez comme Dieu rapporte toute chose à son commencement, Thersandre avoit esté la premiere cause de nostre separation, & Thersandre a esté la derniere cause de nous avoir remis ensemble, que les peines qu’il a prises à me servir & me conduire avec tant de fidelité, luy soient recogneues par la bombé de Bellenus au lieu où il est, car il s’en va avec cette reputation aupres de moy, de n’avoir jamais faict faute envers le respect qu’il me devoit, que celle que la malicieuse Leriane luy avoit faict commettre, par les esperances trompeuses qu’elle luy avoit données, & ausquelles un plus advisé que luy, se fut peut-estre bien laissé decevoir. Et sur ce propos elle raconta comme sa nourrice mourut sur le Mont d’or, la rencontre qu’elle eust de Laonice, de Hylas, & de Tircis, & en fin comme l’Oracle l’avoit faict venir en ce pays de Forests, où elle avoit tousjours esté en la compagnie d’Astrée, Diane, Philis & ces autres bergeres de Lignon, d’aupres desquelles elle estoit partie ce matin en dessein de se retirer en Aquitaine parmy les Vestales ou filles Druydes. Bref elle n’oublia rien de tout ce qui luy estoit advenu qu’elle ne luy rapportast fidelement, ce que Damon escoutoit avec tant de contentement, qu’il ne pouvoit assez remercier Dieu du bon-heur où il se voyoit, & apres il luy dit : Je vous raconteray à loisir, Madame, qu’elle à esté ma vie depuis que je n’ay eu l’honneur de vous voir : mais à cette heure que les Mires me deffendent de parler, je ne veux pas vous faire un si long discours c’est assez pour ce coup, que je vous die, que j’espere d’oresnavant nostre fortune meilleure, par ce que l’Oracle que j’ay consulté le dernier à Mont Verdun, m’a asseuré que je serois remis de la mort à la vie, par celuy des hommes que je hayssois le plus, & je voy bien qu’il a voulu entendre que ce pauvre Chevalier vous conduiroit au lieu où je vous ay trouvée, car il est vray que je pouvois estre estimé mort, estant privé du bien de vostre veuë, & que maintenant je puis dire que je vis, ayant le bon-heur d’estre aupres de vous, & quand je considere cét accident, il n’y a rien enquoy je n’admire la prevoyance de ce grand Dieu, qui a si bien veu que Thersandre me donneroit doublement la vie, je veux dire celle du corps, par le secours qu’il m’a faict, & celle de l’ame, vous conduisant si à propos & si inopinément où j’estois, sinon qu’il me reste encores une doute en l’Oracle qu’il m’a rendu, car voicy quel il a esté :

Et toy parfaict Amant, 


Lors que tu parviendras, où parle un Diamant, 


Tu seras rappellé de la mort à la vie

Par celuy des humains

A qui plus tu voudrois l’avoir desja ravie,

Laisse donc contre luy desormais tes desdains.


Car je voy tout le reste avoir eu effect horsmis d’estre parvenu où un diamant parle, fi ce n’est qu’il aye voulu entendre que vous soyez un diamant, en la constance & en la fermeté de vostre amitié, le Druyde qui avoit attentivement escouté leurs discours, Si j’eusse eu le bien, dict il en sousriant, d’estre cogneu de vous, vous eussiez aysément entendu l’obscurité de cet Oracle, par ce que je m’appelle Adamas ; & ce mot signifie, en la langue des Romains, un diamant, de sorte qu’il vouloit vous faire sçavoir qu’aussi tost que je serois aupres de vous, cet accident vous arriveroit ; & il est advenu tout ainsi, car à l’heure mesme que Alcidon, Daphnide & moy sommes venus sur le lieu où nous vous avons trouvé, vous avez recogneu Madonthe : J’advouë, dit Damon, qu’il n’y a plus rien à desirer pour l’esclaircissement de cet Oracle, que j’ay retrouvé si certain pour mon bon-heur, & dont je remercie la bonté de celuy qui l’a ainsi ordonné, lors que je l’ignorois le moins : Mais mon pere, continua-t’il, & tournant les yeux par toute la chambre, vous me nommez deux personnes, que si ce sont celles que j’ay veuës porter ailleurs ces noms, je m’estimerois infiniment heureux d’avoir rencontrées en ce lieu. Alors Alcidon s’avançant & l’embrassant, Ouy Damon, ce sont ces mesmes Daphnide, & Alcidon que vous dites, & qui sont conduits en cette contrée, qui se peut dire celle des merveilles, par le mesme amour qui vous y a faict venir ; & à mesme temps Daphnide le venant salüer luy dit, J’attendois à vous rendre ce devoir que Madonthe vous eust raconté, ce qu’avec raison vous desiriez si fort de sçavoir de sa fortune, ne voulant estre cause de vous esloigner ce contentement, duquel je me resjoüys avec vous, comme l’une de vos meilleures amies. Damon surpris de voir ce Chevalier, & cette Dame revestuë de ces habits, ne sçavoit au commencement s’il estoit bien esveillé, ou s’il dormoit, mais en fin les touchant & les oyant parler, il s’escria en les embrassans : J’avoüe avec vous, Alcidon, que voicy la contrée des merveilles, mais des merveilles pleines de bon-heur, puis qu’elle m’en faict voir aujourd’huy plus que je n’eusse jamais esperé ; & cependant que Daphnide & Alcidon salüoient Madonthe, & qu’ils se resjoüissoient ensemble de cette bonne rencontre, l’on vint advertir Adamas, que la Nymphe Amasis entroit dans la basse court, & à peine estoit-il sorty de la chambre pour aller à la rencontre ; qu’elle se trouva à la porte, où s’estant fort peu arrestée, elle entra où estoit Damon : Je pense, luy dict-elle, vaillant Chevalier, que je ne vous dois jamais venir voir, sinon quand vous serez si mal-heureusement blessé par les miens mesmes. Madame, respondit Damon, je ne pleins non plus ces blessures que les premieres que vous me vistes, puis que si celles-là me donnerent l’honneur de voir la Nymphe & vous Madame, ces dernieres m’ont faict retrouver la seule personne, qui me pouvoit rendre heureux, qui est, dict-il, monstrant Madonthe, cette belle bergere que vous voyez, de sorte qu’au lieu de me plaindre de cette contrée, je ne cesseray jamais de l’estimer, loüer & benir. A ce mot, Amasis ayant desja esté informée de la qualité de Madonthe, l’alla embrasser & caresser, comme elle meritoit, & par ce qu’elle ne faisoit pas semblant de Daphnide & d’Alcidon, Madame, luy dit Damon, je voy bien que ces deux personnes ne sont pas cogneuës de vous, mais faictes-en cas, & croyez que leurs merites sont tels, que les cognoissant, vous ne leur plaindrez point les caresses que vous leur aurez faites : car encore que vous les voyez ainsi desguisées, sçachez, Madame ; que ce sont Daphnide, & Alcidon, je dis cette Daphnide dont les merites luy ont faict posseder toute l’affection du grand Eurich, & voicy Alcidon tant aymé pour sa valeur de Thorismond le Roy des Vissigots & de tous ceux qui luy ont succesdé. Amasis alors le remerciant de l’avis qu’il luy donnoit, les alla embrasser, & leur fit toute la bonne chere qui luy fut possible, & se retirant. Il suffisoit, dit-elle, que vous m’eussiez dit leur nom, car les oyant j’eusse bien incontinent recogneu les deux personnes les plus estimées du grand Eurich : Mais j’advouë que voyant ces belles Dames, & ce gentil Chevalier revestus en bergere, & en berger, je ne les eusse jamais estimez ce qu’ils sont, & que vous m’avez grandement obligée de me le dire : C’est nous, reprit Daphnide, qui luy avons toute l’obligation, Madame, nous ayant faict cognoistre à une si grande Nymphe, & tant estimée & honorée par toutes les Gaules. Mais, Seigneur Chevalier, dict Amasis, comment estes vous ainsi desguisez ? & où avez vous trouvez ces habits de berger ? L’histoire seroit trop longue à vous en dire la cause, respondit Alcidon ; Mais Madame, qui peut estre en Forests sans estre berger ? je croy qu’il n’y a point de cognoissance de cette contrée, où les bergers sont si gentils, & les bergeres si belles & si accomplies, que je m’estonne autant de ne vous voir avec l’habit de bergere, & toutes vos Nymphes, qu’il semble que vous soyez esbahye de nous en voir revestus. Je suis bien ayse, respondit la Nymphe, que vous ayez trouvé quelque chose en cette contrée qui vous ayt esté agreable, peut-estre que quand nous aurons le bien de vous avoir tenu quelque temps à Marcilly, vous ne jugerez pas que mes Nymphes doivent changer leurs habits à celuy de nos bergeres pour estre plus aymables. Madame, respondit Alcidon, je n’en doute point, mais vous trouverez bon, s’il vous plaist, que je ne parle que de ce que je sçay pour encores.

La Nymphe eust plus long-temps continué ce discours, n’eust esté que ne voulant guere demeurer en ce lieu pour les doutes où elle estoit entrée, & ayant à discourir longuement avec Galathée & Adamas, sur les nouvelles qu’elle avoit receuës, s’approchant de Damon, elle luy demanda comme il se portoit depuis qu’il avoit esté pensé, & ayant sçeu qu’il se trouvoit un peu mieux, elle le laissa avec Madonthe, ne voulant, disoit-elle, luy interrompre le contentement de l’entretenir en particulier, & commanda à Silvie & aux autres Nymphes, de demeurer aupres de Daphnide, & de sa compagnie, pour l’empescher d’ennuyer, & pour commencer à faire paroistre à Alcidon que les Nymphes de Marcilly ne cedent point aux bergeres de Lignon : Et à ce mot prenant Adamas d’une main & Galathée de l’autre, elle se retira dans la galerie, où les portes estans bien fermées, elle fit un tour tout entier sans leur rien dire, & puis en fin avec un visage tout changé de celuy qu’elle avoit auparavant, & tesmoignant assez la peine, où elle estoit, elle leur parla de cette sorte se tournant vers Adamas :

J’ay à vous dire, mon père, de grandes choses, & vous à me donner le fidele & prudent conseil que vous ne m’avez jamais refusé : Et par ce que ce que je desire que vous sçachiez tous deux, est un discours long, & auquel je pourrois bien oublier quelque chose, je veux que celuy qui m’a apporté ces nouvelles vous les die bien au long, d’autant que si nous avons le loisir de nous en retourner à Marcilly avant qu’il soit nuict, ce m’est assez. Madame, respondit Adamas, pourveu que vous ne soyez trompée en la prudence que vous soyez en moy, je vous asseure bien que vous ne le serez jamais en ma fidelité : & pour ce qui est de vostre retour à Marcilly, si ce n’est *** qui vous haste trop, vous me ferez s’il vous plaist l’honneur de demeurer icy ce soir, afin que vous n’ayez pas l’incommodité de nous en retourner peut-estre au serein. Vous savez ou sçavez ? bien, mon pere, respondit Amasis, que je n’en ferois point de difficulté, si la necessité de mes affaires ne m’y contraignoit, comme je m’asseure que vous jugerez bien, lors que vous aurez ouy ce Chevalier que Lindamor m’a envoyé, & que je vous auray dict encores quelque chose que j’ay descouverte depuis peu. Et lors faisant appeller par Galathée le Chevalier de Lindamor, apres que la gallerie fut bien refermée : Je vous prie, luy dit-elle, Chevalier, de dire au-long tout ce que Lindamor me mande par vous, sans y oublier aucune des particularitez que vous m’avez racontée, soit pour ce qui concerne nos affaires, ou pour celles de Childeric & de Guyemants, puis qu’elles sont de telle sorte joinctes ensemble, qu’il est bien mal-aysé de les separer. A ce mot, mettant le Chevalier entr’elle & Adamas, à fin qu’ils le peussent mieux entendre, elle prit Galathée de l’autre costé, & ainsi tous quatre commencerent de se promener : & lors le Chevalier apres avoit faict une grande reverence à la Nymphe, reprit avec un grand souspir la parole de cette sorte pour luy obeyr.


HISTOIRE


De Childeric, de Silviane, & d’Andrimarte.


Je ne puis, Madame, sinon avec un grand regret vous redire ce que vous me commandez, y ayant fait une perte que mal-aysément dois-je esperer de recouvrer jamais : toutesfois je ne laisseray de satisfaire à ce que je dois en vous obeissant, apres vous avoir toutefois suppliée d’accuser le desplaisir que je ressens lors que vous verrez mon discours embroüillé, & si peut-estre j’oublie quelque chose, de m’en vouloir faire ressouvenir : & vous verrez par le discours que j’ay à vous faire, que tous ceux qui sont aupres d’un Prince ont grandement de l’interest à sa conduitte, puis que tout leur bien, ou tout leur mal en despend.

Le Roy Meroüée, qui par la grandeur de ses faicts s’est acquis ce nom parmy les Francs, par ce qu’en leur langage Merveich signifie, Prince excellent, & non pas comme quelques-uns ont osé dire pour le Monstre marin, qui attaqua Ingrande sa mere, femme de Bellinus Duc de Thuringe, & fille de Pharamond, lors qu’elle se vouloit baigner dans la Mer, que les Francs aussi se nomment Merveich, & duquel ils ont voulu faire croire qu’il avoit esté engendré. Apres avoir gaigné plusieurs victoires tant sur les Huns, Gepides, Alains, que Romains & Bourguignons, & avoir regné douze ans, mourut plein de gloire & de trophées, regretté de tous ses peuples, & ne laissant de sa femme Methine fille de Stuffard Roy des Huns, & predecesseur d’Attile, surnommé le fleau de Dieu, qu’un seul fils nommé Childeric.

La reputation du pere, l’amour que les Francs luy avoient portée, car ils le nommoient les delices du peuple, & la grande estenduë de ses conquestes furent cause qu’aussitost que Meroüée fut mort, tous les Francs d’un commun accord esleverent Childeric son fils sur le Pavois, & l’ayant couronné de double Couronne : l’une pour monstrer la succession des Francs : & l’autre pour tesmoigner les conquestes de son pere. Ils le porterent sur les espaules presque par toutes les ruës de Soissons, où il fut proclamé Roy des Francs. Devant luy marchoient en premier lieu les Heraux d’armes avec leurs marques en la main, & apres on voyoit les Enseignes conquises par Meroüée sur les Huns, Gepides, Alains, Bourguignons & Romains qu’on portoit trainantes par terre : Apres suivoient celles des Francs qui estoient semées de la fleur de Pavillée sur de l’Azur, & les dernieres de toutes estoient celles de Meroüée son pere : La premiere avec un Lyon qui essayoit de monter sur une haute montagne pour devorer un Aigle qui y estoit au plus haut, avec ce mot, AVEC PEINE S’OBTIENT LA PROYE. Et l’autre ayant un bouclier qui couvroit une Couronne avec ce mot, COUVERTE DE L’ESCU PLUS SEURE EST LA COURONNE. Et faisant trois tours par toutes les ruës principales suivis du peuple, & accompagnez de leurs acclamations, & de celles des soldats : Les feux de joye sur le soir furent allumez aux portes de la ville à gros flambeaux de cire qui bruslerent toute la nuit, à & la lueur desquels on dança & l’on chanta tant qu’ils durerent, faisant des resjouissances si extremes, que l’on voyoit par toutes les ruëes les tables mises, où estoient receuz & traittez tous ceux qui s’y presentoient.

Il me seroit impossible de vous pouvoir redire, Madame, combien estoit grande l’esperance que tout ce peuple avoit en ce jeune Roy, tant pour estre fils de Meroüée, duquel la memoire estoit encore si fraische, que ces grandes victoires leur estoient ordinairement devant les yeux, que pour l’avoir veu luy mesme faire de tres-genereuses actions, en suivant son pere dans les armées, & maniant les affaires publiques. Mais bien-tost il leur fit assez cognoistre que la Domination est un lieu si glissant, qu’il y a fort peu de personnes qui y parviennent, & qui y puissent demeurer les pieds fermes & sans tumber : car peu de temps apres avoir esté couronné, il commença de mespriser les armes, & de s’addonner à toutes sortes de delices, ne se souvenant plus que la magnanimité, & les exploits belliqueux de ses predecesseurs avoient acquis la domination des Gaules aux Francs, & le Royaume des Francs à luy & à ses successeurs : de sorte que l’on ne voyoit plus faire estat dans sa Court que des mollesses effeminées, & des hommes tellement changez de ce qu’ils estoient auparavant, que la pluspart des jeunes hommes, qui soubs Meroüée avoient commencé de s’addonner aux genereux exercices de la guerre, sous Childeric, se laisserent tellement aller à son exemple, qu’ils sembloient les femmes, des hommes qu’ils souloient estre, si bien que l’on vist en mesme temps les esperances des conquestes que les Francs avoient conceuës lors que Meroüée vivoit. Aussi-tost que ce Prince ce fut de cette sorte laissé aller à la douceur des delices, se changer en la crainte que justement ils avoient, de se voir enlever l’estat qu’ils avoient conquis, par ceux qui auparavant ne mettoient toute leur estude qu’a se pouvoir conserver contre les armes belliqueuses de ce vaillant peuple. Ce qui donna un grand coup à cét estat naissant, & qui retarda si bien les grandeurs de ce nouvel Empire, que tous les progrez en furent retranchez, & tous les espoirs limitez à conserver ce qui estoit acquis. Clidamant, Lindamor, & Guyemantz souffroient avec beaucoup de desplaisir ce changement en ce Prince, mais plus que tous Guyemants, comme celuy qui luy avoit une extreme obligation, & qui pour cette cause avoit destiné tous ses services à l’avantage de ce Roy. Et lors que plusieurs fois Lindamor conseilla Clidamant de s’en revenir en cette contrée, puis qu’il n’y avoit plus de moyen d’acquerir de la gloire aupres de ce Prince ensevely dans ses delices & dans ses voluptez, Guyemants les larmes aux yeux l’en dissuadoit, disant, que si quelque chose pouvoit encores rappeller Childeric à son debuoir, ce seroit la generosité & la vertu de Clidamant, & que si ce bien advenoit aux Francs à son occasion, il s’acquerroit plus de gloire & plus de reputation en cette seule action, qu’il n’avoit faicte par toutes les precedentes, outre qu’il falloit considerer qu’ayant assisté Meroüée & Childeric, soit contre les enfans de Clodion, soit contre les Romains & autres, il ne faloit point douter que ce Roy venant à se perdre, il en recevroit un grand desadvantage, s’estant rendu tous ses Princes ennemis, comme partisan des Francs, Clidamant qui estoit Prince genereux, & qui aymoit la personne de Childeric, comme tres-aymable à ceux ausquels il vouloit plaire, se laissa fort aysément arrester aupres de luy, & bouscha de telle sorte les aureilles aux bonnes & saines considerations de Lindamor, que tout ce qu’il luy fut sagement proposé par luy, demeura inutile, & sans force. Il y avoit un jeune Chevalier nommé Andrimarte, fils de l’un des plus vaillans & des mieux apparentes qui fussent parmy les Francs, qui fut nourry enfant d’honneur aupres de ce jeune Prince, lors qu’il estoit encore en un si bas aage, qu’il ne pouvoit suivre Meroüée dans les armées : cét Andrimarte avec plusieurs autres enfans des principaux Chevaliers, ne bougeoit jamais d’aupres de luy, estant instruit en tous les exercices que l’on luy enseignoit, afin d’estre rendu aussi bien que quantité d’autres, plus capable de servir ce Prince, & la Coronne des Francs, tirant apres de là, comme d’une feconde pepiniere les plus genereux Chevaliers, & les plus grands Capitaines, qui comme asseurées colomnes pouvoient soustenir cét Estat naissant, & l’augmenter par la valeur de leurs courages, & par force & prudence. Les jeunes enfans estoient nourris non seulement pour les rendre adroits & courageux dans toutes les choses necessaires à la guerre, mais pour leur polir aussi l’esprit, & adoucir le farouche naturel de ces vieux Sicambriens, & de ces habitans des Plaus Meotides, afin de les rendre plus aymables aux Gaulois, les plus civilisez entre tous les peuples de l’Europe, ils estoient ordinairement parmy les jeunes Dames de la Royne Methine, & avoient tant d’honnestes familiaritez avec elles, que quand ils venoient à estre grands, il se faisoit plusieurs mariages entr’eux, à cause des amitiez qu’en un aage si tendre ils avoient contracté ensemble : cette Royne avoit commandement du prudent Meroüée son mary de mesler parmy les filles des Francs le plus de Gauloises qu’elle pourroit, afin de rendre par ces alliances ces deux peuples, non seulement amis, mais alliez, desseignant par ce moyen de se rendre aussi bien Roy des Gaulois par amour, qu’il l’estoit par les armes.

Parmy celles qui estoient nourries de cette sorte, Silviane tenoit l’un des premiers rangs, tant pour sa beauté & les merites, que pour les predecesseurs desquels elle tiroit son origine, cette jeune fille avoit toutes les conditions qui ont la force de faire aymer, pouvant dire que la fortune & la nature l’avoient voulu également favoriser : mais outre la beauté du corps qui estoit estimée tres-grande, encore avoit-elle un esprit si beau que tous ceux qui estoient attirez par ses yeux, estoient arrestez par sa courtoisie & douce conversation. Cette jeune fille n’ayant encores que dix ou unze ans, fut veuë parmy les autres du gentil Andrimarte, & qui n’en ayant pas plus de treize ou quatorze, estoit tousjours aupres de Childeric presque de mesme aage, si Silviane dés ce temps là estoit estimée belle & accomplie parmy les filles de Methine. Andrimarte emportoit la loüange entre tous ces jeunes enfans d’honneur de Childeric, pour estre le plus adroit, fut à dancer, fut à sauter, ou à quelque autre exercice du corps qu’il se mit à faire. Mais plus encores pour avoir un esprit doux & gentil, & s’addonnant de sorte à tout ce qui estoit de beau & de loüable, qu’il emportoit sans diffculté l’avantage sur tous ses compagnons, que toutesfois il se conservoit avec tant de modestie & de courtoisie, que personne n’estoit marry d’estre surmonté de luy, & de luy ceder la gloire qui luy estoit si bien deuë.

Ce fut donc en cet aage que le jeune Andrimarte jetta les yeux sur la belle Silviane, & n’estant pas une beauté qui peut estre veuë par un si bel esprit que le sien, sans estre aymée, la jugeant la plus accomplie de toutes ses compagnes : il commença de la servir avec des affections enfantines, & à luy en donner les cognoissances que tel aage pouvoit luy enseigner, elle qui ne cognoissoit pas seulement encores le nom d’Amour, recevoit tous ses petits services, comme les enfans ont accoustumé de s’en rendre les uns autres, sans dessein, & toutesfois avec le temps elle commença de les avoir plus agreables de luy que des autres, & enfin à ressentir quelque chose qui l’attiroit à parler à luy, & à estre bien ayse qu’il fit plus de cas d’elle, que de toutes ses compagnes, sans qu’il y eust encore ny Amour, ny affection de son costé : mais d’autant que tout ainsi que plus on demeure aupres d’un feu, plus aussi en ressent-on la chaleur, de mesme Andrimarte ne peut avoir longuement une si particuliere familiarité aupres de Silviane, sans donner commencement aux premieres ardeurs de l’Amour, & en fin de l’allumer en son ame de telle sorte, que depuis ny le temps, ny les traverses qu’il receut ne peurent jamais l’estaindre.

La premiere cognoissance qu’il luy en donna fut pour la perte qu’il fit d’un petit oyseau que luy mesme luy avoit donné, & qu’elle tenoit fort cher, tant pour venir de sa main, que parce que son aage encore fort tendre luy faisoit employer ses affections en semblables petites enfances. La Royne Methine s’alloit promener fort souvent le long de la Seine, car en ce temps-là elle demeuroit presque ordinairement dans Paris, que la Seine enceint de ses deux bras, & luy sert de fossé tres-asseuré & tres-agreable ; & parce que ce grand fleuve ne ronge ny ne devore pas ses bords comme le nostre de Loire, mais coule doucement parmy cette grande plaine, son rivage est tout tapissé d’herbes & de fleurs, & couvert en plusieurs lieux de beaux arbres, qui y rendent un frais ombrage presque en tout temps. Quand la Royne arrivoit en ce lieu, les Dames & les Chevaliers, ou deux à deux, ou trouppe à trouppe, s’alloient entretenant qui çà qui là le long de l’eau, sans toutesfois s’esloigner de sorte du lieu où elle estoit, qu’ils ne la vissent tousjours pour la suivre lors qu’elle s’en retourneroit. Ce soir, car lors que Methine sortoit l’on avoit desja soupé, Andrimarte prenant Silviane sous les bras, alloit parlant comme de costume, de leurs petites affections enfantines, & Silviane n’ayant rien qui la touchast alors plus vivement que la perte de son oyseau, qui ayant rompu la cage s’estoit eschappé, elle le regrettoit à tous les coups : surquoy Andrimarte luy ayant promis de luy en recouvrer bientost un autre qui seroit encores plus beau & plus sage. Comment ? reprit incontinent Silviane en sousriant, & ne le tenez-vous pas bien sage de s’estre sauvé, & de pouvoir vivre maintenant en sa liberté : La liberté, dit-il, seroit bien desirable si l’on estoit en quelque autre prison que la vostre. Et qu’elle difference faictes-vous, respondit-elle, d’estre dans une cage qui est à moy, ou dans celle de l’une de mes-compagnes ? La difference que j’en fais, respondit-il, c’est que j’aymerois mieux estre mort, que d’estre pris dans quelqu’une des leurs, & que j’eslirois plustost mille fois la mort, que de sortir de la vostre. Je n’entends pas, dit-elle, pourquoy vous le dites : car il me semble que tousjours c’est estre prisonnier. Je le vous avoüe, respondit-il incontinent, mais vostre prison est plus agreable que la liberté hors de vostre presence. Je croy, dit Silviane, que vous eussiez esté en la place de mon oyseau, vous en eussiez faict autant que luy. Sans doute, repliqua-t’il, si je n’eusse pas eu plus de cognoissance du bien qu’il possedoit, j’eusse peu faire la mesme faute : mais si estant oyseau il me fust resté le jugement que j’ay, j’eusse plus craint que vous m’eussiez chassé d’aupres de vous, que je n’eusse pas eu de volonté de m’eschapper, car considerez s’il peut avoir plus de bon-heur, que d’estre caressé & nourry de vos mains, de boire en vostre bouche, de chanter dessus vostre doigt, d’estre baisé mille & mille fois de vous : mais plus que tout cela encores, d’estre aymé de vous, qui est bien la chose du monde la plus desirable. Et pourquoy, dict-elle encore tout enfant, toutes ces choses vous seroient-elles plus agreables de moy, que d’une autre de mes compagnes ? car quant à moy, j’auray aussi cher un autre oyseau, que celuy qui s’est perdu, pourveu qu’il sçache aussi bien chanter, & qu’il soit aussi beau. Vous avez raison, dit Andrimarte, & moy aussi j’en dirois de mesme, s’il se trouvoit une autre Silviane aussi belle & aussi accomplie que vous : mais cela ne pouvant estre, il faut que par necessité je n’ayme toute ma vie que vous, & que jamais je n’estime faveurs que celles qui me viendront de vous.

Silviane estoit fort jeune, & toutesfois non pas tant, qu’oyant parler Andrimarte de cette sorte, elle ne luy en sceut bon gré : car l’amour de nous mesme est tellement naturel en nous, que rien ne nous peut obliger d’avantage en quelque aage que nous soyons, que la bonne estime que l’on fait de nous : & cela fut cause qu’elle luy respondit : La bonne opinion que vous avez de moy vous faict tenir ce langage : mais croyez, Andrimarte, que vous y estes obligé par celle que j’ay de vous : Et peut estre leurs discours eussent passé plus outre sans la survenuë de Childeric, qui avec une grande trouppe de ces jeunes enfans alloit courant par ces prez, faisant divers saluts & divers-jeux d’exercice, & qui passant auprez d’eux les separerent, par ce que ce jeune Prince emmena Andrimarte presque par force pour sauter avec ses compagnons, comme celuy qui les surpassoit tous en adresse, & en agilité. Ce fut avec regret qu’il laissa la belle Silviane, & elle ne demeura pas seule avec moins de desplaisir, parce qu’encore qu’elle n’eust aucun ressentiment d’amour jusques en ce temps-là, si est-ce que ces dernieres paroles luy firent depuis penser à des choses qu’elle n’avoit point encores imaginées : & peu apres se remettant devant les yeux les merites, & les perfections du jeune Andrimarte, & repassant par sa memoire les cognoissances qu’elle avoit euës de sa particuliere bonne volonté, Amour commença de luy égratigner la peau si doucement, qu’au lieu du cuiseur, elle en ressentit une certaine demangeaison, qui peu à peu en se gratant s’agrandit de sorte, qu’en peu de temps elle devint une playe incurable.

Aussi-tost qu’Andrimarte se peut desrober de Childeric, il s’en recourut vers Silviane, luy demandant mille pardons de l’avoir laissée seule s’excusant sur la force que ce jeune Prince luy avoit faicte. Voyla que c’est, respondit Silviane, si vous ne valliez pas tant, vos amies pourroient avoir plus long-temps le bien de vous voir. Pleust à Dieu, dit incontinent Andrimarte, que vous voulussiez estre de ce nombre, & que vous creussiez que de me voir, peut estre quelque bien. Et pouvez-vous douter, reprit Silviane, que l’un & l’autre ne soit pas ? vous avez trop de merites, Andrimarte, pour ne donner pas la volonté à ceux qui vous voyent d’estre de vos amis : & il y a trop long-temps que je vous voy pour ne les avoir pas recogneuës & estimées. Madame, respondit-il j’estimerois ce soir plus heureux que tous les jours de ma vie, si je pensois que la belle Silviane eust quelquefois daigné tourner ses beaux yeux sur mes actions aussi bien que mon cœur les a ressentis tout puissans, & si à cette heure j’en pouvois avoir quelque asseurance par vos paroles. La jeune Silviane ne pensant pas encore que l’amour fust quelque chose qui peust obliger son cœur à se donner entierement à quelqu’un, Mais seulement une certaine complaisance, qui nous faict avoir plus agreable la veuë, & la conversation d’une personne que d’un autre, pensa bien qu’Andrimarte l’aymoit, puis qu’il luy tenoit ces discours, & se considerant en elle-mesme, creut bien aussi d’avoir de l’amour pour luy, mais de l’amour faicte comme je vous disois, & telle qu’une sœur a pour son frère, ou une fille pour son père, & cela fut cause qu’avec cette innocence que son aage retenoit encore en son ame, elle luy respondit : Soyez certain Andrimarte, que veritablement je vous ayme, & que si vous me dites quelle asseurance vous voulez que mes paroles vous en donnent, je le feray tres-volontiers, vous protestant que je n’ay point de frere que j’ayme plus que vous. Andrimarte qui avoit plus d’aage, & plus d’amour aussi qu’elle, cogneut bien que ce n’estoient que des propos d’enfant, & toutesfois luy semblant d’avoir desja gaigné un grand point sur elle, il se contenta pour ce coup, esperant que le temps & la continuation de sa recherche la pourroit faire sortir de cette amour innocente pour la porter à l’entiere & parfaitte affection qu’il en desiroit, & pource luy prenant la main, il la luy baisa, & avec un visage riant, Je demeure, dit-il, le plus heureux & contant Chevalier de ma race, puis que j’ay eu cette declaration de vous, comme la chose du monde que j’ay la plus desirée, d’une seule chose je vous veux supplier, qui est de ne tromper, jamais l’asseurance que vous m’en faites, & que je puisse pour marque de ce que vous dites porter le nom de vostre frère, & vous appeller ma sœur, afin que ces noms nous obligent d’avantage à nous tendre l’un à l’autre les mesmes devoirs, & la mesme amitié. Je le veux, respondit franchement la jeune fille, & vous promets de vous aymer, & vous estimer comme si vous estiez mon frère.

Il vouloit respondre lors que la Royne se retira, parce que le serein commençoit de tomber, & d’autant qu’il avoit la voix fort bonne, & qu’il pensa estre fort à propos de chanter, afin que chacun creut qu’ils ne s’estoient entretenus d’autre chose, apres avoir en peu de mots remercié cette belle, & en voix assez basse pour n’estre entendu de personne de la trouppe, il se mit à chanter tels vers, sur le sujet de l’oyseau de Silviane qui s’estoit eschappé.


SONNET.


Il parle à un oyseau qui s’est eschappé des mains de Silviane.


Gentil oyseau, dont la douce chanson,
 
Quand tu vivois prisonnier aupres d’elle,
 
Par les accens que ton dueil renouvelle,
 
Alloit payant le prix de ta rançon.

Oyseau fuyard n’ay-je pas bien raison
 
D’avoir envie au bon-heur de ton aisle,
 
Qui t’a ravy des mains de cette belle,
 
Où ma constance a basty ma prison ?

Or dans l’espais de tes retraittes sombres,
 
Dont le Soleil ne paslit que les ombres,
 
Tu vas de branche en branche voletant,

Tout au rebours ma liberté ravie
 
Je vay trainant diversement ma vie,

Et meurs captif, pour ne vivre inconstant.


Depuis ce jour, Andrimarte sceut de sorte rechercher cette belle fille, que peu à peu il luy aprit que l’Amour ne s’arreste pas aux loix de l’amitié, ny dans les termes que le parentage prescrit par sa bien-veillance, car en peu de temps elle l’ayma de telle façon, que quand elle se prit garde que c’estoit Amour qui la lioit en l’affection du jeune Andrimarte, il luy fut impossible de s’en retirer, si bien qu’un jour qu’elle se rencontra sur le bord de la Seine avec luy, où Methine comme de coustume s’estoit allé promener, s’estans retirez à part sous certains arbres, elle prit occasion de luy dire : Et bien mon frère, c’est ainsi qu’elle l’appelloit, vous souvenez-vous des discours que nous eusmes en ce mesme lieu il y a quelque temps, lors que je perdis un oyseau que vous m’aviez donné ? Et doutez-vous, ma sœur, respondit Andrimarte, que je ne m’en souvienne tant que je vivray. Jamais ce jour ne s’effacera de ma memoire, puis que c’est celuy qui a donné commencement à tout le bien que j’auray jamais. Et qu’est-ce, dit-elle, qui vous contenta le plus en tout ce que nous dismes alors : Ce fut respondit-il, ces mots que vous me dites, Asseurez-vous, Andrimarte, que veritablement je vous ayme. Or, dit Silviane, voulez-vous mon frere, que je vous confesse la verité. Croyez, je vous supplie, continua-t’elle en souriant, que quand je vous dis ces paroles, je ne sçavois veritablement ce que je vous diasois : Comment, reprit-il incontinent, vous ne sçaviez, ma sœur, ce que vous disiez : Asseurément, respondit-elle, je n’en sçavois rien, comment pourrois-je vous asseurer de faire une chose que j’ignorois, & qui m’estoit incognuë ? Vous me trompiez donc, luy dit-il : Veritablement, dit Silviane, je vous trompois, mais c’estoit apres m’avoir deceuë moy-mesme, car il faut que j’avouë que quand je disois que je vous aymois, je ne sçavois que c’estoit que d’aymer, & toutesfois la bonne volonté que je vous portois me faisoit croire que c’estoit Amour, ce qui n’estoit qu’une bien-veillance d’enfant. Andrimarte l’oyant parler ainsi, demeura un peu estonné, craignant qu’avec cette excuse elle ne se voulut desdire de tout ce qu’elle luy avoit promis : mais elle qui avoit bien d’autres intentions, le voyant muet, & se doutant bien de l’occasion de son silence : Mais mon frère, ne soyez point en peine de ce que je vous dis, car ce n’est seulement que pour vous donner maintenant de plus certaines asseurances de l’amitié que je vous porte : Je dis maintenant, parce que depuis ce temps-là je confesse que vos merites, & l’affection que j’ay recognuë en vous, m’ont bien renduë plus sçavante que je n’estois pas : je sçay à cette heure que c’est que d’aymer, non pas seulement un frère, mais Andrimarte, & le sçachant, je vous proteste que je l’ayme autant que son amitié m’y oblige. Andrimarte oyant ce discours tant à son avantage, se relevant à genoux, car ils estoient assis en terre : Si j’employois toute ma vie à vous remercier, Madame, dit-il, & tout mon sang à vostre service, je ne sçaurois sortit de j’obligation où vos paroles m’ont mis, tant cette declaration me lie, & tant je recognois la grandeur du bien que vous me faites : mais puis qu’il vous plaist que j’oye de si favorables asseurances, ayez agreable que je vous supplie à l’exemple des Dieux, de vouloir rendre le bien que vous me faites du tout parfait. Et qu’est-ce, dit Silviane, que vous voulez que je die d’avantage pour vous contenter, puis que vous declarant que je sçay à cette heure que c’est qu’aymer, j’ayme Andrimarte autant que son amitié m’y oblige ? Dites, Madame, adjousta-il, encore d’avantage, car peut estre mon amitié ne vous oblige guere, & ainsi vous ne m’aymeriez que fort peu. J’ayme, reprit-elle, Andrimarte autant que je doits : Dites plus encores, respondit, car il n’y a rien parmy les hommes qui le merite. J’ayme, reprit-elle, Andrimarte, autant qu’il m’ayme ; A ce coup, dit Andrimarte, je suis content : Or, continua Silviane, il me plaist maintenant de dire d’avantage : J’ayme Andrimarte plus qu’il ne m’ayme, & je proteste devant les Nymphes, & les deitez de ce fleuve, que je n’en aymeray jamais point d’autre, & je veux seulement une chose de mon frère, c’est qu’il me promette, sur sa foy qu’il veut que je luy tienne, en ce que je viens de luy dire, que jamais il ne recherchera de moy, que ce que mon honnesteté luy peut librement permettre. Que tous les supplices, dit-il incontinent, des plus hays du Ciel me tombent sur la teste : que tout le courroux des Dieux m’accable, & que jamais je ne voye l’accomplissement d’aucun de mes desirs, si jamais, non pas en effect ; mais en pensée seulement, j’outrepasse les limites que vous me donnez. Or sçachez mon frère, reprit-elle alors, que ce qui m’a faict vous lier à ces sermens, c’est parce que je recognois en moy : une si entiere affection envers vous, que malaisément pourrois-je vous refuser chose que vous voulussiez de moy, & j’ayme mieux que ce soit vous mesme qui vous fassiez ce refus & cette force.

Lors qu’ils se tindrent ces discours, Silviane pouvoit avoir treize ou quatorze ans, & Andrimarte seize ou dix-sept, aage si propre à recevoir toutes les impressions d’amour, qu’il imprima ces jeunes cœurs de tous les carracteres qu’il voulut : si bien que depuis ce jour, ils allerent de sorte augmentant, que n’eust esté la longue & familiere nourriture qu’ils avoient euë ensemble, & qui couvroit beaucoup des actions de leur amour, sous le voile de la courtoisie, & de leur ancienne cognoissance, plusieurs sans doute s’en fussent pris garde : mais ayant eu tant de familiarité estans petits enfans, personne ne trouvoit estrange les devoirs qu’ils se rendoient l’un à l’autre, mesme pouvant encore les couvrir sinon de l’enfance, pour le moins d’une bien tendre jeunesse qui estoit en eux.

Ils vesquirent ainsi pleins de contentemens, & de toutes les plus grandes satisfactions qu’ils pouvoient recevoir, attendant que par le contentement de leurs parens, ils peussent estre mariez : & ce bien leur continua jusques à ce que par malheur Childeric tourna les yeux sur cette belle fille, car il faut bien croire que ce fust un malheur qui la luy fit trouver alors si belle, l’ayant veuë seule auparavant tant de fois sans s’en estre soucié, mais à ce coup se trouvant à un bal, où Silviane s’estoit desguisée, comme durant les Baccanales l’on a accoustumé de faire, suyvant la coustume des Romains, il la trouva tant à son gré que depuis il l’ayma furieusement. Silviane s’en prit garde bien tost apres, & parce qu’elle eust pensé commettre une extreme faute de ne dire tout ce qu’elle pensoit à son cher frere : Aussi tost qu’elle peut parler à luy, elle l’en advertit, & luy raconta tout ce qu’elle en avoit recogneu : Andrimarte creust bien incontinent cette nouvelle affection, & je m’estonne plus, luy dit-il, qu’il ayt tant demeuré à vous aymer, vous ayant continuellement devant les yeux, que non pas de sçavoir qu’il vous ayme maintenant : Mais, ma sœur, l’ambition d’estre aymée du fils du Roy Meroüée, effacera-t’elle l’affection de vostre frère, & sera-t’il vray que je sois la miserable tourterelle delaissée de sa compagne ? Mon frère, luy dit-elle, lors en luy prenant la main, soyez certain que vous ne serez jamais la tourterelle que vous dites, que quand la mort me ravira le moyen de vous accompagner, & si je pensois que la doute vous en fut seulement entrée en l’ame, l’amitié que je vous porte s’en plaindroit grandement : car croyez, Andrimarte, que la mort mesme ne me fera jamais charger la volonté que j’ai pour vous, puis que la vous veux conserver entiere en la seconde vie que nos Druydes nous assurent que nous aurons apres cette-cy, & cette bague que je vous donne, & que je mets icy en despost entre vos mains, si vous estes cét Andrimarte que j’ay creu m’aymer si parfaictement, me sera rendu par vous en cette autre vie, afin que vous me puissiez sommer de la parole que je vous ay donnée, & qu’à cette heure je vous reconfirme d’estre perpetuellement à vous.

Est-il possible, Madame, de pouvoir representer avec des paroles le contentement du jeune Andrimarte ? Il se jette à genoux, luy baise la main, & cent fois la bague qu’elle luy avoit donnée, avec des extremes sermens de la luy representer au temps qu’elle luy commanderoit : Et prenant des ciseaux qu’elle portoit à sa ceinture s’en piqua de sorte le doigt, où il avoit mis la bague, qu’il ensanglanta son mouchoir en plusieurs lieux, & puis le presentant à Silviane ; C’est ainsi, Madame luy dit-il, que je signe de mon sang les sermens que je viens de vous faire, & je vous conjure de me vouloir rendre ce mouchoir avec ce sang, au temps que vous m’avez commandé de vous rendre cette bague, afin que par ces marques & les vivans & les mortels puissent cognoistre combien est grande l’affection qu’Andrimarte porte à la belle Silviane, & combien cette affection a esté heureuse de rencontrer par dessus ses merites une si entiere amitié en elle. Amour alloit de cette sorte noüant les plus forts lyens les cœurs de ces deux Amans, afin de faire perdre l’esperance à toutes les puissances du monde, de ne pouvoir jamais deslier ny rompre les chaisnes, & toutesfois cela n’empescha pas Childeric de continuer l’amour commencée, & de s’y laisser de sorte emporter, qu’il n’avoit ny contentement ny repos, que quand il estoit aupres d’elle. Au commencement, de peur que Meroüée n’en fust adverty, il cacha le plus qu’il pût cette passion, & cette consideration fut cause, que mesme il n’osa la declarer par ses paroles à la belle Silviane, quoy que ses actions fussent si recogneues de chacun, que c’estoit une chose superflue que de dire ce que personne n’ignoroit plus.

En ce temps, d’autant qu’il n’avoit point un plus grand contentement que de la voir, il commanda à un Peintre de la peindre sans qu’elle s’en prist garde, croyant bien que de sa volonté elle ny consentiroit jamais : Et le Peintre fut si diligent à satisfaire au desir de ce jeune Prince, que la voyant par deux ou trois fois cependant que les sacrifices se faisoient, il la paignit si bien, que quand Childeric la vid, il la baisa plus de mille fois : & ne pensant pas que son heur fust entier, si Silviane ne sçavoit le thresor qu’il possedoit : la trouvant dans l’antichambre de la Royne sa mere, il la tira à part, & luy dit : Belle Silviane, je vous apporte une nouvelle que peut estre vous ne sçavez pas : c’est que vous pensez estre seule fille de vostre mere, & toutesfois vous avez une sœur. Si je pensois, respondit-elle, Seigneur, que cette nouvelle fust vraye, je la tiendrois pour la meilleure que je pusse recevoir, & je vous aurois beaucoup d’obligation de la peine que vous daignez prendre de me la dire. Vous avez raison, dit Childeric, d’en estre bien ayse : car encore qu’elle ne soit pas si belle que vous, elle ne laisse de vous ressembler fort : Et à fin que vous en puissiez juger, vouyez-la, dict-il en luy monstrant le portraict qu’il avoit faict faire, & avoüez que j’ay dict vray. Soudain que Silviane jetta les yeux dessus, elle le recognut, & à mesme temps receut un grand sursaut de se voir entre les mains d’autre que d’Andrimarte, luy semblant que ne voulant estre à personne qu’à luy, luy seul aussi en devoit avoir la ressemblance : & tendant la main pour le prendre : feignant de le vouloir mieux considerer, il le luy donna : mais l’ayant un peu regardé, & ne sçachant de quelle sorte elle le luy pourroit oster entierement sans considerer d’avantage ce qui en pourroit arriver, & se voyant pres de la cheminée, elle le jetta dans le feu, qui estant fort grand, & le portraict n’estant faict que sur du carton l’eust plustost bruslé, que presque Childeric n’y eust pris garde : Mais elle ne l’eust pas si tost jetté, qu’elle se repentit de sa promptitude, voyant combien ce jeune Prince en estoit demeuré estonné. Et pour couvrir en quelque sorte sa faute : Mon Dieu, dit-elle, Seigneur, il estoit si mal-fait, que j’avois honte que l’on me vist si laide. Silviane, respondit Childeric, vous m’avez grandement offencé, & je ne sçay avec quelle patience je le souffre. Seigneur, respondit-elle en rougissant, j’en serois extremement marrie : mais c’est la verité qu’il estoit si mal-faict, que j’aymerois autant la mort, que de me laisser voir ainsi. Le Despit alors & l’Amour eurent un grand debat dans le cœur offencé de ce Prince. En fin l’Amour estant le plus fort Je verray bien, dict-il, si c’est pour l’occasion que vous dites, ou si la haine, ou le mespris le vous a faict faire : Car si ce que vous dictes est vray, & que ce ne soit pas une excuse, vous permettrez qu’un autre peintre vous peigne tout à loisir, à fin qu’il rencontre mieux que le premier n’a pu faire, qui avoit desrobé ce portraict sans que vous l’ayez sceu : Que si vous refusez ce que je demande, je croiray avec raison que c’est pour m’offencer, & que vous méprisez un Prince qui ne l’a jamais esté de personne que de vous. La jeune Silviane, qui craignoit d’estre tancée de sa Gouvernante & de ses parents, fut contrainte d’accorder ce que Childeric luy demanda, avec des paroles si pleines de courtoisie, qu’il ne put refuser à son Amour, de n’estre contant de cette satisfaction. Vous me permettrez donc, reprit le Prince, que je vous fasse peindre, Je vous accorde, Seigneur, luy respondit-elle, tout ce qu’il vous plaist, pourveu qu’il despende de moy : mais c’est sans doute que la Royne le trouvera mauvais, si ce n’est avec sa permission, ou pour le moins avec celle de la Gouvernante. Ce m’est assez, dict Childeric, que je cognoisse que vostre volonté consent à ce que je desire, & que vous n’avez jetté ce portraict au feu, que par ce qu’il estoit mal-faict. Et d’autant qu’elle faisoit paroistre d’estre grandement en peine du desplaisir qu’il en avoit receu, & que quelques-unes de ses compagnes s’en estoient pris garde, de peur qu’elle n’en fust tancée, luy mesme dict que le portraict estoit si mal faict, que veritablement il ne meritoit pas moins de punition que le feu. Et à fin que l’on pensast que Silviane n’avoit rien faict que par son consentement, il en fit des vers qu’il luy donna, & qui estoient tels :


SONNET.


Que nul qu’Amour ne doit oser peindre sa Maistresse.


Que tu fus temeraire, ô toy dont le pinceau

Osa bien desseigner les traicts de ce visage.

Ton art peut seulement en un hardy tableau

Imiter la Nature, & non pas d’avantage.

Mais, Paintre, ne voy-tu qu’un si parfaict ouvrage

Est mesme en la Nature un miracle nouveau :

Et comment pense-tu d’en bien faire l’image,

Ne pouvant elle-mesme en refaire un si beau ?

Que ton Art cede donc où cede la Nature,

Et ne te va plaignant que l’on t’ayt faict injure,

En bruslant ce crayon par trop ambitieux.

Pour un si baux dessein foible est la main d’Apelle,

Nul ne le doit oser, & fut-il l’un des Dieux,

Qu’Amour, qui dans le cœur me l’a painte si belle.


Si ce portraict ne servist à autre chose, il fut cause que pour le moins que ce jeune Prince fit sçavoir à la belle Silviane quelle estoit son affection envers elle : car cette belle fille ne pust s’empescher d’ouyr tout ce qu’il voulut luy en dire, de peur que luy en faisant refus, il ne se plaignit de la promptitude de laquelle elle avoit jecté son portraict dans le feu, & depuis continuant cette recherche, il ne se passa occasion qu’il la luy peut tesmoigner, sans luy en faire voir la grandeur : & par ce qu’il est bien malaysé que la violente passion d’amour se renferme dans les limites de la raison, & de la discretion. Depuis que Childeric eust donné air à sa flamme, en la declarant à Silviane, elle s’accreust de sorte que rompant bien souvent les bornes de la modestie, il advint qu’un jour la voyant chanter, il se trouva de sorte transporté de cette puissante amour, qu’encores qu’il la vist au milieu de ses compagnes, & qu’il y eust une fort grande assemblée & de Dames, & de Chevaliers, il ne se put empescher de la prendre par la teste, & de la baiser par force. Silviane n’ayant aucune bonne volonté pour Childeric, se sentoit grandement offencée de cette violence, & mesme voyant que c’estoit devant les yeux presque de toute la Cour, elle n’en fit pas une petite plainte, & d’autant plus qu’Andrimarte de fortune s’y estoit rencontré, auquel elle ne vouloit donner aucune opinion, que cette recherche de Childeric pust alterer en quelque chose l’affection qu’elle luy avoit jurée, toutesfois ce jeune Prince mettant tout en risée la voyant en colere, chanta sur ce subject ces vers pour essayer de l’adoucir.


SONNET.


Qu’il luy veut rendre ce qu’il luy a desrobé.


Elle se plaint, Amour, qu’en aymant je l’offence,

Et voudroit en effect que j’eusse moins de feux :

Pourquoy s’il est ainsi resserre-tu mes nœuds,

Et d’en sortir jamais m’ostes-tu l’esperance ?

Si pressé, si vaincu d’extreme violance

Un baiser je desrobe, ou desrober je veux,

Sans pitié de mon mal, & mesprisant mes vœux ;

Colere elle me dit, quelle est cette insolence ?

A quelle estrange loy m’a le destin soubsmis.

Dans le regne d’Amour le larcin est permis,


Et si vostre beauté ce larcin me commande :

Mais s’il vous desplaist tant, en fin je me resous,

Pour effacer l’erreur qui vous semble si grande,

De rendre mon larcin, mais de le rendre à vous.


Silviane toutesfois ne pouvoit prendre en jeu la continuation de l’Amour de Childeric, & Andrimarte quelque mine qu’il en fit n’estoit pas sans peine de voir que son maistre estoit son Rival, sçachant assez que l’Amour & la Domination ne veulent point avoir de compagnon : & cela fut cause qu’il se resolut de demander Silviane à la Royne, apres toutesfois estre sorty d’entre ces enfans d’honneur du Roy, puis que mesme l’aage luy en donnoit une bonne excuse. Et à fin de ne rien faire qui despleust à Silviane, il luy communiqua son dessein, lequel elle appreuva fort, tant disoit-elle pour sortir de la tyrannie de Childeric, que pour pouvoir passer leurs jours ensemble sans contrainte. Andrimarte donc qui n’avoit nulle plus grande envie que de posseder seul & entierement sa chere Silviane, ne manqua point de proposer à son pere le juste desir qu’il avoit de ne plus demeurer parmy les enfans, ny perdre son âge tant inutilement, puisque tant de belles occasions se presentoient de le pouvoir employer aupres de Meroüée & dans ses armées à l’imitation de ses ancestres, que les années qu’il avoit luy commançoient à faire honte, se voyant encores nourry entre les femmes & les enfans, qu’il le supplioit de trouver bon qu’il laissast la robe de l’enfance pour prendre la virile, & celle que le nom de Franc, & la memoire de ses predecesseurs, & l’exemple particulier qu’il luy donnoit, luy faisoit trouver plus convenable & à son humeur & à son âge. Le pere qui estoit genereux & qui voioit son fils assés fort pour le suivre dans les armées, & supporter la peine des armes, fut bien ayse de remarquer en luy cette genereuse intention, & apres l’en avoir loué & estimé beaucoup, luy promit de satisfaire bien-tost à son desir : & pour ne mettre cette affaire en plus de longueur, le jour mesme il en parla au Roy Meroüée, qui le trouvant bon, le fit sçavoir à Childeric, à fin que luy faisant les gratifications ordinaires, il put donner l’espée, & mettre l’esperon au jeune Andrimarte avec les ceremonies de l’accolée, comme ils ont accoustumé depuis peu, & à l’imitation d’Artus Roy de la grande Bretaigne, lors qu’il mettoit les jeunes Bacheliers & Escuyers au rang des Chevaliers. Ce jeune Prince, qui estoit entierement amoureux de la belle Silviane, fit tres volontiers toutes ces faveurs au gentil Andrimarte, soubs l’esperance qu’il avoit que soudain qu’il seroit armé Chevalier, il seroit contrainct de s’en aller dans les armées, & luy laisser Silviane, de laquelle il esperoit de gagner plus aysément la bonne volonté lors qu’elle n’auroit plus devant les yeux ce jeune homme auquel il avoit bien recogneu qu’elle ne vouloit point de mal. Toutes choses donc favorisant au dessein d’Andrimarte, il fut armé Chevalier par les mains de Childeric, qui avoit esté faict Chevalier quelque temps auparavant par le Roy Meroüée : Et lors qu’il fallust luy ceindre l’espée, & que l’on mit à son choix d’eslire telle Dame qu’il voudroit, le jeune Andrimarte mettant un genoüil en terre supplia la belle Silviane de luy vouloir faire cette faveur, à fin qu’il se pust dire le Chevalier du monde qui eust receu cét honneur de la plus belle main & de la plus belle Dame qui vive. Childeric fut surpris, luy voyant faire cette requeste à Silviane, & peu s’en falut qu’il ne fit quelque demonstration violente du desplaisir qu’il en recevoit, mais la presence du Roy son père le retint en son debvoir, non toutesfois sans rougir, & sans donner cognoissance à plusieurs que cét acte luy desplaisoit grandement & plus encores lors qu’il vit que cette belle fille avec une façon joyeuse, la luy avoit ceinte, monstrant & à ses yeux & à ses actions le contentement qu’elle avoit de la requeste qu’Andrimarte luy avoit faicte : Mais celuy que le jeune Chevalier fit paroistre fut extreme, lors que la remerciant de cette faveur, il luy protesta d’employer & cette espée & sa vie à son service : Et elle qui ne se soucioit guere de cacher la bonne volonté qu’elle luy portoit, sçachant bien qu’il ne tarderoit pas de la demander en mariage à la Royne, & à ses parens, elle luy respondit, Je prie Hesus qu’il vous rende cette espée aussi heureuse, que de bon cœur je la vous ay ceinte, & que je voudrois faire encore d’avantage pour vous tesmoigner l’estime que je faits de vostre merite. Vous avez donc aggreable, luy dict il, Madame, à fin qu’aujourd’huy je reçoive toute sorte de contentement, que je puisse porter cette espée que j’ay receuë de vos mains, & l’employer à vostre service, & à fin qu’elle soit plus heureuse, que je me puisse honorer du tiltre de vostre Chevalier. Silviane alors rougissant un peu, Ce seroit moy, respondit-elle, qui en cela recevrois de l’honneur, mais je ne puis ny ne veux que cela soit, que par le consentement de la Royne, qui peut disposer de moy comme il luy plaist. Andrimarte qui cogneut bien qu’elle avoit parlé avec beaucoup de discretion, mettant un genoüil en terre devant Methine : C’est aujourd’huy, Madame, le jour qu’il semble me devoir estre le plus heureux, ne vous plaist-il pas que par vostre commandement je reçoive le plus grand honneur que maintenant je puisse esperer ? Childeric perdant toute patience, l’interrompit : Il me semble, luy dict-il, Andrimarte, que si vous n’eussiez point esté tant outrecuidé, vous eussiez attendu de faire cette demande à la Royne, & à Silviane, lors que par quelque belle action vous vous en fussiez rendu digne, Andrimarte qui cogneut bien pourquoy Childeric luy en parloit de cette sorte : Seigneur, luy respondit-il, j’avouë que je ne merite pas cette faveur : mais je ne laisse de la demander, pour le desir que j’ay de vous rendre quelque bon service, & je sçay bien que quand j’auray l’honneur d’estre Chevalier de Silviane, ce nom glorieux me donnera tant de force & tant de courage, qu’il n’y a entreprise pour difficile qu’elle soit de laquelle je ne vienne heureusement à bout. Cette pensée, respondit le Prince tout en colere, seroit bonne, si elle n’estoit injuste : mais il n’est pas raisonnable que vous vous donniez un nom qui ne peut estre merité qu’avec le sang. Mon sang, reprit incontinent le jeune Chevalier, ne sera jamais espargné pour ce subject, non plus que ma vie pour le service du Roy : Mais, Seigneur, je me trouve bien deceu de l’esperance que j’avois, qu’en cette occasion, & en toute autre vous seriez mon protecteur, que ce seroit vous qui me procureriez toute sorte d’advantage, comme le Prince à qui je suis, & à qui la nature, & ma volonté m’ont donné. Childeric vouloit respondre, & peut-estre porté de la violence de sa passion eust parlé outrageusement, si Meroüée trouvant en son fils cette action tres-mauvaise, n’eust pris la parole, à fin de couvrir l’imprudence de Childeric. Vous avez raison, Andrimarte, dict le sage Roy, de penser que Childeric vous favorisera en tout ce qu’il luy sera possible : il le veut, & je luy commande : mais ce qu’il a dict, ç’a seulement esté pour passer le temps, & pour vous mettre un peu en peine, & à cette heure & luy & moy prions la Royne de trouver bon que Silviane vous reçoive pour son Chevalier, estant tres-raisonnable qu’une si belle fille ait un si gentil Chevalier qu’Andrimarte. Ce jeune homme tout transporté de contentement vint baiser la main au Roy, & à Childeric, pour la grace qu’il recevoit de luy : & quoy que le jeune Prince le luy permist, si fust ce avec un visage qui tesmoignoit assez que ce n’estoit que pour le respect du Roy qu’il le consentoit. Et quoy que Methine le recogneust aussi bien que Meroüée, qui en eust un grand desplaisir, si est-ce qu’elle ne laissa pas de commander à Silviane qu’elle receut Andrimarte pour son Chevalier, puis qu’elle voyoit que le Roy le trouvoit bon. La jeune fille n’obeyt jamais à commandement que la Royne luy eust faict, plus volontiers qu’à celui-cy, & d’un visage si contant que chacun le remarqua fort aysément, ce qui toucha encore plus vivement le cœur de Childeric, qui se resolut à quelque prix que ce fust, de rompre cette amour qui luy estoit tant à contre-cœur : Et par ce qu’il cogneut bien qu’il avoit donné trop de cognoissance de sa passion, & que le Roy n’en estoit pas contant, il se contraignit le plus qu’il luy fust possible, à fin de faire croire que tout ce qu’il en avoit fait, avoit seulement esté pour le suject que Merouée avoit dit : mais il n’y en eust guere en la compagnie qui ne cogneust bien cet artifice, & mesme Andrimarte qui sçavoit l’affection qu’il portoit à Silviane, & qui previst assez les traverses qu’il en recevroit, toutesfois n’y ayant rien de trop difficile pour son amour, il se resolut à tout ce qui luy en pouvoit arriver : & d’autant que l’ordre de Chevalerie qu’il avoit l’obligeoit à ne demeurer plus oysif parmy les Dames, il fit dessein de partir pour aller à l’armée, aussi-tost qu’il auroit pû prendre congé de Silviane, & n’en point retourner que par quelque acte signalé il n’eust merité cette belle Dame. Elle qui jugea qu’il falloit de necessité, que cette separation se fit, & qu’ils parvinssent tous deux au contentement qu’ils desiroient par cette voye, luy donna le congé qu’il luy demanda, quoy qu’avec beaucoup de desplaisir : Mais sçachant que le Roy avoit cette coustume, pour inciter le courage genereux des jeunes Chevaliers à faire des actions plus hardies, de donner de semblables recompenses à ceux qui par leur vaillance se signaloient dans les armées, ils se contraignirent l’un & l’autre, & avec regrets & larmes se separerent, soubs l’esperance de parvenir plustost à ce qu’ils desiroient par cet esloignement, que par leur presence.

De raconter icy les Adieux qu’ils se dirent, & les demonstations de bonne volonté qu’ils se firent en cette cruelle separation, outre que je le crois inutile, encore ay-je opinion, qu’il seroit impossible, il suffira de penser qu’ils n’en oublierent une seule de toutes celles que la pudicité de Silviane put permettre à Andrimarte, & que l’honnesteté d’un si parfaict amant, luy donna la hardiesse de rechercher, mais je pense estre aussi peu à propos de rapporter maintenant tout ce qu’il fit en suitte de ce dessein, lors qu’il fut dans l’armée, car il faudroit beaucoup plus de temps, qu’il ne nous reste du jour, pour raconter les choses seulement plus signalées, tant y a qu’en la conqueste que Meroüée fit de la seconde Belgique, il donna de telles preuves & de son courage, & de sa force, que Meroüée l’esleut pour conduire le secours qu’il envoyoit contre les enfans du Roy Clodion, ausquels il avoit esté presenté en la Couronne des Francs, tant pour la pusillanimité & lasche courage de Renaud, que pour la jeunesse d’Alberic, & lesquels toutesfois il avoit partagé de la moitié du Royaume d’Austrasie : Mais eux estans venus en aage, & Alberic se trouvant Seigneur de Cambray, & des pays voisins, & Renaud Duc d’Austrasie, & ayant espousé la fille de Muliade Roy de Tongres, nommée Hasemide, ils firent une estroitte alliance avec les Saxons, & desireux de ravoir le Royaume paternel, vindrent fondre avec une tres-puissante armée sur le reste de l’Austrasie, & n’eust esté que prudemment Meroüée y envoya un puissant secours sous la conduitte du vaillant Andrimarte, il est certain que leurs armes se fussent faict voir jusques aux portes de Paris, & peut-estre eussent non seulement retardé les autres conquestes de ce vaillant Roy, mais luy eussent mis sa Couronne en un grand hazard, au contraire la valeur & la prudence d’Andrimarte fut telle, qu’arrestant les progrez de ces deux freres, il les restraignit en fin dans l’Austrasie, attendant que Meroüée eust le temps de se desmesler des ennemis que les Romains secrettement luy avoient suscitez ; & ce service fut si grand, que ce sage Roy en voulant bien donner cognoissance par toute sorte de tesmoignage, ne fut avare des loüanges que sa vertu meritoit, ny des recompenses dignes des services, qu’il en avoit receus.

Il seroit mal-aysé de dire les contentemens de Silviane, lors qu’à tous coups les feux de joye qui se faisoient n’estoient accompagnez que des resjouyssances pour les valeureux exploicts de son tant aymé Andrimarte, la presence duquel elle desiroit infiniment, pour se pouvoir resjouyr avec luy de tant d’heureux succez, & toutesfois elle ne pouvoit estre marrie de le sçavoir esloigné, puis que son courage genereux luy donnoit tant de satisfaction, en l’honneur qu’elle luy voyoit acquerir, qu’elle vouloit bien participer à ses peines, par les ennuis de son absence, puis qu’elle avoit si bonne part aux gloires qu’il y acqueroit, avec tant d’avantage pour la Couronne des Francs, monstrant bien par une si vertueuse resolution qu’elle estoit veritablement petite fille de Semnon Duc de la Gaule Armonicque, & si bon & fidele amy du Roy Meroüée.

Il n’y avoit personne qui n’aymast & loüast grandement le vaillant & sage Andrimarte, aussi en six ans qu’il demeura dans les armées, il n’eust jamais accident de fortune, qui ne luy fut heureux, un seul Childeric estoit celuy qui avoit à contre-cœur ses victoires, encores qu’elles fussent à l’avantage de la Couronne qu’il devoit porter apres Meroüée : mais l’amour qui estoit plus forte en luy que l’ambition, luy faisoit trouver toutes ses actions mauvaises, & en diminuer la gloire, tant qu’il luy estoit possible, cognoissant bien que ces loüanges ne servoient que d’allumer d’avantage l’affection que Silviane avoit pour luy. En fin Andrimarte ne pouvant plus vivre esloigné de sa Dame, encores que bien souvent il en eust des lettres, & que de mesme il luy fit sçavoir le plus souvent qu’il pouvoit de ses nouvelles, il obtint du Roy congé d’aller à Paris, pour donner ordre à quelques affaires, qu’il feignoit luy estre survenuës. Il se presenta donc devant la Royne, de laquelle il receut toutes les caresses qu’il put desirer, & ayant trouvé la commodité de voir Silviane, & recongneut que sa bonne volonté estoit de beaucoup augmentée en son esloignement, il luy fit trouver bon qu’il parlast à la Royne de leur mariage. Jamais en toutes les victoires que la fortune luy avoit données, il ne remercia le Ciel avec plus de graces, que recevant cette permission, qu’il estimoit par dessus toutes les autres bonnes fortunes & pour faire cognoistre à Silviane ; l’impatience de son affection, aussi tost qu’elle le luy eust permis, il pria quelques-uns de ses plus proches parens, car il n’avoit plus de pere, de faire cette requeste à la Royne pour luy, & la luy demander en grace, attendant que ses services luy pussent faire meriter une si grande recompense. Methine qui sçavoit les merites d’Andrimarte, & les grands & signalez services qu’il avoit rendu au Roy son mary, fut tres-ayse que l’occasion se fut presentée de faire pour luy quelque chose qu’il desirast : & pour tesmoigner à ceux qui luy en porterent la parole combien ce mariage luy estoit aggreable, Dictes, leur respondict-elle, à Andrimarte, que non seulement je consents à ce qu’il desire, mais d’autant que Silviane, est petite fille de Semnon nostre cher amy, Seigneur de la Gaule Armorique, & qu’il ne seroit pas raisonnable d’en disposer sans sçavoir sa volonté, je luy promets que je luy feray trouver bon, & au Roy aussi, si pour le moins ils veulent me complaire en quelque chose : & pour tesmoignage de ce que je dicts, je luy permects de vivre avec elle, non seulement comme son serviteur, mais comme son futur mary.

Cette responce tant avantageuse, & aussi favorable qu’Andrimarte eust peu esperer fut receuë avec tant de contentement par ce jeune Chevalier, qu’il luy fut impossible de la tenir secrette, de sorte que la nouvelle s’en espandit par toute la Cour, & bien tost dans toute l’armée, parce que Meroüée en ayant esté adverty par Methine, il l’eut si aggreable, qu’il l’a dit en disnant tout haut, monstrant qu’il estoit bien aise que cette volonté fut venuë à ce gentil Chevalier, afin de commencer par là à recognoistre les grands services qu’il avoit receus de luy ; & pour ne mettre les affaires en plus de longueur, il depescha incontinent vers le Duc Semnon, son cher & ancien amy, pour luy faire trouver bon ce mariage, luy promettant d’avantager de sorte Andrimarte, qu’il n’auroit point de regret de luy donner sa petite fille.

Mais Childeric qui se trouva alors dans l’armée, ayant apris au commencement cette nouvelle, par les lettres de la Royne sa mere, & puis par les discours de Meroüée, en receut un si grand desplaisir, qu’il ne se peut despecher d’en parler à son pere, couvrant son dessein sous la fainte apparence de son service : Seigneur, luy dit-il, le trouvant en particulier, j’ay sceu par les lettres de la Royne, & par les discours que vous en avez tenus ce matin, qu’Andrimarte pretend d’espouser Silviane, le tres-humble service que je vous dois, me commande de vous representer des choses que je pense estre bien dignes de consideration, & encores que je ne doute point que vostre prudence accoustumée ne les ayt bien desja preveuës, toutesfois les grandes & plus preignantes affaires que vous avez sur les bras, me font craindre que n’ayant pas eu le loisir de bien considerer celles qui semblent estre de beaucoup moindre importance, vous pourriez peut-estre passer legerement par dessus, sous l’esperance juste de recompenser les services de ce Chevalier, que j’advouë, Seigneur, estre dignes de recognoissance, pour donner courage aux autres, d’en faire autant que luy, quand vous leur ferez l’honneur de les employer, mais que je nie bien meriter de vous faire commettre une si grande & prejudiciable offence contre Semnon vostre cher amy & allié, & contre vous mesme, car il est certain que les recompenses ne doivent jamais estre faites au desadvantage de nos amis, & de ceux qui s’asseurent en nous de choses qu’ils tiennent les plus cheres. Semnon comme vous sçavez, Seigneur, est Duc de la Gaule Armorique, c’est luy qui à vostre arrivée en ces contrées, vous a receu en son amitié, vous a assisté de ses forces & de ses conseils, il se peut dire que luy, & Gyuveldin gouverneur des Edvois, ont esté les deux plus fermes pierres, sur lesquelles vous avez asseuré les fondemens de vostre domination ; est-il maintenant raisonnable que s’il vous a confié cette fille, qui doit estre le support, & le soulagement de sa vieillesse, vous en deviez disposer sans son consentement ? ou seulement est-il bien à propos que vous luy proposiez un party tant inégal, & que chacun jugera si desavantageux ? Voulez-vous donc que l’on die, que le Roy Meroüée recompense ceux qui le servent, aux despens des princes ses voisins & amis ? Souffrirez vous que l’on puisse reprocher que le Roy des Francs, sous pretexte d’amitié & de confederation, apparie si mal les filles de telle qualité, que de les donner en payement des services receus, à des personnes de qui la naissance leur est tant inferieure ? Pardonnez moy, Seigneur, si je parle si hardiment devant vous, & accusez le naturel desir que j’ay de ne voir point vostre nom taché d’aucun soupçon de chose que je sçay bien estre entierement esloignée de vostre intention, & du tout contraire à toutes vos actions passées ; ce n’est pas que je ne tienne pour tres-raisonnable, & digne de loüange, la volonté que vous avez de faire pour Andrimarte : mais je vous supplie, Seigneur, que ce soit à vos despens, & de chose où vous seul ayez interest, car en cela vous acquerrez le nom de Prince genereux & magnanime, & vous vous rendrez aussi bien le Roy des cœurs, que vous l’estes des corps des Gaulois ; Il ne manque pas dans vostre Royaume des partis pour Andrimarte, & que luy mesme jugera luy estre plus convenables, que celuy de Silviane, de laquelle il ne peut pretendre que du mescontentement, puis qu’au lieu d’acquerir des amis par cette si peu égale alliance, il se fera des ennemis immortels, qui jamais ne luy pardonneront l’offence qu’ils penseront avoir receuë de vous à son occasion. Et ainsi sans qu’il luy en revienne aucun avantage, il vous fera perdre & le credit, & l’amitié qu’avec tant de peine vous avez acquise, & qu’avec tant de soing & de prudence vous vous estes conservée parmy tous ceux qui ont cogneu vostre nom. Ne croyez pas seigneur, que je sois l’autheur de ces considerations, plusieurs de vos meilleurs serviteurs, & qui n’ont osé le vous dire, se sont addressez à moy, afin que vous les apprissiez de moy, sçachant bien que les grands Roys qui ont tousjours l’esprit occupé à de grandes entreprises, ne daignent bien souvent tourner les yeux sur ces choses qu’ils pensent n’estre pas capables de faire de grands effets, & qui quelquefois trainent apres les commencemens d’un grand mal. Je sçay que quand Andrimarte sçaura de quelle importance ou plustost de quel prejudice est ce mariage à vostre service, il est tant vostre serviteur, qu’il sera le premier à vous supplier, pour amoureux qu’il soit, de ne faire rien qui puisse alterer le service de vostre majesté, ou troubler le repos de vostre peuple, ou diminuer tant soit peu l’amitié & la bien-vueillance de vos alliez : Et quand il vous plaira me le commander, pour vous descharger de cette importunité, je m’offre à le luy faire entendre, & à luy en deduire les raisons de telle sorte, que jamais plus il n’y pensera.

Ainsi finit Childeric qui fut escouté si attentivement de son pere, qu’il pensa d’avoir à l’heure mesme la commission d’en parler à Andrimarte : mais le sage Roy, qui dés long-temps avoit bien pris garde que ce jeune Prince estoit amoureux de Silviane, & que toutes ces considerations ne luy estoient dites que pour l’envie qu’il avoit de la posseder tout seul, luy ayant donné audience telle qu’il voulut, & voyant qu’il attendoit sa response, apres y avoir quelque temps pensé, reprit ainsi la parole avec un visage severe, & luy tesmoignant assez par là le peu de satisfaction qu’il avoit receu de sa harangue.

Je suis tres-marry de recognoistre en vous les choses que je voudrois le moins y estre, & particulierement deux, qui seront la cause de vostre perte, si avec prudence vous ne vous en despoüillez bien tost. La premiere, cette humeur effeminée qui vous emporte à une vie dissoluë, & la recherche des delices & de l’amour, car si par les contraires l’on fait de contraires effets, & si les Gaules que je possede ont esté ravies d’entre les mains de ces vaillans & puissans Romains, par la force & par la generosité de Pharamond, & de Clodion, & s’il a falu que j’aye tant sué sous le harnois, & couru tant de hazards pour conserver & agrandir les limites de l’Empire qu’ils m’ont laissé, comment ne puis-je juger avec raison, que quand je vous auray remis cette couronne apres moy, vous ne la conserverez guere long-temps, puis que vous vous esloignez & des moyens que nous avons tenus, & de la guerriere vertu de la nation des Francs ? Mais l’autre condition que je blasme grandement en vous, c’est d’employer vostre esprit à vouloir couvrir vostre vice sous le voile de la vertu. Pensez-vous, Childeric, que j’aye si peu de cognoissance des affaires du monde, que je ne juge bien que toutes les choses que vous me venez representer ne sont seulement que pour empescher que Silviane que vous aymez ne se marie encore de quelque temps ? Pensez-vous que je ne me souvienne des paroles que vous tintes lors qu’Andrimarte fut armé Chevalier ? avez vous opinion que je n’aye sceu qu’elle jetta un portraict dans le feu, que vous aviez d’elle sans qu’elle le sceust ? Et croyez vous que je n’aye esté adverty de la violence que vous luy fistes quand vous la baisastes par force ? ne vous figurez vous point, Childeric, que pas une de vos actions envers elle me soit incognuë, & que si jusques icy je les ay supportées, & faict semblant de ne les voir pas, ce n’a esté que sous l’esperance qui me restoit encore, que peut-estre vous retireriez vous de vous mesme de la mauvaise façon de vivre que vous avez prise, & que vous ne pouvez pas douter qui ne me desplaise ? Vous faictes le grand homme d’estat, & me venez reprensenter ce que je dois à l’amitié de Semnon, & aux bons offices qu’il m’a rendus : & envers lequel de tous mes voisins & de tous mes alliez m’avez vous veu manquer en ce que je leur dois & d’amitié & de bien-vueillance ? Et pourquoy si vos pensées estoient bien saines, ne jugeriez vous qu’en cette occasion je ne defauts non plus à ces devoirs envers celuy que j’ayme, & que j’estime par dessus tous les Gaulois ? Que si vous ne pouvez penetrer jusques au profond de mes desseins, que ne jugez vous que ce qui vous en est incogneu ne laisse d’estre faict avec autant de raison, que vous en voyez en ceux que vous sçavez, & que vous entendez ? Qu’est-ce que j’ay faict jusques icy que mes amis ayent blasmé ? ou dites moy dequoy mes propres ennemis me peuvent accuser, si ce n’est de leur avoir osté par la valeur de nos armes, ce qu’autrefois ils avoient acquis sur des autres : mais plus avec la peau du renard, qu’avec les ongles du lyon ? Et un seul Childeric sera celuy qui condamnera les actions de son pere, & pourquoy ? parce qu’il consent au mariage d’une fille, qui poussé d’une folle affection il voudroit deshonnorer entre les bras mesme de sa mere, & devant les yeux de son pere. Trouverez-vous plus à propos, ou plus honnorable pour ce genereux Semnon & nostre ancien amy comme vous dites, que sa fille soit remise entre vos mains, que mariée avec Andrimarte ? La voulez vous peut estre espouser ? vostre folle humeur vous porteroit-elle bien à cette faute ? Je ne le veux pas croire, car j’aymerois mieux que ce gesse que j’ay en la main vous fust dans le cœur, que non pas une si vile pensée : non que je n’estime la vertu du pere, & la nourriture de la fille : car l’une & l’autre sont estimables : mais n’eslirois n’eslirois plustost de rendre à Regnaud ou à son frere Alberic, le sceptre entier de leur pere Clodion, que de consentir qu’un courage si abaissé que seroit le vostre, eust la souveraine puissance sur un peuple si genereux & si belliqueux que celuy auquel je commande. Or si vous ne la voulez point espouser, & quand vous le voudriez, si mon consentement n’y sera jamais, qu’est-ce donc que vous pensez faire de Silviane ? la tiendrez vous pour concubine ? avez vous opinon que l’honneur de ma maison le comporte ? que la reputation de la Royne le souffre, ou que le courage de Semnon, & la generosité de sa race le puisse endurer ? Cessez, Childeric de remonstrer à vostre pere ce qu’il doit faire en une chose où il n’a point d’autre passion que celle de la raison, & vous despoüillez de cette folle amour qui vous preoccupe l’entendement, & lors vous verrez que si je ne faisois ce mariage, je manquerois grandement à ce que je dois : car si les Princes sont obligez comme vous dites de recompenser les services receus par des bien-faicts, & des honneurs, qu’est-ce que je ne dois pas faire pour Andrimarte, qui sans parler des autres exploicts qu’il a faits pour nous, n’a pas seulement resisté à la force des enfans de Clodion, mais en les contraignant de demeurer dans les limites de l’Austrasie, peut dire nous avoir conservé le reste de nos Estats, donné le moyen de faire les progrez que mes armes ont faits depuis le temps que me surprenant engagé à de nouvelles conquestes, ils s’en venoient fondre si inopinément sur nous, si la valeur & la sage conduitte d’Andrimarte ne nous eussent fait espaule, & n’eussent reprimé l’insolence de leurs armes ? Et dites moy, Childeric, qu’est-ce que je ne dois pas à un si signalé service, & de quelle ingratitude ne serois-je point avec raison accusé, si je refusois à son affection, à sa fidelité, à son courage, & à ses merites la premiere chose qu’il m’a demandée ? Mais, dites-vous, recompensez-le à vos despens, & non pas à ceux de Semnon, qui garde cette fille pour le support de sa vieillesse, & pour le soulagement de son dernier aage. Au contraire que ce soit à ses despens, que ce seroit veritablement à son dommage, si je refusois pour sa petite fille un party si convenable, & si avantageux : Car y a-t’il ny Prince ny grand Roy, qui ne creut avoir beaucoup gaigné de s’estre acquis à tel prix un semblable gendre, & qui est capable non seulement de conserver un Estat, mais d’acquerir cent Royaumes par sa valeur & par sa prudence ? Que peut desirer Semnon de plus avantageux sur ses vieux jours, que de voir Silviane entre les mains d’un vertueux Chevalier, & son Estat soubs la garde d’un vaillant, prudent, & heureux Capitaine ? Souvenez-vous, Childeric, que je dois non seulement cette gratification à Andrimarte, pour les services qu’il m’a faits : mais je dois ce gendre à Semnon, pour l’amitié & la fidelité qu’il m’a tousjours monstrée : & je sçay que vous mesme le recognoissez bien ainsi, & que quand vous avez parlé à moy d’autre sorte, ce n’a pas esté Childeric qui a parlé, mais cette folle passion qui le fera perdre, & qui luy ostera enfin la couronne que je porte s’il ne change bien tost & de conduitte & d’humeur. Et pource si vous me voulez plaire, vous quitterez non seulement cette vie, qui vous rendra mesprisable & odieux à tous ceux qui la sçauront, & particulierement aux Francs, de qui le courage guerrier ne peut aymer ny supporter un vicieux ny un faineant pour son Roy, mais aussi cét artifice duquel vous essayez de couvrir vos desseins effeminez sous le visage desguisé de la vertu : autrement Childeric, soyez asseuré que si de nom je suis vostre pere, je ne le seray point d’affection, & qu’au contraire je feray paroistre & à vous, & à chacun que je ne contribuë ny consents en rien à la honteuse & mesprisable vie que vous faictes.

Childeric demeura grandement confus oyant cette response de Meroüée, parce que sa propre conscience le convainquoit, & toutefois suivant l’ordinaire coustume de tous ceux qui veulent couvrir leur faute, il essaya de s’excuser en partie des choses que son pere luy avoit reprochées, en niant entierement les unes, & desguisant de sorte les autres, qu’il eust peut-estre rendu sa cause bonne s’il eust parlé à une personne moins avisée que Meroüée : Mais le sage pere ayant quelque temps escouté ses excuses. Enfin, dit-il en l’interrompant, vous estes bien, marry Childeric, que j’aye eu assez bonne veuë, pour recognoistre vostre faute : mais ce n’est pas de cela que vous devez estre fasché : soyez-le d’avoir failly ; & non pas que je l’aye recogneu, car estant vostre pere comme je suis, j’auray tousjours plus de soing de cacher vostre erreur que vous mesme : mais si vous estes sage, ne continuez plus cette vie qui sans doute vous fera perdre honteusement : & vous souvenez que tout Prince qui veut commander à un peuple, se doit rendre plus sage & plus vertueux que ceux desquels il veut estre obey, autrement il n’y parviendra jamais qu’avec la tyrannie, qui ne peut estre asseurée ny aggreable à celuy mesme qui l’exerce.

A ce mot, Meroüée le laissant sans vouloir plus ouyr ses repliques, depescha incontinent à la Royne Methine, que sans plus prolonger ce mariage, elle en donnast avis à Semnon le bon Duc de la Gaule Armorique, afin que le tout se fist par son consentement, & qu’ensemble elle l’asseurast qu’il rendroit Andrimarte tel, qu’il n’auroit point de regret d’avoir accordé sa petite fille à un si accomply Chevalier. La Royne qui ne desiroit pas avec moins de passion de contenter Andrimarte, sans perdre un moment de temps y envoya un Ambassadeur, qui n’eut beaucoup de peine à l’y faire consentir, parce que Semnon oyant le nom d’Andrimarte, duquel la renommée luy avoit raconté tant de belles & genereuses actions, le receut pour son gendre avec infinis remercimens à la Royne de la faveur qu’elle luy faisoit de vouloir donner un tel mary à Silviane, se sentant de telle sorte obligé à Meroüée & à elle pour cette eslection, qu’il tenoit pour bien recompensez tous les services qu’il leur avoit autrefois rendus, & leur remettant deslors entre les mains toute l’authorité qu’il avoit sur elle, il les supplioit d’en vouloir disposer comme estant à eux. Que seulement il desiroit de voir Andrimarte, afin de cognoistre celuy à qui Silviane & ses Estats devoient estre, & pour l’obliger par la bonne chere qu’il pretendoit de luy faire à aymer d’avantage sa fille, & à cherir selon leurs merites les peuples sur lesquels il devoit commander.

Cette responce ayant esté receuë, la Royne en donna incontinent son aduis à son mary, qui jugea estre à propos qu’Andrimarte fit promptement le voyage vers le bon Duc Semnon, afin de luy rendre le devoir auquel il estoit obligé, & cela d’autant plustost qu’en ce temps-là il avoit paix ou treve avec tous ses voisins, si bien qu’il avoit moins à faire de sa presence. Andrimarte & Silviane advertis de cette prochaine separation, encores qu’ils sceussent que de ce voyage dépendoit tout le contentement futur, si est-ce que l’extreme affection qu’ils se portoient ne les y pouvoient faire consentir qu’avec un desplaisir extreme, d’autant que les autresfois qu’Andrimarte l’avoit esloignée, ce n’avoit esté que pour aller à l’armée qui ne les separoit pas de deux ou trois journées, & Meroüée y estant, elle en avoit des nouvelles presque tous les jours : mais cét esloignement sembloit devoir estre plus long, tant pour la distance des lieux, que pour prevoir bien que le bon Duc Semnon ne le laisseroit pas si tost retourner, & leur amour impatiente ne pouvoit sans une tres-grande peine se preparer à cette longue absence : toutefois la necessité les y contraignant, Andrimarte avant que de partir pour tesmoignage de sa passion luy donna ces vers :


STANCES


Sur un depart.

I.

Dieux qui sçavez quelle peine

Donne l’absence inhumaine,

Accomplissez s’il vous plaist
 
Mon souhait.

II.

Faictes moy, puis que l’absence

Me doit ravir sa presence,

Aussi tost qu’un souvenir
 
Revenir.

III.

Faites comme une Androgine

D’une puissance divine

R’assembler par le dehors
 
Nos deux corps.

IIII.

Ainsi ma forme premiere

Me seroit renduë entiere,

Ayant par vostre pitié
 
Ma moitié.

V.

Faites comme le lierre

L’ormeau de ses bras enserre,

Qu’elle soit jusqu’au trespas
 
En mes bras.

VI.

Pour rompre la douce estrainte

De cette union si saincte,

Le Ciel n’a rien, ny la mort
 
D’assez fort.

VII.

Faites comme aux irondelles,

Qu’il me soit donné des aisles,

Afin de plustost pouvoir
 
La revoir.

VIII.

Si j’obtenois cette grace,

Pour loing que je m’esloignasse

J’y ferois cent fois retour
 
Chasque jour.

IX.

 Que si cela ne peut estre,

Vueillez mon retour permettre

Tout aussi tost en ce lieu
 
Que l’adieu.

X.

Ma voix où s’addresse-t’elle ?

Les Dieux la voyant si belle

En sont amans & jaloux
 
Comme nous.

XI.

Ayant donc l’ame saisie

D’une froide jalousie.

La pitié dans leur esprit
 
S’assoupit.

XII.

Vainement je les reclame,

Puis qu’amoureux de Madame,

Ils m’en esloignent d’aupres
 
Tout expres.

XIII.

Mais en vain remplis d’envie,

Vous nous troublez nostre vie :

Nos nœuds sont, & nos liens
 
Gordiens.


Ainsi s’en alla le gentil Andrimarte, plus desireux de revenir, que d’estre possesseur de la Gaule Armorique. Je ne vous raconteray point icy, Madame, la reception qui luy fut faite, tant par Semnon, que par ses peuples, qui ayant sceu la volonté de leur Seigneur, s’estoient preparez à le recevoir avec toute sorte d’honneur & de contentement, infiniment resjoüis de l’eslection que leur bon Duc en avoit faite, tant pour Silviane, que pour estre leur Seigneur apres luy, car cela ne fait rien au discours que vous desirez sçavoir de moy : Il suffira de dire que Semnon apres l’avoir receu, avec toute sorte de magnificence, & retenu quelque temps aupres de luy, luy accorda non seulement Silviane, comme il desiroit, mais de plus, le fit proclamer Seigneur de la Gaule Armorique apres luy, & en vertu de ce futur mariage, le fit recognoistre pour tel par ses vassaux & subjects, n’y ayant ny Ambactes, Solduriers, ny Chevaliers qui le receussent avec applaudissement.

Quelque temps auparavant, Clidamant estoit arrivé dans l’armée de Merouëe, de sorte qu’il avoit veu Andrimarte, & avoit esté fort souvent tesmoing, ou pour mieux dire que son compagnon d’armes en tant de beaux exploits qui s’estoient faicts, & mesme quand Merouëe se rendit entierement Seigneur de la Seconde Belgique, de sorte que les nouvelles qui se sceurent aussi tost dans la Cour de Merouëe du bonheur de ce gentil Chevalier luy furent tres-agreables, comme aussi à tous les autres Seigneurs & Princes Francs, ny ayant que Childeric seul qui en receut du desplaisir : car encores qu’il feignit le contraire ; depuis que son pere l’en avoit tancé, il n’avoit eu la hardiesse de faire paroistre l’amour qu’il portoit à Silviane, qui toutefois au lieu de diminuer, alloit croissant de jour en jour, non toutesfois qu’il eust aucune intention de l’espouser : car il tournoit les yeux à quelque chose de plus relevée : mais il eust bien voulu la posseder en autre qualité. Et lors que chacun loüoit la bonne élection que Semnon en avoit faicte, il ne se pouvoit empescher d’en parler desavantageusement, le blasmant quelquefois d’injustice, & d’autresfois d’imprudence : d’injustice, privant les justes successeurs de son bien ; & d’imprudence, en sousmettant la Gaule Armorique à un Franc, qui estoit d’une nation estrangere : & ne pouvant vaincre la passion qui le consommoit, & trouvant un jour commodité de parler à Silviane, il luy dit : Est-il possible, belle Dame, que vous soyez resoluë de vous donner à Andrimarte ? Et n’est-ce pas Seigneur, luy respondit-elle, un Chevalier qui merite plus que je ne vaux ? Vous faictes bien paroistre, repliqua-t’il, que vous vous cognoissez fort peu en la valeur des choses, puis que vous l’estimez plus que vous, de qui le moindre merite surpasse tout ce que peut valoir Andrimarte. Et pour qui le prenez vous ? peut-estre pour quelque Prince d’entre les Francs : tant s’en faut, c’est tout ce qu’il peut faire que d’estre de l’Ordre des Chevaliers, & je dis encore de ceux qui sont les plus abaissez. Il me suffit, dict Silviane, qu’il est recogneu pour fort homme de bien, & que chacun le tient pour tel. Mais comment, reprit Childeric, ne craignez vous point qu’il vous abandonne, apres que l’ardeur de son amour sera passée ? car vous devez croire qu’il n’a rien que son espée, & que s’il faisoit ceste perfidie, il ne seroit pas le premier de sa race. J’estime, respondit Silviane, celuy assez riche, qui a autant de vertu que chacun luy en recognoist, & pour estre abandonnée de luy, je ne le dois pas craindre à ce que vous dites, puis que je vaux tant, & que je me donneray entierement à luy, puis que mal-aysément pourroit-il esperer de trouver mieux ailleurs. Cette consideration, dict Childeric, est bonne avec ceux desquels l’ambition ne suffoque pas le jugement, ou de qui la perfidie naturelle ne prevaut par dessus la raison. Silviane alors offencée de ce discours : Seigneur, luy respondit-elle, si vous tenez ce discours pour me fascher, c’est sans raison, puis que je n’eus autre volonté que de vous honorer : Que si c’est pour offencer Andrimarte, je ne sçay comme vous en avez le courage, puis que ce pauvre Chevalier outre les grands services qu’il vous a desja rendus, & qui sont si signalez, encore ne parle-t’il jamais que de l’ambition qu’il a d’employer le reste de sa vie en augmentant vostre Couronne. Ma belle fille, respondit le jeune Prince, ce n’est ny pour vous desplaire, ny pour l’offencer, mais seulement pour ne vous voir perdre, comme je prevoy que vous ferez, si vous ne vous retirez de ceste jeune & peu prudente affection : croyez moy que je ne parle point sans raison, si vous sçaviez quel bon-heur vous attend, peut-estre ne vous precipiteriez vous point de cette sorte. Seigneur, repliqua Silviane, mettez je vous supplie vostre esprit en repos, & croyez que tous les plus grands avantages qui se peuvent imaginer ne me divertiront jamais de l’affection que j’ay promise à Andrimarte : la Royne & le Roy le veulent, Semnon le trouve bon, & me le commande, qui est-ce qui m’en peut donc retirer ? Et quoy, Silviane, reprit Childeric, vous ne faictes donc point de conte de ma volonté ? & vous ne pensez pas que mon consentement y soit necessaire : Si fay, Seigneur, respondit-elle, mais je n’en parle point, croyant qu’il ne sera jamais autre que la volonté de Meroüée. L’Amour, dit-il que je vous porte est telle, que je contrarierois mesme à Tautates, s’il estoit necessaire pour vostre bien : mais puis que vous l’estimez si peu, allez, & souvenez vous que je suis Childeric, c’est à dire le fils du Roy, & qu’un jour je vous feray paroistre combien folement vous méprisez maintenant ma bonne volonté : Et à ce mot, sans attendre sa responce il partit tout en colere, dequoy elle fut bien marrie, non pas pour elle, mais pour la crainte qu’elle avoit, que son courroux ne put rapporter du mal à son cher Andrimarte. Cependant, Semnon ayant retenu quelque mois Andrimarte aupres de luy, & luy semblant qu’il estoit temps de le renvoyer vers Meroüée, il luy donna congé de s’en retourner, à condition qu’aussi-tost que le mariage seroit accomply, il luy ameneroit Silviane, & se resoudroit de demeurer avec luy d’ordinaire, pour prendre le soing de ses Estats & luy donner le moyen de vivre le reste de ses jours en repos. Chacun à son retour le receut avec toute sorte d’honneur & de caresses. Meroüée qui le traittoit desja comme Duc de la Gaule Armorique, estoit bien ayse que par son moyen il y eust une personne de sa nation & sur laquelle il avoit tant de puissance, qui commandast à un peuple si grand, & son voisin, luy semblant que c’estoit une grande asseurance pour sa couronne d’avoir ce costé-la si certain, & duquel il pouvoit entierement disposer. Et en cette consideration, il commandoit à Childeric d’en faire cas, & de l’aymer non plus comme son vassal, mais comme son voisin, & duquel il pouvoit retirer beaucoup d’utilité pour le progrez & l’affermissement de ses conquestes : Mais ce ne fut rien au prix de la bonne chere que Silviane luy fit, qui desja le tenant pour son mary, vivoit presque avec l’honneste liberté de femme aupres de luy : Et quoy qu’elle ne voulut luy rien cacher de tout ce qu’elle faisoit, ou qu’elle avoit en la pensée, si est-ce qu’elle creut n’estre pas bien à propos de luy dire les discours que Childeric luy avoit tenus, tant par ce qu’elle sçavoit bien qu’ils estoient faux, que d’autant qu’ils luy donneroient un grand mescontentement : seulement elle resolut de se retirer avec luy dans les Estats de Semnon le plustost qu’il luy seroit possible, & aussi-tost que leur mariage seroit faict, à fin d’eviter la tyrannie du jeune Childeric, & les insolences qu’elle prevoyoit lors qu’il seroit maistre absolu des Francs.

N’y ayant donc plus rien qui empescha l’accomplissement de ce tant souhaitté mariage, Methine par l’authorité du Roy, & en suitte de la volonté de Semnon en faict passer les articles, & huict jours apres les ceremonies en furent faictes au contentement general de tous, & avec tant de satisfaction de Silviane & d’Andrimarte, que jamais on ne vit deux Amants plus contens, ny deux visages où le plaisir & la joye se remarquassent plus visiblement. Un seul Childeric souspiroit en son cœur de ce que tout le peuple se rejoüyssoit : mais comme si le Ciel eust attendu seulement que ce mariage fust accomply, pour mesler toute la Gaule de trouble & de tristesse dans sept ou huict jours : Meroüée tomba malade, & bien-tost apres mourut plein de gloire & d’honneur, & tellement regretté de son peuple & des Gaulois, que jamais les Francs n’ont fait paroistre un si grand desplaisir pour Roy, qu’ils ayent perdu. Childeric, comme je vous disois, Madame, fut eslevé sur le Pavois, & proclamé Roy des Francs incontinent apres, avec beaucoup d’esperance qu’il seroit imitateur des vertus de son pere. Silviane alors qui se ressouvint des paroles desavantageuses qu’il luy avoit tenuës, conseilla son cher mary d’esloigner promptement ce jeune Roy, & de se retirer en la Gaule Armorique, tant pour éviter la mauvaise volonté de Childeric, que pour satisfaire à ce qu’il avoit promis à Semnon. Mais Andrimarte qui ignoroit les derniers propos que Childeric avoit tenus à Silviane, & qui pensoit estre obligé de demeurer quelque temps avec ce nouveau Roy pour le servir à s’asseurer la Couronne, ne voulut croire le conseil de Silviane, luy semblant qu’il manqueroit à son devoir s’il se retiroit avant que de voir le nouveau regne de Childeric bien asseuré. Et ainsi sans rejetter entierement ce qu’elle luy avoit proposé, alloit dislayant, & faisant semblant que les choses necessaires à leur voyage se preparoient, & cependant demeuroit ordinairement aupres de la personne du Roy avec tant de soing & d’affection, que tout autre que Childeric s’en fust ressenty obligé. Luy au contraire conservant dans son cœur l’outrage qu’il pensoit avoir receu de luy, n’alloit esloignant la resolution qu’il avoit prise en son ame, qu’autant que duroient les ceremonies & les resjouyssances de son advenement à la Couronne : Et le mal-heur ne voulut-il pas que cependant les nouvelles vindrent à Silviane, & au valeureux Andrimarte que Semnon le bon Duc estoit mort, & que tous les vassaux & subjects leur faisoient instante priere de venir en leurs Estats ?

Le desplaisir de Silviane fut tres-grand, & celuy d’Andrimarte ne fut guere moindre, ayant receu tant de bien-faicts de ce Prince, sans avoir eu le loisir de luy en rendre service : mais lors que les premieres larmes commençoient de se seicher, il sembla que le Ciel leur voulut donner occasion de les renouveller avec plus d’amertume encores que les premieres.

Desja Childeric voyoit ce luy sembloit ses affaires asseurées, & la Couronne bien r’afermie sur sa teste, lors que cette nouvelle vint à Silviane, & desja il avoit commencé de vivre si licentieusement, s’abandonnant à toutes sortes de voluptez, que comme je vous ay dit, Madame, chacun avoit perdu l’espoir que la vertu du pere avoit fait concevoir du fils. Le peuple qui s’en plaignoit, les plus grands en murmuroient, & les plus affectionnez en souspiroient ; en fin apres qu’ils eurent quelque temps supporté cette honteuse vie, & plusieurs autres tyrannyes & foules qu’il faisoit sur son peuple, les grands de l’Estat s’assemblerent à Provins, & puis à Beauvais, où toutes choses bien considerées & debatuës, en fin ils resolurent de le declarer indigne & incapable de la Couronne des Francs, & en mesme temps en eslisent un, qu’encores que Romain, ils jugerent toutesfois estre personne si pleine de merites, qu’il estoit digne d’estre leur Roy : Celuy-cy s’appelloit Gillon, qui des long-temps avoit quitté le party des Empereurs Romains, pour suivre celuy de Meroüée, auquel il avoit tousjours rendu un fort bon & fort fidele service, & qui mesme avoit augmenté l’Estat des Francs de la ville de Soissons dont il estoit Gouverneur. Mais quant à moy, je croy qu’ils firent eslection de cét homme ambitieux, par ce qu’il n’y eust point de Franc qui en voulut prendre ny le nom, ny la charge, de peur de ne la pouvoir maintenir contre leur Roy naturel, ou pour ne point estre atteint du crime de felonnie qui est si detesté parmy eux.

Mais voyez, Madame, comme lors que Tautates veut chastier les fautes des hommes, il fait rencontrer les occasions inesperées : En ce mesme temps que desja Gillon se preparoit secrettement pour s’armer, & le reste des grands pour joindre leurs vassaux & leurs Ambactes avec luy, ne voyla pas que Childeric se resoult avec toute l’imprudence que l’on sçauroit imaginer, d’oster par force Silviane à Andrimarte, non pas pour l’espouser, car aussi ne le pouvoit-il plus, estant desja mariée, mais pour en passer sa faintaisie, comme desja il avoit fait de quelques autres, depuis le deceds de Meroüée ? & ce qui portoit ce jeune Prince à semblables desordres, c’estoit l’opinion que quelques flateurs luy donnoient, que toutes choses estoient permises au Roy : que les Roys faisoient les loix pour leurs subjects, & non pas pour eux, & que puis que la mort & la vie de ses vassaux estoit en sa puissance, qu’il en pouvoit faire de mesme de tout ce qu’ils possedoient. Ces trois fausses, mais flatteuses maximes, apres plusieurs autres violences, & qui avoient donné subject aux plus grands de s’assembler par deux fois, pour le despoüiller de l’authorité qui luy estoit si mal deuë, le porterent à yeux clos à faire cét outrage à Silviane, & au valeureux Andrimarte.

La Royne Methine s’estoit retirée pour lors en la ville des Remois, tant pour n’estre tesmoing des mauvaises & honteuses actions de Childeric, puis qu’elle ne pouvoit plus y remedier, que pour passer plus doucement l’ennuy de la perte qu’elle avoit faicte, avec les ordinaires consolations d’un grand personnage nommé Remy, qui reluit de tant de vertus, qu’encores que le Dieu qu’il adore soit incogneu aux Francs & à nous, si est-ce que jamais personne affligée ne part d’aupres de luy sans estre soulagée de sa peine. Or Childeric prenant donc occasion de l’esloignement de sa mere, pour faire qu’Andrimarte laissast Silviane seule, il le tire à part, & luy controuve mille fausses raisons pour luy faire croire qu’il estoit necessaire qu’il allast de sa part luy communiquer des affaires qu’il ne voudroit commettre à la fidelité d’autre que de luy, & que pour ce subject il le prie de vouloir incontinent partir, qu’il ne doute pas du desplaisir que ce luy est d’esloigner Silviane : mais que le voyage estant de peu de jours, & si necessaire pour le bien de sa Couronne, il vouloit croire qu’il ne le refuseroit pas, Andrimarte qui n’eust jamais pensé qu’un Roy, fils de Meroüée, eust eu une si damnable pensée, respondit qu’il estoit prest à le servir & en ceste occasion & en toute autre ; qu’à la vérité il aymoit Silviane comme sa femme, mais qu’il honoroit Childeric comme son Seigneur, que ces deux affections n’estoient point incompatibles, & qu’il luy tesmoigneroit tousjours qu’il n’avoit rien de plus cher que le bien de son service. Avec semblables propos, Childeric luy faisant donner ses despesches, il n’eust pas plus de loisir à se preparer à ce voyage, que la prochaine nuict durant laquelle il fit sçavoir à sa bien-aymée Silviane, la charge que Childeric luy avoit donnée, & luy recommandatres-expressement de pourvoir en sorte aux choses necessaires à leur retour en la Gaule Armorique, que rien ne les put retarder plus de cinq ou six jours, quand il seroit revenu de la ville de Remois. La sage Silviane ayant escouté paisiblement tout ce qu’Andrimarte luy avoit dit, comme elle avoit un esprit prompt & subtil, elle luy respondit en souspirant : Ce visage ne me promet point de contentement, & Dieu vueille que l’opinion que j’en ay soit fausse. Vous devez vous souvenir, que Childeric m’a aymée, ou que pour le moins il en a fait le semblant, durant que le Roy son pere à vescu, il m’a tenu des langages que je n’ay jamais voulu vous redire, & que je vous supplie ne me point commander de vous faire sçavoir, tant y a qu’il m’a bien faict paroistre & qu’il n’avoit pas beaucoup de memoire des services que vous avez rendus, & à luy & à Meroüée, & que s’il eust eu en ce temps-là l’authorité qu’il à maintenant, jamais nostre mariage n’eust eu une si heureuse conclusion, que le Ciel nous l’a voulu donner, depuis vous avez veu quelle sorte de vie il a faite, à quelles violences il ne s’est point laissé aller, & par là vous pouvez prevoir ce que nous en devons esperer : Quant à moy je vous diray mon fils (c’estoit ainsi que depuis son mariage elle le nommoit) que je crains infiniment cét homme, il a aussi les deux conditions qui sont à craindre en une personne, c’est à sçavoir, la volonté mauvaise, & la puissance entiere & absoluë, vous pouvez juger quel suject il a de vous envoyer vers la Royne si hativement, que s’il n’est bien vray semblable, je penserois que vostre commission n’a point esté donnée avec bon dessein, l’on dit que les femmes sont ordinairement soupçonneuses, & m’oyant tenir ce langage, vous ne perdrez pas cette opinion, mais mon fils considerez si c’est avec raison que je la suis, & si ce n’est point une extreme affection que je vous porte, qui m’en fait parler ainsi, & vous servant de vostre prudence accoustumée, recevez ce que je vous dis pour y prouvoir, en sorte que ny vous ny moy n’en ayons point de desplaisir, car je sçay bien qu’en tous les accidens où je vois celles de nostre sexe subjectes, j’ay un recours qui ne me deffaillira point, & une porte par laquelle je trouveray tousjours mes asseurances, qui est la mort : mais j’advouë qu’il me fascheroit grandement d’esloigner si tost mon fils, & de le perdre pour si long-temps. A ce mot se relevant sur un bras, elle luy jecta l’autre au tour du col, & le baisant le couvrit tout de ses larmes, desquelles le genereux Chevalier fut grandement esmeu, & apres avoir long-temps consideré sans dire mot, les discours de Silviane, & luy semblant qu’elle parloit avec beaucoup de raison, il luy respondit, Ces pleurs qui me mouïllent le visage, me touchent encore plus vivement le cœur, & faut, ma fille, que je vous advouë, que si j’eusse bien pensé à tout ce que vous me venez de representer avec tant de justes raisons, j’eusse fait en sorte que quelque autre eust eu ce voyage en ma place, mais puis que j’ay pris congé du Roy, & que toutes les depesches sont entre mes mains, quelle excuse puis-je prendre qui soit valable ? & comment m’en puis-je dedire sans rompre tout à fait avec luy ? Cela veritablement ne se peut ; & puis que nous en sommes venus si avant, il faut passer plus outre, & non point toutesfois sans essayer d’y pourvoir au mieux que nous pourrons : & voicy ce que je pense que nous devons faire, Il faut premierement que j’aille & revienne avec toute la plus grande diligence qu’il me sera possible, & que cependant vous vous mettriez dans la maison d’Andrenie nostre ancien & fidele serviteur, sans toutesfois que personne le sçache, feignant que vous estes tousjours en celle-cy ; que si Childeric a quelque mauvais dessein, sans doute il viendra ou envoyera icy, & par-là sa mauvaise volonté nous sera cogneuë, que si de fortune cela n’est pas, je seray bien-ayse que nous n’en ayons point faict d’esclat, asseurez-vous ma fille, que la diligence que je feray en mon voyage, luy donnera fort peu de loisir d’executer ses desseins, que si je pensois qu’en son ame il l’eust ainsi resolu, jamais il ne verroit la fin du jour de demain, car je luy ravirois l’ame du corps, au milieu mesme de toutes ses gardes, & de tous ses Solduriers, mais en estant en doute, je ne veux pas qu’on die qu’Andrimarte ayt commis une telle felonnie, sur un foible soupçon de jalousie.

Telle fut la resolution d’Andrimarte, qui partant de bon matin, fit entendre à son fidele Andrenic tout ce qu’il avoit resolu avec Silviane, luy commandant de tenir l’affaire si secrette que personne n’en sceut rien. Cét Andrenic estoit un vieux serviteur qui avoit eu le soing de sa jeunesse, & de qui l’affection estoit si grande, & la fidelité si cogneuë qu’il avoit autant d’asseurance en luy qu’en soy-mesme, son logis estoit assez pres de celuy d’Andrimarte, car il avoit esté contrainct d’en prendre un separé, lors que le Chevalier n’estoit pas marié, par ce qu’il avoit femme & enfans, & depuis l’avoit tousjours gardé sous l’opinion que son maistre s’en iroit bien tost en la Gaule Armorique.

Soudain qu’Andrimarte fut party, Silviane sans en rien dire à ses filles, se retira dans la maison d’Andrenic, feignant de vouloir demeurer seule dans son cabinet, pour le deplaisir qu’elle avoit de l’esloignement de son mary, & leur commanda, si quelques Dames venoient pour la visiter, de dire qu’elle se trouvoit mal, & qu’elle ne vouloit veoir personne, donnant ordre qu’Andrenic seul, & un valet de pied, qu’Andrimarte luy avoit laissé pour l’advertir en diligence s’il estoit necessaire avant son retour, comme celuy auquel il se fioyt infiniement, luy portassent à manger, ou feignissant pour le moins de le luy porter : Elle cependant se r’enfermant seule avec la femme d’Andrenic, demeuroit aux escoutes, tressaillant au moindre bruit qu’elle oyoit, & luy semblant de voir desja Childeric à la porte de sa chambre. C’est une grande chose que des cognoissances aveugles que nous avons quelques-fois des accidents qui nous doivent arriver. Silviane avoit à la verité occasion de craindre la facheuse insolence de Childeric, mais il n’y avoit rien qui luy en deust donner une si grande apprehension, puis que depuis la mort de Meroüée, il avoit faict paroistre d’avoir d’autres intentions, & par ses violences s’estoit addressé à plusieurs autres, ce qui pouvoit bien donner l’opinion, que ses pensées fussent portées ailleurs, & toutes-fois il y avoit quelque bon demon qui continuellement luy disoit dans le cœur, qu’elle ne verroit point son cher mary, que quelque malheur ne luy fut arrivé, & cela fut cause qu’elle se representoit tous ceux qu’elle pouvoit craindre, & à mesme temps recherchoit quels remedes elle y pourroit rapporter, prevoyant par ainsi son mal, & y remediant avant qu’il fut advenu ; & par ce qu’elle se fioit grandement en la femme d’Andrenic, comme celle qui n’avoit rien plus en son cœur que le bien d’Andrimarte, aussi tost qu’une pensée luy venoit, elle la luy declaroit, & soudain elles recherchoient ensemble par quel moyen elles pouroient y pourvoir, & l’ayant trouvé, y donnoient l’ordre qui leur sembloit estre necessaire. Silviane luy proposa donc à quoy elles se resoudroient si Childeric ne la trouvant point dans son logis, sa mauvaise fortune le faisoit venir en celuy où elle estoit. Premierement elles chercherent un lieu ou se cacher, car de resister à la force du Roy, il estoit impossible : mais voyant la maison petite & incommode pour cét effect, & n’y ayant place si retirée, & où incontinent elle ne fut trouvée, son recours à la mort ne luy faillit pas, car c’estoit tousjours son dernier & extreme refuge : mais la bonne femme qui outre l’amitié qu’elle luy portoit, sçavoit bien qu’Andrimarte ne survivroit guere la nouvelle de son trespas. Non, non, Madame, dit-elle ; ne parlons point de mort : mais si vous voulez me croire, je vous donneray un moyen qui vous asseurera de toute violence, & qui n’est point trop mal-aysé, vous estes jeune, vous avez le corps long, la jambe bien faicte, & n’avez point encore beaucoup de sein : je suis d’advis que vous vous habilliez en jeune Chevalier, j’ay icy des habits de l’un de mes fils, qu’il y a long-temps qu’il n’a portez, & par consequent ils ne seront point recogneus, nous choisirons celuy qui sera plus propre à vostre taille, je m’asseure qu’il n’y a personne qui vous voyant l’espée au costé, & le chappeau avec le pennache sur la teste, ne vous mescognoisse pour Silviane ; & par ce que vos cheveux vous pourroient faire recognoistre, je suis d’advis que nous les couppions, mais seulement à l’extreme necessité, & que cependant que nous avons le loisir, nous vous habillions, par ce que cela ne peut vous rapporter aucune incommodité. O ma mere ! s’escriast alors Silviane, que heureuse à jamais soit celle qui vous à faict naistre, puis que par vostre prudence je me vois aujourd’huy conservée à mon cher Andrimarte, ne croyant pas qu’il y ayt autre moyen de me garder en vie, veu la violence que je prevoy de l’insolent Childeric : usons, ma douce mere de diligence, puis que le cœur me dit, que nous n’aurons pas du temps de reste : & quant à mon poil, tenez les ciseaux prests pour en faire l’office, & croyez que je ne le plaindray aucunement, si je le perds en une si bonne occasion.

A ce mot, cette vertueuse Silviane commença à se deshabiller cependant que la bonne femme alla querir les habits desquels elle avoit parlé : & par ce qu’elle desiroit grandement de la bien servir, elle fut incontinent de retour, & se r’enfermant toutes deux seules, choisirent celuy qui leur sembla plus à propos & moins remarquable ; & le mettant sur la belle Silviane, elle parut le plus beau Chevalier de la Cour, mais de telle sorte desguisé, que la bonne femme n’eut plus d’opinion qu’elle peut estre recogneuë, mesmes que le Bardiac, qui est une certaine sorte de vestement que les Lingones ont accoustumé de porter, luy estoit si juste qu’il sembloit avoir esté faict sur son corps, & lors luy ceignant une espée au costé : Je vous faicts Chevalier, luy dit la bonne femme, & ce nom vous oblige de maintenir l’honneur des Dames. Ma mere, respondit Silviane, je vous promets devant les Dieux domestiques qui nous voyent, & qui nous escoutent, que cette espée maintiendra aujourd’huy l’honneur d’une Dame pour le moins, & que l’ayant à mon costé, je ne crains plus la violence de Childeric, sçachant bien m’en servir contre luy, ou s’il est trop fort contre moy-mesme, qui encores que plus foible n’auray pas moins de courage qu’un homme à m’en aller attendre l’autre vie, sans tache d’aucune soüilleure : mais il me semble qu’il me faudroit encore des bottes & des esperons, parce que si ce tyran vient icy, il n’y a pas apparence que je m’y arreste, & de m’en aller à pied, vous sçavez qu’une personne si bien vestuë que je suis n’y va pas ordinairement, & cela peut-estre me feroit recognoistre plus aisément. Puis, dit la bonne femme, que vous avez ce courage, je vous le conseille, & afin qu’il n’y ayt point de doute de nostre pudicité, quoy que je sçache bien qu’Andrimarte est trop asseuré de vostre vertu, pour en rien soupçonner à vostre desadvantage, je vous veux accompagner afin de pouvoir rendre tesmoignage de toutes vos actions : & de fortune il y a deux chevaux que j’ay oüy dire à Andrenic estre si aisez & commodes, que nous pouvons sans crainte les monter, & avant que me desguiser, je vay commander qu’ils soyent sellez & bridez, & que le valet de pied d’Andrimarte les tienne, tant pour nous les donner quand nous en aurons affaire, que pour nous ayder à monter à cheval.

Cependant qu’elle descendit pour donner ordre à tout ce qu’elle avoit dit, Silviane demeura seule dans sa chambre, si aise de se voir desguisée de ceste sorte, qu’elle ne se pouvoit assez regarder ny remercier de luy avoir donné un si bon moyen pour tromper les desseins de Childeric : car se souvenant des derniers discours qu’il luy avoit tenus, elle croyoit qu’infailliblement n’avoit esloigné Andrimarte d’elle, que pour luy faire quelque violence : & en mesme temps, il luy vint une opinion qui luy gela l’ame de peur. Ce Tyran, disoit-elle en soy-mesme, ayant desseigné de me faire quelque violence, & cognoissant le courage d’Andrimarte, n’envoyra-t’il point sur les chemins pour le faire tuer à son retour ? Et lors qu’elle estoit sur cette pensée, la femme d’Andrenic revint, à laquelle toute tremblante, & les larmes aux yeux : Ah ! ma mere, luy dit-elle, je suis morte si vous ne me secourez. Ce meschant, continua-t’elle, cognoist bien que le courage d’Andrimarte ne supportera pas l’injure qu’il a pensé de me faire, sans vengeance : c’est pourquoy il faut tenir pour chose certaine, qu’il le fera massacrer à son retour si nous n’y prevoyons. Madame, luy respondit-elle, laissez moy habiller vistement, afin que je vous puisse suivre : car il me semble d’avoir oüy quelque bruit dans la ruë, & cependant je penseray à ce que nous aurons à faire, par ce que ce que vous dites n’est pas sans apparence, puis que jamais un meschant ne faict à moitié une mauvaise action s’il peut ; & lors s’accommodant au mieux qu’il luy fust possible, à peines avoient-elles pris des bottes, que le valet de pied s’en vint tout effroyé leur dire, que le Roy estoit entré dans la maison d’Andrimarte, & qu’il cherchoit Silviane, faisant de grandes menaces à Andrenic, & aux autres domestiques, pour sçavoir où elle estoit. Silviane alors se descoiffant, Couppe ces cheveux, luy dit-elle, mon amy, & despeche toy le plus que tu pourras : Mais le valet de pied en faisant quelque difficulté, elle mesme mit le ciseaux dedans ; parce qu’elle se gastoit toute, il luy dit : Puis qu’il vous plaist, Madame, je les coupperay, à condition que l’occasion passée je les puisse apprendre au Temple de la chaste Diane pour tesmoignage de cette action si genereuse. Depesche-toy, luy dit-elle, je te prie, & faicts en ce que tu voudras, estant resoluë que ma mort me signalera bien mieux devant tout le monde, si cét artifice me faict eschapper la violence de ce Tyran.

Cependant que ce jeune homme couppoit les cheveux de Silviane, elle tondoit la femme d’Andrenic, & fust bien ou mal, elle eut faict plustost que luy, & sans perdre temps, descendant tous trois dans l’escuyrie, apres toutesfois avoir bien serré leurs robes, elles monterent à cheval, & si à temps, qu’a peine estoient-elles hors de la maison, lors que Childeric & toutes ses gardes y entrerent par l’autre porte, faisant un bruit & une si grande violence, que ces pauvres Dames en oyant la rumeur, trembloient de crainte de tomber entre ses mains : Mais le jeune homme qui s’estoit trouvé plusieurs fois dans les dangers de la guerre avec son maistre, sans s’effroyer : Suivez moy, leur dit-il, & ne craignez rien, car je jure par la vie de Monseigneur, que je le tueray plustost que de souffrir qu’il fasse injure à la femme de mon maistre. Et lors hastant un peu leur pas, parce que la clameur du peuple, avec celle des domestiques d’Andrimarte alloit augmentant, il leur fit passer le Pont, & puis prenant le chemin du Mont de Mars, les mit au derriere de la montagne en un lieu bas, où l’on avoit tiré des pierres, & d’une certaine chaux blanche, qu’ils appellent plastre, afin qu’elles ne fussent veuës, avec intention d’aller la nuict reposer en quelque vilage auprés de là. Mais la femme d’Andrenic qui estoit grandement en peine de son mary, & Silviane aussi fort desireuse de sçavoir ce qu’auroit faict Childeric, quand il ne l’auroit pas trouvée, luy commanderent d’aller dans la ville pour leur en rapporter des nouvelles. Ce jeune homme incontinent s’y en alla, & de fortune entra dans la ville au mesme temps que l’on en vouloit fermer les portes, laissant ces deux Dames si estonnées de se voir seules en ce lieu escarté & en cét habit desguisé, que la plus asseurée trembloit de crainte & de frayeur.

Toutesfois l’extreme affection de Silviane envers Andrimarte, parmy toutes ces peurs & ces estonnements, eut bien encore assez de force pour la faire ressouvenir du peril qu’elle avoit preveu pour luy à son retour : & si elle eust sceu le chemin, il est certain qu’elle n’eust pas attendu ce jeune homme : mais dés l’heure mesme s’y en fust allée, tant que les chevaux eussent peu marcher, dequoy elle se plaignit grandement avec cette bonne femme, qui jugea bien estre necessaire de luy en donner avis, mais qui cognoissoit bien aussi que d’y aller sans guide, c’estoit perdre le temps : Et pource la consolant au mieux qu’elle pouvoit, la supplia de ne vouloir rien precipiter : que le Ciel avoit si bien, conduit leur dessein jusques-là, qu’il ne leur seroit non plus autre de ses faveurs à l’avenir.

Attendant donc avec impatience le retour de ce jeune homme, & le commençant à leur sembler fort long, enfin elles l’apperceurent de loing qui venoit tant qu’il pouvoit courre : car de temps en temps, tantost l’une & tantost l’autre sortoient sur le haut pour voir s’il ne revenoit point : & parce qu’elles virent qu’il n’y avoit personne qui les peust appercevoir, pressées d’impatience, elles allerent à sa rencontre, afin de sçavoir tant plustost les nouvelles qu’il leur apportoit. Soudain qu’il fut arrivé, & qu’il peut reprendre son haleine pour parler, Madame, luy dit-il, les Dieux ne vous ont jamais mieux assistée, & vous n’eustes jamais une plus sage resolution, que vous avez faicte de vous desguiser : car sçachez que cét ingrat de Childeric (il ne merite pas que nous le nommions Roy, puis qu’il en fait les actions toutes contraires) ce meschant, dis-je, & ce Tyran a faict des violences les plus extraordinaires dans vostre maison, & dans celle d’Andrenic, que jamais ayent esté commises par les plus cruels barbares en la prise & au saccagement d’une ville ennemie. Eh ! mon amy, dit Silviane, conte nous par le menu tout ce que tu en sçais. Madame, interrompit la femme d’Andrenic, permettez luy premirement de me dire comme se porte mon mary : Vostre mary, respondit le jeune homme est en bonne santé, & a esté surpris d’une joye extreme, quand je luy ay dit la resolution que vous aviez prise : Et parce que ce lieu est trop prez de la ville, je croy, Madame, qu’il seroit bien à propos de vous en esloigner, & par les chemins je vous raconteray toutes mes nouvelles. Mon amy, respondit Silviane, conduis-nous du costé d’Andrimarte, car je suis resoluë de l’aller moy-mesme avertir de tout ce qui s’est passé.

Ce jeune homme alors se mettant devant, & prenant le chemin que son maistre luy avoit asseuré qu’il tiendroit à son retour, parvint enfin à laville-Parisijs, & puis laissant à main droitte les Galle Helluetiens, essaya de gaigner par les endroits les plus couverts, Lisi & Gandelu, parce qu’Andrimarte luy avoit asseuré qu’il reviendroit par Largery, par Fere & par Coincy, droit à Gandelu. Et d’autant qu’il estoit desja bien tard, & qu’il eut opinion que Silviane n’estant guere accoustumée d’aller de cette sorte à cheval, se trouveroit bien tost lasse, il fit dessein de ne passer point Claye pour ce soir, & cependant pour ne perdre temps, s’estant mis au milieu d’elles d’eux, il commença de parler de cette sorte à sa Maistresse pour leur rendre le chemin moins ennuyeux.

Vous desirez, Madame, de sçavoir ce qui s’est passé en vostre logis, depuis que vous en estes dehors, encore qu’il n’y ayt pas long-temps : toutesfois j’ay tant de choses à vous raconter, que je ne sçay par lesquelles je commenceray. Ce n’a point esté sans raison (& faut croire que le Grand Tautates vous en a donné la pensée) si vous avez eu crainte de Childeric, estant un miracle que vous ayez eschappé de ses inhumaines mains : parce que veritablement il est venu avec la plus grande insolence dans vostre logis que jamais l’on ayt oüy dire. Sçachez, Madame que quand je suis arrivé à la porte de la ville, j’ay esté tout estonné de la voir à moitié fermée, si bien que pour peu que j’eusse retardé d’avantage, il m’eust esté impossible d’y pouvoir entrer : Quantité de notables y estoient accourus avec les armes, & avec un si grand tumulte, qu’incontinent les chaines se sont trouvées tenduës & garnies des hommes du quartier : Je suis enfin avec beaucoup de peine parvenu en vostre logis, où j’ay trouvé la plus grande rumeur, & la plus grande foule du peuple, des Solduriers, & des gens de la Garde de ce Tyran, & qui en armes les uns contre les autres se presentoient furieusement les piques, avec contenance de venir bien tost aux mains. Cependant l’on entendoit de grands cris dans nos deux logis, & plusieurs disoient que c’estoit Silviane, que Childeric vouloit deshonnorer, & que pour en avoir plus de commodité, il avoit envoyé Andrimarte vers la bonne Royne Methine, que c’estoit une grande honte au peuple de Paris, de souffrir une si grande violence devant ses yeux, que d’avoir desja supporté semblables actions, luy donnoit & la volonté & la hardiesse de continuer, que desormais il n’y auroit plus de seureté pour l’honneur de leurs femmes, & de leurs filles, puis que l’on s’addressoit à des personnes de telle qualité, & qu’il valoit bien mieux mourir pour une fois, que vivre avec tant de honte & de vitupere, Je remarquay que parmy ceux qui tenoient ces langages, il y avoit & des Gaulois, & des Francs, & que peu de chose les porteroit aux armes : cela fut cause qu’aux Francs, je leur disois, Ah, Messieurs ! souffrira-t’on qu’Andrimarte soit traitté avec tant d’ingnité devant les yeux de nous tous ? & aux Gaulois, Et quoy ? la fille du bon Duc Semnon demeurera donc sans secours, & sera honteusement forcée dans vostre ville ? Il ne faut guere leur repliquer ces paroles pour tout à coup les faire venir aux mains, mais avec tant de furie, que des gardes & des Solduriers du tyran une partie a esté tuée, & l’autre s’est mise en fuite, avec un grand desordre que ç’a esté tout ce qu’il a peu faire luy-mesme de se sauver dans son Palais, où maintenant tout le peuple le tient investy, & ne sçait-on ce qui s’en ensuivra. Quant à moy, j’ay incontinent couru dans vostre logis, où j’ay trouvé Andrenic sans chappeau & sans manteau, & y a apparence que les suyvans de Childeric l’ayent mal traitté, toutesfois il n’a point de blesseure, la maison tout ainsi que si elle avoit esté saccagée, & toutes les filles & les femmes eschevelées, & deschirées par de si grandes violences, que jamais l’on n’a veu un desordre si grand en une maison. Aussi-tost qu’Andrenic m’a veu & toutes ses filles, l’une me sautoit au col d’un costé, l’autre me tiroit de l’autre, criant toutes comme incensées, & me demandant où vous estiez : je leur ay briefvement respondu à toutes, Que vous estiez en lieu où la plus grande peine que vous aviez estoit l’apprehension de leur mal, & me retirant à part avec Andrenic, je luy ay raconté tout au long ce que vous avez faict, & le lieu où vous estiez. Luy alors ravy de joye se laissant cheoir les genoux en terre, & levant les mains en haut : Soyez vous à jamais beny, ô grand Tautates, a-t’il dit, puis qu’il vous a pleu par vostre prevoyance prevenir un si grand malheur ! & puis se relevant, il ne pouvoit se lasser de me demander comment vous aviez fait, si sa femme ne vous avoit point abandonnée, & de quelle sorte vous estiez sorties toutes deux sans estre recognuës ; & ayant satisfait le plus briefvement qu’il m’a esté possible à toutes ses demandes, je l’ay laissé le plus content homme du monde, & m’a commandé lors qu’il m’a veu partir, de dire à sa femme, de mourir plustost que de vous esloigner. Et parce que j’ay eu crainte que le temps ne vous semblast trop long, je m’en suis revenu vous trouver, Madame, mais non pas sans peine, car j’ay trouvé cent chaines tenduës, & à chacune il a falu demeurer long-temps avant que de pouvoir passer. Enfin voyant ce peuple si animé, & presque tous parler si avantageusement de mon Seigneur, je me suis resolu de leur dire tout ouvertement, que j’estois à Andrimarte, & que vous m’envoyez vers luy, pour l’avertir de la violence dont Childeric avoit voulu user contre vous. Vous sçaurois-je dire, Madame, avec combien d’affection ils se sont tous venu offrir à moy ? Je n’ay pas eu depuis beaucoup de peine à passer : car se disant à l’aureille l’un à l’autre qui j’estois, & où j’allois, ils faisoient à l’ennuy à qui me rendroit plus de courtoisie & de faveur, de cette sorte estant à la porte, elle m’a esté incontinent ouverte, & celuy qui y commande, lors que je suis sorty : Mon enfant, m’a-t’il dict, ne manquez de dire à vostre maistre, qu’il se haste de venir, & que cette ville luy fera paroistre combien elle ressent l’outrage qu’on luy a voulu faire, & qu’il ne craigne point la force ny la violence de personne, parce que nous mettrons tous la vie pour luy faire reparer une si grande injure. Ainsi finit ce jeune homme, & cependant cette belle Dame marchoit le plus diligemment qu’elle pouvoit, pour le desir qui la pressoit de rencontrer Andrimarte, afin de luy raconter tout cest accident, & luy en faire avoir la vengeance que le peuple luy promettoit.

Mais, Madame, nous estions d’autre costé bien empeschez, parce qu’aussi tost que Childeric fut asseuré qu’Andrimarte estoit party, prenant quelques jeunes gens & mal-avisez & qui ordinairement le portoient à ces violences, il s’en alla dans la maison d’Andrimarte, où ne trouvant que le fidele Andrenic, & quelques-uns luy faisant acroire qu’il avoit caché la belle Silviane, ou pour le moins, qu’il sçavoit bien où elle estoit : Il se saisit de sa personne, luy fit des injures sans nombre, & je croy que sans Clidamant & Lindamor, l’eust faict mourir : mais eux ayans esté avertis que le peuple s’assembloit, & enfin qu’il prenoit les armes, ils accoururent malheureusement ou le tumulte estoit le plus grand, avec ceux que promptement ils avoient peu assembler des leurs, & bien à propos pour le Roy, parce que sans secours il eust esté en danger d’espreuver quelle est la furie d’un peuple esmeu, & qui avec raison a pris les armes : Mais Clidamant voyant Childeric en ce danger, mettant la main à l’espée, & tous ceux qui estoient en sa suitte, nous y fismes de si grands efforts, qu’enfin le Roy fut desengagé, non point toutefois que Clidamant & Lindamor n’y fussent grandement blessez, mais non pas tant qu’ils ne l’accompagnassent tous deux dans son Palais, où incontinent tous nos Segusiens s’assemblerent aux mieux qu’ils peurent, encores qu’il ne leur fut pas permis d’y venir en trouppe, & entre autres Guyemants s’y trouva, qui encores que recogneu pour serviteur de Childeric n’estoit pas hay du peuple, parce que chacun sçavoit bien qu’il n’estoit point du nombre de ceux qui consentoient, ou qui poussoient ce jeune Prince à ces indignes & honteuses violences. Quand Lindamor l’apperceut : Et bien, luy dit-il, Guyemants, vous avez enfin voulu que Clidamant ayt porté la penitence de la faute qu’il n’a pas faite ? Vous pouvez croire, respondit-il tout troublé, que ma creance n’a jamais esté, qu’un si grand malheur deust arriver ; & s’approchant de luy, il se mit à genoux aupres du lict où il estoit couché, parce qu’il ne pouvoit plus se tenir debout, & luy prenant une main, Seigneur, luy dit-il, ne voulez vous pas faire paroistre que vostre courage peut vaincre encore un plus grand malheur ? Mon cher amy, luy respondit-il, jamais Clidamant ne manqua de courage, mais je ne puis resister à la force de la mort. Alors Guyemants les larmes aux yeux : J’espere que Tautates ne nous affligera point tant que de nous ravir un Prince si necessaire pour le bien des hommes & qu’il nous fera la grace de vous posseder plus longuement : Guyemants, respondit-il, nous sommes tous en sa main, il peut disposer de nous, & pourveu qu’il me fasse le bien de laisser cette vie avec la bonne reputation que mes ancestres m’ont acquise, je demeure content & satisfait du temps que j’ay vescu. Et lors appellant Lindamor qui estoit blessé, mais non pas mortellement comme luy, & qui fondoit tout en pleurs pour voir son Seigneur en cette extremité. Vous estes, leur dit-il, les deux personnes en qui j’ay plus de confiance, je vous conjure, vous Guyemans, d’asseurer Childeric, que je meurs son serviteur, & que j’emporte un extreme regret de ne luy avoir peu rendre plus de tesmoignage de mon affection ; que si toutesfois les services que je luy ay rendus, & au Roy son pere, ont quelque pouvoir envers luy, qu’il trouve bon que vous luy disiez de ma part, que s’il ne delaisse la honteuse vie qu’il a faite depuis qu’il est Roy, il doit attendre un tres-aspre chastiment du Ciel ; & vous Lindamor aussi tost que la mort m’aura clos les yeux, si pour le moins vos blesseures le vous permettent, r’amenez tous ces Chevaliers Segusiens en leurs païs, & les rendez de ma part à la Nymphe ma mere, à laquelle je vous conjure par l’amitié que je vous ay portée, de continuer le service que vous avez commencé, & luy dites que je la supplie de ne se point affliger de ma perte, puis que le Ciel l’a ainsi voulu, & que les humains sont entierement en sa disposition, qu’elle se console en ce que le peu de temps que j’ay vescu, je pense avoir tousjours faict les actions d’un homme de bien, & que je vais attendre l’autre vie avec cette satisfaction : que je croy avoir passé celle-cy sans reproche : Dites aussi à ma chere sœur, que si j’ay quelque regret de mourir si tost, c’est plus pour n’avoir plus le bien de la voir, que pour autre chose, que je laisse parmy les hommes. Et lors nous faisant tous appeller, & nous voyant la plus part autour de son lict les larmes aux yeux, il nous tendit, quoy qu’avec peine, la main à tous ; & apres nous commanda d’obeir à Lindamor comme à sa propre personne, & sur tout de vous servir, Madame, & la Nymphe Galathée, avec toute la fidelité de vrais Chevaliers, & qu’il s’asseuroit que nous recevrions de vous la recompence des services que nous luy avions rendus.

Il sembloit qu’il voulut dire encore quelque chose, mais une foiblesse le prit, qui luy ravit enfin la vie, demeurant pasle & froid entre les bras de Lindamor, qui le voyant en cét estat, de douleur tomba esvanoüy de l’autre costé. Je ne sçaurois vous redire les pleurs & les gemissemens que nous fismes, & tous ceux de la Cour aussi, quand ils sceurent sa mort : mais ce qui fut une grande preuve de sa preud’hommie, le peuple mesme de la ville, qui estant esmeu est ordinairement sans respect & sans amour, l’oyant dire le plaignit, & en chantoit à haute voix la loüange, criant que c’estoit un grand dommage de la mort de ce Prince tant amy de leur nation & de leur Couronne ; & d’autant plus qu’il sçavoient bien tous qu’il n’avoit jamais consenty aux violences & tyrannies de Childeric, il ne faut point douter que les plaintes & les regrets n’eussent duré encores d’avantage, sans l’eminent peril où nous nous trouvasmes incontinent apres : mais l’apprehension de la mort qui se presentoit aux yeux de tant que nous estions, nous contraignit de nous mettre en deffence, car de fortune en mesme temps, tous ces Seigneurs qui s’estoient assemblez à Provins, & depuis à Beauvais, sans sçavoir cét accident estoient venus en trouppe pour essayer la volonté du peuple, & les trouvant avec les armes en la main, pour le mesme dessein qu’ils estoient venus, ils se mirent à la teste de tout ce peuple, & vindrent investir le Palais Royal, avec quantité de tambours & de trompettes, & menant un si grand bruit que Childeric commença d’apprehender la furie de ces mutinez ; & parce qu’il avoit un grand espoir en la valeur de Lindamor, & au conseil de Guyemants, il les envoya querir tous deux, afin d’aviser à son salut, ny l’un ny l’autre ne voulurent en cette presente occasion luy reprocher ses fautes, mais tous deux luy offrirent toute sorte d’ayde & de secours au peril de leurs vies : & Lindamor encore que blessé, voulut à l’heure mesme aller donner dans l’ennemy, & conseilloit le Roy de mourir, mais en Roy & en homme de courage : Au contraire Guyemants, comme sage & prudent, Il ne faut jamais, dit-il, Seigneur, se precipiter où il n’y a point d’espoir de salut, quand chacun de nous auroit la force de cinq cens, nous ne serions encore point esgaux au grand nombre des ennemis que nous avons, le temps à qui sçait bien s’en servir, rapporte tous les biens à la fin qu’il luy a ravis, c’est pourquoy la supreme sagesse est de fleschir au temps, & de naviger selon le vent ; il ne faut point penser que quelque effort que nous peussions faire à cette heure, nous puissions changer la volonté de ce peuple tumultueux : & d’autant moins que nous voyons les principaux des Francs & des Gaulois estre joincts avec eux, il faut croire qu’Andrimarte & tous ses amis y sont : car ils auront promptement envoyé apres luy ; sans doute Gillon le Romain n’aura pas esté oublié, ny tous les autres qui sont mal-contents. Et qui sçait si Regnaud & son frere enfans de Clodion n’ont pas desja esté mandez pour s’y trouver ? Que si cela est comme nous le devons croire, quelle force avons nous pour les remettre à leur devoir ? ou seulement pour nous garentir de leur outrage ? Je vous conseille donc, Seigneur & s’il vous plaist de croire mon conseil, je m’oblige de ma vie à vous remettre au Throne de vos ayeulx, je vous conseille dis-je, de ceder à la violence de cette fortune contraire, vous retirer hors de ce Royaume, & demeurer en repos aupres de Basin en Thuringe : Il est vostre parent & vostre amy, il sera bien aise de vous retirer en sa maison, & de vous rendre tous les devoirs de l’hospitalité deuë à un si grand Prince affligé, & cependant je prends les Dieux Penates pour tesmoings, que tant que vous serez absent, je ne penseray ny ne travailleray à chose quelconque qu’à vous remettre bien avec vos peuples, & j’espere d’en venir à bout si vous suyvez les advis que je vous donneray.

A peine avoit-il finy de parler ainsi, lors qu’on oüyt une trompette, qui s’estant un peu approché du pont-levis, apres avoir sonné par trois fois, dit à haute voix ces paroles :

Les Druydes, Princes & Chevaliers des Francs, & Gaulois, assemblez & unis, declarent Gillon Roy des Francs, & Childeric tyran, & incapable de porter la Couronne de ses ayeulx.


A mesme temps Guyemants, qui estoit accouru, & Childeric mesme virent porter le long de la ruë Gillon sur les pavois selon la coustume des Francs, avec des acclamations si grandes, qu’il cogneut bien que Guyemants avoit raison : & craignant que les siens mesmes ne le trahissent, il se retira avec le fidele Guyemants, où apres fort peu de discours, il se separa d’avec luy, emportant la moitié d’une piece d’or, pour signe que quand Guyemants luy envoyroit l’autre moitié qu’il gardoit, il pourroit revenir en toute asseurance dans son Royaume : & la figure de cette piece estant rejointe, avoit d’un costé une tour pour monstrer la constance : & de l’autre un Dauphin au milieu des vagues tourmentées, avec ce mot tout à l’entour, RIEN Les sic DESTINS CONTRAIRES. Et en mesme temps changeant d’habits, il pria Lindamor tout blessé qu’il estoit, de le vouloir accompagner jusques hors des mains de ce peuple avec ses Chevaliers Segusiens : Et Lindamor le luy ayant accordé, Guyemants promist de donner telle sepulture au Prince Clidamant, que l’on cognoistroit combien il l’avoit honoré durant sa vie. La nuict estant venuë, le Roy passa secrettement par la porte qui sortoit hors de la ville, & accompagné de tous nos Chevaliers, fut conduict jusques aupres de Thuringe ; & par ce que le travail avoit beaucoup fait de mal aux playes de Lindamor, il fut contrainct de s’arrester à son retour en la ville de Rhemois, où la Royne Methine prit un soing fort particulier de luy, & de sa cure ; là nous sceusmes que le genereux Andrimarte ayant rencontré la belle Silviane, il se resolut incontinent à la vengeance : mais adverty le mesme jour de la punition que Childeric en avoit receuë, il pensa sans luy faire plus de mal, de se retirer en ses Estats, & de pardonner cette faute à Childeric, qu’il excusoit en quelque sorte, considerant l’extreme beauté de Silviane. Lindamor d’autre costé ne luy semblant pas à propos que vous fussiez plus lon-temps sans estre advertie de ces nouvelles, encores que tres-mauvaises, m’a commandé de les apporter : vous avoüant, Madame, n’avoir jamais eu charge plus ennuyeuse, ny qui me donnast plus de soucy mais craignant que cela n’importast à vostre service, je n’ay pas voulu manquer au commandement qu’il m’en a faict.

Ainsi finit le Chevalier avec les larmes aux yeux : mais Galathée oyant la mort de son frere, encore qu’elle se contraignit tant qu’elle put, si fallut-il en fin qu’elle laschast la bonde à ses pleurs, & quelque remonstrance qu’Amasis luy put faire, qu’elle payast le tribut de la foiblesse humaine, & de son bon naturel, cela fut cause que sa mere luy voulant donner un peu de temps pour se descharger de cette juste douleur, demanda cependant au Chevalier, si Lindamor ne reviendroit point bien-tost ; & luy ayant respondu, qu’il attendroit son entiere guerison, elle tira Adamas à part, ayant commandé à ce Chevalier de s’en aller dans la salle, jusques à ce qu’elle luy fit entendre ce qu’elle vouloit qu’il fit, & sur toute chose qu’il fust secret, & ne parlast à personne de la mort de Clidamant, ny des autres accidents arrivez à Lindamor, & au Roy Childeric. Et se tournant vers le Druyde, lors qu’elle vit le Chevalier hors de la galerie, & que personne ne la pouvoit entendre, que la Nimphe Galathée. Or, mon pere, luy dit-elle, vous avez ouy les malheureuses nouvelles que ce Chevalier m’avoit desja racontées, & faut que j’avoüe que la perte de mon fils m’a tellement touchée, que si je n’eusse permis à ma douleur de se descharger la nuict par mes larmes, je croy que l’estomac me fust ouvert, tant j’ay ressenti vivement ce coup de fortune : Mais la necessité des affaires que je me vois tomber sur les bras, m’a contrainte de dissimuler cette douleur, & il est necessaire, ma fille, que vous en fassiez de mesme, car si la mort de Clidamant vient à estre sçeuë, avant que nous ayons donné ordre à nos affaires, je crains que Polemas n’use de quelque trahison envers nous, nous voyant mesme desnuées de tant de Chevaliers, qui sont encores avec Lindamor. Et je ne dis pas ces choses sans raison, puis que j’ay remarqué il y a quelque temps, que cét homme s’attribuë plus d’authorité qu’il ne devroit, qu’il a entrepris par deux fois de faire mourir Damon & mesme en vostre presence, & cela d’autant qu’il craint que je ne prenne fantaisie de le vous faire épouser : Mais ce qui me descouvre plus clairement sa mauvaise intention, j’ay veu des lettres que Gondebaut le Roy des Bourguignons luy escrit, par lesquelles je remarque une grande & fort particuliere intelligence, qui m’ayant esté si soigneusement cachée, ne peut estre qu’à mon desavantage, je croy que son dessein est de s’emparer de cét Estat, & afin de r’afermir son usurpation me ravir Galathée & l’épouser, ou de bonne volonté ou de force. O Dieux ! Madame, s’escria Galathée, seroit-il possible que cét outre-cuidé eut bien conçeu un si meschant dessein ? N’en doutez point, Madame, respondit le Druyde, je juge sur ce que Madame nous a dit, que ce fut pour ce subject qu’il fit venir il y a quelque temps ce trompeur auprés des jardins de Montbrison, pour vous abuser souz le nom de sa fainte saincteté & le tiltre de Druyde, & essayer si par ce moyen il pourroit parvenir à l’honneur de vos bonnes graces, & voyant que cela ne luy a profité de rien, & que Clidamant, Lindamor & tous ces autres Chevaliers sont absens, il pourroit bien prendre maintenant l’occasion aux cheveux, & s’en servir par le moyen des intelligences qu’il a du loisir de faire, depuis que l’entier gouvernement de cette contrée luy à esté remis ; c’est pourquoy je serois d’avis, Madame, dit-il se tournant vers Amasis, que vous fissiez retourner ce Chevalier en toutes diligences vers Lindamor, pour le haster de venir avec tous ces vaillans & aguerris Chevaliers qui luy restent : & cependant retirez vous dans vostre ville de Marcilly, où sans en faire semblant je vous envoyeray le plus de Solduriers & de Chevaliers que je pourray, & moy-mesme je m’y rendray dans deux jours, & s’il m’est possible y feray porter Damon, ne le croyant guere asseuré en ce lieu champestre, contre la violence de Polemas. Je jure, interrompit Galathée, que s’il estoit si mal-avisé que d’entreprendre contre ma personne de cette sorte, avec les mains & avec les ongles mesmes je l’estranglerois : Ma fille, respondit Amasis, Dieu vous garde d’estre en ces extremitez, j’aymerois mieux vous voir morte dans un cercueil, que sousmise à la discretion de cét insolent : mais j’espere aussi que cela ne sera jamais, & toutesfois si faut-il de nostre costé y rapporter le remede que la prudence d’Adamas & sa fidelité nous propose, & pour ce je suis d’advis que ce soir mesme vous vous en veniez avec moy à Marcilly, & qu’ensemble nous emmenions Alcidon & Daphnide avec toute leur suitte, & que nous les prions de quitter les habits si peu convenables à leur condition, & sans leur en dire le subject, nous nous prevaudrons de leur ayde, si nous en avons de besoin, & demain j’envoyerai une littiere pour emporter Damon & Madonthe, m’asseurant que si nous luy en donnons tant soit peu decognoissance, il s’efforcera de sorte qu’il pourra bien supporter le bransle de la littiere : Mais, dit-elle se tournant du costé d’Adamas, à propos du Druyde qui vint y a quelque temps au tour de Montbrison, qui devinoit & qui vivoit avec tant d’apparence de saincteté : Il faut que vous sçachiez, mon pere, qu’il y est retourné, & qu’il recommence de faire comme la premiere fois. O Madame ! dit le Druyde, que c’est un grand abuseur, & que si vous sçaviez en quoy Polemas s’en est voulu servir, vous jugeriez bien que l’un & l’autre est bien digne de chastiment, mais le discours en seroit trop long pour ceste heure que je vois le Soleil se baisser si fort que vous n’avez pas du temps à perdre pour vous en retourner de jour, tant y a que si l’on s’en pouvoit saisir, vous descouvririez par luy tout le dessein de Polemas, car il en est un des plus asseurez instruments. Galathée à qui le despit avoit seiché en partie les larmes, Si Madame veut, dit-elle, nous le prendrons asseurément, par ce qu’il faut seulement que je feigne de vouloir parler encores à luy ; mais je ne sçaurois conduire cette affaire sans Leonide, c’est pourquoy il est necessaire de l’envoyer querir. Madame, respondit Adamas, je vous asseure que demain lors que je conduiray Damon je la vous ameneray, cependant je suis d’avis que dés le grand matin vous mandiez Silvie vers ce trompeur, pour luy dire que dans deux ou trois jours vous le voulez aller voir, cela abusera Polemas, & pourroit bien estre cause de retarder d’autant le mauvais dessein qu’il a, ce qui nous seroit un grand avantage, pour avoir le loisir de donner ordre à la deffence que je prevoy qu’il nous faudra faire.

Avec quelques autres semblables discours ils se resolurent à ce qu’ils avoient à faire, & Amasis pour ne perdre point le temps & en donner à Galathée de bien secher ses yeux, se faisant apporter du papier & une écritoire escrivit à Lindamor qu’en la plus grande diligence qu’il pourroit il vint la trouver, & que comme que ce fut il se fit plustost porter pour une occasion tant importante qu’il sçauroit par ce porteur. Et à mesme temps faisant appeller le Chevalier luy donna la lettre & luy commanda de ne perdre une heure de temps, & de dire à Lindamor, qu’à ce coup elle cognoistroit quelle estoit son affection, par la diligence qu’il feroit à revenir avec toutes les trouppes qui luy restoient ; & parce que c’estoit un homme fort fidele & en qui Lindamor avoit toute confiance, elle luy fit entendre le mauvais dessein de Polemas, afin de le convier d’aller plus viste, & ramener tant plus promptement Lindamor. Le Chevalier sans retarder d’avantage, prenant congé des Nymphes les asseura & de la fidelité de Lindamor, & de la sienne, & Galathée pour obliger d’avantage Lindamor à revenir promptement, Dites luy Chevalier, dit-elle, que je cognoistray par la haste qu’il aura de revenir, s’il est tousjours de nos amis.

A ce mot le Chevalier partit, feignant d’aller à Marcilly, & incontinent les Nimphes & Adamas sortirent, qui apres quelques propos communs, supplierent Daphnide & sa trouppe vouloir venir à Marcilly passer le temps pour quelques jours. Daphnide tournant l’œil sur Alcidon, & voyant qu’il s’en remettoit à elle, pensa n’estre pas à propos de refuser la Nymphe, & s’offrit à l’accompagner par tout où il luy plairoit, dequoy Amasis l’ayant remerciée, & la prenant par la main elle s’aprocha de Damon & de Madonthe : Seigneur Chevalier, dit-elle, je vous envoyeray demain une littiere, il faut s’il vous plaist que vous vous efforciez de venir pour les raisons qu’Adamas vous fera entendre : Madame, respondit Damon, j’ay encore assez de force pour vous aller servir par tout où il vous plaira. Et apres quelques autres semblables discours, le soir contraignit la Nymphe de partir avec toute cette bonne compagnie, & le lendemain fut si soigneuse d’envoyer vers Damon, qu’avant les dix heures du matin il fut à Marcilly avec Madonthe, Adamas & Leonide : car dés que les Nimphes furent parties, le Druyde voulut envoyer querir Leonide, mais Paris desireux de ne perdre point de temps pour aller vers Bellinde, le supplia de luy donner la lettre qu’il luy vouloit escrire, avant que d’envoyer vers Leonide, tant son affection le pressoit ; & Adamas pour le contenter mettant la main à la plume, escrivit ce qu’il desiroit, & à l’heure mesme il partit si ayse & content du congé que Diane luy avoit donné, & si satisfait de la permission qu’il avoit euë d’Adamas, qu’il luy sembloit ne le pouvoir estre d’avantage. Mais Adamas pour ne manquer à ce que Galathée desiroit, envoya dés le soir mesme vers Leonide, afin que le lendemain elle se trouvast à bonne heure le matin auprés de luy : & d’autant que c’estoit pour aller vers Galathée, il luy escrivit qu’il ne faloit point qu’Alexis vint, de peur d’estre recognuë, & que pour ce subjet elles cherchassent ensemble quelque bonne excuse, & que cette separation ne seroit que pour deux ou trois jours au plus. Lors que Leonide receut cette lettre, il estoit presque nuict, & de fortune Astrée les avoit conduites chez Diane, parce que le desplaisir qu’elle avoit receu de la tromperie de Leonice luy avoit fait un peu de mal, & la contraignoit de tenir la chambre, de sorte que cependant qu’Astrée entretenoit Diane & Daphnide, la Nimphe fit voir à Alexis la lettre qu’elle avoit receuë : Au commencement elle se troubla un peu, luy semblant bien estrange de demeurer seule en ce lieu, où si elle venoit à estre recognuë, elle pensoit recevoir toute sorte de reproches : mais considerant que d’aller vers la Nymphe Galathée ce seroit se ruiner entierement, elle consentit de demeurer encore en ce lieu, feignant que son mal n’estoit point encore passé, & disant toutefois à la belle Astrée en secret, qu’elle aymoit de sorte cette vie retirée, qu’il luy faschoit d’aller vers Galathée, qui l’envoyoit querir, & qu’elle faisoit semblant d’estre malade pour vivre avec elle en ce repos parmy ces lieux esloignez de la frequentation de tant de gens : Et ainsi Leonide dés le plus grand matin laissant Philis aupres d’Astrée dans le lict, parce que Diane affligée depuis le depart de Madonthe n’estoit point sortie de son logis, elle print congé de ces belles bergeres, avec promesse de revenir bien-tost querir Alexis, & puis s’approchant d’elle qui n’estoit point encores levée, Souvenez-vous, luy dit-elle à l’oreille, d’estre bonne menagere du temps, & de ne point perdre les occasions inutilement : Alexis luy respondit en souspirant, & ainsi Leonide s’en alla trouver Adamas, & puis avec luy s’achemina à Marcilly vers Galathée : Laissant la déguisée Druyde dans l’abondance des contentemens, si elle eut eu l’asseurance de s’en prevaloir.

Fin du douziesme & dernier livre de la troisiesme partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé.