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Deuxième partie, édition de 1610
Le texte de cette édition (Paris, Jean Micard, in-8°) a été établi sur l'exemplaire conservé à la bibliothèque municipale du Mans sous la cote
[BL 8° 3194 (2).
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Sommaire :
- Page de titre
- L'Autheur au Berger Celadon
- - Livre 1
- - Livre 2
- - Livre 3
- - Livre 4
- - Livre 5
- - Livre 6
- - Livre 7
- - Livre 8
- - Livre 9
- - Livre 10
- - Livre 11
- - Livre 12
L'ASTREE
DE
MESSIRE
HONORÉ
Durfé
Seconde partie
A Paris
Chez JEAN MICARD,
au Pallais en la Gal
lerie, par où l'on va
à la Chancellerie
1610
Avec Privilege du Roy.
L'AUTHEUR,
AU BERGER
CELADON.
C'est une estrange humeur que la tienne, Celadon, de te cacher avec tant de peine & d'opiniatreté à ta Bergere, & de desirer avec tant de passion que toute l'Europe sçache où tu es, & ce que tu fais. Il vaudroit bien mieux, ce me semble, mon Berger, que ta seule Astrée le sçeust, & que le reste de l'Univers l'ignorast : car j'ay tousjours ouy dire que les sacrifices d'Amour se font en secret & avec silence. Tu m'opposes des raisons qui pourroient estre rece
Accorde leur d'abord sans difficulté, que veritablement tu aimes à la façon de ces vieux Gaulois qu'ils te reprochent, ainsi que tu les veux ensuivre en tout le reste de tes actions : comme ils le pourront aisément recognoistre s'ils considerent, Quelle est ta religion, Quels sont les Dieux que tu adores : Quels les sacrifices que tu fais, & bref quelles sont tes mœurs & tes coustumes, & que ces bons vieux Gaulois estoient des personnes sans artifices, qui pensoient
LA SECONDE
PARTIE D'ASTRÉE
De Messire Honoré d'Urfé.
LIVRE PREMIER.
La Lune estoit déja pour la deuxiéme fois sur le milieu de son cours, depuis que Celadon échapé des mains de Galathée, & n'osant se presenter devant les yeux de la Bergere Astrée, pour obeïr au commandement qu'elle luy en avoit fait, s'estoit renfermé dans sa caverne. Et quoy que trois mois fussent déja presque écoulez depuis le jour de sa perte, si est-ce que le déplaisir que sa Bergere en ressentoit, estoit encore si vif en son ame, que
Silvandre d'autre costé feignant de rechercher Diane par gageure, en devint de telle sorte amoureux, qu'il servit longuement d'exemple à tous ceux de sa contrée, & leur enseigna à ses despens, qu'Amour ne souffre guere qu'on se mocque de luy : car il rencontra en ceste Bergere tant de causes d'amour, qu'il estoit tout estonné de l'avoir veuë si longtemps sans l'avoir aymée. Et quoy que la gageure, qui estoit cause de la naissance de son affection, fut le commencement de son mal, si ne s'en plaignoit-il point, puis que sans offenser Diane elle luy donnoit la liberté de luy raconter ses passions, la violence de son amour estant telle, que s'il eust esté forcé de la cacher, il luy eust esté impossible de vivre. Et toutesfois quand il se r'appelloit en soy-mesme, il connoissoit bien qu'ils avoit fait un changement fort desavantageux, se souvenant de quel heur
De fortune quand il tenoit ces discours en soy mesme il se trouva sur le bord de la delectable riviere de Lignon vis à vis de ce rocher, qui estant frappé de la voix, respond si intelligiblement aux derniers accens. Cela fut cause qu'aprés que ces pensées luy eurent longuement roulé par l'esprit, presque comme revenant d'un profond sommeil : Mais pourquoy, dit-il, nous allons nous consommant & embroüillant en ces contrarietez ? Echo qui habite en ce rocher, si nous l'en enquerons, nous en dira bien ce qu'elle en a ouy de la bouche mesme de ma Bergere, qui est l'Oracle le plus certain que je puisse consulter. Et lors relevant la voix il luy parla de ceste sorte.
ECHO.
STANCES.
I.
Fille de l'Air qui ne sçaurois rien taire,
De ces rochers hostesse solitaire,
Où vont les cris que je vais émouvant ?
Au vent.
Et quel crois-tu que ce cruel martire,
Que plein d'Amour mon cœur va concevant,
Devienne en fin aux maux que je souspire ?
Pire.
II.
Que feroit donc cet œil qui me desarme
Par sa douceur de toute sorte d'arme,
Et qui promet m'aymer infiniment ?
Il ment.
Mais s'il est vray qu'il mente, quel remede
Nous faudra-t'il pour sortir promptement
De cet abus qui trompeur nous possede ?
Cede.
III.
Comment ? ceder un tel bien à quelque autre
Qu'Amour ordonne en effet qui soit nostre !
Qui plus que moy voit-elle volontiers ?
Un tiers.
Un tiers, Echo, c'est un cruel langage,
Mais s'il est vray qu'elle ayme mieux un tiers,
Au lieu d'amour qu'auroit un grand courage ?
Rage.
IIII.
Nimphe qui sents dedans ces roches creuses
Quel est le mal des peines amoureuses,
N'auray-je donc jamais alegements ?
Je ments.
Comment, Echo, n'est-ce point un blaspheme
De t'accuser & dire que tu ments ?
Ce que j'entends est-ce bien ta voix mesme ?
Ayme.
V.
C'est bien ta voix qui frappe mes oreilles,
Mais ce secret, Nimphe qui me conseilles
L'as-tu di moy de ma Diane ouy ?
Ouy.
Mais de l'aymer, helas ! c'est peu de chose,
Si d'elle aymé d'elle je ne jouy,
Pour un tel heur qu'est-ce qu'on me propose ?
Ose.
VI.
Le Ciel noircy de tempeste & d'orage
Ne peut d'effroy m'abatre le courage,
Mon cœur ne craint tous ces estonnements.
Ne ments.
Je ne ments point ny ne suis temeraire,
J'apprens d'Amour ces beaux enseignements,
Faut il rien plus pour un si grand mistere ?
Taire.
VII.
Je me tairay, plustost ma voix pressée,
Souspirera ma mort que ma pensée,
Amant secret comme Amant valeureux.
Heureux.
Heureux cent fois aymé de cette belle
Mais d'où sçais tu que son cœur genereux
Sera vaincu si je luy suis fidelle ?
D'elle.
Encore que le Berger n'ignorast point que c'estoit luy mesme qui se respondoit, & que l'air frappé par sa voix rencontrant les concavitez de la roche, estoit repoussé à ses oreilles : si ne laissoit-il de ressentir une grande consolation des bonnes responces qu'il avoit receuës, luy semblant que rien n'estant conduit par le hazard, mais tout par une tres-sage providence, ces paroles que le ro
A ce mot Silvandre, pour luy obeïr, leur ayant fait prendre un sentier, qui traversant un grand pré abregeoit de beaucoup le chemin, reprint ainsi la parole. Ce que vous me demandez, grande Nimphe, n'est pas difficile d'estre entendu pourveu qu'il soit pris comme il doit estre, parce qu'il est bien certain que les yeux sont les premiers qui donnent entrée à l'Amour dans nos ames. Que si quelques uns sont devenus amoureux en oyant raconter les beautez & les perfections des personnes absentes, ou ç'a esté une Amour qui n'a pas esté de durée ny violente (estant plustost une peinture d'Amour qu'une vraye Amour) ou l'esprit qui l'a conceuë à quelque grand deffaut en soy mesme, d'autant que l'ouye raporte aussi bien les faus
Ces discours eussent bien continué davantage, si de fortune estant pres du carrefour de Mercure ils n'eussent ouy chanter Philis : elle estoit assise avec une autre Bergere au pied d'un arbre cependant que leurs brebis à l'ombre de quelques taillis ruminoient toutes resserrées ensemble attandant que le chaud fut un peu abbatu pour retourner au pasturage. Aussi tost que Silvandre en ouyt la voix il tourna la teste de son costé, & l'ayant recogneuë la destourna si prompte
SONNET.
CONTRE LA JALOUSIE.
Amour ne brusle plus, ou bien il brusle en vain,
Son carquois est perdu, ses fléches sont froissées,
Il a ses dards rompus, leurs pointes emoussées,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.
Ou sans plus estre Archer d'un mestier incertain
Il se laisse emporter à plus hautes pensées,
Ou ses flesches ne sont en nos cœurs addressées,
Ou bien au lieu d'Amour nous blessent de desdain.
Ou bien s'il fait aymer, Aymer c'est autre chose
Que ce n'estoit jadis, & les loix qu'il propose
Sont contraires aux loix qu'il nous donnoit à tous :
Car aymer & hayr c'est maintenant le mesme,
Puis que pour bien aymer il faut estre jaloux.
Que si l'on ayme ainsi, je ne veux plus qu'on m'ayme.
Sylvandre, qui avoit fait dessein de donner autant de jalousie à Lycidas qu'il luy seroit possible, voyant que Philis attentive à ce qu'elle chantoit, & Astrée aux pensées que
Cependant Sylvandre approchant de la Cabane de sa Bergere, vid que Philis ne luy avoit point menti : car Diane estoit assise en terre, & tenoit sa chere brebis en son gyron, comme si elle eust esté morte.Quelquefois elle luy souffloit à la bouche, & d'autresfois luy mettoit du sel dedans, mais sans effet, parce qu'elle ne revenoit point si tost de son assoupissement, qu'elle ne retombast comme elle estoit en terre, aprés avoir tourné longuement, dont la Bergere estoit fort en peine, pource que c'estoit celle qu'elle aymoit le plus. Et lors qu'elle en estoit plus desesperée, & que peut estre elle accusoit quelqu'une de ses voisines de sortilege, & de l'avoir regardée de mauvais œil, Silvandre s'en approcha, & aprez l'avoir saluée, il luy demanda ce qu'elle faisoit en terre : Vous le pouvez voir, luy dit-elle, sans que je le vous die, si vous
HISTOIRE
DE CELIDEE,THAMYRE,
ET CALYDON.
Puis qu'il a pleu au grand Tautates, de m'eslire pour vous raconter les discensions qui sont entre nous, je proteste qu'encores que ce soit la coustume des personnes interessées de ne dire que ce qui est à leur avantage, je ne celeray ny ne déguiseray rien de la verité, à condition qu'il me sera permis par apres d'alleguer à part mes raisons, quand chacun aura deduit les siennes. Sçachez donc, grande Nimphe, qu'encores que nous soyons Calidon & moy demeurants dans ce proche hameau de Montverdun, nous ne sommes pas toutesfois de cette contrée, nos peres & ceux d'où ils sont descendus sont de ces Boiens qui jadis sous le Roy Belovese sortirent de la Gaule & allerent chercher nouvelles habitations delà les Alpes, & qui apres y avoir demeuré plusieurs siecles, furent en fin chassez par un peuple nommé Romain hors des villes basties & fondées par eux, & parce qu'il y en eut une partie qui estant privez de leurs biens s'en allerent outre la forest Hircinie, où les Boiens
SONNET.
D'UNE JEUNE BEAUTÉ.
Quelle Aurore jamais d'un beau jour devanciere
Eut le sein plus semé de roses & de lys ?
Ou quels nouveaux soleils de rayons embellis,
Furent jamais si beaux commençant leur carriere ?
Dés qu'on t'a veu' paroistre aux rais de ta lumiere,
Tous les autres Soleils soudain sont defaillis,
Ou pres d'eux pour le moins demeurent si pallis,
Qu'ils ne retiennent rien de leur clarté premiere.
Quel sera le Midi d'un si bel Orient ?
Je prevoy dés icy que le Ciel tout riant,
Et qui ne vit jamais une Aurore si belle,
Se promet d'en brusler les hommes & les Dieux,
Amour ou rends son cœur aussi doux que ses yeux,
Ou nos yeux ou nos cœurs insensibles pour elle.
Et parce que je prevoyois bien que cette Beauté seroit veuë de plusieurs, & que mon cœur ne seroit pas le seul qui en brusleroit de desir, je me resolus d'occuper pour le moins le premier son ame, sachant bien qu'il y a double difficulté de parvenir en un lieu difficile de soy mesme, & qui nous est deffendu par quelqu'un qui le tient comme sien : considerant que son aage n'estoit encore capable d'une serieuse affection, j'essaiay de la gaigner par des actions enfantines, luy parlant toutesfois d'Amour, de passion, de desir & de flame : Non pas que je creusse qu'elle en peust ressentir encores quelque chose, mais pour l'accoustumer seulement à ces paroles, qui offencent ordinairement davantage les oreilles des Bergeres, que les effets mesme. Je continuay cette vie plus d'un an, durant lequel quelquefois je luy dérobois quelque baiser, quelques fois je luy mettois la main dans le sein faignant de me joüer, à fin que cette coutume me servist à l'avenir presque comme d'une possession. Et sans mentir, grande Nimphe, je ne travaillay pas en vain : car
Je vous raconte les naïvetez de cette Bergere, à fin, Madame, que vous cognoissiez mieux, & de quelle qualité estoit l'amitié qu'elle me portoit, & avec quel soing je l'ay eslevée, s'il faut dire non point en Amant, mais en Pere, & quelle est l'obligation qu'elle me doit avoir, de ce qu'en un aage si peu fin, je ne l'ay point aymée malicieusement : car vous jugez bien par ces demandes, & repliques, qu'elle n'avoit pas un esprit qui m'eust peu resister, ny refuser quoy que j'eusse voulu d'elle. Peut estre en les considerant vous estonnerez vous que je trouvasse en un aage si tendre, quelque chose qui me pust arrester, moy, dis-je, qui desormais devois repaistre mon esprit de quelque viande plus solide : Mais si vous plaist de vous souvenir que l'Amour est tousjours enfant, & que la jeunesse sur toute chose luy plaist, vous jugerez bien que puis qu'il faloit que j'aymasse, il n'y avoit rien qui fut si convenable à une pure & sincere affection que la mienne, que cette beauté innocente & sans malice: Et à la verité je recognois bien que ce n'estoit pas moy qui en avois fait eslection,
Or en ce temps, Calydon revint de la province des Boiens, & pouvoit avoir dix-huict ans ou environ : Il estoit grand plus que l'ordinaire de son aage, il avoit la taille belle, le visage des plus agreables pour un taint clair brun, au reste le discours bon, & la façon plus relevée que sa condition peut estre ne requeroit pas, mais toutesfois nullement glorieuse ny meslée de mépris. Il faut que j'avouë, que quand je le vis tel, j'augmentay de beaucoup l'amitié que je luy avois portée : car auparavant si je l'avois aymé, ce n'avoit esté qu'en consideration de la proximité qui estoit entre nous, & pour la recommandation que mon oncle m'en avoit faite, mais quand à son retour je le trouvay tant aymable, il est certain que je mis en luy tout ce qui me restoit d'amitié, & parce que n'ayant jamais esté marié, je n'avois point d'enfans, je fis resolution de luy remettre apres moy tous mes trouppeaux & tous mes pasturages, qui peut estre ne sont pas à desdaigner. Et à fin de l'obliger à quelque reciproque bien-veillance envers moy, je ne me contentay pas d'avoir fait ce dessein en moy mesme, mais le luy declaray, & le fis
Mais, grande Nimphe, je raconte peut-estre
Ce Myre partit de ceste sorte, me laissant sans doute plus malade que celuy qui estoit au lict. Pourrois-je bien vous representer, Madame, de quelles contrarietez mon ame fut combatue ? je n'estime pas que cela se puis
Il faut que je l'avouë, ces considerations peurent tant sur moy que je me resolus de me priver de Celidée, pour la donner à Calidon. Mais, Madame, combien me trouvay-je empeché lors que je voulus l'executer ? Premierement à fin que ce jeune Berger reprint sa premiere santé, ce fut par luy que je voulus commencer, & luy ayant declaré la cognoissance que j'avois de son mal, & la volonté que j'avois d'y pourvoir, d'abord il me le nia, mais en fin avec les larmes aux yeux il l'avoüa, & en mesme temps me demanda pardon, avec tant d'apparence de regret, que sans doute la cognoissance que j'en eus, fit que je luy remis toute la faute qu'il avoit commise contre moy, voyant bien que s'il avoit erré ç'avoit
Il avint donc que Cleontine croyant que ce que j'avois proposé estoit advantageux pour Celidée, la tirant à part le luy proposa, & avant que luy en demander son avis, luy dit, quel estoit le sien, & à fin de le fortifier davantage, luy fit entendre qu'elle m'avoit ceste obligation, puis que ç'avoit esté moy qui luy en avois parlé. Cette Bergere, Madame, vous pourroit dire mieux que je ne sçaurois
LE DEUXIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
D'Astrée.
Ainsi paracheva Thamire, de raconter ce que la Nimphe Leonide avoit desiré sçavoir, & s'estant teu pour quelque temps : Or Madame, continua-t'il, nous nous sommes de fortune rencontrez au sortir de la riviere de Lignon, avec cette Bergere, & parce que l'Amour continuë autant en nous que le desdain en elle, nous venions tous deux luy preuvant par les meilleures raisons que nous pouvions, qu'elle en devoit aymer l'un ou l'autre, & quant à moy je disois que c'estoit de moy de qui elle devoit faire choix, & au contraire Calydon, que j'ay tant obligé par toute sorte de bons offices, soutient opiniatrement que c'est de luy: Et quoy que je sache bien que vostre entendement peut beaucoup mieux comprendre mes raisons que je ne les sçaurois deduire, si est-ce que pour mettre une fin à ces longues dissentions (car desormais nous sommes la fable de nostre hameau) pleust à Dieu, grande Nimphe, que vous voulussiez aussi bien ouyr nos raisons de nos bouches mesmes, & ordonner ce qui vous sembleroit estre juste, comme librement je me sousmetrois à vostre jugement! Ce seroit une œuvre digne de vous, & de laquelle les Dieux vous sçauroient gré, & nous vous demeurerions infiniment obligez. Leonide à lors l'ayant remercié de la peine qu'il avoit prise de leur raconter les causes de leur debat, l'asseura que si luy & ceux qui y avoient interest la jugeoient capable de ce qu'il luy demandoit, elle s'offroit librement d'en dire son avis lors qu'ils auroient promis de l'observer : car autrement ce ne seroit que se travailler en vain. Tamyre se jettant à genoux, Je vous remets, ô grande Nimphe, dit-il, non seulement ma vie & ma mort, mais tout le contentement & le déplaisir que j'aurois jamais & durant ma vie, & apres ma mort. Que si je contreviens à ce que vous ordonnerez, je veux que nos Druides me declarent indigne d'assister à leurs sacrifices, & me soient deffendus nos boccages sacrez, & nos chesnes celestes. Et moy, respondit Calydon, jamais ne me puisse estre salutaire le Guy de l'anneuf, & si je rencontre quelquefois l'œuf salutaire, soufflé des serpens, je prie Tautates qu'il les anime de sorte contre moy, qu'ils ne me laissent jamais en repos, & que m'ayant entortillé & les jambes & les bras de cent tours, leur venin ne m'ait percé le cœur, si je ne reçois vostre jugement, comme venant d'un grand Dieu, & si je ne l'observe tant que je vivray. Et parce que Celidée ne disoit mot, Et vous belle Bergere, dit Astrée, n'avez-vous point de volonté de vous décharger de l'importunité que vous recevez de ces deux Bergers, vous remettant au jugement de ceste grande Nimphe ? Je voudrois bien, respondit la Bergere en estre delivrée, mais je crains de tomber en un plus grand mal, & ne faut point douter que la hayne & l'offence n'ayent une si grande force sur moy, que je ne remettrois le hazard de ce jugement à personne, si les Dieux cette nuit, ne m'avoient advertie en songe, de le faire : car la plus grande partie estoit desja écoulée, lors qu'il m'a semblé que mon pere, qu'il y a desja long temps qui est mort, m'ouvroit l'estomac, en sortoit le cœur, & le jettoit comme si c'eust esté une pierre, avec une sonde, par deçà Lignon, & puis me disoit ces mots : Va, mon enfant, delà la fatale riviere de Lignon, tu trouveras ce cœur qui te tourmente si fort, au repos où il doit demeurer jusques à ce que tu me viennes trouver. Je me suis éveillée en sursaut, & cela a esté cause que je me suis resoluë de passer la riviere, avec esperancede trouver le repos qui m'a esté promis. Vous devez donc estre certaine, Madame, dit-elle, s'adressant à Leonide, que je n'ay garde de desobeïr à vos commandemens, puis que ce sont les Dieux qui me parleront par vostre bouche. Cela estant, ajouta Leonide, je vous promets à tous trois que je donneray un jugement aussi equitable que je le voudrois recevoir en semblable & plus grande occasion : & à fin que je ne sois deceuë en mon opinion, Paris & ces gentiles Bergeres, & Silvandre m'en diront leur avis avant que j'en die quelque chose ; Et pource, dit-elle se tournant vers Calydon, dites-nous pour quelles raisons il vous semble que Celidée doive estre vostre, non pas à Thamire, qui l'a si longuement possedée & élevée comme sienne. Le Berger alors se relevant, apres avoir fait une grande reverence, prit la parole de cette sorte :
HARANGUE
DU BERGER CALYDON.
Amour, grand Dieu qui par ta puissance m'as ravy toute celle que la raison souloit avoir sur ma volonté, écoute la suplication d'une des plus fidelles ames qui ait jamais ressenty la puissance que la beauté a par ton moyen sur le cœurdes hommes, & m'inspire de sorte les paroles & les raisons, que tu m'as si souvent representées, lors que lassé du mespris de Celidée je me suis voulu retirer de son service : Que cette grande Nimphe émeue de leur force ordonne avec toy, que celle à qui tu m'as donné & qui m'a esté donnée par celuy qui y avoit l'un des plus grands interests, me soit conservée & maintenuë, & contre le mépris de cette belle, & contre l'autorité & la violence de celuy qui me la veut ravir. J'entens, ô grande Nimphe, cette divinité que j'ay reclamée qui me promet son assistance, non seulement en guidant ma langue, mais en gravant mes paroles en vos cœurs, avec la pointe de ses meilleurs traits. Aussi, Madame, si ce n'estoit ceste asseurance qu'il me donne, comment oserois-je ouvrir la bouche pour parler contre la personne du monde à qui j'ay le plus d'obligation ? car j'avouë que Thamire pour son bon naturel m'a plus obligé que le pere qui m'a donné naissance, puis que sans avoir eu le contentement du mariage, il a supporté tous les ennuis & toutes les sollicitudes que la nourriture des enfans peut donner, & ensemble celles que la conduitte des trouppeaux, & des pasturages d'un orphelin dans le berceau (car ce fut en cet aage que je luy feus remis) peut rapporter à qui en reçoit la charge. Il n'a espargné ny peine, ny despense, pour m'eslever, ny soing, ny prudence pour me faire instruire : de sorte qu'avec beaucoup de raisonje le puis appeller mon pere, & il me peut nommer son enfant, puis que j'ay receu de luy tous les offices que ces noms requierent. Et avoüant que je luy ay ces obligations, comment oserois-je ouvrir la bouche contre luy, sans encourir le nom d'ingrat, si cette dispute dependoit maintenant de moy ? J'aymerois mieux estre dans le tombeau de mes peres, & que mon berceau m'eust servi de cercueil, que si ceste action dependoit de ma volonté on me veit opposer à celle de Thamire, Thamire qui m'a fait tel que je suis, Thamire à qui je dois tout ce que je vaux, bref ce Thamire, au service duquel quand j'aurois dépendu tous les jours de ma vie, encore ne sçaurois-je avoir satisfait à la moindre partie de ce que je luy dois. Mais, helas ! je m'en remets à luy mesme, cest Amour qui me commande luy commande aussi, il vous dira s'il est possible que le cœur qu'il a vivement touché luy puisse desobeïr en quelque chose. S'il espreuve que cela n'est point, je le conjure par cest Amour mesme qui a tant de puissance sur son ame, de me pardonner la faute que je commets par force, & qu'il me permette de dire que toute sorte de raison ordonne, que Celidée me doit aymer, & qu'il n'y a personne que moy qui puisse justement la pretendre sienne.
Car pour le premier point, que répondra Celidée, si je l'appelle devant le Throne d'Amour, & si en presence de cette equittable compagnie je me plains à luy de cette sorte ?Ceste belle, ô grand Dieu, qui se presente devant toy, c'est celle la mesme que tu m'as commandé d'aymer & de servir, sous les esperances que tu as accoustumé de donner à ceux qui te suivent, si dés le commencement j'ay contrarié à ta volonté, si depuis je n'ay point continué, & si je ne me resous pas de parachever ma vie en ton obeissance, ô Amour qui lis dans mon cœur, voire qui de ta main mesme y escris tous mes desseins, chastie moy comme parjure, & empruntant contre moy la foudre du grand Tharamis, ecraze ma teste comme celle d'un perfide : Mais si la verité répond à mes paroles, & si jamais personne n'ayma tant que moy, comment soufre[s]-tu qu'elle trompe mes esperances, qu'elle desdaigne tes promesses, & qu'elle se mocque du mal que tu me fais endurer pour elle ? Aussi tost que je la vis je l'aimay, & je ne l'aimay point plustost que me donnant entierement à elle, je ne retins de moy que la volonté seule de l'adorer. Mais peut estre ceste affection luy a esté incognuë, j'ay raconté mon mal aux bois reculez, aux antres sauvages, ou bien aux rochers ? Nullement, ô Amour, elle a ouy mes plaintes, elle a veu mes pleurs, elle a sçeu mon affection, un peu par ma bouche, d'avantage par celle de Thamire, de Cleontine, & de mes amis, mais beaucoup plus par effet de ma passion. Ne m'a t'elle point veu dans le lict de la mort pour avoir trop d'affection pour elle ? Ne m'a t'elle point tendu la main comme me retirant du tombeau, voire du nombre des morts, en me disant Vy Calydon, tes pretentions ne sont pas toutes desesperées. Et pourquoy ayant desja souffert les plus âpres douleurs qui devancent la mort, m'a-t'elle r'apellé du repos que le cercueil me promettoit, si c'estoit son dessein de me laisser remourir sans pitié ? Comment ? sa cruauté n'estoit elle point saoulée d'une mort, & falloit il que pour t'avoir obey & l'avoir adorée, je feusse par elle condamné à un second trépas ? Elle dira peut estre, qu'il faut que je la mesure à mon aune, & que je considere, que comme je n'aurois pas la puissance de quitter l'affection que je luy porte pour la mettre en une autre, que de mesme estant engagée ailleurs elle ne s'en peut distraire pour m'aymer. O Amour ce ne sont que paroles, ce ne sont qu'excuses, qu'elle montre le contract de ceste Amour ! & si tu ne le juges incontinent faux, je veux bien estre condamné. Elle n'a jamais aymé que le Berger Thamire, à ce qu'elle dit, mais je dis bien d'avantage, car je soustiens qu'elle n'a jamais aymé ce Thamire. Elle l'a aymé. En quel temps Amour ? Lors qu'elle n'estoit pas capable d'aimer, elle l'a aimé lors qu'elle avoit les mains & le cœur empéché en ses pouppées, & que ses desirs ne pouvoient outrepasser les plaisirs de les habiller, de les bercer ou de les entretenir. N'est-elle pas ignorante d'Amour, ô Amour ! si elle appelle les opinions d'un tel aage Amour ? Et d'effetsi elle avoit aimé ce Thamire, ne l'aimeroit-elle point encores ? Quoy ! telles affections sont peut-estre comme les habits desquels on se dépoüille quand on veut, ou quand on s'en ennuie. Ah ! puissant Dieu, combien ignore-t'elle, ou plustost combien méprise-t'elle ta puissance ? n'est-ce pas l'une de tes principales loix. Que l'Amant qui peut seulement penser que quelque jour son Amour finira, soit declaré coulpable ; mais celuy qui le pourra desirer, soit tenu pour fier ennemy. Et quelle sera donc estimée ceste Bergere qui n'a pas seulement peu pensé, voire qui ne l'a pas seulement desiré, mais qui en effet s'est retirée de l'Amour qu'elle portoit, ce disoit-elle, à son Thamire ? Diras-tu, grand Dieu, qu'elle ayt jamais esté veritablement des tiennes ? la recognoistras-tu pour telle, & permettras-tu qu'elle jouïsse du privilege qu'elle pretend, & qu'elle m'oppose ? Mais soit ainsi, que ta bonté qui surpasse de beaucoup toutes les bontez de tous les autres Dieux, puis qu'elle recourt à toy, & puis qu'elle te prend pour son Azile, luy permette de jouïr du benefice des vrais Amants, & que par ainsi aimant Thamire, elle ne soit point obligée, je ne veux pas dire de m'aimer, mais non pas seulement de tourner les yeux vers moy, que répondra-t'elle maintenant qu'elle avouë elle mesme de n'aimer plus Thamire ? De quelle excuse pourra-t'elle couvrir son impieté, & pourquoy dira-t'elle qu'elle ne veut point t'obeïr ? & quelle raison t'empeschera, ô Dieu qui te fais respecter à tous les Dieux, de ne laisser impunie la desobeïssance de cette Bergere ? Quoy donc ? elle sera la seule qui te méprisant ne ressentira point quelles sont tes vengeances, & moy le seul qui t'adorant ne ressentiray point les effets de ta bonté accoutumée ?
Je pense, ô grande Nimphe, que Celidée estant de cette sorte accusée devant le Thrône de ce grand Dieu, pourra mal-aisément répondre, ny eviter d'estre condamnée à me rendre autant de contentement que j'ay eu pour elle de peines & de travaux, & à me donner amour pour amour, & recevoir desir pour desir, sans que Thamire puisse s'y opposer pour son interest particulier.
Car que peu[t]-t'il pretendre en ce que librement il a donné, & pour satisfaire à ce qu'il devoit, & dont volontairement il s'est dépoüillé à mon avantage ? Tant s'en faut qu'il me la puisse debatre par quelque raison qu'il vueille s'imaginer, qu'au contraire il seroit plustost obligé de me l'a maintenir envers tous & contre tous, puis que c'est de luy de qui je la tiens. Mais, dira-t'il, je te l'ay donnée sans te devoir rien & de pure & franche volonté, pourquoy serois-je obligé à cette garantié ? Et quoy, Thamire, apellez-vous cela pure & franche volonté, à quoy vous venez d'avoüer devant vostre juge, que vous avez esté forcé par les raisons que vous vous estes vous mesmes alleguées avant que de me la remettre ? n'avez-vous pasdeja jugé que pour l'asseurance que mon pere a euë en vous, pour la priere qu'il vous a faite en sa mort, & pour l'amitié qu'il vous a tousjours fait paroistre, vous creutes de me devoir sauver la vie en vous dépoüillant à mon avantage, de la possession de cette belle Celidée ? Et appellerez-vous pure & franche volonté ce que vous avez esté contraint de faire pour vous acquiter de tant d'obligations ? Est-ce ainsi qu'en payant vos dettes vous avez opinion d'obliger vos creanciers ? J'avoüe, grande Nimphe, qu'il fait bon prester à Thamire, parce qu'il ne paye pas seulement le principal, mais porté d'un courage genereux rend ensenble l'interest, qui tesmoigne qu'il n'est point ingrat : mais je nie tout à fait qu'en cette action il n'y eut rien qui l'y pût obliger que sa volonté : Et toutesfois soit ainsi que sa seule volonté l'y ait obligé, & que ce soit pour se satisfaire à soy-mesme : contrevenant à l'effet de cette volonté ne contrevient-il point à sa propre satisfaction ? Que s'il met en ligne des obligations que je luy ay, le don qu'il m'a fait de Celidée, apellera-t'il cela pure & franche volonté, puis que ce qui m'oblige à luy c'est ce qui le dépoüille de la chose qu'il pretend ? Et par ainsi s'il regarde ce qu'il à deu à la memoire de mon pere, s'il considere ce qu'il devoit à soy-mesme, & s'il tourne les yeux sur l'obligation dont il m'a voulu lier, il verra que cette action n'a point esté de pure & franche volonté, mais que pour le regard de mon pere ce n'a esté que rendre fidellementce que l'on avoit remis en ses mains, & en cela il s'est montré homme de bien, & plein de preud'homie, de ne nier point un dette dont l'obligation n'estoit qu'en sa memoire ; Et pour son regard, il a esté veritablement juste de payer si franchement & sans se le faire demander, le tribut à quoy le parentage qui estoit entre nous & l'amitié qu'il me portoit, l'avoient obligé : Et pour le mien, ce n'a esté qu'un argent qu'il m'a voulu prester en ma necessité, à fin que je luy en rende autant & plus grande somme, quand il me l'a demandera, & qu'il en aura afaire. Et en ce dernier poinct il s'est fait paroistre bon ménager, puis que la vie des hommes estant si remplie de miseres & d'infortunes, c'est faire bien prudemment que de rendre redevables des personnes qui ne soient ingrates. Que si je manque à ce devoir, qu'il se plaigne alors de moy & m'apelle mécognoissant, mais qu'il ne die pas aussi que volontairement il m'a remis Celidée, puis qu'il y estoit obligé par la bonne foy, par sa propre consideration, & par les reigles de la prudence humaine ; de sorte que tant s'en faut qu'il me la puisse debattre, qu'il est mesme obligé de me la maintenir contre tous ceux qui m'en voudroient empescher la possession.
Dieu en soit tesmoin mon pere (tel vous apelleray-je, si vous ne me le defendez, le reste de ma vie) Dieu me soit témoin, disje, si je ne meurs de regret qu'il faille que je vous contrarie en cette occasion. Mais dittes vous-mesmeen quel estat vous m'avez veu, & combien il s'en est peu fallu, sans vostre assistance, que l'Amour ne m'ait ravi la vie, & puis confessez que c'est Amour qui me force à vous rendre ce déplaisir, voire m'y contraint de sorte que je n'ay pas la volonté libre, & qu'il m'est impossible de vouloir que ce qu'il luy plaist. Que s'il m'avient jamais de sortir de vos commandemens pour quelque-autre occasion que ce puisse estre, ô Dieux ne disposez point autrement la fin de mes jours, que comme celle du plus ingrat qui ait jamais vescu. Mais mon pere, en ce que je suis forcé, pardonnez à ma foiblesse, & m'aydez à me plaindre à vous, de vous mesme : Car n'estes-vous pas la cause de ceste Amour ? Pourquoy puisque cela dependoit de vous, me r'appellates vous d'entre les Boiens, avant que vous eussiez espousé Celidée ? Pouviez vous penser que vous appartenant, je n'eusse pas quelque simpathie avec vous, & que par ainsi il y avoit du danger que je ne l'aymasse ? Mais direz vous, je te pensois si bien nay que te commandant comme je fis de ne l'aimer point, tu t'en empescherois, & me rendrois ce respect de ne la regarder que comme ta sœur. Et comment, sage Thamire, est-il possible que vous ne vous soyez pas ressouvenu de l'imprudence de la jeunesse ? & que c'est le naturel, non seulement de ceux qui sont en tel aage, mais generalement de tous les hommes de s'efforcer contre les choses deffendues ? & me deffendre de l'aimeravant que je l'eusse veuë, qu'estoit-ce autre chose que m'en donner la volonté par les oreilles, avant qu'elle me fust venuë par les yeux ? Qu'estoit-ce sinon éveiller mes desirs, & me faire tout étinceller de feu, comme le caillou qui est frappé, & qui auparavant estoit froid & sans apparence de chaleur ? Mais, me direz-vous, ne te permis-je pas de l'aimer comme ta sœur, à fin que bornant de cette sorte tes desirs, tu n'offençasses ny toy, ny moy : toy en ne te contraignant pas trop, & moy en n'outrepassant point les limites que je t'avois ordonnées ?
O Grande Nimphe, considerez, je vous supplie, quel commandement est celui-cy. Thamire me met devant les yeux une beauté infinie, me permet de la pratiquer, me commande de l'aimer, mais il veut que mon amour n'outre-passe point cette borne, & que je l'a renferme sous une amitié de frere. O Dieux, & quel m'estime-t'il ? Cest Amour qui remplissant cet univers, en rempliroit encore sans nombre, si sans nombre il y avoit des univers ; cet Amour qui gouverne & les hommes & les Dieux, & qui dispose d'eux & de leurs affections à sa volonté, & qui ne se gouverne à la volonté de personne, sera donc renfermé dans les limites qu'il me prescript & m'ordonne ? Mais quelle opinion avoit-il conceuë de moy ? pensoit-il que j'eusse plus de puissance que les hommes ny les Dieux, voire que tout l'univers ? Il me devoit pour le moins mesurer à luy-mesme, & s'il avoit peu contenir ses affections dans quelques bornes, me commander d'en faire de mesme, & non pas ayant épreuvé sa propre impuissance & le trop grand pouvoir de ce Dieu, me commander chose qu'il n'avoit peu observer, encor que son aage, sa sagesse & sa prudence devoient bien pouvoir davantage en luy, que la jeunesse & inexperience qui étoit en moy.
Il se plaindra peut-estre, que je ne luy ay pas porté le respect que je luy devois, & auquel les offices de pere qu'il m'a rendus me pouvoient obliger. Helas ! qu'il se ressouvienne que c'est par force, & mesme qu'il ne peut se plaindre que je ne luy aye porté tout celuy qu'il pouvoit desirer, puis que j'avois plutost éleu de mourir que de luy en faire rien paroitre, ny à personne quelconque. La peine qu'il eut à découvrir mon mal, quand j'estois entre les bras de la mort, rend assez de preuve de ce que je dis. Que si ce sage Myre, par ruze & par prudence le recogneut à mon poulx & aux changements de mon visage, helas ! s'il se plaint de cela, qu'il loüe auparavant le respect que je luy rendois de vouloir plutost mourir que de le découvrir, & qu'apres il blâme la nature de ce qu'elle ne m'a aussi bien donné le pouvoir de commander à ces mouvemens interieurs, qu'à ma langue & à mes actions. Et que toutes ces considerations ne l'empeschent point de juger sainement de ce qu'il doit au fait qui se presente : Luy qui n'a jamais par le passe donné cognoissance que la passion eut quelque pouvoir sur sa preud'homie ny sur son jugement, voudroit-il bien à ce coup leur faire un si grief outrage ? Pourquoy les mesmes raisons qu'il s'est representées lors qu'il me donna cette belle Bergere, ne le contraindroient-elles de m'en laisser la possession ? Le devoir qu'il avoit à l'amitié & à la confiance de mon pere, n'est-il pas le mesme encor à cette heure qu'il étoit en ce temps-là ? Et luy n'est-il pas le mesme Thamire qu'il estoit quand il me l'a donna, & moy le mesme Calydon qui ne receus la vie que le mal m'avoit presque ostée, qu'aux conditions que Celidée seroit mienne ?
J'avouë que jamais homme n'eut plus d'obligation à un homme, que jamais parent ne receut de meilleurs offices d'un parent, ny que jamais enfant n'a eu plus de preuve de l'amour de son pere, que j'en eu & receu de Thamire, lors que se privant de Celidée il m'en a voulu rendre possesseur : mais maintenant qu'il me la veut ravir, ne me permettra-t'il pas de dire que jamais homme ne fut plus outragé d'un homme, que jamais parent ne receut de plus grandes indignitez d'un parent, ny que jamais enfant ne fut plus tyranniquement traitté d'un pere, que Calydon de Thamire ? De sorte que toutes les obligations que je luy puis avoir euës par le passé sont maintenant changées en autant d'offences. Car qu'ay-je à faire, Thamire, que vous ayez eu le soin de mon enfance, la peine de m'élever, & les travaux de /page>la conservation de mes trouppeaux & pasturages ? Qu'ay-je afaire que vous m'ayez chery, que vous m'ayez fait soigneusement instruire, que vous m'ayez éleu pour vostre fils & successeur, & bref, que pour me rendre la vie que l'Amour estoit prest de me ravir, vous vous soyez privé de la plus chere chose que vous pussiez avoir, & me l'ayez donnée, si la reprenant à cette heure vous me preparez une mort mille fois plus desesperée que la premiere, & si sans la possession de ce que vous me ravissez, les biens, l'instruction, ny la vie ne me sont de nulle consideration ? Souvenez-vous, sage Thamire, que reprendre par force la chose donnée offence plus celuy qui l'a receuë, que si l'on la luy avoit refusée : & ne trouvez point estrange qu'en semblable action je me pleigne de vous, & que je die que cette seule offence efface toutes les obligations que je puis vous avoir : Afin que cela ne soit, joignez-vous avecque moy, & avoüez les paroles que je vay dire de vostre part à Celidée. Et vous, Bergere, écoutez les comme si elles estoient proferées de sa bouche. Comment, ma belle fille, vous dit-il, est-il possible, puis que les merites de Calidon & son affection, de qui la grandeur ne vous peut estre incogneuë, n'ont peu obtenir de vous cette grace de le vous faire aimer, qu'au moins la priere & l'étroitte recommandation que je vous en ay faite soit demeurée morte en vos oreilles, & sans effet en vostre ame ? Ne m'aviez-vous pas tant de foispromis que l'amitié que vous me portiés estoit telle qu'elle me donnoit toute puissance sur vous ? S'il est ainsi, pourquoy n'estes-vous veritable, & pourquoy voulez-vous me mettre en doute de ceste amitié, en me refusant l'effet de vos paroles ? vous ay-je proposé quelqu'un qui ne meritast d'estre aymé ? est-ce une personne incognuë ? ou qui soit sans parents & amis ? Peut estre n'y a-t'il dans toute la contrée Bergere qui n'estimat son amitié luy estre advantageuse. Cleontine la sage le juge ainsi, aussi fait bien vostre mere, encores que pour estre trop tendre mere elle ne veut vous commander ce qu'elle voit que vous n'avez pas agreable. Mais, direz-vous peut estre, c'est vous que j'ayme, Thamire, & n'en puis aimer un autre. C'est à vous seul que je me suis donnée, c'est à vous que j'ay laissé toute puissance sur moy, hors mis celle de donner ma volonté à quelque autre.
Dieu sçait, ma belle fille, si cette declaration m'est agreable, & s'il y a rien sous le Ciel qui me puisse plaire d'avantage : mais si vous m'aymez, puis qu'une des principales conditions d'un vray Amant, est de cherir plus l'honneur de la chose aymée, que sa propre conservation, pourquoy ne vous efforcerez vous de conserver l'honneur de ce Thamire que vous aymez, voire pourquoy reffuserez vous d'aymer ce cher Thamire, sous le nom de Calydon, puis que Calydon n'est qu'un autre moy mesme, & pour son corps il n'est different que de figure du mien ? car nous sommes si proches, que d'ailleurs on nous peut tenir pour mesme chose. Pour son ame, je l'ayme de sorte que nostre amitié montre bien nostre simpathie, & puis qu'entre les amis toutes choses sont communes, l'aymant comme je faits, je n'ay rien à quoy il n'ayt part aussi bien que moy : de sorte que si j'ay vostre affection comme vous dites, ne faut-il pas de necessité qu'il y participe ? Et ne faut point qu'en cela vous vous plaigniez, disant que je vous manque de foy, en vous changeant pour une autre : car mon dessein n'est point d'aimer jamais autre que vous ; vous estes le commencement, & serez la fin de mon affection. Mais puis que le destin me deffend de vous posseder, ayant esté contraint de vous donner à un autre, par les loix du devoir & de la nature, pensez, ma belle fille, quel contentement ce me sera de vous voir à celuy que j'ay eslevé, que j'ay instruict, que j'ayme, & que j'ay choisi, non pas seulement pour successeur, mais pour compagnon en tous les biens que le Ciel & la fortune m'ont donnez, & me donneront à l'avenir. Vous estes aussi bien obligée à cecy par nostre amitié, que je le suis par le devoir, puis que si vous pouvez refuser ce que vous cognoissez que je desire & que le devoir me commande de desirer, quelle force dira-t'on que l'Amour a sur vostre ame ? Aymez donc Calydon, si jamais vous avez aymé Thamire, recevez le pour Thamire, & faites vous paroistre en uneseule action, & Amante, & religieuse envers les Dieux, qui sans doute ne m'eussent point donné la liberté de me dépoüiller de vous contre mon vouloir s'ils ne l'avoient ainsi resolu dans leurs destins infaillibles.
Grande & sage Nimphe, ces paroles que Thamire a proferées, ou a deu proferer, & dont j'ay servy d'instrument, sont ce me semble & si veritables & si dignes de luy, que vous en remettant le jugement entier, je m'asseure qu'il ne m'en desdira point. C'est pourquoy, apres vous avoir juré par Tautates que Calydon ayme, & qu'il n'y eut jamais un plus veritable Amant que luy, je n'ajouteray point d'autres raisons aux siennes, mais seulement remettant & ma vie, & ma mort entre vos mains, je prieray tous nos Dieux, qu'ils vous soient aussi justes, que vous me le serez.
Calydon acheva de cette sorte, avec une grande reverence, & se rapprochant de Celidée, se remit à genoux devant elle, attendant ce qu'on vouloit respondre à ce qu'il avoit dit. Et lors Thamire s'avança, mais Leonide luy dit que c'estoit à Celidée à parler la premiere : puis que Calydon avoit touché en premier lieu ce qui la concernoit. Cela fut cause que le Berger se remettant en sa place, Celidée par le commandement de la Nimphe, rougissant d'une honneste honte, print ainsi la parole.
RESPONCE
DE LA BERGERE CELIDEE.
Je suis si peu accoustumée, grande Nimphe, à parler du sujet qui se presente, & mesme en si bonne compagnie, que vous ne devez point douter de la justice de ma cause, encor que vous me voyez rougir, ou que je parle avec une voix tremblante, en begayant presque à chaque mot. Que si je n'estois asseurée que la raison que j'ay de n'aimer point ces Bergers, est si claire d'elle mesme, qu'elle n'a besoin d'artifice pour estre mieux veuë de vous, je n'aurois pas la hardiesse d'ouvrir la bouche pour ce sujet, sçachant bien que ce seroit inutilement, tant pour le defaut d'esprit qui est en moy, que pour la trop grande eloquence qui est en Calydon, qui a parlé de sorte qu'il a bien fait paroistre qu'il estoit au rebours de moy, puis qu'il mendie de foibles raisons seulement pour accompagner l'abondance de ses paroles, & moy je ne cherche que des paroles à mes raisons, en ayant tant, & de si fortes, que pour peu que je vous les puisse desduire, je tiens pour certain que vous cognoistrez que c'est avec raison, que n'ayant jamais aymé Calydon, je ne dois point commencer à cesteheure, ny continuer, ou pour mieux dite renouveller l'affection que j'ay portée à Thamyre, puis que j'ay tant d'occasion du contraire.
Mais par où commenceray-je ? & qui est-ce qu'en premier lieu je dois alleguer, ou à quelle divine puissance faut-il que je recoure pour estre assistée en ce perilleux combat où je suis attaquée, non par l'Amour, mais par ces monstres d'Amour ? perilleux combat veritablement le puis-je nommer, puis que tout mon heur & mon malheur en dépendent : & monstres d'Amour sont ils bien, puis qu'ils se veulent faire aymer par force, & contraindre d'aimer & de hayr à leur volonté.
J'ay ouy dire à nos sages Druides que ce grand Hercules que nous voyons eslevé sur nos Autels avec la massuë en la main, l'espaule chargée de la peau du Lyon, & avec tant de chaines d'or qui luy sortent de la bouche, qui tiennent tant d'hommes attachez par les aureilles, fut jadis un grand Heros, qui par sa force & valeur dontoit les monstres, & par son bien dire attiroit chacun à la verité. De qui doncques en ceste extréme necessité dois-je plustost requerir l'ayde que de ce grand Heros ? Et d'autant plus librement, qu'ayant, à ce que j'ay ouy dire, aymé une de nos Gauloises, sans doute il ne refusera point à sa consideration, le secours qui luy sera demandé. C'est donc à luy que je recourray, à fin qu'il domte ces esprits monstrueux, & qu'il delie de sorte ma langue que je puisse vous dédu[i]re mes raisons, ou plustost qu'il les vous die luy mesme avec ma voix. Par ta valeur doncques je te prie, & par la belle Galathée nostre Princesse, ô grand Hercule, je te conjure que tu me delivres de ces monstrueuses Amours, & esclaircisses de sorte à ceste grande Nimphe la raison que j'ay de me conserver sans aymer ny Thamire, ny Calydon, que j'en puisse recevoir un juste & favorable jugement.
Et pour commencer, à quoy penses tu Calydon, quand tu m'appelles devant cet Amour duquel tu fais ton juge & ton Dieu ? Crois-tu que s'il est le Dieu de ceux qui se plaisent à leur perte, son pouvoir s'estende sur nous, qui mesme avons honte que son nom soit en nostre bouche, voire qu'il frappe nos oreilles ? une fille, Calydon, de qui les actions, & tout le reste de la vie, ont tousjours fait paroistre le mépris qu'elle fait de cet Amour, est maintenant appellée par toy devant son Trône, pour en recevoir le jugement ? Et que dois-tu attendre pour réponce de moy, si non que d'autant qu'Amour l'ordonne, ainsi je ne le veux pas faire ? C'est bien à propos pour me convaincre de deffaut, de m'appeller devant celuy qui n'est que deffaut. Ne pense point, Berger, que pour ma deffense j'use d'excuse envers luy ny envers toy, tant que tu ne m'allegueras point de meilleures raisons que celles de ses ordonnances : car tant s'en faut que je veüille nyer de n'y avoir point contrevenu, que jefais gloire de les avoir desdaignées. Mais je te supplie, quand j'auray observé ce qu'il ordonne, quand je me seray contrainte de vivre selon sa volonté, quelle glorieuse recompense en dois-je attendre ? Voila, dira-t'on de moy pour tout payement de mes peines, voila la fille de toute la contrée la plus amoureuse. O beau & honorable tiltre pour une fille bien née, & qui desire passer sa vie sans reproche ! Ne m'appelle donc, ô Berger, devant ce Throne de qui je ne veux recognoistre la puissance, & de laquelle je me declare dés maintenant ennemye.
Que si tu veux que je te responde, allons tous deux devant la Vertu ou la Raison, & certes je pense qu'à la quelle que tu te vueilles sousmettre, il ne faut point que nous allions que devant cette grande Nimphe, qui prend la peine d'escouter nos differents. Ce sera donc devant cette Raison, & cette Vertu, que je répondray à ce que tu as dit, qui, ce me semble, se peut rapporter à trois points, à sçavoir que je te dois aymer, parce que tu m'as aymée : & que je l'ay sceu, parce qu'en ta maladie les faveurs que tu as receuës de moy, & qui ont, dis-tu, esté cause de ta guerison, m'y ont obligée, & en fin parce que Thamire m'a donnée à toy.
Mais, Madame, pour esclarcir toutes ces choses, ne luy commanderez vous pas qu'il me réponde, à fin que par sa bouche vous tiriez la cognoissance de la verité ? Je te demande donc, Calydon, avec quel attraict la premiere fois que tu commenças de m'aymer, donnay-je naissance à ton Amour ? tu ne répons point. A ce mot voyant qu'il se taisoit, Madame, dit-elle, s'adressant à la Nimphe, commandez luy, s'il vous plaist, qu'il me réponde. Et Leonide le luy ayant ordonné : Vous me faites, dit-il, une demande que vous pouvez aussi bien resoudre que moy : mais puis que vous la voulez sçavoir de ma bouche, je vous diray, que la faveur que je receus de vous ne fut autre que de vous laisser voir à moy au sacrifice qui se fit le sixiesme de la Lune. Estois-je la seule fille, adjouta Celidée, qui assistay à ce sacrifice, & toy le seul Berger du Hameau qui y fust ? Toutes les Bergeres du village, respondit-il, & presque tous les Bergers y estoient. Et comment, repliqua la Bergere, ne fis-je une seule action particuliere pour t'attirer, ny pour acquerir ton affection ? Tant s'en faut, respondit Calydon, & en cela vous devez recognoistre que cette amour est ordonnée du Ciel, & presque destinée entre nous, vous ne tournastes pas mesmes les yeux vers moy, & toutesfois aussi tost que je vous vy, je vous aimay, comme forcé par une puissance interieure, à laquelle il m'estoit impossible de resister. Mais peut estre, ajouta la Bergere, lors que je recognus d'estre aimée, je conservay ceste bonne volonté avec artifice, & l'allay augmentant avec des faveurs. Il ne faut point, interrompit incontinent le Berger, que vousvous donniez cette gloire, mon affection est née, sans que vous y ayez rien rapporté, elle a continué sans vous, & s'est augmentée sans vous, j'entends sans que vous y ayez rien d'avantage contribué, sinon d'estre vous mesmes. Au contraire dés la premiere fois que vous la recogneutes, (car sans vous l'avoir découvert avec mes paroles, j'ay bien sceu que vous y pristes garde) quel mauvais visage ne receus-je point de vous ? & depuis quelle cognoissance de mauvaise volonté ne m'avez vous point donnée ? de sorte que si veritablement, comme vous dites, je suis monstre d'amour, je le suis, pource que c'est chose monstrueuse, qu'un Amant puisse si longuement conserver son affection parmi tant de rigueurs & d'occasions de hayne : car je puis dire que jamais une seule de vos actions n'a deu avoir autre nom pour mon regard que celuy de rigueur & de hayne, si ce n'est en apparence, lors que durant ma maladie vous me vintes voir, afin de conserver ma vie, mais avec un cruel dessein de me faire une autre fois mourir plus cruellement. Alors la Bergere continua de cette sorte.
Vous oyez, grande & sage Nimphe, par la bouche mesme de Calydon, que s'il m'a aimée je n'y ay contribué du mien, sinon d'estre telle que je suis, & contre cela quel remede pouvois-je inventer ? Mais que me respondra-t'il si maintenant devant le throne de la Raison je luy dis : Puis, Berger, que je ne consenty jamais à tes recherches, pourquoy veux-tu que jeparticipe à la peine & à la honte de l'erreur que tu as faite ? Celle que sans vengeance j'ay soufferte jusques icy de tes importunitez ne te doit-elle suffire ? tu m'as aimée, dis-tu, & pour cette amour je t'en dois rendre une autre : mais escoute ce que la Raison te dit, tu as aymé Celidée, & en l'aimant tu l'as offencée, & quelle autre recompense te doit-elle que la haine ? Et il est vray, Berger, que ne voulant prendre de toy la vengeance qui eust esté raisonnable, je me contentay de te hayr en mon ame, te pardonnant le reste pour l'amitié que Thamyre te portoit. Que si comme tu dis j'ay sceu ton amour par tes pleurs & ta maladie, ce n'estoit pas m'obliger davantage à t'aymer, mais à te hayr plus cruellement.
Et dy moy, Calydon, puis que Thamire a tant pris de peine comme tu dis, de te faire bien instruire, en quel lieu de la terre as tu apris qu'il fut bien seant à une fille telle que je suis d'aimer, & de souffrir d'estre aimée ? Que si ceste opinion n'est en lieu du monde que parmi ceux qui tiennent le vice pour vertu, ne m'offences tu pas infiniment, de rechercher de moy ce qui est contraire à mon devoir ? Tu m'as aimée, dis-tu, parce que tu ne t'en és peu empécher : Et mon amy quand ce seroit m'obliger que de m'aymer, quelle obligation te pourrois-je avoir si tu faits ce que tu ne peus t'empécher de faire ? Tu t'excuses envers Thamire de ce que tu m'aimes, encor qu'il ne le veuille pas, parce, dis-tu, que tu n'es pas coulpable de ce que tu fais par force, que si tu penses estre exempt du blasme en errant par force, & comment penses tu estre digne de recompense, si par force tu faits quelque chose qui autrement meriteroit quelque recognoissance ? Ou declare toy coulpable envers Thamire, ou cesse de demander recompense de ton service forcé. Mais aussi si tu m'as aimée en despit de moy, en suis-je punissable ? t'en ay-je prié, t'en ay-je donné les occasions. Tu dis que non. Cette amour m'a-t'elle rapporté quelque contentement ou quelque advantage ? En suis-je devenuë plus belle, plus vertueuse, ou meilleure ? s'il ne m'en est revenu que de la peine, ô Dieux ! & où est ton jugement, Calydon, de me demander recompense au lieu de chastiment ? ou plustost quelle effronterie est la tienne, d'avoir la hardiesse devant ceste grande Nimphe, de requerir des graces & des loyers de moy, au lieu de demander pardon & te repentir de tes fautes ?
Je voy bien que tu me veux dire que je ne devois te maintenir en erreur, si je tenois pour telle l'Amour que tu m'as portée, ny te donner des paroles, pour te retenir en vie, lors que ton mal estoit prest à vanger l'offence que tu m'avois faite. Mais, Calydon, n'auray-je pas sujet de t'appeller ingrat, & mescognoissant du bien que je t'ay fait, puis qu'outre la plainte & le reproche que tu m'en faits, tu le prends encore tout autrement que tu ne dois ? Où fut jamais le coulpable qui trouvast sonjuge trop doux ? où fut jamais l'offenseur qui se plaignit, qu'au lieu de vengeance il ait receu des bien-faits & des courtoisies ? Quoy donc ? parce que je n'ay pas voulu ta mort, je suis coulpable de ta vie, parce qu'au lieu de me venger de toy, j'en ay eu pitié, & t'ay fait des faveurs, tu m'accuses & me veux faire chastier. Jugez, Madame, comme il a l'entendement blessé, & comme il prend la raison à contre-poil. Mais ne te fasche point Berger, ne m'accuse ny ne me louë de ceste action : car je n'en dois avoir loüange ny blasme, puis que celle dont tu te plains fut une de ces actions forcées que tu dis ne devoir estre, ny recompensées, ny punies.
L'amitié que je portois à Thamyre, qui m'en avoit requises par toutes les plus obligeantes conjurations dont il se peut aviser, en fut la cause. Tu soufris, Calydon, de ce que j'ay dit que l'amitié que je portois à Thamyre m'avoit obligée à traitter ainsi avec toy, parce qu'il te semble que celle qui peu auparavant s'est declarée si forte ennemie d'amour, ne devroit pas avouer maintenant que l'amour eust ceste puissance sur son ame. Mais, Berger, tu te trompes si tu penses qu'estant ennemie d'amour, je le sois toutesfois de l'amitié ou de ceste vertu qui fait estimer les choses comme elles doivent estre prises. J'ay ouy dire, grande Nimphe, qu'on peut aimer en deux sortes : l'une est selon la raison, l'autre selon le desir. Celle qui a pour sa regle la raison on me l'a nommée amitié honneste & vertueuse, & celle qui se laisse emporter àses desirs, Amour. Par la premiere, nous aymons nos parens, nostre patrie, & en general & en particulier tous ceux en qui quelque vertu reluit : par l'autre ceux qui en sont atteints sont transportez comme d'une fievre ardente, & commettent tant de fautes, que le nom en est aussi diffamé parmi les personnes d'honneur que l'autre est estimable & honorée. Or j'advoüeray donc sans rougir que Thamire a esté aymé de moy : mais incontinent j'adjouteray pour sa vertu, & que de mesme j'ay esté aimée de Thamire, mas selon la vertu. Que si Calydon me demande comment je puis discerner ces deux sortes d'affection, puis qu'elles prenent quelquefois l'habit l'une de l'autre : je luy respondray, que la sage Cleontine m'enseignant comment j'avois à vivre parmi le monde me donna ceste difference de ces deux affections : Ma fille, me dit-elle, l'âge qui par l'experience m'a fait cognoistre plusieurs choses m'a apris que la plus seure cognoissance procede des effects : c'est pourquoy pour discerner de quelle façon nous sommes aimées, considerons les actions de ceux qui nous ayment : si nous voyons qu'elles soient dereglées & contraires à la raison, à la vertu, ou au devoir, fuyons les comme honteuses : si au contraire nous les voyons moderées, & n'outrepassant point les limites de l'honnesteté, & du devoir, cherissons les & les estimons comme vertueuses. Voila, Berger, la leçon qui m'a fait cognoistre que je devois cherir l'affection de Thamire,& fuyr la tienne : car quels effects m'a produits celle de Calydon ? Il ne faut point les particulariser encore une fois, puis, Madame, qu'il ne les vous a point cachez. Des violences, des transports, & des desespoirs dont elle est toute pleine, ne furent jamais ce me semble des effects de la vertu. Que si nous considerons celle de Thamyre, qu'y remarquerons nous que la vertu mesme ? Quand a-t'il commencé de m'aimer ? en une saison qu'il n'y avoit pas aparence que le vice l'y peut convier. Comment a-t'il continué ceste amitié ? en sorte que l'honesteté ne s'en sçauroit offencer. Mais en fin pourquoy s'en est-il despoüillé ? pour les considerations qu'il vous a desduites luy mesme. Que si en tout cela la raison ne paroit, voire si elle ne parle par tout, je m'en remets à vostre jugement Madame. Tant y a que ces considerations me firent recevoir l'amitié de Thamyre, & rejetter celle de Calydon, & que ceste amitié sans plus me contraignit de voir ce Berger quand il fut malade, de luy donner des parolles pour remede de son mal, tant pour satisfaire à Thamire, qu'à la compassion naturelle que nous devons tous avoir les uns des autres. Que si en aymant Thamire j'ay failly, & bien Calidon pour te satisfaire je l'advoüeray, & m'en repentiray, avec protestation de n'aimer plus Thamire, ny de retumber jamais en semblable faute. Mais que pour cela je doive estre obligée à t'aimer, je ne le crois pas : car ce seroit me chastier d'un erreur en m'en faisant commettre un autre encor pire.
Tu diras contre ma deffence, qu'ayant donné toute puissance à Thamire sur moy, qui m'a par apres remise en tes mains, il ne me doit estre permis de contredire à la disposition qu'il en a faite. Mais escoute la plaisante conclusion que tu fais : Je te choisis pour mon mari, donc l'ayant esté quelque temps tu me peux donner à un autre. Il faut que tu sçaches Calydon, que la raison pour laquelle je donnay à Thamire toute puissance sur moy, fut parce que je l'aimay, & je l'aimay d'autant qu'il m'aima, & par ainsi s'il a quelque pouvoir sur moy, c'est parce qu'il m'a aimée : mais si ce n'est que pour ceste occasion, ne sçay-tu pas que la cause n'estant plus, l'effet n'y peut estre ? si bien que s'il ne m'aime plus, il n'a plus de pouvoir sur moy.
Mais, me diras-tu, il jure qu'il continuë de t'aymer, & que c'est la raison, & non pas faute d'amitié qu'il fait qu'il te remet à un autre. Je te répondray Berger que je n'en croy rien, & toutesfois si la raison peut cela sur son amitié, pourquoy trouveras-tu estrange que ceste mesme raison ait autant de force sur la mienne, & m'empesche de le faire ? Est-il raisonnable que j'aime ce que la nature & la raison me deffendent d'aimer ? La nature me le deffend, qui dés l'heure que je te vis me mit dans le cœur une si grande contrarieté, & haine secrette que je ne me peu empescher de desaprouver tout ce que je voyois qui tecontentoit. Sois certain, Calydon, que ce n'est point pour te mépriser ce qu[e] j'en dis, mais seulement pour la verité. Je choisiray tousjours plutost de reposer dans le tombeau, que de vivre avec toy, non pas que je ne recognoisse bien que tu merites une meilleure fortune : mais parce que je ne croy pas que la mienne soit en ton amitié, & que la nature me retire de toy avec tant de violence sans quelque cause : Or si cela est, comme je ne te l'ay jamais caché, pour quel sujet me peux-tu pretendre tienne, puis que la nature me le deffend, & la raison aussi qui n'est jamais contraire à la nature ? Vy en repos, Calydon, & si tu ne m'aymes point, ne vueille par ton opiniastreté, rendre deux personnes malheureuses : car en fin tu ne le serois guere moins que moy : Et si tu m'aimes, contente toy de la peine que tu me donnes par ton amitié, sans vouloir me surcharger d'une autre insuportable, en me contraignant de t'aymer. Et sois certain que Lignon peut retourner à sa source beaucoup plus aysément que tu ne parviendras à l'amitié de Celidée.
Or, Madame, voila la responce que je puis faire aux mauvaises raisons de Calydon, mais maintenant il me reste un plus dangereux ennemy à combattre, & qui m'oppose bien des armes plus fortes, & m'offence avec des coups plus cuisants. C'est de cet ingrat Thamire dont je parle ; ce Thamire qui veritablement a esté aimé de moy, & de qui j'ay creud'estre aimée autant que personne le sçauroit estre. Mais helas ! que me demande-t'il maintenant ? peut-t'il croire en vie celle qu'il a remise entre les mains du plus cruel ennemy qu'elle eust ? Peut-il esperer encor quelque amitié de celle qu'il a si indignement outragée ? Par quelle raison me peut-il demander que je l'aime ? Est-ce parce qu'il m'a aymée, ou que je l'ay aimé ? Cela, Madame, estoit bon en ce temps là ; mais maintenant que de sa volonté il a cessé de m'aimer, & que par force il m'a contrainte de ne l'aimer plus, pourquoy me vient-il representer le temps passé, qui n'est plus, & qui ne peut revenir ? temps de qui la memoire m'oblige plus à la hayne envers luy, que non pas au desir qu'il fust encore, puis que je recognois maintenant qu'il le meritoit si peu. Je l'advoüe, je l'ay aymé : mais tout ainsi que me donnant à un autre, il m'a montré par effet qu'il ne m'aimoit plus : qu'il ne trouve pas estrange, puis que mon amitié procedoit de la sienne, que je n'en aye plus pour luy. Pourquoy a-t'il coupé l'arbre dont il desiroit avoir le fruict ? Il m'a fait plus d'outrage que je ne luy en faits, puis qu'il a esté le premier offenseur, & toutefois j'en suis satisfaite, je ne m'en plains pas, & s'il m'en doit de retour, je l'en quitte de bon cœur, & qu'il ne me recherche plus d'une chose impossible. Qu'est-ce qu'il vient me demander ? ne sçait-il pas que tant que nostre amitié a esté mutuelle, j'ay esté à luy, & il a esté à moy, & en ce temps là il apeu disposer de moy par les loix de l'amitié, comme d'une chose sienne ? Que s'il m'a donnée à Calydon, par quelle raison me peut-il plus pretendre sienne ? s'il a quelque affaire de moy, qu'il recoure à celuy a qui il m'a cedée, & s'il peut me r'avoir de luy, qu'il revienne à la bonne heure, je verray apres ce que j'auray à faire : mais s'il l'en refuse, qu'il ne se plaigne plus de moy, ny ne me demande plus l'amitié qu'il a quittée, mais que seulement il se ressouvienne de ne donner une autrefois ce qu'il pensera luy estre necessaire. Il m'a sacrifiée à ce qu'il dit, pour la santé de Calydon, monstrant en cela qu'il l'avoit plus cher que moy : Et bien à la bonne heure, mais ne se contente-t[']il que son sacrifice ait esté receu, & que son cher Calydon ait esté rappellé du tombeau ? Ou bien veut-il retirer ingratement comme sacrilege, ce qu'il a voüé aux manes de son frere ? Oste, Thamyre, ceste pensée de ton ame, le Ciel t'en puniroit, & ne faut que tu esperes, puis que j'ay esté offerte pour le salut de Calydon, que je vueille jamais plus me rabaisser aux hommes. Et à la verité ayant esté si mal traittée de celuy que j'estimois plus que tous les hommes, ce seroit une grande imprudence de me remettre entre les mains de celuy qui m'a sceu si mal conduire. Quoy ? Thamire, me voudrois tu encor r'avoir, afin de sauver la vie une autresfois à quelqu'un de tes parens ou amis ? ne me recherche[s] tu maintenant que pour me conserver tienne jusques à ce que Calydon retumbemalade ? Contente toy que la disposition que tu fis une fois de moy reduisit ma vie à tel terme, que si tu desires me r'avoir pour le salut de ceux que tu cheris plus que moy : tu dois estre asseuré que je desire avec plus de raison me conserver à moy-mesme, pour me maintenir la vie que j'ayme beaucoup plus que celle d'un autre à qui tu me veux donner. Mais ne sois pas glorieux de m'avoir reduitte à l'extremité dont je parle : car si j'ay pleuré ton depart, je me ris, Thamyre, de ton retour. Voyla, dis-je en moy-mesme, celuy qui a fait si peu de conte de mon amitié qu'il a plus aimé le contentement d'autruy que ma vie propre : le voila, ce liberal du bien d'autruy, qui regrette les larmes aux yeux, la prodigalité qu'il en a faite. O Dieux combien estes-vous justes, puis que m'ayant veuë offencer par ces deux Bergers, & cognoissant mon innocence, vous avez pris ma protection, & m'avez vengée par mes ennemis mesmes ! Quels desplaisirs ne reçoit point ce perfide, par celuy mesme à qui il m'a voulu donner ? Et quelles peines ne ressent point cest importun persecuteur de mon repos, par celuy mesme qui luy a donné tout le droict qu'il pretend sur moy, maintenant qu'il se veut dédire de cette impertinente donation ? Qui ne voit point en eux le bras de Tharamis, & qui ne recognoit en leur vie l'effect de la vengeance divine ? Que si cette cognoissance est si claire, comment dois-je douter, Madame, que recognoissant le jugement que les Dieux en ontfait par la punition qu'ils leur ont ordonnée, vous ne ratifiez en terre maintenant par vostre sentence, ce que dans les cieux ils on[t] desja jugé sur ce different ?
Ainsi finit Celidée, & faisant une grande reverence à la Nimphe, donna cognoissance qu'elle ne vouloit parler davantage, qui fut cause que Leonide commanda à Thamyre de dire ses raisons, à quoy satisfaisant il commença de parler ainsi.
RESPONCE
DU BERGER THAMYRE.
A Ce que je vois, grande Nimphe, il m'est advenu comme à celuy qui forge & trempe avec une grande peine le fer qu'un autre luy met apres dans le cœur : car ayant eslevé ce Berger & ceste Bergere avec tout le soin qu'il m'a esté possible, leur ayant apris, s'il faut dire ainsi, de parler & de vivre parmi le monde, à quoy se servent-ils maintenant de ce que je leur ay enseigné, sinon l'un à me ravir le cœur, & l'autre à me le percer de tant d'offences, qu'il ne me reste nulle esperance de vie que celle que j'attens de vostre favorable jugement ? Et bien je suis la bute de l'ingratitude & de la mescognoissance, mais encore que cesblesseures soient si sensibles, si aymay-je mieux en estre l'offensé que l'offenseur, & voir en moy les coups de la main d'autruy, qu'en autruy ceux de la mienne, tant je suis esloigné naturellement de cette erreur infame, & ennemie de la societé des hommes. Il aviendra peut-estre que recognoissant la faute que vous commettez tous deux, vous en aurez du regret, & vous repentirez de l'outrage que je reçois de vous en eschange des bons offices que vous advoüez d'avoir receu de moy : Et lors ces paroles pleines d'artifice dont vous vous armez à ma ruine, seront employées aux justes reproches que je vous devrois faire maintenant, si je ne vous aymois encores l'un & l'autre, & si cette affection que je vous porte ne surmontoit de beaucoup les injures que vous me faites. Or sus, mes enfans, je les vous pardonne, j'ay bien supporté jusques icy vos jeunesses, je n'ay pas moins de force maintenant ny moins de volonté de les excuser à l'avenir : mais recognoissez le, & me cognoissez, advoüez le, & dites que pour pardonner de si grandes mescognoissances, il ne faloit pas une moindre amitié que la mienne.
Je voy bien, Madame, que je parle aux sourds, & que je conseille des rochers, qui n'escoutent point mes parolles, si n'ay-je peu m'empécher avant que de venir aux raisons de donner cela à l'affection que je leur porte, afin d'essayer cette voye plus douce & plus honorable pour eux, que celle de la contrainte devostre jugement : mais puis qu'ils demeurent obstinez, usons du fer & du feu en leurs playes, puis que les doux remedes y sont inutiles.
Voicy donc les meilleures raisons que Calydon allegue. Tu m'as donné Celidée, & tu estois obligé de me la donner par l'asseurance que mon pere a euë en toy, par l'amitié que tu m'as portée, & par l'espoir que tu as eu de m'obliger à toy. Et tu m'offences davantage de la vouloir retirer apres me l'avoir donnée, que si tu me l'eusses refusée dés la premiere fois. C'est ce me semble, grande Nimphe, tout ce que ce Berger a voulu dire, avec une si grande abondance de parolles, & contre la raison, & contre luy mesme, & contre moy.
Ingrat Berger, tu te veux prevaloir à mon desadvantage de ma bonté, & de la pitié que j'ay eu de toy. Tu dis que je t'ay donné Celidée, & pourquoy te l'ay-je donnée ? estoit-ce point que je m'ennuyasse d'elle, ou seullement pour favoriser ton plaisir ? Nullement, dis-tu, mais pour te sauver la vie, tu m'es donc obligé de la vie : & n'es tu pas bien ingrat de la vouloir oster à celuy qui te la conservée ? Que si je te l'ay donnée pour te maintenir en vie, quel tort te fais-je de te la demander maintenant que je vois ta vie asseurée ? Mais, diras-tu, si je suis guery, ç'a esté pour l'esperance que j'ay euë, que Celidée me demeureroit : Et qu'importe comme que tu sois revenu en santé, pourveu que tu ne sois plus en danger ? La courtoisie & la discretion nous enseignent, quequand nous nous sommes servis en nostre necessité de ce qui est à nos amis, nous le leur rendions avec des remerciements. Tu es bien loin de cette courtoisie & de cette discretion, puis que t'ayant donné l'esperance des bonnes graces de Celidée, & la santé t'estant revenuë par son moyen, maintenant tu la veux pretendre tienne, & cherche[s] par tes parolles d'en trouver des pretextes pour couvrir ton ingratitude. Mais peut estre il dira, Madame, que si je la retire, il retombera aux mesmes accidens, & aux mesmes dangers de sa vie qu'il a esté. Nullement, grande Nimphe, nous l'avons veu par experience : car estant asseuré que Celidée ne sera jamais sienne, il est bien devenu un peu plus melancoliq[ue] qu'il n'estoit pas : mais on n'a point veu d'apparence qu'il fust en danger de sa vie, & c'est ce qui a causé, que recognoissant qu'il ne s'agissoit plus de sa vie, mais de son plaisir seulement, j'ay pensé que mon contentement me devoit estre aussi cher que le sien, & que l'occasion estant passée, pour laquelle je luy avois cedé Celidée, je pouvois la retirer sans l'offencer. Mais soit ainsi qu'il y ait encore du danger pour luy : Il y en a aussi pour moy, & de telle sorte que la mort m'est plus asseurée que la vie si je suis privé de cette belle. Jugez, Madame, si par toute sorte de devoir il n'est pas obligé à faire autant pour moy, que j'ay fait pour luy, s'il croit que j'aye deu luy remettre Celidée, afin de luy sauver la vie, à cause que son pere m'a aimé, & me la recommandé à sa mort ; pourquoy ne juge-t'il qu'il est obligé à me la remettre, maintenant qu'il s'agist de ma conservation pour les mesmes respects de l'amitié que son pere m'a portée, & pour la recommandation qu'il m'a faite de luy ? Puis qu'il n'y a point de doute que si cela m'a peu obliger en son endroict à quelque devoir, cette mesme consideration le rend encor plus mon redevable, & par ainsi si l'amitié que j'ay portée à Calydon m'a obligé d'avoir soing de sa vie, peut-il croire que pour ne m'estre mescognoissant il ne soit obligé d'en avoir encor davantage de la mienne ? Que si comme il l'advouë, je la luy ay remise, pour l'obliger à me rendre de semblables offices, soit en ma necessité, soit quand je les luy demanderay, pourquoy ne le fait-il à cette heure que je l'en requiers, & qu'il sçait bien (l'ingrat qu'il est) que je ne puis vivre s'il me les refuse ? n'est-il pas de mauvaise foy s'il me les nie ? n'est il pas ingrat s'il ne me les rend ? & n'est-il pas indigne de se dire fils de celuy qui m'a tant aimé, puis qu'il croit que cette amitié m'a obligé à me priver de la chose du monde que j'ay euë la plus chere ? Et ne merite-t'il pas que je le desadvouë pour parent, puis qu'il a si peu de ressentiment de ma mort qu'il voit toute certaine ? voire ne le dois-je pas nier mon amy, puis qu'en mon extreme necessité je ne reçois pas les offices que je luy ay rendus ? & bref ne le dois-je pas tenir pour le plus cruel ennemy que je puisse avoir, puis qu'il pourchasse contre raison, &avec tant de violence de me donner la mort ?
Le souvenir des ingratitudes, receuës des personnes qui nous sont obligées, nous donne des desplaisirs tant insupportables, qu'il m'est impossible de respondre au long à ce Berger qui m'a tant offensé. Je vous diray donc, Madame, en peu de mots, que si pour luy avoir cedé Celidée, il m'est obligé de la vie, je luy quitte cette obligation, & veux bien qu'il ne m'en ait point, pourveu qu'il me quitte ma Bergere. Et pour monstrer qu'il est hors de tout danger, il ne peut nier qu'il n'y ait plus d'une Lune qu'il a eu le refus de Celidée. Elle luy a dit, Je ne vous aimeray jamais, elle luy a fait sçavoir que sa mere luy avoit promis de ne la marier jamais contre sa volonté, & en mesme temps luy a juré que le Ciel & la Terre se r'assembleroient plustost qu'elle s'unist d'affection avec luy : toutesfois vous le voyez, il ne vit pas seulement, mais tasche d'oster la vie à celuy qui la luy a conservée. Que si je suis asseuré & luy aussi que Celidée ne sera jamais sienne : n'est-il pas le plus ingrat & mescognoissant homme du monde, de me vouloir empécher que je ne l'obtienne ? Il n'y a plus d'esperance pour luy, & pourquoy ne veut-il point qu'il y en ait pour moy ? s'il desire qu'un autre possede ce bien plustost que moy, peut on voir une ingratitude semblable à la sienne ? & puis-je avoir tort de clorre les yeux à toutes les considerations qui pourroient estre à son advantage, puis qu'il en a si peu à ce qu'il medoit ? Je luy ay donné ce qui estoit à moy, & il ne me veut laisser ce qui n'est à luy. Je luy ay sauvé la vie en me despoüillant de ce que j'avois de plus cher, & il me la veut ravir en me refusant ce qui ne fut ny ne sera jamais sien. Mais, grande Nymphe, toutes ces disputes entre luy & moy sont bien ce me semble hors de propos, puis que son malheur & la trop grande amitié que je luy ay portée, nous oste à tous deux ce bien que nous nous refusons l'un à l'autre. Quel droit y as-tu Calidon, puis que elle ne t'aime point ? nul autre, diras-tu, sinon celuy de mon affection, & du don que tu m'en as fait. Mais, Berger, comment y peux tu pretendre pour ton affection, puis que tu vois assez qu'elle la refuse & la desdaigne ? & comment pour le don que tu as receu de moy, puis que je ne t'ay peu remettre autre chose que la part que j'y avois ? Or tout ce qui estoit mien dépendoit de sa volonté, que si cette volonté s'est retirée de moy, quel pouvoir m'y reste-il ? Tu n'y as donc rien, Berger, & n'y dois rien pretendre. Voyons maintenant quel est le droict que j'y puis demander. O Dieux ! qu'il seroit grand, s'il n'y avoit point eu de Calidon au monde ! car une amitié d'enfance, un soin si longuement continué, une recherche si pleine d'honesteté, & depuis une affection si violente, & une si longue possession de ses bonnes graces ne rendoient ma cause que trop forte, si Calidon n'eust point esté, ou si estant il eust esté sans yeux, ou ayant des yeux s'il leseust conduits, comme la raison luy ordonnoit.
J'advouë, belle Celidée, (& je l'advoüe les larmes aux yeux, & le regret au profond du cœur,) j'advouë dis-je, que vous avez plus de raison de vous plaindre de moy, que ny voz paroles, ny les miennes ne sçauroient representer : Je confesse que jamais amitié ne receut un plus grand effort, que celuy que la vostre a souffert de mon imprudence. Mais qui doit supporter, voire vaincre les plus grandes difficultez, sinon celuy qui en a la force & le courage ? Et bien, je vous ay fort outragée, mais ne devez vous desdaigner cette offence, pour monstrer que veritablement vous m'aimiez ? Quelle preuve de vostre amour ne m'avez-vous autrefois promise ? Qu'est-ce que vous ne m'avez point dit qu'elle surmonteroit ? Je vous somme maintenant de vostre parole, & si vous vous en desdites, & que vostre jugement alteré par l'offence, ordonne autrement qu'à mon advantage, j'appelle de vous à vous mesmes lors que vous recevrez les advis de vostre amour, aussi bien que maintenant vous n'escoutez que ceux du despit. Et comment me vouliez-vous rendre preuve de vostre bonne volonté, si quelque semblable occasion ne se fust offerte ? Quoy donc ? tant que je vous eusse obligée par services, par affections & par toutes sortes de devoirs, vous eussiez continué de m'aimer ? appellez vous cela une preuve d'affection, ou plustost n'est ce pas une reconnoissance d'obligation ? Il faloit pour me rendre tesmoignage de vostre amitié, que ce fust en une occasion où vous eussiez sujet de me hayr : la fortune a voulu que cette-cy se soit presentée, j'en ay à la verité du regret, mais puis qu'elle est advenuë, y a t'il apparence que vous ne la receviez pas, ou que vous puissiez vous desdire de ce que vous m'avez tant de fois promis ? Quoy donc ? vous serez peut estre de ces personnes, qui loin du peril se vantent de ne rien craindre, & à la premiere rencontre de l'ennemy se vont cacher sans resistance ? Mais direz-vous, comment esperes-tu, Tamire, de recevoir les fruicts que l'amour produit si imprudemmen[t] tu en as couppé l'arbre ? tu le devois pour le moins conserver & non le rendre un tronc inutile, si tu faisois dessein de t'en prevaloir. Ha belle Celidée ! permettez moy de vous dire que j'eusse plustost couppé ma vie que cette chere plante d'Amour, & que quand je l'eusse entrepris il m'eut esté impossible. Et toutefois soit ainsi que mon imprudence l'ait couppée, ne sçavez-vous pas que le Myrthe est l'arbre d'Amour, & pourquoy le voulez-vous changer en Ciprés ? Le Myrthe est de ceste nature, que plus il est coupé, & plus il rejette de diverses branches. Que je voye donc cet effect en vostre ame, afin que je croye que veritablement ç'a esté un arbre d'Amour, & non pas une plante funeste.
Mais je veux que la faute que j'ay commise en vous quittant soit tresgrande, vous semble-t'il que mon erreur puisse vous donner permission d'en commettre un semblable ? Si vous le jugez ainsi, il n'y a point de doute, que comme en m'esloignant de vous, vous prenez sujet de vous esloigner de moy ; que de mesme en retournant vers vous, je ne vous convie de vous en retourner vers moy : ou bien vous advouerez que vous n'avez des yeux que pour les mauvais exemples, & demeurez aveugle pour les bons. Donc vous vous laisserez plus emporter à l'offence qu'à la satisfaction, & vous consentirez qu'aupres de vous le mal ait l'advantage par-dessus le bien ? Cette resolution est indigne de l'ame de Celidée, qui ne promet par sa veuë que toute douceur.
Mais vous dites que vous ayant donnée à Calidon, si j'ay affaire de vous, c'est à luy à qui il faut que je vous demande. Cette responce me mettroit bien en peine pour le peu de bonne volonté que j'ay reconnuë en ce Berger, si je ne vous avois ouy dire qu'il m'estoit impossible de vous donner à luy. Or l'affaire est parvenuë en ce point qu'il faut que vous soyez ou à luy ou à moy : que si vous niez d'estre mienne à cause de ceste imprudente donation, & bien Celidée, pour n'estre à Tamire, vous serez à Calidon : voyez si ce changement vous est plus agreable. Que si au contraire vous refusez d'estre à Calidon, vous ne pouvez nier que vous ne soyez à moy, puis qu'ayant esté mienne, & la donation que j'en avois faite n'ayant point eu d'effect, toute sorte de droit ordonne que lachose donnée revienne à son premier possesseur. Et vous ne devez vous offenser, comme il semble que vous faites, de ce que je vous ay sacrifiée pour la santé de Calidon, puis que les Hosties que nous offrons aux Dieux, sont tousjours les choses les plus entieres & parfaites que nous ayons. Et ne pensez pas pour cela si je continuë de vous aimer, que je sois sacrilege, ni que je profane les choses saintes & sacrées, puis que nous aimons bien les Dieux mesmes, voire c'est le plus grand commandement qu'ils nous facent que de les aimer : que si outre cette amitié, je desire de vous posseder, ne croyez point que je commette offense, ni contre eux, ni contre vous, puis que nous n'avons rien qui ne soit à eux, & que d'oresnauant je ne vous aimeray pas seulement, mais vous adoreray avec toute sorte de devoir & de submission. Et pour Dieu ne me demandez plus jusques à quand je vous garderay, & si ce ne sera point pour vous employer encores à la guerison de quelque autre : car veritablement si je desire de vous r'avoir, c'est bien pour le salut de quelqu'un, mais pour celuy seullement de ce Thamire que Celidée a tant aimé, qui advoüant sa faute, ne la veut plus pretendre sienne par autre raison que par celle de son extreme affection, & qui ne voulant entrer en autre jugement avec elle qu'en celuy de l'Amour, se jette à ses genoux, & proteste par tous les Dieux de n'en bouger jamais qu'il n'ait perdu la vie, ou recouvré le bonheur d'e-stre encor aimé de Celidée.
A ce mot, il se jetta en terre, & luy embrassant les jambes, luy arrosoit le giron avec ses larmes, dont presque toute la compagnie fut esmeuë, mesme Celidée pour ne luy en donner connoissance, luy mettant une main contre le visage, tourna la teste de l'autre costé. Alors la Nymphe voyant qu'ils ne vouloient rien dire davantage se leva, & tirant Paris, les Bergeres & Silvandre à part, leur demanda ce qu'il leur sembloit de ce different, les advis furent divers, les uns panchans d'un costé, & les autres d'un autre : en fin toutes choses ayans esté longuement debattuës, apres que chacun se fut remis en sa place, elle prononça son jugement de telle sorte :
JUGEMENT DE LA NYMPHE
LEONIDE.
Trois choses se presentent à nos yeux, sur le different de Celidée, Thamire & Calydon : la premiere, l'Amour : la deuxiesme, le devoir : & la derniere, l'offense. En la premiere nous remarquons trois grandes affections : en la deuxiesme, trois grandes obligations : & en la derniere, trois grandes injures. Celidée dés le berceau a aimé Thamire, Thamire a aimé Celidée estant des-ja avancé en âge, & Calydonl'a aimée dés sa jeunesse. Celidée a esté obligée à la vertueuse affection de Thamire, Thamire l'a esté à la memoire du pere de Calidon, & Calidon aux bons offices de Thamire. Et en fin Celidée a esté fort offensée de Thamire quand il l'a vouluë remettre à Calydon, & Calydon n'a pas moins offensé Thamire & Celidée, Thamire en luy refusant la mesme courtoisie qu'il avoit receuë de luy, & Celidée en la recherchant contre sa volonté, & luy faisant perdre celuy qu'elle aimoit. Toutes ces choses longuement debattuës & bien considerées, nous avons connu que tout ainsi que les choses que la nature produit, sont tousjours plus parfaites que celles qui procedent de l'art : de mesme l'Amour qui vient par inclination, est plus grande & plus estimable que celles qui procedent du dessein ou de l'obligation. Davantage, les obligations que nous recevons en nostre personne mesme, estant plus grandes que celles que la consideration d'autruy nous represente, il est certain qu'un bienfait oblige plus que cette memoire : & en fin si l'offense meslée avec l'ingratitude est plus griefve que celle qui seullement nous offense, il n'y a personne qui n'advoüe celuy là estre plus punissable, qui les commet toutes deux. Or nous cognoissons que l'amour de Thamire procede d'inclination, puis qu'ordinairement celles qui sont telles, sont reciproques, & qu'aussi aimant Celidée, il en a esté aimé, ce qui n'est pas advenu à Calydon, de qui l'in-fertile affection n'a rien produit que de la peine & du mespris. De plus, les bons offices que Calydon a receus de Thamire, le rendent plus son obligé que Thamire ne le peut estre, à la consideration de son oncle : mais au contraire, l'offense de Calydon envers luy, estant meslée d'ingratitude, est beaucoup plus grande que celle que Calydon en reçoit, puis que Thamyre la peut presque couvrir du nom de vengeance ou de chastiment. C'est pourquoy, en premier lieu nous ordonnons que l'Amour de Calydon cède à l'Amour de Thamire, que l'obligation de Thamire soit estimée moindre que celle de Calydon, & l'offense de Calydon plus grande que celle de Thamire. Et quant à ce qui concerne Thamire & Celidée, nous declarons que Celidée a plus d'obligation à Thamire, mais que Thamire l'a plus offensée, d'autant qu'il l'a aimée avec tant d'honnesteté, & eslevée avec tant de soin, qu'elle seroit ingratte, si elle ne s'en tenoit obligée : mais l'offense qu'il luy a faite n'a pas esté petite, lors qu'au desadvantage de son affection, il a voulu satisfaire aux obligations qu'il pensoit avoir à Calydon. Et toutesfois, d'autant qu'il n'y a offense qui ne soit vaincuë par la personne qui aime bien : nous ordonnons de l'advis de tous ceux qui ont ouy avec nous ce different, que l'amour de Celidée surmontera l'offense qu'elle a receuë de Thamyre, & que l'amour que Thamire luy portera à l'advenir surpassera en eschange celle que luy a porté Celidée jusquesicy : car tel est nostre jugement.
Tel fut le jugement de Leonide, qui depuis fut suivy de tous trois, encor que le pauvre Calydon en receut tant de desplaisir, que n'eust esté la connoissance que depuis il eut du desdain de Celidée, il n'y a point de doute qu'il ne l'eust peu supporter : mais son mal en cette occasion luy servit de remede, lors que d'un jugement un peu plus sain, il peut considerer quelle obligation il avoit à Thamire, & quelle estoit sa folie, de vouloir estre aimé par force de Celidée. Toutesfois cette consideration n'eut guieres de force en luy pour le commencement, par ce que les premiers mouvemens furent trop grands en luy, se voyant tout à coup descheu de ses esperances : ce que la Nymphe prevoyant bien, afin d'esviter les regrets & les pleurs de ce Berger, aussi tost qu'elle eut prononcé les dernieres paroles de son jugement elle se leva, y estant mesme conviée par la nuit qui s'approchoit, ne restant guiere plus de jour qu'il luy en faloit pour se retirer chez son Oncle. Apres avoir donc salué ces belles Bergeres, elle & Paris prierent Silvandre de les conduire jusques hors du bois de Bonlieu, craignant de ne se pouvoir pas bien demesler de quelques sentiers entrelassez, parce qu'il estoit trop tard, ne voulant permettre à ces honnestes Bergeres de l'accompagner pour cette occasion. Elles se separerent donc de cette sorte, & peu apres la Nimphe & Paris licentierent aussi Silvandre, ayant passé le Pont de la Bou-teresse, & continuant leur voyage, arriverent chez Adamas, qu'il estoit prest à souper. Silvandre d'autre costé reprenant son chemin, laissa à main gauche Bonlieu, Temple dedié à la bonne Deesse, où elle est servie avec honneur & devotion par les Vestales & chastes filles Druides, sous la charge de la venerable Chrisante, & passa dans un bois si toufu, qu'encores que la Lune fust des-ja levée, & qu'elle esclairast, si ne pouvoit-il qu'à peine voir le chemin par où il passoit. Il est vray que ses pensées quelquesfois luy ostoient aussi bien la veuë que l'espesseur des arbres, parce que tout raui en la pensée de Diane, il ne voyoit pas mesme les choses sur lesquelles ses yeux se tournoient. Et de fortune, ayant choppé contre la racine d'un gros arbre, il reuint en luy mesme, & voulant prendre le chemin de son hameau, parce qu'il s'en estoit un peu destourné, sans y penser, il paruint en un lieu du bois, où les arbres pour estre rares luy laisserent voir la Lune. Elle avoit passé le plain de quelques jours, & ne laissoit toutesfois d'esclairer, de sorte que le Berger, oubliant tout autre dessein, se jetta à genoux pour l'adorer, parce que la conformité des noms de Diane & d'elle luy commandoit d'aimer cet Astre sur tous ceux qui paroissoient dans les cieux. L'ayant donc adorée, & sa Bergere en elle, il se releva, & tenant les yeux haussez vers elle, il luy parla de cette sorte.
SONNET.
RAPORT DE DIANE A
LA LUNE.
BEl Astre flamboyant, qui dans un Ciel serain
Esclairez de la Nuict le visage effroyable,
Ne vous offensez point, si je vous dis semblable
A la Belle qui tient mon cœur dedans sa main.
Comme vous chastement elle s'arme le sein
De tant de cruautez qu'elle en est redoutable,
Et quiconque la voit, Acteon miserable,
Devoré de desirs va l'appellant en vain.
Tous les feux de la Nuit vous cedent en lumiere,
Et des belles Diane est tousjours la premiere,
Rien ne trompe voz coups, rien n'esvite ses yeux.
Bref vous vous ressemblez, non elle est plus cruelle
Car un Endimion vous fit laisser les Cieux,
Mais nul Endimion ne se trouve pour elle.
O Dieux ! s'escria-t'il alors, & que sera ce donc de toy Silvandre, puis qu'il n'y a point d'Endimion pour elle ? seroit-il possible que la Nature qui s'est pleuë en cest ouvrage, si jamais de tous ceux qui luy sont sortis de la main, elle en a eu quelqu'un d'agreable. Est-ilpossible dis-je qu'elle ait donné tant de beauté à cette Bergere, pour ne luy donner point d'Amour ? Quoy donc ? il n'y aura que les yeux qui jouyssent d'une chose si rare ? Et pourquoy ne permettent les Dieux que si nos cœurs en reçoivent les plus grands coups, nos cœurs aussi en ressentent le plus grand contentement ? L'ont-ils faite si belle pour n'estre point aimée ? Ou si nous l'aimons, l'ordonnent-ils seulement pour nous consumer ? Ah ! je voy bien qu'ils me respondent que si cette beauté a esté produite pour estre aimée, c'est pour sa propre gloire & pour le dommage de ceux qui l'aimeront, comme moy. Cette pensée l'arresta si court, qu'en cessant de marcher, apres l'avoir long temps roulée dans son esprit, il profera telles paroles.
SONNET.
QU'IL N'Y A CONSIDERA-
TION QUI L'EMPESCHE D'AYMER
sa Maistresse.
Mon penser, he ! pourquoy me viens tu figurer,
Qu'il ne faut que je l'aime, & qu'elle est pour un autre ?
Si c'est pour un mortel, ne peut elle estre nostre ?
Et si c'est pour un Dieu, ne la puis-je adorer ?
Si c'est pour un Mortel, qui sçauroit mesurer,
Entre tous les mortels son amour à ma flame ?
Et si c'est pour un Dieu, se peut-il voir une ame,
Qui d'un zele plus saint la puisse reverer ?
Mais que nous vaut cela si cette ame cruelle,
Ne daigne regarder ceux qui meurent pour elle ?
L'Amour ou la Raison la forceront un jour.
En fin elle aimera, puis que nul ne l'évite,
Que si c'est par Raison, gagnons la par merite,
Et si c'est par Amour, gagnons la par amour.
La Lune alors, comme si c'eust esté pour le convier à demeurer davantage en ce lieu, sembla s'allumer d'une nouvelle clarté, & parce qu'avant que de partir, il avoit mis son troupeau avec celuy de Diane, & qu'il s'asseuroit bien que sa courtoisie luy en feroit avoir le soin necessaire, il resolut de passer en ce lieu une partie de la nuit, suivant sa coustume : car bien souvent se retirant de toute compagnie, pour le plaisir qu'il avoit d'entretenir ses nouvelles pensées, il ne se donnoit garde que s'estant le soir esgaré dans quelque valon retiré, ou dans quelque bois solitaire, le jour le surprenoit avant que la volonté de dormir, r'attachant ainsi le soir avec le matin par ses longues & amoureuses pensées. Se laissant donc à ce coup emporter à ce mesme dessein, suivant sans plus le sentier, que ses pieds r'encontroient par hazard, il s'eslongna tellement de son chemin, qu'apres avoir formé mile chimeres, il se trouva en fin dans le millieu du bois, sans se recognoistre. Et quoy qu'à tous les pas il choppast presque contre quelque chose si ne se pouvoit-il distraire de ses agreables pensées. Tout ce qu'il voyoit, & tout ce qui se presentoit devant luy, ne servoit qu'à l'entretenir en cette imagination. Si, comme j'ay dit, il bronchoit contre quelque chose : Je trouve bien encores, disoit-il, plus de contrarietez à mes desirs. S'il oyoit trembler les fueilles des arbres, esmeuës par quelque souffle de vent, O que je tremble bien mieux de crainte, disoit-il, quand je suis pres d'elle, & que je luy veux dire les veritables passions qu'elle pense estre feintes ! Que s'il leuoit quelquesfois les yeux en haut, considerant la Lune, il s'escrioit.
La Lune au Ciel, & ma Diane en Terre.
Le lieu solitaire, le silence, & l'agreable lumiere de cette nuit, eussent esté cause que le Berger eut longuement continué, & son promenoir, & le doux entretien de ses pensées, sans que s'estant enfoncé dans le plus espais du bois, il perdit en partie la clarté de la Lune qui estoit empeschée par les branches, & par les fueilles des arbres, & que revenant en luy mesme, voulant sortir de cet endroit incommode, il n'eust pas si tost jetté les yeux d'un costé & d'autre pour choisir un bon sentier, qu'il ouyt quelqu'un qui parloit aupres de luy. Encor qu'il s'entretint en ce lieu separé de chascun pour estre tout à luy mesme, si ne laissa-t'il d'avoir la curiosité de sçavoir qui estoientceux qui comme luy passoient les nuits sans dormir, s'asseurant bien qu'il faloit que ce fust quelqu'un atteint de mesme mal qu'il estoit, faisant bien paroistre en cela qu'il est vray que chacun cherche son semblable, & que la curiosité a principalement un tres-grand pouvoir en amour, puis qu'ayant un si doux entretien que celuy de ses pensées, pour lesquelles il mesprisoit toutes choses, hormis la veuë de Diane, il estoit toutesfois content de les interrompre, pour apprendre des nouvelles de ceux qu'il ne connoissoit point. Les quittant donc pour quelque temps, & donnant cela à sa curiosité, il tourna ses pas du costé où il oyoit parler, & se laissant conduire par la voix à travers les arbres & les ronces qui s'espessissoient davantage en ce lieu, il ne se fut avancé quinze en vint pas qu'il se trouva dans le plus obscur du bois assez pres de deux hommes, qu'il luy fut impossible de reconnoistre, tant pour l'obscurite du lieu, que pour ce qu'ils avoient le dos tourné contre luy. Il vit bien toutesfois à leurs habits, que l'un estoit Druide, & l'autre Berger. Ils estoient assis sous un abre qui abreuvoit ses racines dans la claire onde d'une fontaine, de qui le doux murmure & la frescheur les avoit conuiez à passer en ce lieu une partie de la nuit. Et lors que Silvandre estoit plus desireux de les connoistre, il ouyt que l'un d'eux respondoit à l'autre de cette sorte. Mais, mon pere, c'est une chose estrange, & que je ne puis assez admirer, que celle que vous medites de cette beauté : puis que selon vostre discours, il faudroit advoüer qu'il y en a d'autres beaucoup plus parfaites que celle de ma Maistresse : ce que je ne puis croire sans l'offenser infiniment. Car s'il estoit vray, il faudroit de mesme dire que la sienne ne seroit pas accomplie, puis qu'on ne doit tenir pour telle la beauté qui est moindre que quelque autre : crime ce me semble de leze Majesté, soit contre ma Maistresse, soit contre l'Amour. Il ouyt alors que le Druide luy respondoit : Mon enfant, vous ne devez nullement douter de ce que je vous dis, ny le croyant craindre d'offencer sa beauté ny vostre Amour, & je m'asseure que je le vous feray entendre en peu de mots. Il faut donc que vous sçachiez, que toute beauté procede de cette souveraine Bonté, que nous appellons Dieu, & que c'est un rayon qui s'eslance de luy sur toutes les choses creées : Et comme le Soleil que nous voyons, esclaire l'air, l'eau & la terre d'un mesme rayon, ce Soleil Eternel embellit aussi l'entendement Angelique, l'ame raisonnable & la matiere : mais comme la clarté du Soleil paroist plus belle en l'air qu'en l'eau, & en l'eau qu'en la terre, de mesme celle de Dieu est bien plus belle en l'entendement Angelique qu'en l'ame raisonnable, & en l'ame qu'en la matiere. Aussi disons-nous qu'au premier il a mis les Idées, au second les raisons, & au dernier les formes.
Il vouloit continuer lors que le Berger l'interrompit de cette sorte : Vous vous eslevez un peu trop haut, mon Pere, & ne regardez pas à qui vous parlez : j'ay l'esprit trop pesant pour voler à la hauteur de vostre discours : toutesfois, si vous me faites entendre, que c'est que l'entendement, que l'ame, & que la matiere dont vous parlez, peut estre y pourrois-je comprendre quelque chose. Mon enfant, adjousta le Druyde, les entendements Angeliques, sont ces pures intelligences, qui par la veuë qu'ils ont de cette souveraine beauté, sont embellies des Idées de toutes choses : l'ame raisonnable est celle par qui les hommes sont differents des brutes, & c'est elle mesme, qui par le discours nous fait parvenir à la connoissance des choses, & qui à cette occasion s'appelle raisonnable. La matiere est ce qui tumbe sous les sens, qui s'embellit par les diverses formes que l'on luy donne, & par là vous pouvez juger, que celle que vous aimez peut bien avoir en perfection les deux dernieres beautez que nous nommons corporelle & raisonnable, & que toutesfois nous pouvons dire sans l'offenser, qu'il y en a d'autres plus grandes que la sienne. Ce que vous entendrez mieux par la comparaison des vases pleins d'eau : car tout ainsi que les grands en contiennent d'avantage que les petits, & que les petits ne laissent d'estre aussi pleins que les plus grands, de mesme faut-il dire des choses capables de recevoir la Beauté : car il y a des substances qui pour leur perfection en doivent recevoir selon leur nature beaucoup plus que d'autres, qui toutesfois nese peuvent dire imparfaites, ayant autant de perfection, qu'elles en peuvent recevoir : & c'est de celles cy que sera vostre maistresse, que sans offence vous pouvez dire parfaite, & advoüer moindre que ces pures intelligences dont je vous ay parlé. Que si toutesfois vous ne vous laissiez emporter aux folles affections de la jeunesse imprudente, faisant peu de conte de cette beauté que vous voyez en son visage, vous mettriez toute vostre affection en celle de son esprit, qui vous rendroit aussi content & satisfait que l'autre jusques icy vous a donné d'occasions d'ennuy, & peut-estre de desespoir. Il y a long temps, respondit le Berger, que j'ay ouy discourir sur ce sujet, mais les desplaisirs que j'ay soufferts m'en avoient osté la memoire. Je me souviens à ceste heure qu'il y avoit un de vos Druides qui taschoit de preuver qu'il n'y avoit que l'esprit, la veuë, & l'ouyë qui deussent avoir part en l'Amour, d'autant disoit-il, que l'Amour n'est qu'un desir de Beauté, & y ayant trois sortes de beauté, celle qui tumbe sous la veuë de laquelle il faut laisser le jugement à l'œil, celle qui est en l'harmonie, dont l'oreille est seulement capable, & celle en fin qui est en la raison, que l'esprit seul peut discerner, il s'ensuit que les yeux, les oreilles, & les esprits seuls en doivent avoir la jouyssance. Que si quelques autres sentiments s'y veulent mesler, ils ressemblent à ces effrontez qui viennent aux nopces sans y estre conviez. Ha mon enfant ! adjousta l'autre, que ceDruide vous apprenoit une doctrine entenduë, peut-estre de plusieurs, mais suivie sans doute de peu de personnes. Et c'est pourquoy il ne faut point trouver estranges les ennuis & les infortunes qui arrivent parmy ceux qui ayment : car Amour, qui veritablement est le plus grand & le plus saint de tous les Dieux, se voyant offensé en tant de sortes, par ceux qui se disent des siens, & ne pouvant supporter les injures qu'ils luy font, soit en contrevenant à ses ordonnances, soit en profanant sa pureté, les chastie presque ordinairement, afin de leur faire reconnoistre leur faute : car toutes ces jalousies, tous ces desdains, tous ces rapports, toutes ces querelles, toutes ces infidelitez, & bref tous ces desnoüements d'amitié, que pensez vous, mon enfant, que ce soient que punitions de ce grand Dieu ? Que si nos desirs ne s'estendoient point au delà du discours, de la veuë, & de l'ouyë, pourquoy serions nous jaloux, pourquoy desdaignez, pourquoy douteux, pourquoy ennemis, pourquoy trahis, & en fin pourquoy cesserions nous d'aimer & d'estre aimez, puis que la possession que quelque autre pourroit avoir de ces choses n'en rendroit pas moindre nostre bon-heur ?
Alors Silvandre ouyt, qu'avec un grand souspir, le Berger l'interrompit ainsi. Helas ! mon pere, que vostre discours semble estre veritable pour tous ceux qui aiment sinon pour moy ! car mon amitié a esté tant honneste, qu'il n'y a chaste Vestale qui s'en fust peu offenser,& quand l'Amour seroit le plus severe Juge de tous les Dieux, si suis-je tres-asseuré qu'il ne sçauroit trouver du sujet de reprendre mon affection : & toutefois quel Amant a jamais esté plus rigoureusement traité que je suis ? Mon enfant, dit-il, il y a plusieurs choses qui font de differens effets selon les sujets qu'elles rencontrent : Et la regle qui est droite, n'est pas seulement pour tirer une ligne semblable, mais sert bien souvent pour faire connoistre ce qui n'est pas droict. Les desastres aussi que vous ressentez, encores qu'en d'autres on les doive appeller punitions, en vous toutesfois, nous les no[m]merons des tesmoignages, & des espreuves d'Amour & de vertu : qui en fin reussiront de telle sorte à vostre avantage, que vous pourrez dire, avec raison, que vous n'eussiez jamais esté assez heureux, si vous n'eussiez esté trop malheureux. Et cependant soyez certain que vostre Maistresse n'est pas à se repentir de sa faute, & du tort qu'elle vous a fait. A ce mot, par ce qu'il estoit desja tard, il se leva pour s'en aller, & prit le Berger par la main, qui le suivant luy respondit : Je vous supplie, mon Pere, & vous conjure par toute l'amitié que vous me portez, de ne me dire jamais plus que ma Maistresse ait failly, ny moins qu'elle m'ayt fait quelque tort : car outre que cela ne peut estre, puisqu'elle a le pouvoir de disposer plus absolument de moy que moy mesmes, encores offensez vous la plus parfaite personne que jamais la Nature ait pro-duite, & me desobligez plus par telles paroles que ne me peut estre agreable l'assistance que je reçoy de vous en l'estat où je suis.
Silvandre qui escoutoit attentivement leur discours, & consideroit le plus particulierement qu'il luy estoit possible leurs actions, ne peut toutesfois les reconnoistre empesché de l'obscurité du lieu, qui encores qu'esclairé de quelques rayons de la Lune, demeuroit fort sombre pour l'espesseur des arbres de la fontaine. Et quoy qu'il luy semblat bien de reconnoistre le Druide, si ne s'en pouvoit il asseurer le voyant seulement par derriere : pour le Berger, il le mescognoissoit tout à fait, bien qu'il eust quelque memoire d'avoir ouy autresfois une semblable voix. Cette incertitude donc fut cause qu'il les suivit, esperant que la clarté de la Lune les luy feroit reconnoistre hors du bois : mais parce qu'il s'en tenoit esloigné, pour n'estre apperceu d'eux, il ne se prit garde qu'il les perdit entre les arbres, & ne sceut depuis deviner qu'ils estoient devenus : dequoy fort ennuyé, il ne cessa de les chercher, que la plus grande partie de la nuit ne fust escoulée. Le travail & le sommeil en fin le contraignirent de choisir un lieu pour reposer, ne sçachant bonnement par où s'en retourner en son hameau.
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LE
TROISIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.
Lors que Silvandre s'endormit, la nuit étoit desja tant advancée, qu'il ne s'esveilla que le Soleil ne fust fort haut : Et au contraire, le Berger, qui la nuit avoit discouru avec le Druide, fut aussi matineux que l'Aurore : Et parce que le lieu de sa demeure estoit pres de là, de fortune se promenant selon sa coustume, il apperceut Silvandre endormy, & desireux de le connoistre, (parce que depuis plus d'un mois qu'il faisoit sejour en ce lieu, il n'y avoit rencontré Berger de sa connoissance,) il s'approcha doucement de luy
Ainsi alloient discourant ces belles & sages Bergeres, avec Silvandre. Et parce qu'Astrée cogneut que si ces propos continuoient d'avantage ils pourroient peut estre amener quelque alteration, elle les voulut interrompre : & ne le pouvant faire plus à propos qu'en se levant, elle feignit de se vouloir promener, & ainsi prenant Diane d'une main, & Philis de l'autre, elle se leva, disant qu'elles avoient demeuré trop longuement en ce lieu, & qu'il seroit bon de se promener. Lors Silvandre
A la plus aymée & plus belle Bergere de l'univers, le plus infortuné & plus fidelle de ses serviteurs envoye le salut que la fortune luy denie.
Mon extreme affection ne consentira jamais que je donne le nom de peine & de supplice à ce que vostre commandement m'a fait ressentir, ny ne souffrira jamais, que la plainte sorte de cette bouche, qui n'a esté destinée que pour vostre loüange. Mais elle me permettra bien de dire que l'estat où je suis, qu'un autre treuveroit peut estre insupportable, me contente d'autant que je sçay que vous le voulez & l'ordonnez ainsi. Ne faites donc point de difficulté d'estendre plus outre encor, s'il se peut, vos commandemens, & je continueray en mon obeyssance, à fin que si durant ma vie je n'ay peu vous assurer de ma fidelité, les champs Elisées pour le moins, & les ames bien-heureuses qui y sont, recognoissent que je suis le plus fidelle, comme le plus infortuné de vos serviteurs.
Ah ma soeur! interrompit Astrée, que c'est bien Celadon, qui a escrit ces paroles : je le reconnois à la façon d'escrire & de parler : mais y a-t'il long temps ? Elle n'est point dattée, respondit Diane, qui la tenoit entre les mains : mais à l'escriture je jugerois, comme je vous ay dit, qu'elle est fort fresche : & de fait voicy encor de la poussiere qui tient contre l'ancre. Ma sœur, adjousta Philis, ce qu'il faudroit sçavoir de Silvandre, mais avec discretion, c'est le lieu où il l'a trouvée, ou qui la luy a donnée. Si vous pouvez, respondit Diane, s'adressant à la triste Bergere, remettre un peu vostre visage, à fin qu'il n'y connoisse point de changement, je m'asseure que nous sçaurons de luy tout ce que nous voudrons. Et parce qu'il vous seroit difficile de le pouvoir faire si prontement, je m'en vay seule luy en parler, & puis vous nous viendrez trouver. A ce mot elle s'en alla vers Silvandre, qui s'estoit arresté au premier arbre qu'il avoit trouvé pour y graver avec la pointe d'un cousteau les chifres de sa Maistresse & de luy ; mais ayant du temps de reste & rencontrant par hazard une pierre assez tendre au pied de l'arbre, il y grava un quadran dont l'esguille tremblante tournoit du costé de la Tramontane avec ce mot. J'EN SUIS TOUCHE. Voulant signifier que tout ainsi que l'eguille du quadran estant touchée de l'Aimant se tourne tousjours
MADRIGAL.
L'esguille du quadran cherche la Tramontane
Touchée avec l'Aimant :
Mon cœur aussi touché des beautez de Diane,
La cherche incessamment.
Lors qu'elle l'aborda il parachevoit d'y graver leurs chiffres : & la voyant venir s'en alla tout joyeux vers elle, en luy disant. Quel bonheur est celuy qui vous ameine vers moy, ma belle Maistresse ? Il est, respondit elle, encor plus grand que vous ne le pensez, puisque je ne viens pas seulement vous trouver, mais je laisse pour vous les deux plus grandes ennemies que vous ayez. Si est ce, respondit-il, que je crains bien davantage vos coups. Mes coups, dit la Bergere, n'offencent point, ou s'ils offensent ce ne sont que ceux qui le veulent ainsi. Il est vray, adjousta le Berger, qu'ils
Tant que le chemin fut estroict & mal-aisé Sylvandre marcha tousjours le premier : mais soudain qu'ils furent entrez dans les prez dont les rives de Lignon sont presque par tout embellies, il attendit les Bergers : & voulut ayder à sa Maistresse. Elle qui avoit desja de l'autre costé Philis qui s'estoit mise entre elle & Astrée, & les tenoit sous les bras, receut le Berger de bon cœur pour ne se lasser tant, par la longueur du chemin, & luy donnant le bras gauche. Vous, dit elle, Silvandre, je vous tiens pour me servir en ce voyage, & vous Philis pour estre ma compagne. Philis qui estoit bien aise de faire parler Sylvandre pour desennuier la compagnie : & qui outre cela ne vouloit qu'un mot tant à son advantage, fut prononcé par Diane sans estre remarqué, s'addressant au Berger luy demanda que luy sembloit de cette faveur ? Qu'elle est plus grande que nous ne meritons, respondit Silvandre. Mais, repliqua Philis, comment recevez vous la difference qu'elle met entre nous ? Comme un fidelle serviteur reçoit ce qui est agreable à sa Maistresse. Ce n'est pas, adjousta la Bergere, ce que je vous demande : mais si voyant la grande faveur que nostre maistresse me fait, vous qui mesprisez si fort la jalousie, n'en avez point de ressentiment ? Je voy bien, dit-il, que vous mesurez mon affection à la vostre, puis que vous pensez que chose qui plaise à ma belle Maistresse me puisse estre ennuyeuse. Et
Ces belles Bergeres alloient de cette sorte,
Ce qui estoit cause que le Berger parloit de cette sorte, c'estoit qu'il voyoit bien que dans peu de jours le terme des trois mois finissoit, & qu'apres il luy seroit beaucoup plus difficile de l'entretenir de son affection, recognoissant assez l'humeur de cette Bergere : de sorte qu'il se resolut de prevenir ce temps : & quoy que cela raporta peu à son dessein, si ne luy fut il du tout inutile : car il commença d'accoustumer sa Bergere à semblables discours, qui peut estre n'est pas un des moindres artifices dont un amant avisé se doive servir, d'autant que la coustume nous rend les choses aisées, qui du commencement nous estonnent, & que nous jugeons presque impossibles. Diane oyant ces parolles, encore qu'elle jugea bien qu'elles estoient veritables, si ne fit elle semblant de les croire : mais continuant comme elle avoit commencé : & cecy, dit elle, Berger, me fortifie encore plus en l'opinion que j'ay conceuë de vous: & pour vous tesmoigner que je dis
MADRIGAL.
Quoy vous ay je offencée,
D'effect ou de pensée ?
D'effect il ne peut estre,
Si mon penser l'a fait il est un traistre.
Cette Bergere avoit la voix si douce, que toute la troupe survenuë fut bien marrie qu'elle eust si tost achevé : mais Hylas qui avoit quitté Philis, pour s'en approcher d'avantage, n'eut plustost jetté les yeux dessus qu'il les reconnut. Que si quelqu'un eust pris garde à luy, il eust bien veu à son action, que ces Bergeres ne luy estoient pas incognuës : toutesfois pour ouyr ce qu'elles diroient, il se contreignit le plus qu'il luy fut possible. Il ouyt donc que cette derniere, apres avoir chanté : Or sus, dit elle, gentil Berger, puis que nous avons satisfait à vostre curiosité, acquitez vous de la promesse que vous nous avez faite. Je ne vous desdiray jamais, respondit Paris, de chose
CHANSON.
Quand Hylas apperceut les yeux
De Philis sa belle Maistresse,
Voit on encor telle Déesse
Ailleurs, dit-il, que dans les Cieux ?
II
Philis d'un esclat rougissant
Oyant ces mots devint plus belle ;
En vain ceste beauté nouvelle
Rend, dit-il, vostre œil plus puissant.
III
Elle d'un gracieux sousris
Recevant cette flatterie :
Cessez, luy dit-il, je vous prie,
C'est fait, en fin Hylas est pris.
IIII
Mais s'il plaint, dit-elle, à l'instant
Sa liberté, qu'il la repreine
Vous estes, dit-il, moins humaine
En pardonnant qu'en surmontant.
V
Lien trop aymable & trop cher
Dont le captif craint qu'on le lasche ;
Heureux Amant, puis qu'il te fache
Quand tu vois qu'on te veux lascher.
Il sembloit que ces estrangers attendissent avec impatience la fin de ceste chanson pour demander qui estoit, Philis & Hylas. Si vous avez quelquefois ouy parler de cette plaine de Forest, respondit Paris, & particulierement de l'agreable riviere de Lignon, il ne peut estre que vous n'ayez ouy le nom de la belle Bergere Diane, & d'Astrée. Or cette Phillis dont vous me demandez des nouvelles, est leur plus chere compagne. Quant à Hylas, je ne vous en puis dire autre chose, sinon qu'il est estranger, mais de la plus gracieuse, & plus heureuse humeur que j'aye jamais pratiquée ; car il ne s'ennuye jamais au service d'une Bergere, la quittant tousjours huict jours, à ce qu'il dit, avant que de s'y desplaire. N'est-il pas (adjousta l'une de ces estrangeres) d'un lieu qui s'appelle Camargue, qui est en la Province des Romains ? & luy ayant respondu qu'ouy ; Il suffit, continua-t'elle, que vous nous ayez dit son nom, & le lieu d'où il est : car pour toutes ses autres conditions, nous les avons autrefois aprises à nos despens, & apres s'estre teuë quelque temps, elle reprit de ceste sorte :
HISTOIRE
DE PALINICE ET DE CYRCENE.
Je ne trouveray jamais estrange, gentil Berger, tant que j'auray memoire de Hylas, d'ouyr dire que la plus part des choses consiste en l'opinion ; Puis que n'y ayant rien de si contraire que le vice & la vertu, & cettuy cy prenant l'un pour l'autre, il nous montre que veritablement l'opinion est celle qui met le prix à toutes choses. Et certes c'est bien le plus inconstant de tous les esprits qui ayent jamais eu quelque opinion d'estre amoureux, & qui avec plus d'opiniastres raisons essaye de prouver que c'est vertu de changer ; ou plustost que d'aymer en divers lieux, ce n'est pas inconstance : & ne faut point croire qu'il en parle contre ce qu'il en croit : parce que veritablement c'est selon son cœur. Je me souviens qu'estant venu de Camargue à Lyon, il se laissa renfermer dans le temple parmy les filles, la veille d'une feste ; & n'eust esté la compassion que Palinice eust de luy (c'est ainsi que celle cy de mes compagnes se nomme, dit-elle, montrant celle qui estoit plus prez de Paris) il n'y a point de doute que sa curiosité eust esté bien rudement punie. Mais elle recognoissant que sa faute estoit procedée d'imprudence, & non de malice, en le déguisant d'un voile le fit sortir hors du temple, & l'amena jusques en son logis qui estoit dans la demi Isle
SONNET.
IL PARLE AU VENT.
Doux Zephir que je vois errer folatrement
Entre les crins aigus de ces plantes [d'après l'errata] hautaines :
Et qui pillant des fleurs les plus douces haleines
Avec ce beau larcin vas tout l'air parfumant.
Si jamais la pitié te donna mouvement,
Oublie en ma faveur icy tes douces peines :
Et t'en va dans le sein de ces heureuses plaines,
Où mon malheur retient tout mon contentement.
Va, mais porte avec toy les amoureuses plaintes
Que parmy ces forests j'ay tristement empraintes,
Seul & dernier plaisir entre mes desplaisirs.
Là tu pourras trouver sur des levres jumelles
Des odeurs & des fleurs plus douces & plus belles :
Mais rapporte les moy pour nourrir mes desirs.
Je vous y prands Clorian (dit Hylas, luy
MADRIGAL.
Elle fuit, & fuyant elle veut qu'on l'attaigne :
Refuse, & refusant veut qu'on l'ait par effort :
Combat, & combattant veut qu'on soit le plus fort :
Car ainsi son honneur ordonne qu'elle feigne.
Celuy qui n'a pas le courage de vivre de cette sorte, conseillezluy seulement qu'il prene un autre mestier que celuy d'Amour, car il n'y fera jamais son profit. Je veux donc conclure, Clorian, que non seulement vous devez avoir la hardiesse de luy declarer vostre intention, mais devez esperer pour certain qu'elle vous aymera, pourveu que vous l'aymiez.
Je ne sçaurois, gentil Berger, vous redire au long les conseils, ny les raisons de Hylas :
Hylas qui estoit aux escoutes, comme je vous ay dit, ne peut s'empecher, quoy que ce fut contre son dessein, de se monstrer à elle, & de luy dire tout à coup. Et quoy, belle Florice, avez vous opinion que ce fut de vostre nom que je fusse amoureux ? Hylas se repentit bien de s'estre fait voir sans y penser, mais ces estrangeres furent bien plus estonnées, le voyant paroistre tant inopinement : quoy que d'abord elles le regarderent par deux fois avant que de le reconnoistre, à cause du changement d'habits. Mais Astrée en fut tres-aise, qui s'ennuyoit infiniment que le long discours de cette estrangere luy retardat le contentement qu'elle esperoit de la fin de son voyage. Elle fit semblant toutesfois d'en estre bien marrie, afin de faire comme les autres, qui tous ensemble se firent voir. Au contraire Hylas feignant d'avoir interrompu à dessein Florice, s'en courut l'embrasser, & puis salua les autres deux : & en fin retournant vers elle. Et bien belle discoureuse, dit-il, ne cesserez vous jamais de renouveller mes playes ? J'avois opinion, dit elle, de chanter vos loüanges : & depuis quand les estimez vous autres ? J'ay de
LE
QUATRIESME LIVRE
DE LA SECONDE PARTIE
D'ASTREE.
C'estoit la coustume des Bergers de Lignon de ne rencontrer jamais estranger, sans luy offrir toute sorte d'assistance, leur semblant que les loix de l'hospitalité le leur commandoient ainsi. Cette coustume convia Astrée, Diane & toute leur compagnie, de faire ces mesmes offres à ces belles estrangeres, & apres leur demander la cause de leur voyage. A quoy Florice respondit pour toutes : qu'estant envoyées en cette contrée, par l'ordonnance d'un Dieu qui leur avoit deffendu d'en direencores l'occasion, elles n'oseroient luy desobeyr, que cela estoit cause qu'elles ne pouvoient leur satisfaire : & s'estant enquise qui estoient ces Bergeres, & ayant sceu de Philis leurs noms, Florice s'addressant à Astrée: J'advouë, dit-elle, que j'ay esté aveugle de ne cognoistre pas que vous estiez la Bergere Astrée, de qui la beauté ne pouvant se renfermer en un si petit païs que le Forests remplit de sa loüange toutes les contrées d'alentour, mais vous devez ce me semble recevoir pour excuse, qu'admirant & vous & Diane, je demeurois comme esblouyë & confuse de trop de lumiere : Et je commence de bien esperer de nostre voyage, puis que d'abbord nous avons fait la plus heureuse rencontre que nous eussions peu desirer. Astrée pleine de civilité, luy respondit avec les plus honnestes parolles qu'il luy fut possible, & apres s'estre embrassées & baisées, Hylas les interrompant : Et quoy ? Florice, dit-il, que vous semble de nos vilages ? Vistes vous jamais rien de si beau parmi les artifices de vos villes, & n'ay-je point eu raison de vous quitter toutes pour ces belles Bergeres, puis que la simplicité de mon humeur, & de mon esprit a bien plus de simpathie avec leur beauté naturelle, qu'avec les ruzes & finesses dont vous usez dans vos villes ? Si jamais vous avez disposé vos actions,dit Florice, avec jugement, j'advouë que ç'a esté cette fois, non pas pour la conformité des humeurs qui peut estre entre ces belles Bergeres & vous, car en cela vous seriez trop differents, mais parce que Hylas ayant esté toute sa vie volage en l'affection qu'il a portée aux autres beautez, deviendra sans doute constant à ce coup, si pour le moins la perfection de la beauté a puissance de le faire : & quant à moy je le crois, puis que ne voyant rien de mieux en quelque autre lieu où il puisse aller, s'il a de la raison il sera contraint de s'arrester icy. C'est à moy à respondre, dit Philis, car Hylas est mon serviteur : & toutesfois je ne respondray pas de sa fidelité, puis que regardant vostre visage qu'il a aymé, & depuis cessé d'aimer, je tiens que ce n'est pas la beauté qui le rend amoureux. Et que pourroit ce donc estre, interrompit Hylas ? une imprudente humeur de changer, respondit Florice, & une certaine legereté d'esprit, qui ne le laisse jamais vingt-quatre heures en mesme opinion. Vous estes partie, repliqua Hylas, le jugement que vous en faictes, est suspect. Je vous asseure, respondit elle, que si vous croyez que je sois partie offencée, je vous remets librement l'injure, puis que je suis beaucoup plus obligée à vostre changement que je n'eusse receu de satisfaction de vostre constance.
Cependant Paris s'estoit adressé à Diane, & apres l'avoir saluée, C'est bien dit-il la plus heureuse rencontre que j'eusse peu desirer que celle de vous avoir trouvée icy où je l'esperois le moins. Elle l'est pour moy, dit Diane, puis qu'elle nous donne le bien de vostre compagnie, si ce n'est que ces belles estrangeres nous la ravissent. Elle sousrit à ce mot, sçachant bien que Paris l'aimoit, de sorte qu'il n'avoit garde de la quitter pour quelque autre que ce fust. Que si ce sousris donna du contentement à Paris, il fit bien un contraire effect en Silvandre, qui n'ignorant point l'amour de Paris, ne se peut deffendre des pointes de la jalousie, en voyant le bon accueil qu'on faisoit à son rival, & cette experience eust eu plus de force à luy faire advoüer que la jalousie procedoit d'Amour que toutes les raisons qu'eut peu alleguer Philis contre luy. Et à la verité il n'y avoit rien qui peut, ce luy sembloit, emporter quelque advantage sur l'ame altiere de Diane, que la grandeur du pere de Paris. La Bergere qui
Philis qui estoit discrette, voyant que Hylas relevoit la voix avec colere, luy dit pour l'interrompre : Encor faut-il Hylas que je me fasche contre vous, de ce que vous m'avez empeché de sçavoir les nouvelles que ces estrangeres avoient commencé de raconter. Ma Maistresse, respondit-il, j'aimerois mieux ne les avoir jamais aimées, que si elles estoient cause que vous eussiez quelque mauvaise satisfa
HISTOIRE
DE PARTHENOPE, FLORICE
ET DORINDE.
Je me suis moqué bien souvent en ma pensée, de ceux qui blasment inconstance, & qui font profession d'en estre plus ennemis, considerant qu'ils ne peuvent estre tels qu'ils se disent, qu'ils ne soient eux mesme plus inconstans, que ceux qu'ils accusent de ce vice. Car lors qu'ils deviennent amoureux, n'est ce pas de la beauté, ou de quelque chose qu'ils remarquent en la personne qui leur est agreable ?
Vous avez desja sceu le subjet qui me sortit de Camargues, quel fut mon voyage jusques à Lyon, pourquoy j'aimay Pallinice & Cyrcene, & lors que j'ay interrompu Florice, elle
Sçachez donc ma Maistresse, que Clorian à la verité fut tres mal avisé de me donner charge de parler à Cyrcéne pour luy, puisque ce n'est pas estre bien conseillé de choisir en cela un amy qui soit plus honneste homme que celuy qui l'envoye, y ayant trop de danger, voire estant presque inevitable, que ce mal-avisé ne demeure Amant, & que l'autre ne demeure aymé, parce que si celle à qui l'on s'adresse a de l'esprit, elle recevra tousjours plustost ce qui vaut le mieux : & puis c'est prendre un mauvais lustre que de se servir & accompagner d'un plus honneste homme que l'on n'est pas. Il est certain que quand j'allay avec Pallinice trouver Cyrcéne pour Clorian, mon dessein estoit de le servir en amy, & de raporter tout ce qui me seroit possible à son contentement : mais aussi tost que je vis cette fille, je me ressouvins que j'en estois amoureux depuis que je l'avois veuë la nuict dans le Temple : de sorte que je vis bien qu'il faloit que je contrevinse ou à l'amitié, ou à l'Amour : & apres que j'eus longuement débatu, & pour l'un & pour l'autre, à sçavoir à qui cederoit : En fin je conclus qu'il faloit que le nouveau venu
Je vivois donc de ceste sorte le plus content homme du monde, lors que la fortune
Je fus contrainct de retourner à Pallinice, mais je n'y demeuray pas long temps : car le printemps
SONNET.
Dorinde se moqua de vous,
Quand elle vous tint ce langage,
Sçachant bien qu'on peut sans outrage,
Promettre toute chose aux fous.
Ou la vanité de vostre ame,
Vous fait vanter qu'elle l'a dit,
Pour monstrer d'avoir du credit,
Aupres d'une si belle Dame.
Mais soit qu'elle ait fait ce serment,
Pour chasser un facheux Amant,
Promettre est un doux artifice :
Et quand on l'en devroit punir,
Elle aymeroit mieux le supplice,
Que non pas un tel souvenir.
Cette repartie faite si à propos par Florice me fut tant agreable, que deslors je me resolus de l'aimer, & la joindre à Palinice & à Circene, & presque en mesme temps costoyant un beau pré, elles furent toutes d'avis de mettre pied
SONNET.
SERMENTS AMOUREUX.
Belle de mes desirs, vous estes le trespas,
Et c'est vous toutesfois que seule je desire,
J'en jure vos beaux yeux que le Soleil admire,
Et j'en jure mon cœur, surpris de vos appas.
J'en jure vos douceurs qui sont tout mon soulas.
J'en jure vos desdains, qui sont tout mon martire,
J'en jure mes douleurs tesmoins de vostre empire,
J'en jure ces plaisirs qu'avoir je ne puis pas.
J'en jure les Amours, amoureux de vous mesme,
J'en jure ces beautez, qui font que l'on vous ayme,
J'en jure mes espoirs encor que bien petis.
J'en jure ces desirs que vous me faites naistre, Bref j'en jure par vous, sans qui je ne veux estre, Encor ne croirez vous ce que je vous en dis.
Or belle Philis, voicy un grand commencement d'affaires : car depuis que j'eus veu Florice, il me fut impossible de m'en retirer : &
Le jour que je me declairay son serviteur, ce fut celuy que le peuple festoyoit pour la restauration de leur ville faite sous Neron, apres l'espouventable embrasement, dont le feu du ciel en une nuit l'avoit mise en cendre. En cette commune resjouyssance, chacun s'efforçoit de s'habiller le mieux qui luy estoit possible, tant pour assister aux Sacrifices qui se faisoient à Jupiter restaurateur, & aux dieux Tutelaires, que pour se trouver aux jeux & spectacles publics. Dorinde desireuse d'estre remarquée, ne faillit de s'ageancer de tous les
Or gentil Paris, considerez quel est le naturel de la plus part des hommes. Avant que Periandre m'eust declaré son affection, j'aymois certes Dorinde, mais beaucoup moins que je ne fis depuis : & sembla que comme le brasier s'augmente par l'agitation du vent, de mesme mon affection prit beaucoup plus de violence par la contrarieté de celle de Periandre. Cela fut cause que je me donnay à elle plus qu'auparavant : mais l'ayant recherchée quelques jours sans effect, & craignant que Periandre, pour estre de la ville, & avoir beaucoup de parents des plus remarquables du lieu ne s'avançast plus en ses bonnes graces que moy, je me resolus de le prevenir, & attacher comme on dit de la peau du Renard où defailloit celle du Lyon. Je recourus donc à la ruze, me semblant qu'en amour toutes finesses sont justes. Je fis faire secrettement un miroir de la grandeur de la main que je fis en
Me voila donc heureusement venu à bout de mon dessein, ayant la place libre : mais quand je voulus aller voir Dorinde, gentil Paris, que ne me dit-elle point ! Elle avoit envoyé vers celle qui luy avoit vendu le miroir, & la contregnit de luy dire, de qui elle l'avoit eu ; & sçachant que ç'avoit esté de moy, je ne vous sçaurois representer la grandeur de sa colere. Perfide & trompeur, me dit-elle, comment avez vous eu le courage d'offencer si mortellement une personne qui ne vous en a jamais donné occasion ? comment apres une si grande offence, avez vous l'effronterie de vous trouver devant ses yeux ? Je m'estois desja bien preparé à ces reproches, mais encore ne les pus-je suporter sans rougir, & parce que je sçavois bien que de vouloir les arrester d'abord c'estoit s'opposer à la furie d'un torrent impetueux,
Ces paroles proferées avec toute l'affection qu'il m'estoit possible, firent en fin si grand effort en son ame, que quelques jours apres elle me remit toute l'offence que je luy avois faite : Et voyez comme le malheur est quelquefois profitable : il avint depuis que ce qui avoit esté cause de sa colere, le fut d'augmenter sa bonne volonté ; car considerant l'artifice dont j'avois usé, elle eust opinion que veritablement je l'aimois. Et cette connoissance fut cause que [Periandre] fut encor sans Maistresse, car elle se donna entierement à moy : si bien qu'il sembloit que je n'aimasse que pour le faire hayr : Et toutesfois j'aymois encor beaucoup davantage Florice que Dorinde. Il est vray que quand Dorinde commença de me favoriser plus que de coustume, je commençay aussi de l'aimer d'avantage : car rien n'augmente tant mon affection que les faveurs.
Vivant donc de ceste sorte avec toutes deux, Florice commença d'entrer en quelques soupçons, d'autant que le bruict commun de cette affection estoit trop grand. Cela fut cause qu'un jour elle m'en parla avec quelque sorte d'alteration ; & moy qui veritablement l'aimois luy juray tout ce qu'elle voulut, que ce n'estoit que son commandement qui me faisoit voir Dorinde, qu'à la verité estant au pres d'elle je luy faisois expressément paroistre toute la bonne volonté qu'il m'estoit possible, à fin que le
A ce mot, Hylas voyant que Silvandre s'aprochant de Diane, luy disoit quelque chose à l'aureille, & qu'apres ils sousrioyent
Or voyez ce qui avint de ces Amours. La conversation ordinaire que j'eus avec Dorinde, commença de me la faire aimer d'avantage : & d'autant qu'une faveur receuë de bonne volonté en attire une plus grande, elle me donnoit tous les jours de plus clairs tesmoignages de son amitié ; qui fut cause que les lettres changeant aussi de stile, devindrent plus affectionnées que de coustume. Cela fut cause que je n'en donnois plus à Florice que fort rarement & encores de celles qui avoient
LETTRE
DE DORINDE A HYLAS.
Je m'y trouveray puis que vous le voulez ainsi : aussi seroit il bien malaisé que vous y fussiez sans moy, puis que je ne suis jamais sans vous. Mais ressouvenez vous d'avoir aussi bien les yeux sur ma reputation, que sur nostre contentement. Quant à moy, lors que je sçay que vous voulez quelque chose de moy, je suis aveugle pour toute autre consideration. C'est donc à vous à y prendre garde si vous m'aymez. Et à Dieu jusques à ce que je voye celuy qui est aymé de moy, & qui m'ayme, si pour le moins les Dieux me veulent rendre contente.
Quelle pensez vous, ma belle Phyllis, que devint Florice quand elle leut ceste lettre ?
LETTRE
DE DORINDE A HYLAS.
Je croy de vostre affection encor plus que vous ne m'en dites. Mais pourquoy ne m'aimez vous autant que je vous aime ? Vous jurerez sans doute que vous m'aymez d'avantage. S'il est ainsi, pourquoy n'avez vous aussi bonne opinion de mon amitié, que j'ay de la vostre ? Il ne sert à rien de dire que les femmes ne sçavent point aymer ; car vous avez tant d'experience du contraire, que vous estes le plus incredule de tous les hommes, si par mes effets vous ne croyez à mes paroles.
Voicy la troisiesme qu'elle rencontra.
LETTRE
DE DORINDE A HYLAS.
Je vous envoye ce pourtrait que vous avez desiré de moy, non pas pour vous faire perdre personne que vous ayez acquise, comme vous me fistes autresfois avec un semblable present, mais pour vous asseurer que vous avez autant de puissance sur celle qui le vous envoye que sur la peinture mesme que je vous remetz entre les mains. S'il m'estoit permis je serois aussi souvent avec vous qu'elle sera heureuse en cela plus que moy, & moins heureuse seulement en ce qu'elle possedera ce bien sans le cognoistre, que sans le posseder j'estime plus que ma vie.
Jettant alors cette lettre de dépit sur la table, & de colere poussant les autres loing d'elle, elle se recula d'un pas, & se noüant les bras l'un dans l'autre, tint quelque temps les yeux fermes dessus : & puis comme revenant d'un profond sommeil, ô Dieux ! dit-elle, est il possible que ce que je voy soit veritable ? Se peut il faire Hylas, que tu m'ayes
Or Florice s'estant vangée de moy selon ses desirs, s'en retourna en son logis, resoluë de ne m'aimer jamais, voire de ne me voir jamais s'il luy estoit possible, mais lors que ce premier mouvement fut un peu passé, & qu'elle vint à se remettre en memoire les discours que Dorinde & elle avoient tenus, elle se ressouvint que quelque affection que j'eusse eu pour Dorinde, je ne luy avois point toutefois parlé de l'amitié que je portois à Florice, ny d'aucune faveur que j'eusse receuë d'elle, & tirant argument de là que je l'aimois encor plus que Dorinde, elle commença de se repentir de m'avoir fait une si grande offence, car elle croyoit bien que si j'eusse descouvert quelque chose d'elle à l'autre, qu'elle n'eut pas failli de le luy dire en cette occasion. Et plus elle s'arretoit sur cette pensée, & plus elle se repentoit de sa promptitude : car, disoit elle, s'il l'a veue, j'en suis cause, s'il l'a recherchée, je le luy ay commandé, si elle l'a aymé, c'est parce qu'il est aymable, s'il a receu les faveurs qu'elle luy a faites, ç'a esté au commencement pour mieux dissimuler,
& enfin parce qu'estant jeune il n'y en a guiere de son aage qui refusent telles fortunes. Que s'il me les a dissimulées, c'est qu'il a creu que je m'en fascherois, ou que
Au contraire Dorinde justement animée contre moy, bruslant toute de courroux & de despit, apres s'estre noyée le sein de pleurs, profera seule dans son cabinet toutes les plus cruelles parolles que la douleur luy mit en la bouche : & de fortune, ainsi qu'elle essuyoit ses yeux, j'arrivay chez elle : & parce qu'elle m'ouyt marcher, & qu'elle se douta bien que c'estoit moy, elle courut pousser la porte qu'elle avoit laissée ouverte quand Florice estoit sortie, & que depuis elle ne s'estoit pas souvenuë de refermer, tant elle avoit l'esprit ailleurs, mais elle ne le peut faire si promptement que je ne visse ses yeux encore rouges de force de pleurer : & lors que je m'estonnois & de ses larmes, & de ce qu'elle me refusoit l'entrée, elle r'ouvrit le cabinet, & m'appellant par mon nom, & se mettant sur l'entrée. Et bien, dit elle, meschant & traistre que tu es ne te contentes tu point encores de tes perfidies, ou si tu en desseignes de nouvelles à mon dommage ?
Elle le supporta quelque temps, feignant de ne s'en soucier, & s'efforçoit de faire paroistre que mes actions luy estoient indifferentes : mais en fin il falut venir aux regrets & au repentir de m'avoir perdu : & d'autant qu'elle sçavoit bien que je l'avois aimée, & qu'une affection ne se
LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.
Quand vous verrez cette escriture, peut estre vous souviendrez vous d'en avoir veu autresfois lors que vous aymiez celle qui vous escrit, & que vous avez tant offencée. Que s'il avient ainsi, jugez quelle est l'amitié que je vous ay portée, puis qu'apres un si grand outrage, elle me fait mettre la main à la plume, pour vous faire sçavoir l'estat où se trouve celle que vous avez tant aymée, & qui vous ayme encores plus que toutes les choses du monde, en despit de toutes les injures que vous luy avez faites. Sçachez donc que sans y penser, & en feignant je me vois toute à un autre par les rigoureuses loix du mariage, & qu'il n'y a point d'autre remede, sinon que vous vueilliez à cette heure celle que vous avez desja vouluë tant de fois, m'asseurant que mes parens choisiront tousjours plustost vostre alliance que celle de Teombre, à qui, helas ! je suis destinée, si vous ne m'aimez autant que je vous ayme.
Lors que cette lettre me fut apportée, j'estois en peine du bruit qui couroit de ce mariage : & quoy que je fusse ce me sembloit fort resolu d'estre tout à Dorinde, si est ce que je ne laissois de ressentir la perte de Florice, car telle estimois-je l'alliance de Teombre, & considerez la finesse d'Amour. Il connoissoit bien que de m'attaquer tout ouvertement pour elle, il y perdroit sa peine, parce que j'estois encore en colere : il voulut donc me prendre d'un autre costé. Premierement il me propose la haine que je portois à Teombre, combien peu il meritoit cet advantage, & puis me representant la beauté & les merites de Florice, me faisoit regretter que cet homme la possedat, me remettant en memoire toutes les faveurs que j'avois receuës d'elle. Bref il les sceut de telle sorte imprimer en mon ame, que je ne me donnay garde que j'estois plus amoureux d'elle que de Dorinde. Si bien, que quand sa lettre me vint entre les mains, j'advouë que tournant les yeux d'un sain jugement sur sa beauté, sur sa qualité, & sur ses merites je reconnus que j'avois eu tort de l'avoir quittée pour une autre qui valoit moins, & m'en repentant je fis dessein de retourner vers elle. Il est vray, que lisant le remede qu'elle me proposoit pour rompre le mariage de Teombre, je ne sceus jamais m'y resoudre, hayssant ce lien cruel, plus que je ne sçaurois vous dire, non pas pour le particulier de Florice : mais pour le regard de toutes les femmes, me semblant
LETTRE
DE HYLAS A FLORICE.
Vous avez donc le courage de vous donner à Teombre ? vous avez donc si peu de memoire de l'amitié de Hylas, que vous
Or je faisois semblant de n'avoir point receu sa lettre, afin qu'elle ne creut pas que ce fussent ses parolles, mais mon amour seullement qui me faisoit revenir vers elle, parce que si j'eusse esté poussé par ses prieres, il eust semblé que j'eusse eu moins d'affection qu'elle, ce que je ne voulois pas qu'elle pensast. Quand elle receut ma lettre, elle eut beaucoup de contentement de sçavoir que je l'aymois, & ne fut peu en peine de la sienne, voyant que je ne l'avois point receuë : elle me r'escrivit donques, & me fit sçavoir qu'elle m'avoit desja adverti du moyen qu'il faloit tenir pour l'exempter de la misere qui luy estoit preparée. Et parce qu'elle craignoit que sa lettre ne fust perduë, elle me la redisoit encores, mais sans attendre sa responce, je fis semblant de partir de la ville, feignant d'y estre contraint pour ne pouvoir soustenir la veuë de ce mariage : & afin qu'elle le creut mieux, je donnay ordre que presque en mesme temps une autre lettre des miennes luy fut portée. Elle estoit telle.
LETTRE
DE HYLAS A FLORICE.
Puis qu'il est impossible que Florice ne suive le cours de son malheureux destin, je pars de cette ville, ne pouvant souffrir une veuë si deplorable pour moy. J'ayme mieux en apprendre le malheureux succez par mes oreilles que par mes yeux, reservant desormais ceux cy pour pleurer un si miserable accident. Les Dieux vous en donnent autant de contentement que vous m'en laissez peu, & vous le vueillent continuer aussi longuement que durera le cuisant regret que j'en ay, & qui m'accompagnera dans le cercueil, où mesme je me plaindray de vostre changement, & de la rigueur de ma fortune.
Or belle Philis, je luy escrivois de cette sorte, afin qu'elle ne creut pas que j'eusse receu sa lettre, parce qu'autrement j'eusse esté obligé, si je n'eusse voulu me separer du tout de son amitié de la demander en mariage, & j'eusse plustot consenti à ma mort qu'à l'espouser : non pas que je ne l'estimasse infiniment, mais pour
LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.
Si je pouvois vous envoyer ma vie dans ce papier aussi bien que la verité de mon intention, je ne me plaindrois pas de l'injustice du Ciel qui m'a destinée à manquer à mon Amour ou à mon devoir. Demain sera le dernier jour de ma vie, si pour le moins on doit appeller mort ce qui ravit toute espece de contentement. Si Hylas veut accompagner mon desplaisir du sien il peut me retirer du tombeau, & plus encores s'il ne laisse pas de m'aymer toute miserable que je suis.
Jugez si cette lettre me toucha vivement, puis que veritablement je l'aimois : mais ne
Je me suis peut estre arresté trop longuement sur ces particularitez : mais excusez
Lors que j'estois le plus empeché de m'en desmesler honestement (car en effet j'aimois Florice, tant parce qu'elle estoit plus belle, que pour avoir recogneu, [ce] me semble que Dorinde en aimoit un autre) il sembloit que le Ciel me voulut ayder, me presentant la meilleure occasion que j'eusse sçeu desirer. Periandre, qui, comme je vous ay dit, avoit esté contraint de me quitter Dorinde, & ne pouvant souffrir de me la voir posseder, s'en estoit allé hors de la ville, fut en fin contraint de revenir pour ne pouvoir se priver plus long temps de sa veuë. Et quoy qu'il previt bien que le regret seroit plus grand de voir, que d'ouyr dire nostre amitié, si ne peut il s'empescher de revenir, luy semblant que le blessé mesme a quelque consolation quand il peut voir sa playe. Et parce que d'abord il me vint voir, aussi tost qu'il arriva je fis dessein de faire comme on dit, d'une pierre deux coups, à sçavoir de me demesler de l'amitié de Dorinde, & d'obliger infiniment Periandre à moy. Deux ou trois jours s'estant donc escoulez qu'il ne me parloit qu'à mots interrompus de Dorinde, nous trouvant
Je me retire donc peu à peu de Dorinde, & Periandre au contraire s'y avance le plus qu'il
C'estoit le sixiesme de la lune de Juillet que tous les plus apparents de la ville vont avec les Druides, pour cueillir dans les forets de Mars, qu'ils nomment d'Erieu, le guy salutaire de l'an-neuf, quand Florice pour la derniere fois, me commanda de satisfaire à ce qu'elle m'avoit demandé. Toutes les Dames estoient parées, & chacun estoit assemblé en l'Athenée, lors que je resolus de luy complaire. Le sacrifice estoit parachevé, & les rejouissances
Avec cette resolution, Periandre sans avoir esgard à nostre amitié, & pensant y estre obli
LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.
Celuy qui n'est au monde que pour nostre supplice s'en va demain hors de la ville. Si vous venez tout le soir sera nostre. Le reste du temps que je passe esloignée de ce que j'ayme, je ne dis pas qu'il soit à nous.
Vous sçavez, gentil Paris, que l'on n'escrit rien sur le ply de semblables lettres, de peur qu'estant trouvées, on ne recognoisse par celuy à qui elles s'adressent, celles qui les escrivent ; cela fut cause que Dorinde apres avoir mille fois remercié Periandre se retira dans son cabinet, & escrivit au dessus à Teombre, puis la recacheta avec de la soye bien proprement : & la donnant à un jeune homme des siens, l'instruisit de tout ce qu'il avoit à faire, & luy commanda de la porter incontinent à Teombre, parce qu'elle
LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.
C'est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais, qui t'escrit maintenant,
O Dieux, que devins-je ayant leu cette lettre ! & en quelle confusion de pensées me trouvay-je, ne pouvant deviner pourquoy Florice m'escrivoit de cette sorte ? Je passay cette nuict en me promenant par la chambre, & soudain qu'il fut jour, j'envoyay un des miens pour faire en sorte que je peusse parler à celle qui m'avoit donné la lettre, mais je ne le peus de tout le jour. Le soir donc estant venu, j'appris d'elle tout ce que je viens de vous dire, & l'opinion que Florice avoit que j'eusse donné cette lettre à Dorinde, qui luy faisoit croire que j'avois feint lors que je m'estois retiré de l'amitié de Dorinde, & que ç'avoit esté seulement pour l'abuser. Je cherchay incontinent dans ma poche, & ne trouvant point ma lettre, je jugeay bien que Periandre me l'avoit dérobée, & faisant mille protestations à cette fille pour mon innocence, je party resolu de m'en venger. Mais quand je rencontray mon amy, & que d'un visage renfrongné, je me pleignis du larcin qu'il m'avoit fait ; Il respondit en souriant : Si en cela je vous ay despleu, j'en suis
LE
CINQUIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.
ASTREE eut bien pris plaisir au discours de Hylas, si c'eust esté en une autre saison : mais le desir extreme qu'elle avoit d'estre au lieu où Silvandre avoit trouvé la lettre de Celadon luy faisoit souffrir avec impatience tout ce qui l'en destournoit. Cela fut cause qu'à la premiere occasion qui se presenta, elle fit signe à Philis qu'il estoit temps de s'en aller, & que le sejour luy estoit ennuyeux, & voyant que sa compagne ne l'entendoit pas, lors qu'elle vit que Hylas s'arrestoit pour songer un peu à ce qu'il avoit
Or Silvandre marchoit de cette sorte, & ne pouvant estre aupres de Diane, estoit bien aise de voir en Madonte quelque chose qui en eust des marques, mais plus encores lors qu'entrant en discours, il remarqua quelques accents & quelques responces qui la luy representoient encor plus vivement. Cela fut cause que depuis ce jour il se pleut d'avantage en sa compagnie, mais il paya peu de temps apres bien cherement ce plaisir. Tircis entretenoit Astrée : Paris, Diane : Hylas, Philis : de sorte que Thersandre fut contraint, voyant sa place prise par Silvandre, de s'arrester avec Laonice. Elle qui avoit tousjours l'œil sur Philis & sur Silvandre,
Ils ne marcherent pas un demi quart d'heure le long de quelques prez, que Silvandre leur montra du doigt le bois où il les vouloit conduire, & peu apres ayant passé quelques hayes, ils entrerent dans un taillis espais : & parce que le sentier estoit fort estroit, ils furent contraints de se mettre à la file, & continuerent de cette sorte plus d'un trait d'arc. En fin Silvandre, qui comme conducteur marchoit le premier, fut tout estonné qu'il rencontra des arbres pliez les uns sur les autres en façon de tonne, qui luy coupoient le chemin. Toute la troupe passant à travers les petits arbres, s'approcha pour sçavoir ce qui l'arrestoit, & voyant qu'il n'y avoit plus de chemin : Et quoy, Silvandre (dit Philis) est-ce ainsi que vous conduisez celles qui vous prenent pour guide ? J'avouë, dit le Berger, que j'ay laissé le chemin par où j'ay passé ce matin, mais c'est qu'il m'a semblé que cestuy cy estoit le plus court, & le plus beau. Il n'est point mauvais, adjouta Hylas, si vous nous voulez conduire à la chasse : car je croy bien que voicy le plus fort du bois. Silvandre qui estoit fasché d'avoir perdu le chemin, fist le tour de ceste tonne avec quelque peu de difficulté :
Au devant de l'entrée il y avoit un petit pré de la largeur de trente pas ou environ, qui estoit tout environné de bois de trois costez, de sorte qu'il ne pouvoit estre apperceu que l'on n'y fut. Une belle fontaine qui prenoit sa source tout contre la porte du Temple ou plustost cabinet, serpentoit par l'un des costez, & l'abbreuvoit si bien, que l'herbe fraische, & espaisse ren
Loin, bien loin, profanes esprits :
Qui n'est d'un sainct Amour espris,
En ce lieu sainct ne face entrée :
Voicy le bois où chaque jour,
Un cœur qui ne vit que d'Amour,
Adore la Déesse Astrée.
Ces Bergers & Bergeres demeurerent eston
La peinture estoit fort bien faicte ; car encor que ces petits enfans fussent gras & potelez, si ne laissoit-on de voir les muscles & les nerfs, qui à cause de l'effort paroissoient eslevez : non toutesfois en sorte que l'on ne reconnue bien que l'embon-point empeschoit qu'ils ne parussent davantage. Ils avoient tous deux la jambe droicte avancée, & les pieds qui se touchoient presque l'un l'autre. Les bras estoient fort en avant, & au contraire les corps en arriere, comme s'ils avoient appris, que plus un poids est esloigné, & plus il a de pesanteur, car chacun d'eux pour donner plus de peine à soncompagnon, se tient de cette sorte, afin que le poids mesme de leurs petits corps favorisast d'autant la force de leurs bras. Ils avoient les visages beaux, mais presque comme bouffis, à cause du sang qui leur montoit au front pour l'effort qu'ils faisoient, ce que les veines grosses aupres des temples, & au milieu du front tesmoignoient assez : & le peintre avoit esté si soigneux, & y avoit travaillé avec tant d'industrie, qu'encores qu'il les representast en une action qui faisoit paroistre que chacun vouloit vaincre ; si est-ce qu'à leur visage on connoissoit bien qu'il n'y avoit point d'inimitié entr'eux, ayant meslé parmy leur combat je ne sçay quoy de doux & de riant aux yeux, & en la bouche de tous les deux. Leurs flambeaux estoient un peu à costé où ils les avoient laissé choir & de fortune estans tombez l'un pres de l'autre, les endroits qui estoient allumez, s'estoient rencontrez ensemble, de sorte qu'encores que le reste des flambeaux fust se
Cette trouppe eust demeuré long temps sans entendre cette peinture, si le Berger Sylvandre par la priere de Paris ne la leur eut declarée. Ces deux amours (dit-il) gentile troupe, signifient l'Amant & l'Aymé. Cette Palme & ce mirte entortillez, signifient la victoire d'amour, d'autant que la Palme est la marque de la Victoire, & le mirthe de l'Amour. Doncques l'Amant & l'Aymé s'efforcent à qui sera victorieux, c'est à dire, à qui sera plus Amant. Ces flambeaux dont les flammes sont assemblées, & qui pour ce subject sont plus grandes, montrent que l'Amour reciproque augmente l'affection. Ces arcs entrelassez & liez de sorte ensemble que l'on ne peut tirer l'un sans l'autre, nous enseignent que toutes
Que si cela est ma belle Maistresse, dit-il, se tournant vers Diane, voyez combien vous m'en devez de reste. J'advouë librement, dit-elle, que de cette sorte j'ayme mieux estre en vos dettes que si vous estiez aux miennes. Hylas estoit à l'entrée, & n'osoit passer outre, quoy qu'il en eut beaucoup d'envie, & plus encore lors que penchant dedans la moitié du corps, il vid l'autel de gazons, & le tableau qui estoit dessus : & parce qu'il ne le pouvoit bien voir, il prestoit l'oreille fort attentive aux discours de Sylvandre, & en mesme temps il ouyt que le Berger respondit à Diane. Je voy bien, ma belle Maistresse, que vous ny moy ne sommes point representez en ce tableau, puis qu'ils sont>
VOICY LES DOUZE TA-
bles des Loix d'Amour, que sur peine
d'encourir sa disgrace, il com-
mande à tout Amant
d'observer.
Premiere Table.
QUI veut estre parfait Amant,
Il faut qu'il ayme infiniment :
L'extreme Amour seule en est digne,
Aussi la mediocrité,
De trahison est plustost signe,
Que non pas de fidelité.
Deuxiesme Table.
Qu'il n'ayme jamais qu'en un lieu,
Et que cest Amour soit un Dieu,
Qu'il adore pour toute chose :
Et n'ayant jamais qu'un objet,
Tous les bon-heurs qu'il se propose
Soient pour cet unique subjet.
Troisiesme Table.
Bornant en luy tous ses plaisirs,
Qu'il arreste tous ses desirs,
Au service de cette belle :
Voire qu'il cesse de s'aymer,
Sinon que d'autant qu'aymé d'elle,
Il se doit pour elle estimer.
Quatriesme Table.
Que s'il a le soin d'estre mieux,
Ce ne soit que pour les beaux yeux,
Dont son Amour a pris naissance :
S'il souhaitte plus de bon-heur,
Ce ne soit que pour l'esperance,
Qu'elle en recevra plus d'honneur.
Cinquiesme Table.
Telle soit son affection,
Que mesme la possession,
De ce qu'il desire en son ame,
S'il doit l'achetter au mespris
De son honneur ou de sa Dame,
Luy soit moins chere que ce pris.
Sixiesme Table.
Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu'il ne puisse jamais souffrir,
La honte de la chose aimée :
Et si devant luy par desdain,
D'un mesdisant elle est blasmée,
Qu'il meure ou la venge soudain.
Septiesme Table.
Que son Amour fasse en effet,
Qu'il juge en elle tout parfait,
Et quoy que sans doute il l'estime:
Au prix de ce qu'il aymera,
Qu'il condamne comme d'un crime
Celuy qui moins l'estimera.
Huictiesme Table.
Qu'espris d'un Amour violant,
Il aille sans cesse brulant,
Et qu'il languisse, & qu'il souspire,
Entre la vie & le trespas,
Sans toutesfois qu'il puisse dire
Ce qu'il veut, ou qu'il ne veut pas.
Neufiesme Table.
Mesprisant son propre sejour,
Son ame aille vivre d'Amour
Au sein de celle qu'il adore ;
Et qu'en elle ainsi transformé,
Tout ce qu'elle aime & qu'elle honore,
Soit aussi de luy bien aimé.
Dixiesme Table.
Qu'il tienne les jours pour perdus
Qui loing d'elle sont despendus,
Toute peine soit embrassée,
Pour estre en ce lieu desiré,
Et qu'il y soit de la pensée,
Si le corps en est separé.
Unziesme Table.
Que la perte de la raison,
Que les liens & la prison,
Pour elle en son ame il cherisse,
Et se plaise à s'y renfermer,
Sans attendre de son service,
Que le seul honneur de l'aimer.
Douziesme Table.
Qu'il ne puisse jamais penser,
Que son Amour doive passer.
Qui d'autre sorte le conseille,
Soit pour ennemy reputé,
Car c'est de luy prester l'aureille,
Crime de leze Majesté.
MADRIGAL.
Le Temple d'amitié
Ouvre sans plus l'entrée,
Du sainct Temple d'Astrée :
Où l'Amour qui m'ordonne,
De la servir tousjours :
Comme jadis je luy donnay mes jours
Veut qu'ores je luy donne,
Les tristes nuits.
De mes ennuis.
Astrée fut celle qui s'y arresta le plus : fut qu'à cause de son nom, il luy semblat qu'elle y eut le plus d'interest, ou qu'oyant parler de la vie & des ennuis elle pensast que cela se deust entendre de la fortune du pauvre & infortuné Celadon. Tant y a qu'elle considera longuement ceste escriture; & ce pendant le reste de la trouppe estant passé plus outre, & trouvant une voûte faite comme la premiere, mais beaucoup plus ample, d'abord tous se jetterent à genoüil, & ayant avec silence adoré la Deité à qui ce lieu
Ces choses qui estoient selon la coustume de leur religion (car ils adoroient Dieu sous les tyges des chesnes) ne les estonnerent point, mais si fit bien ce qu'ils apperceurent à main gauche. C'estoit un autre autel qui estoit aussi de Gazons, avec deux grands vazes de terre dans lesquels estoit deux tyges de mirte. Au milieu l'on voyoit un tableau, par dessus
C'est la Déesse Astrée,
& au bas on voyoit ce vers,
Plus digne de nos Vœux que nos Vœux ne sont d'elle
Si tost que Diane jetta les yeux dessus, elle se tourna vers Philis. N'avez vous jamais veu (luy dit-elle) mon serviteur personne à qui ce pourtrait ressemble ? Philis le considerant d'avantage, Voila, luy respondit-elle, le pourtrait d'Astrée. Je n'en vis jamais un mieux fait ny qui luy ressemblast d'avantage : mais, continua-t'elle, vous sembloit-t'il qu'on ne l'ait pas voulu rendre recognoissable ? na-t'elle pas en la main la mesme houlette qu'elle porte : & lors prenant celle qu'Astrée tenoit. Voyez ma Maistresse ces doubles C. & ces doubles A. entrelassez de mesme sorte tout à l'entour; & comme l'endroit où elle la prend quand elle la porte est garni de mesme façon, & les fers d'en bas de cuivre, avec les mesmes chiffres : & le sifflet qui est en haut, representant la moitié d'un serpent, comme il se tourne de mesmes. Vous avez raison, dit Diane, mesme que je vois icy Melampe couché
Privé de mon vray bien ce bien faux me soulage,
Passant si tu t'enquiers qui dedans ce Boccage,
M'a donné ce pourtrait,
Sçache qu'Amour l'a fait.
Qui privé du vray bien d'un bien faux me soulage.
Pressé de la douleur je luy tiens ce langage,
Banny de la moitié,
Permettez par pitié,
Que privé du vray bien ce bien faux me soulage,
Confiné dans ce lieu que pour vous rendre hommage,
Je vous ay consacré
Ayez au-moins à gré,
Que privé du vray bien ce bien faux me soulage,
S'il ne m'est pas permis de voir vostre visage:
Ces beaux traits pour le moins,
Serviront de tesmoing,
Que privé du vray bien ce bien faux me soulage.
Je leurs dis, ô beaux traits que je retiens pour gage,
Que nul autre Amoureux
Ne fut onc plus heureux,
Privé de mon vray bien ce bien faux me soulage.
Je les adore donc, non pas comme un'image,
Mais comme Dieux tres-grands :
Car par effet j'apprends,
Que privé du vray bien, ce bien faux me soulage.
Astrée estant retirée à part, lisoit & consideroit ces vers, & plus elle regardoit l'escriture: & plus il luy sembloit que c'estoit de celle de Celadon : de sorte qu'apres un long combat en elle mesme, il luy fut impossible de retenir les larmes ; & pour les cacher, elle fut contrainte de tourner le visage vers l'autre autel. Mais Philis qui estoit aussi estonnée, qu'aucune de la compagnie ayant pris un autre de ces roulleaux, l'alla trouver, se doutant bien que ce qui faisoit separer Astrée de cette sorte, n'estoit que ces paintures, & ces escrits, qu'elle mesme recognoissoit fort bien pour estre de ceux de Celadon. Et parce que Diane s'en alloit aussi la trouver, Phillis luy fit signe de ne le faire, de peur que Silvandre, & Paris ne la suivissent, ce qu'aysement elle entendit : & pource s'en retournant vers l'Image d'Astrée, elle ouvrit quelques roulleaux de ceux qui estoient sur l'autel : le premier qui luy tumba entre les mains, fut celuy-cy.
DIALOGUE
SUR LES YEUX D'UN POURTRAIT
STANCES.
Sont-ce, Peintre sçavant, des ames ou des flames,
Qui naissant de ces yeux leur volent à l'entour ?
Ce sont flames d'Amour qui consument les ames :
Ce sont ames plustost qui font vivre l'Amour.
Eh qui n'admirera ces flames non-pareilles,
Si la vie & la mort procedent de ces yeux ?
Les effects des grands Dieux sont ce pas des merveilles,
Et ces beaux yeux aussi ne sont ce pas des Dieux ?
Les aymer comme humains c'est donc erreur extréme,
Puis qu'il faut des grands Dieux reverer le pouvoir,
Ne commandent-ils pas à ton cœur qu'il les ayme,
Ayant desja permis à tes yeux de les voir ?
Il est vray, mais mon cœur touché de reverence,
Doit de devotion non d'Amour s'alumer :
Les Dieux ne veulent rien outre nostre puissance,
Espreuve, si tu peux, les voir sans les aymer.
Cependant que Diane pour amuser toute la compagnie alloit lisant tout haut ces vers, & ceux cy estans finis en prenoit d'autres
Privé de mon vray bien ce bien faux me soulage.
au tour d'un petit pourtrait qu'il avoit de moy, & qu'il portoit au col dans une petite boite de cuir parfumé. Voyons, dit Philis, ce qu'il y a dans ce papier que je tiens en la main, & que j'ay pris au pied de vostre image.
SONNET.
QUI ne l'admireroit! & qui n'aimeroit mieux,
Errer en l'adorant plain d'Amour & de crainte:
Et rendre courroucez contre soy tous les Dieux,
Que n'idolastrer point une si belle Sainte ?
Mais qu'est-ce que je dis ? en effet elle est painte,
La belle que voicy, ce ne sont pas des yeux,
Comme nous les croyons, ce n'en est qu'une fainte.
Dont nous deçoit la main du peintre ingenieux.
Ce ne sont pas des yeux ? si ressens-je la playe:
Quoy que le trait soit faint, toutesfois estre vraye,
Fuyons donc puis qu'ainsi les coups nous en sentons.
Mais pourquoy fuyrons-nous ? la fuite en est bien vaine,
Si desja bien avant dans le cœur nous portons,
De ces yeux vrais ou faux la blessure certaine.
Ah ! ma sœur, dit alors Astrée, n'en doutons plus, c'est bien Celadon qui a escrit ces vers, c'est bien luy sans doute, car il y a plus de trois ans qu'il les fit sur un pourtrait que mon pere avoit fait faire de moy ; pour le donner à mon oncle Focion. A ce mot les larmes luy revindrent aux yeux; mais Philis qui craignoit que ces autres Bergers & Bergeres ne s'en apperceussent ; Ma sœur, luy dit elle, voicy un subjet de rejouissance, & non pas de tristesse. Car si Celadon a escrit cecy, comme je le crois, il est certain qu'il n'est point mort, quand vous avez pensé qu'il se soit noyé. Que si cela est, quel plus grand subjet de joye pourrions-nous recevoir ? Ah ma sœur, luy dit-elle, tournant la teste de l'autre costé, & la poussant un peu de la main, ah ! ma sœur je vous supplie ne me tenez point ce langage. Celadon est veritablement mort par mon imprudence, & je suis trop malheureuse pour ne l'avoir pas perdu. Et je voy bien
Ces Bergers discouroient de cette sorte, quand Philis considerant tout ce qui estoit en ce lieu, jetta sa veuë sur un endroit où il y avoit apparence que quelqu'un se fust mis bien souvent à genoux : car la terre en avoit les marques bien imprimées. Et parce que cela estoit vis à vis de l'Autel, & qu'elle y vit un rouleau de parchemin attaché à une hart ou tortis de saule elle s'y en alla pour voir ce que c'estoit & le desployant trouva ces parolles.
ORAISON
A LA DEESSE ASTREE.
Grande & toute-puissante Déesse, encore que vos perfections ne puissent estre esgalées, il ne faut que nos sacrifices ne pouvant estre tels que vous meritez, laissent de vous estre
Philis faisant signe de la main, & appellant Astrée, venez lire, luy dit-elle, ma sœur ce que Celadon vous demande, & vous connoistrez que Tircis nous a dict vray : & lors s'estant tous approchez, elle releut tout haut cette Oraison, qui ne fut pas sans qu'Astrée accompagnast ses parolles de larmes, encores qu'elle se contraignit le plus qu'il luy fut possible : mais elle ne pouvoit ressentir ces desplaisirs avec une moindre demonstration. Et
TABLES D'AMOUR
falsifiées par l'inconstant
Hylas.
Premiere Table.
Qui veut estre parfait Amant,
Qu'il n'ayme point infiniment :
Telle amitié n'en est pas digne,
Puis qu'au rebours l'extremité,
De l'imprudence est plustost signe,
Que non pas de fidelité.
Deuxiesme Table.
Qu'il ayme & serve en divers lieux,
Et qu'il tourne tousjours les yeux,
Dessus quelque nouvelle chose,
Aimant ainsi divers objets
Que les bon-heurs qu'il se propose,
Soient aussi pour divers subjets.
Troisiesme Table.
Ne bornant jamais ses desirs,
Qu'il cherche par tout des plaisirs,
Faisant tousjours amour nouvelle :
Voire qu'il cesse de l'aymer,
Sinon que d'autant qu'aymé d'elle,
Pour luy seul il doit l'estimer.
Quatriesme Table.
Que s'il a du soin d'estre mieux,
Ce soit pour plaire à tous les yeux,
Des belles de sa connoissance :
S'il souhaitte quelque bon-heur,
Ce ne soit que pour l'esperance,
D'estre plus absolu Seigneur.
Cinquiesme Table.
Telle soit son affection,
Que mesme la possession
De ce qu'il desire en son ame,
S'il doit l'acheter au mespris
De son honneur ou de sa Dame,
Il la vueille bien à ce prix.
Sixiesme Table.
Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu'il ne puisse jamais souffrir,
Querelle pour la chose aymée :
Que si devant luy par desdain,
D'un mesdisant elle est blasmée,
Qu'il y consente tout soudain.
Septiesme Table.
Que l'Amour permette en effait,
Que son jugement soit parfait,
Et que dans son ame il l'estime,
Toute telle qu'elle sera,
Condamnant comme d'un grand crime,
Celuy qui plus l'estimera.
Huictiesme Table.
Qu'espris d'un Amour assez lent,
Il n'aille sans cesse bruslant,
Ny qu'il languisse ou qu'il souspire,
Entre la vie & le trespas:
Mais que tousjours il puisse dire,
Ce qu'il veut, ou qu'il ne veut pas.
Neufiesme Table.
Estimant son propre sejour,
Son ame en soy vive d'Amour,
Et non en celle qu'il adore,
Sans qu'en elle estant transformé,
Tout ce qu'elle ayme & qu'elle honore,
Soit aussi de luy bien aymé.
Dixiesme Table.
Qu'il ne tienne pas pour perdus
Les jours loin d'elle despendus,
Si la peine n'est surpassée,
Par le bien qu'il s'est figuré,
Mais se contente en sa pensée,
Si le corps en est separé.
Unziesme Table.
Qu'il se remette à la raison,
Que ses liens & sa prison,
Pour elle bien tost il finisse.
Mesprisant de s'y renfermer,
S'il n'attend rien de son service,
Que le vain honneur de l'aimer.
Douziesme Table.
Qu'il ne puisse jamais penser,
Que telle Amour n'ait à passer :
Qui d'autre sorte le conseille,
Soit pour ennemi reputé,
Car c'est de luy prester l'oreille,
Crime de leze Maiesté.
Hylas se hasta le plus qu'il luy fust possible de changer de cette sorte ces douze Tables : & afin que ses rayeures fussent moins connuës, il les effaçoit avec la pointe d'un cousteau : & y ayant raclé un peu de son ongle
Et lors qu'il levoit la teste pour luy répondre il arriva dans le bois, qui fut cause que sans faire semblant de ce qu'ils avoient dit; Voicy, luy dit-il, sage Bergere, le bois que vous avez tant desiré, mais il est si tard que le Soleil est dé-ja couché, de sorte que nous n'aurions pas beaucoup de loisir de le visiter. Si nous y trouvons, dit-elle, des choses aussi rares que nous en avons trouvé en celuy d'où nous venons, c'est sans doute que le temps sera court, puis qu'à peine pourrions-nous dé-ja lire, tant il est tard. Il est vray que nous ne devons pas plaindre nostre journée, l'ayant trop bien employée ce me semble. Avec semblables discours ils entrerent dans le bois, & ne se donnerent garde que la nuict peu à
LE
SIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE PARTIE D'ASTREE.
Encores que la nuict fut desja bien fort avancée, lors que ces Bergeres se coucherent sur les juppes & sayes de leurs Bergers ; si est-ce qu'estant mal accoustumées de dormir sous le Ciel seulement, & sur l'herbe, & principalement la nuit, elles demeurerent long temps à s'entretenir avant que le sommeil les saisist.Et parce que l'horreur de la nuit leur faisoit peur, elles se mirent & resserrerent presque toutes en un monceau, Et lors estant plus esveillées qu'elles n'eussent voulu, Diane qui de fortune se trouva plus pres de Madonthe, apres quelques autres propos communs luy demanda quelle estoit la fortune qui l'avoit conduite en ceste contrée. Sage Diane, respondit-elle, l'histoire en seroit & trop longue & trop ennuyeuse, mais contentez vous je vous supplie que ce mesme Amour qui n'est point incogneu parmi vos hameaux, ne l'est non plus parmy les Dames, & les Chevaliers, & que c'est luy qui m'a revestuë comme vous me pouvez voir, encor que ma naissance me releve beaucoup par dessus cet estat. S'il n'y a rien, dit Philis, qui vous en empesche que la crainte de nous estre ennuieuse, je responds pour toutes, que cela ne vous doit pas arrester : car je sçay qu'il y a long temps que nous desirons toutes d'entendre ce discours de vous, & il me semble que nous ne sçaurions trouver un temps plus à propos, puis que voicy une heure que nous ne pouvons mieux employer, & que nous sommes seules, je veux dire sans Berger. Quant à moy, adjousta Diane, ce qui me le fait desirer plus particulierement, c'est que ceux qui nous voyent separées l'une de l'autre, me disent que nous nous ressemblons beaucoup : de sorte que vos fortunes me touchent comme si elles estoient les miennes; & semble que je sois presqueobligée de m'en enquerir. Ce me sera tousjours, dit Madonthe, beaucoup de contentement de ressembler à une telle beauté que la vostre : mais je ne voudrois pas pour vostre repos que vos fortunes fussent semblables aux miennes. Je vous suis obligée, dit Diane, de cette bonne volonté. Mais ne croyez pas que chacun n'ait son fardeau à porter, & qui nous est d'autant plus pesant que celuy des autres, que celuy cy est tout à fait sur nos espaules, & que l'autre ne nous touche que par le moyen de la compassion. Que cela donc ne vous empesche de satisfaire à la requeste que nous vous faisons. Vous me permettez donc, respondit Madonte, de parler un peu bas, afin de n'estre point ouyë des Bergers qui sont pres de nous : car j'aurois trop de honte qu'ils fussent tesmoins de mes erreurs, outre que je ne voudrois pas que Thersandre me pust ouyr, pour les raisons que vous pourrez juger par la suitte de mon discours : & lors elle commença de cette sorte.
HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTE.
Il est tres-à propos, sage & discrette troupe que de nuict je vous raconte ma vie, afin que couverte des tenebres, j'aye moinsde honte à vous dire mes folies, telles faut il que je nomme les occasions qui me faisant changer l'estat où la fortune m'avoit fait naistre, m'ont contrainte de prendre celuy où vous me voyez. Car encor que je sois avec les habits que je porte, & la houlete en la main, je ne suis pas toutesfois Bergere : mais née de parents beaucoup plus relevez. Mon pere suivant la fortune de Thierry : acquit un si grand credit parmi les gens de guerre, qu'il commandoit en son absence à toutes ses armées, non pas qu'il fut Visigot comme luy, mais s'estant trouvé avec beaucoup d'authorité parmi les Aquitaniens, il fut tant aimé & tant favorisé de ce Roy qu'il l'obligea de se donner entierement à luy, au service duquel, outre les biens qu'il avoit de ses predecesseurs, il en acquit tant d'autres, qu'il n'y avoit personne en Aquitaine qui se pust dire plus riche qu'il estoit. Ayant vescu de ceste sorte longues années, tout le malheur qu'il ressentit jamais, fut seulement de n'avoir d'autres enfans que moy : car encor que sa mort fut violente, si luy fut elle tant honorable que je la tiens pour l'une de ses meilleures fortunes ; Puis qu'apres avoir fait lever le siege d'Orleans, au cruel Attile, en fin le poursuivant jusques aux champs Cathalauniques, Thierry, Meroüée, & Aetius, luy donnerent la bataille, & le deffirent, & de fortune mon pere combatit ce jour là à la main droitte de sonRoy, qui avoit eu l'ayle gauche de la bataille, & Meroüée la droitte. Et d'autant que tout l'effort d'Attile fut presque sur le costé de Thierry, apres un long combat, le Roy Visigot y fut tué, & mon pere aussi, qui persé de plus de cent coups, fut trouvé sur le corps de son Roy où il s'estoit mis pour le deffendre, & pour recevoir les coups en son lieu. Ce que Torrismonde son successeur, & son fils, eut tant agreable, que la bataille estant gagnée, il fit emporter son pere & le mien, & les fit enterrer en un mesme tombeau, mettant toutesfois la chasse de plomb de mon pere aux pieds du sien, y faisant graver des inscriptions tant honorables, que la memoire ne s'en esteindra jamais.
Lors que mon pere mourut je pouvois avoir l'aage de sept ou huict ans, & commençay dés ce temps là de ressentir les rigueurs de la fortune. Car Leontidas qui avoit succedé à la charge de mon pere, & que Torrismonde aymoit par dessus tous les Chevaliers d'Aquitaine, usa de tant d'artifice que je luy fus remise entre les mains, & presque ravie de celles de ma mere, sous un pretexte qu'ils nommoient raison d'Estat, disant qu'ayant tant de grands biens, & de places fortes, il faloit prendre garde que je ne me mariasse à personne qui ne fust bien affectionnée au service de Torrismonde. Me voila donc sans pere, &sans mere, privée de l'un par la rig[u]eur de la mort, & de l'autre par celle de ceste raison d'estat : toutesfois la fortune me fut favorable en ce que je rencontray tant de douceur, & tant d'honnesteté en Leontidas, que je ne pouvois desirer de meilleurs offices que ceux que je recevois de luy, ne luy deffaillant rien que le nom de pere. Sa femme n'estoit pas de ceste humeur, qui au contraire me traittoit si cruellement, que je puis dire n'avoir jamais tant hay la mort, que je luy voulois de mal.
Or le dessein de Leontidas estoit de m'eslever jusques en l'âge de me marier, & puis de me donner à l'un de ses neveux qu'il avoit esleu pour son heritier, n'ayant jamais peu avoir des enfans : mais d'autant que la contrainte est la plus puissante occasion qui empéche un esprit genereux de se plier à quelque chose, il avint que son neveu n'eut jamais de l'amour pour moy, ny moy pour luy, nous semblant que nos fortunes estant limitées en nous mesmes, nous estions cause l'un à l'autre de ce que nous ne pouvions esperer rien de plus grand, outre que nous n'estimions pas ce qui nous estoit acquis sans peine. Ce furent donc ces considerations ou d'autres plus cachées, qui nous empescherent d'avoir de l'amitié l'un pour l'autre : mais lors que j'eus un peu d'âge il y en eust bien de plus grandes. Car la recherche de plusieurs jeunes Chevaliers, si pleine d'honneur & de respect, me faisoit paroistre plus fâcheux lemespris dont usoit le neveu de Leontidas envers moy. Luy d'autre costé picqué de ce que je le desdaignois, comme il luy sembloit, se retira, de sorte que je ne le voyois plus que comme estranger, dont je ne recevois peu de contentement. Et quoy que le respect que chacun portoit à Leontidas pour l'extraordinaire faveur que Torrismonde luy faisoit, fut cause que plusieurs n'avoient pas la hardiesse de se declarer entierement, si est ce qu'il se rencontra un parent assez proche de Leontidas, qui fermant les yeux à toutes ces considerations, entreprit de me servir, quoy qu'il luy en peut avenir. Dés le commencement ce n'estoit pas avec dessein de s'y embarquer à bon escient, mais seullement pour n'estre pas oiseux, & pour faire paroistre qu'il avoit assez de merite, & de courage pour se faire aymer, & pour aymer ce que l'on estimoit de plus relevé dans la Cour ; pouvant dire sans vanité, que de ma condition il n'y avoit rien qui le fust plus que moy. Et voyez comme ceux qui blasment l'amour ont peu de raison de le faire. Lors que ce jeune Chevalier commença de me servir, il estoit homme sans respect, outrageux, violent, & le plus incompatible de tous ceux de son aage : au reste, vif, ardent, & si courageux, que le nom de temeraire luy estoit mieux deu que celuy de vaillant. Mais depuis qu'Amour l'eust vivement touché, il changea toutes ces imperfections en vertu, & s'estudia de sorte de se rendre aymable, qu'il
LETTRE
DE DAMON A MADONTHE.
C'est bien temerité d'aymer tant de perfections, mais aussi c'est bien mon devoir de servir tant de merites : Et si vous voulez esteindre l'affection de ceux qui vous ayment, il faut que de mesme vous laissiez les perfections qui vous font aymer, & si vous ne voulez point estre aymée, vueillez aussi n'estre point aymable, autrement ne trouvez estrange que vous soyez desobeyë : car la force excusera tousjours ceux qui feront cette offence contre vostre volonté, puis que la necessité ne reconnoit pas mesme la Loy que les Dieux nous imposent.
Mais quand il me voulut faire voir cette lettre, il ne fut pas sans peine, parce qu'il sçavoit bien que je ne la recevrois pas sans artifice. En fin voyez quelles sont les inventions d'Amour. Il me vint trouver, fit semblant de m'entretenir des nouvelles de la Cour, me raconta deux ou trois accidents sur ce sujet avenu[s] depuis peu, & en fin, me dit qu'il avoit reconnu une nouvelle affection qui n'estoit petite, mais qu'il craignoit de me la dire,parce que la Dame estoit de mes amies, & le Chevalier de ses amis. Et quoy, luy dis-je, me tenez-vous pour si peu discrete que je ne sçache taire ce qui ne doit pas estre sceu ? Ce n'est point cette doute, me dit-il, qui m'en empéche, mais que vous n'en vueillez mal à mon amy. Et pourquoy cela, luy respondis-je, puis que l'amour qui est honneste & pleine de respect, ne peut offenser personne ? Je voyois bien, gentilles Bergeres, qu'il estoit en peine de ce qu'il avoit à faire : mais je ne pensois point que ce fust pour son particulier, m'imaginant que s'il eust eu la volonté de m'en parler, il l'eust fait dés long temps, en ayant eu diverses commoditez. Et cela fut cause que je l'en pressay plus, peut estre que je ne devois. En fin il me dit que de me dire les noms, c'estoit chose qu'il n'oseroit faire, pour plusieurs considerations, mais qu'il m'en feroit voir une lettre qu'il avoit trouvée ce matin mesme. Et à ce mot il mit la main dans sa poche, & me montra la lettre qu'il venoit de m'escrire, que sans difficulté je leus sans en reconnoistre l'escriture, parce que je n'en avois jamais veu encores. Mais si auparavant j'avois un peu de volonté d'en sçavoir les noms, apres cette lecture j'en eus extréme desir, & lors que je l'en pressois le plus je le vis sousrire, & ne me dire que de fort mauvaises excuses. Et quoy Damon, luy dis-je, depuis quand estes vous devenu si peu soucieux de me plaire que vous ne me vueillez dire ce que je vous demande ? Je crains, me respondit-il, de vous offencer si je vous obeys : car celle à qui cette lettre s'addresse est fort de vos amies, comme je vous ay dit. Vous me ferez sans doute, luy repliquay-je, une offence beaucoup plus grande en me desobeyssant. Je suis donc, me dit-il, entre deux grandes extremitez, mais puis que la faute que je feray par vostre commandement sera beaucoup moindre, je vais vous obeyr, & me prenant la lettre, me la releut tout haut, mais estant parvenu à la fin, il s'arresta tout court sans nommer personne. Voyez, belles Bergeres, que c'est que l'amour ! Quelquefois il porte les esprits les plus abaissez à des temeritez incroyables, & d'autres fois fait trembler les courages plus relevez en des occasions, que les moindres personnes ne redouteroient point. Damon en sert d'exemple, puis que luy qui entre les plus effroyables dangers des armes pouvoit estre appellé temeraire, comme je vous ay dit, n'avoit la hardiesse de dire son nom à une fille, fille encores qu'il sçavoit bien ne luy vouloir point de mal. Mais s'il avoit peu de courage, j'avois ce me semble encor moins d'entendement : car je devois bien connoistre à la crainte qu'il avoit, que cela luy touchoit, & je veux croire qu'Amour estoit celuy qui me bouchoit les yeux, ayant fait dessein de rendre par nous sa puissance mieux connuëà chacun. Autrement j'y eusse bien pris garde puis que je l'aimois, & qu'on dit que les yeux des Amans persent les murailles. Quoy que ce fut, j'advoüe que je n'y pensois point, & voyant qu'il se taisoit : Et quoy ? luy dis-je, Damon, n'en sçauray-je autre chose ? Vrayement je pensois avoir plus de pouvoir sur vous. Tant s'en faut, me respondit-il, que mon silence procede de là : que ce qui m'empéche de vous en dire davantage, c'est que vous pouvez trop sur moy. Et toutesfois ce que je vous en ay dit vous devroit suffire : car que puis-je vous en declarer, apres vous en avoir fait lire la lettre, & ouyr la voix ? Comment, luy dis-je, toute estonnée, est-ce vous Damon qui l'avez escrite ? c'est moy sans doute, dit-il, baissant les yeux contre terre. Et je vous supplie, continuay-je, dites moy, à qui elle s'addresse. C'est, adjouta-t'il froidement, puis qu'il vous plaist de le sçavoir, à la belle Madonthe. Et à ce mot, il se teut pour voir, comme je croy, de quelle sorte je recevrois cette declaration. J'advouë que je fus surprise, parce que j'attendois toute autre responce que celle là : & quoy que je l'aimasse comme je vous ay dit, & que ce fust d'une volonté resoluë, si est-ce que l'honneur qui doit tousjours tenir le premier lieu dans nos ames, me fit croire que ces parolles m'offençoient. Et quoy que je reconnusse bien que j'avois esté cause de sa hardiesse, si ne voulus-je point l'excuser, me semblant que comme que ce fust, il se devoit taire. Il est vray qu'Amour qui n'estoit pas foible en moy tenoit fort son party, & quoy qu'il ne peut estoufer entierement les ressentimens que l'honneur me donnoit, si les adoucissoit il infiniment. En fin je luy respondis ainsi. Malaisément, Damon, eusse je attendu cette trahison de vous, en qui je m'asseurois comme en moy mesme : mais par cette action vous m'avez apris qu'il ne se faut jamais fier en un jeune homme, ny en une personne temeraire. Toutefois je ne vous accuse pas entierement de cette faute, j'en suis coulpable en partie, ayant vescu par le passé avec vous de la sorte que j'ay fait. Vostre outrecuidance sera cause que je seray plus avisée à l'advenir, & pour vous & pour tous les autres qui vous ressembleront. Si vous appellez trahison, me respondit-il, de vous avoir plus aymée que n'avez pensé, je confesse que vous estes trahie de moy, & que vous le serez de cette sorte tant que je vivray, sçachant bien que ny vous ny personne du monde ne sçauroit se figurer la grandeur de mon affection : & si vous croyez que ma jeunesse m'en ait donné la volonté, & ma temerité la hardiesse, je maintiendray contre tous les hommes, que jamais vieillesse ne fut plus prudente que cette jeunesse, ny prudence plus sage que cette temerité que vous blasmez en moy. Que si j'ay failli comme vous dites, & que vous en soyez coulpable, ce n'est pas pour la façon dont vous avez vescu avec moy : mais parce qu'estant si belle,vous vous estes renduë si pleine de perfection, qu'il est impossible que tous ceux qui vous verront ne commettent de mesmes fautes que vous me reprochez. Et toutesfois je ne sçay quel demon ennemy de mon contentement, vous met à cette heure des opinions en l'ame si contraires à celles que vous venez de me dire : Et il faut bien que ce soit pour mon mal-heur que vous les ayez si promptement oubliées : ne m'avez vous pas dit que l'amour n'offençoit personne ? Si cela est, pourquoy le jugez vous à cette heure autrement contre moy ? Mais si ces parolles ne vous contentent, voicy Damon devant vous, qui vous offre l'estomac, voire ce mesme cœur qui vous adore, afin que pour vous satisfaire vous luy donniez tel chastiment qu'il vous plairra, & s'il en refuse un seul (sinon la deffence que vous luy pourriez faire de vous servir) il veut que vous le teniez pour le plus traistre qui fut jamais, & le plus indigne de tous les hommes d'estre honoré de vos bonnes graces. Si je vous ay dit, luy respondis je que l'on ne s'offençoit point d'estre aimée, j'y ay adjousté le respect & l'honnesteté, à quoy l'on est obligé : & quand vous vous fussiez contenté de me rendre preuve de vostre bonne volonté par ce respect seulement, & non point par l'outrecuidance de vos parolles, j'eusse eu autant d'occasion de vous aymer, que j'en ay de vous hayr. Car pourray je bien douter à l'advenir que Damon ne recherche ma honte, puis qu'il a eu la hardiesse de me le dire luy mesme ? Quelle me pensez vous, Damon, pour croire que sans vengeance je souffre ces injures ? n'avez vous point de memoire du pere que j'ay eu ? n'avez vous point reconnu quelle vie a esté la mienne ? Et combien j'ay eu de soin de me conserver, non seulement telle que je dois estre, mais en sorte que la mesdisance n'eut occasion de mordre sur mes actions ? Ressouvenez vous que si vous n'avez ny memoire ny jugement pour ce que je vous dis, j'en ay assez pour tous deux, & que si vous continuez, vous me donnerez sujet de vous rendre du desplaisir par toutes les voyes que je sçauray inventer. Madame, me respondit-il incontinent, ne laissez de mettre en avant contre moy toutes les sortes de peine que vous pourrez imaginer. Celuy qui a peu supporter l'effort de vos yeux, ne sçauroit craindre celuy de tout le reste de l'Univers. Ce ne seront que des tesmoignages de mon affection, qui me seront d'autant plus chers, qu'ils rendront plus de preuve que vous estes aymée de Damon : Et ne pensez plus que je vous mesconnoisse, ny ceux dont vous estes descenduë. Vos vertus sont trop gravées en mon ame, & j'ay trop d'obligation à ceux qui vous ont mise au monde pour en perdre la memoire : mais si je ne vous ay offencée que par la parole & non par le dessein que j'ay eu de vous rendre du service, laissons là, Madame, cette fâcheuse parolle, oublions la ; commandez moy que je sois muet, pourveu qu'ilsoit permis à mon ame de vous adorer, je veux bien ne parler jamais : Mais si vous redoutez si fort que je vous die que je vous ayme, & si vous croyez que cela importe tant à cette reputation dont justement vous estes si soigneuse, ne voyez vous pas que vous vous allez procurer un extréme desplaisir, puis que vivant avec moy comme vous me menassez, il sera impossible que mon affection ne se manifeste à chacun, & par ainsi ce que je vous dis en particulier sera public par tous ceux de cette Cour, & ne serez vous pas plus offencée de l'ouyr de la bouche de chacun, & en public que de la mienne en particulier ? Avant que d'ordonner ce qu'il vous plaist faire de moy, je vous supplie, Madame, considerez ce que je vous dis, & de plus que si je ne faux point vous n'avez point de raison de me punir. Et si vous estes offensée, & que ma faute vous desplaise, pourquoy vous voulez vous faire plus de tort en la publiant à tout le monde ?
Il seroit bien malaisé, sages Bergeres, de vous redire toutes les raisons que Damon m'allegua : car je n'ouys jamais mieux parler. J'advoüe toutesfois que j'espreuvay bien en cette occasion que le conseil est tresbon de ceux qui disent qu'on ne doit jamais declarer son affection à une Dame, qu'auparavant on ne l'ait obligée à quelque sorte de bonne volonté. Car lors que l'offense qu'elle pense recevoir par telle declaration la veut eslongner, cette bonne volonté qui la tient attachée l'empéche de le pouvoir faire, & luy fait escouter par force telles parolles, voire en fait faire un jugement plus favorable. Je l'esprouvay, dis-je, à cette fois, puis qu'il me fut impossible de m'en separer, encor que je ressentisse l'injure que j'en recevois : au contraire avant que de mettre fin à nos discours, je consentis d'estre aymée & servie de luy, pourveu que ce fust avec honneur & discretion. Et parce que Leontidas avoit continuellement les yeux sur nous, je luy commanday de ne me voir plus si souvent, & de dissimuler mieux qu'il n'avoit fait par le passé, afin de tromper cet homme. Je me souviens qu'en ce temps là, d'autant que Leontidas, encor que grand & sage Capitaine, ne laissoit toutesfois de se laisser posseder à l'amour de quelques femmes, qui feignant de l'aymer, tiroient de son bien tout ce qu'elles pouvoient, & en cachette en favorisoient d'autres : il fit des vers qu'il m'envoya, & parce que nous craignons que les lettres venant à se perdre nos noms ne fissent reconnoistre ce que nous desirions qui fut tenu caché, je l'appellois mon frere, & il me nommoit sa sœur. Je pense que je me ressouviendray encores des vers dont je vous parle. Il me semble qu'ils estoient tels.
SONNET.
QU'envieux de mon bien il parle ou qu'il blaspheme,
Qu'il remarque à nos yeux, ce qu'il pense estre en nous,
Qu'il connoisse en effect que je ne suis moy mesme,
Sinon, ma sœur, en tant que je ne suis qu'à vous.
Que d'un œil importun il nous veille jalous,
Que sur nos actions la mesdisance il seme :
Il peut bien m'esloigner de mon bien le plus doux,
Mais non pas empécher qu'en fin je ne vous ayme.
Malgré tous ces discours contre nous inventez,
Malgré tous ces soupçons qui nous ont tourmentez,
Mesme dans le cercueil je fay vœu d'estre vostre ;
Mais ce facheux Argus, ne feroit il pas mieux,
Nous laissant en repos d'employer tous ses yeux,
A garder la beauté qu'il paye pour un autre ?
Mais pour revenir à ce que je vous disois, depuis ce jour Damon se reigla de sorte à ma volonté, que je ne puis nier que je n'eusse de l'Amour pour luy. Aussi estoit il tel qu'il estoit bien malaisé de ne l'aimer point, & mesme cognoissant combien l'affection qu'il me portoit luy avoit fait changer de vices en vertus. Et parce que pour tromper les yeuxde Leontidas, nous ne nous parlions plus que par rencontre, & fort peu souvent en presence de quelqu'un ; plusieurs eurent opinion que le courage genereux de Damon n'avoit peu souffrir plus longuement les desdains dont j'avois usé envers luy, & qu'il s'estoit retiré de mon amitié, & Leontidas mesme y fut trompé, encor que sa femme qui estoit infiniment soupçonneuse, l'asseurast tousjours du contraire. Et par ce qu'il desiroit passionnément, comme je vous ay dit, de me donner à son neveu, pour contenter son esprit, il pensa de mettre pres de moy une femme qui prit garde à mes actions, sans en faire semblant. Elle se nommoit Leriane, & desja estoit bien fort avancée en son aage, toutesfois d'une humeur assez complaisante, mais au reste la plus fine & rusée qui fut jamais. Pour ce coup je n'eus pas la veuë si bonne que Damon ; car d'abord qu'elle me fut donnée, il découvrit le dessein de Leontidas, & parce que je la trouvois de bonne compagnie, & qu'elle faisoit tout ce qu'elle pouvoit pour me plaire, je ne pouvois croire qu'elle eust cette mauvaise intention : Et d'autant que continuellement il me disoit qu'elle me tromperoit & que je m'en prisse garde, nous fismes resolution de joüer au plus fin. Et puis qu'il ne dependoit pas de nostre volonté, de l'eslongner de nous, nous pensasmes qu'il estoit à propos de faire semblant que sa compagnie nous estoit tres-agreable. Par cet artifice nous avions opinion de l'obliger à ne nous rendre point tous les mauvais offices qu'elle pourroit, & de faire paroistre à Leontidas que nous n'avions point de dessein, que nous ne voulussions bien qu'il sçeust. O que nous eussions esté avisez si nous eussions mis en effet cette deliberation ! Mais oyez, gentiles Bergeres, ce qui en avint. Leriane voyant la bonne chere que je luy faisois, se monstroit si desireuse de me plaire, qu'en fin je vins à l'aimer insensiblement ; & elle d'autre costé prenant garde aux recherches que Damon luy faisoit, creut aysément qu'il l'aimoit, & ceste creance jointe à la beauté & aux perfections de ce jeune Chevalier, convierent bien tost Leriane de l'aimer ; de sorte qu'il n'y eust que le pauvre Damon qui ne se trompa point, & toutesfois ce fut luy qui paya plus cherement nos erreurs. Et quoy qu'il recogneust bien dés le commencement ce que je vous dis, si ne m'en peut il empescher. Il me souviendra le reste de ma vie des paroles dont il usa, lors qu'il me le dit. Ma sœur, me dit-il, vous aimez Leriane, mais souvenez vous qu'elle ne le merite pas, & que je crains que vous n'y preniez garde trop tard. Elle a un tres-mauvais dessein, & envers vous, & envers moy ; car la femme de Leontidas ne vous l'a donnée que pour vous espier, & croyez que veritablement la bonne chere que vous m'avez commandé de luy faire, luy a donné occasion de croire que je l'aimois, & que cette opinion est causequ'elle ne me veut point de mal. Tant mieux, luy dis-je, mon frere, en sou-riant, je sçay bien que vous ne serez pas amoureux d'elle, pour le moins je vous asseure que je n'en seray jamais jalouse : & ce pendant la bonne volonté qu'elle vous portera, la retiendra peut estre en son devoir, & l'empeschera de ne nous faire tout le mal qu'elle pourroit. Dieu vueille, me dit-il, ma sœur, qu'il avienne comme vous dites ; mais j'ay bien peur qu'au contraire cette affection n'ayt une autre fin, car il est impossible que je continuë de luy faire bonne chere, & se voyant deceüe, Dieu sçait ce qu'elle ne fera point. Elle ne vous prendra, peut estre, pas par force, luy dis-je : Dieu vueille, me repliqua-t'il, que je sois mauvais devin, & qu'elle ne face pas quelque chose de pire encores que ce que vous dittes. Je vis bien que cette femme luy estoit importune, mais je ne jugeay jamais qu'elle eust de l'Amour, & pensois que toutes ses recherches n'estoient que pour mieux faire la complaisante ; Et parce qu'encores que Leontidas me fit toute la bonne chere qu'il luy estoit possible, si est-ce que le mauvais traittement que je recevois de sa femme, me faisoit passer une vie fort ennuyeuse. Je respondis à Damon, qu'il devoit considerer la miserable vie que je faisois : que je n'avois contentement que de luy, ny consolation que de Leriane ; que je croyois bien que l'intention de Leontidas, & de sa femme, avoit esté enmettant Leriane au pres de moy, de m'avoir donné un espion, mais que je croyois bien aussi qu'ils pourroient se tromper, & que cette femme se sentoit tellement obligée aux caresses que je luy avois faites, que je cognoissois bien que veritablement elle m'aimoit, & en fin qu'à la longue il perdroit la mauvaise opinion qu'il avoit d'elle ; parce que la pratiquant d'avantage, il cognoistroit que c'estoit une personne d'honneur. Damon ne sçeut faire autre chose, voyant comme j'en estois abusée, que de plier les espaules, & depuis ne m'en osa plus parler, de peur de me desplaire. Et voyez combien la bonne opinion que nous avons d'une personne, a de force sur nous : je voyois bien la recherche qu'elle faisoit à Damon, & ne pouvois m'imaginer que ce fut à mauvaise intention, me figurant que tout ce qu'elle en faisoit, n'estoit que pour me complaire. O que le visage dissimulé de la prud'hommie couvre, & nous fait mescognoistre de vices ! Et cela estoit cause que quelquefois Damon recevoit mauvaise chere de moy, me semblant qu'il ne traittoit pas avec Leriane comme il devoit, puis que je luy avois dit que je l'aimois, & que c'estoit la moindre chose qu'il deut faire pour moy, que de faire cas de ceux de qui je cherissois l'amitié. Ce que Damon recognoissoit bien, & ne s'en osoit plaindre de peur de faire pis : mais seulement nourrissoit en son ame une si cruelle haine contre elle, qu'à peine la pouvoit il cacher. Au contraire Leriane augmentoit de jour à autre de telle sorte cette affection qu'elle luy portoit, qu'en fin voyant qu'il ne faisoit pas semblant de la recognoistre, elle ne se peut empescher de luy escrire une lettre si pleine de passion, que Damon ne pouvant plus dissimuler, luy en osta si bien toute esperance, qu'elle ne perdit pas seulement l'Amour qu'elle luy portoit : mais en sa place y fist naistre une si grande haine qu'elle jura sa perte. Que si elle eust peu preuver, en l'acusant à Leontidas, ce qu'elle sçavoit de nostre affection, il n'y a point de doute qu'elle l'eust fait : mais nostre bon-heur fut tel que quelque familiarité qui eust esté entre nous, je ne luy en avois jamais parlé que fort peu. Il est vray que je l'ay depuis recogneuë assez fine & malicieuse pour croire que s'il ne luy eust falu que quelque preuve, elle ne s'y fust pas arrestée : parce qu'elle n'eust jamais manqué d'invention : mais un des principaux sujets qui l'empécha, ce fut ce que j'ay jugé depuis, qu'elle eut crainte que Damon n'eust gardé les lettres qu'elle luy avoit escrites, & que par ce moyen Leontidas l'eust recogneüe pour une tresmauvaise femme, & toutesfois cette consideration ne pouvoit encor estre assez forte pour l'empescher, parce qu'elle eust peu dire qu'elle avoit fait semblant d'aimer Damon, pour le convier de ne se fier plus en elle : & sans doute Leontidas & sa femme l'eussent cruë, ayant conceu une si bonne opinion d'elle qu'ils ne pensoient pas qu'il y eust Matrone en Gaule plus sage que Leriane.
Mais si j'avois eu tort en l'amitié que je luy portois, Damon ne se peut excuser qu'il n'ait failly en cette action : car s'il m'eust monstré la lettre qu'elle luy avoit escritte, il n'y a point de doute qu'il m'eust sortie d'erreur, & que nous ne fussions pas tumbez aux malheurs où nous nous vismes depuis : Et ce qui l'en empescha, comme je pense, ce fut la cruelle responce qu'il luy avoit faite, d'autant qu'il eut peur que je la visse, & luy en sçeusse mauvais gré. Tant y a qu'il me le tint si secret que je n'en sçeus rien pour lors.
Or Leriane ayant fait dessein comme je vous disois, de se venger de ce Chevalier, jugea qu'il n'y avoit point de moyen plus propre que celuy que je luy en donnerois. Et sçachant bien que vivant familierement avec moy, il ne pouvoit pas estre qu'il ne s'en presentast quelque bonne occasion, elle se rendit si songneuse de me voir & de me suivre, que je la pouvois dire l'ombre qui accompagnoit mon corps. Et parce qu'elle avoit un esprit vif, & qui entroit presque dans les intentions des personnes, elle recogneut que. Thersandre m'aimoit. Je dis ce mesme Thersandre que vous voyez qui est en ce lieu avec moy. Il ne faut pas que je vous die ce qui est de sa personne, puis que vous le voyez, sages Bergeres : mais ouy biende quelle condition il est, sçachez donc que son pere ayant suivy le mien en tous ses voyages de guerre, ils furent en fin tuez tous deux, le jour que Tierry mourut ; & parce que cestuy-cy avoit esté nourri petit enfant dans la maison de mon pere, il avoit conceu une si grande affection de moy, que la difference de nos conditions, ne le peut pas empescher de me regarder d'autre sorte qu'il ne devoit. Et j'en pouvois bien estre cause sans y penser : car la grande inégalité qui estoit entre nous me faisoit recevoir tous ses services, non pas comme d'un amant, mais comme d'un domestique, le lieu d'où il estoit ne luy pouvant donner par raison une plus grande pretention pour mon regard. Mais Amour, qui faisoit naistre ses pensées en son ame, d'autant qu'il est aveugle, peut sans reproche en produire de plus déraisonnables, & par ainsi luy faisoit concevoir des esperances qui estoient du tout esloignées de la raison. Toutesfois Leriane qui, plus fine que moy, avoit jetté les yeux sur luy, & avoit fort bien recogneu son intention, le jugea un sujet tres-propre pour commencer sa vengeance. Elle sçavoit bien que de toutes les amertumes d'Amour, il n'y en avoit point de si difficile que la jalousie, ny qui fust receüe plus aisément en une ame qui aime bien : Elle commence donc de se rendre familiere avec luy, luy fait paroistre beaucoup de bonne volonté, luy offre toute sorte d'assistance en tout ce qui se presantera ; bref peu à peu l'attire aupres de moy, & luy donne commodité de me voir, & de parler à moy : Mais voyant que sa modestie l'empeschoit de me déclarer sa volonté, elle resolut de luy en donner le courage, & avec ce dessein, un jour qu'elle le trouva à propos, apres quelques discours esloignez, & qu'elle fit venir sur ce qu'elle luy vouloit dire, elle luy fit entendre qu'elle & moy nous estions souvent estonnées de le voir, sans qu'il eust encores fait choix de quelque maistresse, & que je disois que je n'en pouvois juger la cause : car de dire que ce fust faute de volonté, l'aage où il estoit ne le pouvoit permettre : que ce fut faute de courage, encores moins, puis qu'il avoit randu trop de tesmoignage de ce qu'il estoit, & que la cognoissance qu'il avoit de luy mesme, luy devoit donner assez d'asseurance de pouvoir acquerir les bonnes graces de la plus belle de cette court : tellement que je n'en voyois autre occasion sinon qu'il ne trouvoit rien digne de luy. Thersandre qui croyoit ce qu'elle disoit, & qui se santoit toucher l'endroit le plus sensible de son ame, Helas ma fille, luy dit-il en soupirant, (car telle estoit l'aliance dont il la nommoit) Helas que Madame & vous, avez peu remarqué mes actions, puis que vous n'avez recogneu ma folie. J'ayme, mais helas ! j'aime en tel lieu, qu'il vaut mieux le taire pour n'estre estimé insensé, que le dire pour esperer tant soit peu d'allegement. Ceste ruzée de Leriane,qui sçavoit bien ce qu'il vouloit dire, feignant de ne l'entendre pas, le tourna de tant de côtez, qu'elle luy arracha le nom de Madonte, de la bouche, mais avec tant d'excuses, qu'elle jugea bien qu'il reconnoissoit son outrecuidance, & qu'il falloit luy donner du courage pour continuer son dessein. C'est pourquoy d'abord elle luy dit, qu'elle ne trouvoit point tant d'inegalité entre luy, & [moy,] que cela l'en deust retirer. Que si la fortune m'avoit favorisée de beaucoup de biens, & d'estre née de ces grands ayeux dont je tirois mon origine, qu'il avoit tant de vertus, que s'il estoit moindre en fortune, il m'estoit égal en merite. Elle avoit faint tout le discours precedent, qu'elle disoit que nous avions eu ensemble, & m'en avoit attribué la plus grande partie, pour luy donner la hardiesse de se declarer ; & maintenant pour luy donner le courage de continuer, elle en invante un autre aussi peu veritable, luy disant qu'elle avoit bien recogneu aux paroles que je luy avois dittes de luy plusieurs fois, que je l'estimois, voire que je l'aimois, autant que je me sentois importunée de Damon. Elle ne mentoit pas, encor qu'elle creut de mentir ; car il estoit vray que je l'aimois autant que j'estois importunée de Damon : Et pour le luy persuader mieux, luy disoit que bien souvent quand il s'approchoit de moy, je disois, me tournant vers elle, que pour le moins Damon fust changé en Thersandre. Et sur cediscours elle s'estendoit le plus qu'elle pouvoit en des loüanges qu'elle disoit de luy, & qu'elle feignoit de redire apres moy : & pour la fin juroit que je ne trouvois rien de mauvais en luy, que le trop grand respect qu'il me portoit, à fin que par ce moyen il fust plus hardy, & perdit la grande apprehension qu'il avoit pour nostre inegalité.
Ayant donc jetté de cette sorte les fondements de sa trahison, elle voulut sonder ma volonté, me parlant quelquesfois de Damon : & comme si c'eust esté par mesgarde, elle y mesloit tousjours quelque chose à la loüange de Thersandre. Ce que je n'entendois point : car je n'eusse jamais tourné les yeux sur luy ; & voyant que j'en parlois comme d'une personne indiferente, elle eust opinion que peut estre en recevrois-je des lettres, si elles m'estoient données bien à propos. Le jour de l'an approchoit, où l'on a de coustume de se donner l'un à l'autre des petits presents, que nous nommons les estrénes. Elle pensa que des gands parfumez qu'elle avoit recouvrez seroient propres pour m'en faire voir une. Elle asseura donc Thersandre de m'en donner, & sous cette esperance, en retire une de luy qu'elle met dans un des doigts du gand, & prend si bien son temps qu'en la meilleure compagnie où elle me voit, elle me presente ses estreines. De fortune Damon y estoit : & parce qu'elle eust crainte que la rencontrant du doigt, je n'en donnasse cognoissanceà chacun, elle me dit qu'une cousture s'estoit decousuë, & qu'elle la racommoderoit : & à ce mot me ganta celuy où la lettre estoit, laissant l'autre entre les mains de ceux qui le vouloient sentir : mais quoy qu'elle m'en eust avertie lors que je rencontray le papier, je ne peus m'empescher de demander que c'estoit : à quoy elle respondit que c'estoit la couture qui avoit lasché quand elle les avoit essayez. Quant à moy qui n'entendois point cette finesse, je repliquay que ce n'estoit point cela. Elle avec une asseurance incroyable, Vous ne faittes que resver ma Maistresse, me dit-elle, car c'estoit ainsi qu'elle me nommoit, c'est moy mesme qui l'ay descousu sans y penser. Je jugeay bien que c'estoit chose qu'il faloit dissimuler en si bonne compagnie ; mais j'estois trop jeune pour le sçavoir faire, de sorte que Damon qui avoit les yeux sur nous, ne s'en apperceut : & à la verité j'estois si peu accoutumée à telles rencontres, que j'estois excusable si je les sçavois si peu cacher. Damon qui avoit de l'Amour, & qui sçavoit par experience combien ceste passion rend les personnes ingenieuses, jugea bien incontinent qu'il y avoit une lettre, mais il ne peut deviner de qui c'estoit : car pour Thersandre il ne l'en eust jamais soupçonné : Toutesfois ce qu'il en vid depuis, luy fit croire que celle-cy venoit de luy, comme je vous diray. Quant à moy encores que je voulusse vivre comme je devois, si ne laissois-je d'avoir un extréme desir desçavoir ce qu'il y avoit dans ce gand, & cela fut cause que je me retiray le plustost que je peus pour le voir : & lors que je fus seule, je sors le papier, & le despliant, je trouve qu'il y avoit telles paroles.
LETTRE
DE THERSANDRE A MADONTHE.
Comme contraint, & non pas comme m'en estimant digne, je prends la hardiesse, Madame, de me dire vostre tres-humble serviteur. S'il faloit que vous fussiez seulement servie de ceux qui sont dignes de vous, il faudroit aussi que ceuxlà seuls eussent le bon-heur de vostre veuë. Car encor que nous n'en ayons les merites, nous ne laissons d'en recevoir les desirs, qui nous sont d'autant plus insupportables qu'ils sont moins accompagnez de l'esperance. Mais si l'Amour continuant en vous ses ordinaires miracles, vous rendoit agreable une extréme affection, Madame, je m'estimerois tres-heureux, & vous seriez fort fidellement servie. Car je sçay bien que jamais personne ne parviendra à la grandeur de ma passion, encores que tous les cœurs se missent ensemble pour vous aymer & adorer.
Les flateries de cette lettre me pleurent : mais venant de la part de Thersandre, j'en eus honte, ne voulant qu'une telle personne eust la hardiesse de tourner les yeux sur moy, pour ce sujet. J'en fus offencée contre Leriane, & trouvant fort estrange qu'elle m'eust fait voir cette lettre, je consultay longuement en moy mesme, si je m'en devois plaindre à elle, ou bien n'en faire point de semblant. Je resolus en fin de luy dire que je l'avois jettée au feu, sans la lire : parce que si j'en eusse fait des plaintes, peut estre m'en eust elle dit d'avantage, & j'en voulois fuir les occasions, tant pour en amortir le bruit entierement, que pour n'avoir sujet d'esloigner Leriane de moy, de qui l'humeur m'estoit tres-agreable. Et toutesfois je cognoissois qu'elle avoit eu tort, mais ma jeunesse & l'amitié que je luy portois, me contraignirent de l'oublier & de chercher mesme des excuses à sa faute. Lors qu'elle revint de là à quelques jours, & n'ayant pas, comme je crois, la hardiesse de me voir si tost apres ce beau message[,] & parce que je ne voulu[s] porter les gands qu'elle m'avoit donnez, ayant opinion qu'ils venoient de Thersandre aussi bien que la lettre, elle me demanda que j'en avois fait. Je les ay donnez luy dis-je, d'autant qu'ils n'estoient pas bien pour ma main. Et du papier, dit-elle, qui estoit dedans, qu'en avez vous fait ? Je l'ay jetté au feu, luy respondis-je : estoit-ce quelque chose d'importance ? Vous ne l'avez donc point leu, me dit-elle ? & luy ayant respondu que non, elle continua qu'elle en estoit tres aise, parce qu'elle avoit esté trompée par une personne en qui elle se fioit ; mais qu'elle loüoit Dieu que le feu eust netoyé sa faute. Et qu'estoit ce[,] luy demanday-je ? Vous ne le sçaurez pas de moy, dit-elle, & vous asseure que depuis que j'ay sçeu ce que c'estoit (qui n'est que depuis une heure) je mourois de peur que vous ne la leussiez, & venois pour vous en empescher. Ceste fine femme pensa bien toutesfois que je l'avois leuë, mais cognoissant par-ce que je luy en disois, que je n'estois pas encor bien disposée à ce qu'elle vouloit, elle creut estre necessaire de me laisser une bonne opinion d'elle, & de feindre aussi bien que moy. Et parce qu'elle sçavoit que j'aimois Damon, elle en accuse cette bonne volonté, & pensa qu'elle ne pouvoit mieux bastir son dessein que des ruines de l'amitié que je portois à ce Chevalier. Cela fut cause qu'elle tourna tout son esprit à la ruiner : & d'autant qu'elle cognoissoit bien que je n'avois pas mauvaise opinion de moy, elle se figura que l'amitié que Damon me portoit, estoit cause que je l'aimois. Elle fit donc dessein de me mettre en doute de luy, ne jugeant point qu'il y eut un meilleur moyen que la jalousie, d'autantqu'un cœur genereux ressent plus le mespris que toute autre offence : & quoy que la jalousie puisse proceder de diverses causes, toutesfois la principale, est quand l'amant voit que la personne aimée, en aime une autre, prenant cette nouvelle affection pour un tesmoignage de mespris : d'autant qu'il juge que comme celle qu'il aime, merite toute son amour de mesme il doit aussi recevoir toute la sienne, si pour le moins elle l'estime autant qu'elle est estimée de luy, & ne le faisant pas il l'attribue au mespris.
Mais quand elle voulut executer ce dessein, elle n'y trouva pas une petite difficulté, d'autant que ce Chevalier ne regardoit femme du monde que moy, outre qu'il estoit necessaire que Leriane eust toute puissance sur celle de qui elle me rendoit jalouse ; à fin de la conduire à sa volonté : & de plus qu'elle fust secrette, & belle, & de telle condition qu'il y eust apparence qu'elle meritast d'estre aimée. Il estoit bien difficile de trouver toutes ces qualitez ensemble en un mesme sujet. Mais elle qui avoit un esprit qui ne trouvoit jamais rien d'impossible, apres avoir cherché quelques jours en vain, se resolut de supléer par la finesse au deffaut d'une niece qu'elle nourrissoit. C'estoit une jeune fille qui s'appelloit Ormante, je dis jeune d'aage & d'esprit, qui avoit l[e] visage assez beau, mais si desnuée de ce vif esprit, qui donne de l'Amour, que peu de personnes la jugeoient belle. Leriane toutefois eut opinion qu'elle l'instruiroit de sorte, qu'où la nature defailloit, son artifice donneroit un si grand secours, que tout reüssiroit à son advantage. En ce dessain elle tire à part Ormante, la tense du peu de soing qu'elle a d'elle mesme, qu'elle devroit avoir honte de voir toutes ses compagnes aimées & servies : qui estoient beaucoup moins belles qu'elle n'estoit pas, & qu'elle n'avoit sçeu encores obliger le moindre Chevalier à l'aimer, que cela procedoit de sa nonchalance, & de son peu d'esprit, que quand à elle, si elle ne se vouloit resoudre à mieux faire, qu'elle la renvoyeroit vers sa mere, parce que demeurant d'avantage dans la Cour, elle n'y feroit autre chose qu'y devenir vieille fille. Ormante qui creignoit que sa mere la maltraitast si Leriane la renvoyoit de cette sorte, les larmes aux yeux, se jette à ses genoux, la supplie de luy vouloir pardonner les fautes qu'elle avoit faites, & luy promet qu'à l'avenir elle s'estudiera de luy donner plus de contentement.Leriane qui vit un si bon commencement en son dessein, continua : Mais voyez vous Ormante, toutes ces larmes & toutes ces protestations seront en fin inutiles, si je vois que vous ne changiez de façon de vivre. Toutes vos compagnes sont servies, & vous estes la seule qui ne l'estes point. Pensez vous que je sois sans desplaisir, quand je vois toutes les filles de la Cour recherchées, & estimées, & quand nous allons au promenoir,que chacune a son Chevalier qui luy ayde à marcher, voire quelques unes, deux ou trois qui se pressent à qui occupera leurs costez, & que vous estes toute seule sans que personne daigne seulement tourner les yeux vers vous, chacun en parle comme il luy plaist : mais ne croyez point que ce soit à vostre advantage. Quelques uns qui voyent vostre visage estre plus beau que celuy de plusieurs de vos compagnes desquelles on fait cas, disent que si vous n'estes point recherchée c'est que vous estes pauvre, d'autres que vous avez quelque deffaut, ou en vostre race, ou en vostre personne. Et en verité ce n'est que pour vostre nonchalance, & pour une façon sauvage, & humeur rustique qui vous fait fuir de chacun. Et de fait je sçay que Damon a eu dessein de vous aimer : je le sçay, parce qu'il m'en a fait parler par quelques uns de ses amis, & toutefois il n'a jamais sçeu trouver les moyens de s'approcher de vous, tant vous estes mal accostable, & tant cette sotte humeur, & façon retirée, luy en a osté la commodité. Et Dieu sçait si en toute la Cour il y a Chevalier de plus de merite, & si vous ne seriez pas la fille la mieux servie & la plus honorée, si ce bien vous avenoit. Que si cette bonne fortune se presentoit à quelques autres de vos compagnes, de quel courage seroit elle receuë, & de quelle industrie : & de quel artifice n'useroient elles point pour le posseder entierement. Or je vous diray donc encore cette fois pour toutes, que si vous voulez, Ormanthe, que je vous retiene plus longuement en ce lieu, je desire que vous donniez autant de sujet à Damon de vous aimer, que vous luy en avez donné du contraire, & ne craignez que les faveurs que vous luy ferez soient veuës de quelque autre : car le dessein qu'il a de vous espouser, couvrira assez tout ce qu'on en sçauroit penser à vostre desavantage. Telle fut la leçon que Leriane fit à cette jeune fille, qui ne tomba point en une terre ingrate, d'autant que Ormante qui de son naturel estoit d'humeur libre, & sans feintise, n'ayant plus de bride qui la retint, tant s'en faut, ayant les instructions de Leriane qui l'y poussoient, faisoit depuis ce jour tant d'extraordinaires caresses à Damon, que luy & tous ceux qui les voyoient, en demeuroient estonnez. Et ces choses passerent si avant, que je commençay d'en ouïr quelque bruict, & cela par l'artifice de Leriane qui par le moyen de Thersandre le faisoit dire en lieu d'où je le pouvois sçavoir. Et afin que j'eusse moins de soupçon que ce fut une tromperie, jamais Thersandre n'en parloit, mais il le faisoit dire par ses amis. Et toutesfois je ne pouvois croire que Damon aymast mieux cette sotte fille que moy, puis que sa beauté, ce me sembloit, n'égaloit point celle de mon visage, ainsi que mon miroir m'asseuroit, sur lequel la voyant je jettois bien souvent les yeux pour en faire comparaison. De plus, quand je me ressouvenois de ce que j'estois, & qu'Ormante estoit, je ne pouvois m'imaginer qu'il fist choix,en me desdaignant, d'une personne qui estoit si peu de chose au prix de moy. Ce que ceste malicieuse recognoissant bien, voulut me tromper avec un plus grand artifice. Il y avoit une vieille femme qui estoit tante de Leriane, qui avoit toute sa vie vescu avec beaucoup d'honneur, & de reputation. Leriane fit en sorte, par la voye de Thersandre, que cette bonne vieille fut avertie des caresses que Ormante faisoit à Damon, qui estoient telles, que quand elle les sçeut elle n'eust repos qu'elle n'en vint avertir Leriane, & elle qui sçavoit sa venuë, se trouva expressément dans ma chambre, afin que je visse quand elle luy en parleroit. Leurs discours furent longs, & les branslemens de teste, & la colere que je remarquay en elles me donna volonté, quand cette bonne femme fut partie, de sçavoir ce que c'estoit. Elle feignit de vouloir & ne pouvoir me le taire, & demeura quelque temps sans respondre. En fin, parce que je l'en pressois pour l'amitié que je luy portois, elle me dit ; Voyez-vous, ma Maistresse (c'estoit ainsi qu'elle m'appelloit) Damon pense estre fin, & il ne prend pas garde que je suis encore plus fine. Il croit en feignant de vous aymer que je ne verray pas l'affection qu'il porte à Ormante. Cette ruze seroit bonne si ce n'estoit point ma niece, mais cela me touche trop pour n'avoir les yeux bien clairs en semblables affaires : outre qu'il se laisse tellement emporter au delà de toute prudence, qu'il faudroit bien estre aveugle pour n'y prendre garde. Je pense que plus de mille personnes m'en ont advertie : & voila cette bonne femme qui ne m'est venuë trouver que pour me dire qu'ils vivent, de sorte que chascun en parle si desadvantageusement pour sa petite niepce qu'elle ne me le peut celer, & que mesme je ne suis pas exempte du blasme de le souffrir, puis qu'elle est sous ma charge. J'en ay tansé plusieurs fois Ormante, mais je pense qu'il l'a ensorcelée. Je ne sçay quant à moy quel goust il y trouve : car encor qu'elle soit ma niepce, je diray bien qu'il n'y a pas une fille plus sotte, ny plus incapable ce me semble de donner de l'amour que celle là. O que ces parolles me furent fascheuses, & difficiles à supporter sans en donner connoissance ! Je me retiray en mon cabinet où cette ruzée me suivit estant trop experimentée en semblables accidens pour ne reconnoistre pas ceux que ses parolles avoient causez en moy. Et parce que je me fiois entierement en elle, aussi tost que je la vis seule pres de moy, il me fut impossible de retenir mes larmes, & en fin de ne luy dire tout ce que jusques alors je luy avois celé de nostre affection. Dieu sçait si Leriane receut un extreme contentement de cette declaration, & quoy que tout son dessein ne tendit qu'à me divertir de l'amitié de Damon, si connut elle bien qu'il n'estoit pas encor temps de donner les grands coups, & qu'il la faloit affoiblir d'avantage avant que l'entreprendre. Et pour le pouvoir mieux faire, elle me voulut donner une creance bien contraire à ce qui estoit de la verité, à sçavoir qu'elle estoit fort amie de ce chevalier : ce qu'elle faisoit pour m'oster toute meffiance. Elle me parla donc de ceste sorte. J'advoüe ma Maistresse que vous m'avez sortie d'un[e] extreme peine, & toutesfois je ne voudrois pas avoir acheté mon repos à vos despens. Si j'eusse pensé qu'il vous eust aymée je n'eusse jamais eu peur qu'il eust tourné les yeux sur ma niepce pour l'aymer. Damon a trop de jugement pour vous changer à un[e] autre, & mesme qui vaut si peu. Ce n'est qu'une humeur de jeunesse qui l'a esloigné de vous : il reviendra bien tost à son devoir, & ne faut pas que cela vous separe de son amitié. Il a beaucoup de merite : il est plein de courage, & sans mentir personne ne le voit qui ne le juge digne d'une bonne fortune. Toutesfois je ne suis pas en doute que cette action ne vous afflige, & ne vous donne autant de desplaisir, que si c'estoit quelque plus grande injure, & c'est parce qu'Amour est un enfant, qui s'offence de peu de chose. Mais ma Maistresse, ne vous en tourmentez point d'avantage. Si vous voulez user d'un remede que je vous donneray, vous serez tous deux bien tost gueris. N'avez vous jamais pris garde qu'une trop grande clarté esblouyt, & que le trop de bruit empesche d'ouyr ? Peut estre aussi trop d'amitié que vous luy avez fait paroistre, a rendu moindre son affection. Quant à moy, je le crois facilement, sçachant assez que ces jeunes esprits sont ordinairement subjets à telle chose, ou pour se croire trop asseurez de ce qu'ils possedent, si bien qu'ils deviennent nonchalans, ou pour mespriser ce qu'ils ont sans peine, & en abondance, qui leur donne de nouveaux desirs. Mais il faut user en ce mal (comme en tout autre) de son contraire. Je suis certaine que si vous feignez de vous retirer un peu de luy, vous le verrez incontinent revenir à son devoir, & vous crier mercy de sa faute. Vous croirez bien, ma Maistresse, que si je ne vous aymois, je ne vous tiendrois pas ce langage. Aussi vous donne je le mesme conseil, qu'en semblable accident je voudrois prendre pour moy. La conclusion fut que cette fine & malicieuse se sceut tellement desguiser, que je luy promis apres plusieurs remerciements de me servir de ce remede. Or le dessein qu'elle avoit estoit de faire l'un de ces deux effects. Ou Damon (disoit elle en elle mesme) glorieux de son naturel se voyant desdaigner avec plus de despit que d'amour, se retirera offencé des actions de Madonthe : ou bien ayant plus d'Amour que de despit, essayera de regagner ses bonnes graces s'esloignant d'Ormante. Si le premier avient j'auray obtenu ce que je veux : si c'est le dernier, j'acquerray une si grande creance aupres de Madonthe, lors qu'elle aura esprouvé mon conseil estre si bon, qu'apres j'en disposeray entierement à ma volonté. Et il advint que Damon connoissantquelque froideur en moy, & n'en pouvant accuser autre chose que les caresses qu'Ormante luy faisoit, se retira peu à peu d'elle, & la fuyoit comme s'il eust esté fille & elle homme. Leriane s'en prit garde aussi bien que moy, & pour ne perdre une si bonne occasion un jour que nous en parlions seules dans mon cabinet, elle me demanda si son conseil n'avoit pas esté bon, & si à l'advenir je ne la croirois pas ? Et luy ayant respondu qu'ouy, elle continua. Or ma Maistresse, il faut que nous fassions comme ces bons Medecins qui ayant bien preparé les humeurs par quelques legers remedes, les chassent apres tout à fait par de plus fortes medecines. Je vous veux dire un artifice dont j'ay veu user à celles qui se meslent d'aymer. Il n'y a rien qu'un amant ressente plus que les coups de la jalousie, ny qui l'esveille mieux & le face plus promptement revenir à son devoir. Je suis d'advis que Damon en espreuve quelque chose. Vous verrez comme il reviendra à son devoir, & comme il se jettera à vos pieds, & reconnoistra l'offence qu'il a faite. Je me mis à sousrire oyant ces parolles ne me semblant pas que je pusse obtenir cela sur moy. Toutesfois repassant par ma memoire combien le conseil qu'elle m'avoit desja donné estoit reüssi à mon contentement, je me resolus de la croire encores à ce coup. Mais, luy dis-je, de qui sera ce que nous nous servirons en cecy ? C'estoit à ce passage que cette ruzée m'attendoit il y avoit long tempsparce qu'elle ne m'osoit proposer Thersandre, à cause de ce qui s'estoit passé : & toutesfois c'estoit où elle vouloit que je vins[s]e de moy mesme. Elle me respondit donc de cette sorte. Vous avez raison, ma Maistresse, de faire cette demande, & il y faut bien aviser : car à tel vous pourriez vous addresser, qui par apres en feroit son profit, & pourroit nuire à vostre reputation : de sorte que je conclus qu'il faut que ce soit un homme de qui vous puissiez disposer absoluement, & qui soit au pris de vous de si peu de consideration, que quand vous voudrez vous en retirer, il n'ait la hardiesse de s'en plaindre, ou s'en plaignant qu'au lieu d'estre creu, chacun se moque de luy. Et à ce mot baissant les yeux en terre, apres s'estre tue quelque temps, & se grattant le derriere de la teste feignant d'en chercher un, elle releva les yeux tout à coup sur moy, & me dit. Mais pourquoy cherchons nous bien loin ce que nous avons si pres ? Qui sçauroit estre meilleur que Thersandre ? Vous en fairez tout ce que vous voudrez, & il n'oseroit souffler : tant s'en faut qu'il s'ose plaindre, outre qu'il est si discret & si plein de bonne volonté, que je ne croy pas qu'il s'en puisse rencontrer un qui soit plus propre à ce pourquoy nous le demandons. Lors qu'elle me nomma Thersandre, je me ressouvins de ce qui s'estoit passé, & jugeay bien qu'elle me le proposoit plustost qu'un autre, pource qu'elle l'aimoit, mais aussi je connus bien que sa condition &sa prudence estoient telles qu'il les faloit pour executer la resolution que nous avions prise. Et quoy que mon courage âltier refusast de tourner mes yeux sur un homme de si peu, si est ce que l'affection que je portois à Damon, qui comme que ce fust me donnoit la volonté de le rappeller, me fit en fin condescendre à ce que voulut Leriane. Je commençay donc de faire plus de cas de Thersandre, & de parler quelquefois à luy, mais je mourois de honte quand je prenois garde que quelqu'un me voyoit. Damon de qui l'affection estoit extreme, s'apperceut incontinent de ce changement, parce que Leriane avoit dit à Thersandre que la discretion avec laquelle il m'avoit servie, avoit eu tant d'effect qu'en fin je l'aymois autant qu'il m'avoit aymée, & la moindre apparence qu'il en remarquoit, luy en faisoit croire au double, d'autant que j'avois accoustumé de vivre si differemment avec luy que les moindres parolles luy estoient de tresgrandes faveurs : & cela fut cause qu'il commença de se relever plus que de coustume, & de [se] porter plus haut qu'il ne souloit, abusé des vaines esperances qu'il se donnoit, & des menteries de cette femme. De sorte que Damon apperceut bien tost cette bonne chere, & repassant par sa memoire tout ce qu'il avoit veu, se ressouvint de la lettre qu'il m'avoit veu recevoir dans les gands, & de là tirant plusieurs desadvantageuses conclusions, & contre luy & contre moy, il creut en fin quepar la solicitation de Leriane, j'avois receu le service de Thersandre, & oublié son affection : & apres avoir supporté ce desplaisir quelque temps pour voir si je ne changeois point, en fin n'en ayant plus le pouvoir, il resolut de me faire quelques reproches. Et parce que Leriane estoit tousjours aupres de moy, il luy fut impossible de me parler que dans la chambre mesme de Leontidas. Il print donc l'occasion, lors que sortant de table j'estois esloignée de cette femme, & parce qu'il vid bien qu'il n'auroit pas beaucoup de loisir, il me dit. Est-ce que vous vueillez que je meure, ou que vous ayez fait dessein d'espreuver combien une personne qui ayme peut supporter de rigueurs ? Je luy respondis froidement : vostre mort ne me touche non plus que mes rigueurs vous peuvent atteindre. Il me vouloit respondre, mais Leriane survint, parce qu'elle s'estoit prise garde de ces propos, & par presence contraignit Damon de se taire, outre que me tournant vers elle je luy en ostay le moyen. Cette rusée me regarda, me faisant signe que c'estoit un effect de nostre dessein : & puis s'approchant de mon oreille, Ne voicy pas, dit-elle, un bon commencement ? Il faut continuer, & vous verrez que je m'y entens. Ah ! la malicieuse, elle avoit raison de dire qu'elle s'y entendoit, mais c'estoit à me rendre la plus malheureuse personne qui fut jamais. Je continuë donc, sage Bergere, &ne daigne pas seulement me tourner du costé de ce Chevalier, qui sortit de la sale si hors de luy mesme, qu'il fut plusieurs fois prest à se mettre son espée dans le corps, & je croy que sans le dessein qu'il avoit de faire mourir Thersandre, il eust executé contre luy mesme cette estrange resolution. Et ce qui l'empecha de ne mettre promptement la main sur Thersandre, fut la crainte qu'il eust de me desplaire, sçachant bien qu'il feroit une grande playe à ma reputation, si sans autre sujet il l'attaquoit. Cela fut cause qu'ayant un peu rabatu de sa furie, il alloit recherchant quelque occasion, lors qu'il rencontra Ormante, qui selon sa coustume luy vint sauter au col. Luy qui n'estoit pas en bonne humeur la repoussa un peu, & luy dit qu'il s'estonnoit qu'elle n'eut point de crainte du jugement que chacun pourroit faire de semblables actions. Et de qui, respondit-elle, me dois-je soucier pourveu que vous l'ayez agreable ? Quant ce ne seroit de nul autre, repliqua Damon, encor devriez vous craindre Leriane. De Leriane ? (dit-elle en sousriant) ah ! Damon, que vous estes deceu, je ne sçaurois luy faire plus de plaisir que de faire cas de vous. Le Chevalier qui sçavoit bien que Leriane luy vouloit mal, oyant ces parolles, se douta incontinent de quelque trahison, & pour l'adverer la tirant à part la pria de luy dire comment elle le sçavoit. Ormante qui estoit peu fine, & qui outre cela pensoit bien s'excuser en rejettant le tout sur sa tante,luy raconta tout au long les discours de Leriane, & le commandement qu'elle luy en avoit fait. Damon qui estoit advisé, jugea apres y avoir un peu pensé à quel dessein elle l'avoit fait, & vid bien alors que le changement de mon amitié n'estoit procedé que de l'opinion que j'avois conceuë qu'il aymast cette fille. Et pour ne luy en donner connoissance, il la laissa faisant semblant d'avoir affaire ailleurs, bien resolu de me le dire, quelque empeschement que Leriane y peut donner. Et il sembla que la fortune luy en voulut offrir la commodité : car ce mesme jour Torrismonde voulut aller à la chasse : & parce que la Royne avoit accoustumé de l'y accompagner, je montay à cheval comme le reste de mes compagnes. Et allames en troupe jusques à l'assemblée : mais quand nous fusmes au laissé courre, & que l'on eust donné les chiens, le Cerf estant lancé sans se faire battre laissa librement son buisson, & prenant une grande campagne emmena à perte de veuë toute la chasse apres luy. Ce fut alors que nous nous separasmes, & que les chevaux plus vistes laisserent les autres derriere. Damon qui estoit bien monté avoit tousjours l'œil sur moy, & me voyant un peu separée de mes compagnes, & jugeant par la route que je prenois l'endroit où je devois passer, il me gagna les devants, & feignit que son cheval luy estant tumbé dessus luy avoit blessé une jambe, & pour en donner plus de creance, il soüilla tout un costé de la teste, de l'espaule &de la cuisse de son cheval, ayant auparavant donné quelque commission à son escuyer pour l'esloigner de luy. Et racontoit à tous ceux qui passoient en ce lieu l'inconvenient qui luy estoit arrivé, & leur montroit la route que la chasse avoit prise, leur disant que le Roy estoit presque seul. Mais lors que je passay, il me traversa le chemin, & prenant mon cheval par la bride, l'arresta, quoy que je ne le voulusse pas, dont certes je fus un peu surprise, craignant que l'amour ne le portat à quelque indiscretion. Mais ayant peur que si je luy montrois un visage estonné, il ne prit plus de hardiesse, je fis de necessité vertu, & luy dis d'une voix assez forte : Et qu'est cecy Damon ? depuis quand avez vous pris tant d'outrecuidance que de m'oser interrompre mon chemin ? La necessité, me respondit-il, qui n'a point de Loy, me contraint de commettre cette faute. Que si vous jugez apres m'avoir ouy qu'elle merite chastiment, je vous promets qu'au partir de vostre presence je le feray tel que vous en serez satisfaite. Et lors levant les yeux en haut. O Dieux ! dit-il, qui voyez les cachettes des ames plus dissimulées: oyez ce que je vay dire à cette belle, & si je ne suis veritable, ô Dieux ! vous n'estes point justes si vous ne me punissez devant ses yeux. Et lors se tournant vers moy : Je ne veux point à cette heure (continua t'il) ny m'excuser, ny vous accuser, belle Madonthe, pour le choix qu'il vous a pleu faire à mon desadvantage de Thersandre, mettant en oubly tant de serments jurez, & tant de Dieux appellez pour tesmoins : mais je me plaindray bien de ma fortune, qui n'a voulu que j'evitasse le malheur que j'avois preveu. Dés que Leriane s'approcha de vous, il sembla que quelque Demon me predisoit le mal qu'elle me devoit pourchasser. Vous sçavez combien de fois nous avions resolu de ne nous fier en elle : mais mon mauvais destin plus fort que toutes nos resolutions, vous fit changer de pensée, & a voulu que vous l'ayez aymée. Puis que vous en avez eu du contentement, encor que j'en aye souffert le plus cruel tourment qu'une ame puisse ressentir, j'en louë les Dieux, & les supplie qu'ils le vous continuent. Si est ce qu'il m'est impossible de vous laisser plus long temps en doute de ma fidelité, & quoy que je sçache que ce sera inutilement, & que vous n'en croirez rien, si vous diray je la malice avec laquelle elle a ruiné mon bon-heur. Et en ce lieu il me raconta l'amour que Leriane luy avoit portée, les recherches qu'elle luy avoit faites, comment il l'avoit refusée, & l'extreme haine qui estoit née en elle de ce refus : & pour verifier ce qu'il disoit, il me remit en mesme temps les lettres qu'elle luy en avoit escrites, & continuant son discours me dict les conseils qu'elle avoit donnez à Ormante de le caresser afin de me faire croire qu'il en estoit amoureux, mefaisant entendre comme il l'avoit sceu, & en fin il adjouta. Or cette ame traversée, & pleine de malice, n'a tenu conte de l'honneur de sa niepce afin de me nuire, & de vous faire aymer Thersandre, ce qu'elle sçavoit bien ne pouvoir advenir qu'en me ravissant l'honneur de vos bonnes graces. Mais, ô Dieux, est il possible qu'elle y soit parvenuë ? Mais ô Dieux est il possible que j'en doute, apres avoir veu recevoir des lettres dans des gands, & apres avoir veu la peine que vous prenez de faire bonne chere à un homme tant indigne de vous ? Mais quels plus seurs tesmoignages puis je avoir que vos parolles pour connoistre que je suis miserable, que je suis condamné, & que je suis perdu ? Or bien Madonthe, puis que ma mauvaise fortune est cause que ce genereux courage que j'ay tousjours reconnu en vous, s'est non seulement soüillé de l'inconstance, mais d'un chois encore qui est si vil & honteux, il ne sera pas vray que je survive vostre amitié, & veux faire paroistre que j'ay assez d'amour pour laver vostre offence de mon sang. Si je fus estonnée d'ouyr cette trahison, vous le pouvez juger, sage Diane, puis que je ne luy sceus respondre de quelque temps : & lors que je commençois de reprendre la parolle, & que je voulois luy donner toute la satisfaction qu'il eust sceu desirer, je vis que la chasse revenoit à nous, & qu'elle estoit desja si proche, que pour n'estre veuë seule avec Damon, je fus contrainte de partir sansavoir le loisir de luy dire que ce peu de mots. La verité sera tousjours la plus forte. Et soudain frappant mon cheval de la houssine je me jettay dans le bois, bien marrie de n'avoir peu luy respondre. Que si j'eusse osé luy commander de me suivre je l'eusse fait, mais j'eus peur que quelqu'un ne nous rencontrast ensemble : de sorte que j'aimay mieux remettre à une meilleure occasion la declaration que je luy voulois faire, outre qu'encores voulois je lire les lettres qu'il m'avoit données pour voir s'il m'avoit dit vray. Or oyez je vous supplie de quelle sorte les rencontres sont conduites par les Dieux, quand ils se veulent mocquer de nostre prudence. J'avois esleu le lendemain pour sortir de peine le pauvre Damon, & ce fut ce jour qui le mit en sa derniere confusion. Je ne vous diray pas quelle fut la nuict qu'il passa : car on peut croire aisement que ce fust sans repos : tant y a que le jour estant venu, il sort de sa chambre, & voyant que c'estoit l'heure que j'avois accoustumé de me lever, il se vint promener en une galerie, de laquelle il voyoit quand on ouvroit la porte de ma chambre, en dessein d'y entrer aussi tost qu'il sçauroit que je serois hors du lict. Mais de fortune ce jour je m'esveillay fort tard, tant à cause du travail de la chasse, que pour m'estre le soir amusée à lire les lettres de Leriane qu'il m'avoit données, & faut que j'avouë que j'y leus des supplications indignes du nom de fille, & entre les autres en la conclusion de l'une ily avoit ces mesmes mots. Recevez ô beau & trop aymable Damon les prieres de celle qui se donne à vous sans autre condition que d'estre vostre : Que si ce n'est par Amour, ce soit au moins par pitié. Certes l'estonnement que j'en eus, fut grand : mais plus encores le mespris que je conceus de ces parolles. Il fut tel, que de despit d'avoir esté si vilainement trompée je ne peus clorre l'œil de long temps apres m'estre mise au lict. Mais cependant que Damon comme je vous ay dit, se promenoit dans cette galerie, Leriane qui l'avoit veu en ce lieu, voulut essayer si un Amant peut mourir de desplaisir : car ayant trouvé en mesme temps Thersandre, elle le conduisit à une fenestre basse au dessous de celle où elle avoit veu que Damon s'appuyoit quelquefois estant las de se promener, & ayant remarqué qu'il y estoit à l'heure mesme, feignant de parler bas elle tint assez haut tels propos à Thersandre. Afin que vous connoissiez, mon frere, que Madonthe vous ayme veritablement, & qu'elle se mocque de tous les autres qui ont opinion d'estre aymez d'elle : hyer elle me commanda dés qu'elle fut revenue de la chasse, de vous donner cette bague qu'elle a fait faire expres pour vous, toute semblable à celle que vous luy avez veu porter il y a long temps, & vous prie de l'aymer, & de la porter pour l'amour d'elle pour symbole de vostre amitié, & pour asseurance que desormaissa volonté ne differera non plus de la vostre que cette bague de celle qu'elle retient. O Dieux ! quelle trahison : Est-il possible qu'un esprit humain en ait esté l'inventeur ? Car il estoit certain que j'avois une bague semblable à celle qu'elle luy donnoit, & qu'il y avoit long temps que je la portois, & cette malicieuse l'avoit fait secrettement contrefaire avec dessein d'en commettre cette meschanceté. Damon qui estoit comme je vous ay dit accoudé sur la fenestre haute, oyant la voix de cette femme la reconnut incontinent, & prestant plus attentivement l'oreille, ouyt les parolles que je viens de vous dire. Et parce qu'à dessein elle sortit le bras hors de la fenestre pour faire voir la bague à Damon, il reconnut bien qu'il estoit vray que j'en avois une semblable : & cependant qu'il tachoit de la bien reconnoistre, il ouyt que Thersandre luy respondoit. Je jure par tous nos Dieux que cette faveur m'est tant agreable, que je veux bien que Madonthe ne m'ayme jamais, si je ne l'emporte dans mon cercueil, pour marque que je suis à elle, & que c'est la plus chere chose que j'auray jamais, & à ce mot il la prit, la baisa diverses fois, & en fin se la mit au doigt.
Si Damon fut transporté, & s'il avoit sujet de sortir hors des limites du devoir, je vous le laisse à penser, sage Bergere : & toutesfois il eust tant de pouvoir sur sa colere, qu'il ne fit ny ne dit chose qui peut en donnerconnoissance, de peur que quelqu'un ne s'en apperceust, & ne l'empeschat d'executer son dessein. En mesme temps la Royne s'en alloit au Temple pour assister aux sacrifices, qui se faisoient presque tous les matins. Et parce que la femme de Leontidas ne l'abandonnoit guiere : je la suivis, comme les autres Dames de la Cour : dequoy Damon n'estant adverti que nous ne fussions desja en nos chariots, il monta à cheval, & nous attaignit lors que nous entrions dans le Temple. Voyez quel malheur fut le nostre. J'avois resolu de recevoir ses excuses, & de l'asseurer que je l'aymois quelque demonstration que j'eusse faite du contraire, & pour tesmoignage de mes parolles je voulois rompre toute sorte d'amitié avec Leriane, & toute familiarité avec Thersandre, & ne cherchois que l'occasion de le pouvoir dire à Damon : mais abusé de la trahison que Leriane venoit de luy faire, lors qu'il me vit, ce fut avec un visage si renfrong[n]é, & tenant si peu de conte du salut que je luy fis, que veritablement j'en demeuray offencée, ne sçachant point le dernier sujet qu'il en avoit. Et toutesfois me representant la jalousie que je luy avois donnée, quelque temps apres je l'en excusay. Nous entrames dans le temple, où les sacrifices furent commencez, durant lesquels je pris bien garde, que de fois à autre il me regardoit, mais d'un œil si farouche qu'il tesmoignoit bien qu'il estoit fort transporté. Or oyez je vous supplie jusques où cette passion l'emport[a] lors que les hosties furent offertes que chacun avec plus de zelle & de devotion faisoit d'une voix basse & à genoux ses prieres, il se releva dans le milieu du Temple, & haussant la voix il profera telles parolles. O Dieu qui es adoré dans ce sainct lieu par cette devote assemblée, si tu es juste, pourquoy ne punis tu l'ame la plus perfide & la plus cruelle de toutes celles qui sont au monde ? Je t'en demande justice en sa presence, afin que si elle a quelques defences elle les allegue : mais si cela n'avient point, je diray que tu es injuste ou impuissant.
Vous pouvez penser, sage Bergere, qu'elle je devins, & quelle peur j'eus qu'en son transport il n'en dit d'avantage, ou fit reconnoistre que c'estoit de moy de qui il parloit. Toute l'assemblée tourna les yeux sur luy, tant pour sa voix qui estoit pleine de terreur & d'espouvantement, que pour cette façon de faire, du tout inaccoustumée. Mais luy sans en faire semblant, apres s'estre remis à genoux, laissa parachever le sacrifice. Dieu sçait si cela fit faire de divers jugemens à plusieurs : Et il fut tres à propos pour moy que le voile que j'avois sur le visage, empeschast que l'on ne me vid : car on eust sans doute reconnu à ma rougeur, que c'estoit de moy de qui il se plaignoit : & ses amis & ses parens trouverent cette priere hors de saison, & n'attendoient la pluspart que la fin du sacrifice pour luy en dire leur advis. Mais ils furent bien deceus, d'autant que se perdant parmi la foule, il se desroba, sans que personne s'en prit garde : & se retirant en son logis apres avoir donné ordre à ses affaires le plus promptement qu'il peut, il m'escrivit une lettre, qu'il mit en sa poche, & reprenant la plume, escrivit ces parolles à Thersandre.
DEFFY DE DAMON, A THERSANDRE.
Si l'offence que j'ay receuë de vous, n'estoit de celles qui ne peuvent estre effacées qu'avec le sang, je ne desirerois pas, Thersandre, de vous voir seul avec l'espée en la main. Mais ne pouvant estre satisfait d'autre sorte, & sçachant bien que vostre courage ne vous rendit jamais plus lent au combat qu'à l'offence, je vous envoye cet homme que vous connoissez bien estre à moy, & qui vous conduira où je vous attens sans autres armes que celles que nous portons ordinairement au costé : vous promettant en foy de Chevalier que j'y suis seul, & que vous n'aurez à vous garder de personne que de moy qui suis DAMON.
Il commanda à un jeune homme des siens nommé Halladin qu'il avoit nourry, & qu'il aymoit sur tous ceux qui le servoient : fut pourson affection, fut pour l'entendement qu'il avoit, qu'en diligence il luy menast un cheval le long des rempars de la ville, sans que personne le vist, & qu'il en prit un autre pour le suivre, Halladin n'y faillit pas : & ainsi estant tous deux sortis dehors, Damon laisse le grand chemin, & ayant choisi un lieu commode pour son dessein, le plus reculé du passage commun,il declare son intention à Halladin, l'instruict de ce qu'il doit faire, & en fin luy donne ce qu'il escrit à Thersandre. Ce jeune homme desireux de servir son maistre selon ses commandemens trouve Thersandre, & fait si à propos son message que personne ne s'en prit garde. Mais pourquoy perdrois je plus de parolles en ce sujet. Thersandre s['y] en va : ils mettent la main à l'espée, Damon est vainqueur, & laisse Thersandre esvanouy sur la place avec trois grands coups dans le corps. Il est vray qu'il n'estoit guiere mieux : toutesfois il eut assez de force pour prendre la bague que Leriane avoit donnée, & remontant à cheval, commanda à Halladin de le suivre.
Quant à moy qui voulois en toute façon contenter ce Chevalier, apres toutefois l'avoir tancé de son imprudence, je l'allois cherchant de l'œil parmy les autres, & demeuray un peu estonnée de ce que je ne le voyois point, ne songeant au malheur qui estoit arrivé, lors qu'apres disner ainsi que quelques unes de mes compagnes & moy nous promenions sur le soir dans un jardin, je vis arriverHalladin, qui s'estant addressé à moy, me demanda si Leriane n'estoit point pres de là, & l'ayant fait appeller, il lui addressa sa parolle en cette sorte : Leriane, mon maistre qui sçait bien le contentement que vous recevrez des nouvelles que j'ay à vous dire m'a commandé de les vous raconter, non pas pour amitié qui soit entre vous, mais pour celle qu'il sçait que Madonthe vous porte. Et lors il nous raconta par le menu tout ce que je viens de vous dire de ce combat, puis continuant : Lors qu'il fut remonté à cheval, dit-il, & que je luy vis prendre les lieux plus esloignez de la frequentation du peuple, je m'en estonnay, car il estoit fort blessé, & ne peus m'empecher de luy dire qu'il me sembloit que le plus necessaire estoit de trouver quelque bon Myre pour penser ses playes. Il me respondit froidement. Nous le trouverons bien tost, Halladin, n'en sois point en peine. J'eux opinion qu'il disoit vray, & de cette sorte je le suivis quelque temps, non sans peine toutesfois, en luy voyant perdre une si grande abondance de sang. Enfin il parvint sur les rives du fleuve de Garonne, en un lieu où du rivage relevé par quelques rochers on voyoit le courant de l'eau, qui d'une extreme furie se venoit rompre contre, & la hauteur estoit telle qu'elle faisoit peur. Estant arrivé en cet endroit il voulut mettre pied à terre, mais il estoit si affoibly de la perte du sang, qu'il falut que je luy aidasse à descendre. Et lors s'appuyant contre le dos d'un rocher, ilsortit de sa poche un papier, & me le tendant il me dit. Cette lettre s'adresse à la belle Madonthe : ne fay faute de la luy donner : & sortant du doigt la bague qu'il avoit ostée à Thersandre, Donne la luy aussi, me dit-il, & l'asseure de ma part que la mort m'est agreable, puis que je luy ay peu rendre tesmoignage que je la meritois mieux que celuy à qui elle l'avoit donnée. Et puis que mon espée a osté du monde celuy qu'elle en avoit jugé digne, & que sa rigueur oste la vie à celuy de qui l'affection la pouvoit meriter, conjure la par la memoire de ceux desquels elle a pris naissance, & par son propre merite, & l'amitié qu'elle m'avoit promise, de ne la donner jamais plus à personne de qui l'amour luy soit honteuse, & qui ne la sçache bien concerver. Je receus la lettre & la bague qu'il me tendoit : mais voyant qu'il n'avoit plus la force de se soustenir, & qu'il devenoit pasle, je le pris sous les bras, & luy dis qu'il devoit faire paroistre plus de courage, & prendre une autre resolution, sans estre de cette sorte homicide de soy mesme : & sortant mon mouchoir je le voulus mettre contre une de ses blesseures qui estoit la plus grande, & par laquelle il perdoit plus de sang : mais me l'ostant de furie d'entre les mains : Tay toy Halladin, me dit-il, & ne me parle plus de vivre, maintenant que je ne le puis aux bonnes graces de Madonthe : & lors estendant mon mouchoir sous sa blessure, il receut le sang qui en sortoit, & le voyant presque plein me le tendit, & me dit telles parolles : Fay moy paroistre en ceste derniere occasion, que la nourriture que je t'ay donnée, & l'eslection que j'ay faite de toy n'a point esté sans raison ? Et soudain que je seray mort porte ma lettre, & cette bague à Madonthe, & ce mouchoir plein de sang à Leriane, & dy luy, que puis qu'elle n'a peu se saouler de me faire mal tant que j'ay vescu, je luy envoye ce sang, afin qu'elle en passe son envie. Comment, luy dis-je, Seigneur, que je vous voye mourir pour des femmes qui ne le meritent pas ? Plustost si vous me le commandez, je leur mettray ce fer dans le cœur, & leur feray reconnoistre qu'elles sont indignes qu'un tel Chevalier soit traité pour elles de ceste sorte. Voyez quelle fut la force de son affection ! Il estoit reduit à telle extrémité, qu'à peine pouvoit-il parler, & tout ce qu'il pouvoit faire, c'estoit de se soustenir appuyé contre le rocher : mais lors qu'il m'ouyt tenir ce langage, il se leva de furie, mit la main à l'espée, & m'eust sans doute tué si je ne me fusse sauvé de vitesse : & voyant qu'il ne me pouvoit attaindre ; Est ce donc ainsi, m'escria t'il, meschant & desloyal serviteur, que tu parles indignement de la plus parfaite Dame du monde ? Sois certain que si la vie me demeuroit, tu ne mourrois jamais que par ma main. Et lors revenant sur le lieu où il estoit desja, & sentant que la foiblesse commençoit de le saisir, il eust peur comme je puisjuger, que venant à s'esvanouyr, je ne le fisse emporter en lieu où il fut pensé contre sa volonté. Cela fut cause que se hastant d'approcher le rocher escarpé, il s'escria, Vous perdez aujourd'huy, ô belle Madonthe, celuy de qui l'affection pouvoit seule estre digne de vos merites. O Dieux ! quel transport: ô Dieux ! quelle Manie : je le vis qu'il se jetta la teste premiere dans ce fleuve. Je courus pour le retenir, & à la verité je fus si prompt que je le pris par l'un des pans de son hoqueton : mais le branle qu'il s'estoit donné eust tant de force, qu'au lieu de le retenir il m'emporta avec luy dans la riviere, où il faut que j'advouë que la crainte de la mort me fit oublier le soin que j'avois de le sauver : & ainsi allant au fonds, je fis ce que je peus pour revenir sur l'eau, & gagner apres le bord, où j'arrivay si las, & estonné de ce danger que je ne sceus remarquer que devint le corps de mon pauvre maistre. Je demeuray quelque temps les bras croisez regardant le cours du fleuve : mais voyant que c'en estoit fait, je remontay au mieux que je peus ce rivage, & me semblant d'estre obligé de satisfaire aux derniers commandemens qu'il m'avoit faits, je ramassay & sa lettre, & sa bague, que j'avois mises en terre quand je luy avois voulu estancher ses playes, & prenant mon mouchoir je viens les vous presenter. C'est à vous, Madame, me dit-il, que cette lettre & cette bague sont deuës, & n'en ayez pointd'horreur, encor qu'elles soient tachées de sang : car c'est du plus noble & du plus genereux qui sortit jamais d'un homme. Et c'est à toy, dit-il, s'addressant à Leriane, qu'est deu ce mouchoir que je te vay donner, saoules en ta rage, & te ressouviens que si jamais les Dieux ont esté justes ils puniront ta meschanceté. A ce mot il luy jetta aux pieds un mouchoir tout plein de sang, & se mettant aux cris s'en alla comme desesperé, sans qu'on peut tirer autre parolle de luy.
Il ne faut point que je m'arreste à vous dire, si ce message me toucha vivement : car il seroit impossible de le pouvoir representer, tant y a que toute hors de moy on me ramena dans ma chambre, & de fortune je rencontray qu'on rapportoit Thersandre qui estoit encore sans sentiment. Quand je fus revenuë en moy mesme, & que d'un esprit un peu plus rassis, j'eus jetté les yeux sur la bague que Halladin m'avoit apportée, il me sembla de voir celle que je portois ordinairement, & les approchant l'une de l'autre, je n'y trouvay autre difference sinon que celle cy estoit un peu plus neufue & plus grande. Je ne sçavois penser pourquoy elles avoient esté faites si semblables, ny qui l'avoit donnée à Thersandre : En fin je leus la lettre qu'il m'escrivoit, qui se trouva telle.
LETTRE
DE DAMON A MADONTHE.
Madame, puis que la connoissance que vous eustes hyer de ma veritable affection, & de la malice de Leriane, au lieu de m'estre favorable, a sans plus esté cause de vous faire favoriser d'avantage une personne qui en est tant indigne, renouvellant par une bague les asseurances de la bonne volonté que vous luy avez promise, je me resous de vous faire voir par mes armes que celuy à qui vous faites ces faveurs n'est capable de les conserver contre celuy à qui vous les refusez injustement. Et que si elles se pouvoient acquerir par valeur ou par affection il n'y auroit personne qui les deut pretendre que moy. Et toutesfois jugeant que je ne merite de vivre, puis que j'ay le courage d'aymer celle qui me mesprise pour un homme de si peu de valeur, si le sort des armes, comme je n'en suis point en doute, se tourne à mon advantage, je vous prometsque la veuë que vous aurez de moy ne vous donnera jamais desir de vengeance pour vous avoir osté vostre cher Thersandre, ou le fer, l'eau & le feu ne seront pas capables de faire mourir un miserable.
Ces parolles qui n'estoient pleines que d'un extréme transport me firent une estrange blesseure en l'ame : car je fus saisie d'un si grand desplaisir que je ne vous sçaurois dire, ny ce que je dis, ny ce que je fis. Tant y a que me mettant au lict, je faillis de perdre l'entendement, me semblant à tous coups que Damon me poursuivoit, & sur tout ce mouchoir plein de sang me revenoit devant les yeux : de sorte qu'il falloit qu'il y eust tousjours quelqu'un aupres de moy pour me r'asseurer. Leriane qui ne pensoit pas que je sceusse toutes ses malices, voulut vivre comme de coustume avec moy : & pour mieux feindre s'en vint toute esplorée au chevet de mon lict : mais soudain que je l'apperceus, il faut que j'advouë que je n'eus point assez de force sur moy pour dissimuler la hayne que je luy portois : aussi me sembloit-il inutile, puis que Damon estoit mort. Oste toy d'icy, luy dis-je, meschante & perfide creature. Oste toy d'icy peste des humains, & ne viens plus autour de moy pour continuer tes malices & tes trahisons ; & croy que si j'avois la force, aussi bien que la volonté, je t'estranglerois de mes mains, & me saoulerois de ton cœur. Ceux qui estoient dans la chambre, ignorant le subjet que j'avois de luy parler de ceste sorte, demeurerent infiniment estonnez : mais elle qui avoit l'esprit le plus prompt en ses malices qui fut jamais, sortant de ma presence joignoit les mains, plioit les espaules, & levoit les yeux en haut, & leur disoit d'une voix basse que j'estois hors de moy, & que je resvois (ce qu'ils creurent aisément pour m'avoir desja ouy dire quelques parolles mal à propos) & sortit de ma chambre avec cette excuse. Cependant Thersandre revint en santé, car les coups qu'il avoit receus ne se trouverent point mortels, & la perte du sang sans plus estoit celle qui l'avoit fait esvanouyr. Et de mesme en ce temps là j'avois repris mon bon sens, & commençay de m'enquerir de ce que l'on disoit par la Cour de moy. Je sceus de ma nourrice qui m'aymoit comme son enfant que chacun en parloit selon sa passion : mais que tous en general me blasmoient de la mort de Damon, & que l'on tenoit pour certain que Leriane avoit dit beaucoup de nouvelles à Leontidas, & à sa femme, & en mesme temps je vis entrer Thersandre dans ma chambre. Sa venuë me donna un grand sursaut, & ne voulois point parler à luy, lors qu'il se jetta àgenoux devant mon lict, & me voyant tourner la teste à costé, Vous avez raison, me dit-il, Madame, de ne vouloir point regarder la personne du monde la plus indigne de vostre veuë : car j'advouë que je merite moins cest honneur qu'homme qui vive, pour vous avoir donné tant de sujets de hayne. Mais s'il vous plait d'ouyr ce que je viens vous declarer, peut estre ne me jugerez vous point tant coulpable que vous faites maintenant. Et parce que je luy respondois avec beaucoup d'aigreur, & que je ne voulois luy donner loisir de parler, ma nourrisse m'en reprit, me disant que je devois l'escouter, parce que s'il n'avoit failli il n'estoit raisonnable de le traiter de cette sorte : & que s'il avoit fait faute je le pourrois avec plus de raison bannir de ma presence apres l'avoir ouy. Et bien, luy dis-je, que pensez vous qu'il vueille alleguer ? je le sçay aussi bien que luy. Il dira que l'affection qu'il m'a portée le luy a fait faire : mais qu'ay je affaire de cette affection si elle m'est dommageable ? Je n'accuseray pas, me dit-il, Madame seulement cette affection dont vous parlez, encores peut estre qu'envers quelque autre cette excuse ne seroit pas trouvée si mauvaise que vous la dites : mais je vous diray de plus, que jamais personne ne fut plus finement trompée que vous & moy l'avons estez par Leriane. Et sur cela il reprit toute l'histoire que je viens de vous faire, de quelle sorte elle luy donna courage de me regarder, de parler àmoy, d'aspirer à mes bonnes graces : les faveurs controuvées qu'elle luy portoit de ma part, les inventions contre Damon, les rapports que par son moyen elle me faisoit faire de l'amitié feinte de luy & d'Ormante, par qui sa tante avoit esté advertie de ce que je vous ay dit : bref le present de la bague qui avoit esté comme il croyoit le sujet du combat de Damon, & de luy. Et en fin il continua de cette forte. Or, Madame, jugez s'il est possible que telles esperances ne trouvassent place dans l'ame la plus prudente & advisée qui fut jamais, puis que celuy qui vous verra sans souhaitter ce bon-heur, pourra avec raison estre accusé de deffaut de jugement, & plus encore y estant attiré par les rapports & par les artifices de Leriane, de qui j'ay pensé vous devoir dire la perfidie, afin que vous preniez garde à la derniere meschanceté qu'elle vous a faite, & à moy aussi. Lors il me fit entendre que cette malicieuse femme, voyant bien qu'elle ne pouvoit plus m'abuser, ny luy aussi, & de plus se sentant rudement menassée par Leontidas & sa femme, qui luy reprochoient le peu de soin qu'elle avoit eu de moy, afin de s'excuser, avoit dit tout ce qu'elle avoit sçeu imaginer de pire de nous, leur faisant entendre que j'aymois, & estois aimée de tant de personnes, que quand elle prenoit garde à l'un, l'autre la decevoit, & entre ceux qu'elle avoit nommez, Damon & Thersandre n'avoient pas esté oubliez. Dequoy Leontidas estoit desorte en colere, & plus encore sa femme, soit contre moy, soit contre luy, qu'il avoit pensé estre à propos de m'en advertir, afin que j'y donnasse le meilleur ordre que je pourrois. Et apres il adjouta tant de supplications en me demandant pardon de l'offence qu'il avoit faite, de m'oser aymer, & me fit tant de protestations de vivre à l'advenir comme il devoit, que je fus contrainte par l'advis mesme de ma nourrice de luy pardonner.
Mais, sages Bergeres, je vous raconteray maintenant l'une des plus grandes meschancetez qui fut jamais inventée contre une personne innocente. Je vous ay dit qu'Ormante avoit par le commandement de Leriane rendu toutes les privautez qu'elle avoit peu à Damon. Il faut que vous sçachiez qu'elle n'estoit point si laide, ny luy si dégouté qu'enfin ils n'en vinssent aux plus estroittes faveurs : tellement qu'elle devint enceinte. La pauvre fille le declara incontinent à cette malicieuse, qui au commencement en fut estonnée : mais revenant soudain à ses malices accoustumées, elle fit dessein de se servir de cette occasion pour faire croire à Damon que j'aurois eu cet enfant de Thersandre : & pource elle deffendit tres expressément à Ormante de ne luy en rien dire, ny à personne du monde : & dés lors parce que le ventre commençoit à luy grossir, elle luy enseigna comme elle se devoit habiller pour couvrir cette enflure portant de robes volantes, ou froncées au corps. Mais quand ellesceut que Damon estoit mort, & que toutes choses estoient changées comme vous avez entendu, elle resolut de ne perdre pas cette belle invention, & de s'en servir à ma ruine. Voicy donc ce qu'elle fit. Depuis l'accident de Damon, j'avois presque tousjours tenu le lict, sinon l'apres-disnée que je me levois, & me renfermois dans mon cabinet où je demeurois jusques à neuf & dix heures du soir, entretenant toute seule mes pensées, sans que personne sceut que j'y fusse, sinon ma nourrisse, & quelques filles qui me servoient, ausquelles j'avois deffendu d'en parler à personne du monde. Et parce qu'on eut peu trouver estrange que je n'allois plus chez la Royne si l'on eust sceu que je n'eusse point eu de mal, je feignois d'estre fort malade : & pour tromper les Medecins, je ne me plaignois point de la fievre ny d'autre maladie reconnoissable : mais quelquefois de la migraine, du mal de dents, de la colique & semblables maux. Et d'autant que quelques unes de mes amies m'envoyoient visiter, n'ayant pas la hardiesse d'y venir elles mesmes pour ne desplaire à Leontidas & à sa femme, qui avoient un grand pouvoir pres du Roy & de la Royne, j'avois commandé à ma nourrice de faire mettre une fille dans mon lict qui recevoit les messages pour moy : & feignant que le mal l'empechoit de parler, ma nourrice faisoit les responces. Les fenestres qui estoient bien fermées & les rideaux bien tirez empeschoient que la clarté ne pouvoit entrer dans la chambre, de sorte qu'il n'y avoit personne qui s'en prit garde.Or Leriane fut advertie par sa niece, que je ne faillois point toutes les apres-disnées de me renfermer de cette sorte, parce que je ne hayssois point Ormante, encor qu'elle fust en partie l'instrument de mon mal, connoissant bien qu'elle n'y avoit rien fait de malice : si bien qu'elle estoit tousjours demeurée parmy mes filles : & à cette fois mesme elle declara à Leriane ce que je vous viens de dire, plustost par simplicité que par malice. Mais sa tante qui ne songeoit qu'à me ruiner entierement de reputation, voire à me faire perdre la vie, de peur que je ne declarasse à Leontidas les meschancetez qu'elle avoit faites, pensa d'avoir trouvé un bon moyen pour parvenir à la fin de ses desirs. Et parce qu'elle avoit sceu que Thersandre m'avoit dit tous les artifices dont elle avoit usé contre Damon & contre moy, elle tourna en haine mortelle toute la bonne volonté qu'elle luy avoit portée. Et d'autant qu'il n'y eut jamais un esprit plus plein de ruze & de malice que celuy de cette femme, elle pensa de se venger tout à coup de Thersandre & de moy : & voicy les moyens qu'elle tint. Elle demanda à Ormante depuis quand elle pensoit estre enceinte : & apres avoir conté elle trouva qu'elle estoit dans son neufiesme mois, dont elle fut tres-aise ; & apres luy avoir donné bon courage, & commandé qu'elle tint bien secret son gros ventre, elle luy dit qu'aussitost qu'elle sentiroit quelques trenchées elle l'en fist avertir, & que cependant le plus souvent qu'elle pourroit, elle se mist dans mon lict en ma place pour recevoir les messages, ainsi que je vous ay dict. Et bâtissant sa trahison là dessus, elle vint trouver la femme de Leontidas qui retirée de toute compagnie regardoit l'estat des affaires de sa maison. Et apres s'estre mise à genoux devant elle, elle la supplia de luy vouloir pardonner la nonchalance dont elle avoit usé en ce qui me concernoit. Et parce qu'elle connoissoit bien que cette Dame estoit plus offencée, à cause de mon bien, que pour la perte qu'elle faisoit de moy, d'autant qu'il n'y avoit plus d'apparence que son neveu me deust espouser, veu l'opinion que l'on avoit de Damon elle ajouta ces parolles. Que s'il vous plait, Madame, me remettre en vos bonnes graces, je vous donneray un moyen infaillible & tres-juste pour rendre vostres tous les biens de Madonthe. Cette Dame ouyant cette proposition tant selon son humeur s'adoucit un peu, & sans luy respondre aux autres points que elle avoit touchez, elle luy dit : Et quel moyen avez vous pour effectuer ce que vous dites ? Je le vous diray en peu de mots,respondit cette meschante : mais avec condition Madame, [que] vous me pardonnerez l'offence nouvelle que je vous declareray, si vous jugez qu'il y ait de ma faute. Et luy ayant commandé qu'elle parlast hardiment, Leriane reprit la parole ainsi. Madonthe (en la personne de laquelle Madame Dieu a bien fait paroistrequ'il vous aymoit, puis qu'il n'a voulu permettre qu'elle entrast en vostre maison) est la plus miserable & perduë fille d'Aquitaine, & j'advoüe que je n'eusse jamais pensé qu'une jeunesse telle que la sienne eust peu si bien decevoir ma vieillesse : & toutefois il est certain que sa façon modeste, sa froideur, cette mine altiere, & bref les honorables ayeuls dont elle estoit issuë, & plus encores les bons exemples qu'elle avoit de vous, m'ont tellement abusée, que j'eusse respondu avec autant d'asseurance de sa pudicité que de la mienne propre : Et toutesfois je viens de descouvrir qu'elle est enceinte. Madonthe est enceinte? interrompit cette bonne Dame toute surprise. Ouy Madame, respondit Leriane, & si je vous diray de plus, qu'elle est preste d'accoucher. Ah ! la miserable qu'elle est, repliqua t'elle, & comment s'est elle de tant oubliée ? & comment n'y avez vous eu l'œil ? Ah ! si son pere vivoit, en quel lieu de la terre eviteroit elle son juste courroux ! Qu'il est heureux d'estre mort avant qu'elle ait fait une si grande honte à sa race : Mais de qui & comment le sçavez vous ? Madame, dit elle, je vous supplie tres-humblement de me pardonner, & de croire que je n'ay pas esté si nonchalante en la charge que vous m'avez donnée d'avoir soin de sa conduitte, comme j'ay esté deceuë de la bonne opinion que j'avois d'elle, veu le peu d'apparence qu'il y avoit qu'elle deut aymer une personne de si peu que Thersandre : & j'advoüe que la jalousie a les yeux plus clairs voyants que la prudence, puis que Damon s'estoit bien apperceu de cette amour que je n'avois jamais veuë. En fin je l'ay sceuë par le moyen d'une sage femme, à laquelle elle s'est addressée pour faire perdre son enfant. Mais la bonne femme qui est vertueuse, & qui ne voudroit commettre une meschanceté, luy a respondu qu'il ne se pouvoit, parce que l'enfant estoit entierement formé, voire prest à sortir, mais qu'elle ne se mit pas en peine, qu'elle la feroit accoucher si promptement que personne n'en sçauroit rien. Or cette femme a eu peur qu'elle ne se mesfit, c'est pourquoy elle m'en est venu advertir, m'ayant veuë dés long temps aupres d'elle, afin que j'y prisse garde. Et parce que j'estois en peine de sçavoir qui en estoit le pere, je luy ay demandé si elle n'en pouvoit soupçonner personne. Malaisément, m'a t'elle dit, si ce n'est Thersandre : car à toutes les fois qu'elle regardoit son ventre, & qu'elle songeoit au danger où elle estoit, elle ne disoit autre chose sinon, ah ! Thersandre, que ton amitié me coute cher ! cela me fait juger que c'est luy. Or Madame, considerez comment je pouvois me garder de cestuy cy, estant domestique & homme de si basse qualité au prix d'elle, que je n'eusse jamais pensé qu'elle y eust daigné tourner les yeux. Mais puis qu'elle s'est renduë indigne de vostre alliance, il faut qu'elle soit punie comme elle merite, & vous devez croire que Dieu l'a decette sorte abandonnée pour la faire servir d'exemple aux autres de son aage. Cependant vous devez vous acquerir les biens que la fortune luy avoit preparez avec si peu de merites. Et en voicy le moyen. Vous sçavez, Madame, que par nos loix, toute fille qui manque à son honesteté, est condamnée à mourir par le feu. Nous la convaincrons de cette faute fort aisement, comme vous pouvez penser, puis qu'elle en a des tesmoignages dans le ventre, desquels elle ne se peut deffaire : Et parce que celles qui sont ainsi condamnées, ne perdent pas seullement la vie, mais le bien aussi, qui est acquis au Roy, il faut le luy demander des premiers : car il n'a garde de le vous refuser. En ce mesme temps Leontidas entra dans le cabinet, & trouvant Leriane : Est il possible, dit-il à sa femme, que vous ayez le courage de voir cette personne qui est cause de tout le desplaisir que nous avons. Sa femme s'approchant de luy, desireuse d'avoir mon bien le tira contre une fenestre, & commença de luy raconter ce qu'elle venoit d'apprendre : & quoy qu'il fut genereux & plein d'honneur, si le tourna t'elle de tant de costez qu'en fin il s'accorda à tout ce qu'elle voulut : & ainsi r'appellant Leriane qui se tenoit un peu esloignée, il luy commanda de dire la verité, & sur tout de ne rien mettre en avant qu'elle ne peut verifier. Elle plus asseurée qu'il ne se peut croire, reprit d'un bout à l'autre tout le discours qu'elle avoit desja fait à sa femme, & enfin conclud que s'il ne se vouloit asseurer en ce qu'elle disoit qu'il luy donnast une sage femme, pourveu qu'elle ne fust point connuë de moy, & qu'elle me feroit toucher à elle, & qu'il en pourroit apprendre la verité par son rapport. Leontidas trouva cette preuve fort bonne, & dez le lendemain luy en envoya une. Il advint que ce jour là, sa niece par son commandement s'estoit mise en ma place dans le lict, & pour empecher que ma nourrice ne se print garde de ce qu'elle vouloit faire, elle dit à la femme de Leontidas qu'elle l'envoyast querir, sous pretexte de luy demander de mes nouvelles. De cette sorte ma chambre demeura sans aucune personne qui eust du jugement, si bien que Leriane entrant dedans avec cette sage femme, & ayant bien instruit sa niece de ce qu'elle avoit à dire : elle s'approcha d'elle, & luy dit, Madame, je vous avois promis de vous amener une personne qui vous soulageroit en vostre mal : je vous tiens parolle à ce coup : car vous ne devez rien craindre tant que vous aurez celle que je vous ameine. Ormante contrefaisant sa parolle, respondit fort bas, elle soit la bien venuë. Ne trouverez vous pas bien, Madame, dit la bonne femme que je sçache en quel estat vous estes. Je le veux bien, respondit Ormante. Elle se mit donc incontinent sous le tour du lict, & passant les mains sur le ventre d'Ormante fit ce qu'on a accoustumé en semblables occasions, & de fortune l'enfant remua, de sorteque cependant qu'elle la touchoit les douleurs prindrent cette pauvre fille, qui fut si fort pressée de Leriane, & par la sage femme qu'en moins de deux heures elle accoucha, sans bruit & sans que personne dans le logis s'en prist garde, tant la pauvre Ormante se contraignit. Leriane qui vid la chose reüssir si bien selon son dessein, donnant diverses commissions à deux filles qui estoient dans ma chambre, fit si bien qu'elle demeura seule : & soudain y ayant pourveu de longue main, fit bien bander sa niece, & sans que la sage femme s'en prist garde la fit lever une heure apres, cependant qu'elles tenoient aupres du feu le petit enfant. Et pour parachevet sa trahison, elle porta l'enfant avec la sage femme à Leontidas tout à descouvert, estant bien aise que chacun le vist sortir de ma chambre, & de mon logis. Je l'ouys bien crier du cabinet où j'estois : mais ne me doutant en façon du monde de cette meschanceté, je ne voulus me destourner de mes tristes pensées. Elle s'addressa premierement à la femme de Leontidas, & avec le tesmoignage de celle qui avoit accouché Ormante, elle luy donna une telle asseurance que l'enfant estoit mien, qu'elle le creut & Leontidas aussi. Mais pour couvrir encores mieux cette trahison, elle dit à cette Dame qu'elle la supplioit de se contenter d'avoir mon bien, & que si elle me vouloit conserver la vie, elle s'asseuroit que je ne ferois point de difficulté, veu la fauteque j'avois faite de le luy donner, & me renfermer pour le reste de mes jours entre les filles Druides, ou Vestales ; Que ce seroit une œuvre tres-agreable à Dieu de me sauver la vie pour ne diffamer point une si bonne & honorable famille que la mienne : qu'encores que j'eusse commis une si grande faute, elle ne pouvoit toutesfois oublier l'amitié qu'elle m'avoit portée, cependant que je vivois selon mon devoir, & que c'estoit la seulle occasion qui luy faisoit faire cette priere. La femme de Leontidas qui n'avoit pas dessein sur ma vie, mais sur mon bien seullement, y consentit sans grande difficulté : mais Leontidas qui estoit homme d'honneur, & qui n'y tournoit point les yeux, fust long temps auparavant que de s'y accorder. Enfin l'importunité de sa femme, jointe aux feintes larmes de Leriane, & le souvenir qu'il eut de quelques obligations, dont mon pere l'avoit autresfois lié, le vainquirent : si bien qu'ils donnerent charge à Leriane de me persuader, ce qu'elle leur avoit proposé. Or le dessein de ceste malicieuse creature, n'estoit pas celuy là, mais elle eust peur que si sur l'heure j'eusse esté visitée, l'on n'eust trop aysement reconnu que je n'avois point fait d'enfant, de sorte qu'elle desira de faire en façon que quelques jours s'escoulassent, apres lesquels la connoissance n'en fust pas siasseurée. Et pour rendre la chose plus vray semblable elle supplia Leontidas, & sa femme de luy donner quelques uns pour voir l'estat où j'estois : ce qu'ils firent, commandant à une vieille damoiselle, & à un vieil chevalier qui estoit de leur maison, & ausquels ils avoient beaucoup d'asseurance de suivre Leriane. Elle avec la sage femme, apres avoir mis l'enfant à nourrice, les conduit dans ma chambre, s'approche du lict : mais lors qu'elle n'y trouve personne elle fait de l'estonnée, elle descouvre & leur montre les marques d'un accouchement, & feignant de ne sçavoir où j'estois, me cherche sans faire bruit, & en fin me trouve en mon cabinet. Elle les appelle, & sans que j'y prisse garde me montre par le trou de la serrure. J'estois pour lors couchée de mon long sur un petit lict, & avois la main sous la teste, resvant au miserable accident de Damon, & à la reputation qui m'en estoit demeurée, de sorte qu'à mon visage on pouvoit reconnoistre les tristes representations de ma pensée. Ceste meschante leur fit croire que c'estoit de mal & de lassitude que je demeurois de cette sorte : ce qu'ils creurent aisement pour les apparences qu'ils en avoient veuës : Et trompez de ceste sorte, s'en retournerent faire leur rapport. Cependant Leriane estant demeurée seule avec la sage femme, fit changer les linceuls de mon lict, & tout ce qui me pouvoit donner connoissance de ce qui s'y estoit passé, & contentant fort bien cette bonnefemme, la licentia, apres l'avoir conjurée de n'en parler point, mais de bien remarquer le jour & l'heure, afin qu'en temps & lieu elle s'en peut ressouvenir, & apres elles partirent de mon logis. Ma nourrice y revint quelque temps apres ayant tousjours esté retenuë par la femme de Leontidas, & ne trouvant rien de changé dans ma chambre ne s'estonna d'autre chose que de ne voir point Ormante dans mon lict : mais pensant qu'elle eust eu quelque affaire, elle n'en fit plus grande recherche. La nuict estant venuë, & l'heure que j'avois accoustumé de me coucher, je fis comme de coustume, & me reposay jusques au lendemain sans entrer en nulle doute. Cependant Leriane batissoit de merveilleuses harangues en mon nom, disant à Leontidas & à sa femme que je les suppliois tres-humblement d'avoir pitié de moy, qu'ils avoient ma vie & ma mort entre leur[s] mains, que je me donnois à eux, & que je ne voulois plus qu'une maison retirée, pour me renfermer en lieu où personne ne me vist : Qu'aussi tost que je serois en estat de marcher, je leur viendrois demander pardon de la faute que j'avois commise, & requerir permission de me retirer du Monde. Bref, sages Bergeres, cette femme conduisit si bien sa meschanceté, que six sepmaines se passerent, durant lesquelles Ormante se remit en estat, qu'on n'eust jamais jugé à la voir qu'elle eut fait un enfant : Et feignant d'avoir eu quelques affaires chez elle, revint plus belle qu'elle n'avoit jamais esté. Leriane l'avoit si bien instruite, que quand je luy demanday pourquoy elle s'en estoit allée sans m'en parler, elle me respondit qu'elle n'osa pas heurter à la porte de mon cabinet, & qu'elle croyoit que ce ne seroit que pour deux ou trois jours, & par ainsi pensoit d'estre plustost revenuë que je n'aurois pris garde qu'elle seroit partie. Je receus cette excuse, & luy dis seullement qu'elle n'y retournast plus sans me demander congé. Or les choses estans en cest estat, Leriane ne craignant plus qu'on la peut convaincre de mensonge, resolut d'achever son malheureux dessein. Elle avoit deux cousins germains qui portoient les armes, & qui s'estoient acquis en toutes les armées où ils avoient esté la reputation de tres-vaillants chevaliers. Ils estoient freres, si grands & forts, & si adroits aux armes, qu'il n'y avoit personne dans la Cour de Torrismonde qui les egallast. Au reste ils estoient pauvres, & n'avoient autre esperance que celle d'estre heritiers de Leriane. Elle qui faisoit dessein de se servir de leur courage les obligeoit par des presents, & par ses parolles leur faisoit entendre qu'ils devoient esperer d'avoir son bien : ce qui les lioit de sorte qu'il n'y avoit commandement qu'elle leur fit, qu'ils n'essayassent d'executer. Apres s'estre asseurée de leur volonté, elle commença de changer de discours en parlant à Leontidas & à sa femme, disant que je reprenois courage, que je neparlois plus de me retirer du monde, que j'oubliois ce que je leur devois ; bref quelques jours estants escoulez, elle leur dit, qu'il ne faloit plus rien esperer de moy que par force, que je niois tout ce qui s'estoit passé, & en disant cecy, elle feignoit d'estre tant offencée contre moy qu'elle advoüoit que j'estois indigne du bien qu'ils me vouloient faire. Et parce que la femme de Leontidas aspiroit tousjours à mon bien : mais comment, luy dit elle, la pourrez vous convaincre maintenant ? Nous avons dit elle de bons tesmoins, mais quand cela ne seroit pas, puis que la verité est pour nous, j'ay des personnes à moy qui le maintiendront par les armes contre tous ceux qui soustiendront le contraire : & vous sçavez, Madame, que des choses qui sont douteuses, & dont les preuves ne sont pas suffisantes on en tire la verité par les armes. Leontidas qui estoit homme de courage, & qui estoit entré en colere de la malice dont il pensoit que j'avois usé : non non, dit-il, je suis trop certain qu'elle a failly : ce sera moy qui l'accuseray, & qui le maintiendray contre tous. Leriane qui estoit tres-asseurée de ses deux germains, & qui vouloit sur tout se faire paroistre affectionnée à Leontidas, se tournant vers sa femme ; Madame, luy dit elle, j'aymerois mieux mourir, que de voir les armes à la main à mon seigneur pour ce subjet : je vous supplie le destourner de ce dessein, ou bien jevous proteste de ne m'en mesler plus. J'ay Leotaris, mon germain, & son frere, qui prendront cette charge : & à la verité il est plus à propos que ce soient eux, parce qu'il ne seroit pas bien seant de demander le bien de celle que vous accuseriez. Leontidas persistoit en ceste volonté, mais sa femme qui ne le vouloit point voir en ce danger, & qui jugeoit bien qu'il n'estoit pas à propos qu'il fust mon accusateur, & qu'il demandast en mesme temps mon bien au Roy, fit en sorte qu'elle obtint de luy qu'il laisseroit faire aux parens de ceste femme. Ayant pris ceste resolution, Leriane parle à Leotaris, luy promet tout son bien, luy en passe une asseurance par escrit : bref l'oblige de sorte que luy & son frere eussent entrepris contre le Ciel, tant s'en faut qu'ils eussent fait difficulté de s'armer contre moy. Leriane asseurée de ce costé, & soustenuë de l'opinion de plusieurs, mesme de l'authorité de Leontidas, se presente devant la Roine, m'accuse, s'offre de verifier ce qu'elle dit, & represente la chose si vray-semblable que chacun la croit. Et de peur que Thersandre ne descouvrit les ruzes & malices dont elle avoit usé par le passé, elle dit qu'il est pere de l'enfant, afin qu'il ne peut porter tesmoignage contre elle. La Royne qui estoit une Princesse pleine d'honneur & de vertu, la conduit devant le Roy, & joignant ses prieres aux accusations de cette meschante femme requiert que je sois punie selon les rigueurs des loix. Leontidas estappellé, qui assistant la Royne fit les mesmes supplications, pour la honte qu'il en recevoit : cest acte ayant esté commis en sa maison, & sa femme en mesme temps supplia la Royne de luy faire donner mon bien, ce que le Roy accorda librement. Et toutesfois ce bon Prince se souvenant des services que mon pere avoit faits à Thierry son pere, n'estoit pas sans desplaisir de mon desastre. La premiere nouvelle que j'en sceus, fut que les soldats de la Justice se vindrent saisir de moy & cachetterent ma chambre, & mon cabinet, & en mesme temps me conduirent devant le Roy sans m'en dire le sujet. Dieux ! quelle devins je quand j'ouys les parolles de Leriane : Je demeuray sans pouvoir proferer un seul mot fort long temps : en fin estant revenuë à moy, je me jettay à genoux devant la Royne, la suppliay de ne croire point cette meschante femme, que je luy jurois par tous les Dieux qu'il n'en estoit rien, qu'il n'y avoit preuve que je ne fisse de ma pudicité, & que par pitié elle prit la cause d'une innocente. Le Roy fut plus esmeu de mes parolles que la Royne, fust qu'il eust plus de memoire des services de mon pere, fust que ma jeunesse, & mon visage le touchassent de pitié, tant y a que se tournant vers Leriane : si ce que vous proposez, dit-il, n'est point veritable, je vous promets par l'ame de mon pere, que vous souffrirez la mesme peine que vous preparez aux autres. Sire, dit elle tresasseurément, je prouveray ce que je dis, &par tesmoins, & par les armes. Tous les deux, dit le Roy, vous sont accordez. Et lors nous faisant separer, je fus remise en seure garde, & Thersandre aussi : Et fut ordonné que les tesmoins nous seroient representez. Voila donc la sage femme & la nourrice à qui on avoit remis l'enfant d'Ormante, qui rendent tesmoignage de ce qu'elles sçavent. Voila le vieil Chevalier, & la Damoiselle dont je vous ay parlé qui en font de mesme : Elle produit outre cela diverses personnes qui avoient veu sortir cet enfant de mon logis ; bref les preuves estoient telles, que si Dieu n'eust eu soin de mon innocence, il n'y a point de doute que j'eusse esté condamnée. De fortune les Juges estans dans ma chambre, & me lisans les depositions faites contre moy, je ne sçeus que faire en cette affliction, que de recourre aux Dieux, & levant les yeux au Ciel je m'escriay : ô Dieux! tout-puissants, qui lisez dans mon cœur, & qui sçavez que je ne suis point atteinte de ce dont je suis accusée, soyez mon support, & declarez mon innocence. Et lors comme inspirée de quelque bon Demon, je me tournay vers la cheminée, & addressant ma parolle aux Juges. Si ces accusations, leur dis-je, sont veritables, je prie les Dieux que je ne puisse plus respirer, & si elles sont faulses, je les requiers que ce charbon ardant ne me puisse point brusler. Et soudain me baissant, je pris un gros charbon de feu, & le tins sans me brusler avec la main nuë si long temps qu'ils'y esteignit presque entierement. Les Juges estonnez de ceste preuve, voulurent toucher le charbon pour sçavoir s'il estoit chaud, mais ils en retirerent bien promptement la main : Et apres qu'il fut presque esteint, comme je vous disois, ils visiterent ma main pour voir s'il s'y avoit point d'apparence de bruslure. Mais ils n'y en trouverent non plus que si jamais ils n'y eut eu du feu. S'ils en furent estonnez, vous le pouvez penser : tant y a qu'ils en firent le rapport au Roy, qui ordonna que Leriane en seroit avertie, pour voir si cette preuve de mon innocence luy feroit point changer de discours. Mais au contraire, elle dit pour deffence que j'avois fait quelque recepte qui avoit empéché que le feu ne m'avoit offencée : mais que les tesmoins qu'elle presentoit estoient irreprochables. Et que cette preuve du feu seroit peut estre recevable si elle estoit ordonnée par les Juges, & non pas procedée de ma seulle volonté qui la rendoit suspecte de beaucoup d'artifice. Bref, sages Bergeres, elle sceut de telle sorte soustenir sa fausseté, que toute la faveur que le Roy me peut faire, fust d'ordonner, que le tout se verifieroit par les armes, & que dans quinze jours nous donnerions des Chevaliers, qui combattroient à outrance pour nous.
Les nouvelles de tout ce que je vous ay raconté, furent incontinent espanchées par toutel'Aquitaine, de sorte que ma mere les entendit aussi bien que les autres, & parce que Leriane avoit produit tant de tesmoins : elle creut comme faisoient aussi presque tous ceux qui en oyoient parler, que veritablement j'avois commis la faute dont j'estois accusée : & comme celle qui avoit tousjours vescu avec toute sorte d'honneur, elle en receut un si grand desplaisir qu'elle en tomba malade, & ayant desja de l'aage, ne peut resister longuement au mal, de sorte qu'elle mourut en dix ou douze jours, avec si mauvaise opinion de moy, qu'elle ne voulut jamais envoyer me voir ny m'assister en ma justification. Voyez comme les Dieux me vouloient affliger en diverses sortes. Car ce coup me toucha plus vivement que je ne vous sçaurois dire. Me voila donc sans pere & sans mere, & delaissée de tous ceux qui me connoissoient, voire blasmée universellement de chascun. J'advouë que je fus plusieurs fois en deliberation de me precipiter d'une fenestre en bas pour sortir de tant de peines : car je n'avois que ce seul moyen de me faire du mal. Mais les Dieux conserverent avec espoir que mon innocence seroit en fin connuë : me representant que si je mourois, je laisserois toute l'Aquitaine en cette mauvaise opinion de moy. Mais lors que Leriane offrit Leotaris & son frere, & que Thersandre ny moy ne peusmes nommer personne : tant parce que nous ne nous y estions point preparez, que d'autant qu'il n'y avoit homme qui voulutentrer au combat sur une mauvaise querelle, comme il croyoit celle cy : il faut advoüer que je demeuray fort estonnée, & qu'alors plus que jamais je regrettay le pauvre Damon, m'asseurant bien que s'il eust esté en vie je n'eusse pas esté sans Chevalier. Thersandre d'autre costé qui ne pouvoit deffendre que sa cause ne peut offrir que de combattre Leotaris, & son frere l'un apres l'autre. Mais le terme estant passé, le Roy pour nous faire quelque grace nous donna encores huict jours, & ceux-là estant escoulez, il en adjouta pour tout delay trois autres, à la fin desquels nous fusmes conduits dans le camp, moy toute vestuë de dueil, & sans autre compagnie que celle des gens de Justice, au contraire Leriane toute triomphante & accompagnée de plusieurs, fut mise sur un autre eschafaut vis à vis de celuy où j'estois. Desja Leotaris & son frere estoient dans le camp armez, & montez à l'advantage, faisant d'autant plus les vaillants qu'ils croyoient n'avoir à combattre que Thersandre, parce que nous n'avions peu trouver autre que luy, d'autant que Leontidas qui estoit favorisé du Roy fit paroistre de tenir le parti de Leriane pour l'offence qu'il disoit avoir receuë : Et que ceux qui autrefois portez d'amour eussent entrepris pour moy cent combats semblables, en estoient refroidis par la creance qu'ils avoient que je les avois tous desdaignez pour Thersandre. Voyez combien une faulseté est difficile à estre reconnuë quand elle est finementdesguisée. En fin voicy Thersandre qui entre dans le camp, resolu de les combattre tous deux, sçachant bien que la Justice estoit de son costé. Il fut ordonné par les Juges, que si durant le combat quelque Chevalier se presentoit pour moy il seroit receu, & que Leotaris & son frere pouvoient ou ensemble, ou separement combattre Thersandre s'ils le vouloient. Ces deux freres avoient du courage, & estoient personnes d'honneur, de sorte qu'ils vouloient le prendre l'un apres l'autre : mais Leriane leur dit qu'elle ne le vouloit pas, de sorte que ne luy osant desplaire, ils coururent tous deux contre luy. Pensez sages Bergeres en quel estat je devois estre ! Je vous asseure que j'estois tellement hors de moy que je ne voyois pas ce que je regardois. En ce temps le Soleil suivant la coustume fut esgalement partagé : les deffences ordinaires furent faites, & le commandement estant donné, les trompettes sonnerent. Thersandre qui veritablement a du courage, remettant sa confiance en la Justice des Dieux, donne des esperons à son cheval, bien couvert de son escu, frappe de son bois le frere de Leotaris, sur lequel il le rompt sans effect : mais luy atteint en mesme temps des deux lances est porté par terre avec la selle entre les jambes. Leriane voyant un si grand advantage pour les siens estoit pleine de contentement, & au contraire je mourois de peur. Thersandre se voyant en telle extremité, ne perdit point l'entendement mais courant à son cheval, luy osta la bride avant qu'ils fussent revenus à luy. L'animal qui estoit courageux, se sentant sans selle & sans bride, se met à courre par le camp, & comme si Dieu l'eust inspiré, se joint à Leotaris, & à son frere, & commence à coups de pieds & à coups de dents de les assaillir si furieusement, qu'au lieu d'attaquer Thersandre, ils furent contraincts de se deffendre de son cheval : Cela les amusa quelque temps, parce qu'ils ne le peurent tuer si tost qu'ils pensoient, à cause de la legereté & des coups qu'il leur donnoit : en fin ils en vindrent à bout, & animez contre Thersandre pour cette ruze resolurent de finir promptement le combat : & pource s'adressant tous deux à luy, il ne peut faire autre chose que se mettre aupres de son cheval qui estoit mort en l'un des bouts du camp, ce qui luy servit beaucoup, d'autant que les chevaux de ses ennemis ayant frayeur du mort, ne s'en vouloient approcher qu'avec peine, & cela mena le combat à une grande longueur : en fin Leotaris voyant qu'il n'en pouvoit venir à bout, se resolut de mettre pied à terre, ce que son frere fit aussi, & laissant aller leurs chevaux par le camp, s'en vindrent tous deux contre Thersandre, qui certes fit tout ce qu'un homme pouvoit faire : mais ayant en teste deux des plus forts & courageux Chevaliers d'Aquitaine, il luy fust impossible de faire longue resistance. Ilestoit donc desja blessé en divers lieux, & avoit tant perdu de sang, qu'il n'avoit plus la force de se deffendre longuement, lors que les Dieux eurent pitié de moy, & firent presenter à la barriere du camp un Chevalier qui demanda d'entrer pour deffendre, & moy & Thersandre. Elle luy fut incontinent ouverte, & parce qu'il vit bien que Thersandre estoit reduit à l'extremité : il pousse son cheval furieusement contre eux : mais lors qu'il leur fut aupres il s'arresta sans les attaquer, & leur cria, cessez Chevaliers d'offencer plus longuement les loix de Chevalerie, & vous addressez à moy, qui suis envoyé si à propos pour vous en punir. Leotaris & son frere oyant cette voix se reculerent bien estonnez de se voir à pied, craignant qu'il ne se voulut servir de l'advantage qu'il avoit de son cheval. Et pource ils se mirent à courre vers les leurs : mais l'estranger se mit au devant, & leur dit, Je veux que vous teniez cette courtoisie de moy, & non pas de vostre vitesse & legereté : montez à vostre aise à cheval, & ne croyez point que je me vueille prevaloir contre vous du mien. Tous ceux qui virent ces deux genereuses actions, estimerent infiniment l'estranger : mais je ne pouvois m'en contenter, me semblant que contre ceux qui soustenoient une si meschante trahison, c'estoit une grande faute de n'user de toute sorte d'avantage, & mesme puis qu'ils en avoient usé de cette sorte contre Thersandre. Mais le Chevalier avoit une autre consideration, ne jugeant pas que ce qu'il blasmoit en autruy luy fust honorable. Cependant que je pensois à ce que je vous ay dit, je vis Leotaris & son frere à cheval, qui sans se ressouvenir de la courtoisie receuë, vindrent l'attaquer tous deux à la fois, mais ils trouverent bien un bras plus fort que celuy de Thersandre. Sages Bergeres, je ne vous sçaurois particulariser ce combat, car j'avois l'esprit tant aliené, qu'à peine le voyois-je. Il suffira de vous dire que l'estranger fit des preuves & de force & de valeur si merveilleuses, que Leriane disoit que c'estoit un Demon, & non point un homme mortel. En fin apres avoir quelque temps combatu, je vy bien qu'encores qu'il fut seul, il avoit toutesfois quelque advantage sur eux : car pour Thersandre il estoit tumbé de foiblesse & ne se pouvoit relever de terre. Et ce qui le fit connoistre à tous ceux qui les regardoient, ce fut un coup qu'il donna au frere de Leotaris d'une telle force qu'il luy separa la teste de dessus les espaules. Leotaris voulut venger son frere : mais l'estranger n'ayant plus à faire qu'à luy, le mena de sorte, & le blessa en tant d'endroicts que de foiblesse pour le deffaut du sang, il se laissa choir du cheval en terre, & d'une si lourde cheutte, que frappant de la teste la premiere il se tordit le col de la pesanteur du corps & des armes. L'estranger mettant pied à terre, & voyant qu'il estoit mort, le prend par un pied, le traine hors du camp, & son frere de mesme : puis s'addressant à Thersandre l'ayde à se relever, & le met à cheval sur un de ceux des morts, & reprenant le sien, demande aux juges s'il avoit rien plus affaire, & luy ayant respondu que non, il requiert que je sois mise en liberté : ce qui fut ordonné à l'heure mesme. Il s'en vint donc à moy, & me demanda s'il pouvoit me rendre quelque autre service. Deux encores, luy dis-je, l'un que vous me conduisiez chez moy, en m'ostant de la Tyrannie de ceux qui m'ont ravie à ma mere, & l'autre que vous me fassiez sçavoir à qui j'ay l'obligation de ma vie, & de mon honneur. Pour vous dire mon nom, me respondit-il, c'est une grace que je vous demande de ne m'y vouloir contraindre. Pour vous conduire où vous voudrez, il n'y a rien qui m'en puisse empecher pourveu que ce soit promptement.
Cependant que ces choses se passoient de cette sorte tant à mon advantage en ce lieu, les Dieux voulurent bien faire connoistre que jamais ils n'abandonnent l'innocence. Car il advint que ma pauvre nourrice n'ayant pas le courage de me voir mourir, croyant pour certain que Thersandre ne sçauroit resister contre ces deux Chevaliers s'estoit renfermée dans ma chambre, pleurant & faisant de si pitoyables regrets, qu'il n'y avoit personne qui n'en fust esmeuë. Ormante qui avoit tousjours receu d'elle & de moy toutes les courtoisies qu'elle pouvoit desirer en fut esmeuë, & parce qu'elle estoit fort peu fine, elle ne peut s'empecher de dire que sa tante luy avoit asseuré que je ne mourrois point, mais que seulement elle vouloit que je luy fusse obligée de la vie, afin que je luy fisse plus de bien. Ah ! ma mie, luy dit ma nourrice, il n'y a point de doute que nostre maistresse est morte, si Thersandre ne demeure victorieux, & que le Roy mesme selon les loix ne la sçauroit sauver. Comment, dit Ormante, Madame sera bruslée ? Il n'y a point de doute, respondit elle. Ah ! miserable que je suis, repliqua cette fille, comment est ce que les Dieux me pardonneront jamais sa mort ! Et comment, en estes vous coulpable ? adiouta ma nourrice. Ah ! ma mere, respondit Ormante, si vous me promettez de n'en rien dire, je vous raconteray un estrange accident. Et ma nourrice le luy ayant promis, Elle luy dit que ç'avoit esté elle qui avoit fait cest enfant, & luy redit tout ce que je viens de vous raconter. Ma mie, dit incontinent ma nourrice, allons, allons tost sauver la vie à tant de gens, & croyez que Dieu vous en sçaura gré : & de plus, je vous feray avoir de Madame tout ce que vous voudrez. Voyez comme la verité se descouvre. Cette fille suivit ma nourrice, qui pour abreger, s'addressant hardiment à la Royne, luy fait entendre tout ce que je vous ay dit, de fortune au mesme temps que le Chevalier estranger parloit à moy.
La meschanceté de Leriane estant donc descouverte par les armes, & par la confession de cette fille, le Roy commanda qu'elle fut misedans le feu qui avoit esté preparé pour moy, quelques reproches qu'elle peut faire à sa niece, disant que ma nourrice l'avoit trompée, & que la fille n'estoit pas en âge de porter tesmoignage, & moins contre elle que contre tout autre, parce qu'elle l'avoit rudoyée & chastiée de ses vices. Mais toutes ses deffences furent de nulle valeur, & la verité fut assez connuë de chacun, tant pour les particularitez que cette fille en disoit, que pour le raport de la sage femme qui advoüa de ne l'avoir jamais veuë au visage. Et parce que chacun battoit des mains, & que le peuple ayant sçeu les malices de Leriane, commençoit de luy jetter des pierres, le Roy commanda que la Justice en fust faite : & se voyant preste à estre jettée dans le feu, elle se resolut de dire la verité, touchée de la memoire de tant de meschancetez. Elle demande donc d'estre ouye, & declare toutes ses trahisons, m'en demande pardon, & puis volontairement se jette elle mesme dans le feu, où elle finit sa vie au contentement de tous ceux qui avoient ouy ses malices.
Cependant que ces choses se demesloient, le Chevalier qui m'avoit delivrée ne voulant estre connu, à ce que je pense, se retira sans que personne s'en prist garde, & moy ne le trouvant point, je demeuray avec beaucoup de desplaisir pour le peu de remerciement que je luy avois fait. Je fis tout ce que je peus pour en sçavoir des nouvelles : mais il me fut impossible d'en apprendre jusques au lendemain qu'un homme du pays qui l'avoit rencontré, & auquel il avoit parlé me vint trouver de sa part, & me fit entendre que s'il n'eust esté pressé de partir, il eust attendu tant qu'il m'eust pleu pour me conduire où je luy avois commandé, mais qu'il avoit promis à une Dame de l'assister en une affaire qui l'emmenoit du costé de la ville de Gergovie ; que s'il en revenoit, & que j'eusse affaire de son service, on pourroit sçavoir de ses nouvelles au mont d'or, & que pour estre reconnu, il ne changeroit point la marque qui estoit en son escu. Et luy demandant quelle elle estoit, parce que le jour precedent j'estois si estonnée que je n'y avois pris garde, il me respondit que c'estoit un tigre qui se repaissoit d'un cœur humain : avec ces mots, TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUSTIENS TA VIE.
Or discrettes Bergeres, il faut que j'abbrege ce long discours. Il fut ordonné que je sortirois des mains de Leontidas, à cause que sa femme avoit demandé mon bien, & que je serois remise en ma liberté : & la pauvre Ormante pour n'avoir esté poussée à tout ce qui s'estoit passé que par l'artifice de sa tante, fut renfermée dans des maisons destinées à semblables punitions, où telles femmes vivent avec toute sorte de commodité, sans toutesfois en pouvoir jamais sortir. Je vous vay faire un recit estrange. J'avoy tousjours infinimentaymé Damon, & sa memoire depuis sa mort m'estoit demeurée si vive en l'ame, que je l'avois ordinairement devant les yeux : mais depuis cest accident, & que j'eus veu ce Chevalier estranger, je ne sçay comment je commençay de changer toute ceste premiere affection en luy : & quoy que je ne l'eusse point veu au visage, il faut que j'advouë que je l'aimay, de sorte que je pouvois dire que j'estois amoureuse d'un visage armé, & sans le connoistre. Je ne sçay si l'obligation que je luy avois en estoit cause, ou si sa valeur & sa courtoisie, ou sa bonne façon m'y contraignirent : tant y a que veritablement, je n'ay peu aymer depuis ce jour que ce Chevalier inconnu. Et pour preuve de ce que je dis, apres avoir attendu quelque temps, & voyant que je n'avois point de ses nouvelles, je me resolus de prendre le chemin de Gergovie & du Mont d'or : & apres avoir un peu consulté ce dessein, je declairay à Thersandre, qui m'offrit toute assistance ; Et je m'adressay plustost à luy qu'à tout autre, parce que depuis le jour qu'il avoit combatu il s'estoit entierement donné à moy : Et que plusieurs fois je luy avois ouy dire qu'il desiroit infiniment de connoistre ce vaillant Chevalier qui nous avoit si bien secourus. Feignant donc de vouloir visiter mon bien, je dresse mon train, je sors de la Cour, & m'en viens chez moy, où me demeslant de tout cet embarras, je ne prens que ma nourrice pour toute compagnie, & Thersandre pour me deffendre, & nous mettons sur le chemin du Mont d'or. C'est un pays extremement rude & montueux, chargé presque en tout temps de neges & de glaçons : ma pauvre nourrice y mourut, & lors que je la faisois enterrer, & que j'estois merveilleusement en peine pour estre seule avec Thersandre, je rencontray Tyrcis, Hylas, & Laonice, desquels la compagnie me fut tant agreable, que pour ne la perdre je me resolus de m'habiller en Bergere comme vous me voyez, & Thersandre en Berger : & apres avoir demeuré quelque temps dans ces montagnes, pensant y trouver quelques nouvelles de celles que je cherchois, je me resolus de venir avec eux en ce pays, puis que par l'Oracle il leur estoit commandé de s'y acheminer : & pensay aussi puis que je m'approchois de Gergovie, que je pourrois peut estre trouver ce Chevalier à qui j'ay tant d'obligation.
Madonte alloit de cette sorte racontant sa fortune, & non sans moüiller son visage de pleurs, cependant que Paris & les Bergers discouroient ensemble, ne se pouvant si tost endormir pour estre tous atteints de ce mal d'esprit, qui sur tous les autres est ennemi du sommeil. Car Tircis mesme aimoit encores sa Cleon morte, quoy qu'il n'eut plus d'esperance de la revoir ; & parce qu'entre tous il n'y en avoit point qui fut plus libre que l'inconstant Hylas, c'estoit aussi celuy qui portoit avecmoins d'incommodité son amour. Et de fortune Tyrcis ayant la pensée en sa chere Cleon ne peut s'empecher de souspirer fort haut, & en mesme temps Sylvandre en fit de mesme. Voila, dit Hylas, deux souspirs bien differents. Et comment l'entendez-vous ? dit Paris: Je l'entens ainsi, & m'imagine que Sylvandre souffle de cette sorte pour estaindre le feu qui le brusle, & Tyrcis pour r'allumer celuy qui l'a brulé autrefois : Hylas parle fort bien, dit Tyrcis, quand il dit qu'ils s'imagine telle chose : car aussi n'est ce qu'une pure imagination d'une ame qui ne sçait pas aimer. Et vous aussi Tyrcis, respondit Hylas, me reprochez que je ne sçay pas aimer ? Je pensois qu'il n'y eust que ce fantastique Sylvandre qui deust avoir cette opinion. Si chacun, dit Tyrcis, jugeoit avec la raison, vous mesmes le croiriez comme nous. Comment, dit Hylas, se relevant sur un coude, que pour bien aymer il faut idolatrer une morte comme vous ? Si vous sçaviez bien aymer, adjouta Tyrcis, il n'y a point de doute que si vous aviez une rencontre aussi malheureuse que la mienne, vous y seriez obligé par le devoir. Et quoy ? repliqua l'inconstant, on verroit Hylas amoureux d'un tombeau ? & si j'avois la jouyssance de mes amours, comme en fin tout amant la desire, qu'en naistroit-il, Tyrcis, que des cercueils ? Quant à moy, Berger, je ne veux point de tels enfans, & par consequent n'aimeray jamais telles maistresses. Mais venons à la raison. Quel contentement& quelle fin proposez vous à vostre amour ? Amour, dit-il, est un si grand Dieu, qu'il ne peut rien desirer hors de soy mesme : il est son propre centre, & n'a jamais dessein qui ne commence & finisse en luy. Et partant Hylas quand il se propose quelque contentement, c'est en luy mesme d'où il ne peut sortir, estant un cercle rond qui par tout a sa fin & son commencement, voire qui commence où il finit se perpetuant de cette sorte, non point par l'entremise de quelque autre, mais par sa seulle & propre nature. C'est bien Druyser, dit Hylas, en se moquant, mais quant à moy, je croy que tout ce que vous venez de dire sont des fables avec lesquelles les femmes endorment les moins ruzez. Et qu'est ce, Hylas, dit Tyrcis, qui te semble plus esloigné de la verité ? Toutes les choses que vous venez de dire, respondit l'inconstant, sont de telle sorte hors d'apparence, que je ne sçaurois marquer celle qui l'est d'avantage. Qu'Amour ne desire rien hors de soy mesme ? tant s'en faut, on voit le contraire, puis que nous ne desirons que ce que nous n'avons pas. Si vous entendiez, respondit Tyrcis, de quelle sorte par l'infinie puissance d'amour deux personnes ne deviennent qu'une, & une en devient deux, vous connoistriez que l'amant ne peut rien desirer hors de soy mesme. Car aussi tost que vous auriez entendu comme l'amant se transforme en l'aymé, & l'aymé en l'amant, & par ainsi deux ne deviennent qu'un, & chacun toutesfois estantAmant & Aymé, par consequent est deux, vous comprendriez, Hylas, ce qui vous est tant difficile, & advoueriez que puis qu'il ne desire que ce qu'il ayme & qu'il est l'Amant, & l'Aymé, ses desirs ne peuvent sortir de luy-mesme. Voicy bien, dit Hylas, la preuve du vieux proverbe, Qu'un erreur en attire cent. Car pour me persuader ce que vous avez dit, vous m'allez figurant des choses encores plus impossibles : à sçavoir, que celuy qui ayme devient ce qu'il ayme, & par ainsi je serois donc Philis. La conclusion, dit Sylvandre, n'est pas bonne : car vous ne l'aymez pas, mais si vous disiez qu'en aymant Diane, je me transforme en elle, vous diriez fort bien. Et quoy, dit Hylas, vous estes donc Diane ? Et vostre chappeau aussi n'est il point changé en sa coiffure, & vostre juppe en sa robbe ? mon chappeau, dit Sylvandre, n'ayme pas sa coiffure. Mais quoy ? dit l'inconstant, vous devriez donc vous habiller en fille : car il n'est pas raisonnable qu'une sage Bergere comme vous estes se desguise de cette sorte en homme. Il n'y eut personne de la trouppe qui se peut empescher de rire des parolles de ce Berger, & Sylvandre mesme en rit comme les autres : mais apres il respondit de cette sorte. Il faut s'il m'est possible que je vous sorte de l'erreur où vous estes. Sçachez donc qu'il y a deux parties en l'homme, l'une ce corps que nous voyons, & que nous touchons, & l'autre l'ame qui ne se voit ny ne se touche point, mais se reconnoit par les parolles & par les actions : car les actions ny les parolles ne sont point du corps, mais de l'ame, qui toutefois se sert du corps, comme d'un instrument. Or le corps ne voit ny n'entend mais c'est l'ame qui fait toutes ces choses : de sorte que quand nous aymons, ce n'est pas le corps qui ayme, mais l'ame, & ainsi ce n'est que l'ame qui se transforme en la chose aymée, & non pas le corps. Mais, interrompit Hylas, j'ayme le corps aussi bien que l'ame : de sorte que si l'amant se change en l'aymé mon ame devroit se changer aussi bien au corps de Philis qu'en son ame. Cela, dit Sylvandre seroit contrevenir aux loix de la nature : car l'ame qui est spirituele, ne peut non plus devenir corps, que le corps devenir ame : mais pour cela le changement de l'amant [en] l'aymé ne laisse pas de se faire. Ce n'est donc qu'en une partie, dit Hylas, qui est l'ame, & qui par consequent est celle dont je me soucie le moins. En cela vous faites paroistre, dit Sylvandre, que vous n'aymez point, ou que vous aymez contre la raison : car l'ame ne se doit point abbaisser à ce qui est moins qu'elle, & c'est pourquoy on dit que l'amour doit estre entre les esgaux, à sçavoir l'ame, aymer l'ame, qui est son égale, & non pas le corps qui est son inferieur, & que la nature ne luy a donné que pour instrument. Or pour faire paroistre que l'amant devient l'aymé, & que si vous aimiez bien Philis, Hylas seroit Philis, & si Philis aymoit bien Hylas, Philis seroit Hylas, oyez que c'est que l'ame : car cen'est rien Berger, qu'une volonté, qu'une memoire, & qu'un entendement. Or si les plus sçavans disent que nous ne pouvons aymer que ce que nous connoissons, & s'il est vray que l'entendement & la chose entenduë ne sont qu'une mesme chose, il s'ensuit que l'entendement de celuy qui ayme est la mesme chose qu'il ayme. Que si la volonté de l'amant ne doit en rien differer de celle de l'aymé, & s'il vit plus par la pensée qui n'est qu'un effect de la memoire, que par la propre vie qu'il respire, qui doutera que la memoire, l'entendement, & la volonté estant changée en ce qu'il ayme, son ame qui n'est autre chose que ces trois puissances ne le soit de mesme ? Par Teutates, dit Hylas, vous le prenez bien haut : encor que j'aye long temps esté dans les escoles des Massiliens, si ne puis je qu'à peine vous suivre. Si est ce, dit Sylvandre, que c'est parmi eux que j'ay apris ce que je dis. Si avez vous beau m'embroüiller le cerveau par vos discours, dit Hylas, vous ne sçauriez pourtant me monstrer que l'amant se change en l'aymé, puis qu'il en laisse une partie, qui est le corps. Le corps, dit Sylvandre, n'est pas partie, mais instrument de l'aymé : & de fait si l'ame estoit separée du corps de Philis, ne diroit on pas, voila le corps de Philis ? Que si c'est bien parler que de dire ainsi, il faut donc entendre que Philis est ailleurs, & ce seroit en cette Philis que vous seriez transformé si vous sçaviez bien aymer, & cela estant vous n'auriez point dedesir hors de vous mesme : car comprenant toute vostre amour en vous, vous assouviriez aussi en vous tous vos desirs. S'il est vray, dit Hylas, que le corps ne soit que l'instrument dont se sert Philis, je vous donne Philis, & laissez moy le reste, & nous verrons qui sera plus content de vous ou de moy : Et pour la fin de nostre different, il sera fort à propos que nous dormions un peu. Et à ce mot se remettant en sa place, ne voulut plus leur respondre. Ainsi peu à peu toute cette trouppe s'endormit horsmis Sylvandre, qui veritablement espris d'une tres-violente affection, ne peut clorre l'œil de long temps apres. Cependant ainsi que je vous disois, Madonte alloit racontant sa fortune à ces belles Bergeres : & parce qu'une grande partie de la nuict estoit desja passée, peu à peu le sommeil s'escoula dans les yeux de Philis & d'elle : Mais Astrée qui ne pouvoit dormir alloit entretenant Diane, qui de son costé reconnoissant l'extreme affection de Sylvandre, commençoit de l'aymer, quoy que cette bonne volonté prist naissance assez insensiblement, car elle mesme ne s'en prenoit garde. Au commencement ce ne fut qu'une connoissance de son merite, (aussi est-il necessaire de connoistre avant que d'aymer,) depuis sa conversation ordinaire, luy fit trouver sa compagnie agreable. Et en fin sa recherche avec tant de discretion & de respect le luy fit aymer sansnul dessein toutesfois, d'avoir de l'amour pour luy. Astrée qui avoit toutes ses pensées en Celadon ne pouvant si tost clorre l'œil, voyant que Philis & Madonthe estoient endormies, & croyant de n'estre escoutée de personne, parloit de cette sorte à Diane. Veritablement ma sœur, il faut advoüer qu'une imprudence attire beaucoup de peines apres elle, & que quand une faute est faite, il faut beaucoup de sagesse pour la reparer. Considerez je vous supplie, combien celle que je commis en l'amitié de Celadon m'a raporté & me raportera d'ennuis, puis que je ne sçaurois souffrir que ma pensée espere de m'en voir jamais exempte, sinon par la mort, & encores ne pense je pas que si apres la mort on a connoissance de ce qui s'est passé en cette vie, (comme pour certain je croy que l'on a) je n'aye dans mon tombeau mesme, le regret d'avoir commis cette offence contre la fidelité de Celadon, & cependant voyez à quoy cette faute m'a portée. Voila cette amour qu'avec tant de peine & de soing j'ay tenuë si longuement cachée, & que je ne voulois pas mesme estre connuë à ma chere compagne, la voila dis-je à cette heure descouverte par moy mesme à des personnes estrangeres, & qui ne me sont obligées d'aucune sorte de devoir. Ah ! que si je revenois au bon heur que j'ay perdu, je me conduirois bien ce me semble avec plus de prudence. Ma sœur, respondit Diane, la foiblesse humaine a cela de propre, qu'elle ne reconnoit presque jamais sa faute que quand elle en ressent le mal, d'autant que les Dieux veulent seuls estre estimez parfaits & sages. De sorte qu'il ne faut point que vous croyez que si la perte que vous avez faite de Celadon ne fust advenuë de cette façon, c'eust esté sans doute de quelque autre : car il n'y a rien de ferme ny d'entierement arresté parmi les hommes. Je ne dis pas que la prudence ne puisse esloigner, divertir, ou amoindrir un peu ces accidents : mais croyez moy ma sœur, il faut en fin, que par la preuve nous connoissions que nous sommes hommes, c'est à dire avec beaucoup d'imperfections. Si voyons nous, respondit Astrée, plusieurs personnes qui passent plus doucement leur vie que d'autres, ou de qui pour le moins les actions ne sont point au veu & au sceu du public, & sans aller plus loin, j'advoüe que vous avez eu du malheur en Phylandre : mais qui est ce qui vous le peut reprocher ? Ah ! ma sœur, respondit Diane, il n'y a rien qui nous face de plus rudes reproches de nos fautes que la connoissance que nous en avons nous mesmes. Il est vray, repliqua Astrée, si m'advoüerez vous, que tout ainsi que le bien que nous possedons est plus grand quand il est connu : de mesme aussi le mal, dont chacun a connoissance, est bien plus cuisant. De là vient qu'avec tant de soing chacun s'efforcede cacher les incommoditez qu'il souffre, & qu'il y en a bien souvent qui ayment mieux les avoir plus grandes, & qu'elles soient cachées & secrettes. Or ma sœur je vous ayme trop pour ne vous advertir d'une chose où ce me semble vous devez apporter tous les remedes de vostre prudence. Et puis qu'il n'y a personne qui nous escoute, je penserois user de trahison, si je ne vous decouvrois ma pensée. Car je sçay fort bien, que si autrefois j'eusse avant mon malheur rencontré une amie qui m'eut parlé si franchement, je ne serois pas en la confusion où je me trouve. Ma sœur, respondit Diane, voicy un tesmoignage de nostre amitié & de vostre bonté. Vous m'obligez infiniment de me dire non seullement cette fois, mais tousjours ce qui vous semblera de mes actions, & mesme en particulier, comme nous sommes à ceste heure, que tout dort autour de nous.
Encores que ces deux sages Bergeres eussent opinion de n'estre point ouyes si estoient elles bien fort deceuës : car Laonice qui estoit de la compagnie, encor qu'elle feignit de dormir, ouyant que ces Bergeres discouroient entre elles, leur tendoit l'oreille le plus attentivement qu'il luy estoit possible, desireuse outre mesure d'aprendre de leurs nouvelles, afin de leur rapporter du desplaisir, suivant le dessein qu'elle en avoit fait. D'autre costé Sylvandre voyant tous ses compagnons endormis, & oyant parler ces Bergeres, reconnut ce luy sembla la voix de Diane, & desireux d'entendre leur discours, se desroba le plus doucement qu'il luy fut possible d'entre ces Bergers : ce qu'il fit aisement, parce qu'ils estoient sur leur premier sommeil, & se trainant peu à peu sur les mains & sur les genoux vers le lieu où estoient les Bergeres, fit de sorte qu'elles ne l'ouyrent point approcher : Et parce que leur murmure l'alloit guidant, il ne s'arresta qu'il ne peut bien discerner la voix de chascune, & de fortune il y arriva au mesme temps qu'Astrée reprenoit la parolle de cette sorte.
Vous ressouvenez vous des propos que je vous ay dit aujourd'huy à l'oreille quand Sylvandre disputoit avec Philis ? N'est ce pas, dit Diane, de l'amitié de ce Berger envers moy ? de cela mesme, respondit Astrée. Or continua t'elle, il faut que vous sçachiez que depuis je l'ay bien mieux reconnue par les discours qu'il m'a tenus : de sorte que vous devez attendre pour chose tres-certaine une extreme affection de luy. Que si elle vous est desagreable, il faut que de bonne heure vous l'esloignez de vous, & encor ne sçay je si cela y profitera beaucoup puis que ces humeurs particulieres, comme est celle de ce Berger ne se surmontent pas aisement, estant de telle nature qu'elles s'efforcent plus opiniastrement contre ce qui les contrarie. Que si elle vous plait il faut y user d'une tresgrande discretion, afin qu'elle ne soit reconnuë d'autre que de vous. Ma sœur,respondit Diane, apres avoir quelque temps pensé à ce qu'elle luy disoit, vous me faites trop paroistre d'amitié, pour vous tenir quelque chose cachée. Je vous veus donc parler à cœur ouvert, mais avec supplication que ce que je vous diray, ne soit jamais redit ailleurs, non pas mesme à Philis, si cela n'offence point l'amitié qui est entre vous. Je croirois, respondit Astrée, user d'une grande trahison, & estre indigne d'estre aimée de vous, si je faisois part à quelqu'un d'un secret que vous m'auriez fié : & quant à ce qui concerne Phillis, soyez seure, ma sœur, que tout ainsi que je ne feray jamais chose qui puisse blesser l'amitié que je luy porte, de mesme ne me fera t'elle jamais offencer celle que je vous ay jurée. Ce n'est pas, dit Diane, que je sois en doute de la discretion de Philis, mais c'est que si je pouvois je me cacherois à moy mesme. Et à ce mot s'estant teuë pour quelque temps, elle recommença ainsi : Lors ma sœur que je perdis Phylandre, comme je vous ay raconté, le desplaisir m'en fut si sensible, qu'apres l'avoir plaint fort long temps, je fis resolution de n'aymer jamais rien, & de passer de cette sorte le reste de ma vie en un eternel veufvage. Car encor que Phylandre ne fust pas mon mary, si crois-je que sans doute il l'eust esté s'il eust survescu Philidas. En cette resolution je vous puis jurer avec verité que j'ay vescu jusques icy autant insensible à l'amour, que si je n'eusse point eu d'yeux nyd'oreilles, pour voir ny ouyr ceux qui se sont presentez. Amidor, cousin de Phyllidas en peut rendre preuve, qui encor que d'une humeur volage, ne laissoit d'avoir des parties assez recommandables pour se faire aymer, & qui avant qu'espouser Alfarante, m'a plusieurs fois representé la volonté de son oncle, voire celle de Phyllidas, & offert de me prendre à toutes les conditions que je luy voudrois donner : Tesmoin le pauvre Nicandre : je l'appelle pauvre, pour l'estrange resolution que mon refus luy fit prendre : Et bref tesmoins tous ceux qui depuis ce jour là ont eu la volonté de m'aymer. Tant y a que la memoire de Phylandre m'a jusques à ce jour de telle sorte deffenduë de semblables coups, que je puis jurer n'avoir pas mesmes eu en pensée que cela peut estre. Mais il faut confesser que depuis la feinte recherche de Silvandre, je me sens beaucoup changée, & vous supplie de considerer ce que je vay vous dire. Je sçay que ce Berger, au commencement pour le moins, ne m'a servie que par gageure : & toutefois dés qu'il a commencé j'ay eu sa recherche agreable, & au contraire, je sçay que le gentil Paris m'ayme veritablement, & que pour moy il laisse la grandeur de sa naissance : & toutesfois quelque merite que je reconnoisse en luy, il est impossible qu'il face naistre en moy tant soit peu d'amour, & proteste que toutes les fois que je le considere, & queje me demande de quelle volonté je suis envers luy, je trouve que ce n'est point d'autre sorte que s'il estoit mon frere. D'en trouver la raison, il m'est impossible : mais tant y a que cela est tres-veritable. Or ma sœur, si je dis que j'ayme d'autre façon Sylvandre, ne croyez pas pour cela que je sois esprise d'amour pour luy, mais ouy bien que je ressens les mesmes commencements, que si j'ay bonne memoire, je ressentois à la naissance de l'amitié de Phylandre. Et qu'est ce, ma sœur, respondit Astrée, qui vous plait le plus en luy ? Premierement, dit Diane, je ne voy point qu'il ait jamais rien aymé, & cela ne se peut pas attribuer à une stupidité d'entendement, veu qu'il montre bien le contraire par ses discours. Et puis il se sousmet je ne sçay comment, & me donne une si absoluë puissance sur sa volonté qu'il ne dit jamais parolle qu'il ne craigne de m'offencer. Outre cela, c'est une discretion tousjours continuée que toute sa vie, & ne voyez rien en luy de trop ny de trop peu : Et en fin, & qui est veritablement la cause principale de mon amitié, c'est que je le juge homme de bien, rond & sans vice. Je vous asseure, ma sœur, respondit Astrée, que je reconnois les mesmes conditions en ce Berger, & que quant à moy je juge que si le Ciel vous destine à aymer quelque chose vous estes heureuse si c'est ce Berger. Mais si faut-il que vous y usiez de vostre prudence ordinaire, si vous n'en voulez avoir du desplaisir. Je ne sçay, ma sœur,dit Diane[,] pourquoy vous me tenez ce langage : car sçachez qu'encores que je l'ayme mieux qu'autre que j'aye veu depuis la perte de Philandre, ce n'est pas pour cela que je vueille qu'il le sçache, ny que j'aye intention de luy permettre de me servir : & s'il est si outrecuidé que de me le declarer, qu'il s'asseure que je le traiteray de sorte qu'il n'aura jamais la hardiesse de m'en parler deux fois. Mais ma sœur, dit Astrée, quelle est donc vostre intention ? De nous punir tous deux, respondit Diane: Je veux di[re] de le chastier de la hardiesse qu'il aura euë de m'aymer, & me punir aussi de la faute que j'ay faite de l'avoir agreable, afin d'estre pour le moins plus juste que bien avisée. Ma sœur, dit Astrée, ce dessein est tres-pernicieux : car en cela vous ne vous rapporterez nulle satisfaction, mais beaucoup de peine, & peut estre une extreme confusion. Prenez garde, que voyant un caillou, vous n'y apercevez point de feu, mais si vous le frapez, ou avec un autre caillou, ou avec quelque chose de plus dur, vous le voyez incontinent tout couvrir d'estincelles, & par ainsi le feu caché se descouvre. Faites estat que de mesme ces jeunes cœurs qui ayment bien, s'ils ont de la prudence, cachent discrettement leurs affections, & n'en donnent la veuë qu'à ceux qui en doivent avoir connoissance : Mais quand ils sont hurtez, je veux dire quand une trop grande rigueur les outrage, ils sont si transportez de leur passion, qu'il leur est impossiblequ'ils la puissent dissimuler, & Dieu sçait si cela peut estre sans mettre un grand trouble en l'ame de celle pour qui ces choses se font : car de quelque costé que ces discours puissent tumber, ils ne peuvent estre à l'advantage d'une fille. Vostre sagesse, ma sœur, vous feroit bien conseiller une autre, mais chacun a les yeux clos le plus souvent pour soy mesme : c'est ce qui m'a convié à vous demander dés le commencement si vous aymez ou n'aimez pas ce Berger. Car si vous ne l'aymez point, il faut d'abord retrancher toute conference & toute pratique, mais si entierement & si promptement qu'il ne luy reste nul espoir, ny à ceux qui descouvriront son affection aucun soupçon que vous y ayez jamais consenty. Et il ne faut point se flater en cela, de dire qu'une femme ne peut non plus s'empecher d'estre aymée que d'estre veuë. Ce sont des comptes pour endormir les personnes moins ruzées, puis qu'en effect il n'y a celuy qui ne se departe de telle entreprise, si dés le commencement toute esperance luy est ostée, non pas d'une partie, mais du tout. Que si nous en voyons quelques opiniastres c'est pour quelques jours seullement, estant certain que l'amour non plus que le reste des choses mortelles ne peut vivre sans nourriture, & que la propre nourriture d'amour c'est l'esperance. Mais si vous l'aymez ainsi que vous m'avez dit, & comme à la verité il le merite : ce seroit, ma sœur une grande imprudence ce mesemble de vouloir vous ravir ce qui vous plait. Mais, dit Diane, ce qui plait n'est pas tousjours ny honorable ny raisonnable, & cela n'estant pas, la vertu nous ordonne de nous en deporter : & quant à moy, j'aymerois mieux la mort que de faire autrement. Je ne doute point de ce que vous dites, respondit Astrée, estant trop certaine de la vertu de Diane : mais voyons donc si cette action est contraire à la raison ou à l'honneur. Est ce contre la raison d'aimer un gentil Berger, sage, discret, & qui a tant esté favorisé de la nature ? Quant à moy je juge que non, tant s'en faut il me semble raisonnable : Or rien de raisonnable ne peut estre honteux, & ne l'estant point je ne vois pas qu'il y ait apparence de douter de ce que vous disiez. Il est aysé, adjouta Diane, de conclurre icy à l'advantage de ce Berger, n'y avant personne qui y contredise, mais si quelqu'un vous proposoit, Est il raisonnable que Diane qui a tousjours esté en consideration parmi les Bergers de cette contrée, espouse par amour un Berger inconnu, & qui n'a rien que son corps & ce que sa conduitte luy peut acquerir : je ne croy pas que vous prissiez la premiere opinion. Et cette consideration est cause que je suis entierement resoluë de souffrir sa recherche & son affection, tant que je pourray feindre de ne la croire : mais s'il me reduit à tel poinct que je ne puisse plus me couvrir de ceste ruze dés l'heure
que cela m'adviendra, je proteste que jamais je ne luy permettray de me
Cependant que ces Bergeres discouroient de ceste sorte, pensant que personne ne les ouyt, Laonice estoit si attentive, que pour n'en perdre une seulle parolle, elle n'osoit pas mesme souffler, parce qu'il n'y avoit rien qu'elle desirast avec plus de passion que de descouvrir les nouvelles qu'elle aprenoit. Mais Sylvandre y demeuroit ravy, & lors qu'il oyoit au commencement les favorables parolles que Diane disoit, combien s'estimoit-il heureux ? puis quand il escoutoit les conseils d'Astrée, & la deffence qu'elle faisoit de son merite, combien luy estoit-il obligé. Mais quand sur la fin il vit la resolution que Diane prenoit, ô Dieux qu'est ce qu'il devint ! Il fut tres à propos pour luy que ces Bergeres s'endormissent : puis qu'il luy eust esté impossible de ne donner connoissance qu'il estoit là par quelque cuisant souspir. Car de s'en aller pour souspirer à son aise loin d'elle, il ne pouvoit obtenir cela sur luymesme, estant trop desireux d'escouter la fin de leur discours : de sorte que ce fut un grand bien pour luy que ces Bergeres apres s'estre donné le bon soir s'endormissent. Car il se retira vers ses compagnons, aussi doucement qu'il en estoit parti, & ayant repris sa place, & bien regardé si quelqu'un de ces Bergers ne veilloit point, & trouvant qu'ils estoient tous profondement endormis, il se mit à la renverse, & les yeux en haut, il consideroit à travers l'espesseur des arbres les estoiles qui paroissoient, & les diverses chimeres qui se forment dans la nuë : mais il n'y en avoit point tant ny de si diverses, à ce qu'il disoit luy mesme, que celles que les discours qu'il venoit d'ouyr luy metoient en la pensée, achetant par là bien cherement le plaisir qu'il avoit eu de sçavoir que sa Diane l'aimoit : estant en doute s'il estoit plus obligé à sa curiosité qui luy avoit fait avoir cette connoissance, que desobligé pour avoir apris la cruelle resolution qu'elle avoit faite. Cette imagination fut debatuë en son ame fort long temps : en fin amour par pitié luy permit de clorre les yeux, & y laisser couler le sommeil pour enchanter en quelque sorte ses facheuses incertitudes.
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LE
SEPTIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.
Mais il est temps de revenir à Celadon que nous avons si longuement laissé dans sa caverne, sans autre compagnie que celle de ses pensées, qui n'avoient autre sujet que son bon heur passé, & son ennuy present. Quinze ou seize jours s'escoulerent de cette sorte avec si peu de soucy de sa vie, que la tristesse le nourrissoit plus qu'autre chose qu'il se souciast de manger. Tout son plaisir estoit en ses imaginations, avec lesquelles il passoit les jours & les nuicts, qui luy estoient mesme chose, puis qu'esloigné des yeux d'Astrée, les uns & les autres ne luy sembloient que de tenebres.
Le jour mesme qu'il estoit eschappé des mains de Galathée par l'aide d'Adamas, de Sylvie & de Leonide, Galathée fut contrainte de suivre sa mere Amasis à Marcilli, à cause de quelques resjouyssances & feux de joye qui se devoient faire pour les heureux succez qu'avoient eu les desseins de Clidamant en l'armée des Francs. Mais quand elle y fut arrivée, & qu'elle sceut que Celadon estoit eschappé, elle entra en une si grande colere contre Leonide qu'elle luy deffendit sa presence. Cette belle Nimphe estant lasse du tracas de la Cour se retira chez son oncle Adamas, qui avoit mesme soin d'elle que si elle eust esté sa fille, tant pour luy estre si proche, que pour la recommandation que Belizar son frere luy en avoit faite à sa mort. Et quoy qu'elle vist tous ses services passez estre perdus, & qu'elle n'en devoit rien esperer, si estoit elle bien aise d'avoir recouvré la liberté à ce prix, mais plus encores pour l'esperance qu'elle avoit de voir Celadon, pensant qu'il fust aupres d'Astrée, ne se pouvant figurer que l'aymant avec tant de violence, le rude commandement qu'elle luy avoit fait le peut empecher d'y retourner. Et quoy qu'elle sceust bien que ceste affection luy ostoit toute esperance d'estre aymée du Berger, si se representoit elle que ce luy seroit une douce vie de passer les jours aupres de luy. Cela fut cause que trouvant Paris fort disposé à semblable visite deux jours apres qu'elle fut arrivée chez son oncle, ils allerent ensemble dans le hameau de ces Bergers : mais elle fut bien estonnée quand demandant des nouvelles de Celadon, elle entendit qu'il n'y estoit point venu, & que tant s'en faloit on l'y croyoit mort. Elle ne laissa toutefois pour le contentement de Paris, qui estoit amoureux de Diane, d'effectuer le dessein qu'elle avoit fait pour le sien propre, à sçavoir de visiter fort souvent cette bonne compagnie, outre que veritablement il y avoit du plaisir pour elle en une si douce conversation. Vivant donc de cette sorte elle se rendit si familiere parmi ces Bergeres, qu'elles l'aymoient infiniment, & par son commandement vivoient avec elle, comme si elle eust esté Bergere, à quoy elle seplaisoit de sorte que soudain qu'elle pouvoit prendre quelque loisir, elle s'y en alloit quelquesfois en compagnie de Paris, & bien souvent seule, n'y ayant guiere plus d'une demie lieuë de la maison où elle demeuroit jusques aux hameaux de ces Bergeres, & le chemin encores estoit tant agreable, à cause de la douce riviere de Lignon, & des boccages qui s'y rencontroient qu'il estoit impossible de s'y ennuyer. Il avint donc qu'estant resoluë un jour de s'y en aller toute seule, elle alla passer sur le pont de la Bouteresse, & descendant le long des rives de Lignon. Encores qu'il n'y eust point de sentier si pres de la rive, elle ne laissoit de s'y faire chemin pour le plaisir qu'elle prenoit de voir le poisson qui dans la claire eau de la riviere s'en alloit à petites troupes, se joüant ensemble le long du bord, & poursuivant ainsi son voyage, se trouva sans y penser pres de la fontaine où Celadon souloit cueillir le cresson dont il se nourrissoit. Et de fortune le Berger s'estant couché sur le bord s'y estoit endormi un peu auparavant. D'aussi loing que la Nimphe l'apperceut, elle le prist pour Licidas, parce que ces deux freres estoient presque d'une mesme taille, & avoient accoustumé d'aler vestus l'un comme l'autre : & quoy que Celadon fut un peu plus grand, & eust le visage beaucoup plus blanc & plus agreable, si est ce que s'approchant de luy elle y fut deceuë, tant pource qu'elle creut asseurement que Celadon n'estoit pas en cet
Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.
Helas ! disoit-il, ô miserable Celadon ! que c'est bien maintenant que tu peux dire, que privé de ton vray bien ce bien faux te soulage, puis que tu n'as plus que des biens imaginaires, les autres t'ayant esté ravis par la personne mesme de qui tu les tenois. Et puis considerant le pourtraict, & parlant à luy comme si c'eust esté Astrée mesme : Est il possible, disoit-il, ô ma belle Bergere ! que je vous aye despleu. Mais est il possible que vous ayant despleu je vive encore ? Que je vous aye despleu, il est impossible, selon ma volonté : mais que je vive apres cette faute, il est impossible selon mon affection. Et demeurant sur cette consideration quelque temps muet il reprit ainsi la parolle. Si elle veut que je vive, pourquoy me bannit elle du lieu où seullement je puis vivre ? Et si elle veut que je meure, pourquoy ne me l'a t'elle commandé absolument ? Mais quel plus expres commandement faut il que nous attendions que celuy qu'elle m'a fait de ne me presenter jamais devant elle ? Puis qu'elle sçait bien que sa veuë est ma vie, me deffendant cette veuë, ne me commande t'elle pas de mourir ? Et lors se reprenant : Cela sans doute, disoit-il, suffiroit pour me faire chercher le trespas, si je ne sçavois que ce qui est raisonnable au jugement des autres, est sans force de raison en elle. Il semble à chacun que c'est chose juste d'aymer celuy dont il est aymé, & que l'amitié ne se paye que d'amitié : & au contraire elle juge raisonnable de hayr ceux qui
Cependant Leonide bien ayse de son larcin s'estant à grands pas esloignée de ce Berger, toute curieuse alloit ouvrant les nœuds du petit sac, & voyant qu'il n'y avoit que des lettres, elle creut que c'estoient de celles de Philis. Desirant donc outre mesure de voir les secrets de cette Bergere, elle s'assit sous un arbre, & les déployant toutes en son giron, la premiere qu'elle rencontra, fut telle.
LETTRE
D'ASTREE A CELADON.
Que vous m'aimiez, je le croy, & vous le pouvez connoistre en ce que j'ay agreable que vous m'en asseuriez. Que si vous aviez autant de connoissance que de ressentiment d'Amour, par la permission que je vous donne de me dire que vous m'aimez, vous jugeriez que je vous ayme, & par là
Quand Leonide lisant cette lettre rencontra le nom d'Astrée, elle s'arresta tout court, & approchant le papier de ses yeux, releut deux ou trois fois ce mot. En fin se ressouvenant de la jalousie qui avoit esté entre Celadon, Licidas, Astrée, & Philis, elle creut que peut estre n'estoit elle pas mal fondée, & qu'en effect Astrée pouvoit bien avoir aymé Lycidas : & pource la repliant la mit en son sein, & en prist une autre qu'elle trouva telle.
LETTRE
D'ASTREE A CELADON.
N'advouerez vous pas à ce coup, mon fils, que je vous ayme plus que vous ne m'aymez, puis que je vous envoye mon pourtraict, n'ayant jamais peu obtenir le vostre par toutes mes prieres ? Mais Amour est
Seroit ce point, disoit Leonide toute estonnée, que Lycidas ayant trouvé apres la perte de son frere ces lettres entre ses meubles plus chers les eust gardées pour l'amitié qu'il luy portoit, ou de peur que ses secrets d'amour n'eussent esté veus par quelque autre ? Mais si cela estoit, il ne les porteroit pas sur luy de crainte de les perdre. Que seroit ce donc, & comment les auroit-il euës ? Et lors jettant la main sur la premiere qui se presenta elle la trouva telle.
LETTRE
D'ASTREE A CELADON.
Il vous sied bien, mon fils, d'avoir moins de courage que moy ! vous dites que c'est un signe que j'ayme moins que vous : mais voyez comme je l'entens au contraire. Ce qui me fait supporter toutes les peines qui se presentent pour vous, c'est sans plus l'amitié que je vous porte. Donques cette affection qui me fait surmonter les plus grandes peines doit estre la plus grande, & ainsi ce courage que vous blasmez en moy est une vraye marque de mon affection. Ne vous laissez donc plus emporter à l'ennuy que vous donnent nos communs ennemis, (c'est ainsi Celadon que je les nomme, & non pas nos peres) si vous voulez que je croye vostre amitié esgale à celle qui me fait non seullement surmonter, mais mespriser pour vous toutes sortes de peines & d'incommoditez.
Leonide leut cette lettre, sans sçavoir presque ce qu'elle lisoit, parce que se representant le Berger à qui elle avoit pris ce petit sac, & se ressouvenant d'en avoir ouy dire quelque chose à Galathée, lors que Celadon fut trouvé
HISTOIRE DE GALATHEE.
Vous desirez donc sçavoir Celadon, de quelle façon j'ay vescu depuis quinze ou seize nuicts en ça. Je veux bien le vous raconter, à condition que si je vous ennuye par un trop long discours nous le coupperons où vous voudrez, & le reprendrons une autrefois quand l'occasion s'en presentera. Sça
Avec semblables discours, mon oncle taschoit de nous donner courage, & nous faire continuer en ce loüable dessein, puis prit le chemin du costé de Laigneu, & nous celuy de Marcilly, non pas toutesfois sans consulter ensemble, comme nous avions à respondre à Galathée, afin qu'il n'y eust point de contrarieté entre nous, sçachant assez qu'il n'y a œil plus vif ny plus penetrant que celuy de la jalousie. Au contraire la Nymphe alloit faisant dessein sur dessein pour ce qui estoit de la possession de sa chere Lucinde, estimant mon esprit & loüant ma ruse, de vous avoir fait vestir de cette sorte, ayant esperance que cest habit luy donneroit plus de commodité de vous avoir sans soupçon continuellement aupres d'elle : non pas, Berger, qu'elle consentist jamais à chose qui contrevint à son honesteté, ainsi que j'ay tousjours reconnu par ses actions, mais desseignant de vous espouser, & ne l'osant declarer tant qu'Amasis vivra, elle pensoit de pouvoir jouyr longuement de vostre presence sous cet habit : Et quoy qu'elle ne peut douter de l'affection que vous portez à la belle Astrée, en se flattant elle se figuroit que la veuë que vous auriez de ses grandeurs & magnificences
Cependant Galathée estant demeurée seule en son cabinet, & voyant tous ses desseins tant esloignez qu'elle n'esperoit plus d'en pouvoir r'aprocher les occasions, fut tellement oppressée de ce desplaisir, que s'abouchant sur un petit lit verd, elle demeura fort long temps sans respirer : mais en fin y estant contrainte, elle reprit l'haleine avec un grand helas ! & puis le redoublant par plusieurs fois, apres s'estre relevée, elle jetta les yeux par hazard sur un grand miroir, qui estoit vis à vis d'elle, & s'y considerant toute en larmes : Helas ! Galatée, disoit elle, à quoy te sert cette beauté dont tu as esté tant estimée par ceux qui en estoient idolatres, puis qu'elle n'a peu esmouvoir celuy à qui tu as tant desiré de plaire, & qu'elle n'est plus que la vile despoüille d'un Berger, voire si vile qu'il ne l'a pas seullement pour agreable ? Ne suis je point la plus malheureuse du monde, puis que celuy que j'ayme, & qui n'a rien en soy de plus recom
Mais cependant Polemas n'estoit point sans peine : car il voyoit que par toutes les nouvelles qui venoient de l'armée des Francs, il y avoit tousjours tant de choses à l'avantage de Lindamor que l'on parloit plus de luy presque que de tout le reste, & que cela estoit cause qu'il s'acqueroit merveilleusement la voix de chascun, & qu'au contraire on le tenoit presque pour un faineant, de sorte qu'il sembloit que la gloire de son rival diminuast la sienne d'autant : mais ce qui luy faschoit le plus, c'estoit que la ruze de Climanthe, dont je vous ay autrefois parlé n'avoit rien fait à son advantage, & ne sçachant pas ce qui en estoit advenu, il estoit le plus confus homme du monde. Toutefois encor qu'il vist tous les jours la Nymphe, & qu'il l'entretint bien souvent, si n'osa-t'il luy en faire jamais semblant : tant s'en faut une fois que Galathée luy en parla, pour esprouver si ce que je luy avois dit de la ruze de Polemas & de Climanthe estoit veritable, il feignit de sorte de n'en sçavoir rien, que la Nymphe perdit tout à fait la doute où je l'avois mise, m'accusant en son ame d'avoir inventé cette menterie à l'advantage de Lindamor, ainsi que j'ay sçeu depuis par le rapport de Sylvie, à qui la Nymphe racontoit toutes ces choses.
Cependant je passois une vie qui n'estoit point desagreable, si j'eusse eu le bien que j'ay maintenant de vous voir. Car Celadon il faut que vous sçachiez que Paris est tellement devenu amoureux de Diane, que delaissant sa premiere façon de vivre, il ne s'habille plus qu'en Berger, & ne se soucie que des exercices de Berger. Est-ce de Diane, dit Celadon, qui est fille de la sage Bellinde ? c'est, respondit la Nimphe de celle là mesme. Je vous asseure, adjouta le Berger, que c'est bien une des plus belles, des plus sages & des plus accomplies Bergeres que je vis jamais, & qui merite une aussi bonne fortune, & je prie Teutates qu'il la luy envoye. Je suis, dit la Nimphe, de vostre opinion, mais je ne croy pas que Paris l'espouse : car elle m'a dit quelquefois que je luy en ay parlé, qu'à la verité elle ayme & honore Paris, & qu'elle connoit bien l'honneur qu'il luy fait de la rechercher, & l'advantage que ce luy peut estre : mais qu'elle ne sçait pourquoy, elle ne le peut aymer d'autre sorte, que comme s'il estoit son frere, qu'elle reconnoit bien ses merites, mais qu'il luy est impossible de l'affectionner d'autre sorte. Comment, interrompit Celadon, en sont ils desja venus si avant, & vous parle t'elle si familierement de ces choses ? Je le trouve estrange, me ressouvenant de son humeur, qui est assez retenuë, voire mesme si retirée que ses compagnes qu'elle ayme le plus qui sont comme je crois, Astrée & Philis, sçavent fort peu de ses intentions. O Berger, respondit la Nimphe, depuis les trois ou quatre Lunes que vous n'y avez esté, tout y est bien changé. Car Astrée, Diane & Philis, ne sont qu'une mesme chose : elles sont ordinairement ensemble, & depuis vostre perte vous diriez que Diane a succedé à vostre place. De plus, vous avez autrefois veu Sylvandre, que l'on appelloit le Berger sans affection, il est maintenant si fort amoureux, que peut estre si ce n'est Celadon, il n'y en eut jamais en vostre hameau qui le fust davantage, & cela luy est avenu comme je vous vay dire. Philis & luy entrerent en different de leurs merites, & parce que le Berger qui a l'esprit vif & a frequenté les escoles des Massiliens, selon que je luy ay ouy dire, avoit des raisons plus fortes & plus pressentes que la Bergere, elle qui est d'une humeur tres-agreable, proposa que Silvandre pour rendre preuve de son merite, fut condamné de servir avec tant de discretion une Bergere qu'il s'en fist aymer. Le Berger accepta ce qu'elle proposoit, à condition que Philis fut contrainte d'en faire de mesme. Apres plusieurs difficultez, Astrée, Diane & moy, ordonnames, que tous deux serviroient une mesme Bergere, & que dans trois mois cette Bergere jugeroit lequel des deux avoit plus de merites pour se faire aymer. Cela estant ainsi resolu, Diane fut esleuë pour estre servie de tous deux. De sorte que depuis ce temps Philis fait si bien la passionnée, qu'il n'y a Berger qui s'en sceut mieux acquitter. Or voyez ce qui est avenu de cette
Cette resolution fut donc prise de cette sorte entre nous, & dez le soir mesme Paris fit entendre à Adamas que s'il le trouvoit bon il m'accompagneroit à la chasse où j'avois envie d'aller le lendemain : non pas, luy dit il, là seulement, mais par tout où elle voudra : car j'en ay tant aymé le pere que quoy que je fasse je ne m'acquitteray jamais envers la fille de l'amitié que je luy ay portée. Paris n'attendoit que cette declaration pour parachever son dessein : cela fut cause que le lendemain apres avoir disné de bonne heure nous des
Or Celadon je vous ay faict tout ce discours par le menu à fin que vous jugiez de quelle sorte Paris est vivement attaint : maintenant je vous diray quelque chose de Sylvandre, & de Lycidas. Descendant donc de cette sorte dans la plaine nous aperceusmes Silvandre qui assis aupres de quelques arbres estoit tellement attentif à chanter au son de sa cornemuse qu'il ne se prenoit garde que Diane l'ayant recogneu à la voix passoit doucement derriere le buisson pour l'escouter sans estre veuë ; Et Diane estoit si desireuse de l'ouyr qu'elle ne voyoit pas Astrée, & Phyllis, qui la regardoient faire, qui touchées d'une semblable curiosité passoient d'un autre costé pour n'estre veuës ny de Diane ny de Sylvandre. Mais nous eusmes bien du plaisir à considerer Licydas, qui estant sur une motte un peu plus relevée regardoit Phyllis se trainant en terre lentement pour n'estre point veuë de Sylvandre. Car ayant opinion que l'amour qu'elle portoit à ce Berger luy donnoit la curiosité de
SONNET.
Qu'il est jaloux avec raison.
Amour qui dans mon cœur vas lisant mes pensées
Dans mon cœur où ta main tous les jours les escrit,
Ne voy tu qu'un soupçon maugré toy les aigrit,
Quoy qu'avec tes douceurs elles soient commencées.
Tant de sermens jurez, tant de preuves passées
Ne sçauroient r'asseurer à ce coup mon esprit,
Puis qu'autrefois Amour, elle mesme m'aprit,
Que les voix d'un Amant sont en fin exaucées.
Dieux s'il est vray, qu'en fin l'on exauce un Amant,
Ne suis je point jalous avecques jugement ?
Qui ne le seroit point, ce seroit une souche.
Je l'ay veu de mes yeux devant elle à genoux,
La voila qui ne pend que de sa seulle bouche,
Et qui seroit l'Amant qui n'en seroit jaloux ?
A peine avoit-il parachevé ces vers, que nous le vismes tout à coup se relever, & se haussant sur le bout des pieds regarder ce que faisoit Philis, & peu apres au petit pas s'approcher d'elle, s'en retournant d'où il estoit venu. Nous ne fusmes point aperceus de luy, parce qu'il avoit tellement toute sa pensée ensa Philis, que quand nous eussions esté devant ses yeux, je croy qu'il ne nous eut point veus. Nous le suivimes de loin, & lors qu'il se cacha aupres de Philis nous en fismes de mesme pour ouyr Sylvandre qui chantoit ces vers quand nous y arrivasmes.
STANCES.
MONDE D'AMOUR.
I.
Amour grand Artisan a fait un autre Monde,
La terre, c'est ma foy, qui n'a nul mouvement,
Et comme l'Univers sur la terre se fonde,
Ma foy de ce beau Monde est le seur fondement.
II.
Que si quelques soupçons d'une jalouse guerre
Esbranlent en mon cœur cette constante Foy,
C'est comme quand les vents sont enclos dans la terre,
Qui par des tremblements la remplissent d'effroy.
III.
Mes pleurs sont l'Ocean, aussi tarir mes larmes
N'est un moindre dessein que d'espuiser la mer :
La peur de n'estre aymé cause de tant d'allarmes,
C'est l'orage qui fait cette mer escumer.
IIII.
Cette mer est amere, encore que ses ondes,
Ne soient qu'un grand amas des fleuves qui sont doux
Plus amers sont mes pleurs, & leurs sources fecondes,
Plus douces à mon cœur comme venant de vous.
V.
L'air c'est ma volonté qui libre en sa puissance,
A l'entour de ma foy va tousjours se mouvant,
Les vents sont mes desirs ardents des leur naissance,
Dont s'esmeut mon vouloir comme l'air par le vent.
VI.
Aussi comme les vents diversement fremissent,
Sous des rochers affreux, dont ils n'osent partir,
De mesme mes desirs au respect obeissent,
Et dans mon cœur enclos n'en oseroient sortir.
VII.
Cest invisible Feu qui les airs environne,
C'est la flame secrette où je me vay bruslant,
Et comme ce grand Feu ne se voit de personne,
A chascun mon ardeur je vay dissimulant.
VIII.
Comme l'on voit qu'au Feu tout est reduit en flame,
Et que source de vie il ne peut rien nourrir,
De mesme les pensers qui sont dedans mon ame,
S'ils ne bruslent soudain, doivent soudain mourir.
IX.
La Lune c'est l'espoir qui croist & diminuë,
De vous seulle empruntant les rais dont il reluit,
Mais lors que sans lumiere elle erre dans la nuë,
C'est mon vague Penser, qui sans raison vous suit,
X.
Le Soleil c'est vostre œil lumiere sans seconde,
Bel œil Soleil d'Amour, qui nous esclaire à tous :
Que si l'autre Soleil donne la vie au Monde,
Quel Amant peut nier de la tenir de vous ?
XI.
Puis de tant de beautez Amour vous a pourveuë,
Que son jour c'est vous voir, sa nuict ne vous voir pas ;
Si ce n'est que d'avoir le bien de vostre veuë,
Nous soit plustost la vie, & l'autre le trespas.
XII.
L'Esté, c'est le transport, dont le sang me boüillonne,
Et l'Hyver, c'est la peur, qui me gelle en tout temps.
Mais que me vaut cela, si tousjours mon Automne,
Est sans fruicts aussi bien que sans fleurs mon Printemps ?
Sylvandre paracheva bien ce qu'il chantoit de ceste sorte : mais non pas ses pensées : au contraire s'arrestant sur le dernier couplet : Helas ! disoit-il, Amour, puis que tu ordonnes que l'Automne n'ait point de fruicts pour moy, que ne permets tu pour le moins que le Printemps me donne des fleurs ? Si est ce bien ta coustume, ô petit Dieu ! de nourrir d'esperance ceux que tu ne peux contenter. Et pourquoy romps tu ceste coustume pour moy ? Mais va, tu és juste, puis qu'il ne falloit pas chastier mon outrecuidance avec un moindre supplice que celuy que je ressens : Et toutefois je m'en plains : car encor qu'il soit juste, il ne laisse pas d'estre douloureux, comme encore que coulpable, je ne laisse pas d'estre sensible. A ces mots il se teust, & roulant plusieurs sortes de pensées, il donna loisir à Diane de jetter l'œil sur ses compagnes, & voyant qu'elles l'avoient apperceuë, elle en eust honte, & pource se levant doucement & s'approchant d'elles, elle dit à Philis : Je vous supplie, mon serviteur, cependant qu'Astrée & moy nous esloignerons un peu, demeurez icy, afin que si ce Berger nous oyoit partir vous le puissiez amuser : car je ne voudrois pas qu'il sceut que je l'eusse escouté. Et Philis ayant fait signe qu'elle y prendroit garde, Astrée & Diane s'en allerent. Je remarquay que Licidas jugea lors que ces deux Bergeres avoient voulu emmener Philis : mais qu'elle n'avoit voulu laisser Sylvandre
SONNET.
Que d'adorer seullement Dia-
ne, il est trop heu-
reux.
Sylvandre qui te plains comme d'une injustice,
Qu'à si belle maistresse Amour t'a destiné,
Rends luy grace plustost de t'avoir ordonné,
De servir de victime en si beau sacrifice.
Depuis que ce grand Dieu d'un puissant artifice,
Separant le cahos, le monde a façonné,
Jamais dedans le Ciel ne fut imaginé,
Rien plus beau que la belle à qui tu fais service.
Cesse donc de te plaindre, ou tu plaindras à tort,
Que si tu meurs pour elle, est-il plus belle mort ?
C'est lors que l'ame vist quand elle en est meurtrie.
Que si l'Amour te fait idolatrer ses yeux,
Adore les Sylvandre, ainsi comme des Dieux,
Qui jamais a commis plus belle idolatrie ?
Ce Berger eust peut estre continué d'avantage, & Paris & moy estions resolus de suivre les Bergeres, mais Driopé le chien de Diane s'eschappant d'entre ses mains, s'en courut vers Sylvandre pour luy faire feste, parce qu'il avoit accoustumé de le caresser. Le Berger se releva incontinent, & jettant la veuë de tous costez, il ne la vist point : mais il apperceut bien Licidas qui l'escoutoit, & Philis, qui l'ayant veu se lever, pour satisfaire à ce que Diane luy avoit dit, s'en venoit vers luy pour l'amuser. Mais ainsi qu'elle s'avançoit, elle apperceut Lycidas, qui luy fit changer de dessein : car sçachant combien ce Berger avoit de jalousie pour Sylvandre, elle tourna les pas ailleurs, & cela luy en fit soupçonner d'avantage, pensant qu'elle se voulut cacher de luy. Sylvandre qui sçavoit le cœur de tous les deux, à ce qu'il me fit depuis entendre, & qui vouloit suivant la resolution qu'il en avoit faite autrefois augmenter cette jalousie en Lycidas, feignant de ne voir point vostre frere se met à courre vers Philis, & l'ayant atteinte luy prend une main qu'il baisa par force deux ou trois fois : & puis la prenant sous les bras, luy demanda des nouvelles de Diane, & d'Astrée. La Bergere estoit si ennuyée de ce que Lycidas voyoit toutes
Sans mentir, interrompit Celadon, il est bien à plaindre : car pour le peu que j'en ay esprouvé, je crois que la jalousie est une des plus sensibles blesseures dont un Amant puisse estre atteint. Mais belle Nymphe que devint-il ? Je ne le vous sçaurois dire, respondit elle, car je ne le vis plus de tout le jour : & quant à nous, nous trouvames
LE
HUITIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.
Quelque dessein que Leonide eust fait de n'avoir plus d'amour pour Celadon, si ne se pouvoit elle deffaire entierement de la premiere affection qu'elle avoit euë pour luy, tant cette passion est difficillement arrachée quand elle a jetté de profondes racines dans un cœur qui n'a point d'autre soucy. De sorte que la rencontre qu'elle avoit faite de luy ne luy avoit pas rapporté un petit contentement : mais le desplaisir de l'avoir veu
S'en revenant donc un soir de meilleure heure que de coustume, elle trouva que son oncle se promenoit sur une terrasse qui avoit la veuë du costé de la pleine d'où elle venoit. Et apres l'avoir salué, & que le Druyde luy eut demandé, où elle avoit laissé Paris, elle luy respondit que toutes ces belles Bergeres l'avoient accompagnée jusques aupres du Temple de la bonne Déesse, & que Paris les avoit voulu reconduire. Mais, dit elle, mon Pere, j'ay fait une plaisante rencontre, & qui m'a retenuë, de sorte que je pensois que Paris seroit arrivé avant moy. Et quelle est elle, luy dit le Druide ? c'est, respondit Leonide, de Celadon. Il faut que vous sçachiez que depuis que nous le fismes sortir du Palais d'Isoure, au lieu d'aller trouver ses parens & amis, il s'est retiré dans une caverne, où il s'est tellement caché à tous ceux de sa connoissance, qu'il n'y a personne qui ne pense qu'il soit mort. Et pourquoy, dit Adamas, a-t'il fait cette resolution ? Je croy, respondit elle, qu'il a quelque maladie d'esprit, & qu'il ne vivra pas long temps : car il ne parle qu'à force, & ne vit que d'herbes, & a une si grande tristesse que vous ne le reconnoistriez pas. Et d'où vous a-t'il dit, ajouta le Druide, que ce mal luy procedoit ? Il n'en parle qu'à mots interrompus, & si peu qu'il est aisé à connoistre que le discours luy en desplait. Toutefois je pense que l'amour qu'il porte à la Bergere Astrée en est la cause. Si cela est, respondit Adamas, il est fils de pe
Mont-verdun est un grand rocher qui s'esleve en poincte de Diamant au millieu de la pleine du costé de Montbrison, entre la riviere de Lignon, & la montagne d'Isoure. Que s'il estoit un peu plus à main droite du costé de Laignieu, les trois pointes de Marcilly, d'Isoure, & de Mont-verdun feroient un triangle parfait. On diroit que la nature a pris plaisir d'embellir ce lieu sur tous les autres de cette contrée. Car l'ayant eslevé dans le sein de ceste pleine, si esgalement de tous costez, il se va estressissant peu à peu, & laisse au sommet la juste espace d'un temple, qui a esté dedié à Tautates, Hesus, Taramis, Belenus. Et parce que c'est le plus renommé de tous ceux de Forets, c'est le lieu où les Eubages, les Sarronides, les Vacies & les Bardes se tiennent dans des grottes qu'ils ont faictes autour du temple, dans lequel ils font
Or ce fut en ce lieu où Adamas dés le matin s'achemina avec Leonide, pour consulter Tharamis : & apres avoir fait le sacrifice des Toreaux blancs, selon leur coustume, & que Cleontine eust esté ceinte de verveine, & eust jetté du sang du sacrifice contre l'entrée, elle mit du Laurier dans sa bouche, le macha, & touchant la serrure avec une branche de Guy, les portes incontinent s'ouvrirent avec un grand bruit, & elle se tenant à l'un des gonds pencha tout le corps en dedans, & recevant à pleine bouche le vent qui en murmurant, venoit de la caverne, y demeura fort long temps, & en fin revint courant au lieu du sacrifice, où le Druide & tous ceux qui y avoient assistez l'attendoient à genoux, & la teste nuë supplioient Tautates d'avoir leurs vœux agreables. Et d'abord qu'elle fut arrivée prenant l'un des coins de l'autel, & se levant sur le haud des pieds, les cheveux espars & herissez, elle profera d'une voix toute changée telles paroles.
ORACLE.
A vous sage Adamas le Ciel l'a destiné,
Surmontez par prudence,
Et l'amour & l'enfance.
Vous le devez ainsi, puis qu'il est ordonné,
Qu'obtenant sa maistresse,
Contente pour jamais sera vostre vieillesse.
Adamas apres avoir remercié Tharamis, & supplié qu'il luy fit bien entendre sa volonté, de peur que par ignorance il n'y contrevint, partit de ce lieu, tout resolu d'assister Celadon en tout ce qu'il pourroit, puis que le Dieu luy promettoit une vieillesse contente, quand ce Berger possederoit sa maistresse. Il avoit bien desja une bonne volonté, envers luy, tant à cause de la proximité qui estoit entre eux, que pour les merites du Berger : mais depuis la responce de l'oracle il y fut bien davantage poussé pour son propre sujet, faisant bien paroistre combien une personne interessée s'employe plus soigneusement que celle qui n'est touchée que du devoir. Prenant donc le chemin de Lignon, il s'enquit de Leonide du lieu où Celadon estoit, & elle luy ayant monstré l'endroit, il creut estre à propos de
SONNET.
Il se compare à la riviere de Lignon.
Riviere que j'accrois couché parmi ces fleurs,
Je considere en toy ma triste ressemblance,
De deux sources tu prens en mesme temps naissance,
Et mes yeux ne sont rien que deux sources de pleurs.
Tu n'as point tant de flots que je sens de malheurs,
Si tu cours sans dessein, je sers sans esperance,
En des sommets hautains, ta source se commence,
D'orgueilleuses beautez procedent mes douleurs.
Combien de grands rochers te rompent le passage ?
De quels empeschements ne sens je point l'outrage ?
Toutefois en un point nous differons tous deux ;
En toy l'onde s'accroit des neges qui se fondent,
Plus on gele pour moy, plus mes larmes abondent
Quoy que tu sois si froide, & moy si plein de feux.
Ah ! riviere, continua-t'il peu apres, qui es tesmoin que je suis le plus malheureux, comme autrefois tu m'as veu le plus heureux Berger du monde : est-il possible que tu n'ayes point de regret de n'avoir voulu mettre une pitoyable fin à mes infortunes, lors que dans tes eaux tu me sauvas si cruellement la vie ? Falloit-il que les choses mesmes insensibles conjurées ensemble contre moy, me refusassent le secours que naturellement elles donnent à tout autre ? Mais peut estre tu n'as voulu consentir à ma fin esperant d'avoir par mon moyen une troisiesme source, prevoyant bien que mes yeux, n'ayant que trop d'occasion de pleurer, t'en fourniroient d'une plus abondante que celle que tu as. Si ce dessein t'a fait user envers moy de ceste cruelle pitié, tu n'en seras point deceuë, puis que mes pleurs ne cesseront jamais tant que je vivray. A ce mot les souspirs donnerent un tel empeschement à la voix, qu'il fust contraint d'interrompre ses parolles pour quelque temps, & lors qu'il voulut commencer, Leonide sans y penser se remua : & parce qu'elle estoit fort pres de luy
Que s'ils n'avoient que des filles, ils estoient contraints d'envoyer les aynées, depuis l'aage de dix ans, au mesme lieu où elles estoient instruites, puis instruisoient, & en fin jugeoient comme nous avons dit : car les Gaulois s'arrestoient bien souvent au jugement de ces femmes Druides. Et ce temps là estant passé, elles revenoient en la maison de leurs peres où elles se pouvoient marier.
Or cette resolution estant prise de cette sorte, Celadon fut celuy qui en eust plus de profit : car dés le commencement Leonide luy rendit ses lettres qu'elle luy avoit desrobées, qui luy fut un grand presage de meilleure fortune, ayant tousjours ouy dire, que comme les malheurs ne viennent jamais seuls, il semble aussi qu'un bon heur en attire un autre. Et depuis estant visité fort souvent, tantost par Leonide, & tantost par le Druyde, il estoit fort diverti des tristes pensées qui le consommoient, outre que le soin qu'Adamas avoit de luy donner des vivres secrettement, n'estoit pas petit. Et veritablement ce fut une bonne rencontre pour Celadon, que la bonté du Druide & l'affection de la Nimphe : car elles estoient cause que l'un & l'autre estoient soigneux de luy outre mesure, & par dessus leur devoir & grandeur. Mais ce qui donna plus de soulagement à ce Berger, ce fut que la Nimphe luy porta de l'ancre & du papier, parce qu'estant seul il s'amusoit à mettre par escrit les passions qu'il ressentoit, ce qui le con
Sçachez donc mon enfant, que ce grand Dis Samothes incontinent apres la division des hommes, à cause de la confusion des langues estant bien instruit par son ayeul, fust en la Religion du vray Dieu, fust aux sciences plus cachées, s'en vint descendre par l'ocean Armorique en cette terre que jusques à cette heure nous nommons Gaule, & qui peu à peu changeant ce nom, semble prendre celuy de France pour l'avenir : & depuis s'avançant
Or ce grand Dis Samothes, & depuis nostre saint instituteur Dryus, nous ordonnerent d'adorer Dieu, non pas selon l'erreur des gens, mais ainsi qu'ils l'avoient apris de leurs peres. Et parce que l'ignorance du peuple grossier estoit telle qu'il ne pouvoit comprendre ceste supréme bonté, & toute-puissance, qu'ils nommoient Thau, c'est à dire Dieu, sans en apprendre quelques effets, ils luy donnerent trois noms, JEHUS, qui signifie FORT, BEELENOS, c'est à dire DIEU HOMME, & THAHARAMIS, qui signifie REPURGEANT, nous voulant enseigner par ces trois noms, que Dieu est tout puissant, Createur & conservateur des hommes, mais depuis par les changements que
Or mon enfant laissant donc tous ces discours à part, nous ferons icy une forme de Temple dans ce Boccage qui de long temps a esté consacré à Teutates, c'est à dire à Dieu : entant que ce sera dans un Boccage nous observerons nos anciennes ordonnances, &
Le Druyde alloit discourant de ceste sorte, des misteres les plus cachez de sa religion : & parce qu'ils surpassoient l'entendement du Berger, il n'en voulut point dire d'avantage : mais soudain que ces noms furent gravés contre l'arbre ils se jetterent tous deux à genoux, & les les adorerent, & ne s'en approcherent plus qu'avec beaucoup de respect. Mais d'autant que le Druide avoit opinion que s'il ne flattoit un peu le mal de Celadon, il perdroit peu à peu la devotion & la volonté d'y travailler, il nomma le Temple du nom de la Deesse Astrée : & ne creignez, dit-il, mon enfant de faillir envers Dieu, pourveu que vous y honoriez ceste Astrée comme l'un des plus parfaits ouvrages qu'il ayt jamais fait voir aux hommes. Celadon y consentit aysement, & plain d'un zele incroyable y travailla si assiduellement qu'en peu de jours il acheva ce que le Druyde luy avoit ordonné, qui louant sa diligence, & son industrie, à fin de luy augmenter la volonté
Si vous estiez bon Paintre, luy dit-il, vous avez bien la memoire assez vive pour vous ressouvenir des traits du visage de la belle Astrée : de sorte que vous pourriez bien la peindre, & nous la mettrions sur cet Autel qui luy est dedié : mais cela n'estant pas encores, je feray faire un petit tableau où j'escriray seulement son nom. Alors le Berger luy respondit ; Vous avez raison, mon pere, d'avoir ceste bonne croyance de moy, car veritablement j'ay non seulement les traits de son visage si bien gravez en la memoire qu'il me semble qu'elle est tousjours devant mes yeux, mais aussi son parler & ses façons de faire me sont tellement en l'ame qu'il faut avouër que rien ne me peut divertir ny separer d'elle, & me figurant a tous coups de la voir devant moy, il me semble que sa parolle de mesme, me frappe tousjours aux oreilles. Mais encores que je ne sache pas paindre, si ne laisserons nous pour cela d'avoir sa ressemblance, si vous me promettez de me rendre ce que je vous remettray entre les mains. Et le Druide le luy ayant
Ce fut en ce lieu qu'Astrée & sa trouppe entrerent & virent tant de vers & d'escritures de Celadon ; car depuis le Berger s'y plaisoit de sorte qu'il estoit tousjours ordinairement devant l'image de sa Bergere, & l'adoroit de tout son cœur, & selon que diverses imaginations luy venoient, il les escrivoit & les mettoit comme pour offrende sur l'autel de
Grande & puissante Deesse, puis que les Dieux ne font pas mieux paroistre leur divinité, en punissant qu'en pardonnant, voicy je me jette à genoux. Je ne veux point entrer en jugement avec toy, ny demander si la peine que j'ay supportée n'outrepasse point la grandeur de ma faute, puis qu'elle a esté commise par ignorance, mais seullement je te requiers que la pitié t'esmeuë, en ce que mon amour t'a laissé insensible, & de rendre aussi bien cette preuve de ta divinité, en me remettant en ma felicité perduë que tu m'as osté le bon-heur où tu m'avois eslevé, puis que ma soubmission ne te doit pas moins esmouvoir au pardon que mon offence inconnuë au chastiment.
Ainsi disoit le triste Berger, n'osant presque laisser sortir ces mots de ses levres, de peur d'esveiller celle à qui il les addressoit : Et lors se relevant, s'approcha davantage d'elle, afin de la mieux considerer : Mais lors qu'il estoit plus avant en cette contemplation par malheur Philis se tourna d'un costé sur l'autre sans toutefois ouvrir les yeux, ny s'esveiller : ce qui donna tant de crainte à Celadon, que se retirant promptement à costé, il fut contraint de s'en retourner en sa triste demeure, où il ne se fut plustost r'enfermé, que repen
LETTRE
DE CELADON A LA BERGERe
ASTREE.
Si l'occasion de vostre venuë en ce lieu où le reste de Celadon est encore, puis que les Dieux le veulent ainsi, n'est que pour voir combien vous avez peu, & pouvez sur luy, c'est trop de peine pour chose de si peu de valeur. Que si quelque estincelle de compassion vous y amene, quels services peuvent meriter une si grande recompense ? Et si la fortune seule vous y a conduitte sans dessein, n'est ce pas trop de bon-beur pour une personne si malheureuse ? De sorte que quelque occasion que ce puisse estre, j'advoüe que c'est sans raison. Si ce n'est qu'il soit tres-raisonnable que comme l'affection que je vous porte outrepasse toutes les bornes de la raison, de mesme en ce qui touche cette affection la raison n'ait point de lieu. Et par ainsi je ne me dois plaindre qu'elle n'ait esté appellée quand j'ay esté banny, ny qu'aux ennuis que je souffre
Ce fut bien alors que ces Bergeres creurent que Celadon estoit mort, & que l'amour fit resoudre Astrée de luy rendre le dernier de
SONNET.
La belle dont l'Amour me prive de repos,
Reposoit doucement sous l'ombre d'un boccage,
Là voloient les Amours autour de son visage,
Qui naissoient de ses yeux encor qu'ils fussent clos.
Là les Zephirs changez en amoureux propos,
Rendoient pour ces Amours un amoureux hommage :
Et les arbres chargez de tant d'Amours esclos,
N'en estoient garentis par les loix de leur age.
Hommes, Faunes, ny Dieux, rien n'estoit à l'entour,
Contemplant ce sommeil, qui ne bruslast d'Amour,
Et perdit le repos pendant qu'elle repose.
Quelle estes vous beauté, quand veincre vous voulez,
Puis que sans ce dessein tellement vous bruslez,
Que vous voir, vous aymer n'est qu'une mesme chose.
Il parloit ainsi haut, parce qu'il ne craignoit de l'esveiller, ayant eu commandement d'elle de le faire aussi tost mesme, que la Lune luiroit : mais la bonne fortune de Celadon ne le voulut, afin qu'il eust ce contentement de voir sa Maistresse en ce lieu, & fut cause qu'encor que Sylvandre eust veillé une partie de la nuit, il n'eust toutesfois la hardiesse d'interrompre le sommeil de sa maistresse, craignant qu'elle s'en trouvat mal, ou que peut estre elle eust trop d'incommodité à marcher sous la foible lueur de la Lune parmy ce bois. Apres que ce Berger eut proferé ces parolles, il se mit à genoux pour luy baiser une main, mais ayant peur d'estre apperceu des deux Bergeres qu'il ne vit plus en leurs places, il se releva marry d'en avoir tant fait, si toutefois il avoit esté veu. Cependant ces deux Bergeres le regardoient, & Phillis qui estoit bien aise de divertir Astrée, Ne me croyez jamais, ma sœur, luy dit-elle, si ce Berger n'ayme Diane, & s'il n'a esté moins fin qu'il ne pensoit estre. J'en parlois hier à Diane, respondit tristement Astrée, & selon ce que j'en peus reconnoistre, il n'en doit attendre que du desplaisir : car non seullement elle ne le veut point aymer, mais ne veut pas mesme sçavoir qu'il l'aime. Voila, adiousta Phillis, une resolution qui semble devoir conduire en peu de temps Sylvandre aux termes de Celadon, & Diane à ceux d'Astrée. Ha ! ma sœur, dit Astrée,
Cependant que ces Bergeres parloient de ceste sorte, Paris, Hylas, Tyrsis, & Thersandre ayant esté éveillez par Silvandre, s'en venoient trouver ces Bergeres, & parloient si haut en s'en approchant que Diane s'eveilla presque au mesme temps que Phillis la vouloit pousser de la main. Elle fut honteuse de se voir presque toute des-habillée en si bonne compagnie, & cela fut cause que ramassant son poil d'une main & couvrant son sein de l'autre, elle s'eslongna entre quelques arbres, où Astrée & Phillis la suivirent & luy raconterent cependant qu'elle se coiffoit, la vision d'Astrée, la lettre qui luy estoit tumbée du sein, & en fin la resolution qu'elle avoit prise de faire un vain tombeau à l'ame de Celadon, puisque ses parens n'avoient point de soucy de son repos. Cet office, respondit Diane, est vrayement plein de pitié, & de pieté, & quant à moy il n'y a rien que j'y des-apreuve, sinon que ce sera donner occasion à plusieurs de parler, trouvant estrange que l'inimitié de vos parens soit changée en une si bonne volonté. Comment estrange, repliqua la triste Bergere ? il le devroit bien sembler davantage, si cette inimitié, dont vous parlez, duroit encores apres la mort. Si Celadon vivoit, il n'y a point de doute que je ne voudrois pas que l'amitié que je luy porte fust recogneuë, mais helas ! puisque pour
Diane la voyant partir fut en volonté de l'appeller, mais considerant que sans y prendre garde elle s'en alloit vers l'autre Berger, elle pensa bien qu'il l'arresteroit, & que par ce moyen elle pourroit apprendre d'avantage de ses nouvelles : & de faict cest autre Berger la voyant venir vers luy, l'alla rencontrer & la print par sa robbe, de peur qu'elle ne passast outre : mais elle qui fuyoit encor' plus celuy-cy, voulant rudement se demesler de
DIALOGUE.
PALEMON, DORIS.
I.
PAL. Si j'ayme autre que vous que je meure & soudain
D'eternelle douleur ceste mort soit suivie.
DOR. Que je puisse mourir d'un tourment inhumain,
Si d'aymer rien que moy je prens jamais envie.
II.
P. Aimez ou n'aimez point, tousjours vous adorant,
Vous verrez que ma foy se rendra plus extreme.
D. Aimez ou n'aimez point, il m'est indifferent,
III.
P. Je vaincray vous aymant toute difficulté
Encor qu'à mon dessein le Ciel mesme s'oppose.
D. Mon cœur est tellement de l'Amour rebutté,
Que pour ne vous aymer il vaincra toute chose.
IIII.
P. Si le Ciel estoit juste il puniroit en vous,
Cet orgueil qui vous fait mespriser tous les hommes.
D. Mais tant s'en faut le Ciel estant tresjuste en nous,
Nous detient l'un & l'autre au dessein où nous sommes.
V.
P. Quand il veut qu'on vous aime, il est juste en ce point,
Mais injuste en ostant à l'Amour l'esperance.
D. S'il veut que vous aimiez, & que je n'aime point,
Il vange mon Amour & punit vostre offence.
Encor que Doris ne fist response au Berger, qui ne luy rendist tesmoignage de mauvaise volonté si ne laissoit il de prendre quelque espece de contentement à la voir & à l'entretenir, de sorte qu'il n'eust si tost mis fin à ce qu'il chantoit si elle ne luy eust faussé compagnie.
Diane vouloit respondre lors qu'elle vit approcher Astrée qui revenoit du temple avec une troupe bien plus grande qu'elle n'y estoit pas allée : car la nymphe Leonide y estoit, & Chrisante la principale des Druydes avec l'une de ses filles qui venoient pour honnorer les funerailles de Celadon conduisant mesme le Vacie du lieu, qui estoit celuy qui ordinairement faisoit les sacrifices journaliers pour le hameau, dans le temple de la Bonne Deesse. Celuy cy avoit apporté tout ce qui estoit necessaire pour le tombeau vuide de Celadon, & les filles Druydes avec Chrisante estoient chargées les unes de fleurs, les autres de lait, & les autres de vin & d'eau ; & devant elles touchoient les brebis & jeunes taureaux necessaires. Licidas mesme estant allé ce matin au temple de la Bonne Déesse rendre quelque vœu que sa jalousie peut estre luy avoit fait faire s'y rencontra tant à propos, qu'estant adverty du dessein de Paris pour le repos de son frere, & se souvenant qu'il avoit manqué à ce devoir se
Diane donc voyant approcher ceste grande compagnie ne peut respondre, ny au Berger, ny à la Bergere, sinon que la Nymphe Leonide qui venoit en ce lieu avec tant de Druydes seroit bien aise d'ouyr leur different & de les mettre en repos, apres toutefois que la ceremonie seroit parachevée, à laquelle ils feroient un acte de pitié d'assister. Et sans attendre leur responce s'advança avec Paris, & alla saluer la Nymphe & Chrysante : & apres quelques propos communs le Vacie demanda où le vain tombeau avoit esté eslevé pour Celadon, afin de ne perdre d'avantage de temps : & y estant conduit par Paris, il mit la main à l'œuvre : mais premierement par la truye que Licidas offrit, qui fut sacrifiée à Ceres & à la Terre, & puis tuant les brebis & les jeunes taureaux noirs en receut le sang dans des coupes. Il disposa les filles Druydes selon la ceremonie : aux unes il donna le laict sacré, aux autres le vin, & choisissant Licidas pour faire porter l'eau Arferiale, & s'approchant du vain tombeau l'arrosa de toutes ces choses avec un petit rameau de Cypres appellant par diverses fois l'ame de Celadon : & apres versant l'eau aux Dieux Manes, il res
La terre où que tu sois te puisse estre legere,
Alors la Nymphe commençant les mesmes tours en fit autant que luy, jettant les fleurs à pleines poignées dessus, encores qu'elle sceut bien qu'il ne fust pas mort. Paris la suyvit, & apres tous ces Bergers & Bergeres en foule. Cependant que les filles Druydes d'un chant triste & funebre plaignoient la perte de ce Berger, & en racontoient selon leur coustume la vie & les actions, combien il estoit aimé de chacun, comme il avoit honoré son pere, chery sa mere, aimé tous ses parens, combien de fois il avoit vaincu ses compagnons à la course, à la luitte & aux autres exercices honnestes & accoustumez parmy les Bergers, & en fin combien ils regrettoient cette mort avancée, & quelle perte c'estoit à toute la contrée.
Il fust tres à propos pour Astrée que tous les
AUX.
DIEUX. MANES.
ET.
A. LA. MEMOIRE. ETERNELLE.
DU. PLUS. AYMABLE. BERGER.
DE. LIGNON.
AMOUR. QUI. PAR. IMPRUDENCE. FUT. CAUSE.
DE. LA. MORT. DE. CELADON.
APRES. AVOIR. NOYE. SON. BANDEAU. DE. SES. PLEURS.
ROMPU. SON. ARC.
FROISSE. SES. TRAITS.
ESTAINT. A. JAMAIS. SON. FLAMBEAU.
LUY. REND.
PLEIN. DE. TRISTESSE. ET. DE. DESOLATION.
CE. DERNIER. DEVOIR.
ET. APAND.
SA. DESPOUILLE. SUR. CE. TOMBEAU.
POUR. MARQUE. ETERNELLE.
QU'AYANT. PERDU. UN. SUBJET. SI AYMABLE.
IL. NE. VEUT.
NY. NE. DAIGNEROIT. PLUS.
EMPLOYER. SES. TRAITS. NY. SES. FLAMMES.
INUTILES.
Chascun loüa l'esprit de Sylvandre, mais plus ceux qui sçavoient le subjet de sa perte, & sur tous Astrée & Diane, leur semblant que s'il eust sceu leur intention, il n'eut pas mieux escrit cest Epitaphe : Or les pleurs estant cessez, & le Vacie & ses gens ayant emporté le reste des animaux sacrifiez & les vazes & autres instruments necessaires, Leonide prenant Chrisante par la main, sortit de ce bois, cependant que d'une longue suitte, toute la troupe venoit apres, ayans desja ramassé & remis leurs cheveux sous leurs coiffures. Et sembloit que Diane eust oublié la priere de Palemon, lors qu'Adraste & luy la supplierent de faire en sorte que Leonide & Chrisante ouyssent leurs plaintes, & en jugeassent comme elles trouveroient raisonnable. Diane alors s'aprochant de Leonide : Grande Nimphe, luy dit-elle, lors que vous estes arrivée, ces Bergers offencez de cette Bergere, luy monstrant Doris, avoient voulu remettre leurs differens entre mes mains, mais je leur ay donné conseil d'attendre que cette ceremonie fut parachevée, & puis de s'en adresser à vous, & à la sage Chrisante, s'il vous plaisoit d'en prendre la peine, m'asseurant que le jugement que vous en donneriez toutes deux seroit si juste qu'ils auroient tous occasion de le suivre. La Nimphe qui estoit pleine de courtoisie receut le salut de cette Bergere, & de ces deux Bergers, & Chrisante de mesme : & lors qu'elle vouloit parler, Palemon & Adraste se jetterent à ses
Si Leonide ne les eut interrompus ils n'eussent si tost mis fin à leur dispute, estant chacun desireux outre mesure de monstrer à Doris qu'il l'aymoit d'avantage. Mais la Nimphe prenant
LE
NEUFVIESME LIVRE
DE LA SECONDE PARTIE d'ASTREE.
Cependant que Leonide, & la venerable Chrisante, alloyent cherchant quelque lieu commode pour s'asseoir, elles apperçeurent à travers le bois des bergeres qui venoient vers elles : car les arbres qui estoient fort hauts, & assez esloignez les uns des autres, leurs troncs fort eslevez, & sans avoir guiere de branches basses, & la terre sans ronces, ny autre menu bois, ne pouvoient empescher que la veuë ne s'estendit fort loin, & que l'on ne vid ce qui estoit par de là les arbres. Au commencement qu'ellesfurent apperceues, & que Leonide demanda qui elles estoient, il n'y eut personne qui le sçeut dire : mais s'estant aprochées, Hylas qui estoit parmy elles fut incontinant recognu, & bien tost apres les Bergeres, qui estoient, Palinice[,] Cyrcene, & Florice, avec lesquelles il s'estoit amusé, les ayant rancontrées sur son chemin, sans se souvenir de l'escritoire, qu'il alloit querir. Et n'eut esté qu'elles luy demanderent d'où il venoit, & où il alloit, il ne pensoit plus à ce qu'il avoit à faire, mais ceste demande l'en fit ressouvenir : & les ayant priées de l'attendre il s'en courut prendre l'escritoire, & les ayant retrouvées, leur fit entendre les ceremonies du Tombeau de Celadon, ausquelles elles desirerent d'assister, mais elles arriverent trop tard. Leonide qui avoit sceu desja qui elles estoient, voulut les attendre, & Hylas qui ne demeuroit jamais muet eslevant la voix s'en venoit chantant ces vers, à haut de teste.
SONNET.
Qu'il ne faut point aymer sans estre aymé.
Quand je vois un amant transi,
Qui languit d'une amour extreme,
L'œil triste, & le visage blesme,
Portant cent plis sur le sourcy.
Quand je le vois plein de soucy,
Qui meurt d'Amour sans que l'on l'ayme,
Je dis aussi tost en moy mesme,
C'est un grand sot d'aymer ainsi.
Il faut aymer mais que la belle
Brusle pour qui brusle pour elle,
Ou bien c'est pure lascheté.
L'Amour de l'amour est extraite:
La charge n'est jamais bien faicte,
Qui panche toute d'un costé.
A ces dernieres paroles ces estranger[e]s furent si proches de Leonide & de Chrysante qu'ayant sçeu de Hylas qui estoit la Nymphe, elles l'allerent saluer, & Chrysante aussi apres que Leonide leur eust fait sçavoir qui elle estoit: & parce qu'Hylas apportoit l'escritoire, & que Phylis s'en rioit, pensez vous, dit il, Bergere que je ne sois venu en Forests que pour servir les morts ? Tircis qui n'a autre affaire y peut bien employer le temps, mais c'est enquoy Hylas s'entend le moins, & pource ne trouvez estrange, que par un[e] honneste permission, je vous die que si vous ne me voulez tel que je suis : vous n'esperiez pas de me changer sur mes vieux jours. Phylis qui avoit bien d'autres choses en la teste, Je te jure, dit elle, Hylas que si tu estois d'autre humeur je ne t'aymerois pas tant que je fais.
Mais tout ainsi que je ne dois pas esperer de te changer, aussi ne faut il pas que tu penses de me rendre autre que je ne suis : & pource quand je voudray rirepermets que je rie, & que je me taise quand je ne voudray pas parler, & j'en feray de mesme te laissant en tes humeurs : avec ceste franchise nous vivrons tous deux bien contents, & sans guiere de peine. Ah ma maistresse, dit-il, que je vous ayme, mais plustost que je vous adore, puis que vous estes de ceste humeur : je ne pensois pas en pouvoir jamais rencontrer une telle : & en disant ces paroles il luy tenoit les jambes embrassées, & la vouloit porter en ses bras dont elle se deffendoit. Chacun rioit de voir la peine de Phyllis & l'humeur du Berger : & cependant Leonide & Chrysante ayant trouvé un lieu qui leur sembloit commode, prindrent leurs places : car quant à Paris il estoit tousjours aupres de Diane, qui n'estoit point un petit desplaisir à Silvandre, n'osant l'aprocher pour le respect qu'il luy vouloit rendre. Cela fut cause qu'estant privé du bien de sa parole, afin d'avoir celuy de sa veuë, il fut contraint de se mettre vis à vis d'elle. Et lors chacun s'estant assis, Palemon & Adraste choisirent leur place au devant de Doris, où ils se mirent tous deux à genoux, sans vouloir s'en oster, quoy que la Nimphe ou la venerable Druyde leur puissent dire. En fin la bergere commença de parler en ceste sorte par le commandement qui luy en fut faict.
HISTOIRE
DE DORIS, ET PALEMON.
J'ay tousjours eu ceste opinion, grande & sage Nimphe, & vous venerable Chrysante, que s'il y avoit quelque chose entre les hommes qui les pust obliger les uns aux autres, ce devoit estre l'amitié ; & si cela est vray ou faux j'en laisseray le jugement à celles qui ont esté aymées : tant y a que suivant cette croyance, apres l'avoir esté longuement de ce Berger, je pensay d'estre en quelque sorte obligée de luy rendre amitié pour amitié. Il est vray que comme d'ordinaire les commandements sont tousjours peu de chose, à la naissance de cette bonne volonté, je ne jugeois pas qu'elle peust jamais devenir telle que je l'ay depuis ressentie. Mais elle prit insensiblement une si profonde racine par une longue conversation que quand je m'en apperçeu, il ne fut plus en ma puissance de m'en deffaire : & par ainsi je l'aimay de façon, que s'il m'avoit rendu la premiere preuve de son affection, je luy tesmoignay depuis mon amitié en tant de sortes que comme je ne voulois point douter de la sienne, aussi ne le pouvoit-il plus de celle qu'il desiroit de moy pour le moins avec raison. Toutefois je nesçay comment pour mon malheur, quand il en fut plus asseuré, ce fut lors qu'il me fit paroistre d'en avoir plus de meffiance, si bien que ce ne luy feust pas assez de me retirer de la frequentation de tous ceux que j'avois accoustumé de voir, mais vouloit encores que tous les autres fussent privez de la mienne, ne se contentant plus que je ne visitasse une seule de mes compagnes, mais si quelqu'une me venoit trouver, ce luy estoit chose insuportable. Voyez quelle offence il me faisoit ayant une si mauvaise opinion de moy par sa jalousie : & jugez pour Dieu en quelle extreme Tyrannie son amitié s'estoit changée, & toutefois plustost que de luy desplaire, j'eslus de perdre entierement la bonne volonté de toutes mes voisines, que de luy donner quelque mauvaise satisfaction de moy. Les Dieux sçavent avec quelle peine je le peus, non pas que je n'eusse un tres-grand contentement de faire chose qui luy fust agreable : mais si falloit il m'y conduire avec une grande contrainte, & avec une prudence qui ne fut pas moindre pour ne donner occasion de mescontentement à celles que j'eslongnois de ma compagnie. J'y parvins le plus doucement qu'il me fut possible, & le contentay, de sorte qu'il sembloit que j'eusse quelque maladie contagieuse, tant je demeurois retirée des Bergers & des Bergeres qui me souloient pratiquer. Que si ceste jalousie procedoit de l'affection qu'il me portoit, n'estoit il pas pour le moins obligé de faire autant pour moy qu'il me contraignoit de faire pour luy ? Mais au contraire durant tout ce temps de ma vie que je puis bien appeller sauvage (car veritablement telle estois-je devenuë pour luy estre aggreable) de tout le jour je ne le voyois qu'un moment : mais je dis un moment si bref qu'en verité je ne faisois que le veoir, ne me donnant ny la commodité ny le loisir de luy pouvoir dire presque une parole, sans que le cruel considerast que puis que pour luy je me privois de tout autre, s'il ne pouvoit estre tout le temps à moy, il le devoit estre pour le moins la plus grande partie. Et jugez si je n'ay pas occasion de dire que son affection s'estoit changée en Tyrannie, puis qu'encor'il pensoit que je luy en deusse de retour, imitant en cela les autres qui au commencement retranchent leur depence sous ombre d'estre bons mesnagers, & en fin viennent à une telle espargne, qu'ils s'ostent à eux & à ceux qui les servent, les moyens de pouvoir vivre. Car je croy bien que sa vie n'estoit pas plus agreable que la mienne, sinon entant que la sienne estoit volontaire. Et voyez si je l'aimois, & si j'estois bonne. Il usa de ceste Tyrannie sur moy, sans que j'en murmurasse jamais, aussi longuement qu'il luy pleut : & si jamais il ne l'eut quittée, jamais je ne m'en fusse soustraitte, & la derniere preuve que je luy rendis de mon obeissance (car telle la puis-je dire, & non pas seulement affection) fut telle qu'elle devoit estre plus que capable de luy oster toutes ces fascheuses & estranges humeurs.
Il faut que vous sçachiez grande Nimphe, que je suis demeurée fort jeune sans pere & sans mere, entre les mains d'un frere qui pour avoir plus d'aage que moy & pour l'amitié qu'il m'a tousjours faict paroistre, m'a tenu jusques icy lieu de pere, soit en la conduitte de ma personne ou en celle de mon bien, ayant reçeu en toutes les occasions qui se sont presentées tant de bons offices de luy, que je puis en cela luy donner nom de pere. Estant tel, jugez s'il faloit, & si la raison mesme ne me commandoit que je me conformasse le plus qu'il m'estoit possible à toutes ses humeurs & volontez, & s'il y avoit apparence que je le deusse contrarier. Palemon toutefois sans consideration de toutes ces choses, vouloit qu'absolument je m'en retirasse : non pas que je sortisse de sa maison : car il ne voyoit lieu où je peusse aller, mais oüy bien que desdaignant ce qui le contentoit, je ne fisse point d'estat de ceux qu'il aimoit, voire leur deffendisse ma veuë. Ceux qui ont esté soubs l'authorité d'autruy, sçauront si cela est faisable ou non, toutefois pour luy faire cognoistre qu'il ne voudroit jamais tesmoignage de mon amitié que je ne m'efforçasse de luy rendre, encore entrepris-je de le satisfaire en cecy. Mon frere aymoit entre tous ses voisins un Berger qui s'appelloit Pantesmon, homme à la verité qui avoit toutes les bonnes conditions qui peuvent rendre une personne aggreable. Il estoit sage, courtois plain derespect, officieux, courageux & bon amy, & sur tout parmy les Berger[s] le plus discret de tout le hameau : ces qualitez convierent mon frere à l'aymer, & l'amitié raporta une si ordinaire practique entre eux que malaysément se voyoient-ils l'un sans l'autre. Or il faut que j'advoüe qu'encor qu'il eut de l'amitié pour mon frere autant qu'il en pouvoit avoir, toutefois l'Amour ne laissa de trouver place en son cœur : car je ne sçay s'il remarqua quelque chose qui luy pleut en moy, ou si la familiarité qu'il avoit avec le frere fist naistre de la bonne volonté, pour la sœur, tant y a qu'il est vray que je recognus bien qu'il m'aymoit, & voyez si je ne vivois pas franchement & comme je devois avec Palemon. Aussi tost que j'en eus cognoissance je luy dis, & luy allois par apres racontant toutes ses actions, & toutes les demonstrations d'amitié que je remarquoy en luy : Si j'eusse eu quelque dessein, jugez si j'en eusse usé de ceste sorte. O Dieux quel respect, quel honneur & quelle soumission me rendoit ce Berger ! Ses merites & son affection estoient bien dignes d'estre aymez, & mesmes accompagnez de la volonté que mon frere en avoit, qui comme j'ay cogneu depuis, faisoit dessein de nous marier ensemble. Mais que je ne puisse de ma vie avoir bien, si jamais j'eus seulement opinion que je luy peusse vouloir du bien plus particulierement qu'aux autres amys de mon frere ; au contraire je recevois sa recherche avec plus de froideur,que de plusieurs autres. Car sçachant qu'il avoit de l'amour pour moy, il me sembloit que de le souffrir sans peine c'estoit faire tort à l'affection de Palemon, au lieu que les autres n'y estant poussez que de la civilité, ne pouvoient me faire ceste offence. Ce fut à celuy-cy que Palemon voulut que je deffendisse de me voir. Considerez comme je le pouvois bien faire. Aussi si Pantesmon n'eust eu plus de volonté de m'obeïr, que ce Berger de raison en ce qu'il demandoit, je ne sçay comme à ce coup j'eusse peu luy satisfaire, car en quelle sorte luy pouvois-je interdire la maison de mon frere, qui l'aimoit peut-estre autant & plus qu'il ne m'aimoit pas ? Toutefois quand je le retiray à part, & que je luy fis sçavoir ma volonté, Non seulement, me dit-il, je vous veux faire paroistre que je vous ayme par les effects de mon amitié, mais par ceux aussi de vostre hayne. Vous me bannissez sans raison de vous, & je veux que le tort que vous avez en cela vous rende tesmoignage de mon affection, vous faisant veoir combien vous avez de pouvoir sur moy, puis que sans murmurer je vous obeys en un commandement tant injuste. Je me retireray donc de vostre veuë, pour vous contenter. Il est vray que perdant ce bon heur, je ne perdray jamais l'affection que je vous porte, encores que je la doive espreuver infructueuse tout le reste de ma vie. Aussi ne vous ay-je jamais aymée que pour vous aymer. Pantesmon, luy dis-je, l'entiere puissance que vous me donnezsur vous, me fait avoir plus de regret de vous esloigner de moy que je n'eusse pas estimé. Et suis bien marrie que vous m'ayez trouvée en estat que je ne puisse disposer de ma volonté : car vos merites & l'affection que vous me faites paroistre me font avoir du desplaisir de ne pouvoir d'avantage pour vous. Mais croyez moy pour veritable, & soyez asseuré, que ce n'est point sans raison ny sans regret que je vous fay ceste priere. Si vous pouviez avoir quelque esperance en moy, vous auriez plus de suject de vous fascher ; mais puis que cela n'est pas, quel plaisir auriez-vous si vous m'aimez de me rendre miserable, sans qu'il vous en revienne autre advantage que mon desplaisir ? Il ne faut point, me respondit-il, que vous me le persuadiez avec plus de paroles ; mon affection qui tient entierement le party de vostre volonté, m'en represente plus que je ne vous sçaurois dire. Je feray jusques à la mort tout ce que vous m'ordonnerez, sans autre dessein que celuy de vous obeyr. Toutesfois si mon affection, si mes services & si mon obeïssance en ceste derniere action, doivent esperer quelque chose de plus avantageux, que d'estre chassé de vôtre presence sans aucune demonstration d'amitié, je vous supplie, & si toutes ces choses n'ont point de pouvoir envers vous, & que ma consideration ne soit point assez forte, je vous conjure par ce que vous aymez le plus, & qui peut estre est cause que vous me bannissez ainsi, que pour la fin de mon espoir,& pour la derniere importunité que vous recevrez de cette infortuné amant, vous me permettiez qu'en vous disant ce dernier & eternel Adieu, je puisse vous baiser & la bouche & le sein. Je rougis certes, ô grande Nimphe, en le racontant (dit-elle, se mettant une main de honte sur le visage) mais il faut que je l'advoüe il est vray, je le luy permis, me semblant que sa bonté m'y obligeoit, & de plus que j'eusse faict tort à l'amitié que je portois à Palemon, si je n'eusse accordé la requeste qu'il me faisoit en me conjurant par luy. Incontinent apres il partit, & depuis il ne s'est jamais trouvé en lieu où il m'ait peu voir.
Or toutes ces preuves de mon amitié n'estoient elles capables d'obliger à jamais envers moy cet ingrat & mescognoissant Berger ? & toutefois il advint au contraire : car tant s'en falut qu'il m'en sçeust gré que depuis je ne le vis plus, je ne diray pas comme amant, mais non pas mesme comme ami. Je voulus sçavoir l'occasion de sa retraitte, & une de mes plus fidelles amies qui l'alla trouver de ma part ne me raporta autre responce de luy que ce mot.
Amour chasse l'Amour comme un clou chasse l'autre.
Je jugeay alors deux choses : La premiere qu'estant devenu amoureux de quelque autre Bergere, il avoit par ceste seconde amour chassé la premiere qu'il me portoit, & l'autre qu'avec mespris il me conseilloit d'en faire de mesme. Si cela me fut fascheux à supporter, je n'aypoint affaire de le redire, & m'en tairay quand ce ne seroit que pour ne fortifier point d'avantage ce glorieux Berger, en la bonne opinion que sa vanité luy donne : mais fasse le Ciel que nos plus grands ennemis en ressentent les moindres traits. Or estant ainsi delaissée, encor qu'il me fust infiniment necessaire de m'armer contre cest accident de quelques bonnes & fortes armes, si ne voulus-je me servir de celles que cet ennemy m'avoit envoyées, tant pour les juger honteuses, que pour ne me prevaloir de chose qui vint d'une personne à qui j'avois si peu d'occasion de vouloir du bien, outre que les mesprisant comme siennes je les croyois indignes de moy, & infideles aussi bien que j'estimoy leur inventeur perfide. Je recourus donc à d'autres qui estoient plus tardives certes en leurs effects, mais aussi plus selon mon humeur, qui furent celles du temps: le temps dis-je fut l'arme & celuy mesme qui m'enseigna de me servir de ceste arme : Le temps fut mon Medecin & ma Medecine. Et à la verité selon la coustume des choses qui se font lentement. Le bien de ceste guerison n'a pas esté pour un jour, ny la deffence de ces armes pour un assaut seulement, mais Dieu mercy pour le reste de ma vie. Je dis Dieu mercy avec beaucoup de raison : Car, grande Nimphe quand je repasse par ma memoire la vie que j'ay faite, tant que ce perfide a monstré de m'aimer, & que je me represente celle où je suis à ceste heure : il faut par force que j'advouëqu'il m'a plus obligée en me trahissant, que Pantesmon en m'obeïssant : car ce n'estoit pas vivre, mais estre esclave, que de demeurer en l'estat où sa Tyrannie me retenoit.
Or ce desloyal estant comme je crois envieux de la douceur de ma vie, ou n'estant pas contant d'avoir triomphé une fois de moy, a voulu rebastir ses trahisons : & comme au commencement, il me surprit par soubmissions & par de tresgrandes démonstrations d'une violante amitié, il a creu en pouvoir faire de mesme à ce coup, & c'est pourquoy vous le voyez, ô grande & sage Nimphe à genoux devant moy, usant des parolles telles que ceux qui ayment veritablement ont accoustumé de dire[.] Mais il n'a pas consideré que m'estant recogneuë plus foible de ce costé là, que de tout autre, j'ay tasché de m'y fortifier davantage : & me semble que son opiniastreté devroit estre desormais vaincuë par la resistance que je luy ay faite, si ce n'estoit que comme je croy, il ayme mieux se travailler & me desplaire, que de vivre en repos : & semble qu'il cherisse d'avantage ce qui m'ennuye que ce qui luy peut estre profitable. Il continuë donc ses faintes, & renouvelle au lieu d'amour un si aspre desdain en mon ame, que sa veuë m'est plus insupportable, que sa perfidie ne me le fut jamais, & faut avoüer qu'il vient fort bien à bout de son dessein, si son dessain est de me deplaire. Que si cela n'est pas, comme il jure,& comme il tasche de me persuader, & que par juste punition des Dieux, il ayt veritablement ralumé sa flame estainte, à qui faut-il qu'il s'en prene qu'à luy-mesme, puis qu'il est le seul autheur de son mal, & que c'est luy qui s'est preparé ce supplice, sans que j'y aye rien contribué du mien, non pas les vœus seulement ? J'advouë qu'en me vengeant de la meschanceté qu'il m'a faicte, & que se chastiant de sa perfidie, par les mesmes armes dont il m'avoit offencée, il est homme plus juste, qu'il n'est bon Amant. Mais pourquoy m'accuse-t'il de sa peine, moy dis-je qui ne veux pas mesme avoir memoire qu'il soit au monde ? Ou pourquoy veut-il que je luy remette les armes en la main, desquelles en pensant me blesser il s'est offencé luy-mesme ? C'est une trop lourde imprudence de chopper deux fois contre un mesme bois. Il ne doibt point esperer cela de moy qui ay les images de ma vie passée, trop vives encores en l'ame pour ne les veoir point toutes les fois que je tourne les yeux sur luy. Qu'il se retire donc, & me laisse joüyr du bon-heur qu'il m'a luy-mesme acquis, quoy que ç'ait esté avec un dessein bien contraire. Mais si le Ciel selon sa coustume [a] tiré du mal, qu'il me preparoit un si grand bien pour moy, qu'il ne soit point marry si j'en joüys, & si je sçay mieux me prevaloir de la faveur qu'il m'a faicte en cela,que luy de celles que je luy ay faites par le passé, & qu'il juge & confesse que justement le Ciel, a pris la cause & la deffence de mon innocente amitié contre la personne la plus ingratte, & la plus perfide qui ait jamais esté bien aimée. Que si comme les joüeurs qui perdent, il demande quelque chose pour sa derniere main, voicy sage & grande Nimphe, tout ce que je puis pour luy. Je luy avoüeray que je suis assez satisfaite de son ingratitude, que je luy quitte l'offence, que la vengeance qu'il m'a faite me plaist, voire à fin qu'il se retire entierement de moy, que j'ay pitié de son mal, mais que cela luy suffise, & qu'il ne m'importune plus.
Ainsi finit la Bergere, avec une telle emotion que la couleur qui luy en estoit venuë au visage, la rendoit plus belle qu'elle ne souloit estre : & lors que Leonide cogneut qu'elle ne vouloit rien dire d'avantage, elle fit signe à Palemon de respondre, s'il avoit à dire quelque chose contre ce qu'elle leur avoit fait entendre. Alors le Berger se relevant apres avoir salüé la Nimphe, luy parla de ceste sorte.
RESPONCE
DU BERGER PALEMON.
Grande Nimphe, je cognoy bien estre tres veritable, ce que j'ay tousjours ouy dire de la divinité, que jamais les Dieux & Déesses n'entrent en un lieu sans y faire quelque bien, puis que vous, qui par vostre merite & vostre condition en representez l'image parmy nous, n'avez presque esté plustost en ce lieu que me voila detrompé, & sorti de l'erreur où j'ay si longuement vescu, si toutesfois on peut appeller vie ce qui raporte plus de mal que la mort mesme. J'advouë que tout ce que ceste belle Bergere vient de vous raconter, est veritable, & que je luy ay plus d'obligation encore, qu'elle ne sçauroit dire : mais si faut il qu'ayant ouy de sa bouche ce qu'elle vient de me reprocher je me plaigne que le Ciel comme envieux de mon ayse, m'ait caché la plus grande partie de mon bon-heur: & croyrois d'avoir plus d'occasion de m'en douloir & de l'accuser d'injustice, si je ne cognoissois bien, que c'est ainsi que tous les hommes sont traittez, à fin qu'il n'y ait point ça bas de parfait contentement. Toutesfois si faut-il que l'on me permette de me douloir du tort que ceste belle Bergerea fait à l'amitié qu'elle m'avoit promise, puis qu'elle ne peut trouver occasion de se douloir de la mienne que par le soupçon, & se déguisant à mon desavantage, ce qu'au contraire elle devoit prendre pour plus grande asseurance de mon affection. Mais comment, ô Amour, m'oseray-je plaindre d'elle, puis que tu me commandes de ne trouver mauvais chose qu'elle veüille faire ? Je n'useray donc point de plainte: car mon cœur ne la desdira jamais en rien. Mais, ô sage Nimphe, j'essaieray en vous disant la verité de vous faire entendre que Palemon sçait aimer, & que c'est sans raison que Doris a creu le contraire. Et pour commencer, & ne point user de long discours, elle advoüe que je l'ay aimée & qu'elle m'a aimé, mais que me reproche t'elle pour avoir sujet de rompre cete amitié ? Que j'ay esté jaloux ; & je confesse que je l'ay esté, mais si elle m'a aimé ainsi qu'elle dit, pour avoir recognu que je l'aimois, comment a-t'elle eu agreable mon amitié, & non point l'effet de mon amitié ? Si tous ceux desquels elle estoit veuë me donnoient de la jalousie, & si leur conversation, leurs paroles, voire leurs regards mesmes estoient soupçonneux, n'estoit-ce un tres certain tesmoignage que je l'aimois infiniment ? Elle dit toutefois que de douter d'elle, c'estoit l'offencer, & en faire un sinistre jugement. Ah grande Nimphe, si cete Bergere sçavoit aussi bien aimer que ses yeux se sçavent faire adorer, ne diroit elle pas plustost que c'estoit un'extréme Amour, & la trop bonne opinionque j'avois d'elle qui me le faisoient faire ? Car si je ne l'eusse cruë digne d'estre servie de tous, comment eusse-je creu que tous l'eussent servie ? mais si je n'eusse eu cette creance, comment eusse-je esté jaloux de chacun ? Ceste jalousie donc, ô belle Doris, n'est point un moindre signe d'affection & d'une tres violente amour, que les souspirs & les larmes, dont les amans vont noïant les mains de leurs bien aymées : puis qu'elle naist de la cognoissance de la perfection de la personne que l'on ayme, & les souspirs & les larmes procedent le plus souvent de la cruauté seulement qu'ils trouvent en elle, ou du tourment qu'ils en ressentent. Cognoissant donc, ô grande Nimphe, que j'estois jaloux, ne devoit elle pas augmenter la bonne volonté qu'elle me portoit, pour balencer en quelque sorte la pesanteur que j'alois adjoustant à la mienne ? Au contraire qu'est-ce que sa cruauté, ou pour le moins sa mescognoissance luy conseilla de faire ? Vous l'oyez de sa propre bouche. Elle se deslie de ceste estroitte amitié que tant de services que tant de cognoissances d'une vraye affection, devoient avoir renduë indissoluble, & pour s'en donner quelque pretexte, se figure des rafroidissements de mon costé, & des nonchalances, qui helas n'estoient qu'en son opinion. Elle dit, qu'en ce temps là je ne demeurois guiere aupres d'elle. Quand je considere ce reproche, il faut en fin que j'advouë que toutes les actions peuvent estre soupçonnées contraires au dessein de celui qui les fait, puisque leseffets mesmes qui s'en produisent, ne sont le plus souvent apperceus de ceux qui y ont le plus d'interest. Si je vous demande, ô belle Doris, quelle opinion vous avez euë de moy dés le commencement que ma fortune m'appella pres de vous, pour ne vous contredire, je m'asseure que vous avoüerez que je vous ay aymée & servie avec autant d'affection que jamais Berger ayt peu aymer ou servir. Or maintenant n'ayez point desagreable, je vous supplie, que devant ceste grande Nimphe, & cette venerable Druyde, je vous conjure de dire quelle a esté la Bergere pourqui je vous ay changée, & à qui vous m'avez veu rendre du devoir, ou seulement l'avez ouy dire ? Que si vous n'en sçavez point, & si vous confessez que mon affection n'a point esté distraite ailleurs, Pourquoy vous pleignez vous, & pourquoy avez vous soupçonné mes actions tout au contraire de mon dessein ? C'estoit ce me semble, tres-mal conclurre à vous. Palemon m'a aymée : mais parce qu'il ne me voit pas si souvent que de coustume il ne m'aime plus, Tant s'en faut, n'estiez vous point plus obligée par les loix de l'amitié de dire ; Si mon Berger ne me voit point si souvent que de coustume, je sçay que c'est quelque necessaire contrainte qui l'en empesche. Compatissant ainsi au mal que je souffrois eslongné de vostre presence, & jugeant autruy par vous mesme, vous n'eussiez pas offencé si cruellement celuy qui n'offença jamais l'affection qu'il vous a promise. Mais me direz vous que vouloient donc signifier ces demy moments qui à peine vous pouvoient retenir auprés de moy, au lieu qu'auparavant les jours les plus longs ne vous pouvoient pas contenter ? Je le vous diray ô sage Nimphe, & je m'asseure qu'en m'escoutant vous ne ferez point un si sinistre jugement de moy, que ceste belle a faict de ma fidelité, & seulement je la supplie de se ressouvenir de la vie que je menois en ce temps-là, & parmy quelles compagnies on me voyoit demeurer.
Je puis dire avec verité, ô grande Nimphe que jamais homme n'a vescu plus sauvagement que moy, non pas mesme ceux qui font profession de ne demeurer que parmi les rochers, & les deserts, sinon durant les moments que mon affection me contraignoit une fois le jour de la voir. Car dés que la clarté commençoit de paroistre, je sortois de ma cabane, & loing de toutes compagnies, je ne revenois que la nuict ne fust close, demeurant quelque fois caché dans les antres les plus retirez, & quelquefois dans le plus haut des montagnes, tellement seul que rien que mes pensées ne pouvoient me trouver : mais elles me tenoient aussi si bonne compagnie qu'elles me contraignoient bien souvent de me mettre en lieu d'où je pusse voir l'endroit de sa demeure, me semblant que les heureuses murailles où elle estoit, me rapportoient une espece de consolation qui n'estoit pas petite, sans que rien me retirast de cete sorte de vie, non l'amitié de mes voisins, non le devoir de mes parens, non le soucy de mes troupeaux bien aimez, ny bref quoy que l'on pust dire de moy, sinon le seul desir de sa veuë dont je jouïssois tous les jours une fois, mais si peu de temps à mon grand regret que quand je m'en retournois, il me sembloit que je ne faisois que d'y arriver. Et toutefois celle qui se deult de ceste vie en estoit la seule cause, & l'extreme affection que je luy portois m'empeschoit de la luy descouvrir.
Or sage & grande Nimphe, j'ay tousjours eu ceste opinion que celuy qui ayme comme il doit, doit avoir plus cher l'honneur de la personne aymée que le contentement qu'il en peut retirer. La malice des hommes mal pensants n'ayant jamais esté si foible, qu'elle n'ayt tousjours trouvé sujet de s'employer où il luy a pleu, ne fit en ce temps là plus de grace à nostre amitié qu'elle a accoustumé de faire à toutes les autres plus remplies de vertu, de sorte que nostre ordinaire frequentation fust desapreuvée, & donna suject à ces malins d'en parler assez mal à propos, si sourdement toutefois que les autheurs de ces impostures, quelque diligence que j'y employasse me furent tousjours de sorte incognus, que je ne pus trouver à qui m'en prendre. Que pouvois-je faire en cela ? D'entreprendre un bien long voyage, je n'estois pas maistre entierement de mes actions ;de cesser de l'aymer j'eusse plustost cessé de vivre. Puis donc que nostre trop grande practique estoit celle qui donnoit quelque apparence de verité à leur medisance, à quoy me devois-je plustost resoudre qu'à l'interrompre pour quelque temps, & à payer ainsi plustost aux despens de mon contentement que de sa reputation la faute de ces meschantes ames ? Que si elle se plaint que je ne luy en aye rien dit jusques à cete-heure, qu'elle se plaigne aussi que je l'ay trop aymée, car veritablement ç'a esté pour l'avoir trop aimée, que j'ay plustot choisi de me priver du bon heur de sa veuë, voire mesme la laisser en doute de mon affection, que de luy dire l'occasion qui me faisoit vivre avec elle de ceste sorte, de peur de luy faire part de l'ennuy que j'en ressentois, sçachant assez qu'elle qui avoit tousjours si curieusement conservé sa vie exempte de ces calomnies, ne les sçauroit supporter qu'avec de trop grands desplaisirs.
Or considerez grande Nimphe par ce veritable Discours, si tels effects se voyent parmy les vulgaires affections, & de là prenez cognoissance s'il vous plaist, de quelle qualité doibt estre la mienne : & si estant telle c'estoit sans raison, qu'elle demandoit à ceste Bergere, de grandes preuves de la sienne, puis que l'Amour ne se paye qu'avec l'Amour. Et toutesfois ce qui advint de Pantesmon qui est ce mesemble le plus grand suject de plainte qu'elle ayt contre moy, ne proceda pas seulement d'une jalousie mal fondée comme elle dit, mais de beaucoup de raison. Car ainsi qu'elle vous a advoüé ce Berger est tel & a tant de bonnes conditions qu'il est plus croyable que celle qu'il recherchera le doive aymer que mespriser. De plus l'amitié que son frere luy portoit, ne m'estoit point suspecte sans cause, mais encore plus, le bon accueil qu'elle luy faisoit, qui à la verité estoit tel, qu'ayant comme elle dit si bien recognu ma jalousie par le passé, elle avoit plus de tort d'en user ainsi, que moy de penser, quoy que ce fut à son desavantage : & de fait qu'elle die si cela ne fut pas cause que tout ouvertement on parloit de leur mariage. Si oyant ces nouvelles je n'eusse point esté esmeu, n'eusse-je pas plus offencé nostre amitié qu'elle son frere, en faisant ce que je requerois ? Que si l'amitié a plus de privilege que l'amour, elle a bien quelque occasion de se douloir de moy. Mais si cela n'est pas, pourquoy trouve-t[']elle estrange que mon amour ait voulu triompher de l'amitié qu'elle portoit à son frere ?
Et c'est d'icy grande Nimphe que tous mes malheurs ont pris leur origine. Car luy reprochant la bonne chere qu'elle faisoit à ce Berger, elle me respondit que l'amitié que son frere luy portoit en estoit cause : mais quand je luy repliquay que le bruit de leur mariage estoit si commun qu'il m'estoit impossible devivre tant qu'il continueroit, & que je verrois le contentement de qui elle prefereroit ; Et à quoy est-ce (me dit-elle en changeant de visage) que vostre bisarre soupçon me veut encores contraindre ? vous le nommerez, luy dis-je, comme il vous plaira, mais je n'auray jamais repos que je ne voye ce Berger eslongné de vous. Et bien (me dit-elle d'une voix toute alterée) je vous contenteray encor en cecy, & Dieu veüille que ce soit la derniere fois que vous prendrez de semblables humeurs. Elle profera de sorte ces paroles qu'elles redoublerent beaucoup plus mon soupçon que si elle m'eust avec quelque excuse entierement refusé. Ce qui me fit resoudre d'en apprendre une fois en ma vie la verité, & pour m'en esclaircir mieux je ne voulus me fier qu'à mes yeux propres. O malheureuse meffiance ! ô dommageable resolution qui depuis m'a cousté tant d'ennuis, de travaux & de larmes ! En ce dessein donc j'espie le temps que Pantesmon la vint trouver en sa chambre, car de fortune ce jour elle tenoit le lict, fust de desplaisir, fust pour quelque legere maladie : & passant par une montée desrobée qui entroit dans [le] logis, je vins par un passage caché me mettre en un cabinet dont la porte respondoit sur le lict. Mon malheur fut tel que par la fente des aix, je peus voir tout ce qu'ils firent ; mais pour estre trop esloigné je n'en oüys une seule parole. Je vis doncques, & trop certes pour mon contentement que le Berger s'assit d'abord sur le pied du lict, & apres luyavoir pris la main, qu'il baisa plusieurs fois sans resistance[,] parla fort long temps la teste nuë ; je vis qu'elle luy respondoit, & ce que je pouvois remarquer à son visage, ce n'estoient point paroles de courroux. Que si la fortune m'eust permis de voir aussi bien celuy de Pantesmon, peut estre y eusse-je apperçeu quelque mescontentement qui m'eust contenté, mais il me tournoit presque le dos, pour luy parler plus bas. Et lors que j'estois en ceste peine, je vis que tout à coup il se jetta à genoux, & elle se releva un peu sur le lict, & apres se pancha & le baisa. Dieux quel coup de cousteau reçeus-je, mais plus encores quand le Berger ne se contentant point de ces extraordinaires faveurs, luy descouvrit le sein, & sans resistance le luy baisa. Amour quel devins-je ! mais ô Dieux quel devois-je devenir ! Je ne sçay comme je pus le souffrir & vivre, si ce n'est que tout ainsi que mon affection estoit celle qui m'en faisoit avoir de si extremes ressentiments, elle mesme aussi me donnoit de la constance de supporter ce que je pensois luy estre agreable. Pantesmon partit & je partis aussi, luy pour moy mal satisfait, & moy pour luy entierement desesperé. Voyez comme Amour nous chastioyt l'un par l'autre.
Or dites moy je vous supplie sage Nimphe, eussiez vous creu que j'eusse aimé, si je n'eusse point ressenty un coup si sensible ? & le ressentiment pouvoit-il estre moindre que de me retirer ? ou pour le moins pouvoit-il estre accompagné de plus de discretion que de n'en parlerà personne ? J'advouë que j'essayay de r'avoir ma liberté : & lors que je trouvois plus de difficulté à démesler les liens dont elle me tenoit pris, je dis plusieurs fois en moy-mesmes, qu'il falloit couper ceux qui ne pouvoient estre dénoüez. Et sur le point que je faisois le plus d'effort contre ma volonté, il est vray qu'elle m'envoya l'une de ses amies. Mais quel pouvois-je penser que fust ce message, qu'une continuation de sa tromperie ? Estoit-il possible de desmantir de si fideles tesmoins que mes propres yeux ? & sur ceste creance je luy fis tout en cholere, la response dont elle se plaint : à sçavoir, qu'un clou chasse l'autre, mais quel moindre reproche luy pouvois-je faire ayant opinion d'avoir esté si ingratement trahy ? Outre que j'y estois obligé par les loix de mon affection, qui ne me pouvoient permettre de luy mentir à ceste fois, non plus que je n'avois jamais fait par le passé. Si elle le print autrement que je ne l'entendois, son innocence en estoit cause, & l'erreur en quoy j'estois me faisoit parler ainsi ? Je voulois bien qu'elle cognust que je sçavois qu'une autre amour avoit chassé la mienne de son cœur : & toutefois la crainte que j'avois de luy donner du desplaisir, m'a jusques icy privé de mon plus grand contentement. Car lors que quelquefois je me resolvois de luy faire les reproches que je pensois estre dignes d'une si grande trahison, Amour qui a tousjours eu le plus de force sur mon ame, m'en empeschoit, & me faisoit changer d'advis, en me disant,que ce seroit trop offencer celle que j'avois tant aimée de luy faire honte d'une si grande faute & tant indigne d'elle, & que je me devois contenter d'estre hors de la tromperie où j'avois esté si longuement retenu. Je creus ce conseil tres mauvais pour moy : car c'est sans doute que si dés le commencement je luy eusse dit ce que j'avois veu elle m'eust raconté ce qu'elle avoit fait, & ainsi j'eusse eu autant de bon-heur & de contentement que j'ay souffert depuis de sanglants desplaisirs. Au contraire m'eslongnant entierement d'elle je ne peus de long temps sçavoir que Pantesmon ne la voyoit plus, & le mal estoit que mesme je n'osois demander de leurs nouvelles, pour n'oüyr chose qui accreust mon regret. En fin mon Amour plus forte que ny ma resolution, ny ma colere, me ramena peu à peu aupres d'elle, & dés la premiere veüe ayant oublié tous les outrages que je pensois avoir receus, me voila plus à elle que je n'avois jamais esté. Mais quelle la retrouvay je ? C'estoient bien ces mesmes yeux, ceste mesme bouche, & ceste mesme beauté, mais non pas ceste mesme Doris qui à mon départ n'estimoit que Palemon, n'aymoit que Palemon, & ne caressoit que Palemon. A ce triste retour je ne vis plus que desdain, je ne recognus que hayne, & ne ressentis que rigueur : de sorte que jusques icy il m'a esté impossible de luy faire entendre le sujet que j'avois eu de m'en retirer, parce que jamais elle n'a voulu souffrir que je lui aye parlé qu'à discours interrompus. Or sitoutes ces choses ne sont des preuves d'une tres-fidelle, & tres violente affection, je ne veux point quelle me fasse de grace, encores ô grande Nimphe que la grace que je demande n'est point pour faute que j'aye faite contre l'Amour, mais seulement pour l'ennuy que je luy puis avoir donné en l'aymant plus, peut estre qu'elle ne vouloit, ou qu'elle ne croyoit pas. Que si l'amour me permettoit de me plaindre d'elle, aussi bien que je le pourrois faire avec raison, je dirois qu'elle a fait un tort extreme à l'amour, à Doris & à Palemon. Car Amour se peut plaindre qu'elle a estaint les feux qui estoient allumez en elle d'une si pure flamme que la vertu mesme n'eust point esté offencée d'en brusler : elle les a estaintes dis-je pour allumer celles du despit, si noires de fumée qu'au lieu d'esclairer, elles ne remplissent son ame que de tenebres, & de confusion. Mais Doris se plaindra bien davantage qu'une si legere opinion l'ayt renduë parjure luy faisant rompre les sermens si souvent rejurez à ce Berger desastré, de ne changer jamais de volonté. Et que pourroit elle respondre à Palemon s'il luy disoit, Est il possible, mescognoissante Bergere, que tant d'années de service, tant de tesmoignages d'affection, & tant d'asseurance de ma fidelité, ne vous ayent peu oster la croyance que si desavantageusement vous avez conceuë de moy ? Et bien j'ay esté jaloux : mais ne sont-ce pas des fruicts de l'amour, pourquoy non jaloux, si amoureux ?& de qui jaloux sinon de ce que j'ayme ? Et toutesfois soit ainsi que ceste jalousie soit une faute & qu'il la faille punir, le juge n'est-t'il pas cruel qui esgale le supplice au peché ? Or sus qu'il soit encor permis de l'esgaler, & que œil pour œil, & bras pour bras doive expier la faute, comment est-ce qu'estant jaloux de vous je devois estre puny ? par le mesme supplice, c'est à dire, que si je vous offensois estant jaloux de vous, vous me deviez chastier estant jalouse de moy. O que ceste action eust esté glorieuse & digne veritablement d'une personne qui aymoit ! Mais me direz-vous, vous vous estes eslongné[e] de moy, vous m'avez quittée, & vous estes rendu[e] incapable de ce traictement. Et bien faisons la mesme ordonnance de punition contre ceste faute que contre la premiere, Je me suis esloigné de vous. Il faut que vous vous eslongniez aussi de moy. Mais quoy ? peut-estre l'avez-vous desja faict, & qui sçait si en cet eslongnement vous ne m'avez point plus offencé ? Posons toutesfois que la chose soit esgale. Puis donc que vous me voulez chastier tout ainsi que je vous offence, & non point d'avantage, à ceste heure que je retourne à vous avec desplaisir extreme de tout ce qui s'est passé, n'estes-vous obligée d'en faire de mesme ? Me voicy à vos genoux avec les repantirs les plus cuisants qu'un amant puisse ressentir : est il possible que vostre courroux se puisse estendreplus outre, & que le souvenir de ce que je vous ay esté, ne vous esmeuve à me rendre le bon-heur duquel le souvenir des offences que vous avec opinion d'avoir receuës de moy m'a privé depuis un si long siecle ? Donc amour qui est le plus grand de tous les Dieux, & qui est la chose du monde la plus forte, à ce coup cedera sa place à l'offence & au desdain? Ainsi dit Palemon, & desja Leonide & Chrysante se preparoient de dire ce qui leur en sembloit, quand l'autre Berger se hasta de leur faire entendre ses raisons de ceste sorte.
HISTOIRE
DU BERGER ADRASTE.
Je vous conjure grande & puissante Nimphe, & vous sage & venerable Chrysante de surseoir le jugement que vous voulez donner jusques à ce que vous m'ayez oüy, & vous fais ceste adjuration par la plus sincere, fidelle & patiente amour, qui jamais ayt esté, à fin qu'avec une plus grande cognoissance de nostre different, vous puissiez mettre une juste conclusion à nos peines, & inquietudes. J'ay aymé ceste Bergere depuis le berceau : & tant s'en faut que j'aye jamais cessé de l'aymer, que comme en toute autrechose je suis tousjours allé croissant en la volonté que j'ay de luy faire service. J'ay souffert ses desdains, j'ay patienté que son amitié devant mes yeux fust toute à une autre. La longueur du temps ne m'a point diverti de mon dessein, ses rigueurs ne m'en ont point distrait, & je n'ay peu toutesfois jusques icy luy faire changer la moindre de ses cruautez. Je sçay que les [de]faveurs qu'elle me faisoit estoient par elle mises en conte de faveurs à Palemon, qu'ensemble ils se sont mocquez de mon amour & de ma patience, & que trop cruellement elle m'a mesprisé. Mais à quoy m'a servy ceste cognoissance sinon à rendre ma vie plus fascheuse, & à rangreger d'avantage mes insupportables desplaisirs? Car ils ont esté tellement inutiles à me divertir de son service, que plus j'y rencontrois de difficultez & de peines, plus se renforçoit la violence de mon affection. Dieux qu'un homme attaint de ce mal est peu sage, & combien a t'il peu de pouvoir de rechercher guerison, puis que mesme sa volonté n'y peut consentir ! Tous ceux qui me conseilloient contre Amour, estoient mes ennemis declarez : & quoy que l'esperance mesme ne peut trouver place parmy mes desastres, mon affection toutesfois s'est-elle changée ? s'est elle lassée ? ou seulement s'est elle allentie ? Nullement grande Nimphe, j'aimerois mieux la mort, que de diminuer ma flamme de la moindre estincelle qui me brusle. Elle m'a veu souvent fondre en pleurs devant elle, elle m'a veu tomber à ses pieds hors de sentiment. Mais ny mes pleurs ny ma prochaine mort, n'ont rien d'avantage acquis envers elle, qu'un mespris & une moquerie, de laquelle un juste ressentiment m'eust peu faire prendre vengeance sur Palemon, si mon amour eust peu consentir que j'eusse voulu desplaire à ceste cruelle. Mais ceste passion de vengeance estoit trop foible pour me porter à semblable dessein, & quelque opinion qu'elle ayt de moy, si sçay-je bien qu'elle ne peut en rien reprendre mon affection, & que sans outrecuidance je me puis donner le nom veritable D'AMANT SANS REPROCHE. Car la jalousie n'a jamais treuvé place en mon ame, comme elle a faict en ce trop aymé Berger, ny jamais je n'ay seulement avec le penser, trouvé nulle de ses actions mauvaises. Amour me soit tesmoing que mesme les rigueurs que j'en recevois m'estoient cheres quand je me ressouvenois qu'elles estoient aggreables à ceste belle Doris. Et encores que je n'aye point esté tant disgratié en mes autres fortunes, que quelque Bergere peut-estre ne m'ayt regardé de bon œil, si suis-je tres-asseuré que je n'ay point rendu de foibles tesmoignages de ma fidelité. Aussi Amour pour ne laisser tant de desdains impunis, & pour n'abandonnerentierement sans secours une amour si innocente & pure que la mienne, (encores certes, que ce n'a pas esté à ma requeste, car je ne luy demanday jamais vengeance, mais assez de patience seulement) a permis comme je croy qu'elle ayt ressenty des amertumes, dont elle m'abreuve depuis si long temps, par le divorce d'elle & de ce Berger. Mais avant que Palemon l'ayt aymée, depuis qu'il l'a aymée, quand il s'en est eslongné, & quand il est revenu, qu'elle die si elle n'a pas tousjours veu une extrene affection en moy, & si jamais elle a recognu ceste affection alterée pour quelque traittement qu'elle m'ayt faict. J'ay esté le premier qui l'ay servie, je suis le seul qui ay tousjours continué, & comment que je sois traicté, je seray le dernier qui conserveray ceste volonté : pour le moins ce sera celle qui m'accompagnera dans le cercueil.
Je ne luy remets point ces choses devant les yeux pour reproche, mais pour la verité seulement ; verité toutesfois que je voudrois bien vous pouvoir representer avec des paroles qui luy donnassent de moins fascheuses souvenances, car telles appelle-je celles de mes services passez pour elle. Et encor que sa cruauté ayt esté telle envers moy, si faut-il que je l'excuse en quelque sorte, puis qu'estant engagée à Palemon, elle eust peut estre offensé sa fidelitéde faire autrement; mais à ceste heure que Dieu mercy elle l'a quitté, quelle raison peut-elle alleguer, pour couverture de sa cruauté, puis mesme que dés qu'elle a commencé de parler devant vous, elle vous a dit qu'elle avoit aymé Palemon, parce qu'elle avoit jugé estre tres-raisonnable d'aymer celuy de qui l'on est aymé. C'est suivant son jugement mesme que je requiers le vostre, ô grande Nymphe, vous jurant par elle mesme qui est bien le plus grand serment que je puisse faire, que jamais beauté ny destin ne causerent une plus grande, plus sincere, ny plus fidelle Amour que celle d'Adraste envers la belle Doris.
Adraste finit de ceste sorte son discours, avec tant de demonstration d'une parfaicte amour, que ceux qui l'oüyrent ressentoient une partie de sa peine. Et la Bergere Doris voyant qu'il ne vouloit plus rien dire, apres une grande reverence respondit avec telles paroles.
Grande & sage Nimphe, j'ay beaucoup de regret pour le repos de ce Berger, que tout ce qu'il vous a dit soit veritable ; car il me desplaist bien fort qu'il soit si mal traicté, pour l'affection qu'il me porte, encore que vous jugerez bien m'ayant oüye qu'il n'y a point de ma faute, & que ç'a esté luy seul qui opiniastrement a poursuivy son malheur. La premiere fois qu'il medeclara sa volonté : nous estions tous deux si jeunes, que mal aysément eust-on peu penser, ny qu'il eust quelque ressentiment d'Amour, ny moy l'entendement d'en pouvoir comprendre quelque chose: Si bien que ce qu'il m'en dit, ne m'esmeut non plus qu'une personne à qui la chose ne touchoit aucunement. Depuis il fit un voyage assez long, & à son retour il trouva que je n'estois plus mienne, m'estant desia donnée à Palemon. De sorte que si à la premiere fois il avoit eu occasion de se plaindre de mon ignorance, à la seconde il en avoit bien d'avantage de se douloir de mon trop de cognoissance. Mais de moy nullement : car vous plaignez-vous Berger, que n'estant point capable d'Amour, je ne vous aye point aymé ? Accusez-en la Nature, accusez-en les Ordonnances, ausquelles elle nous a soubsmises. Et trouvez vous estrange que je ne vous puisse aymer quand ma volonté n'est plus mienne ? il faut que vous en fassiez de mesme de ce que je n'ay qu'un cœur, que je n'ay qu'une ame, & qu'une volonté. Mais vous pouvez avec plus de raison vous plaindre, (& c'est ce me semble la seule plainte que vous devez faire) que vous soyez venu vers moy trop tost, & que vous y soyez retourné trop tard, parce que quand vous dictes que je ne vous ay jamais regardé qu'avec desdain, & que j'ay esté si retenuë à vous favoriser, si vous preniez bien mes actions, vous cognoistriez que vous m'avez plus d'obligation en cela, que si j'avois faict autrement. Car si vous eussiez receu quelque satisfaction de moy, jugez à quelle extremité vostre Amour fust parvenuë, puis qu'ayant usé envers vous de tant de rigueurs, vous la ressentez toutesfois si grande. Et vous ressouvenez, Adraste, que les faveurs que vous eussiez receuës de moy, eussent esté plustost rengregement que soulagement de vostre mal. Outre que mesme elles ne vous pouvoient estre accordées sans beaucoup offencer la sincere amitié que j'avois promise à Palemon. Que si j'advoüe qu'il soit juste d'aimer qui nous ayme, je ne dis pas qu'il soit injuste de n'aimer pas tous ceux qui nous affectionnent : autrement il n'y auroit point de fidelité ny d'asseurance en amour, & vous mesme, s'il estoit ainsi, devriez estre obligé de rendre à la Bergere Bybliene, qui meurt pour vous une amour reciproque, mais j'ay bien voulu dire qu'une fille se trouvant libre de toute autre affection, peut sans reproche aimer celuy qui l'aime, s'il n'y a point d'autre occasion de haine que ceste Amour : or en ce qui se presente entre vous & moy il n'y a rien semblable, puis qu'estant engagée ailleurs, je ne pouvois faire une nouvelle amitié avec vous sans la ruine de celle que j'avois desja. Si je vous l'ay dissimulé ou si je vous ay entretenu de paroles, pleignez vous de moi,car ce sera avec raison : mais si je vous en ay tousjours parlé fort franchement, que ne recognoissez vous l'obligation que vous m'en avez ? Et ne vous arrestez point à publier celles que je vous ay pour m'avoir si longuement aymée, ne vous ay je pas mille fois supplié, conjuré, voire commandé autant que j'ay eu d'authorité sur vous, que vous missiez fin à cette affection ? & lors qu'avec plus de violence je vous en ay requis, ne m'avez vous tousjours respondu que vous le feriez, si vous pouviez vivre & ne m'aymer point ? Si vous avez continué, n'a ce point esté pour vostre consideration, & non pas pour la mienne ? Mais grande & sage Nimphe, voicy selon que j'ay peu considerer par ses parolles, ce qui l'a davantage deceu. Il a pensé sans doute que l'affection que je portois à Palemon, estoit la seulle cause qui m'empeschoit d'avoir chere la sienne, & d'effect il n'a point sceu plustost les dissentions de ce Berger & de moy, qu'incontinent, le voila enflé d'esperance de parvenir à ce qu'il avoit tant desiré, & pour n'en perdre l'occasion, m'a tellement pressée depuis ce temps là, qu'avec raison, je le puis plustost dire mon ennemy que mon amy, voire si la discretion ne m'en empeschoit, plustost importun que serviteur. Mais il a bien esté deceu par cette opinion, & n'a pas consideré que jamais cette amitié ne se perdroit, que je ne perdisse ensemble tellement toute puissance d'aymer, qu'il ne seroit plus en moy d'en ressentir les effects.
Ainsi paracheva Doris, & Adraste vouloit repliquer, luy semblant d'avoir beaucoup de raisons pour alleguer au contraire, quand Leonide luy fit signe de la main qu'il se teust, & tirant a part Chrisante, Astrée, Diane, Phylis, Madonthe & Laonice, leur demanda de quel avis elles estoient : mais parce qu'elles furent long temps à se resoudre, & que ces Bergers qui n'estoient point appellez à leur conseil ne pouvoient demeurer sans rien faire : Hylas fut le premier, qui s'addressant à Doris, Il n'y a que vous au monde, luy dit-il, qui vous fachez d'estre trop riche, Comment l'entendez-vous ? respondit elle : Je veux dire, adjouta Hylas, que vous ne devez pas seullement recevoir ces deux Bergers qui vous ayment (pour tesmoignage que vous estes belle :) mais tous ceux encores qui se voudront donner à vous : car c'est honneur à une fille d'estre aymée & recherchée de plusieurs, outre la commodité qui s'en peut retirer. Je croy, respondit froidement Doris, que cela seroit bon pour celles qui veulent estre estimées belles, & ne le sont pas, ou bien qui preferent cette vanité, dont vous parlez à un repos, & à un solide contentement. Si c'est bien d'estre aymée, repliqua Hylas, plus vous le serez & plus vous aurez de bien, & si c'est mal, adjousta Doris, plus je seray aymée, & plus j'auray de mal. Il est vray, reprit Hylas, mais quelle apparence y a-t'il, que ce soit mal d'estre aymée de plusieurs ? Il[s]nous haïssent à la fin respondit-elle. Ouy bien repartit-il, si vous ne les contentez. Comment, adjouta Doris en satisfaire plusieurs, puis qu'il est impossible d'en contenter un seul ? Et quoy continua Hylas, vous n'estimez point d'avoir plusieurs serviteurs ? Ils deviennent en fin nos ennemis, dit la Bergere, & lors qu'ils nous ayment, ils nous importunent plus qu'ils ne nous profitent. Il faut, adjouta-t'il, avoir soin de les conserver : la peine, repliqua Doris, surpasse le plaisir. Si est ce, continua le Berger, que les Dieux ne se sentent point importunez que plusieurs chargent leurs autels de sacrifices. Il est vray, respondit-elle : mais c'est aussi un particulier privilege des Dieux, de pouvoir faire du bien à plusieurs, sans se donner de la peine. Il me semble, dit Hylas, que puis que l'amour depend de la volonté, & que la volonté s'estend à tout ce qu'il luy plait, il n'y a pas grande peine d'aimer diverses personnes. Les amants de ce siecle, respondit elle, ne se contentent pas de la volonté, ils veulent posseder en effect. Et quand cela ne seroit pas, je ne laisserois de croire impossible, que la volonté se puisse en mesme temps donner toute à des personnes separées. Il faut, repliqua-t'il, ne leur en donner qu'une partie. C'est, respondit la Bergere, ce que je crois encores plus impossible : Et quand il se pourroit, puis que l'amour d'un seul est si penible, que seroit ce d'une si grande multitude ? Vous n'en voulez donc aymer qu'un ? Un responditelle est encores trop, c'est pourquoy je n'en veux point du tout. Et vous Bergers, dit Hylas, s'adressant à Palemon, & à Adraste que dittes vous la dessus ? nous faisons bien paroistre, dit Palemon, que nous avons sa mesme opinion. Comment, dit Hylas, que l'on n'en peut aimer qu'un ? Encores moins, respondit Palemon, puis que nous sommes mis deux pour en aimer une.
Les discours de Hylas eussent bien continué d'avantage, si la Nimphe en s'en revenant avec toute sa trouppe, ne les eust interrompus. Elle se remit donc en sa place, & chacun ayant repris la sienne, elle parla de cette sorte.
JUGEMENT DE LA NYMPHE
LEONIDE.
Encores que nous remarquions en ces differents, qui sont entre nos mains plusieurs accidents qui semblent estre contraires entre eux : si est ce qu'il n'y a rien qui contrevienne à l'amour : car il n'est pas plus naturel à la flame de se mouvoir & d'eschaufer, qu'à l'amour de produire ces dissentions entre ceux qui aiment, & qui voudroit les oster d'entre les amants n'entreprendroi[t] pas une chose moinsimpossible que s'il vouloit oster le mouvement, & la chaleur à la flame. D'autre costé, considerant que ce n'est pas aymer que de ne se donner tout entierement à la personne aymée, nous ne pouvons penser que ce ne soit une espece de trahison de faire part de son affection à quelque autre. C'est pourquoy toutes choses longuement debattuës & sagement considerées, nous disons : Que celuy seroit injuste, qui jugeroit que l'amour se deut perdre pour une chose qui luy est si naturelle, ou se diviser à plusieurs pour quelque consideration que ce soit : Et nous declarons que les dissentions & petites querelles sont des renouvellements d'amour, Et que de diviser ou changer une affection est crime de leze Majesté en Amour : Et en consequence de cela, nous ordonnons que Doris aymera Palemon, & que Palemon toutefois asseuré de la bonne volonté de Doris, luy donnera à l'advenir de meilleures preuves de son affection, que celles de sa jalousie, qui à la verité est bien signe d'amour. Mais comme la maladie est signe de vie : car non plus que sans la vie on ne peut estre malade, sans amour aussi on ne peut estre jaloux : toutefois comme la maladie est tesmoignage d'une vie mal disposée, de mesme la jalousie rend preuve d'une amour malade. Et Doris pardonnant & recevant Palemon en ses bonnes graces en oubliera tout ce qui luy aura despleu, considerant que l'amour qui est une tres-violente passion, faitcommettre plusieurs choses qui ne seroient pas appreuvées de celuy qui les fait, s'il n'estoit atteint de cette Maladie. Mais pour esviter les desplaisirs qu'elle a ressentis par le passé, nous voulons qu'ainsi que Doris traittera Palemon, comme la personne du monde qu'elle aymera le plus, de mesme Palemon tienne Doris pour celle qui aura le plus de pouvoir sur sa volonté, d'autant que la puissance qui panche toute d'un costé, encor qu'elle soit permise volontairement, tumbe en fin en Tyrannie. Et quant à l'infortuné, & patient Adraste : nous ordonnons qu'il eslise d'estre à jamais exemple d'une fidelle & infructueuse affection, en continuant celle qu'il porte à Doris sans estre aymé, ou rompant ses premiers liens par l'effort du despit ou du desespoir, il satisfasse à l'amitié de celle dont il est aymé.
Tel fust le jugement de la Nymphe, qui en mesme temps fit trois effects bien differents en ces trois personnes, en Palemon d'extreme contentement, en Doris d'un estonnement si grand, qu'elle demeura sans parler : mais en Adraste d'un si prompt saisissement d'esprits qu'il se laissa choir en terre comme mort : de sorte que cependant que Palemon avec mille parolles confuses & mal arrangées, essayoit de remercier son juge d'une si favorable ordonnance, Doris sans dire mot, tenoit les yeux en terre, comme ne sçachant si elle devoit en estre aise ou marrie : Et Adrastecouché de son long, quoy que sans sentiment ne laissoit d'en causer un si grand de son ennuy en ceux qui le regardoient, que Doris mesme en fut touchée de pitié. Toute cette trouppe accourut à luy, & luy rapporta tout le secours qui fut possible, & le voyant revenu, Leonide accompagnée d'Astrée, & de ses compagnes, les laissa tous trois : mais ils ne furent pas long temps ensemble : car incontinent apres, Palemon prenant Doris sous les bras, s'en alla du costé de Mont-verdun, & Adraste les ayant accompagnez quelque temps de l'œil, & commençant à les perdre entre quelques arbres ; Or allez, dit-il, plus heureux que parfaicts Amants, allez & jouyssez de vostre heur & du mien, cependant que contraint par une trop injuste ordonnance j'iray payant de mes larmes durant le reste de ma vie, le bien que vous possederez. Ces parolles furent les dernieres qu'il dit de long temps d'un jugement bien sain : car depuis son esprit se troubla, de sorte qu'il en perdit l'entendement, & fit des folies si grandes, que ceux mesme qu'il faisoit rire ne pouvoient s'empescher d'en avoir compassion. Hylas qui ne trouvoit point de justice au jugement que la Nimphe en avoit fait, soustenoit contre tous que ce different pouvoit estre terminé plus equitablement. Et parce que Leonide & Paris n'ignoroient pas l'humeur de ce Berger : ils furent bien aises pour passer le temps de le faire parler, & Paris àce dessein prenant la parolle : Il me semble, dit-il, ma sœur, que vous avés fait un grand tort au pauvre Adraste, & que vous pouviez bien ordonner quelque chose de plus doux pour luy ; N'est-il pas vray Hylas ? Quant à moy, respondit le Berger, je croy que le Ciel a voulu punir par cette injuste ordonnance, la sottise d'Adraste, autrement il n'y avoit apparence qu'il fut condamné de cette sorte. Mais j'advoüe que l'imprudente & sotte passion à laquelle il s'est laissé conduire si long temps, ne meritoit pas une moindre punition. Voyez Hylas, respondit la Nimphe, combien nous sommes differents d'opinion : tant s'en faut que l'amour qu'il a portée avec tant de constance à Doris, & continuée avec tant d'opiniatreté, me semble punissable, qu'il n'y a rien que je louë davantage en luy, & cela a esté cause que je luy ay permis de la pouvoir continuer s'il luy plaist. Voila, dit Hylas, une permission bien favorable & avantageuse : il vaudroit autant que vous luy eussiez permis de prendre toute sa vie une peine tres-inutile. Je tiens quant à moy, que c'est en cela que vous luy avez esté trop rigoureuse, & s'il en eust appellé à moy, & que j'en eusse eu la puissance, je sçay bien que j'eusse revoqué vostre jugement. Et quel eust esté le vostre, dit la Nimphe en sousriant, je les eusse, dit Hylas, rendu tous trois contents. Je m'asseure, interrompit Silvandre que cette ordonnance sera bien digerée, & qu'elle rendra preuve d'un bon jugement. Il n'y a point de doute,dit Hylas avec un haussement de teste, que qui voudra s'amuser aux melancoliques humeurs de Sylvandre, ne jugera jamais bien de l'Amour : mais si on veut regarder sainement pourquoy c'est que l'on ayme, on dira que j'ay raison, & que Doris, Adraste & Palemon pouvoient estre tous trois contentez. Et comment se pouvoit faire cela ? respondit la Nymphe : En ordonnant, repliqua Hylas, que Doris les aymast tous deux, & que tous deux la servissent : car par ce moyen ils eussent eu ce qu'ils desiroient qui estoit d'estre aymez d'elle, & elle en eust esté mieux servie. Il n'y eust celuy qui peust s'empecher de rire, oyant un tel jugement, & Leonide plus que les autres, de sorte que s'addressant à elle, Il semble, dit-il, grande Nimphe que vous vous moquiez de moy. Tant s'en faut, dit-elle, il semble bien mieux Hylas que vous vous moquiez de nous. Excusez le, Madame, interrompit Sylvandre, il en parle selon sa pensée : Si la vostre, dit-il, s'addressant à Sylvandre presque en colere est differente à la mienne, vous pensez tresmal, & voudrois bien sçavoir sur quelle raison vous pouvez vous appuyer pour blasmer cette ordonnance. Sylvandre luy respondit froidement, Le sens commun nous apprend que ce que plusieurs possedent n'est à personne entierement. Si plusieurs possedent la bonne volonté de Doris, ny Adraste ny Palemon n'en auront que leur portion : mais en Amour n'en avoir qu'une partie, c'estn'en avoir rien du tout. Diane prenant la parole, & s'addressant à Sylvandre. Pourquoy, dit-elle, parlez vous de cette sorte à Hylas ? ne sçavez vous Berger, qu'il n'entend pas ce langage ? A la verité, reprit Hylas, vous avez raison de vous en mesler aussi, car peut estre Sylvandre n'a pas assez de babil pour confondre luy seul tout le reste du monde, & puis se tournant vers Leonide. Ouystes vous jamais, dit-il, grande Nymphe, une plus fausse opinion que celle de Sylvandre, N'avoir qu'une partie d'une chose c'est n'en avoir rien du tout, & qui jugera que dans une tasse il n'y ait point d'eau, parce que toute la mer n'y est pas ? Je voudrois bien sçavoir quel est le sens commun qui luy aprend une chose si fausse. Sylvandre luy respondit, si l'amour comme l'eau pouvoit estre divisée, & demeurer tousjours amour vous auriez quelque raison : car l'eau est de telle nature qu'une seulle goutte est aussi bien eau que toute la mer, & toutes les sources ensemble : mais l'amour au contraire n'est plus Amour, aussi tost que la moindre partie luy deffaut : & pour faire voir que je dis vray, l'amour consiste principallement en l'affection extreme, & en la perpetuelle fidelité, si nous ostons quelqu'une de ces parties, ce n'est plus Amour, & je croy qu'il n'y a personne en la compagnie, si ce n'est Hylas qui ne l'advouë. Et que sera ce donc ? dit Hylas, Ce sera, respondit Silvandre, le contraire d'amour, car si l'extremité deffaut à l'affection, telle affectionn'apartient non plus à l'amour que le froid au chaud, & si la fidelité manque à l'extreme affection, c'est une trahison, & non pas une Amour. Que si la fidelité y est, mais non pas continuée, ou pour mieux dire, perpetuelle, ce n'est pas fidelité, mais perfidie. Voyez donc Hylas, & confessez que j'ay eu raison de dire, que qui n'avoit qu'une partie d'Amour n'en avoit rien du tout. Que s'il est vray que l'amour soit quelque chose d'indivisible, comme eust-il esté raisonnable d'ordonner à Doris qu'elle la divisast pour Palemon, & pour Adraste ? A la fin de ses parolles, Paris reprit ainsi froidement. Il me semble, Hylas, que nous avons la raison de nostre costé, mais que Sylvandre par ses discours s'aquiert l'opinion de toute la troupe qui le favorise : & faut que je confesse, que si vous ne luy respondez, je me sens presque contrainct d'avoüer ce qu'il dict. Gentil Paris, dit Hylas, quoy que Sylvandre en die, & quoy que vous en croyez, la verité ne se changera pas : & quant à moy, je sçay bien que l'experience est plus certaine que les parolles. Or Sylvandre n'a que des parolles pour preuver ce qu'il dit, & moy j'ay les effects & l'experience si familiere, que je n'en veux point chercher de plus esloignée qu'en moy mesme. Car j'en ay aymé plusieurs tout à la fois, & sçay fort bien, quoy qu'il vueille dire, que veritablement je les aymois, & pourquoy Doris n'en pourroit elle faire de mesme ? Il y a plusieurs personnes, repliqua Sylvandre, qui pensent faire des choses qu'ils ne font pas : tous les artisans, mais plus encor tous ceux qui s'addonnent aux sciences, & aux arts qui ne sont point mecaniques, ont opinion de faire tresbien ce qu'ils font, & y en a fort peu qui ne jugent leur ouvrage plus beau & plus parfait que celuy de tout autre, & toutefois on voit bien qu'ils se trompent, & qu'il y a bien souvent de tresgrandes imperfections : mais l'amour de soy-mesme qui est presque inseparable du jugement, couvre ordinairement les yeux à chacun en ce qui le touche. Il en faut autant dire de Hylas, qui pense de bien aymer : & toutefois en est un fort mauvais ouvrier, & par ainsi qui voudra bien aymer, s'il ne veut errer, ne prendra jamais son patron sur luy. Et sur qui donc ? interrompit Hylas, sera ce point sur vous ? Si quelqu'un, respondit Sylvandre, le vouloit bien representer, le patron que vous dittes, seroit trop difficile, & ne crois pas que personne le puisse, que Sylvandre seul. Voila, luy respondit Hylas, l'une des plus grandes outrecuidances que l'amour de soy mesme puisse produire. Que vous seul puissiez bien aymer ? Je dis, repliqua Sylvandre, que mon amitié est parfaite, & que vous ne sçauriez y trouver rien à reprendre, & de plus que vous ne sçauriez m'en proposer un'autre qui le soit d'avantage. Voyez, s'escria Hylas, quelle outrecuidanceest celle de ce Berger, luy seul sçait aymer, c'est luy qui donne les loix à l'amour, qui l'a fait venir du Ciel parmy les hommes, & qui mesure la grandeur & perfection de nos volontez. Belle Nymphe, si ce ne vous est chose ennuyeuse, permettez moy que je luy montre son erreur : & lors enfonçant son chapeau, & relevant un peu l'aisle qui luy couvroit le front, mettant une main sur les costez, & de l'autre accompagnant par des gestes la violence de sa parolle, il luy parla de cette sorte. Tu dis deux choses Sylvandre, l'une que ton affection est parfaite, & ne peut estre reprise, & l'autre que je ne t'en sçaurois proposer une plus accomplie. Respons moy pour la premiere. A ce qui est parfait peut on adjouter quelque chose ? Je m'asseure que tu diras que non, car s'il se pouvoit, la chose auroit manqué auparavant de ce qu'on y auroit raporté. La chose à laquelle on ne peut rien adjouster, doit estre venuë à son extremité : Et par ainsi il faut advoüer que tout ce qui est parfait est extreme. Or si ton affection est parfaicte, on n'y peut donc rien adjouster, & ne sçauroit se rendre plus grande qu'elle est, ny plus accomplie. Dy moy donc maintenant, Qu'est-ce qu'Amour ? n'est ce pas un desir de beauté, & du bien qui deffaut : mais si ton amour est desir du bien qui deffaut, advoüe par force qu'on peut adjouster à ton amour quelque chose qu'elle n'a pas : De plus tu dis qu'elle ne peut estre reprise. Si je te demande que c'estque tu aymes, tu respondras que c'est Diane : & si passant plus outre je m'enquiers qui est cette Diane, tu diras que c'est la plus parfaite Bergere du Monde. Or respons moy ; Si cette Bergere est aussi parfaite que tu l'estimes, n'es tu pas bien outrecuidé, d'oser aymer une telle perfection, puis qu'il faut qu'il y ait de la proportion entre l'Amant & l'Aymé ? car je ne croy pas que ta presomption soit telle qu'elle te persuade que tu sois aussi parfait comme tu l'estimes. Je m'asseure que tu me voudras reprendre de mesme faute, pource que j'ayme Philis, que tu diras avoir beaucoup plus de perfection que moy : mais je suis de contraire creance à la tienne, premierement parce que je ne tiens pas Philis telle que tu dis ta Diane : J'advoüe bien qu'elle a de la beauté & du merite, mais aussi ne suis je pas sans l'un ny sans l'autre. Elle a de l'esprit, j'en ay aussi ? Elle est sage, je ne suis pas fol : Bref elle est Bergere, je suis Berger, & si elle est Philis, je suis Hylas ; n'y a-t'il pas quelque conformité entre nous ? car tout ainsi que je ne vaux pas tant qu'un autre ne puisse valoir davantage : aussi n'est elle pas si belle qu'une autre ne la puisse estre plus : de sorte que je puis dire pour respondre mesme à ce que tu m'as demandé que je te proposasse une plus parfaitte amour que la tienne. Que si quelqu'un veut bien aymer, il faut que ce soit comme Hylas, & non pas comme Sylvandre. Car à quelle occasion ayme t'on, sinon pour avoirdu contentement ? Mais quel plaisir peuvent avoir ces mornes & pensifs Amants qui vont continuellement serrez en eux mesmes, se rongeant l'esprit & le cœur, avec cette chimere de constance ? Diane, nous dira Sylvandre, ne m'ayme point : elle en ayme un autre, & me mesprise : mais je ne laisseray de l'aimer & de la servir, de peur d'estre dit inconstant. Philis, nous dira Hylas, ne m'ayme point : elle en ayme un autre, & me mesprise, pourquoy ne changeray je pas cette ingratte & mesconnoissante, pour une autre qui m'aymera & mesprisera quelque autre pour moy ? Sera ce de peur d'estre taxé d'inconstance ? Ah ! mes amis, dites moy quelle beste est-ce que cette inconstance ? qui a-t'elle devoré ? ou bien quelle Maladie cause t'elle, & qui est ce qui en est mort, ou quel frere ou pere a jamais eu occasion d'en porter le dueil ? C'est une imagination, ou plustost une invention de quelque fine Amante, qui se voyant devenue laide, ou preste à estre changée pour une plus belle qu'elle n'estoit pas, mit en avant cette opinion, & la fist croire pour quelque chose de tres-mauvais. Et faut-il qu'un homme d'esprit s'y abuse, & qu'il passe sans subjet tout son age en travaillant sans estre soulagé ? Appellera-t'on cela Amour & constance, ou si avec plus de raison on ne luy doit point plustost donner le nom de folie ? Quoy languir dedans le sein d'une vieille & ingratte maistresse ? ô ! erreur indigne d'un homme d'esprit & de courage !Quand on dit vieille ne s'ensuit il pas de necessité, laide ? que si elle est vieille & laide, où est le jugement qui la tiendra pour estre aymable ? Et quand on dit ingratte, n'est-ce pas autant que trompeuse, perfide, & desdaigneuse. Mais si elle est telle, où est le courage, qui pourra souffrir de se sousmettre à une si outrageuse & indigne personne ? Que Silvandre ne me demande donc plus en quoy l'on peut reprendre son amour, & où l'on en peut trouver une plus parfaicte, puis que je m'assure qu'il n'y a personne en ceste troupe qui ne luy die, Hylas ayme, & Hylas seul sçait aymer en homme d'esprit & de courage.
Le Berger inconstant finit de ceste sorte, s'estant tellement esmeu par ses propres raisons, qu'il en estoit tout en feu : chacun sousrit, & tourna les yeux sur Silvandre pour oüyr ce qu'il diroit, & luy pour leur satisfaire respondit froidement de ceste sorte.
Je pensois Madame, devoir parler à un Berger, & en presence des Dames & des Bergeres, mais à ce que je vois, c'est à un de ces Orateurs, qui haranguent devant les autels de l'Athenée de Lyon, tant Hylas s'est laissé transporter à son bien dire. Si voudrois-je bien toutefois (voyez combien je suis asseuré de la bonté de ma cause) que celuy de nous deux qui sera condamné fust aussi rudement chastié, que ceux qui ont la hardiesse de parler devant ces autels sacrez que l'on constraint ayant esté vaincus d'effacer leur harangueavec la langue, ou d'estre plongez dans le Rosne. Cela n'est pas raisonnable, interrompit Hylas, & si j'en eusse esté adverty dés le commencement j'eusse pris des Juges qui ne m'eussent point esté suspects, & à tout hazard j'eusse fait mon discours de moins de paroles, à fin pour le moins de n'avoir pas tant de peine s'il le faloit effacer. Et comment dit la Nimphe, vous nous jugez suspectes, & pourquoy avez vous ceste opinion de nous ? Parce dit Hylas, que vous croyez toutes Silvandre comme un oracle, & soubs pretexte qu'il a esté quelque temps aux escoles des Massiliens, vous admirez tout ce qu'il dit, & vous semble qu'il a tousjours raison. Non non Hylas, reprit incontinent Silvandre, ne refuse point le jugement de ceste grande Nymphe, ny de la venerable Chrysante, & te ressouvien que les Dieux ont plus ordinairement les pardons, & les bien-faicts en la main, que la Justice, & les chastimens. Mais dit Hylas, ces Bergeres de qui la condition ne les approche point d'avantage des Dieux que nous y ont leurs voix, encores qu'elles ne jugent pas seules. Ha Hylas, adjousta Silvandre, tu offences leurs merites & leurs beautez, qui peuvent bien les eslever encor' plus haut que la condition la plus relevée qui soit en terre. Mais ne crain rien Berger, car je voy bien qu'il n'y a personne icy qui se dispose à la rigueur, & tout le chastiment que tu en dois attendre, c'est seulement la cognoissance de ton erreur.
Tu dis donc Hylas qu'il n'y a point d'amour parfaicte, sans l'acquisition du bien desiré, parce qu'Amour n'est qu'un desir du bien qui deffaut. Mais Madame, avant que de respondre à ce Berger, il faut que je vous supplie tres-humblement de m'excuser si pour descouvrir ses subtilitez, je suis contrainct d'user de quelques termes qui ne sont guieres accoustumez parmy nos champs. Il m'y contrainct comme vous voyez, & me force pour soustenir la verité de parler de ceste sorte. Or respond-moy donc Berger, Desire-t'on ce que l'on possede ? tu diras que non, puis que le desir n'est que de ce qui defaut : mais si l'Amour comme tu dis n'est qu'un desir, ne vois-tu pas que posseder ce que l'on desire, c'est faire mourir l'Amour, puis que personne ne desire ce qu'elle possede ? Et comment adjousta Hylas, on n'ayme point ce que l'on possede ? si cela est j'ayme mieux que tu aimes, & que je n'aime point : afin que tu desires, & que je possede. Ce n'est pas respondit Silvandre, ce que je dis, mais c'est pour te monstrer que l'amour n'est pas seulement le desir de la possession, comme tu nous voulois persuader, & qu'au contraire ceste possession la fait plustost mourir que vivre. Si ce n'est, repliqua Hylas, ce qui la faict vivre, c'est pour le moins ce qui luy donne sa perfection. Ce n'est point cela encores dit Silvandre, car elle n'est nullement necessaire pour parfaire l'amour, tout ainsi qu'un Diamant, est aussi parfait Diamant avant qu'estre mis en œuvre, qu'apres que l'artisan l'a poli, parce que si la parfection de l'Amour despendoit de ceste joüissance, il ne seroit au pouvoir de celuy qui ayme d'aymer parfaitement, puis que ceste possession ne despend de luy, mais du consentement d'un autre, & toutesfois l'Amour estant un acte de la volonté qui se porte à ce que l'entendement juge bon, & la volonté estant libre en tout ce qu'elle fait, il n'y a pas apparence que ceste action qui est la principale des siennes despende d'autre que d'elle-mesme.
Mais soit ainsi qu'Amour ne soit qu'un desir, pour cela faut il conclure comme tu fais, à sçavoir, qu'elle se peut augmenter en jouïssant de ce que l'on desire ? au contraire si tu le consideres tu diras que l'Amour en est moindre, parce que tu sçais bien que nostre ame ressemble en cecy à l'arc, & tout ainsi que plus la corde est tenduë, & plus il jette la fleche avec violence, de mesme nostre ame pousse bien avec plus de violence les desirs dont les effects luy sont mal-aysez & deffendus que ceux dont l'accomplissement est en sa puissance. Que si les desirs s'amoindrissent quand ils sont faciles, à plus forte raison quand ils seront assouvis : mais si l'Amour n'est qu'un desir, comment peus tu penser qu'il augmente par la possession qui diminuë le desir ?
Ne dis donc plus Hylas que mon amourestant un desir ne peut estre parfait sans la possession, & ne m'oppose plus pour m'accuser d'arrogance qu'il faut qu'il y ait de la proportion entre Diane & moy, car si tu nies que l'homme doive aymer Dieu, je t'accorderay ce que tu dis : mais si tu avoües que c'est un des premiers commandemens qu'il nous faict, je te demanderay Berger, quelle plus grande disproportion y a-t'il entre Diane & moy, que celle qui est entre le grand Thautates, & Hylas ? & pour te sortir d'erreur il faut que je t'explique encores ce secret mystere d'Amour. Nous ne pouvons aymer que nous ne cognoissions la chose que nous aymons. O, s'escria Hylas, combien est fausse ceste proposition ! J'ay aymé plus de cent Dames, ou Bergeres, & je n'en cognus jamais bien une, & pour preuve de ce que dis, aussi tost que je les trouvois ingrates ou desdaigneuses je les laissois, & m'en retirois tout en colere de les avoir estimées autres que je ne les trouvois pas. Ceste preuve que tu as faicte, respondit Silvandre, est celle qui te doibt faire avoüer ce que je viens de dire. Car tu aymois ce que tu cognoissois, c'est à dire, qu'ayant opinion qu'elles eussent les perfections que tu jugeois aymables, tu les aymois, mais ayant recognu la verité, tu as laissé de les aymer, & par là tu vois que la cognoissance de la perfection que tu t'estois imaginée, estoit la source de ton Amour, & à la verité si la volonté dont nait l'Amour, nese meut jamais qu'à ce que l'entendement juge bon, n'y ayant pas apparence que l'entendement puisse juger d'une chose dont il n'a point de cognoissance, je ne sçay comment tu te peux imaginer qu'on puisse aymer ce qu'on ne cognoit point. Je t'avoüeray bien toutesfois que tout ainsi que la veuë se trompe quelque fois, de mesme l'entendement se peut deçevoir, & juger aimable ce qui ne l'est pas : mais tant y a que l'Amour vient de la cognoissance, soit-elle fausse ou vraye. Or cela estant ainsi, n'as-tu pas appris dans les escoles des Massiliens, que l'entendement qui entend & ce qui est entendu, ne sont qu'une mesme chose ? Et me dis Berger, puis que j'ayme Diane, & que je ne la puis aymer sans la cognoistre, quelle plus grande proportion peux tu desirer que celle qui est entre deux choses qui n'en sont qu'une ? Te voicy revenu dict Hylas, d'où tu partis hyer au soir : Et quoy Sylvandre tu es encores Diane comme tu estois hyer ? vrayement Diane, dit-il, se tournant vers elle, vous estes un beau garçon, & vous Silvandre, continua-t'il, s'addressant au Berger, vous estes une belle pucelle. Croy-moy Berger, que pour peu que tu continuës, ta compagnie ne sera point desagreable, & que tu rendras un fol aussi plaisant que jamais la Fontfort en ait produit en Forests. Chacun se mit à rire, & Silvandre mesme ne s'en pust empescher, oyant la façon dont il parloit, & commentil expliquoit ce qu'il avoit dict. Cela fust cause que reprenant la parole il continua ainsi.
Tu as raison, Berger, de te mocquer de moy, puis que je ne devrois prophaner ces mysteres en te les communiquant : aussi ne le ferois je si tu estois seul, mais j'y suis contraint pour ne laisser en erreur ceux qui nous escoutent. Et puis que tu ne veux recevoir ce que je t'ay dict, tu ne refuseras peut-estre ce que tu viens de m'opposer en parlant de Phyllis : je veux dire, que tu allegues pour une bonne raison, l'opinion que tu as de ton merite, & de celuy de Phyllis, que tu n'estimes point tant que le tien ne le puisse esgaller ; car si ta creance peut cela en toy, pourquoy ne veux-tu que celle que j'ay de moy en puisse autant en mon advantage ? Or je croy que la mesme proportion qui est entre le feu & le bois qu'il brusle, est entre Diane & moy, que si tu me nies ce que j'en dy, hé mon amy pourquoy veux-tu avoir plus de privilege ?
Mais je diray bien avec asseurance que Hylas n'ayme point Phyllis. Car qu'il y ait quelque chose plus parfaicte qu'elle, je m'en remets à la verité, & n'en veux pas estre le juge : mais que tu ayes ceste mauvaise opinion d'elle, & que tu l'aymes, je diray & soustiendray bien qu'il est entierement impossible ; puis que l'une des premieres Ordonnances d'Amour, c'estQUE L'AMANT CROYE TOUTES CHOSES TRES-PARFAITES EN LA PERSONNE AYMEE. Et à la verité ceste loy est tres-juste, & fondée sur toute sorte de raison, car si l'amant doit plus aymer sa maistresse que toutes les choses de l'Univers, ne faut il pas, puis que la volonté le porte tousjours à ce que l'entendement luy dit estre le meilleur, qu'il l'estime plus que toute autre chose ? Mais ce n'est pas en cela seul que tu fais paroistre que c'est Hylas que tu aymes & non pas Phillis, comme on voit en ce que tu dis que l'on n'aime que pour avoir son propre contentement : les travaux que les amans reçoivent volontiers seulement pour faire service à celles qu'ils ayment, font bien paroistre le contraire, & n'as-tu jamais oüy dire que nous vivons plus où nous aymons qu'où nous respirons ? C'est ce que je ne croiray jamais, respondit Hylas, tournant desdaigneusement la teste de l'autre costé, tous ces discours ne procedent que de quelques imaginations blessées comme la tienne : J'advouë, dit Silvandre, que ces discours viennent de quelques imaginations blessées, mais celle d'un amant ne l'est-elle pas ? malaisément si cela n'estoit, nous voirroit-on mourir de desplaisir pour la moindre parole que l'on nous dit, pour un clin d'œil, voire pour un soupçon. Malaysément nous verroit on desdaigner tout repos, & tout autre contentement, pour joüyr unmoment de la veuë de la personne aymée. Mais si tu sçavois Hylas, quelle felicité c'est d'affoler pour ce suject, tu dirois que toute la sagesse du monde n'est point estimable au prix de ceste heureuse folie. Que si tu estois capable de la comprendre, tu ne me demanderois pas comme tu fais, quels plaisirs reçoivent ces fideles amants que tu nommes mornes & pensifs, car tu cognoistrois qu'ils demeurent de sorte ravis en la contemplation du bien qu'ils adorent, que mesprisant tout ce qui est en l'univers il n'y a rien qu'ils plaignent plus que la perte du temps qu'ils employent ailleurs, & que leur ame n'ayant assez de force pour bien comprendre la grandeur de leur contentement, demeure estonnée de tant de thresors, & de tant de felicitez qui surpassent la cognoissance qu'elle en peut avoir. Et contente-toy pour ce coup de sçavoir, que le bien dont Amour recompense les fidelles amans est celuy la mesme qu'il peut donner aux Dieux, & à ces hommes qui s'eslevant par dessus la nature des hommes, se rendent presque Dieux : Car les autres plaisirs dont tu fais tant de conte, ne sont que ceux qu'un amour bastard donne aux animaux sans raison, & à ces hommes qui s'abbaissant par dessous la nature des hommes, se rendent presque animaux privez de raison.
Et c'est en ce monstre, ô Hylas, que tu degeneres quand tu aymes autrement que tu ne dois, en ce monstre dis-je, qui se fait bienparoistre tel en toy, puis que comme les monstres il est sans proportion : que comme les monstres il ne peut produire son semblable, & bref que comme les monstres il ne peut vivre longuement. Au contraire mon amour est quelque chose de si parfaict que rien n'y peut-estre adjousté ny diminué sans faire offence à la raison : car soit en la grandeur, qui esgale le subject qu'il s'est proposé, soit en la qualité, en laquelle la vertu ne peut rien remarquer qui luy puisse desplaire, je puis dire sans vanité qu'il est parvenu à la perfection. Que si j'ay dit que mon affection ne pouvoit estre reprise, c'est avec raison puis qu'outre que celle qui l'a fait naistre en moy, ne produit jamais rien qui ne soit parfait, encor sçay je bien que les Dieux me chastieroient, si j'osois offrir à une ame si parfaite une affection qui peut estre blasmée.
Silvandre vouloit continuer lors que Hylas ne pouvant patienter plus long temps l'interrompit tout à coup de ceste sorte. Jusques à quand en fin Silvandre abuseras-tu de la patience de ceux qui t'escoutent ? Jusques à quand nous renpliras-tu les aureilles de tes vanitez & de tes imaginations ? Et jusques à quand esperes tu que je puisse souffrir l'impertinence de tes paroles ? Toute la trouppe qui estoit attentive au discours de Silvandre fut si surprise d'oüyr parler Hylas d'une voix si esclatante, qu'apres l'avoir consideré quelque temps chacun se prist si fort à rire, qu'il fut contraintde se taire : & parce que la plus grande partie du jour estoit desjà passée, & que Leonide avoit dessein de s'en retourner vers Adamas, pour luy raconter ce qu'elle avoit veu, elle dit à Hylas lors qu'il vouloit reprendre la parole. Non, non Hylas, c'est assez disputé pour ceste fois, La venerable Chrysante n'a pas accoustumé de laisser son temple ny sa bonne Déesse, si long temps sans les revoir : Qu'il vous suffise Berger que nous sçavons bien que vous avez de fort bonnes raisons contre Silvandre, mais nous vous prions de les remettre à une autre fois : & cependant nous nous en irons avec ceste creance, que si vous eussiez eu du loisir de parler, vous eussiez eu sans doute autant d'avantage sur ce Berger, qu'il en emporte par dessus vous. Voila que c'est dit Hylas, à moitié en colere, il faut comment que ce soit, que nous tenions tousjours quelque chose de l'imperfection de nostre nature. Que dites-vous ? adjousta la Nymphe, Je dis, respondit Hylas, qu'encore que vous soyez Nimphe, il faut que vous fassiez paroistre que vous estes femme, n'ayant pas la patience d'oüyr la verité, & vous plaisant si fort aux flateries de ce Berger qui vous trompe. Vous ne m'offensez point dit Leonide, en sousriant, de m'appeller femme, car veritablement je la suis & la veux estre, & ne voudrois pas avoir changé avec le plus habile homme de ceste contrée : mais je ne sçay pourquoy vous m'accusez de la faute que Silvandre afaicte en rapportant de trop bonnes raisons, & de celle que Hylas a commise, en luy repliquant si mal.
Il n'y a point de doute que Hylas eut respondu s'il eust bien oüy la Nymphe, mais s'en estant allé de colere aussi tost qu'il eust achevé de parler, il n'entendit point ces dernieres paroles. Et Leonide voyant qu'il se faisoit tard apres quelques discours communs, se retira en compagnie de la venerable Chrysante, & ses filles Druydes, au temple de la bonne Déesse, & apres le disner s'en alla trouver Adamas, sans que Paris la voulut suivre, parce que l'affection qu'il portoit à Diane, estoit telle qu'il n'avoit autre contentement que d'estre aupres d'elle. La Nimphe donc s'en allant chez son Oncle, Paris prist le chemin contraire, & ayant retrouvé ces belles Bergeres, s'arresta avec elles presque tout le reste du jour.
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LE
DIXIESME LIVRE
DE LA SECONDE PARTIE d'ASTREE.
Quant à Leonide, elle marcha avec plus de diligence depuis qu'elle eust laissé Chrisante au Temple de la bonne Déesse, parce qu'elle desiroit de raconter à son oncle, ce qui avoit esté fait pour Celadon. Et de fortune elle le rencontra sur une terrasse que quelques Sicomores couvroient à l'entrée de la maison. Et d'autant qu'il s'estonna qu'elle fut venuë de si bonne heure, elle luy en dit le subjet, dont il ne put s'empescher de rire, voyant comme chacun estoit abusé. J'ay pensé, continua la Nimphe, que c'estoit un bon sujet pour retirer ce miserable Berger de la vie qu'il faict : car luy faisant cognoistre que sa Bergere l'aime & le regrette, sans doute il prendra resolution de la voir. Mais je ne luy en ay point voulu parler, & m'en suis venu vous trouver avant que dele voir, m'assurant que les raisons que vous luy direz mieux que je ne sçaurois faire, & l'amitié & respect qu'il vous porte, seront cause que vos paroles auront un plus grand poix. J'en parleray à Celadon, dit le Druyde, mais je ne sçay si nous obtiendrons cela de luy, car il est certain qu'il m'ayme & me porte beaucoup de respect en tout, sinon en ce qui concerne son affection, & faut que j'advoüe que n'eust esté que je crains qu'en le declarant il ne s'en aille en quelque autre lieu plus escarté & plus sauvage, il y a long temps que j'en eusse désja parlé à la Bergere Astrée, cognoissant assez qu'elle l'ayme ; mais la peur que j'ay eu de le perdre entierement, m'en a empesché. Il y a deux jours que nous ne l'avons veu, aussi bien il est à propos que nous y aillions demain : nous y ferons tout ce que nous pourrons.
En ceste resolution dés que le jour commença de paroistre, Leonide fut hors du lict, & Adamas de mesme : de sorte qu'estant peu de temps apres habillez ils se mirent en chemin. Le matin le Berger n'estoit point sorty de sa caverne estant demeuré pensif outre mesure, de ce qui luy estoit avenu le jour precedent, tres-ayse toutefois & tres-satisfait de la fortune qui luy avoit permis de voir avant sa mort cete belle Astrée. Et considerant que jamais il n'avoit eu tant de faveur d'elle, qu'en ceste rencontre, horsmis lors que jeune enfant il la vid au temple de Venus, Il s'escrioit, ô heureux malheur qui as esté plus favorisé que ma meilleure fortune ! O bonté d'amour qui parmi ses plus grandes peines donne mesme ses plus grands contentemens ! Qui voudroit jamais se retirer de ton obeïssance, puis que tu as un si grand soing de ceux qui sont à toy ? A ces paroles il adjousta ces vers.
STANCES.
Belle onde de Lignon que j'enfle de mes pleurs,
Campagnes qui sçavez quelles sont mes douleurs,
Tesmoins de mes ennuis ô Forests solitaires,
Echo de qui la voix respond à mes accens,
Ayr remply de souspirs & de cris languissants,
Ayez part à mon heur comme à tant de miseres.
De tempestes tousjours le mont de Marsilly,
Quoy qu'il soit eslevé n'a le dos assailly,
Tousjours impetueux Lignon ne se courrouce,
L'espoir de nos moissons ne nous deçoit tousjours,
Par divers changements s'entresuivent noz jours,
Et d'un bransle divers, le temps mesme se pousse.
Ma Bergere dormoit : mais autour de ses yeux,
Mille petits Amours voletoient soucieux,
A trouppes les desirs sur la levre jumelle,
Accouroient murmurant, comme fantosmes vains :
Et ces desirs naissoient des amoureux Sylvains,
Qui ne virent jamais une Nymphe si belle.
Heureux, ah trop heureux tous mes ennuys passez,
Vous estes à ce coup trop bien recompensez,
Puis que je l'ay peu voir avant que je finisse :
Mais s'il ne te plaist pas de changer son desdain,
Je te supplie Amour fay moy mourir soudain,
De peur qu'en languissant mon heur ne s'amoindrisse.
En sa course Lignon, reflotte moins de fois,
Nos champs jaunissent moins, Isoure a moins de bois,
Et moins de voix Echo, bien qu'elle soit son ame,
Moins d'eslans a cet Air d'un grand vent agité,
Que mon cœur n'a d'Amour, ma Nimphe de beauté,
Que mon Amour de foy, que sa beauté de flame.
Cependant que ce Berger s'entretenoit de cete sorte, Adamas & Leonide y arriverent : & parce que le visage de Celadon, beaucoup changé de ce qu'il souloit estre, donnoit tesmoignage du contentement qu'il avoit receu, le Druyde & la Nimphe le recognoissant luy dirent apres quelques autres propos communs qu'ils se resjoüissoient de luy voir quelque espece de soulagement. Le plaisir qui se lit en mon visage respondit Celadon, est comme ces Soleils d'hiver qui se levent tard & se couchent à bonne heure, & qui à la verité apportent bien le jour, mais avec de si espaisses nuées que la clairté ny la chaleur ne s'en voit ny ne s'en ressent guiere. Et lors il leur raconta la rencontre qu'il avoit euë de Silvandre, la lettre qu'il luy avoit mise entre les mains, & la venuë d'Astrée avec toutes ces Bergeres, & comme il l'avoit veuë, & luy avoit mis une lettre dans le sein. Mais helas, mon pere continua-t['il], encor que cet heur soit tres-grand pour moy, n'ay-je point occasion de craindre qu'il ne me soit avenu que pour me faire mieux ressentir mes desplaisirs ? Et que le ciel pour me donner plus de regret du miserableestat où je suis, m'ait voulu faire voir celuy, où je devrois estre s'il y avoit quelque justice en Amour. Tant s'en faut, mon enfant, respondit le Druide, que ce sage Amour dont vous parlez, ayant soin de vous, & desseignant de vous mettre en une fortune plus heureuse que vous n'avez point esté, a voulu vous donner ce petit contentement pour ne vous porter d'une extremité en l'autre : sçachant assez combien tels changements sont dangereux. Et pour vous monstrer que je dis vray, Leonide vous dira ce qu'elle a apris, & quelle declaration d'amitié elle a veu faire à la belle Astrée : la Nimphe alors luy raconta le vain Tombeau qui luy avoit esté dressé, les ceremonies, les pleurs & les discours de chascun : & particulierement d'elle : & pour vous faire croire ce que je dis, adjouta l[a] Nimphe, venez voir le tombeau de Celadon, il est si pres d'icy, que je ne sçay comment vous n'avez ouy les voix des filles Druydes & du Vacie. Vous me racontez, dit le Berger, des choses que je n'eusse pas cruës facillement de la bouche d'un autre : Je ne veux pas, repliqua la Nimphe, que vous m'adjoustiez plus de foy qu'à la plus estrangere du monde, il me suffit que vous croyez à vos yeux. A ce mot le Druide & Leonide le faisant sortir de ce lieu, le conduirent dans le bois où le vain tombeau luy avoit esté dressé. O Dieu ! quel devint-il, & comme promptement il se mit à lire l'escriture que Silvandre y avoit mise, & l'ayant reluë deux ou trois fois. J'advouë, dit-il, que vous m'avez dit la verité, Mais ayant receu un si grand contentement sera-ce point faute d'Amour, si j'ay la volonté de vivre, me voyant privé de sa veuë ? Adamas alors prenant la parole, Il n'y a point de doute, luy dit-il, que si vous pouvez demeurer reclus & sans la voir c'est faute de courage & d'Amour. Ah d'Amour non, respondit incontinent le Berger : Je l'advoüeray bien du courage, qui en ceste occasion me deffaut autant que j'ay trop d'abondance d'Amour. Je croiray, respondit Adamas, que vous n'aymez point Astrée, si sçachant qu'elle vous ayme, & la pouvant voir, vous vous tenez eslongné de sa presence. Amour, dit le Berger, me deffend de luy desobeyr : Et puis qu'elle m'a commandé de ne me faire point voir à elle, appellez-vous deffaut d'Amour, si j'observe son commandement ? Quand elle vous l'a commandé, adjousta le Druyde, elle vous hayssoit, Mais à ceste-heure elle vous ayme & vous pleure non pas absent mais comme mort. Comment que ce soit, respondit Celadon, elle me l'a commandé, & comment que ce soit, je luy veux obeyr. Et toutefois reprit Adamas, quelque entier observateur, que vous soyez de ses commandemens, si est-ce que vous y estes desja contrevenu, puis que vous l'avez veuë, & vous estes present[é] devant ses yeux. Elle ne m'a pas deffendu dit-il, de la voir, mais seulement de me laisser voir à elle. Et comment m'auroit-elle veu, puis qu'elle dormoit ? Si cela est respondit le Druyde, & comme en effect je trouve que vous avez raison : Je vous donneray un moyen de la voir tous les jours, sans qu'elle vous voye. Je trouve cela bien difficile, respondit Celadon, car il faudroit ou qu'elle dormit, ou que je fusse caché en quelque lieu. Nullement, repliqua le Druyde : tant s'en faut vous luy parlerez si vous voulez : Cela ne se peut, adjousta le Berger, si je ne suis en lieu bien obscur. Vous serez, dit Adamas, en plein jour : voyez seulement, si vous en avez le courage, ou si l'Amour a la force de le vous faire entreprendre. Ne croyez point mon pere, respondit-il, qu'il y ait deffaut d'Amour en moy, ny de courage, pourveu que je ne contrevienne point à ses commandemens. Or, dit le Druyde, oyez donc ce que je viens de penser. Il a pleu au grand Theutates de m'avoir donné une fille que j'ayme, ainsi que je pense vous avoir dit autrefois plus que ma vie propre. Ceste fille, selon la rigueur de nos loix, est entre les filles Druydes nourrie dans les Antres des Carnutes, il y a plus de huict ans, dont je n'ay nul espoir de la sortir de tant d'années, que je n'y ose penser, car il faut qu'elle y demeure un siecle, dont la tierce partie n'est point encor escoulée. Peut-estre vous ressouvenez vous bien queje vous ay dit que vous avez beaucoup de ressemblance & d'âge & de visage. Or je me resous de faire courre le bruit, qu'il y a desja quelque temps qu'elle est malade, & qu'à cette occasion, les Druides anciennes ont esté d'avis que je la retirasse jusques à ce qu'elle soit en estat d'y pouvoir faire les exercices necessaires. Et quelques jours apres vous vous habillerez comme elle, & je vous recevray chez moy, sous le nom de ma fille Alexis, & il sera fort à propos de dire qu'elle est malade : car la vie que vous avez faite depuis plus de deux Lunes vous a changé de sorte le visage, & tant osté de la vive couleur que vous souliez avoir, qu'il n'y a celuy qui n'y soit trompé en vous regardant. Et quoy que la ressemblance qui est entre vous, ne soit pas telle, que quand on vous verroit ensemble, on ne reconneut bien une grande difference, il n'importe, d'autant qu'il y a si long temps que personne de cette contrée ne l'a veuë, que quand vous seriez encor beaucoup moins ressemblants me l'oyant dire, on ne laissera de vous prendre pour elle. Je ne vois en tout cecy qu'un inconvenient. C'est que tous les ans nous nous assemblons tous à Dreux qui est si proche des antres des Carnutes, que les Vacies & Druides sçauront aisement que ma fille n'en est point partie : mais il ne faut pas s'arrester pour cela : car comme je vous dis, cette assemblée des Druides ne se fait d'une Lune & demi, & sont contraintsd'y demeurer plus de deux Lunes, & Dieu sçait si avant ce terme vous n'aurez repris vos habits, & changé de vie ! Or regardez Celadon si cela n'est pas bien faisable ? Ah ! mon pere, respondit le Berger, apres y avoir songé quelque temps, & comment entendez vous qu'Astrée, par ce moyen ne me voye point ? Pensez vous adjouta le Druide, qu'elle vous voye, si elle ne vous connoit ? & comment vous connoistra-t'elle ainsi revestu ? Mais, repliqua Celadon, en quelque sorte que je sois revestu, si seray-je en effect Celadon : de sorte que veritablement je luy desobeïray. Que vous ne soyez Celadon, il n'y a point de doute, respondit Adamas : mais ce n'est pas en cela que vous contreviendrez à son ordonnance : car elle ne vous a pas deffendu d'estre Celadon : mais seullement de luy faire voir ce Celadon. Or elle ne le verra pas en vous voyant, mais Alexis. Et par conclusion, si elle ne vous connoit point, vous ne l'offencerez point, si elle vous connoit & qu'elle s'en fache vous n'en devez esperer rien moins que la mort. Et telle fin n'est elle pas meilleure que de languir de cette sorte ? Voyla, dit alors le Berger, la meilleure raison, & je m'y veux arrester, & pource, mon pere, je remets entre vos mains, & ma vie & mon contentement : disposez donc de moy comme il vous plaira.
Ce fut de cette sorte qu'Adamas vainquit la premiere opiniastreté de Celadon : & afin qu'il ne changeast d'avis, il s'en retourna desl'heure mesme pour donner ordre, à ce qui estoit necessaire, & sur tout pour faire courre le bruit du mal de sa fille, & de son retour. Car c'estoit la coustume des filles Druydes qu'elles sortoient des Antres, lors qu'elles estoient malades, & si leurs parens n'estoient songneux de les envoyer querir, les anciennes les leur renvoyoient, d'autant qu'elles tenoient pour un grand malheur, lors qu'il y en mouroit quelqu'une. Et cela fut cause qu'il feignoit que la sienne s'en revenoit par le commandement des Anciennes, & qu'il l'attendoit de jour à autre. Cette nouvelle ayant couru quatre ou cinq jours, Adamas & Leonide revindrent avec tout ce qui estoit necessaire vers Celadon, qui cependant avoit eu le loisir de dire Adieu à Lignon, & prendre congé de ces bois, de son Antre, & sur tout du temple de la Déesse Astrée : Et lors qu'il fut revestu en Nimphe, (c'est ainsi qu'en ceste contrée s'habilloient les filles des Druydes, quand elles revenoient de leurs Antres) & qu'il fust prest à partir[,] ils furent d'avis qu'il faloit attendre le soir, afin que personne ne le vid arriver seul, & cependant Adamas l'instruisoit de ce qu'il avoit à respondre à ceux qui s'enquestoient de la façon de vivre des filles Druydes, de leurs ceremonies[,] de leur sacrifice & de leurs escoles & sciences, mais en fin, luy disoit-il, le meilleur sera ce me semble d'en parler le moins qu'il vous sera possible, & principalement devant ceux qui sçauront quelque chose, car pour les autres il m'importera d'autant que facilement ils croiront ce que vous leur en direz. Or le jour estant presque finy, ils sortirent de ce lieu, à l'entrée duquel Celadon avoit gravé des vers de la pointe d'un poinçon sur le rocher avec beaucoup de peine & de temps, les ayant commencez dés le jour qu'il resolut d'en sortir, pour memoire eternelle du sejour qu'il y avoit fait, ils estoient tels.
MADRIGAL.
Dans les tristes recoings de ceste roche obscure,
Habiterent long temps l'Amour & le desdain,
Sans passer plus avant, si tu crains leur blessure,
Passant fuy-t'en soudain.
Car comme le charbon sa flame estant estainte,
Retient long temps le chaut,
Aussi craindre il te faut,
Que ces grands Dieux absents de leur demeure sainte
Ayent laissé dedans,
Des feux encor ardans.
Ceste affaire fut conduitte par Adamas, avec tant de prudence, que Paris mesme n'en sçeut rien, ayant resolu de le tromper, afin que les autres y fussent mieux deçeus : Il receut donc pour sa sœur ceste fainte Alexis, c'est ainsique d'oresnavant nous appellerons Celadon : & de fortune lors qu'Adamas arriva chez luy il n'y estoit point, qui fut une bonne rencontre, parce qu'il ne vid point qu'elle estoit seulle, d'abord il la fit mettre au lict, disant qu'elle estoit travaillée du long chemin, & de son mal, de sorte que Paris ne la vid que le matin qu'Adamas & Leonide ne la voulurent laisser sortir de la chambre, dont les fenestres estoient si fermées que le peu de clarté empeschoit de descouvrir ce qu'ils vouloient tenir caché : & continuerent de cette façon plusieurs jours, encor que cet artifice fut bien superflu, d'autant qu'elle sçavoit si bien joüer son personnage qu'il n'y avoit personne qui la peut soupçonner. Toutefois cela la r'asseura encor davantage, parce qu'elle receut en cet estat presque toutes les visites de ses voisines qui s'en alloient plus satisfaites d'elle qu'il ne se peut dire.
Quelques jours s'escoulerent de cette façon : en fin elle commença de visiter la maison, & de sortir dehors, faisant semblant que l'air la fortifioit. L'assiette du lieu estoit tres-belle & agreable, ayant la veuë de la montagne & de la pleine, & mesme de la delectable riviere de Lignon, depuis Boen jusques à Feurs. Cela avoit esté cause, que Pelion, pere d'Adamas y avoit fait bastir : Et depuis Adamas y fit eslever le somptueux tombeau de son frere Belizar au sortir de la maison, & tout aupres d'un petit boccage qui touchoitpresque la maison du costé de la montagne. En ce lieu Alexis & Leonide se venoient bien souvent promener à cause de la beauté des alées, & de la veuë : & par ce qu'il faloit un peu monter, Alexis prenoit quelquefois Leonide sous les bras quand elles n'estoient pas vues, & une fois entre autres qu'elles s'estoient levées assez matin, & qu'Alexis luy rendoit ce service : voicy, dit la Nymphe en sousriant, [u]n service que vous aimeriez bien mieux rendre à quelque autre qui peut estre ne vous [e]n sçauroit pas tant de gré que moy. Ha Nymphe, dit Alexis en souspirant, je vous supplie au nom de Dieu ne reno[u]veller point le souvenir de mon mal : penseriez vous que je le pusse oublier le ressentant d'ordinaire comme je fay ? Elles parvindrent avec ces propos au boccage, qui estant plus relevé que la maison descouvroit encores mieux toute la plaine, de sorte qu'il n'y avoit reply ny destour de Lignon, depuis Boen d'où il commençoit de sortir de la montaigne, jusques à Feurs, où il entroit en Loire, qu'elles ne descouvrissent aisément. Cette representation fut si sensible à la feinte Alexis, qu'elle ne put s'empescher de dire tout haut, Ha mes tristes yeux comment souffrez vous sans mort la veuë de ces rives heureuses, où vous laissastes par mon despart tout vostre contentement ! Leonide qui vouloit l'interrompre, Je croy, luy dit-elle, que de tous ceux qui aiment vous estes seule qui vous ennuyez de voir les lieuxoù vous avez receu du plaisir : car si le souvenir des travaux passez est agreable à la pensée, à plus forte raison le sera celuy du bon-heur receu. La triste Alexis luy respondit, ce qui rend douce la memoire du mal passé, c'est ce qui rend celle du bien pleine d'insupportables amertumes, parce que la connoissance d'avoir passé ce mal resjouyt, & celle de n'avoir plus ce bien attriste : mais encore ay-je une surcharge à mes ennuis qui n'est pas petite, qui est de ne sçavoir l'occasion de mon mal. C'est je vous jure Leonide une des plus cruelles pointes qui me traverse le cœur en cette affliction. J'ay fait une exacte recherche de ma vie, mais je n'en ay peu condamner une seulle action : de penser qu'une humeur volage ou quelque autre dessein luy ait donné volonté de changer d'amitié, c'est la trop offencer : & dementir trop de tesmoignages que j'ay du contraire : de croire aussi qu'elle me traitte ainsi sans quelque raison, c'est avoir peu de connoissance d'elle, de qui les moindres actions n'en sont jamais despourveuës : qu'est ce donc que nous accuserons de nostre mal ? O Dieux ! je pense que la langue ne pouvant bien expliquer le mal, duquel les sentimens ne peuvent assez bien comprendre la grandeur, vous ne voulez pas que l'entendement le connoisse ! Et lors continuant ses tristes pensées, voyez vous, dit elle, grande Nimphe une petite isle que Lignon fait audroict de ce hameau, qui est de là la riviere, un peu plus en làque Mont-verdun, & un peu par dessus Julieu. Nous y estions passez par dessus des grosses pierres que nous avions jettées en l'eau de pas en pas, parce qu'en ce temps là, nous cherchions les lieux les plus cachez pour esviter la veuë de nos parens, & mesme de mon pere, qui ne trouvant remede à cette affection qu'il voyoit croistre devant ses yeux, resolut de me faire sortir de la Gaule, & me faire passer les Alpes, & visiter la grande cité, pensant que l'esloignement pourroit obtenir sur moy ce que ses deffences & contrarietez n'avoient jamais peu : & parce que nous en estions bien avertis, nous allions cherchant comme j'ay dit les endroicts les plus reculez, pour au moins employer le peu de temps qui nous restoit à nous entretenir sans contrainte. Quelquefois à cause de la commodité du lieu, nous venions dans ce rocher que vous voyez beaucoup plus pres de nous, qui est creux, & laissions Licidas ou Philis en sentinelle pour nous advertir quand quelqu'un passoit, parce qu'estant pres du grand chemin nous avions peur d'estre ouïs. Or cette fois comme je vous dy suivant nos brebis qui s'estoient comme de coustume ramassées ensemble nous passames sur des gros cailloux en cette petite isle de Lignon : Et quoy que nous eussions desja diverses fois pris congé l'un de l'autre, afin de n'estre point surpris, car mon pere me tenoit caché le jour de mon despart, si ne laissames nousde renouveller encor noz Adieux. D'abord que nous vismes que nous ne pouvions estre aperceus de personne, elle s'assit en terre, & s'appuya contre un arbre, & moy me jettant à genoux je luy pris la main, & apres l'avoir baisée & mouïllée de mes larmes quelque temps, en fin lors que je peus parler je luy dis.
Donques mon bel Astre il faut que je vous eslongne, & que je ne meure pas, puis que vous me l'avez commandé ? Mais comment le pourray je, si la pensée de cet eslongnement m'est tant insuportable qu'elle m'oste presque la vie, toutes les fois que je me souviens qu'il vous faut laisser ? Elle ne me respondit rien, mais me jetta un bras au col et me fit coucher en son gyron, exprez comme je croy pour m'oster la veüe des larmes, qu'incontinent apres elle ne put retenir : & parce que j'attendois qu'elle me dit quelque chose, je demeuray quelque temps muet ; elle cependant, me flatoit les yeux & les cheveux avec la main, & me sembloit bien d'ouyr quelques souspirs qui estant contraincts n'osoient sortir avec violance pour ne se faire ouyr. Ayant en ce silence quelque temps repensé en mon mal, en fin je parlay à elle de cette sorte. Helas mon Astre ne pleignez vous point ce miserable berger que la cruauté d'un pere, & la rigueur du destin chasse d'aupres de vous ? Elle me respondit avec un grand souspir. Est-il possible mon fils que vous ayez memoire de ma vie passée, & que vousentriez en doute que je ne ressente vivement tout ce qui vous desplait ? Croyez Celadon que je vous rendray tesmoignage que je vous ayme, & Dieu vueille que ce ne soit trop clairement. Je me relevay pour voir quelle estoit cette preuve qu'elle me vouloit donner de son amitié, mais elle tourna la teste de l'autre costé, & me remit avec la main au mesme lieu où j'estois auparavant, afin que je ne visse ses larmes, dont il sembloit que son honneur eust honte : c'estoit peut estre, dit Leonide son courage glorieux, qui ne vouloit qu'autre qu'Amour sceut que l'Amour l'eut surmontée. Quoy que ce fust, dit Alexis, elle ne voulut que je visse ce que l'amour la contraignoit de faire pour moy. Pourquoy, luy dis-je, mon bel Astre, si mon esloignement vous fache, ne me commandez vous que je demeure ? croyez vous qu'il y ait commandement de pere, ny contrainte de la necessité, qui me face contrevenir à ce que vous m'ordonnerez ? Mon fils, me dit-elle alors, j'aymerois mieux la mort que vous destourner de vostre voyage : vous offenceriez trop contre vostre devoir, & moy contre mon honneur. Et ne pensez pas que je fasse doute du pouvoir absolu que j'ay sur vous : je vous juge par moy mesme qui sçay bien n'y avoir puissance de Pere, authorité de mere, volonté de parens, conseil ny sollicitation d'amis qui me puisse jamais faire contrevenir à l'amitié que je vous porte. Et afin que vous partiez avec quelque contentementd'aupres de moy, emportez cette asseurance avec vous. Je vous jure & promets en presence de tous les Dieux que j'appelle à tesmoins, & par cette ame qui vous ayme tant, dit elle, mettant la main sur son estomac, qu'il n'y a mon fils, ny ordonnance du Ciel, ny contraincte de la terre, qui me face jamais aimer autre que Celadon, ny qui me puisse empecher que je ne l'ayme tousjours. O parolles ! dit alors en souspirant Alexis : ô parolles dites trop favorablement à celuy qui depuis devoit estre tant defavorisé.
Quelques jours apres je partis, & passant par les Allobroges, je ne sçaurois vous dire combien je courus de fortune par les rochers & precipices affreux des Sebusiens, des Caturiges, des Bramovices & Carroceles, & jusques aux Segusienses où je parachevay les Alpes Coties : car autant de pas que l'on fait, autant voit on de fois l'horreur de la mort ; & toutefois cela n'estoit point capable de distraire ma pensée. En passant sous ces effroyables rochers que l'on ne peut regarder qu'en haussant la teste de propos deliberé, & tenant son chapeau, de peur qu'il ne tumbe, je fis ces vers.
STANCES.
Precipices, rochers, montaignes sourcilleuses,
Abismes entre ouverts, vous pointes orgueilleuses
Qui vous armez d'horreur & d'espouventement,
Encor que de pitié vous ne soyez atteintes,
De vos sommets chenus escoutez mes complaintes,
Et soyez pour ce coup tesmoins de mon serment.
Ainsi que j'aperçois dessus vos testes nuës,
Les arbres se nourrir, & voisiner les nuës,
Je fay vœu qu'à jamais en moy je nourriray,
Contre tous mes malheurs mon amour infinie :
Accroisse s'il se peut le Ciel sa tyrannie,
Si je n'esmeus l'Amour, la mort je fleschiray.
Et parce qu'auparavant ayant passé les destroits des Sebusiens, je voulus éviter la facheuse montagne des Caturiges me metant sur le Rosne, je me resolus de suivre ce grand lac qui flotte contre les rochers escarpez de cette montagne, mais je ne fus pas soulagé par l'eau davantage que par la terre : au contraire la tourmente s'eslevant, nous faillimes plusieurs fois de nous perdre tous. Et lors que chacun pour la prochaine mort qui nous menassoit, trembloit dans le bateau, sans estre esmeu de cette crainte, je ne pensois qu'en ma Bergere, & voicy des vers que j'en fis à l'heure mesme.
SONNET.
Ondes qui souslevez vos voutes vagabondes,
Contre le foible sein de mon fresle vaisseau,
Sçachez que dans le sein je porte un tel flambeau,
Qu'il peut rendre une mer des abismes sans ondes.
Plusieurs fois de mes yeux les deux sources fecondes
Auroient desja fait naistre un Ocean nouveau,
Si l'ardeur de ce feu ne consommoit leur eau,
Vagues refuyez donc en vos grottes profondes.
De vos replis bossus plus fort vous nous hurtez,
Sans craindre de l'Amour les flambeaux redoutez ?
N'estes vous point d'Enfer quelque source maudite ?
O Dieux ! s'il est ainsi du destin establi,
Sont plustost qu'un Lethé, pour le moins un Cocyte,
Fleuve plustost de mort, que fleuve de l'oubly.
Au sortir de ce grand lac, je traversay les grands bois des Caturiges, & apres avoir passé Isere, riviere qui vient des Centrons, je traversay l'estroitte valée des Garroceles, & Bramovices qui me conduit jusques aux monts Coties. Je fis en passant par ces grands rochers, & ces deserts des vers que j'ay oubliez : mais un estranger en la compagnie duquel jem'estois mis, en fit qu'il me recita, & parce qu'ils me pleurent, je les appris par cœur, il estoient tels.
SONNET.
Des Montagnes & Rochers
à un Amant.
Ces vieux Rochers tous nuds, glissants en precipice
Ces cheutes de Torrent, froissez de mille saults,
Ces sommets plus neigeux, & ces monts les plus hauts
Ne sont que les pourtraits de mon cruel supplice.
Si ces Rochers sont vieux, il faut que je vieillisse
Lié par la constance au milieu de mes maux :
S'ils sont nuds & sans fruit, sans fruit sont mes travaux,
Sans qu'en eux nul espoir je retienne ou nourrisse.
Et ces Torrents rompus, sont ce pas mes desseins ?
Ces Neiges vos froideurs, ces grands Monts vos desdains ?
Bref ces deserts en tout à mon estre respondent ;
Sinon que vos rigueurs plus malheureux me font :
Car d'en-haut bien souvent quelques neiges se fondent,
Mais las ! de vos froideurs pas une ne se fond.
Leonide qui estoit bien ayse de distraire Alexis de ses facheuses pensées, Racontez-moy, lui dit-elle, ce que vous vistes de rare, en vôtre voyage. Cela seroit trop long, respondit-elle,car l'Italie est la province la plus belle du monde : & mesme quand j'eus descendu les Monts Coties, & que j'eus passé la ville des Segusienses. Mais je vous veux raconter l'une des plus belles advantures qui m'y advindrent, m'asseurant que nous en aurons assez de loisir.
HISTOIRE
D'URSACE ET D'OLYMBRE.
Sçachez donc Madame qu'Alcippe ayant faict dessein de m'eslongner d'Astrée, il m'ordonna de laisser les habits des Bergers, afin que plus librement je peusse frequenter parmy les bonnes compagnies : Car en ces païs dont je vous parle, il n'y a que les personnes plus viles qui demeurent aux champs, & les autres habitent dans les grandes villes qu'ils nomment Citez, où les palais de marbre & les enrichissures qui surpassent l'imagination estonnent plustot ceux qui les regardent, qu'ils ne peuvent estre assez considerez : Encores certes que chacun y fut encor effrayé de la venuë d'un barbare qui par mer estoit descendu en Italie, & l'avoit presque toute ravagée, & Rome particulierement. J'avois tant de desir de me rendre aymable, que je ne vous sçaurois dire avec quelle curiosité, je voulois apprendre toute chose, esperant qu'Astréem'en aymeroit mieux : Approchant donc de l'Appennin, je sçeus qu'il y avoit des Montagnes qui brusloient continuellement, afin d'en sçavoir parler à mon retour : je voulus les voir, & cela fut cause que me destournant un peu du grand chemin, je pris à main droitte. Mais je fis une rencontre qui rompit mon dessein comme je vous diray. Je n'avois pas encor monté plus de deux mille[s] (c'est ainsi qu'ils content la distance des lieuës) que j'oüys une voix qui se plaignoit : & parce que j'eus opinion que ce seroit peut-estre quelqu'un qui auroit faute d'assistance, je tournay du costé où mon oreille me guidoit. Je n'eus pas marché cent pas que je vis un homme estendu de son long contre terre, qui sans m'apperçevoir à l'heure que j'arrivay parloit de ceste sorte.
SONNET.
S'il doit mourir ou vivre.
Mon esprit combatu diversement chancelle,
Dois-je vivre ou mourir parmi tant de malheurs ?
Si je vis, he comment souffrir tant de douleurs ?
Si je meurs, he comment estre à jamais sans elle ?
En mourant je n'auray que l'espine cruelle,
Dont Amour si souvent m'a tant promis de fleurs :
En vivant je seray tousjours noyé des pleurs,
Que mon cuisant regret sans cesse renouvelle.
Pour tromper tant de maux, mon cœur que ferons nous ?
Vivons. La vie en fin est agreable à tous,
Mourons. Douce est la mort dont l'ame est soulagée.
En quel cruel estat m'ont reduit mes ennuis,
Puis que ny vif ny mort, la misere où je suis,
Tant mon desastre est grand, ne peut estre allegée.
Miserable Ursace, disoit-il apres s'estre teu quelque temps, jusques à quant te trompera ce vain espoir qui te flate ? combien te fera[-t']il passer encores de jours en ceste cruelle misere ? Et combien te contraindra-t'il de conserver ceste vie tant indigne & de tes actions & de ton courage ? Toy qui as eu le cœur si plain d'outrecuidance que d'avoir levé les yeux à l'espouse d'un Cesar, qui as eu le courage pour la venger & ton amour aussi, de tremper tes mains dans le sang d'un autre, en auras-tu maintenant si peu que tu puisses vivre, & voir ta chere Eudoxe entre les mains d'un Vandale qui l'emmene dans le profond de l'Afrique, & pour triomphe & pour saouler, peut-estre son impudicité ? O Dieu ! comment souffrirez-vous que ceste beauté qui veritablement ne doit estre sinon adorée, soit indignement la despoüille d'un si cruel barbare ? Si l'outrecuidance de l'Empire Romain vous a despleu : si les vices de la miserable Italie vous ont offensé ; je ne trouve pas estrange, que vous l'ayez mise en proye aux Huns& aux Vandales, & que Rome mesme riche des despoüilles de toute sorte de gens, soit maintenant saccagée par toute sorte de gens : car il est bien raisonnable qu'elle leur rende avec usure ce qu'elle leur a ravi. Mais ô Dieux comment souffrez vous que ceste beauté qui estoit divine, coure maintenant la fortune des plus miserables choses humaines ? Et tu le sçais Ursace, & tu l'as veu devant tes yeux, & tu n'es pas mort ? Et tu te vantes encores d'estre ce mesme Ursace Romain, qui as [esté] aymé de ceste divine Eudoxe, & qui as vangé & delivré l'Empire & ceste belle, de la Tyrannie de Maxime ? ah meurs, meurs si tu veux que le nom t'en demeure avec raison, & ce que le regret n'a pû faire que ce fer le fasse maintenant pour laver par cest acte signalé, la honte d'avoir survescu la liberté d'Eudoxe.
Cest estranger parloit de ceste sorte : & prenant tout transporté de fureur un petit glaive qui luy pendoit à costé de la cuisse, il s'en fust donné sans doute dans l'estomach, si un sien compagnon accourant à temps ne luy eust retenu le bras qu'il avoit eslevé pour donner un plus grand coup. Mais il advint qu'en luy sauvant la vie il faillit d'avoir la main coupée. Car Ursace se sentant pris, & ayant desja l'esprit occupé de l'opinion de la mort, il le retira si promptement, que sa manche luy eschapa, & la main de celuy qui estoit survenu, coulant tout le long, le tranchant luy fit une grande blessure, qui fut cause que ne le pouvant plusretenir de ceste main, & craignant qu'il ne parachevast son cruel dessein, il se jetta sur luy, luy disant, jamais Ursace ne mourra sans Olymbre. Grand effect de l'amitié ; à ce nom d'Olymbre, je vis cet homme auparavant si transporté revenir tout à coup en luy mesme, & comme s'il fut tombé de quelque lieu bien haut, il sembloit tout estonné de ce qui luy estoit advenu, & de ce qu'il voyoit : enfin lors qu'il put reprendre la parole. Amy, dit-il, hé quel démon contraire à mes desirs t'a conduit en ce lieu escarté pour m'empescher de suivre, si je ne puis comme Ursace, comme son esprit pour le moins sa tant aymée Eudoxe ? Ursace luy dit-il, le Dieu qui preside aux amitiez & non point un mauvais démon, est cause que je te cherche depuis trois jours, non pour t'empescher de suivre Eudoxe, si c'est ton contentement, mais pour t'y accompagner, ne voulant souffrir que si ton Amour te fait faire ce cruel voyage, mon amitié ayt moins de pouvoir à me faire te tenir compagnie. Et par ainsi si tu veux achever le dessein que tu dis, il faut que tu fasses resolution de mettre premierement ce fer que tu tiens en la main, dans l'estomac de ton amy, & puis rouge & fumeux de mon sang, tu pourras executer en toy ce que tu voudras. Ah Olymbre dit-il, que tu me faits une requeste dont l'effect est incompatible avec mon amitié : penses-tu que ma main put avoir la force d'offencer l'estomac de l'amy d'Ursace ? me tiens-tu pour si cruel que je pusse consentir à la mort de celuy de qui la vie m'a tousjours esté plus chere que la mienne propre ? Oste oste cela de ton esprit : jamais ceste volonté ne sera en cete ame qui t'a aymé, & qui ne cessera jamais de t'aymer. Mais si tu as quelque compassion de ma peine, par nostre ancienne & pure amitié, je te conjure amy de me laisser sortir de ceste misere où je suis. Est il possible respondit incontinent Olymbre, que mon amitié estant si parfaite envers toy, je recognoisse la tienne si defaillante ? Tu n'as pas le courage de m'oster la vie, afin que je te puisse suivre, & tu as bien la volonté de te ravir de moy, afin que tu puisses suivre Eudoxe ? crois-tu la mort estre bien ou mal, si c'est mal pourquoy veux-tu le donner à ce que tu sçais bien que Olymbre ton amy ayme plus que luy-mesme ? si c'est bien pourquoy ne veux-tu qu'Olymbre que tu aymes participe à ce bien avec toy ? A toutes ces raisons respondit Ursace, je ne te puis dire autre chose, sinon qu'Olymbre vivra eternellement, s'il ne meurt que de la main d'Ursace, & que tu me rendras une extresme preuve d'amitié, de me laisser librement parachever ce dessein qui seul peut effacer la honte d'avoir survescu à mon bon-heur. Et en disant ces paroles il essayoit de retirer le bras que son amy luy tenoit engagé sous le corps : dequoy m'apercevant, & craignant que celuy qui estoitblessé n'eust pas assez de force pour l'en empescher : je m'approchay doucement d'eux, & prenant la main d'Ursace, je luy ouvris les doigts à force, & me saisis du glaive. Et parce que l'effort qu'Olymbre faisoit luy avoit fait perdre beaucoup de sang par la blesseure de la main, incontinent apres se sentit defaillir, & prenant garde que c'estoit à cause de la perte du sang, il se leva de dessus son compagnon, & luy monstrant sa main ; Amy, luy dit-il, tu as faict ce que je desirois, voyla je m'en vay t'attendre auprés d'Eudoxe, bien-heureux de ne te pas survivre, puis que tu voulois mourir : & presque en mesme temps se laissant couler en terre il s'esvanoüit sur le sein de son amy. Ursace pressé de la crainte d'une telle perte, laissa l'opinion qu'il avoit de se tuer pour le secourir, & courant à une fontaine qui estoit prés de là en apporta de l'eau sur son chapeau pour luy jetter au visage. Cependant parce que je cognus bien que le mal procedoit de la perte qu'il faisoit de son sang, je luy liay la playe avec un mouchoir y mettant un peu de mousse, ne pouvant promptement y trouver autre remede : & je n'avois encore achevé qu'Ursace revint qui arrousant le visage de son amy d'eau froide, & l'appellant à haute voix, par son nom, le fit en fin revenir. A l'ouverture de ses yeux. Helas ! dit-il, amy pourquoy me rappelles tu : laisse partir mon ame bien contente, & permets qu'elle t'attende où tu veux aller, & aye ceste creance d'elle je te supplie,qu'elle ne pouvoit clorre ses jours plus heureusement que par ta main, & en te faisant service. Olymbre, dit Ursace, s'il faut que tu partes pour venir avec moy, il faut que je sois le premier : & pource ne pense point que mon amitié permette que le passage soit ouvert à ton ame par ma main[,] qu'elle mesme & avec le mesme fer n'ayt chassé la mienne hors de son miserable sejour. Et à ce mot, il cherchoit de l'œil où estoit l'arme que je luy avois ostée, dont me prenant garde, Ne pense, luy dis-je, Ursace, de pouvoir satisfaire avec ce fer à ta cruelle deliberation : le Ciel m'a envoyé icy pour te dire, Qu'il n'y a rien au monde de si desesperé qu'il ne puisse remettre en son premier estat lors qu'il luy plaira, & pour te deffendre de ne point attenter sur la vie ny de toy ny de ton amy, car c'est à luy à qui elle est & non point à vous. Que si tu fais autrement je t'annonce de la part du grand Dieu, qu'au lieu de suivre ceste Eudoxe que tu desires avec tant de passion, il te releguera dans des obscures tenebres, où tant s'en faut que tu ayes jamais ceste veuë tant souhaittée, qu'au contraire, il ne t'en laissera pas la memoire seulement. Je vous raconteray Nimphe, dit Alexis, un estrange effect. Olymbre oyant mes paroles surpris de ravissement se voulut lever pour se mettre à genoux devant moy : Mais la foiblesse l'en empescha, & seulement me joignit les mains, se tournant de mon costé. Mais Ursace, se prosternantà mes pieds. O messager du Ciel, me dit-il, que je recognois soit aux discours soit à l'esclat du visage, me voicy prest qu'est-ce que tu commandes ? Ils vous pridrent, interrompit Leonide pour Mercure, parce qu'ils le representent jeune & beau comme vous estes. Il est vray respondit Alexis, qu'ils me penserent estre Mercure, ou quelque messager celeste : Mais je ne sçay pourquoy, tant y a que pour me prevaloir à leur profit de ceste opinion : Je fis telle responce à Ursace, Dieu ô Ursace te commande & à toy aussi Olymbre, de vivre & d'esperer. Et à ce mot sortant de ma poche un petit cuir plain de vin, à la façon des Vissigots j'en fis boire un peu à Olymbre : & luy donnant la main je luy dis. Debout Olymbre, le Ciel te guerira bien tost de ceste blesseure, & pour cest effect, allons en ceste bourgade prochaine, car il veut que les graces qu'il fait soient le plus souvent par l'entremise des hommes, afin d'entretenir l'amitié entre eux, par ces mutuelles obligations. Ce fut une chose estrange que l'effect de l'opinion en cet homme, puis que pensant que je feusse envoyé du Ciel, & que le breuvage que je luy avois donné, fust quelque chose divin, le voila qui reprit ses forces, & se mit à me suivre, tout ainsi presque que s'il n'eust point eu de mal. Craignant toutesfois que quelque defaillance ne luy revint, je me tournay versUrsace, & luy dis, Encor que le Ciel puisse donner telle force à vostre amy, qui luy sera necessaire, si n'est-il point hors de propos, que vous luy aydiez à marcher. Car Dieu se plaist, d'autant qu'il est bon de voir les effects de la bonté entre les hommes. A ce mot Ursace s'approchant de son amy, le pria de s'appuyer sur luy : De ceste sorte nous arrivasmes à la prochaine bourgade, où de fortune nous trouvasmes un Mire qu'ils nomment Chirurgien, qui pensa la main d'Olymbre : & parce qu'il n'y avoit rien de dangereux que de la perte du sang , il luy ordonna de tenir le lict pour quelque temps. Quant à moy, je me retiray en un autre logis, estant bien ayse de leur avoir rendu ce bon office : encores que cela fut cause que mon dessein demeura imparfaict, car le jour estoit tant advancé, qu'il n'y avoit pas du temps pour aller voir ces Montagnes bruslantes. Ursace fut bien empesché quand il me vid partir, parce qu'il me vouloit accompagner : & toutesfois son amitié luy deffendoit d'eslongner son amy en cest estat. Je recognus aysément sa peine, & pour l'en oster je luy dis qu'il devoit demeurer aupres de son amy, & que Dieu luy sçauroit gré de l'assistance qu'il luy rendroit. Si je ne l'en eusse empesché, je croy qu'il se fust jetté à mes pieds pour remerciment : Mais ne voulant le souffrir, je le luy deffendis, & incontinent je me retiray en un autre logis.Mais Ursace m'ayant suivy de loing, remarqua le lieu où j'estois entré, & ayant sceu que j'avois demandé à loger, s'en retourna vers son amy pour l'advertir, qu'encores que je fusse sorty de leur logis, toutesfois je ne m'en estois pas allé, esperant par ce moyen que je les reverrois encores. Car grande Nimphe, ils avoient pris une si grande confiance en moy, qu'ils s'asseuroient avec mon assistance de r'avoir bien tost Eudoxe : Mais trouvant qu'il s'estoit endormi, il revint incontinent où j'estois, & voyant que je prenois mon repas, il demeura un peu estonné. Si n'en fit il point de semblant, tant qu'il vid quelques personnes du logis autour de moy : mais quand la nape fut ostée, & que nous demeurasmes seuls, je luy dis qu'il serrast la porte de la chambre sur nous : & puis le faisant asseoir, quoy qu'avec beaucoup de peine, pour le mettre hors d'erreur, je luy parlay de ceste sorte. Je voy bien Seigneur Chevalier que l'assistance que vous avez euë de moy, tant à propos, vous a faict croire que j'estois quelque chose plus qu'homme, & n'ay point esté marry que vous ayez eu ceste creance, afin de vous destourner du cruel & furieux dessein que vous aviez. Mais à cette heure que la raison a repris sa premiere force en vous, je ne veux pas que vous demeuriez plus long temps deçeu. Sçachez donc que je suis Celte que vous appellez Gaulois, & né dans une contrée, dont les habitans sont nommez Segusiens & Foresiens. Quelques occasions qui seroient longues & inutiles à vous desduire, m'ont fait sortir de ma patrie, & me contraignent de demeurer en ceste Italie, pour quelque temps. Toutesfois je tiens pour certain que ce ne fust point sans une particuliere providence du Ciel, que je fus conduit si à propos, au lieu où vous estiez, puis qu'il s'en est ensuivy un si bon effect. Je l'en remercie de tout mon cœur, & me semble que vous en devez faire de mesme, puis que vous devez estre tres-asseuré, qu'il ne vous eust point retiré de ceste prochaine mort, si ce n'eust esté pour faire de vous quelque chose, ou à sa gloire ou à vostre honneur & contentement. Je vy à ces paroles qu'Ursace devint pasle, & changea deux ou trois fois de couleur, se voyant deçeu de l'assistance divine qu'il avoit esperée : toutefois comme homme de courage, apres y avoir pensé quelque temps ; J'advouë me dit-il, que j'ay esté deçeu, car vous voyant en quelque sorte vestu d'autre façon, que nous ne sommes, le visage si beau, oyant vostre voix plus douce, & vostre parole si grave, & de plus estant arrivé presque invisiblement & si à propos pres de nous, il faut que j'advouë que je vous prins pour l'un des Messagers du grand Dieu : mais puis que j'entends par vostre bouche mesme, que vous estes mortel comme nous, je ne veux pas laisser de croire pour cela, que vous ne soyez envoyé de luy pour luy conserver lavie de deux fidelles serviteurs. Et quoy que par la premiere opinion que j'avois euë de vous, je me feusse incontinent figuré des assistances extraordinaires du Ciel, je n'en veux pas pour cela perdre l'esperence entierement, puis que par la rencontre que nous avons faite de vous, il est impossible de nier que ce ne soit un soing particulier, que quelque grand Dieu, ou grand Démon, pour le moins a de la conservation de nostre vie. N'en doutez point, luy dis je, ny que vous ne soyez reservez à quelque meilleure fortune, puis qu'ils vous ont retirez d'un danger si apparent, car ils ne font jamais rien que pour nostre mieux : & parce que je suis estranger, & du tout ignorant de la fortune que vous regrettez, ce me seroit un grand plaisir de l'oüyr de vostre bouche, à fin que je sceusse pour le moins, pour qui les Dieux m'ont faict vivre ceste journée. Alors avec un grand souspir, il me respondit de ceste sorte. Le Ciel me puniroit avec raison, comme un ingrat, si je refusois à celuy qui m'a conservé la vie, de luy raconter quel en a esté le cours, & l'entresuitte. Et pour ce je satisferay à vostre curiosité, avec promesse toutesfois que vous tiendrez secret ce que je vous en diray, car estant descouvert, il pourroit estre cause de la perte de ceste vie, que nous pouvons dire que vous nous avez conservée. Et luy en ayant donné toute l'asseurance qu'il voulut, il continua de ceste sorte. Alexis vouloit continuer son discours, & raconter tout au long ce qu'Ursace luy avoit dit : Mais Adamas survenant l'en empescha. Car Leonide & elle furent contraintes de se lever, & luy rendre l'honneur qu'elles luy devoient, & le sage Druyde, les prenant chacune d'une main, commença de se promener par une allée qui encores que couverte du Soleil, ne laissoit d'avoir une belle veuë du costé du bois d'Isoure : & cependant qu'ils discouroyent de diverses choses, on les vint advertir que Silvie estoit arrivée, & qu'elle estoit desja entrée dans la maison. Alexis fit difficulté de se laisser voir à elle, de peur d'estre recognuë : Mais en fin se ressouvenant combien ceste Nymphe avoit desja contribué du sien, pour le sortir de la peine où il estoit au Palais d'Isoure, elle creut qu'elle ne seroit pas changée : Toutesfois Adamas ne fut pas d'advis qu'elle se laissast voir, craignant que la jeunesse de la Nymphe, & les faveurs qu'il avoit sçeu que Galathée luy faisoit, depuis que sa Niepce n'estoit plus auprés d'elle, ne la fissent parler plus qu'elle ne debvroit. Et il vouloit de sorte tenir ceste affaire secrette, que s'il eu[t] pû, il se la fut cachée à luy-mesme. Il commande donc à Leonide, d'aller trouver sa compagne, & sur tout ne luy parler de Celadon : que si elle demandoit de voir Alexis, qu'elle luy dit, qu'ilsestoient empeschez ensemble, pour quelques affaires de leurs charges, & offices : & qu'estant resoluë de retourner bien tost vers les Carnutes, & parachever son terme, elle ne se laissoit voir que le moins qu'elle pouvoit. Leonide s'en alla donc de ceste sorte bien instruitte trouver Silvie, à laquelle elle donna d'abord tant de baisers, & fit tant d'embrassements qu'il sembloit qu'elles ne se fussent veuës de plus d'un an : & apres ces premiers accueils, & que pour se gratifier l'une l'autre, elles se furent asseurées qu'elles ne s'estoient jamais veuës si belles, & que Silvie eust dit à sa compagne, que les champs ne luy avoient point gasté son beau teint, & que Leonide luy eust reproché, qu'elle ne monstroit pas d'avoir beaucoup de regret de ne la voir plus, & que le tracas de la Court ne la travailloit guiere, puis qu'elle avoit un meilleur visage, encores que quand elle la laissa, elles s'assirent eslongnées de chacun, & lors Silvie luy parla de ceste sorte.
SUITTE DE
L'HISTOIRE
DE LINDAMOR.
Encores ma sœur qu'il ne me faille point de subjet pour me convier de vous venir voir, sinon le seul desir que j'en ay, si vous diray-je qu'à ce coup ce qui m'a conduict icy, n'est pas cette seulle volonté, car c'est pour conferer avec vous, & si vous le trouvez bon avec Adamas aussi d'une affaire que j'ay jugé estre à propos de vous faire sçavoir, parce que Galathée & nous en pouvons recevoir beaucoup de contentement, ou beaucoup de desplaisir. Sçachez donc ma sœur, que Fleurial est revenu du lieu où vous l'aviez envoyé, & qu'il a raporté des lettres de Lindamor. Il fut bien estonné quand il ne vous trouva plus à Marsilli, & voulut venir icy, mais de fortune Galathée se prit garde qu'il parloit à moy : & soupçonnant que vous me l'eussiez envoyé, car elle ne sçavoit le voyage que vous luy aviez commandé de faire, elle l'appella, & luy demanda d'où il venoit, & que c'est qu'il me vouloit. Luy qui pensoit bien faire, sans desguiser chose du monde luy fit responce qu'il venoit de trouver Lindamor, & en mesme temps luy presenta les lettres qu'il en avoit : Et elle luy ayant demandé qui luy avoit fait faire ce voyage, il respondit que ç'avoit esté vous, depuis que nous estions au Palais d'Isoure. Galathée alors se tournant à moy en pliant les espaules, Voyez, dit elle, quelle est l'humeur de vostre compagne, & refusant les lettres, luy commanda de me les donner pour vous les envoyer. Et puis se retirant en sa chambre, car de fortune elle venoit de se promener, elle me commanda de la suivre. Cela fut cause que je ne peus dire autre chose à Fleurial, sinon prenant ses lettres, qu'il m'attendit en ce lieu, jusques à ce que j'eusse parlé à la Nimphe. Aussi tost qu'elle fut en son cabinet, & qu'elle vit que j'estois seulle. Que vous semble[,] me dit-elle de vostre compagne ? n'est elle pas resoluë de me rendre tous les desplaisirs qu'elle pourra ? Madame, luy respondis-je, je ne sçay que dire sur cela, il faut parler à elle pour sçavoir quel subjet elle en a eu, & quel a esté son dessein. Je le sçay, repliqua t'elle mieux qu'elle ne le vous dira, car elle ne vous confessera pas la verité, & je me doute bien de ce qui en est. Elle a donné advis à Lindamor que j'aymois Celadon. Seroit-il possible, Madame, respondis-je, qu'elle eut pris la peine de luy escrire ces nouvelles de si loin, & ayant à faire un chemin si dangereux ? Voyons, me dit elle, les lettres de Lindamor, & vous connoistrez que je ne ments point. Et lors me lesostant d'entre les mains, elle rompit le cachet & les leut, la premiere qu'elle rencontra fut celle qui s'addressoit à vous, & parce que je les ay apportées, nous les pourrons lire, & mettant la main dans sa poche, elle en tira le paquet ouvert, & donnant à Leonide la lettre qui s'addressoit à elle, elle vit qu'elle estoit telle.
LETTRE
DE LINDAMOR A LEONIDE.
Vous croyez que ma presence me sera utile, & je pense qu'aussi sera t'elle, mais par un moyen bien different de celuy que vous attendez, elle me profitera sans doute, en deux sortes, l'une en me sortant de la miserable vie où je suis, m'estant impossible de voir un tel changement en ma Dame, sans mourir. Et l'autre en me faisant prendre vengeance de celuy qui est cause de mon mal. Jurant par tous les Dieux que le sang de ce perfide est la seule satisfaction que je puis recevoir d'une si grande offence. Je seray pour ce sujet vers vous dans le temps que ce porteur vous dira : cependant si vous le trouvez à propos, faites voir à ma Dame la lettre que jeluy escrits, attendant que la fin de ma vie, devancée de la mort de ce meschant luy rende tesmoignage, que je ne pouvois survivre l'amitié qu'elle m'avoit promise, ny mourir aussi sans en tirer vengeance.
Voicy, me dit-elle, (continua Silvie) ce que j'ay tousjours le plus redouté, l'imprudence de Leonide ou plustost sa malice est si grande qu'elle a declaré à Lindamor l'amitié que je porte à Celadon, & ce raport est cause qu'il le veut tuer. J'aymerois mieux la mort, que si ce Berger avoit le moindre mal du monde à mon occasion, & il ne faut point douter que cest outrecuidé ne le fasse pour me desplaire, & Dieu sçait combien il le pourroit outrager facillement, puis que le pauvre Berger n'y pense point, & qu'outre cela il n'a point d'autres armes, que sa houlette. Il faut bien dire, que c'est une grande malice que la sienne, de procurer la mort à celuy qui ne luy fit jamais desplaisir. Je croy que c'est de rage, car elle l'ayme, & voyant qu'il n'a tenu compte d'elle, elle voudroit qu'il fut mort. Madame, luy respondis-je, je ne croy pas que ma compagne ait fait cette faute, mais plustost une plus grande : car lisant ce que Lindamor luy escrit, je ne pense pas qu'il vueille parler de Celadon, mais de Polemas : car à quelle occasion nommeroit il Celadon perfide ? Et pourquoy ? interrompit elle incontinent, plustostPolemas ? parce Madame, luy dis-je, qu'elle luy aura fait sçavoir l'artifice dont il a usé de ce faux Druide. Et quoy Silvie ? me dit elle en se moquant de moy : vous croyez encores que Leonide vous ait dit vray ? ne connoissez vous pas que ce fut une menterie qu'elle inventa pour me distraire de Celadon, afin de le posseder toute seulle ? Or je vous apprens si vous ne le sçavez, qu'elle en estoit tellement amoureuse, qu'elle ne pouvoit presque souffrir que je le regardasse : & si elle eust eu autant de puissance sur moy, que j'en ay sur elle, ô qu'elle m'eust bien empechée de n'entrer jamais en lieu où il eust esté ! Et quoy ma mie, vous n'avez point pris garde à ses actions, & comme lors qu'elle le voyoit, elle le mangeoit des yeux, s'il faut dire ainsi, ne le pouvant assez regarder : Et s'ennuyoit tellement de nous voir aupres de luy qu'elle en mouroit de jalousie. Je vous asseure que j'ay quelquefois passé mon temps à considerer les diverses passions qu'elle ressentoit. Je la voyois maintenant toute en feu, & puis incontinent devenir pasle, & sans couleur. Quelquefois il n'y avoit à parler que pour elle, & puis tout à coup elle se taisoit de sorte qu'il sembloit qu'on luy eust osté la voix, ou la langue. Je l'ay si souvent surprise qu'elle avoit les yeux sur luy, qu'en fin je ne prenois plus la peine de la regarder : mais seullement me moquois d'elle quand je la voyois en cette extase, tel se peut nommer son ravissement. Et pensant dem'en retirer du tout, elle fit cette belle invention dont vous avez ouy parler, mais cela est aussi peu vray que la plus grande fausseté qui fut jamais. A ce mot elle prit l'autre lettre qui s'addressoit à elle, que vous pourrez lire, dict Silvie, la presentant à Leonide, qui la prenant trouva qu'elle estoit telle.
LETTRE
DE LINDAMOR A GALATHEE.
Puis que ce malheureux esloignement outre l'honneur de vostre presence, me ravit celuy de vos bonnes graces, Je proteste que je ne veux plus vivre que pour vous rendre preuve que je merite mieux ce que vous m'avez promis, que le perfide qui est cause de ma disgrace, que s'il faloit obtenir le bien que je regrette par amour, ou par armes, & non par artifice, ne croyez point que ce meschant osast y aspirer tant que je serois en vie. Il advoüera bien tost ce que je dis, ou l'espée qu'il a desja ressentie, luy ostera à ce coup la vie, que je ne luy laissay que trop malheureusement, pour ce miserable & infortuné Lindamor.
Quand Leonide eust leu cette lettre, Je m'asseure, dit-elle, ma sœur, que Galathée abien reconnu que son tant aymé Celadon, n'estoit point en danger de perdre la vie par mon moyen, & que c'est plustost ce traistre Polemas qui est cause de toute nostre peine : & je prie Hesus qu'il le punisse par les armes, ou Taramis par le foudre, & qu'en fin par la grace de Tautates, Madame connoisse que je n'ay point menti quand je luy ay raconté la meschanceté de Climanthe, & de ce cauteleux amant : car tout ce que je luy en ay dit, est aussi veritable, que je desire le Guy de l'an neuf m'estre salutaire, & si je ments que je ne puisse jamais assister au sacrifice du pain & du vin, ny baiser la serpe d'or dont le Guy cette année sera abatu, Bref ma sœur, je le vous jure par tous les serments qui nous sont plus saincts & sacrez : & quoy que je ne me soucie guiere de retourner à Marcilly tant qu'elle sera de cette humeur, si serois-je bien aise qu'à toutes les occasions qui se presenteront, vous fissiez tout ce qui se peut pour l'oster de l'erreur où elle est : non point pour autre subjet que pour ne luy laisser une si mauvaise impression de moy qui ne veux pas à la verité vivre, ny en Druide ny en Vestale, mais ouy bien en fille de ma condition, & sans reproche. Ma sœur, respondit Silvie : il ne faut point que vous m'asseuriez avec plus de serments de la finesse de Polemas, je l'ay creuë, dés la premiere fois que vous m'en parlates, tant pour vous croire veritable, que pour ne douter point de l'esprit de Polemas, ny de sa volonté, parla connoissance des choses qu'il avoit desja faites pour ce subjet. Et devez croire qu'à toutes les occasions qui se presenteront je ne failliray point, de persuader la verité à la Nimphe, comme jusques icy je n'en ay laissé passer une seulle, sans m'y estre essayé. Mais il ne faut point que je vous flatte en cela : je n'espere pas que mes parolles ny mes persuasions y puissent beaucoup faire, jusques à ce que son esprit n'y soit preparé d'autre sorte, ce qui peut estre adviendra trop tard si Dieu ne nous envoye quelque moyen inesperé : car je vois bien que Polemas a un mauvais dessein, & qu'il ne le couvre que pour la crainte qu'il a de Clidaman, & de Lindamor, qu'il sçait estre armez, & tant aymez du Roy Childeric, qui ayant succedé à ce grand Merouée, a pris une si particuliere amitié à Clidaman, à Lindamor : mais plus encor à Guyements qu'il ne peut estre sans eux. Et Polemas qui est fin & ruzé, craint que s'il entreprend quelque nouveauté, ce Franc ne les assiste, & par sa force ne ruine tous ses desseins. Mais pour laisser ces affaires d'Estat, qui doivent estre desmelées par de plus capables personnes que nous : je vous diray, ma sœur, que quand Galathée eut leu ce que Lindamor luy escrivoit, elle fut si aise de voir que Celadon ne couroit point de fortune que la moitié de sa colere fut passée. Et bien, luy dis-je, Madame, n'ay je pas bien deviné que Lindamor vouloit parler de Polemas ? Vous avez raison, me dit-elle,& j'advoüe que j'ay à ce coup accusé à tort Leonide, mais la compassion que j'avois de ce pauvre Berger, qui à la verité ne peut mets de tout cecy, me faisoit tenir ce langage. Madame, continuay-je, faites moy l'honneur de croire que Leonide ne vous rendra jamais du desplaisir à son escient, & que connoissant bien que vous n'aymez nullement Polemas, elle a quelque raison de desirer que Lindamor parvienne à l'honneur qu'il recherche en vos bonnes graces pour le parentage qui est entre elle & luy. Car vous sçavez, Madame, que Lindamor est de cest illustre sang de Lavieu, & elle de celuy de Feur, qui de si long temps ont eu tant d'alliances ensemble, qu'il semble que ces deux races ne sont qu'une. Et au contraire, il y a tousjours eu tant d'inimitié entre celle de Surieu, & celles cy, que si elle tasche d'esloigner Polemas du bien qu'il pretend, vous devez l'en excuser, puis qu'elle y a un si grand interest. Je sçavois bien, respondit Galathée, qu'il y avoit eu de grandes inimitiez entre ceux de Lavieu, & de Surieu, & depuis le combat de Lindamor & de Polemas, qu'il n'y avoit eu guiere d'amitié entre eux, quoy que Polemas n'en ait rien sceu que par soupçon. Mais je ne sçavois point je sujet que Leonide avoit de favoriser Lindamor, & j'advouë qu'elle a raison, d'autant que chascun doit desirer que le lieu dont il tire son origine soit le plus illustre qu'il se peut. Et si je l'eusse sceu plustost, je n'eusse pas trouvé si mauvaisla protection qu'elle a tousjours prise de Lindamor, soit contre celuy dont nous parlons, soit contre Celadon, qui à la verité a esté tant opiniastre quelquefois que j'ay eu sujet de croire qu'il y avoit de l'amour & non pas de la haine. Mais maintenant que je considere ce que vous dites, je veux croire qu'Adamas a fait eschapper Celadon, afin que Lindamor, qui est son parent comme vous dites, parvint à ce qu'il desire, & je pense bien que Leonide n'y a pas nuist pour ce mesme subject. Toutefois je luy pardonne pour cette consideration, & mesme n'ayant rien mandé à Lindamor de tout ce qui s'est passé en mon palais d'Isoure. Et faut que nous fassions, continua-t'elle, une contreruze par son moyen, & sans qu'elle s'en doute. A ce mot Silvie se teust, & laissant son premier discours peu apres reprit de cette sorte. Voyez-vous, ma sœur, je ne vous cache rien, parce que nostre amitié me le commande ainsi, mais si vous me descouvriez, je serois ruinée, c'est pourquoy je vous supplie de n'en faire jamais semblant. J'aymerois mieux, respondit Leonide, ne parler jamais que si j'avois fait cette faute. Sçachez donc, continua Silvie, que Galathée apres avoir quelque temps pensé en elle mesme, me dit en fin. Voyez vous Silvie. Je suis infiniment empechée de ces deux hommes, je veux dire de Lindamor, & de Polemas, & faut que je vous advouë que celuy qui m'en defferoit, m'obligeroit infiniment : car jesçay bien, qu'ils ne laisseront jamais en paix Celadon aupres de moy, c'est pourquoy je voudrois bien essayer de me despecher de l'un par le moyen de l'autre, ce que nous pouvons faire par l'entremise de Leonide, à laquelle il faut que vous conseillez qu'elle doit advertir Lindamor de tout ce qu'elle dit de Climanthe & de luy, mais qu'elle se garde bien d y embroüiller Celadon, & vous luy pourrez dire afin de luy en oster la volonté que je n'ay plus de memoire de luy, & que la presence de Lindamor qui est Chevallier de tant de merites, me fera bien oublier ce Berger entierement, parce qu'ou Lindamor me deffera de Polemas, ou cestuy-ci de l'autre, & par ainsi j'en seray deschargée à moitié, & peut estre du tout, si ma bonne fortune veut qu'en mesme temps l'un me defface de l'autre. Je ne voudrois pas que ce fut par leur mort, mais plustost par quelque autre moyen, & toutefois je me sens si fort importunée d'eux, & j'ayme de sorte Celadon, que s'il ne se peut autrement, j'y consentiray, pourveu que je n'y mette point la main, & que l'on ne sçache que cela vienne de moy. J'advouë, ma sœur, qu'oyant ces parolles, je demeuray estonnée, & me resolus de vous en advertir, non pas pour vous donner volonté de faire ce qu'elle dict, mais au contraire pour y pourvoir. Je respondis donc à la Nymphe, qu'avant que de faire dessein surce qu'elle disoit, il falloit sçavoir de Fleurial en quel temps Lindamor luy avoit dit qu'il viendroit. Ce qu'elle trouva à propos, & me commanda de l'appeller : ce que je fis, mais avant que de le faire parler à elle, je luy dis qu'il se garda[st] bien de dire à Galathée le temps que Lindamor devoit venir, ny le lieu où il se devoit trouver, & que si elle le luy demandoit, il dit qu'il reviendroit beaucoup plus tard qu'il ne vous mandoit. Encor qu'il soit d'assez peu d'esprit, si est-ce qu'il creut ce que je luy en dis, & lors qu'il fut devant elle, il mentoit si asseurement que Galathée le creut. Et parce qu'elle a trouvé à propos que je sois venuë vers vous, pour commencer de vous convier d'escrire à Lindamor, ou pour le moins de luy faire sçavoir ce que Polemas a fait contre luy : j'ay pensé qu'il estoit bon d'amener Fleurial pour vous dire plus au long ce que Lindamor vous mande, & qu'il ne m'a point voulu dire ; mais il craint que vous soyez en colere contre luy, pour la faute qu'il a faite de donner ses lettres à Galathée, & de luy avoir dit le subjet de son voyage : si bien qu'il ne s'ose presenter devant vous. Il me semble qu'encor qu'il ait failli, il ne le faut pas toutefois rudoyer, de sorte qu'il perde la volonté de parachever : car devant qu'un autre en sceut autant que luy, nous perdrions beaucoup de temps, & à l'aventure ne feroit-il pas mieux. Vous avez raison, respondit Leonide, & peut estre n'a-t'il pas fait tant de mal qu'il semble, puis queGalathée a leu la lettre de Lindamor, que sans doute elle eust fait difficulté de voir, & que j'eusse esté bien empechée de luy presenter, pour estre bannie de sa presence comme je suis. Vous le devez donc asseurer que je n'en suis point marrie, qu'au contraire, il a fort bien fait, mais qu'il n'y retourne plus, car peut estre une autrefois, il ne seroit pas à propos. Silvie sortant de la salle, fit appeller Fleurial, auquel elle fit entendre tout ce que vous avez sceu, & puis le conduit vers Leonide qui luy fit un fort bon visage, & l'asseura de ce que sa compagne luy avoit dict, & luy demandant particulierement le succez de son voyage, il commença de cette sorte.
J'ay eu crainte d'avoir failly Madame, ainsi que vous a peu dire Silvie, que j'avois suppliée de vous faire mes excuses, comme celle qui a veu en quelle sorte le tout s'est passé : mais puis que Dieu mercy, il est advenu autrement, j'en suis tres-aise, & m'en resjouys comme du plus grand bien qui me puisse arriver, ayant voüé tant de service à Lindamor, que s'il reconnoit en moy quelque faute d'esprit, je sçay bien pour le moins qu'il n'en trouvera jamais de fidelité, ny d'affection. Cela fut cause qu'aussi tost que vous me commandates de l'aller trouver, je le fis avec toute la plus grande dilligence qu'il me fut possible, & arrivay en une ville qui s'appelle Paris, où Merouée demeuroit pour lors, estant de retour du pays des Neustriens, cette ville est assise dans une isle si petite que les murailles sont continuellement lavées de la riviere qui l'environne de tous costez : de sorte que l'on n'y sçauroit aller que par des ponts. Aussi tot qu'il me vit, je remarquay bien à son visage une grande alteration : mais d'autant qu'il estoit au lict, & qu'il y avoit quantité de personnes aupres de luy, il ne peut parler à moy, ny me demander l'occasion de mon voyage : mais lors qu'il fut seul, il me fit appeller, & me demandant quel subjet m'avoit amené, je luy dis qu'il le verroit par vostre lettre, & n'y en a-t'il point, dit-il incontinent, de celles de Madame ? Vous sçaurez tout, luy respondis-je, par cette lettre. Il changea de couleur quand je luy tins ce langage, croyant bien qu'il y eust du changement : mais quand il eust leu ce que vous luy escriviez, je ne vis jamais un homme si estonné. Je ne sçay quant à moy ce qu'il y avoit dans ce papier, mais il faillit de luy oster la vie. Je me ressouviendray bien, dit Leonide, des mesmes parolles : car il y en avoit fort peu, & veux, ma sœur, que vous les oyez, afin dit elle, s'approchant de son oreille, que vous puissiez les dire à Galathée s'il est necessaire. Il n'y avoit que ce que je vous vay dire, & lors se reculant, elle dit tout haut.
LETTRE
DE LEONIDE A LINDAMOR.
Si autrefois vous avez deu esperer en moy, je vous dis maintenant que vous devez remettre toute vostre esperance en vous mesme, non pas que j'aye diminué de bonne volonté envers vous, mais parce que les artifices de Polemas ont esté tels qu'ils m'ont osté tout pouvoir de vous servir. Vos affaires sont en si mauvais terme, qu'il n'y a point d'apparence de salut, si vous ne revenez promptement. Je ne puis vous en dire d'avantage que ce ne soit de bouche, n'estant pas à propos qu'autre que vous entende ce à quoy tout seul vous pouvez remedier.
Vous luy donniez, dit Silvie, l'alarme bien chaude, & ne m'estonne plus qu'il ait changé de couleur, car cette nouvelle estoit bien assez facheuse pour luy causer de semblables effects. Que pouvois je, dit Leonide, luy escrire moins ? n'estoit-il pas vray ? Quant à moy je ne sceus jamais mentir, mais moins à mes amis, & à ceux qui se fient en moyqu'à tous les autres. Vos parolles reprit alors Fleurial, ne demeurerent pas sans effect. De fortune il n'y avoit personne aupres de luy comme je vous ay dit, sinon un jeune homme qui le servoit en la chambre. Il eut tant de puissance sur sa douleur qu'il retint les plaintes jusques à ce qu'il eut commandé à ce jeune homme, & à moy de nous retirer dans sa garderobbe, attendant qu'il nous appellat : & faisant tirer le rideau, il se mit à souspirer si haut que nous l'entendions quelquefois, encor que la porte fut fermée : Je m'enquis alors quel estoit le mal qui le retenoit dans le lict, & je sceus que c'estoient des blesseures qu'il avoit eues en une rencontre, où les Neustriens avoient esté desfaits par la valeur de Clidaman & de Lindamor : & parce que j'estois curieux de sçavoir comme le tout s'estoit passé, prenant la parolle il me parla de cette sorte.
Je croy Fleurial, me dit-il (car il sçavoit mon nom m'ayant veu bien souvent dans les jardins de Montbrison, & dans le logis mesme de son maistre, lors que vous m'y envoyez) que tu as ouy dire les batailles qui ont esté gagnées sur les Neustriens par le Roy, avec l'assistance toutefois de Clidaman & de mon maistre. Je m'asseure aussi que tu as ouy parler d'une Dame (il me la nomma bien, dit-il, s'addressant à Leonide, mais j en ay oublié le nom) qui s'habillant en homme avoit suivy d'un pays qui est de là la mer un Neustrien qu'elle aymoit, & qui ressembloit tant àLygdamon, qu'estant pris pour luy, il mourut ne voulant point espouser une femme, pour qui celuy là s'estoit battu, & avoit tué un homme, pour le meurtre duquel estant banny, il s'enfuit en ce païs que je ne sçay nommer : & depuis revenant fut pris par un parant du mort. Et sans ceste Dame dont je te parle, il eust esté remis entre les mains de la Justice, mais elle combatit pour luy, & se mit en prison pour l'en sortir.
Ce discours embroüillé de Fleurial, fit rire les Nimphes, encores que Silvie, pour la memoire de Ligdamon, en eust peu de volonté, & Leonide, pour luy ayder luy dit. Tu veux parler Fleurial, de la belle Melandre. Il est vray (interrompit il) c'est ainsi qu'elle se nomme : & de Lydias, continua la Nymphe, qui fut retenu à Calais par Lypandas, à cause de la mort d'Aronte. Ce sont ceux là mesme dit Fleurial, en frappant d'une main contre l'autre : mais je ne pouvois me souvenir de leurs noms, & pourveu que vous m'aydiez un peu, j'acheveray bien de vous raconter tout ce qu'il me dit. Or ceste Dame continua-t'il, fut cause que Calais fut pris par les Francs, & Lypandas (je ne sçay si je dis bien son nom) fut mis prisonnier. Quant à Melandre qui estoit dans un cachot, aussi tost qu'elle fut delivrée, elle s'en alla sans parler à Lydias, ayant opinion selon ce qu'elle en avoit oüy dire, que Lygdamon qui estoit entre les mains des ennemis fut Lidias, ainsi quechacun luy disoit. Aussi tost que Lydias sceut le départ de ceste Dame, il se mit apres, sans redouter la rigueur des ennemis, ny de la Justice. Mais Lypandas qui estoit dans une prison, ayant sceu qu'il avoit tenu une femme prisonniere, & qu'il avoit combatu contre elle, devint tant amoureux de Mellandre qu'il ne cessa de poursuivre sa delivrance, jusques à ce qu'il fut mis en liberté, & soudain print le chemin de la ville où elle estoit allée, dont j'ay oublié le nom pour estre fort estrange. N'est-ce point Rothomage dit Leonide ? c'est celle là mesme dit Fleurial : O Dieux, que je vous raconterois de belles choses, si j'avois une aussi bonne memoire, tant y a que le fils du Roy, ayant eu quelque advertissement, s'en alla attendre les ennemis, & les deffit apres un long combat, où Lindamor fut blessé : de sorte qu'il ne pouvoit sortir du lict. Vrayement respond Leonide, tu es le meilleur raconteur des choses que l'on t'a dictes, qui se puisse trouver en toute ceste contrée. Or di-nous le reste, & si tu t'en acquittes aussi bien, nous serons fort satisfaictes de ton bien dire. J'ay une memoire dit-il, qui ne me sert pas si bien que je voudrois, & ayme mieux ne dire pas plusieurs choses, que de mentir.
Or cependant que ce jeune homme me racontoit ces choses, Lindamor souspiroit & parloit quelquefois, mais il m'estoit impossible d'oüir ses paroles, parce que la porte estoitfermée, en fin j'ouys qu'il m'appella, & sans ouvrir les rideaux, il me dit, Je veux Fleurial, que tu partes demain, & je te devancerois si je n'avois les deux cuisses percées qui m'empeschent de pouvoir souffrir le cheval, mais je te suivray bien tost, & dis à Leonide que je m'en iray descendre chez Adamas, puis qu'elle m'a acquis son amitié, & que ce sera dans vingt nuicts, si pour le moins mes blessures me le permettent, & à ce mot me commandant de m'aller reposer, je fus bien estonné que la nuict mesme on me dit que l'on l'avoit tenu deux ou trois fois pour mort, & que ses playes estoient tellement changées qu'il estoit en grand danger de sa vie : Je crois que les nouvelles que vous luy aviez escrittes, en furent cause, tant y a qu'il fut longuement en cest estat, & ne pu[t] partir d'une lune apres, que s'estant consolé ou pris quelque resolution, son mal ne fut plus si dangereux : Outre les blesseures, il avoit eu une si fascheuse fiévre qu'il resvoit presque ordinairement, & nommoit à tous coups Galathée, Leonide, & Polemas, meslant parmi des propos d'amour, de vengeance & de mort. Il revint en fin en santé : mais encor qu'il fut en cet estat, si ne pouvoit-il sortir du lict, & les Mires luy dirent que de quinze nuicts pour le moins il ne sçauroit sortir de la chambre : cela fut cause qu'il me despescha, & me dit que dans le dixiesme de la lune suivante, il seroit icy, & me donna les lettres que vous avez veuës, me commandantde vous dire beaucoup de belles paroles, qui n'estoient que des remercimens, & desquels je vous advoüe, Madame, que j'ay perdu entierement la memoire.
Les Nymphes ne purent s'empescher de rire, oyant les discours de Fleurial, & les effets de sa bonne memoire : Et parce qu'elles vouloient parler ensemble, elles luy commanderent de sortir & d'attendre que Silvie s'en retournast, & sur tout qu'il se gardast bien de dire à personne que Lindamor deust revenir : & estant demeurées seules, elles resolurent de dire tout ouvertement à Galathée, la verité de ce voyage, esperant que peut-estre le merite de Lindamor, la feroit revenir à son devoir : mais de luy cacher en toute façon le temps de son retour, de peur que si elle le sçavoit, elle n'en donnat advis à Polemas, non pas pour amitié qu'elle luy portast : mais seulement afin qu'il se tint sur ses gardes, & qu'il fit une telle deffence, que Lindamor le voulant tuer, ils y demeurassent tous deux, ou bien que luy disant le dessein & l'entreprise de Lindamor, il demandat le camp, & qu'ils y mourussent, dequoy les paroles de la Nymphe les mettoient en soupçon. Ayant donc fait ce dessein Silvie fut d'advis de le communiquer au sage Adamas, à fin d'en sçavoir son opinion : mais Leonide luy dit, qu'elle luy en parleroit à loisir, & qu'à ceste heure il estoit empesché avec sa fille. Et ne la verray-je point ? dit Silvie, il sera bien malaysé, dit Leonide, pour ce coup, car ils sont infiniment empeschez, à causequ'il n'y a plus qu'une lune, ou environ d'icy au jour, que l'assemblée des Druydes se fait à Dreux, & je croy que pour ceste année mon Oncle s'en veut exempter à cause de sa fille, qu'il seroit contrainct de ramener, de la presence de laquelle il veut joüir le plus long temps qu'il luy sera possible. Toutefois si vous voulez, je ne laisseray pas de les en faire advertir, car je sçay bien qu'ils auront un tres-grand plaisir de vous voir. Il ne faut pas, dit Silvie, je suis bien ayse qu'Adamas se resolve de demeurer ceste année, car sa presence nous sera peut estre plus necessaire que nous ne pensons : Il ne faut point les destourner, & me suffit de sçavoir qu'ils se portent bien, & apres quelques autres discours Silvie prit congé, & se retira à Marcilly, où Galathée l'attendoit en bonne devotion, pour le desir qu'elle avoit d'entendre les discours que Leonide & elle avoient tenus, & sur tout pour apprendre des nouvelles de Celadon, s'asseurant bien que Leonide en auroit : Mais quand elle sceust que le Berger n'estoit point en son hameau, & que personne n'en sçavoit où il estoit, elle demeura fort empeschée, ne sçachant dequoy accuser Leonide, car elle pensoit bien que si le Berger se fut sauvé par son advis, elle n'eust pas permis qu'il fut sorti hors de la contrée : & apres avoir quelque temps songé en elle-mesme, elle dit, Peut estre en fin sera-t'il vray que Leonide n'est point coulpable du départ de Celadon,puis qu'il s'en est allé de ceste sorte ? Je croy veritablement, respondit Silvie, qu'elle n'a jamais pensé à le faire sortir du Palais d'Isoure, & selon que je luy en ay oüy parler, je respondrois en cela presque autant pour elle que pour moy. Mais si ce n'est point elle reprint Galathée, pourquoy n'est-elle pas voulu revenir quand vous le luy avez mandé de ma part ? Madame, dit Silvie, me permettrez vous de vous dire franchement la responce qu'elle m'a faite. Je ne le vous permets pas seulement adjousta la Nimphe, mais je le vous commande. Sçachez donc Madame, continua Silvie, qu'apres avoir veu ma lettre elle me respondit, Qu'elle recognoissoit bien l'honneur que ce luy estoit de vous faire service, & plus encores d'estre prés de vostre personne, n'ignorant pas que nous sommes toutes obligées par la nature & par vos merites, à vous donner, & nostre peine, & nostre vie : mais quand elle consideroit, les estranges opinions que vous aviez conceuës contre elle, & le mauvais traittement que pour ces opinions elle avoit receu de vous, elle aymoit mieux s'esloigner de vostre presence, que d'estre en danger de recevoir encores un mauvais visage, & un congé avec si peu de subject. Qu'en ceste resolution elle se forçoit infiniment, & l'inclination qu'elle avoit d'estre tousjours auprés de vostre personne, mais qu'elle aimoit mieux supporter cete peine en particulier, que d'estre la fable de toute la cour : Qu'une fille n'avoit rien de si cher que la reputation, & que les soupçons que vous aviez d'elle depuis quelques lunes, l'offençoient de sorte qu'elle donnoit à parler à chacun à son desavantage. Qu'elle rechercheroit tousjours l'honneur de vos bonnes graces par tous les services qu'elle vous pourroit rendre, mais elle vous supplioit tres-humblement de trouver bon qu'elle ne revint plus, & à ceste fois que je luy en ay parlé, elle m'a fait encores la mesme responce, & a adjousté tant de sermens, que ce qu'elle vous avoit dit de Polemas & de Climante, estoit veritable, qu'il faut que j'avouë que j'en crois quelque chose. Pensez-vous dit Galathée que cela puisse estre ? Madame, respondit Silvie, je n'y vois rien d'impossible, car il est bien certain que Polemas vous ayme, & qu'il a bien assez de finesse pour inventer cet artifice, & ce qui me le fait mieux croire, c'est que le jour que vous trouvâtes Celadon, Polemas fut veu tout seul au mesme lieu, s'y promenant fort long temps, & monstrant bien qu'il y avoit quelque dessein ; Et comment le sçavez-vous ? dit la Nimphe : Je l'ay apris, dit Silvie, de plusieurs personnes, parce que depuis que ma compagne m'eut raconté ce qu'elle vous en avoit dit, & voyant la doubte en quoy vous en estiez, je fus curieuse d'en descouvrir la verité, & m'enquerant en quel lieu estoit Polemas, ce jour là, je sçeus au commencement qu'il n'estoit point à Marcilly : & depuis recherchant la verité de plus prés, je descouvris qu'il estoit party de Feurs, n'ayant qu'unhomme en sa compagnie que personne ne cognoissoit, auquel il faisoit des caresses extraordinaires : Et en fin j'ay sceu de plusieurs que ceux qui cherchoient Celadon, le long de Lignon, treuverent Polemas tout seul, qui se promenoit au mesme lieu où vous trouvastes le Berger. Vrayment dit Galathée, ce que vous me racontez me met bien en peine, & s'il est vray, il ne faut point douter que j'ay eu tort de traicter Leonide comme j'ay fait, car j'ay pensé jusques icy que c'estoit une pure manterie. Madame, respondit Silvie, je vous asseureray bien que c'est la verité que Polemas fut long temps sur le lieu, & que depuis on l'y a veu plusieurs jours suivans sans compagnie, jugez ce qu'il y pouvoit attendre. Il faut advoüer, dit Galathée, que veritablement Polemas est meschant, & que si j'en puis descouvrir la verité, je l'en feray bien repentir : cependant je veux que vous disposiez Leonide à revenir, & que vous l'asseuriez que je l'aimeray pourveu qu'elle vive, & avec moy, & avec vous comme elle doit.
D'autre costé Leonide, aussi tost que sa compagne fut partie, retourna vers Adamas, & luy raconta une partie des nouvelles qu'elle luy avoit dittes, cachant avec finesse ce qu'elle creut qu'il pourroit trouver mauvais, & parce qu'il estoit heure de disner : le Druyde, Alexis, & elle se retirerent au petit pas dans le logis.
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L'UNZIESME LIVRE
DE LA SECONDE PARTIE D'ASTREE.
Douze ou quinze jours s'estoyent passez depuis qu'Alexis avoit laissé sa triste demeure, & desja la plus part des voisins avoit visité Adamas, quand on l'advertit que quelques Bergers desiroient de parler à luy, & qu'entre les autres, il y en avoit un nommé Licidas. A ce nom de Lycidas, Alexis tressaillit de sorte qu'Adamas s'en prit garde, & de peur que Paris n'en fit de mesme, il luy commanda d'aller sçavoir qui c'estoit. Il prit de bon cœur ceste commission, pour l'amitié qu'il portoit à Diane ; Cependant Adamas s'approchant d'Alexis, j'ay peur, luy dit il, ma fille, que la haine que vous portez à ce frere, ne découvre ce que nous voulons tenir si caché. Il m'a esté impossible, respondit-elle, de ne me laisser sur
Phocion au nom de tous les autres, asseura le Druyde de leur bonne volonté, & du desir qu'ils avoient de luy faire service, & puis luy dit que deux occasions particulierement les conduisoient vers luy, l'une pour se resjoüyr du contentement qu'il avoit de revoir Alexis plustost & en meilleure santé qu'il n'avoit esperé, & l'autre pour l'advertir qu'il avoit pleu au grand Theutates leur envoyer le Guy dans les boccages de leur hameau, & qu'ilsvenoient le supplier de vouloir selon leur coustume prendre la peine de faire le sacrifice des actions de graces. Lors le Vacie s'avançant, c'est une chose estrange dit il, Seigneur, que celle que je vous vay raconter. Dans le Boccage sacré à Hesus, Tharamis, Belenus, nostre grand Theutates, j'ay trouvé des choses merveilleuses en cherchant le Guy pour l'an neuf. Premierement un temple de petits coudres & de jeunes chesnes, tellement plyez & appuyez sur un grand arbre qui est au milieu qu'ils font une voute assez spacieuse pour y contenir une grande quantité de personnes : & dans le milieu il y a des Gazons en forme d'autel, sur lesquels on voit un tableau qui represente l'amitié reciproque, avec des vers où sont escrittes les douze Tables des loix d'Amour, Plus en là nous rencontrasmes un'autre Temple dedié à la Déesse Astrée. O Seigneur combien est il misterieux ! Il y a deux autels dont le principal est fait en triangle apuyé contre un chesne le plus merveilleux qui fut jamais : car n'ayant qu'un tige, il se separe en trois branches esgales, & peu apres les rejoint toutes trois ensemble dans une mesme escorce, de telle façon qu'elles ne sont plus qu'un seul tronc, qui s'eslevant plus que je ne vous sçaurois dire pardessus les autres arbres du boccage, a esté esleu de Theutates pour son arbre bien-aymé, & pour nous en donner cognoissance, nous y avons trouvé le Guy salutaire, si beau, & si bien nourry, qu'il n'y en a point dans la contrée de tel au rapport de tous les Vacies. Etsans mantir le nom du grand Theutates, qui est gravé en son tronc, & celuy de Hesus, Tharamis & Belenus, qui sont aux trois branches avec les autres merveilles, qui se voyent en ce lieu, font bien cognoistre, que Dieu s'y ayme, & qu'il veut y estre adoré.
Ainsi discouroit le Vacie, & racontoit au Druyde une chose, qu'il sçavoit mieux que luy, comme en ayant esté l'inventeur. C'estoit la coustume des Gaulois, de chercher une lune avant le sixiesme de celle de Juillet, par toute la contrée, le chesne qui avoit le plus beau guy, & en faire rapport au grand Druyde, afin que le jour qu'il devoit estre cueilly l'assemblée se fit dans le hameau, où il s'estoit rencontré. Et pour cest effect, tous les Vacies s'assembloient & suivoient tous les boccages sacrez, & choisissoient le plus beau, & le marquoient. Et parce qu'ils estimoient que c'estoit un signe d'estre aymez de Dieu, que de le trouver dans les boccages, qui dépendoient de leur hameau, pour luy en rendre grace, ils souloient faire un sacrifice particulier, où le grand Druyde assistoit pour peu qu'il les voulut favoriser. Et d'autant qu'Adamas aimoit infiniment ceux-cy, outre le dessein qu'il avoit pour Alexis, du contentement duquel il pensoit que le sien dependit ainsi qu'il avoit sceu par l'oracle, Il leur promit d'y aller quand le Vacie le viendroit advertir. Les Bergers le remercierent avec les plus honestes paroles qui leur furent possibles.Encores, dit-il en sousriant que j'aye quelque occasion de me douloir des Bergeres de vôtre Hameau, que je puis dire estre les seules qui ne me sont point venu visiter, & se resjoüyr avec moy, depuis l'heureux retour de ma fille, si ne veux-je pour cela laisser de donner conoissance, qu'il n'y en a point en toute la contrée que j'estime plus qu'elles. Paris qui vouloit excuser sa Maistresse avec les autres : Mon pere, respondit-il, ne leur en sçachez point mauvais gré, car je vous asseure que je les ay veuës s'en accuser elles-mesmes, & faire resolution de venir voir ma sœur : Mais la maladie d'Astrée, qui n'est point assez grande pour la retenir au lict, ny assez petite pour luy permettre de venir si loing, les en a empeschées, parce qu'elles ne vouloient point y venir sans elle : Si cela est vray, respondit Adamas, je reçois ceste excuse : Mais s'il n'est pas, je suis un peu en colere ; Phocion prenant la parole : Il est vray, adjousta-t'il, que ma Niepce depuis quelques lunes se trouve mal, & que depuis dix ou douze nuicts, elle s'abat plus que de coustume, mais je crois que pour la guerir il la faut marier. Vous y devriez songer dit Adamas, car elle commence d'en avoir l'âge. Elle a[,] dit Phocion[,] la moitié d'un siecle, & trente six lunes, ou environ, & j'espere de la loger bien tost s'il plait à Dieu.
Cependant qu'Adamas parloit de ceste sorte avec ces Bergers, Leonide & Alexis entretenoient les autres : mais aussi tost que Lycidas mit les yeux sur son frere, il demeura longtemps sans les en pouvoir retirer, car il luy sembla d'abord de voir le visage de Celadon. Et puis le considerant de plus pres, il demeuroit estonné, que deux personnes puissent se ressembler si fort : Toutesfois l'opinion qu'il avoit qu'il fut mort, L'authorité du Druyde qui disoit que c'estoit sa fille : Et l'habit de Nymphe qui l'embellissoit, & le changeoit un peu, l'empescherent d'en descouvrir la verité, & luy faisoient démentir ses yeux[.] Si ne peut-il s'empescher en fin apres l'avoir quelque temps consideré, de luy dire, Si je ressemblois autant à la personne que vous aymez le plus que vous, Madame, à celle que j'ay le plus aymée & honorée, j'espererois d'estre bien tost en vos bonnes graces. Gentil Berger, respondit Alexis, en rougissant, je suis tres satisfaite de mon visage, puisque tel qu'il est il ressemble à ce que vous aimez, car ayant appris de mon pere, combien il vous estime & cherit, je seray tousjours tres-aise de vous donner occasion de continuer l'amitié que vous luy portez. Et les obligations que nous avons au pere, respondit Lycidas, & les merites de la fille nous commandent à tous de vous rendre toutes sortes de services, mais à moy ce me semble plus qu'à tout autre, qui voy revivre en vostre visage, celui pour qui je ne ferois difficulté de mettre ma vie, si cela pouvoit r'appeller la sienne. Telles furent les premieres paroles dont ces deux freres userent : & quoy que Leonide se contraignit, si ne put-elle s'empescher de sousrire, voyant combien Licidas estoit trompé. Maisayant peur qu'Alexis à l'abord ne fut pas bien accoustumée de parler en fille, elle voulut interrompre leur discours, faignant d'estre curieuse d'entendre des nouvelles des Bergeres ses amies qu'elle n'avoit veuës il y avoit plusieurs jours, Vous reprendrez une autrefois ces belles paroles dit-elle, Lycidas, mais à cette heure dites-moy je vous prie, comment se portent mes cheres amies, j'entens les Bergeres de vostre hameau ? Les unes, respondit Lycidas, sont contantes, les autres fâchées, & les autres ny fâchées ny contantes : mais passent doucement leur vie. Qui est celle adjousta Leonide, qui est tant insensible au bien & au mal, qu'elle ne ressent ni l'un ni l'autre ? C'est, respondit Lycidas, la Bergere Diane, car n'aimant rien je ne croy pas qu'elle puisse avoir ny bien ny mal, puis que tous les biens & tous les maux qui ne procedent d'amour, ne meritent d'avoir ce nom. Je croy dit Leonide, que vous le pensez comme vous le dites : mais chacun n'est pas de cette opinion. Ceux qui le jugent autrement, dit-il, ressemblent à ces anciens qui croyoient l'eau & le gland estre la meilleure & plus douce nourriture de l'homme, parce qu'ils n'avoient esprouvé ni le vin ni le bled, & maintenant nous tenons que l'eau & le gland ne sont que pour les bestes : de mesme quand ils auront esprouvé les douceurs ou les amertumes d'amour ils avoüeront que tout le reste n'est rien. Et croyez-vous, continua Leonide, que Diane n'ait rien aimé, ou qu'elle n'aime rien encores ? Je ne sçay, respondit Licidas, ce qui est du passé ; mais pourcete heure je croy qu'elle laisse toute l'amour aux autres. Vous me dittes, repliqua Leonide, de mauvaises nouvelles pour Paris : voila que c'est, dit le Berger, de la sottise de nos vilages, si ne puis je penser que Diane ressente avec Amour, l'honneur que Paris luy fait : toutefois si j'estois deceu, je ne serois pas le premier trompé au jugement des femmes. Or bien dit Leonide, laissons Diane pour ce coup, car si elle n'ayme point encore, ne doutez que sa fortune ne l'attende, & dites moy qui est celle qui est faschée ? c'est Astrée, respondit Licidas, car Phocion qui est avare, & qui ne songe suivant la coustume des vieillards, qu'à loger richement sa Niéce, veut qu'elle espouse un Berger des Boyens, nommé Calydon, qu'elle n'a jamais veu qu'un moment, à quoy elle ne se peut resoudre, & je ne croy pas quant à moy que ce vieillard en vienne à bout. Ce Calydon, dit la Nimphe, n'est-ce pas le Neveu de Tamire ? c'est celuy-là mesme, respondit-il : mais a-t'il oublié, repliqua Leonide, l'Amour de Celidée. O Madame, adjousta le Berger, que Celidée n'est plus celle qu'elle souloit estre, & que l'accident de sa perte est estrange ! Comment, dit la Nimphe, Celidée est perduë ? Elle se peut dire telle respondit-il. Et Thamire n'a rien à cette heure tant à cœur que de marier Calydon. Encore qu'Alexis parlast avec Hylas, Corilas, & Amidor, si ne laissoit-elle de prester l'oreille à Licidas, & d'oüyr ces parolles, qui luy serrerent de sorte le cœur, qu'il n'y eust Berger qui n'y print garde, parce qu'elle changeaau commencement de couleur, & puis devint froide comme un glaçon : cela fut cause que Leonide luy dit, vous vous trouvez mal, ma sœur, ce sont encores des restes de vostre maladie, vous devriez vous asseoir. Hylas qui dez le moment qu'il l'avoit veuë, l'avoit trouvée tant à son gré, que Philis commençoit fort à perdre son cœur, & celle cy à le luy desrober, la prenant sous les bras la fit asseoir à moitié par force, & se mettant à genoux aupres d'elle ne destournoit nullement les yeux de dessus son visage. Cependant Leonide & Licidas se retirant contre une fenestre continuerent leur discours, mais avant que de les reprendre Licidas considerant Alexis. Je ne puis, dit-il, souler mes yeux de regarder la belle fille d'Adamas : car elle ressemble de telle sorte à mon pauvre frere, que plus je la considere, & plus j'y trouve des traits, soit au visage, soit en ses façons où je n'y connois difference que celle des habits. Y a-t'il long temps, respondit Leonide, qu'il est mort ? Il y a environ quatre Lunes, respondit-il, Je suis marrie, adjousta Leonide, de ne l'avoir jamais veu, pour avoir ouy dire beaucoup de bien de luy. Quant à ce qui est de son humeur, & de son esprit, dit Licidas, je ne sçaurois vous le monstrer, mais pour son visage & pour ses actions, regardez Alexis, & vous le verrez. Et lors il continuoit, voila son mesme œil, sa mesme bouche, sa mesme rondeur de visage : & par fortune Alexis en mesme temps soufrit de ceque Hylas luy disoit, encor qu'elle n'en eust pas beaucoup d'envie, O Dieux, dit Licidas, voila son mesme sousris, & son mesme tourner de teste : fust il jamais rien de si ressemblant ? Leonide qui craignoit que cette consideration trop continuée ne luy fit decouvrir qu'Alexis ressembloit si fort Celadon que c'estoit Celadon mesme, luy dit ; mais à propos de vostre frere : lors que Paris luy dressa ce vain Tombeau, j'appris qu'Astrée l'avoit infiniment aymé, & qu'elle ne s'estoit peu empecher de le declarer un peu avant que nous fussions arrivez. Je le sceus aussi par Tyrcis, respondit Licidas : & pleut à Dieu, continua-t'il avec un grand souspir, que cela n'eut point esté, je jurerois presque que mon frere seroit encores en vie. Et comment, dit Leonide, l'accusez vous de sa mort, puis qu'elle n'en pouvoit mes, estant elle mesme en un extreme danger, à ce que j'ay ouy dire ? Lycidas respondit froidement, l'histoire seroit trop longue & trop ennuyeuse pour la raconter maintenant : tant y a que si elle souffre du mal pour Calydon qui ne l'ayme point, je croy qu'Amour l'ordonne ainsi pour venger la perte de Celadon qui l'adoroit, & dont elle est coulpable. Et y a t'il long temps, dit la Nimphe, que cette belle fille est perduë ? Il y a, respondit Lycidas, douze ou quinze nuicts. Ce fut donc, ajouta la Nimphe, peu de temps apres qu'elle receut nostre jugement ? dix ou douze nuicts apres, dit le Berger, & vous asseure que tous ceux qui l'avoient con
SUITTE DE
L'HISTOIRE
DE CELIDEE.
Je pensois, Madame, respondit Lycidas que vous eussiez sceu sa pitoyable histoire, parce que ç'a esté un accident si estrange que chascun le racontoit pour une grande merveille : mais puis que cela n'est pas, & que vous desirez de l'entendre, Il faut que vous sçachiez grande Nimphe, que le pauvre Calydon ayant esté condamné par vous, en receut le desplaisir que vous pouvez penser, & apres avoir long temps plaint sa fortune, en fin la raison luy remettant devant les yeux, ce qu'il devoit à Thamyre, le dédain de Celidée, & le serment qu'il avoit fait d'obeïr à ce que vous ordonneriez, il prit un bon conseil, & s'essayant d'effacer cette passion de son ame, vesquit quelque temps avec un esprit un peu plus reposé. Cependant Thamyre ayant fait entendre son dessein à Cleontine, & elle aux autres parents, & mesme à la mere de Celidée, dans dix ou douze nuits, le toutfut de sorte avancé, qu'il ne faloit plus que coucher ensemble. Le soir estant venu que le mariage devoit estre consommé, on n'oyoit dedans la maison, que resjouyssance de ceux qui attouchoient de quelque parentage à cette fille, pour l'esperance du support qu'ils esperoient de ce riche Pasteur. Jusques à ce point Calydon obeyt à vostre ordonnance, mais quand il vint à penser que cette nuit Celidée seroit entre les bras d'autre que de luy, il perdit toute resolution, & rendit bien tesmoignage par cette action, que quand les yeux voyent ce qu'ils n'ont jamais veu, le cœur pense ce qu'il n'a jamais pensé : car s'estant auparavant figuré d'estre resolu à cette perte, quand il vit qu'il n'y avoit plus qu'une heure d'intervalle entre son esperance, & l'entiere perte de son esperance, il perdit toute resolution, oublia tout devoir, & mesprisa toute consideration. Il estoit retiré à un des coins de la chambre, où cette pensée le faisoit mourir de regret, cependant que chascun dansoit. Thamire qui l'aimoit comme si c'eust esté son enfant, se douta bien d'où procedoit cette tristesse, & ayant pitié de son mal, s'approcha doucement de luy, qui ravy en son desplaisir proferoit à voix basse telles parolles sans appercevoir son oncle.
MADRIGAL.
Que je vive & qu'on la possede,
N'est ce point d'Amour un deffaut,
Puis que pour bien aymer il faut,
Qu'on meure plustost que l'on cede ?
Mais si je meurs, je ne pers pas,
Le souvenir qui me tourmente,
Au creux de ma Tombe relente,
Ce regret suivra mon trespas.
Quelle fortune pitoyable,
Me contraint Amour de courir,
Puis que pour n'estre miserable,
Je ne puis vivre ny mourir ?
Thamire l'escoutant en prit une compassion qui ne fut pas petite, & plus encores lors qu'apres ces parolles il luy vit tendre les yeux en haut, & joindre les mains dans son giron, couvrant son visage de larmes, qui luy empechoient de parler. Il se retira doucement, & s'adressant à Celidée, luy dit l'estat en quoy ill'avoit trouvé, & la pria de parler à luy, & luy donner quelque consolation. La Bergere qui estoit bien aise d'obeïr à Thamyre, & qui faisoit dessein de n'avoir point les mauvaises graces de Calydon, puis qu'elle devoit vivre avec son oncle, s'y en alla aussi tost que Thamyre le luy eust dit, & le trouvant en cet estat : Et quoy, luy dit elle, Berger, serez vous le seul qui ne danserez point ? A la verité, respondit-il, en luy tendant la main, vous avez raison, belle Celidée de me faire cette demande, car c'est bien à mes despens que ce bal se fait, Mais pleut à Dieu que sans offencer Theutates, ny vous, je pusse aussi bien mettre fin à mes jours, que cette nuict me ravira tout espoir de contentement. Et qu'est ce que vous voulez dire ? respondit la Bergere, feignant de ne l'entendre pas. Je veux dire, repliqua-t'il, que si je ne craignois d'offencer Tautates, en me faisant mourir sans son commandement, & vous en vous faisant perdre un serviteur, cette main me raviroit la vie avant qu'en cette malheureuse nuict Thamire possedat en vous ce que mon affection seule pourroit meriter. Celidée faisant semblant de ne penser plus en ces choses. J'avois opinion, dit-elle, que vous eussiez oublié toutes ces folies & en est-il encores memoire ? Comment, reprit Calydon avec un grand souspir, que Calydon oublie jamais Celidée ? & n'avez vous point de peur que Tharamis vous chastie pour l'offence que vous faites à mon Amour ? vous en devriezbien avoir d'avantage de Tautates, respondit elle, que vous appelates quand vous promites à Leonide d'observer ce qu'elle ordonneroit, & avez vous desja mis en oubly le jugement qu'elle fit ? ou pensez vous que les Dieux l'ayent oublié ? ou comment esperez-vous que le Guy de l'an neuf vous puisse estre profitable, puis que c'est par luy que vous jurastes ? Pour le moins je vous conseille de ne chercher jamais l'œuf salutaire des serpents : car vous courez fortune de n'en point eschaper. Ha ! Bergere, reprit Calydon, ne croyez point que j'aye oublié l'injuste jugement de l'impitoyable Nimphe (pardonnez moy Madame, dit Lycidas, si j'use des mesmes mots du Berger interessé) le souvenir m'en est trop douloureux pour l'oublier. Ne pensez non plus que j'aye opinion que Teutates n'ait memoire de ce que je juray : mais n'estimez pas aussi que je tienne que le Guy de l'an neuf ny l'œuf des serpents me soit salutaire, puis qu'en vous perdant il n'y a plus rien au monde dont je me soucie. Encores devez vous redouter, dit elle, la justice des Dieux apres vostre mort. Ils ne sçauroient, respondit-il, me donner plus de mal que j'en souffre en vie, & sçay bien qu'ils n'ont point de plus cruels supplices que ceux que j'endure. Mais ne croyez toutefois que je sois si peu juste observateur de ce que j'ay promis : car si vous avez bonne memoire, je dis que je voulois que jamais le Guy de l'an neuf ne me peut estre salutaire, & que si je rencontrois l'œufsoufflé des serpents, je priois Tautates qu'il les animast de sorte contre moy qu'ils me fissent mourir, si je n'observois le jugement de la Nimphe tant que je vivrois. Et bien, dit elle, n'y contrevenez vous pas par les parolles que vous me venez de dire ? Nullement, respondit-il, car j'y ay mis une condition qui m'en empeche. Et quelle est elle ? dit Celidée, Que je n'y contreviendrois point, dit Calydon, tant que je vivray, & ne voyez vous pas que je mourus dés lors que cette ordonnance fut faite, si pour le moins, la vie est un bien ? car des ce moment malheureux, je perdis non seullement toute sorte de bien, mais toute esperance mesme de quelque bien. Que si toutefois vous appellez vivre que de languir comme je faits, dans peu de nuicts je laisseray sans doute ce que vous nommez vie, que si entre cy & là je contreviens à ce que j'ay juré, je veux bien que le Guy de l'an neuf ne me serve de rien, aussi bien n'espere je pas de le voir jamais, outre que sans vous rien ne me peut estre salutaire : Et je mourray bien tost, si les Dieux veulent exaucer les vœux du plus desolé homme du monde. Et quel advantage esperez vous, dit-elle, en mourant ? J'attends, dit-il, toute ma felicité, puis qu'il me sera permis de vous aymer, sans offencer ny Thamyre ny les Dieux, ny vous que je redoute davantage. Mais cruelle Bergere, quel dessein vous conduit vers moy ? Est ce point pour triompher encor une fois de Calydon, ou bien pour imiter ces cruels,qui ayant tué le miserable qui ne se deffend point en viennent voir le corps pour considerer combien grandes & diverses en sont les blesseures ? Ce n'est point ce sujet desolé Berger, dit elle, qui me conduit, mais pour essayer de vous divertir de vos tristes pensées, & voir si je puis vous donner quelque soulagement, sans contrevenir toutefois à la volonté des Dieux. Et comment ? interrompit-il incontinent, il ne vous suffit pas que je meure, par la cruauté de mon destin, & par l'injustice des hommes, qui m'ont ravi tout ce qui me pouvoit retenir en vie, si vous n'y adjoutiez encore cette vaine compassion que vous faites paroistre d'avoir de moy, seulement pour me faire mourir avec plus de regret ? Quoy Celidée vous voulez que je pense que vous estes touchée de pitié, en voyant le miserable estat où je suis, afin que vous perdant & vous voyant possedée par un autre je vous plaigne d'avantage ? Si c'est vostre dessein, vivez contente, & croyez que vous ne sçauriez me desirer plus de mal que celuy que je ressens : & si ce ne l'est pas, ne me parlez jamais plus de pitié, de salut, de remede, ou de quelque esperance : car j'en suis aussi incapable que le ciel, & vous avez eu peu de volonté de mon bien. Et à ce mot la laissant, quoy qu'elle s'efforçat de le retenir, il sortit hors de la chambre.
Il estoit desja tard, de sorte que le bal finit bien tost apres, & chacun se retira quand Celidée suyvant nos coustumes eust esté misedans le lict aupres de Thamire, vous devez croire que le contentement de ce Berger estoit à son extremité, puis que le Ciel ne lui en voulut point donner d'avantage, comme je vous diray, Calydon au sortir de la chambre s'en alla hors du logis, & de fortune se coucha sous des grands Ormes qui estoient le long du chemin auprez de la maison, où apres avoir consideré quel heur estoit celuy de Thamyre, & au contraire combien sa fortune depuis peu de temps s'estoit changée, il prit si grand serrement de cœur, que peu à peu l'ennuy luy ravissant la force il demeura esvanouy, & si longuement que Cleontine, & sa trouppe sortant du logis de Thamyre, le trouverent estandu : & comme s'il s'y fut endormy : mais l'ayant voulu esveiller, & voyant qu'il ne se remuoit point, Cleontine mesme le prit par une main, & d'autant que toute la chaleur avoit delaissé les extremitez du corps pour se retirer autour du cœur, elle le trouva si froid, que toute surprise de frayeur, elle s'escria[,] ô Dieu Calydon est mort ! Quelques unes de ses parantes qui ouyrent ceste voix, y accoureurent, & le voyant en cest estat esleverent de si grands cris qu'elles y firent accourir tout le voisinage : & parce qu'il estoit infiniment aymé, & que cest accident estoit tant inesperé, plusieurs retournerent dans le logis de Thamyre, où criant à haut de teste que Calydon estoit mort, Thamyre en ouyt le bruit, & n'oyant que le nom de Calydon& de mort se doutant de quelque sinistre accident, saute hors du lict en terre, court à la porte, & appelle quelqu'un de la maison, & enfin apprend que Calydon est mort. Il aymoit ce neveu autant que s'il eut esté son fils : si bien qu'à ces premieres nouvelles il faillit de tumber de sa hauteur sur le plancher, mais estant soutenu par quelques uns des siens, ce fut tout ce qu'il peut faire que de [s]e remettre au lict avec l'ayde de ceux qui le tenoyent. Aussi tost qu'il fut couché il demeura sans poux, & peu à peu devint froid, & en fin s'il n'eust esté secouru, il luy en fut autant advenu qu'à Calydon : mais les divers remedes qu'on luy fit, & le soin que Celidée en eut, l'en empecherent. Qui eut veu ceste belle & jeune Bergere toute eschevelée, & à moitié vestuë fondre en larmes, sur le visage de Thamyre, lors que peu à peu il alloit deffaillant entre ses bras, & n'eust esté touché de pitié, eut eu sans doute une ame, ou un cœur de rocher. On dit qu'on ne vit jamais rien de plus beau, & sembloit que les nonchalances de son habit, & le peu de soing qu'elle avoit d'elle mesme ajoustassent une grace extresme à ses beautez. Tant y a qu'elle fit revenir Thamyre, & le pressant entre ses bras à moitié nuds, & se colant sur sa bouche avec un ruisseau de pleurs, ne pouvoit le caresser assez à son gré. Mais le pauvre Berger estant presque devenu insensible à toute autre passion qu'à celle de la perte qu'il pensoit avoir faite, repoussant doucement Celidée& tournant la teste à costé, recevoit ses baisers si froidement qu'il sembloit qu'ils luy fussent ennuyeux. Car sans seulement la regarder il demandoit d'ordinaire des nouvelles de Calydon : mais voyant qu'il n'en pouvoit avoir de bonnes : Il faut, dit-il, que je le voye, & s'il est mort pour le contentement que j'ay que je meure pour le desplaisir qu'il a eu : & se jettant de furie à terre, s'abilla à moitié, & courut à demy nud au lieu, où le pauvre Calydon estoit estendu de son long, ressemblant tout à fait à une personne morte. D'abord chacun luy fit place : tant pour le respect qu'on luy portoit que pour la compassion qu'on avoit de son dueil, qui devoit estre grand, puis qu'il luy faisoit laisser Celidée, & desdaigner le bien qu'il avoit si long temps, & si ardamment desiré. Soudain qu'il vit Calydon ayant opinion qu'il fut mort, il se laisse choir dessus si mal à propos, que donnant du front contre une pierre quarrée, sur laquelle on avoit appuyé la teste de Calidon, & rencontrant par malheur le trenchant, il se la fendit si avant que le sang incontinent luy en retumba par le visage, & en demeura esvanouy. Ceux qui estoient autour de Calydon, oyant le coup que Thamyre s'estoit donné, eurent bien opinion qu'il se fut blessé, mais non pas tant qu'il estoit : & n'eust esté qu'ils le virent si long temps sans mouvement, & qu'il ne parloit point, ils n'y eussent pris garde que bien tard. Le cry se redoubla, & lesclameurs de ceux qui voyoient ce piteux spectacle : mais jugez quelle fut la veuë que Celidée eust quand on rapporta son mary, & son nepveu, comme s'ils eussent esté morts. De fortune lors qu'on voulut oster de dessus une eschelle Calydon pour l'emporter plus à son aise dans une chambre il revint, & voyant tant de peuple autour de luy, & qu'il estoit couvert du sang de Thamyre, il ne sçavoit que penser, & luy sembloit de resver. Mais quand il vid emporter son oncle qui n'avoit point encores de sentiment, avec cette grande playe à la teste, s'imaginant que quelqu'un l'eust blessé, il se releve porté de la furie, & demande qui est le meurtrier, & prenant à ses pieds un cailloux, tenoit le bras relevé comme prest d'en assommer celuy qui auroit faict cest homicide, mais quelques uns de ses parens le rapaisant luy firent entendre comme le tout s'estoit passé. Comment, s'escria-t'il, c'est donc moy qui ay faict ce parricide ? il n'est pas raisonnable que je n'en fasse aussi bien la vengeance, que si c'estoit un estranger, voire d'autant plus grande que je luy ay plus d'obligation. Et à ce mot il leva le bras pour se frapper de la pierre contre la teste, mais ceux qui estoient aupres de luy furent prompts à courre au coup, & les uns luy retindrent le bras, & les autres luy firent tumber la pierre de la main, & le saisissant des deux costez, ne l'abandonnerent plus qu'il ne fut un peu remis. Cependant Thamyre par les cris de Celidée, &par les remedes qui luy furent faits, ne fut pas plustost pansé & remis dans le lict qu'il revint de son évanouïssement, & à l'ouverture de ses yeux, soudain qu'il put parler la premiere parole qu'il prophera, ce fut le nom de Calydon, demandant où estoit son corps. Calydon[,] luy respondit un vieux Myre qui l'avoit pansé, se porte mieux que vous, & n'a point d'autre mal que le vostre. Comment dit il, Calydon n'est pas mort ? hà mes amis, ne renouvellez point ainsi ma peine ! Il n'est point mort, respondit le Myre, & si vous voulez ne vous point esmouvoir quand vous le verrez, nous le vous amenerons icy en bonne santé. O Dieu, dit Themyre, si ce que vous dittes est vray, ne me dilayez point d'avantage ce seul remede qui me peut guarir. Et à ce mot il se voulut eforcer de se lever, mais les Myres l'en empecherent. Et parce que de son costé Calydon pressoit avec une impatience extresme de le voir, ils panserent que pour remettre leur esprit en repos, il seroit bon de les faire entrevoir, encor qu'ils cregnissent fort que ceste emotion ne fut cause que la playe de Thamire ne retournat seigner : mais jugeant que cest inconveniant seroit moindre que les autres dont le desny qu'ils luy en pourroient faire, le menaçoit, ils firent venir Calydon, qui voyant Thamyre en cet estat, & ayant desja entendu tout ce qui s'estoit passé, se jette d'abord à genoux devant luy, & luy demande pardon de l'ennuy qu'il luy a donné. Excusez luy dit il mon pere le peu de puissance que j'ay sur moy : j'ay fait ce qui m'a esté possible pour ne vous en donner cognoissance, & voulois bien mourir s'il m'eust esté possible, sans vous donner cette seconde occasion de regretter la peine que vous avez eüe à m'eslever, mais la fortune qui ne cessera de m'affliger tant que je seray en vie, ne m'a pas mesme voulu contenter en cela. Je viens vous en demander pardon, & vous supplier de croire que je n'auray jamais contentement, que je n'aye tellement satisfait à cette faute[,] qu'il ne m'en reste nulle tache. Mon fils, dit Thamyre en luy tendant la main, releve toy, & me viens embrasser, & croy que si j'eusse pensé que Celidée eust pû estre tienne, jamais je ne l'eusse voulu avoir : tout le regret qui me reste à cette heure, est que si autresfois il y a eu un empeschement à ton desir, il y en a maintenant deux. Le premier, celuy de sa volonté, qui a tousjours esté tant éloignée de toy, que jamais elle n'y a pu consentir : & l'autre le mariage qui est entre elle & moy : Que si sa volonté se pouvoit changer aussi bien que je pourrois remedier au dernier, sois certain, Calydon, que la mort me seroit agreable, si je pensois que par ma mort je te rendisse content. Calydon vouloit répondre, mais il ne put, de peur de l'interrompre, parce qu'en mesme temps il adressa sa parolle à Celidée. Et vous, ma fille, dit-il, qui voyez combien vousestes aymée de Calidon, sera-t'il possible que vous ne changiez jamais de volonté envers luy ? ny son affection ny ses merites, ny mes prieres ne pourront elles jamais rien envers vous ? Sera-t'il vray que Celidée soit née pour faire mourir Calydon, & Thamyre, & d'amour & de regret ? Celidée toute en pleurs vouloit respondre, lors que Calydon reprit la parolle ainsi. Il ne faut pas mon pere que l'ordonnance du Ciel, & ce qu'il a pleu à cette belle d'ordonner de moy, soit autrement qu'il est. Tautates sçait mieux ce qu'il nous faut que nous mesmes. Il n'est pas raisonnable que deux personnes qui meritent toute sorte de bon-heur, comme font Thamyre & Celidée, changent de fortune pour le plus infortuné qui fut jamais entre les hommes : & quant à moy, je proteste entre vos mains, & appelle le Ciel & la Terre pour tesmoins, que je ne veux point contrevenir au jugement qu'il a pleu aux Dieux de faire de nous par la bouche de la Nimphe. Et que signifient donc dit Cleontine, ces plaintes, ces pleurs, & ces esvanoüissements ? Ce sont respondit Calydon, des tesmoignages que je suis homme : mais comme les bons myres n'ostent pas la main de la blesseure, encores que le patient s'en plaigne, voire en crie, de mesme vous ne devez tous laisser de mettre fin à ce qu'il a pleu à Theutates d'ordonner en cette affaire, & je ne vous demande autre faveur, sinon qu'il me soit permis de me plaindre, voire de crierquand la douleur du mal me pressera. Non non dit Celidée, d'une parole proferée avec violence, ne vous mettez plus en peine, ny les uns ny les autres : Le grand Dieu Tharamis vient de m'inspirer secrettement un moyen pour vous mettre tous en repos d'esprit. Il n'est pas raisonnable Thamyre que tes prieres, & tes remonstrances demeurent plus long temps sans nul effect : mais il ne faut pas que nous contrevenions à la volonté de Theutates, ny que l'affection que tu m'as portée, soit inutile, non plus que l'amitié que dés le berceau je t'ay euë. Et toy aussi Calydon il ne faut pas que tu te consommes toute ta vie de ceste sorte : vivez tous deux contans, & me donnez loisir seulement de quatre ou cinqs nuits & vous verrez que le Ciel m'a mis en l'ame un moyen pour vous sortir tous deux de peine. A ce mot elle reprit ses habits, & pria Thamyre de trouver bon qu'elle ne couchast point de trois ou quatre nuicts auprés de luy, afin qu'elle peust achever ce qu'elle avoit desseigné. Thamyre qui commençoit de ressentir la douleur de sa playe, & qui outre cela eust consenty à sa mort pour sauver la vie à Calydon, luy accorda librement sa demande, & apres quelques autres propos sur ce suject les myres qui virent que l'esperance que Celidée leur avoit donnée leur rapportoit quelque sorte de repos conseillerent toute la troupe de se retirer, & Calydon faisant apporter un lict dans la chambre de Thamyre, ne levoulut plus abandonner : d'autre costé Thamire avoit tant de satisfaction de l'amitié que son Nepveu luy faisoit paroistre, qu'il le vouloit tousjours avoir pres de luy. Il n'y avoit que Celidée qui fut bien en peine, car elle ne vouloit declarer sa deliberation à personne, de peur d'y estre contrariée, & toutesfois elle ne sçavoit par quel moyen y parvenir. Elle avoit fait un dessein bien different de celuy de toutes les filles, parce que cognoissant que la beauté de son visage, estoit cause de l'amour que l'Oncle & le Nepveu luy portoient avec tant de passion, & considerant que c'estoit la seule occasion du divorse qui estoit entre eux, elle resolut de se rendre telle qu'ils fussent à l'advenir autant refroidis par sa laideur, qu'ils avoient esté eschauffez par sa beauté : esperant par ce moyen de remettre Calydon en son bon sens, & de rendre preuve à chacun qu'elle n'avoit jamais consenti à ses folies. Lors qu'elle y eust longuement pensé, ne pouvant se resoudre au fer, à cause du sang & de la cruauté, à quoy son courage ne pouvoit consentir : Outre qu'il luy sembloit que les coupures se guerissent, & que ce seroit tousjours à recommencer : elle s'adressa à la mere de sa nourrisse, & la tirant à part, luy fit entendre qu'elle avoit une si extréme animosité contre une Bergere, sa voisine, qui l'avoit infiniment outragée : qu'elle estoit resoluë d'en prendre vengeance : qu'elle ne la vouloit pas faire mourir, parce que sa haine ne passoit jusques à la mort : mais qu'elle desiroit de s'en venger sur son visage, commela plus chere chose qu'elle eust : Qu'à ceste occasion elle la prioit de luy enseigner quelque herbe, ou quelque autre recepte, qui pust tellement gaster le visage d'une fille, qu'elle ne put plus revenir en son premier estat. La bonne femme qui aymoit Celidée comme si elle l'eust nourrie, luy respondit fort sagement qu'elle devoit perdre ceste mauvaise volonté, & chasser de son ame ce cruel desir de vengeance : Que si l'autre l'avoit offencée, elle en laissat le chastiment à Hesus, qui avoit la puissance de le faire, & qu'il estoit à craindre, que celle à qui elle vouloit faire du mal, ne le luy rendit par apres au double : bref, elle luy representa tout ce qu'elle put pour l'en divertir. Mais ceste sage fille qui avoit un dessein bien different à celuy qu'elle disoit, s'opiniastrant en sa demande, & luy faisant entendre que ce n'estoit pas personne qui put s'en venger, outre qu'elle le feroit faire si secrettement qu'elle ne sçauroit à qui s'en prendre, la conjura encores par toute l'amitié qu'elle luy portoit, de satisfaire à sa demande, luy protestant que si cela n'estoit elle se resoudroit à quelque chose de pire, & qu'elle en seroit cause. La bonne femme luy respondit qu'elle en seroit bien marrie, & que dans deux ou trois nuicts, elle luy en rendroit responce : N'y faillez donc pas dit Celidée, car si vous me trompez, vous serez cause de quelque plus grand mal. Le terme estant escoulé, que ceste bonne femme n'avoit pris que pour pousserle temps comme l'on dit avec l'espaule. Elle luy en demanda encor autant : mais Celidée qui cognut bien que ce n'estoit que pour l'amuser, fit semblant de la croire, & cependant resolut de faire de son costé ce qu'elle penseroit estre meilleur pour achever son dessein, feignant de ceste sorte avec ceste bonne vieille, de peur qu'elle ne descouvrit sa deliberation à Cleontine. Cherchant donc tout ce qu'elle pouvoit pour devenir laide, de mauvaise fortune elle estoit un matin à la chambre de Cleontine qu'elle estoit encore au lict, & parce que ceste bonne femme avoit accoustumé de porter une pointe de Diamant au doigt pour signe qu'elle estoit dediée à Theutates, comme vous sçavez Madame, que c'est la coustume de toutes nos Druydes, Elle la posoit tous les soirs avant que de se mettre au lict, & la reprenoit le matin. Il advint que Celidée prenant ceste bague se la mettoit au doigt, & de l'un en l'autre alloit cherchant auquel elle estoit plus juste, sans peut-estre songer à ce qu'elle faisoit. Dont Cleontine s'appercevant, Voudriez-vous bien, luy dit-elle, ma fille, estre obligée de porter ceste bague aux mesmes conditions que je la porte ? Si j'en estois capable respondit Celidée, il n'y auroit rien au monde que je souhaitasse d'avantage, & comment dit Cleontine, penseriez-vous satisfaire à Thamyre, & à Calydon, ainsi que vous avez promis : Ce seroit respondit-elle le meilleur remede de tous, car ils sont si religieuxqu'estant dediée à Theutates, ny l'un ny l'autre ne voudroit pas m'en retirer. L'amour dit Cleontine, est encor plus forte que le devoir, ny que la religion : mais dittes-moy ma fille de quelle sorte pensez-vous de les contenter ? Car je ne le puis entendre : en premier lieu, vous ne pouvez estre qu'à Thamyre puis que vous estes sa femme, & quand vous voudriez vous dédier à Theutates, vous ne le pouvez sans la permission de celuy à qui vous estes. Et quand vous seriez une Druyde, penseriez-vous pour cela les contanter tous deux ? tant s'en faudroit, vous les mescontanteriez, les privant de vous. Ma mere, respondit Celidée, le grand Dieu qui me mit les paroles en la bouche, lors que pour aleger leur ennuy je promis ce que vous me demandez, m'en donnera sans doute quelque moyen puis qu'il ne laisse jamais une œuvre imparfaicte : il a commencé celle-cy par moy, il me rendra asseurément capable de la finir avec son ayde. Ma fille, dit Cleontine, estonnée des sages propos de sa niepce : Je ne suis plus en doute qu'il n'advienne comme vous dittes, pourveu que veritablement vous vous remettiez en luy, car jamais personne ne fust refusée, quand c'est avec une bonne & pure intention que l'on le supplie. Cleontine vouloit continuer : mais Celidée qui sans y penser, s'estoit mis la pointe du Diamant dans la main, se print à crier de la douleur que l'egratigneure luy avoit faicte : dequoy la bonne femmesurprise, qu'avez-vous ? dit-elle, ne vous estes vous pas blessée de ce Diamant ? C'est peu de chose, respondit Celidée, mais la douleur m'a contrainte de crier. Vous pensez dit Cleontine, que ce soit peu de chose, si vous trompez-vous fort, car jamais la marque ne s'en va, & malaysément en peut-on guerir, & lors luy prenant la main, & voyant qu'elle estoit fort esgratignée : Croyez, luy dit-elle, Celidée, que vous estes marquée pour vostre vie, & que si cela vous estoit advenu au visage, vous seriez gastée : Comment, dit Celidée, le Diamant est il si venimeux ? Jamais, dit-elle, sa marque ne s'en va depuis que le sang en sort, & c'est pour ce subject que je le laisse quand j'entre au lict. Il seroit malaysé de dire le contentement que reçeut ceste jeune Bergere, ayant appris ce secret, luy semblant que Dieu le luy avoit enseigné expres pour achever ce qu'elle avoit desseigné. Quelle resolution, Madame, est celle que je vous vay raconter de ceste jeune fille ! Il y avoit desja cinq ou six jours que Thamire en tombant s'estoit blessé, comme je vous ay dit, & sa playe n'estant pas dangereuse, elle commençoit d'estre presque guerie, de sorte qu'il n'en tenoit plus la chambre : Celidée qui n'attendoit que sa guerison, pour sortir de la promesse qu'elle avoit faite, & de laquelle Calydon, & Thamyre la sommoient, leur dit, d'un visage assez joyeux, que le lendemain elle les contenteroit tous deux. Dés le soirquand sa tante fut couchée, elle desroba la bague dont elle s'estoit blessée, & feignant de se retirer pour se desabiller, chacun s'alla coucher : au contraire, elle entra dans un petit recoing où elle avoit accoustumé de demeurer seule quand elle vouloit s'abiller ou desabiller, & ayant serré la porte elle s'assit pres d'une table où elle avoit un miroir, duquel les jours des grands sacrifices & des assemblées generales, ou festes publiques, elle avoit accoustumé de se servir, pour ageancer son visage. Aussi tost qu'elle y jetta les yeux dessus ; ah miroir, dit-t'elle, de qui je soulois prendre conseil, avec tant de soing & de vigilance, pour accompagner & augmenter la beauté de mon visage, combien est changé ce temps là, & combien est differente l'occasion qui me faict à ceste heure te demander conseil : puis que si autrefois j'ay jetté les yeux sur toy, pour me rendre belle, j'y viens maintenant pour sçavoir comment je me puis priver de ceste beauté que j'ay euë si chere ? Et à ce mot ouvrant le miroir, & considerant son visage tout couvert de pleurs : Ce seroit, dit elle, estre bien inhumains, mes yeux si vous ne pleuriez la prochaine perte de ceste beauté, qui autre-fois vous a rendus si contents, & plains de joye, quand glorieux d'une si chere & aymable compagne, il ne vous sembloit point de veoir un autre visage,qui se pust esgaler au vostre. Et puis demeurant quelque temps sans parler, & considerant particulierement sa beauté & sa grace, la juste proportion de ses traits, le vif & doux esclair de ses yeux, l'esclat de son taint, les attraits de sa bouche, bref tout ce qui estoit d'agreable en son visage, J'entens bien, dit-elle, ô mes chers & rares thresors, ce que vous me voulez dire, mais helas ! continuoit-elle en souspirant, que me vaut cela, si je ne puis vivre contante en vous conservant ? Je sçay bien que vous me representez que ceste beauté que j'ay tant cherie, & qu'autrefois j'ay estimée mon souverain bien me reproche une grande legereté de m'en vouloit priver, avant presque que de la posseder. Je ne suis pas sourde aux supplications que je me fais à moy mesme : de ne me point apauvrir de ce que chacun recherche avec tant de desir : Mais quand je vous accuseray devant la raison d'estre cause de toute la peine que j'eus jamais, Quand je vous blasmeray de la dissention de l'oncle & du neveu, voire quand je vous diray coulpables de leur sang & de leur prochaine ruine, & peut-estre de leur mort, que direz vous pour vostre deffence, & qu'alleguerez-vous pour montrer que je vous doive conserver & retenir ? Que c'est une douce chose que d'estre belle ! Mais combien plus amers sont les effects qui s'en produisent, & qu'il m'est impossible d'éviter en vous conservant. Quoy donc que l'amour suit la beauté, & que rien n'est plus agreableque d'estre aymée & caressée ? Mais combien plus desagreables sont les importunitez de ceux que nous n'aymons point, & les soupçons de ceux à qui nostre devoir nous oblige d'estre, & de nous reserver entierement. Ne dis-tu pas qu'au lieu que chacun m'adoroit belle, chacun me mesprisera laide ? Tant s'en faut, cette action si peu accoustumée me fera admirer, & contraindra chacun de croire qu'il y a quelque perfection cachée en moy, plus puissante que ceste beauté qui se voyoit. Et puis ce que je desseigne de faire, n'est que de devancer le temps de fort peu de moments, car cette beauté dont nous faisons tant de conte, combien de lunes me pourroit-elle demeurer encores ? fort peu certes, & quelque soin & quelque peine que j'y raporte, il faut que l'aage me la ravisse, & ne vaut il pas mieux que pour une si bonne occasion, nous nous en despoüillons nous-mesme volontairement, & la sacrifions au repos de Thamyre, que j'ayme, & que j'ay tant d'occasion d'aymer, & à celuy de Calydon, qui a tant souffert de peines, pour l'affection qu'il m'a portée ? Au pis aller que m'en aviendra t'il ? Quand je seray laide : moins de personnes m'aymeront, & de qui dois-je vouloir l'amitié que de Thamyre ? Mais Thamyre mesme ne m'aymera plus : si son amitié n'est fondée que sur ma beauté, ce sera dans peu de temps qu'elle se perdra, s'il m'ayme pour les autres conditions qu'il peut avoir recognuës en moy, voyant quej'auray donné ceste beauté pour me rendre du tout sienne, il me devra aymer & estimer d'avantage. Bref faisons nous paroistre telle que nous desirons d'estre creuë. Ceste beauté est cause que Calydon manque à son devoir : Et que Thamyre mesme a moins de soing qu'il devroit avoir à sa propre conservation : rachetons-les & nous aussi, eux des fautes où ils sont tombez, & nous du desplaisir que nous en avons, & par la perte d'une chose de si peu de durée, que la beauté : Payons leur rançon & la nostre, afin qu'à l'advenir nous puissions vivre en liberté, & hors de ceste continuelle inquietude. A ces mots, ô Dieu, Madame, quelle estrange & genereuse action vous vay je raconter : A ces mots dis je Celidée, met la pointe du Diamant à son front, & d'une main genereuse se l'enfonça dans la peau, & quoy que la douleur fut extresme, si se le couppe-t'elle d'un costé à l'autre, & grinssant les dents du mal que la blesseure luy faisoit elle en faict de mesme à ses jouës : & se faict de chasque costé trois ou quatre profondes cicatrices si longues & si enfoncées, que veritablement il ne luy restoit plus rien de la beauté qu'elle souloit avoir. Jugez, Madame, en quel estat elle pouvoit estre, & quelle douleur elle devoit ressentir. Elle n'en fit toutefois point de semblant ; Mais se mettant un linge autour de la teste, & esteignant la chandelle apres avoir remis la bague en son lieu, elles'en alla mettre au lict, où elle n'avoit garde de reposer pour le grand mal qu'elle sentoit. Mais quand le matin fut revenu, & que chacun fut esveillé : Cleontine dans la chambre de laquelle elle couchoit, & qui aymoit ceste niepce comme si elle eust esté sa fille, estonnée de la voir si endormie contre son naturel, & craignant qu'elle ne se trouvast mal, vint doucement la voir dans le lict, mais d'abord qu'elle veid tout le couvrechef en sang, & une partie du linceul, elle jetta un grand cry pensant qu'elle fut morte : Tous ceux de la maison y accoururent, & la trouverent assise sur le lict, qui tenoit Celidée entre ses bras, & la baisoit encor qu'il ne se vid presque en tout son visage que blesseures, & sang caillé : O Dieux, ma fille, disoit la bonne femme, qui est le cruel & inhumain, qui t'a traittée de ceste sorte ? qui est le barbare, qui en a eu le courage ? Et quelle cruauté peut égaler celle qui a deshonoré & diffamé la beauté de ton visage ? En proferant ces paroles elle la baisoit & la serroit entre ses bras, plaine de tant de passion, qu'oubliant ce qu'elle devoit à sa qualité de Druyde, elle se relascha de telle sorte à la douleur qu'elle sembloit une personne hors d'entendement. Celidée de qui les playes envenimées s'estoient bouffies, & endoluës de façon qu'elle en avoit la fiévre, supplia d'une voix basse sa Tante de la laisser en repos, & qu'elle sçauroit qui l'avoit mise en cest estat, quand Thamyre, & Calydon seroient venus.On envoya incontinent chercher les Mires, & presque en mesme temps Thamire adverty de l'estat où estoit Celidée, s'en vint courant en sa chambre. Mais quand il la vid, il demeura immobile, & les bras noüez l'un dans l'autre, ne donnoit autre signe de vie, que celuy des pleurs qui luy tomboient des yeux[.] En fin revenu en luy-mesme, Est-ce Celidée, dit-il, que je vois en cest estat ? Les Dieux ont-ils consenty, & un cœur humain, a t'il pû penser à une si grande cruauté ? Et quelque tigre sous la figure d'un homme l'ayant imaginée, & quelque malin Demon y ayant consenty : Quelle cruauté a jamais eu assez d'inhumanité pour l'executer ? Celidée se tournant doucement vers luy, Amy Thamyre, luy dit-elle, console toy, que si tu as perdu le visage de Celidée, elle t'a conservé pour le moins tout le reste, & si tu veux me permettre de n'en point faire de vengeance, je te diray qui en est cause, & qui m'a fait cet outrage, si avec toy je le dois nommer tel. Calydon en mesme temps entra dans la chambre, qui empescha que Thamyre ne put respondre, car ayant couru depuis son logis, où il avoit apris cette triste nouvelle, quand il mit le pied dans la porte, il estoit tant hors d'haleine, qu'il ne pouvoit presque respirer. Et toutefois montant les degrez & entrant dans la chambre, on l'oyoit jurer par Hesus, & par Hercule, que celuy qui avoit mis la main sur Celidée, en mourroit avant que la nuict fut venuë. Ne jurez point,dit-elle, ô Calydon, de peur que vous ne soyez parjure, ce pourroit estre tel que vous aymeriez mieux mourir que d'observer vostre serment. Comment, reprit incontinent Calydon, Je jure encor par Hesus, & par l'ame de celuy qui m'a mis au monde, que horsmis Thamyre, je n'excepte personne à qui je ne fasse perdre la vie : Et à ce mot, il se mit à genoux devant son lict, & luy voulut prendre la main pour la baiser, mais elle en le repoussant un peu, & à qui, Calydon, luy dit elle, pensez-vous baiser la main ? regardez mon visage, & prenez garde que je ne suis plus cette Celidée, de qui vous avez tant estimé la beauté. Le Berger, transporté de furie, n'avoit point encor jetté les yeux sur elle : mais quand il les haussa, & qu'il la vid si affreuse, car telle veritablement se pouvoit-elle dire : Il demeura plus estonné encores que n'avoit esté Thamyre ; Et se mettant la main sur les yeux, & tournant la teste de l'autre costé, il luy fut impossible d'en souffrir la veuë, frissonnant comme une personne qui a horreur de ce qu'il voit. Elle au lieu de s'en fascher d'un courage incroyable, soufrit cette action, & tendant encor une fois la main à Thamire. Et bien amy, luy dit-elle, ne vous sera-ce pas du contentement de me voir toute à vous, & que personne n'y pretende ou n'y desire plus rien ? aurez-vous horreur de ce visage deschiré de cette sorte, quand vous considererez qu'il n'est tel que pour estre à vous seul ? Je ne le pense pasThamire, & veux croire que l'affection que vous m'avez portée, & la cognoissance de celle que vous avez receuë de moy, ont trop de puissance, & sont plantées sur un plus seur fondement que celuy-là. Et parce que je vous vois tous en peine, & desireux de sçavoir qui m'a mise en l'estat où vous me trouvez : Sçachiez Thamyre, que c'est Calydon, & vous Calydon, dit-elle, se tournant vers le jeune Berger, sçachez que c'est Thamyre : Que nous vous avons mise en cest estat ? s'escrierent-ils tous deux ! Oüy dit-elle, froidement, c'est Thamire & Calydon qui ont fait cet outrage à Celidée : mais ayez un peu de patience, & oyez comment. Chacun à ces paroles demeura estonné : Mais sur tous les deux Bergers : & lors que Calydon vouloit parler, elle l'interrompit de ceste sorte. Ne vous excusez point Calydon de ce qui m'est advenu, car encor que Thamire, & vous en soyez cause, si est-ce que vous l'estes beaucoup plus que luy. Et lors addressant sa parole à tous, elle continua : Il n'y a personne qui me cognoisse, qui ne sçache quelle a esté l'amour que Thamire m'a portée dés mon enfance, & qu'il semble que dés que j'ouvris les yeux dans le berceau, j'ouvris son cœur pour y faire entrer l'affection, que depuis il m'a tousjours continuée. Or ceste amour fut reciproque entre nous, aussi tost que je fus capable d'aimer, & en donnay tant de cognoissance à ce Berger, que je pense que comme sa recherche me convia de l'aimer, la bonne volonté qu'ilrecognut en moy luy donna sujet de continuer : & d'effect, combien heureusement avons-nous vescu, & avec combien de contentement jusques à ce jour malheureux, que Calydon revenant des Boyens, jetta les yeux sur moi. Thamire, à qui les blessures ne peuvent empescher la parole, le peut mieux raconter que je ne sçaurois : tant y a que nous pouvons dire l'un & l'autre avec verité, que jamais Amant ne fut mieux aimé ; ny Aimée plus Amante, que Thamyre & Celidée. Mais dés que Calydon me vid, je puis bien dire, malheureusement, sans l'offencer, ce bien que nous avions possedé si long temps, commença de se diminuer, premierement par sa maladie, & puis par le don que Thamyre luy fit de moy, auquel je ne puis jamais consentir. Il est vray qu'apres avoir longuement supporté la froideur de Thamire, & la vaine affection de Calidon, je me dépitay contre tous deux, me semblant que c'estoit avec raison, puis que Calidon m'avoit fait perdre Thamire, & que Thamire m'avoit sans beaucoup de sujet remise à Calidon, & lors que j'estois le plus esloignée de tous deux, je me vis entierement redonnée à Thamire, par le jugement de la Nimphe Leonide, à laquelle nous en avions donné toute puissance. Je pensay certes, que c'estoit la volonté de Theutates, qui me la faisoit entendre par sa bouche, & me resolus de la suivre entierement, & lors que j'estimois que la raison avoit le plus eslongné Calidon de moy, fut pour le commandement de la Nimphe, fut pour le devoir qui l'obligeoit envers Tamire, le voila qui sedesespere, & qui veut mourir. D'autre costé le bon naturel de Thamyre, ne luy permettant de gouster quelque sorte de plaisir, voyant son Neveu en cette peine, se laissa tellement emporter à l'ennuy, que sans faire conte du contentement qu'il pouvoit avoir de moy, qu'il avoit desirée & recherchée avec tant de passion, il me laissa seule dans le lict, & me fit bien paroistre que l'amitié est plus forte en luy que l'Amour. Je demeuray estourdie de ceste rencontre, comme mon affection me l'ordonnoit, & lors que j'estois attentive à considerer en moy-mesme cet accident, l'on me rapporta & mon mary & mon nepveu sur des eschelles comme morts. J'advouë que quand je les vis, & que je sceus comme le tout estoit advenu, je demeuray tant hors de moy, que si peu apres ils ne fussent revenus, je ne sçay à quoy je me fusse resoluë. Mais considerant ce qui s'estoit passé, & oyant les parolles qu'ils tenoient entre eux, j'eslevay ma pensée à Tharamis, & le suppliay de me vouloir conseiller ce que je devois faire, pour nous mettre en repos : Il m'inspira sans doute, & me fit secrettement entendre par quel moyen je le pourrois. Et ce fut en ce mesme temps que je vous le promis à tous deux, & que depuis j'ay dislaïé, parce que veritablement j'ay trouvé beaucoup de difficulté à l'execution de ce conseil, & a fallu que je me sois faict une grande force avant que d'y pouvoir consentir. Voici donc ô Bergers, quelle fut ceste saincteinspiration. Considere, me dit le Dieu, la violante affection de Calydon, & sois certaine que jamais il ne cessera de t'aimer, que tu ne cesses d'estre belle. Il ne faut que tu esperes que la religion des Dieux, ny le devoir des hommes, l'en retire jamais. Il ne faut non plus que tu penses que Thamire, quoy qu'il soit ton mary, & qu'il t'ayme plus que sa vie, puisse jamais estre contant, tant que son Neveu sera tourmenté de ceste sorte. Quant à toy, quelle vie esperes-tu de pouvoir mener, tant que tu seras cause de la peine de l'oncle, & du Nepveu ? De te donner à Calydon, ta volonté n'y peut consentir : outre que tu es tellement à Thamire, que rien ne t'en peut retirer que la mort. D'estre aussi à Thamire, la passion de Calydon ne le peut souffrir, ny le bon naturel de Thamyre, endurer le continuel desplaisir de son Nepveu. Que faut-il donc Celidée que tu fasses ? prive-toy par une belle resolution de ce qui est le germe de ceste dissention : mais que peux-tu penser que ce soit autre chose que la beauté de ton visage ? Il est vray, respondis-je, mais perdant ceste beauté, je perds aussi bien l'Amour de Thamyre, que celle de Calydon, & si cela est, j'ayme beaucoup mieux la mort. Tu te trompes, me respondit-il, l'affection de ces deux Bergers, est bien differente : Thamyre aime Celidée, & Calydon adore la beauté de Celidée. Que si ce que tu crains estoit vray, il vaudroit mieux que tu mourusses à l'heure que tu parles, quede vivre plus longuement & estre asseurée que quand l'âge te rendra l'aide, Thamire cessera de t'aymer. Mais cela n'est pas, d'autant que ce Berger ayme Celidée, & quelle que Celidée devienne, jamais son amitié ne se perdra.
Voilà Bergers, quelle fut la secrette inspiration que ce Dieu me donna, à laquelle ne voulant contrevenir, je cherchay les moyens d'y satisfaire, & de fortune ayant appris de ma Tante que les blesseures que le Diamant fait, ne guerissent jamais, j'ay bien voulu sacrifier la beauté de mon visage, si toutefois il y en a eu à vostre repos, & à vostre reünion. Mais ô mon Thamire cesserez-vous d'aymer Celidée encor qu'elle n'ayt plus le visage qu'elle souloit avoir, puis qu'elle a bien voulu le donner pour rançon, & pour se racheter des desirs de Calydon, afin d'estre toute vostre ? Celidée finit de cette sorte, laissant tous ceux qui l'oüyrent si plains d'estonnement, & de merveille, de cette genereuse action, qu'à peine pouvoient ils croire que ce qu'ils voyoient fut vray. Il seroit long de redire maintenant les reproches que Calydon luy fit : le desplaisir de Thamyre, ny les regrets de Cleontine, & de la mere de Celidée, & de tous ceux qui la consideroient : tant y a que les myres estant venus, & luy ayant nettoyé le visage, jugerent que jamais elle ne retourneroit en son premier estat, car les playes estoient si profondes & en des lieux si delicats qu'elles luy ostoient toute la grace, & la proportion qui souloit y estre. Il est advenu que veritablement Calydonla voyant si difforme, a perdu cette fole passion qu'il luy portoit, & que Thamyre ainsi qu'elle esperoit a continué de l'aymer, si bien qu'elle a depuis vescu en repos. Et tellement honorée & estimée de chacun, qu'elle jure n'avoir receu de sa beauté en toute sa vie, la moindre partie du contentement que sa laideur luy a rapporté depuis dix ou douze nuicts.
Vous m'avez raconté, dit Leonide, la plus genereuse, & la plus loüable action que jamais fille ayt faite, & suis bien ayse que ceste belle & vertueuse resolution soit partie d'une personne qui m'est proche, comme j'ay sçeu que m'est Celidée, estant Niepce de Cleontine. Dieu la rende aussi contante avec Thamyre, que Thamyre a d'occasion de l'aymer, & d'estimer sa vertu. Or, continua Licidas, Thamyre qui croit de n'avoir point d'enfans, veut faire marier Calydon avec Astrée, & pour y convier Phocion, offre de luy donner tous ses trouppeaux, & tous ses pasturages. Astrée qui a fait resolution de n'aymer jamais rien pour le regret qu'elle a de la mort de Celadon, n'y veut consentir en sorte quelconque, & quand son oncle luy en parle, elle ne fait que pleurer, & lors qu'il la presse, elle respond, qu'elle veut passer sa vie parmy les Vestales & Druydes, & pour ce sujet m'a prié d'en parler secrettement à la venerable Chrysante : Et pensez vous, ajousta Leonide, que Chrysante la veüille recevoir sans le consentement de ses parens ? Je luy ay fait cette mesme opposition, dit-il, quandelle m'en a parlé, mais elle m'a respondu que n'ayant ny pere ny mere, il n'y avoit pas apparence qu'elle en fit difficulté, & que si ceste voye luy estoit refusée, elle prendroit celle du cercueil. A ce que je vois, dit Leonide, elle n'est pas sans affaire & je crois aysément ce que vous dittes, que veritablement elle est affligée : Mais qui est celle qui est contante ? Vous l'oseray-je dire ? respondit le Berger. Et pourquoy feriez-vous plus de difficulté, de me dire le bien que vous n'en avez fait, que de me dire le mal ? Il y a plusieurs occasions repliqua[-t']il, qui m'en peuvent empescher, toutesfois puis que nous en sommes si avant, il seroit mal à propos, de ne passer plus-outre : Sçachez donc, Madame, continua[t']il, en sousriant, que c'est Phillis : mais grande Nimphe je vous supplie, ne m'en demandez pas d'avantage. Ma curiosité, dit-elle, aura bien autant de force contre la priere que vous me faictes, que vous en sçauriez avoir contre celle que je vous fais, de ne vouloir celler ce que sur toute chose je desire infiniment de sçavoir. Car aymant Phillis, comment voulez-vous que je ne sois point curieuse d'apprendre de[s] nouvelles de son contentement ? mais peut-estre voulez vous estre ainsi secret, parce que c'est un des premiers commandemens d'Amour, de CELER ET TAIRE. Et parce qu'il vouloit faindre de n'y avoir aucun interest, Non non, continua la Nimphe, ne vous cachez point à moy : Je sçay Berger, plus de vos nouvelles,que vous ne pensez. Avez-vous opinion que depuis le temps que je frequente parmy vos Bergeres, je n'aye pas appris que vous estes serviteur de Phillis, & que ceste affection est commencée avec celle de Celadon, & d'Astrée, & qu'apres avoir continué longuement vous estes en fin devenu jaloux de Silvandre ? J'aurois eu peu de curiosité, si voyant un si honeste Berger que Licidas, & aymant particulierement Phillis, je ne m'estois enquise de leur vie. Contentez-vous Berger, que si je ne vous ay point fait de semblant, ç'a seulement esté par discretion, & qu'en effect j'en sçay presque autant que vous ; Et si vous voulez je vous en diray de telles particularitez, que vous serez contraint de l'advoüer. Licidas, l'oyant parler de ceste sorte, demeura un peu confus, & d'abord eust opinion que cela venoit d'Astrée, & de Phillis. Je cognoy bien dit-il, en fin, que vous sçavez quelles sont mes folies, & que toutes celles que vous avez veuës depuis quelque temps en ça, n'ont pas esté si secrettes, que je le voulois estre : mais pour vous faire paroistre, que je suis autant vostre serviteur, qu'elles sçauroient estre vos servantes, Je vous veux dire ce que vous ne sçauriez avoir apris d'elles, parce que ce sont des choses qui sont advenuës depuis qu'elles n'ont eu l'honneur de vous avoir veuë, vous suppliant toutesfois de n'en rien dire. J'estime trop, respondit la Nimphe, la vertu de Phillis, & vostre merite, pour ne couvrir de silence,tout ce que je penseray qui puisse importer ou à l'un ou à l'autre : & vous pouvez juger que je me sçay taire, puis qu'y ayant long temps que je sçay ce que je viens de vous dire, je n'en ay jamais fait semblant. Mais quand vous m'avez dit que Phillis estoit contante, j'ay esté estonnée, sçachant assez combien elle estoit en peine de vostre froideur & jalousie. Ah ! grande Nymphe, dit Licidas en sousriant, qu'il m'a bien fallu changer de personnage, depuis que je n'ay eu l'honneur de vous voir ! O que l'on m'a bien fait crier mercy, & demander pardon ! O combien de fois ay-je esté contraint de me mettre à genoux ! Croyez, Madame, que Phillis a bien sceu me ramener à mon bon sens, & qu'elle m'a bien faict recognoistre mon devoir : Si je pensois d'avoir assez de loisir à le vous raconter par le menu, vous verriez qu'il y a beaucoup de difference entre un Amant & un homme sage. Je ne sçaurois respondit la Nymphe, apprendre de plus agreables nouvelles que celles-cy, & pour le loisir vous en avez assez, puis qu'Adamas, Phocion, & Diamis sont entrez en discours, d'autant que ces vieilles personnes ne peuvent jamais trouver la fin de leurs paroles. Ce qui donnoit encor' plus d'envie à la Nymphe de le faire parler, estoit pour le divertir d'autant de la consideration d'Alexis, car encor qu'elle sçeust bien, que si ce n'estoit à ceste fois, ce seroit à une autre : Toutesfois elle jugeoit que la premiere veuë estoit la plusdangereuse, parce qu'apres son jugement estant desjà preoccupé par ceste opinion de ressemblance, il ne pourroit si bien descouvrir la verité : & que mesme le rapport qu'il en feroit aux Bergers & Bergeres de sa connoissance, feroit presque le mesme effect aux autres. Licidas qui n'y pensoit point, croyant seulement de faire chose qui fut agreable à la Nymphe, reprint la parole ainsi.
HISTOIRE
DE LA JALOUSIE DE
LICIDAS.
Vous sçavez, Madame, que l'ordinaire conversation qui estoit entre Phillis & Silvandre, à cause de la gajeure qu'ils avoient faicte de se faire aymer à Diane, fust le subject de ma jalousie. Mais ce ne fust pas de celles qui n'ont que le nom du mal, & en retiennent fort peu des mauvaises qualitez, car je puis dire n'y avoir jamais eu passion plus approchante à la Manie, que celle qui m'occupoit l'entendement en ce temps-là : de sorte que depuis je me suis estonné plusieurs fois, comme il a esté possible que j'aye pû vivre en cette peine ; aussine mettray-je jamais au cours de ma vie, les lunes ou plustost les siecles que j'ay passez en si miserable estat. Car tant s'en faut, que je puisse dire d'avoir vescu, que je tiendray tousjours avoir plus souffert en ce temps-là, que les douleurs de la mort ne sçauroient estre grandes, d'autant que quand la mort est advenuë, les douleurs ne la peuvent outrepasser, ny l'accroistre, mais en ceste passion dont je parle, tant de nouveaux accidents qui l'agrandissent survenoient d'heure à autre, que quand je venois à tourner les yeux sur mes premiers maux ; je trouvois les derniers si grands, qu'il me sembloit, que ceux que j'avois soufferts auparavant, ne meritoient point d'avoir le nom de douleur : & le pis encor' estoit, que j'avois une si grande curiosité de rechercher les sujets de mon desplaisir, que bien souvent quand il ne s'en presentoit point, je m'en figurois de tant esloignez de toute apparence de raison, que maintenant quand je les considere, je m'estonne comme il est possible que mon jugement fut si perverty. Si elle parloit librement avec Silvandre, ô que ses paroles me perçoient vivement le cœur ! si elle ne luy parloit point, je disois qu'elle feignoit : si elle me caressoit, je pensois qu'elle me trompoit : si elle ne faisoit point de conte de moy, que c'estoit un tesmoignage du changement de son amitié : si elle fuioit Silvandre, qu'elle craignoit que je m'en apperçeusse : si elle s'en laissoit approcher, qu'elle vouloit mesme que j'eusse le desplaisir de levoir : si elle se monstroit gaye, qu'elle estoit bien contente de ses nouvelles affections ; si elle estoit triste, qu'il avoit quelque mauvais mesnage entre-eux. Bref toute chose m'offençoit : & quand il n'y avoit rien surquoy je pusse fonder quelque occasion de desplaisir, je m'accusois de faute de jugement, de ne sçavoir recognoistre leurs dissimulations. Combien de fois ay je souhaité de n'avoir point de veuë : pour ne voir ny Silvandre, ny Phillis ! mais laisseroient-ils, (disois-je incontinent) de s'aimer, encor' que je ne les visse pas ? Combien de fois ay-je desiré de perdre la vie ? Mais disois-je, il vaudroit mieux perdre l'Amour, d'autant que la memoire qui me tourmente, ne laisseroit de me suivre apres mon trespas. Et voyez à quelle extremité mon mal estoit parvenu, puisque au lieu d'aymer Phillis, je la haïssois : J'eusse voulu qu'elle eust esté laide, & desagreable : & toutefois j'eusse esté marry, si elle eust eu moins de beauté & de grace. Ce que je reconnus en ce mesme temps-là, parce qu'ayant eu deux ou trois accés de fiévre, & le mal luy ayant changé le visage, j'en eus tant de desplaisir, qu'elle mesme s'en apperçeut. Vivant donc ou plustot languissant de cette sorte, estant presque reduit à un desespoir, les Dieux sans doute eurent pitié de moy. Il y a quelques nuicts que Silvandre s'estant endormy dans un bois, qui est aupres du temple de la bonne Déesse, à son reveil il se trouva une lettre en la main, sans sçavoir qui la luy avoit donnée. Et parcequ'à son retour il la fit voir à Diane, & à la Bergere Astrée, elles creurent qu'elle estoit escripte de la main de Celadon, & pensant apprendre de ses nouvelles, au lieu où il l'avoit trouvée, elles le prierent de les y vouloir conduire ; ce qu'il fit. Mais la nuict estant survenuë elles se perdirent, de sorte, qu'elles furent contraintes d'y attendre le jour. Et parce que durant le peu de temps qu'Astrée dormit, elle eust quelques visions qui luy firent croire que Celadon estoit en peine pour n'avoir receu les derniers offices de la sepulture (& qui à la verité avoient esté dilayez pour pouvoir apprendre quelques nouvelles de son corps) elle se resolut de luy dresser pour le moins un vain tombeau, que l'on trouva plus à propos, de faire au nom de Paris, que non pas au sien, ainsi que depuis j'ay sçeu de Phillis. Or, Madame, les ceremonies comme vous sçavez en furent assez longues pour convier ces Bergeres, de demeurer à leur retour quelque temps retirées en leurs cabanes pour se reposer, fut du travail de la nuict precedente, fut de la longueur du chemin qu'elles avoient fait. Il n'y eust que Diane qui en fut destournée par la presence de Paris. Quant à moy me separant de bonne-heure de la trouppe, apres avoir disné je me retiray soubs un gros buisson, qui est sur le carrefour de ces chemins qui se croizent aupres de nostre hameau : Il est si touffu, qu'encores que le grand chemin le touche, si est-il impossible d'y estreveu : toutesfois on peut voir aysément ceux qui vont & viennent. Apres avoir longuement entretenu mes pensées, le sommeil m'y surprit, de sorte, que je ne m'esveillay que quand le soleil estoit desja prest de se cacher, & faisant dessein de me retirer, je voulus premierement voir qui estoit dedans la prairie, à fin d'éviter la rencontre de Phillis : Et de fortune j'apperceus Astrée, & elle, qui estant demeurées seules le reste de la journée dans leurs cabanes, s'en venoient prendre le frais en ce lieu. Je vis d'un autre costé Silvandre, qui les suivoit, pensant, comme je croy que Diane ne tarderoit pas beaucoup de les venir trouver. Je me recachay soudain sous ce buisson, desireux de voir ce qu'ils feroient, pensant bien qu'ils me donneroient de nouvelles connoissances de leur amitié. Mais il advint que Silvandre les voyant assises à l'autre costé du buisson où j'estois, & se voulant mettre au milieu d'elle, Phillis quitta la place, & s'eslongna quinze ou vingt pas d'eux : j'oüis alors qu'Astrée l'appelloit, & que Silvandre l'en suplioit, ô que ces paroles me faisoient de cuisantes blesseures ! Phillis toutesfois n'y venoit point, & monstroit d'estre fort mal satisfaicte du Berger : Mais au lieu que cela me devoit contenter, c'estoit ce qui m'offençoit le plus, sçachant qu'entre les amans, il y a d'ordinaire de ces petites querelles, qui ne sont que des renouvellemens d'amitié. Elle estoit à quinze ou vingt pas d'eux, comme je vous ay dict,& se promenoit seule sans vouloir les approcher, dont Silvandre au commencement ne faisoit que sousrire : Mais en fin, il ne se pûst empescher d'en rire tout haut : Phillis, qui l'oüyt s'allumant d'une plus forte colere contre luy, Voyez-vous, luy dit-elle, Silvandre, ces façons de vivre avec moy, me convient de vous hayr plus que la mort, & croyez que je le vous rendray une fois en ma vie, ou l'occasion ne s'en presentera jamais. Le Berger luy oyant proferer ces paroles, avec tant de colere fit un tel esclat de rire, qu'il ne pûst luy respondre. Continuez continuez, disoit Phillis, fascheux Berger, & ne cessez jamais de m'offencer ; peut-estre, que j'auray quelque jour le moyen d'en faire vengeance, & si alors je ne la prens, ne croyez jamais que je sois Phillis. Mais parce que le Berger la voyant en une si grande colere, de force de rire, ne pouvoit luy respondre, Astrée en fin prist la parole avec elle. Je n'eusse jamais pensé, dit-elle, que Silvandre que j'ay tousjours recogneu, si discret, & si remply de civilité parmy les Bergers, voulut à dessein offencer Phillis sans subject. Phillis oyant Astrée, ne faillit point selon la coustume des personnes qui se voyent soustenuës en leur colere, de s'animer d'avantage contre le Berger : Il se soucie fort peu, dit-elle, de m'offencer ; Mais il a raison, car aussi bien ne me sçauroit-il donner plus de volonté de luy faire desplaisir, que j'en ay. Dieu sçait sij'estois marri de cette dissention ! & toutefois encor me fascha[-t']il, de voir le mespris dont il usoit envers elle. En attendant la fin de cette rencontre : J'oüis que Silvandre s'addressant à la Bergere Astrée : Et vous aussi belle Bergere, dit-il, vous estes en colere contre moy ? & je pensois que vous tinssiez mon parti ? Je ne suis jamais contre la raison quand je la puis cognoistre, respondit Astrée, & me semble que vous feriez mieux de ne point donner point davantage d'occasion de haine à ma compagne, & de vous souvenir encor qu'elle ne puisse pas beaucoup, qu'il n'y a point toutefois de petit ennemy. Vrayement, respondit alors le Berger, laissant tout jeu à part, encore que vous soyez si partiale pour Phillis, je veux bien que vous soyez juge de nostre different, pourveu qu'elle veüille me dire devant vous, quelle occasion elle a de se douloir de moy : & quand vous nous aurez oüis tous deux, je me sousmets dés à cette heure, à telle punition qu'il vous plaira. Moy ? dit Phillis, que j'entre jamais en raison avec vous ? j'aymerois mieux ne parler de ma vie. Mais sçavez-vous que je desire ? C'est que vous fassiez estat, que je ne suis point au Monde pour vous, & que de ceste sorte vous perdiez tellement la memoire de moy, que quand par malheur vous me verrez, vous ne pensiez pas mesme à moy. Or voyez respondit le Berger, combien nous sommes de differente humeur, c'est à cette-heure que je veux parler à vous, & que je vous veux dire chose, qui vous fera peut estre juger que Silvandre es t plus vostre serviteur que vous ne croyez pas. Et lors se tournant vers Astrée, il la pria & supplia, de sorte qu'elle fit assoir Phillis aupres d'elle, non pas, dit-elle, en s'y mettant que ce soit pour vous oüyr, mais seulement pour ne desobeyr à celle qui me l'ordonne ainsi. Luy sans respondre à ses paroles, recommença de cette sorte. Je croy Phillis que vous ne me tenez pas pour sçavoir si peu des affaires du Monde, que vous ayez opinion que je n'aye jamais oüy parler de l'amitié qui est entre vous & Licidas. Que s'il estoit autrement, & que vous eussiez volonté que je vous en disse des particularitez, peut-estre seriez vous estonnée que j'en aye tant sçeu, & que j'en aye fait paroistre si peu, & lors vous ne jugeriez pas que ce Silvandre à qui vous voulez tant de mal, fut si peu vostre serviteur que vous le pensez. Tant y a Bergere, qu'apres l'avoir sceu de ceux qui sont les plus curieux des affaires d'autruy : en fin je l'apris de vostre bouche mesme, & de celle de Licidas. Vous ressouvenez-vous point qu'un soir vous retirant en bonne compagnie, vous commandâtes à Hylas de raconter sa vie, & les avantures de ses amours ? N'avez-vous point oublié, que cependant vous partistes, & laissâtes la troupe, priant Astrée d'aller avec vous ? Avez-vous bonne memoire que vous allastes le long du bois, parler à Licidas qui vous y attendoit, & qu'Astréevous dit que vous deviez bien prendre garde, qu'il ne fut trouvé mauvais, & que vous luy respondites, qu'il vous en avoit tant pressée, que vous ne le luy aviez pû refuser ; Mais que pour ce sujet, vous aviez prié Astrée d'y estre avec vous ? Or Bergere repensez maintenant à tous les discours que vous y eustes avec Licidas, car je les sçay tous, comme les ayant oüis. A ce mot elles rougirent, & demeurerent si estonnées qu'elles ne faisoient que se regarder. Mais Silvandre reprenant la parole, Ne soyez point marries, dit-il, que je sçache ce que je viens de vous dire, car j'ay assez de discretion pour n'en faire paroistre que ce qui ne vous peut importer, & si vous vouliez belle Astrée, que je vous disse la colere de Licidas contre vous, & la peine que vous pristes de la luy faire perdre, vous verriez que je sçay presque autant de vos affaires, que vous-mesmes. Mais cela ne servant de rien à ce que j'ay à vous dire maintenant, Il suffit Phillis, que vous sçachiez que je n'ignorois, ny la jalousie, ny le subject de la jalousie de Licidas. Il faut bien dire (dict ma Bergere le regardant ferme entre les yeux :) Que vous estes malicieux, ayant sçeu ce que vous dittes, d'avoir vescu de cette sorte avec moy, pour donner plus de peine à Licidas, à vous & à moy : Ah Bergere, respondit-il, que vous m'estes plus obligée que vous ne pensez pas ! car que vouliez vous que je fisse ? Puis que vous sçaviez, dit-elle, queLycidas estoit jaloux à vostre occasion : vous deviez m'eslongner. Vous me dittes (repliqua[-t']il) une chose impossible, & qui vous eut peu nuire infiniment si je l'eusse faite. Impossible, d'autant que ayant entrepris de servir Diane, & vous estant ordinairement aupres d'elle, il m'estoit impossible de vous eslongner l'une sans l'autre. Et bien, dit Phillis, si vous eussiez esté tel envers moy, que vous deviez estre, n'eussiez-vous plustost esleu de laisser la frequentation de Diane, avec hazard de perdre vostre gajeure, que non pas de donner tant de jalousie à Licidas, & à moy tant de desplaisir, puis que le Berger estoit tant de vos amis, & que je ne vous avois jamais donné occasion d'estre autre que des miens ? Je voy bien Bergere, respondit Silvandre, que vous ne sçavez pas le mal que vous m'avez faict, puis que vous parlez de cette sorte, ny combien il m'estoit impossible, de faire ce que vous dittes : Que je vous aye faict du mal ? dit Phillis, c'est donc bien par ignorance, car je n'en ay jamais eu intention. Cela, repliqua le Berger, n'empesche pas qu'en effet vous ne m'ayez fait du mal, & que je ne le ressente. Et comment, adjousta la Bergere, peut estre advenu ce que vous dites ? n'est-ce pas Phillis, respondit le Berger qui est cause que j'ay entrepris de servir Diane ? Et vous n'estes vous pas ceste Phillis ? Et pour cela, dit Phillis, dequoy me voulez vous accuser [?] De tout le mal, respondit Silvandre,que je ressentiray jamais, car au lieu de feindre, j'ay aymé à bon essient. A ce mot le Berger s'arresta tout court, & bien marry d'en avoir tant déclaré, dequoy s'appercevant Astrée, ne soyez fasché, dit-elle & ne rougissez point d'avoüer la verité, peut-estre que ces paroles ne sont pas les premieres qui nous en ont donné cognoissance. Je n'auray jamais honte, respondit-il de dire que je suis serviteur de Diane pour sa seule consideration, mais ouy bien considerant combien je merite peu. Si Diane, respondit Astrée, doit estre acquise par les merites, il n'y a personne qui y doive pretendre plutost que Silvandre. Plust à Dieu, belle Bergere, repliqua-t'il, que chacun eust la mesme opinion. O Madame que ces paroles me furent agreables, & que Silvandre eust une douce main, pour penser une si sensible playe que la mienne. Comment ? dit Leonide, est il possible que ce Berger ayme veritablement Diane ? Elle faisoit ceste demande, encor qu'elle sçeust bien ce qui en estoit, pour en avoir quelque nouvelle cognoissance à cause de Paris, N'en doutez point, dit-il, Madame, & une autrefois je vous en raconteray d'avantage, mais pour ce coup, je vous diray seulement, comme je me delivray de cette fascheuse jalousie. J'oüys donc que Silvandre en continuant reprit de ceste sorte. Or ne pouvant m'eslongner de vous à cause de Diane, que vouliez vous que je fisse ? soyez-en vous-mesmes lejuge. Dés le commencement, respondit Phillis, vous ne deviez point donner d'occasion de jalousie à Licidas, & puis voyant que comme que ce fut il estoit devenu jaloux, vous deviez non pas m'esloigner du tout puis que vous dites que vous ne le pouviez faire à cause de Diane : mais pour le moins estant en lieu où Licidas nous appercevoit il faloit vivre plus modestement, & plus froidement avec moy. Ah novice en Amour, respondit le Berger, quand Licidas devint jaloux y pristes vous garde ? Nullement, dit-elle, & comment, adjousta Silvandre, vouliez vous que je m'en apperceusse mieux ? Ne vous ressouvenez vous pas, qu'à la premiere parole qu'il vous en dit vous demeurastes si estonnée de telle opinion, que vous ne pustes luy respondre de quelque temps ? & cela d'autant que les commencements des maladies d'Amour, sont comme la plus part des autres qui ne donnent cognoissance d'elles que la fievre ne soit desja bien forte. Je ne pouvois donc non plus empescher la naissance de ceste jalousie que vous, & quand au progrez je pense vous y avoir infiniment obligée, parce que si dés lors que je vous en eus parlé, je me fusse retiré de vous, ou que j'en eusse usé plus froidement, qu'eust il pensé, ou pour le moins qu'eust il deu penser ? Que si je m'en élongnois & si je vivois d'autre sorte que de coustume, c'estoit pour le tromper, & que nous estions en bonne intelligence ensemble, comment se fust il imaginé que j'eusse sceu cestejalousie que par vous, puis qu'il n'en avoit parlé qu'à vous ? Et s'il eust eu opinion que vous me l'eussiez dite, n'eust il pas jugé avec raison qu'il y avoit une grande amitié entre nous ? & ce moyen pouvoit amortir ou alumer d'avantage sa jalousie ? Croyez Philis qu'il a esté beaucoup plus à propos que j'aye continué de vivre comme j'avois commencé, puis qu'il a deu connoistre par là qu'il n'y avoit point d'intelligence entre nous, voyant que vous ne m'en aviez point averty, ny point d'Amour, d'autant que je ne me cachois de personne, la dissimulation en estant un des plus grands signes. A ce mot estant resolu de la doute où j'avois esté si long temps, & cognoissant qu'il n'y avoit point d'Amour entre eux, je m'escriay, Ah Philis, que Silvandre sçait bien aymer, & qu'il parle avec beaucoup de verité : & faisant le tour du buisson, je vins courant me jetter à genoux devant elle : dequoy elles furent toutes deux si estonnées, que se prenant par les mains, elles demeurerent comme ravies. Quant à moy plus content de ma fortune que je n'avois jamais esté, je ne sçavois par quelles paroles commencer pour remercier Amour de ceste faveur, enfin m'adressant à elle, je parlay de ceste sorte. Ma belle Bergere si vostre amitié a esté assez forte pour ne se point rompre, sous la pesanteur de ma faute, je m'asseure qu'elle le sera encor assez pour vous plyer plutost au pardon qu'à la vengeance. Voicy ce Licidas quipar ses soupçons vous a ta nt offencée, mais le voicy maintenant qui vous crie mercy, qui vous demande pardon sans refuser chose que vous luy ordonnez, pourveu que vous oubliez ceste offence. Je tins encor quelques autres semblables propos, ausquels sans faire responce elle tourna la teste de mon costé, mais sans me regarder tenoit les yeux contre terre, & parce que je m'estois teu, & qu'elle ne parloit point, Silvandre voulant estre en partie cause de mon contentement, comme il l'avoit esté de mon desplaisir, Ainsi dit-il Bergere, que j'ay esté tesmoin que sans sujet Licidas a eu de la jalousie, de mesme le seray-je que vous avez plus de vengeance que d'Amour, si vous ne recevez la satisfaction qu'il vous fait. Il n'est plus temps de consulter en vous mesme, ce que vous devez faire, le devoir où il se met le vous dit, son affection le vous requiert, & vostre ancienne amitié le vous commande. Ma sœur, ajouta Astrée, Silvandre vous dit vray, & devez outre cela croire assurément que c'est plustost excez, que defaut d'Amour qui a fait commetre cette erreur à Lycidas, & de plus, que s'il a fait la faute il en a bien fait la penitence. Alors Phyllis levant les yeux lentement contre moy ; Lycidas, dit-elle, vous m'avez tellement offencée, qu'il est bien mal-aisé que je n'en aye longuement le souvenir : toutefois puis qu'Astrée me l'ordonne je veux bien vous pardonner, mais avec serment que s'ilvous avient jamais de retomber en semblable faute, vous devez perdre à jamais toute esperance de mon amitié. Et quoy Licidas, continua-t'elle apres d'une voix plus forte, vous semble[-]t'il que les asseurances que jusques icy vous avez receuës de ma bonne volonté soient si petites qu'il en faille douter si aysément ? Quelle si grande cognoissance avez vous euë de ma facilité, ou de ma legereté, que vous puissiez croire que j'aime & reçoive tous ceux qui me regardent ? elle eust continué sans doute, car je ne sçavois que luy répondre, n'eust esté qu'Astrée l'interrompant, c'est assez ma sœur, luy dit-elle, vous ne sçauriez en dire tant que vous n'ayez encor occasion de vous plaindre d'avantage. Mais ressouvenez vous que c'est ce Licidas à qui vous avez bien rendu de plus grandes preuves d'amitié, que ne sera pas le pardon que son silence & sa soubmission, vous demandent, & que si vous le luy refusez, vous ne ferez une petite offence à vostre vie passée. Phillis apres avoir esté muete quelque temps, en fin adressa sa parole de cette sorte à sa compagne. Je le veux, ma sœur, je pardonne non seulement l'offence, mais la veux entierement oublier, pourveu qu'à l'advenir il ne me donne jamais occasion de m'en souvenir. Voila, Madame, comme je fus guery, voila comme ma faute fut pardonnée, & voila comme je rentray en mon premier bon heur, & depuis nous avons vescu Silvandre& moy, avec tant de familiarité qu'il est l'homme que j'ay jamais le plus aymé ; apres mon pauvre frere. Et n'avez vous point de peur, adjousta Leonide, que l'ordinaire veuë de Silvandre & de Phillis ne vous donne la mesme jalousie que vous avez euë ? cela n'est pas sans danger, puis que celuy qui ayme est de sa nature merveilleusement sujet au soupçon. Deux raisons, dit Licidas, m'en empescheront tousjours : l'une que j'ay trop d'asseurance de l'amitié de Phillis, & l'autre de l'amour que Silvandre porte à Diane, qui sans mentir est telle qu'elle ne sçauroit souffrir une compagne : mais je vous supplie grande Nimphe, de n'en vouloir point parler, car il auroit occasion de se douloir de moy, qui vous aurois decelé ce qu'il s'efforce avec tant d'artifice de tenir caché : & mesme que pour avoir permission de parler à sa Bergere sans qu'elle s'en puisse offencer, il a fuy jusques icy le jugement qu'elle doit faire de son merite, & de celuy de Phillis, luy semblant que tant qu'il le pourra eviter, il luy sera permis de luy dire combien il l'ayme, car il y a plus de huict ou dix jours que les trois lunes sont escoulées.
Ainsi discouroient Licidas & Leonide, cependant que Hylas entretenant Alexis ne se prenoit garde, que peu à peu il en devenoit amoureux. Et elle qui avoit opinion que cela luy serviroit à se faire mieux croire, Alexis luy donnoit à dessein toute l'Amour qu'elle pouvoit : car encores qu'elle ne l'eust jamais veu, si avoit elle esté advertie par Leonide & Paris de son agreable humeur. Et comme s'il eust voulu rendre une bonne preuve de ce qu'il estoit, sans en laisser plus longuement en doute ceux qui ne le connoissent point, il s'escria tout à coup en frappant des mains, & se les frottant l'une en l'autre, c'en est fait Phillis, je vous dis adieu : ceste belle Nimphe vous ravit ce que l'Amour vous avoit acquis : & tout ce que je puis faire c'est de vous donner le congé que je prens pour moy. Silvandre & Corylas oyant cette prompte resolution ne peurent s'empescher voyant qu'Alexis de force de rire ne pouvoit prononcer un seul mot, de prendre le party [de] Philis pour luy donner occasion de commencer quelque agreable discours. Et quoy Berger, luy dit Corylas, donnez vous de ceste sorte congé à la belle Phillis ? comment pensez vous qu'elle puisse estre consolée de ceste perte ? c'est bien ce jour qu'entre tous les siens elle doit marquer de noir. A son dam, respondit Hylas tout froidement, pourquoy n'est elle pas aussi belle qu'Alexis ? O Dieux ! repliqua Corilas, & qui sera celle à l'advenir qui pourra estre asseurée de vostre amitié ? Ceste belle Nimphe, respondit-il, qui est plus belle que Philis, Mais, adjousta Corilas, n'a-t'elle pas en Philis une bonne preuve de vostre legereté ? Non pas cela, dit-il, mais ouy bien un grand tesmoignage de sa beauté, Si est-ce, responditCorylas, que Philis n'est pas laide. Si m'avouërez vous, dit-il, qu'elle a moins de beauté qu'Alexis, puis qu'elle luy cede sa place. Quelquefois, respondit Corilas, on la quitte par ce qu'on s'y fasche, ou qu'on espere mieux. Pour s'ennuyer de moy, repliqua l'inconstant, il est impossible à Phillis, car elle a trop de jugement & pour esperer mieux elle ne sçauroit, & puis est-ce elle à vostre advis qui me quitte, ou si ce n'est point moy qui luy donne son congé ? Silvandre estoit demeuré muet assez long temps, mais voyant que Corylas ne respondoit plus, il prit la parole pour luy. Ce n'est, dit-il, ny defaut de beauté en Phillis, ny congé que ce Berger luy donne que la retraitte qu'il fait, mais la naturelle inconstance qui est en luy. C'est bien dit, respondit Hylas : appellez vous inconstance de parvenir pas à pas où l'on a fait dessein d'aller ? Non pas cela, dit Silvandre, & toutefois, dit Hylas on met un pied tantost en terre & tantost en l'air, quelquefois devant & quelquefois derriere : & n'est-ce pas cela aussi bien inconstance que ce que vous me reprochez ? puis qu'ayant fait dessein de parvenir à la parfaite beauté tout ainsi qu'en marchant on change d'un pied, à l'autre jusques à ce qu'on parvienne au lieu que l'on s'est proposé : de mesme ay-je fait aimant les beautez que j'ay rencontrées jusques à ce que je sois parvenu à celle d'Alexis, que veritablement je reconnois estre la plus parfaite de toutes. Vous auriez peut estre raison, respondit Silvandre, si la nature nous avoit permis d'y aller tout d'un pas, ainsi qu'il est en nostre puissance d'aymer d'abord ceste parfaite beauté. Comment, dit Hylas, voudriez vous me conseiller de faire icy mon apprentissage ? il y a bien apparence qu'un apprentif du premier coup peust estre digne serviteur d'Alexis. S'il n'y avoit que cela seulement, dit Silvandre, qui vous empeschast d'estre digne d'elle, je ne vous conseillerois pas d'en faire difficulté, car les choses que la nature produit sont bien differentes de celles que l'artifice nous donne. L'herbe dés qu'elle commence de poindre est aussi bien herbe, que quand elle a son parfait accroissement : au contraire ce que l'artifice nous produit se perfectionne par un long estude, & une curieuse industrie. Or l'Amour estant un instinct de la nature, il n'a besoin d'apprentissage : & c'est pourquoy en quelque aage que nous soyons nous aymons tousjours quelque chose. Estant enfans les pouppées, estant hommes les hommes, & quand nous sommes vieux, les richesses & ceux qui nous peuvent estre utiles. Et par là, dit Hylas, vous voulez conclure Silvandre, que je ne devois avoir rien aimé jusque icy : Et bien je le vous accorde j'ay esté en erreur, mais ne m'advouërez vous qu'aymant à ceste heure cette belle Nimphe, je fay pour le moins ce que je doy, & que tants'en faut que par ceste derniere action je doive estre blasmé, que toutes mes fautes passées en demeurent couvertes entierement ? Tout ainsi respondit Silvandre, que vous avez failly par le passé en aimant ces beautez que vous ne deviez pas. Aussi faillez vous à cest' heure d'en aimer une que vous ne meritez pas : & comme par vos premieres actions vous avez acquis le nom d'inconstant, ces dernieres vous donneront celuy de temeraire. Alexis s'estoit teuë quelque temps prenant plaisir aux discours de ces Bergers : mais quand elle s'ouyt si fort loüer, elle fut contrainte de reprendre ainsi la parolle. Si je merite autant, gentil Berger, l'amitié de Hylas, que de bon cœur je la reçoy, soyez certain qu'il n'aura peu d'occasion de m'aimer, ny moy peu de moyen de recognoistre sa bonne volonté. Et se tournant toute riante vers Hylas ; Et vous, luy dit-elle, mon serviteur, prenez bien garde que les paroles de ce Berger ne vous estonnent, car vous vous offenceriez trop, & l'outrage que vous me feriez ne seroit pas moindre ; puis que c'est honte d'entreprendre & se retirer d'une entreprise imparfaite : & ce seroit une preuve trop evidente de mon peu de merite, si vous me quittiez si promptement. Mais Hylas, interrompit Silvandre, comment ne craignez vous l'ire de Tautates, ayant la hardiesse de vous adresser à une personne qui luy est consacrée ? Ignorant, respondit Hylas, les Dieux nenous deffendent pas de les aymer eux mesmes, & comment seroient ils couroussez si nous aymons ce qui est à eux ? Voyez vous, dit Alexis, ce Berger a quelque mauvais dessein contre nous, il vous veut esloigner de moy par artifice, car il sçait bien que si je veux je ne continuray pas la profession que j'ay prise.
Ces bergers parloient de ceste sorte, cependant qu'Adamas entretenoit Phocion, Diamis, & Tyrcis : & parce qu'il les estimoit beaucoup, fut pour leur aage, fut pour leur vertu : ou pour le dessein qu'il avoit de faire en sorte que Celadon espousat Astrée, Il faisoit tout ce qu'il luy estoit possible, pour les garder d'ennuyer. Et d'autant que Tircis estoit estranger, & qu'il n'avoit point veu ce qui estoit de rare en son logis, il luy demanda si ce ne luy seroit point de peine de se promener, & visiter sa maison. Et ayant sçeu qu'il le desiroit infiniment, il le prit par la main, & dit à Paris, qu'il conduisit Hylas, & ces autres Bergers s'ils vouloient en faire de mesme. Alexis estant aydée de Hylas se releva, & s'apuyant sur luy, suivit Adamas, avec le reste de la compagnie. La maison estoit tres-belle, & ageancée de plusieurs singularitez : mais parce que le discours en seroit trop long, nous n'en dirons que ce qui servira à nostre propos. Ils entrerent donc dedansune belle gallerie qui avoit la veuë de la plaine d'un côté, & de l'autre des montagnes qui la limitoient, en sorte qu'elle estoit tres-agreable. Le bas estoit lambrissé, & tous les entre-deux des fenestres estoient remplis des cartes des diverses Provinces de la Gaule. Et par dessus estoient posez des pourtraits de divers Princes, Rois & Empereurs, parmy lesquels on voyoit ceux de plusieurs belles femmes. La voute estoit toute enrichie d'or, & d'azur, avec maintes devises. Chacun jetta l'œil sur ce qui luy estoit le plus agreable : mais Hylas qui n'avoit le cœur qu'à la beauté, tournant les yeux sur un tableau de deux Dames. Voila, dit-il, deux visages bien agreables : mais lequel jugeroit-on estre le plus beau ? Adamas qui l'ouït : Celuy-là, dit-il, qui est à main droite est celuy de la belle-mere, & l'autre de la belle-fille, & ont esté deux Princesses aussi belles, & aussi sages qu'il en fut jamais, & autant agitées de la fortune qu'autres qui ayent esté de nostre temps : Car celle cy qui semble plus âgée, c'est la sage Placidie, fille du grand Theodose, sœur d'Arcadius, & d'Honorius, femme de Constance, & mere de Valentinian, qui tous cinq ont esté Empereurs, & desquels vous pouvez voir les portraits un peu en là. Et cette autre, c'est Eudoxe fille de Theodose deuxiesme, & femme de Valentinian, que Genseri[c] emmena en Affrique : Voila, dit Tircis, de belles Princesses, & qui ont une grande extraction, mais enquoy leur a esté la fortune si contraire ? Je le vous diray briefvement, respondit Adamas, & ensemble vous feray cognoistre une partie des pourtraits que vous voyez icy : & lors, apres s'estre teu quelque temps, il reprit de cette sorte.
HISTOIRE
DE PLACIDIE.
Theodose premier de ce nom, Empereur d'Orient, l'un des plus grands Princes que nous ayons veu [de]puis Auguste, eust trois enfans : l'un Arcadius, qui fut apres luy Empereur en Orient, l'autre Honorius qui eut l'Empire d'Occident, & la sage Placidie, de qui la fortune fut si diverse, que par elle on peut aisément juger combien la vertu est ordinairement traversée ; car estant demeurée entre les mains de son frere Honorius, & luy entre celles de Stilicon, en la charge duquel le grand Theodose l'avoit remis durant son jeune aage elle tomba en des accidens si divers, qu'il sembla que la fortune eust pris sa vie pour y faire paroistre la puissance qu'elle a sur les choses humaines : dont Stilicon fut en partie cause, qui ayant une si grande puissance sur la personne du jeune Theodose, & sur tout ce qui estoit de l'Empire, éleva les yeux de son ambition à une plus absoluë authorité, desirant de se faire luy mesme Empereur, comme ses desseins estant découvers, firent assez paroistre. Et par ce qu'il avoit l'entendement vif, & que le maniement des affaires, luy avoit apris les moyens de parvenir à la grandeur qu'il desiroit il pensa de faire par finesse ce qu'il voyoit impossible de parachever par force. Dés le commencement donc il accrut son authorité au plus haut poinct qu'il pensa la pouvoir élever, sans donner cognoissance de son intention, & puis la voulut fortifier par le moyen de sa fille, qu'il fit espouser à Honorius, car le nom de beau-pere de l'Empereur le faisoit beaucoup honorer & redouter. Apres il fit des secrettes intelligences avec ceux qu'il estima estre propres à son dessein : & enfin se resolut d'affoiblir les forces de l'Empire le plus qu'il luy seroit possible, pour s'en pouvoir plus aysément saisir : en quoy il n'eut pas beaucoup de peine, parce qu'il sembloit que tous les peuples de la terre prenoient Rome en ce temps là pour butte de leurs armes. Les Gots, les Francs, & les Bourguignons en Gaule, les Vandales & les Alains en Espagne, les Anglois & les Pictes en Bretagne, les Huns & les Gepides en la Pannonie : bref de tous costez l'Empire estoit de telle sorte deschiré, qu'il ne luy restoit plus que l'Italie d'entier. Et de fortune Alaric Roy des Gots, pour ne la laisser plus en repos que le reste de l'Occident, y vint fondre avec un si grand nombre de peuple, qu'il fut impossible à Honorius de luy resister. De sorte que pour luy donner occasion d'en sortir, il fut conseillé de rechercher la paix à quelque prix qu'il la pust avoir : à quoy il s'accorda aysément, n'estant d'humeur fort guerriere, & souhaitant sur toutes choses de vivre en repos. Le traitté de la paix ayant donc esté proposé fut conduit si sagement qu'en fin Alaric accorda de se retirer deça les Alpes, en quelques provinces qui luy furent assignées par l'Empereur : de quoy Stilicon estant mal content, parce qu'il jugeoit que cest accord porteroit prejudice à son dessein, il fit en sorte avec un Capitaine estranger qui pour lors estoit souldoyé de l'Empereur, qu'il fut chargé pres des rives du Pau, lors qu'il se retiroit sans meffiance, aux terres qui luy avoient esté remises : dont il fut si dépité contre Honorius, qu'il revint à Rome, l'assiega, & au bout de deux ans la prit & la saccagea entierement, quoy qu'Honorius pour faire paroistre qu'il n'avoit point consenty à telle perfidie, eust fait mourir le traitre Stilicon aussi tost qu'il avera que ceste entreprise venoit de luy. Ainsi cet ambitieux finit malheureusement ses jours, sans mettre fin toutefois aux miseres de l'Italieparce qu'Alaric apres avoir saccagé & bruslé ceste grande Cité, n'estant point encores saoul de ses despoüilles, pilla tout le païs d'alentour, & le ruina de sorte qu'il faloit bien estre Barbare pour n'en avoir point de pitié. Mais ce qui fut plus déplorable, outre la ruine de tant de Temples, & la perte de tant de raretez dont les Empereurs avoient esté curieux d'embellir leur ville, ce fut la miserable fortune que courut ceste sage Princesse au sac de Rome, où elle se trouva sans secours pour la nonchalance de son frere : car elle qui d'extraction estoit fille des Cesars, & sœur de deux Empereurs souffrant la peine de la faute d'autruy, se vit captive entre les mains de ces Barbares, sa patrie bruslée, ses temples prophanez, & elle en tel danger que si Ataulfe Prince du sang d'Alaric[,] épris de sa beauté & vertu, ne l'eust jugée digne d'estre sa femme, elle estoit en danger de perdre la vie, ou ce qu'elle avoit de plus cher. Mais ce Prince la voyant si belle & si sage, & sçachant qu'elle estoit fille du grand Theodose, en devint si passionnément amoureux qu'il la requit en mariage, & peu apres l'espousa avec la permission d'Alaric. Considerez quelle force ceste sage Princesse se fit à soy mesme avant que de pouvoir consentir à ceste aliance, & qu'elle deust estre sa prudence pour se conduire entre ces peuples rudes & babares si sagement qu'elle fit. Et en cela Dieu fit bien paroistre d'avoir pitié de la deplorable Rome, car sans ceste alliance elle eust esté entierement rasée : d'autant qu'Alaric s'en retournant mourut à Cosenze, & le Prince Ataulfe, par la voix commune de l'armée, fut esleu Roy. Si vous considerez ce tableau qui est aupres de celuy de Placidie, vous jugerez aisément, que c'estoit une personne rude & hagarde, & plustost desireuse de sang & de guerre, que non pas de paix. Aussi il n'eut si tost ce pouvoir absolu pour les Gots, qu'il reprit le chemin de Rome, en dessein de la brusler & démolir entierement, luy semblant que tant que les murailles de la ville demeureroient entieres, il y auroit tousjours un Empereur Romain, duquel le nom luy estoit si odieux, qu'il en vouloit faire perdre la memoire. Quand la sage Placidie descouvrit son intention, elle resolut de faire tout ce qui luy seroit possible pour l'en divertir ; luy semblant que la desolation entiere de sa patrie, estoit un extreme surcharge à ses malheurs. Elle se monstre donc au commencement plaine d'ennuy & de tristesse, laisse incessamment couler ses larmes le long de son beau visage, perd le repas & le repos, ne cesse de se tourmenter que quand Ataulfe est aupres d'elle, qu'elle se contraint le plus qu'elle peut de luy faire bon visage. Ce Prince qui avoit esté porté d'Amour à l'espouser ne pût longuement souffrir qu'elle vesquit ainsi, sans luy demander l'occasion de son desplaisir : à qui en fin elle fit une telle responce. J'ay fait, ôgrand Roy, tout ce qui m'a esté possible pour ne te point donner cognoissance de l'extreme deplaisir qui me presse, craignant qu'en cela je ne te fusse fascheuse & importune : Mais puis que la nature m'a faict trop sensible, & trop foible pour resister aux coups que la fortune me prepare, & que la bonté d'Ataulfe, & l'amitié qu'il porte à sa Placidie, ont esté telles, que je ne leur ay pû cacher l'ennuy que je ressentois, je te supplie de ne trouver point mauvais que ne pouvant remedier d'autre sorte à l'infortune, qui accable ma patrie, je luy donne des larmes au lieu du sang, ainsi que la Nature nous oblige, & que je respandrois beaucoup plus librement pour sa conservation. Je voy tes armes, ô Seigneur, qui ont tousjours esté invincibles, tournées à la ruïne de ceste miserable Rome, à qui je doy ma naissance, & de qui je tiens toute la grandeur de ceux, dont je me vante d'estre yssuë. Et peux tu penser que si je la pouvois racheter avec ma mort, je ne donnasse volontiers ma vie pour sa rançon, & que je ne la creusse mieux employée, qu'elle ne sçauroit jamais estre, si ce n'est en ce qui concerne ton service ? Et puis que tu m'as fait cette grace de me demander quel est mon desplaisir, permets-moy, je te supplie, qu'avec toute humilité, je te demande quel avantage tu peux pretendre de la ruine de Rome, & de l'Italie ? Est-ce du bien & des thresors ? outre que ce sont des choses trop viles & indignes de lagrandeur de ton courage, encor' n'y a-t'il pas apparence qu'un païs ruiné & saccagé, & une ville démolie & presque bruslée, d'où une armée victorieuse ne fait que de sortir, apres y avoir demeuré si longuement au pillage, puisse beaucoup t'enrichir maintenant, toy dis-je, à qui les thresors de tant de peuples ramassez en un lieu semblent avoir esté destinez par la mort d'Alaric : Que ce soit la gloire qui t'y conduise je ne le puis penser : car quelle gloire desormais peut estre adjoustée à la tiennne ? ou quelle peux tu esperer d'acquerir en ruinant des murs desjà ruïnez, & massacrant un peuple desarmé, & battu, voire qui ne sçauroit estre plus vaincu, ny sousmis qu'il est. S'il est honteux de blesser un mort, quel honneur peux-tu attendre par les nouvelles playes que tu veux faire à ce peuple desja mort, & sans force ? Que ce soit pour rafermir ta domination, aye pour agreable, ô grand Roy, que je te die que ce seroit une execrable cruauté de vouloir exterminer tous les peuples d'Italie : outre que quand ils auroient tous passé au fil de ton espée, tu ne serois pour cela en plus grande asseurance que tu es, ayant encores contre toy les armes animées de la nouvelle Rome, de toute l'Asie, de l'Afrique, & de tout le reste de l'Europe, dont l'Italie n'est qu'une des moindres parties : Juge grand Roy, quelle apparence il y a qu'une force humaine, puisse surmonter tant de provinces, vaincre tant de Roys, & acquerir pour dire ainsi, tant de Mondes,car tels peut-on nommer les Royaumes, & l'immen[s]e estenduë de l'Empire Romain. De sorte que la ruïne d'Italie ne te peut profiter qu'à te rendre hay des hommes, & du Ciel. Des hommes qui voudront venger l'outrage que tu auras faict à cette Rome, chef de toute la terre : Et du Ciel qui ne peut qu'estre offencé, de voir la ruyne de la ville qu'il a esleuë pour le miracle du monde, & en laquelle il a faict paroistre de se plaire, s'il y a quelque chose parmy les hommes en laquelle il ayt pris plaisir.
Que s'il te plaist d'avoir toutes ces choses devant les yeux, tu verras bien qu'il seroit beaucoup meilleur, de te rendre amys & obligez mes deux freres & leurs Empires, reconfirmant par une bonne intelligence l'aliance qui est desja entre vous. Et quoy Seigneur, pourquoy m'as-tu fait l'honneur de me vouloir pour ta femme ? estoit-ce pour estre ennemy de mes freres ? estoit-ce pour ruïner ma patrie ? estoit-ce pour voir mes parens & amys, menez esclaves en triomphe dans un païs estrange ? ô quelles funestes nopces furent les miennes, & combien eust-il mieux valu que le jour de la prise de ma ville eust esté le dernier de ma vie ! A ce mot ceste belle & sage Princesse toute couverte de larmes, se laissa cheoir aux genoux d'Ataulfe, les luy embrasse & serre avec tant de sanglots, que la pitié que le Roy eut d'elle, surmonta la cruauté de son naturel, & l'attendrit de sorte quela relevant, & la baisant, il luy dit. Cesse tes pleurs Placidie, je te donne ta ville & ta patrie : & pour faire paroistre combien je desire ton contentement, je te jure par l'ame de mon pere, que je ne tourneray jamais mes armes contre tes freres, desquels à ta consideration je veux estre amy.
Le Roy Goth, attendry & vaincu de ceste sorte, fait la paix avec Honorius, & sort d'Italie pour retourner dans les Provinces qui avoient desja esté accordées à Alaric, son predecesseur. Mais son peuple qui estoit tout Martial, & qui depuis tant d'années estoit nourry parmy les armes, ne pouvant souffrir de vivre en paix, le fit en fin mourir par une sedition publique. Vous pouvez croire que le peril que Placidie courut à cette fois, ne fut pas moindre que celuy de la prise de Rome, car une sedition populaire est comme un torrent qui emporte tout ce qui se rencontre en son chemin. Toutesfois ceste sage Princesse qui avoit preveu ce danger de longue-main, y avoit pourveu le mieux qu'il luy avoit esté possible ayant obligé les principaux de l'armée par tous les bons offices qu'elle avoit pû. Et d'effet, tant qu'elle demeura avec eux, elle fut tousjours honorée, & aymée plus que Royne qu'ils eussent jamais euë. Or ce courage genereux ne se perdit pas par la mort du Roy son mary, ny moins la volonté qu'elle avoit de servir à sa patrie & à ses freres : au contraire se roidissant contre le malheur,elle fit en sorte qu'un grand Prince d'entre les Gots, de l'amitié duquel elle estoit fort asseurée fut esleu Roy ; il s'appelloit Sigerie, celuy-cy recognoissant l'obligation qu'il avoit à la sage Placidie, & de plus que pour l'establissement de sa couronne, l'amitié des Empereurs Romains, luy estoit tres-necessaire, l'embrassa avec tant d'affection, qu'il s'acquit la haine de son armée, qui fut cause que dans peu de temps ils le massacrerent comme Ataulfe. Mais la genereuse Royne ne pouvant estre vaincuë du malheur, ny lassée de travailler pour le bien & la sureté de l'Empire, fit encore de telle sorte que Vualia fut esleu Roy : Ce Vualia estoit un grand & sage Capitaine, qui ayant devant les yeux l'exemple des deux Rois, ses predecesseurs, se resolut de se servir de la prudence, pour éviter une semblable fin. Il fait donc semblant au commencement d'estre le plus grand ennemy de l'Empire, fait de grands preparatifs pour l'attaquer, & faignant d'estre mal avec la sage Placidie, envoye denoncer la guerre à son frere, qui estant adverty souz-main par sa sœur, fait de son costé, courre des bruits d'une armée infinie, qu'il preparoit contre les Goths, & espouvanta de sorte ces barbares par l'ayde de Vualia, qu'en fin le peuple mesme demanda la paix, qui fut concluë au grand contentement de Placidie : Qui voyant l'Empire asseuré de ce costé, desira de sortir d'entre leurs mains, & se retirer en Italie : où elle fut receuë de son frere, & de tout le peuple, tout ainsi que si c'eust esté un grandchef de guerre, à qui le triomphe eust esté descerné. Il sembla qu'en ce temps la fortune fut lasse de travailler cette sage Princesse, d'autant que retournée en Italie, elle fut aymée & honorée de chacun, & mesme de Honorius son frere, qui se ressouvenant du soing qu'elle avoit eu de delivrer l'Empire des armes des Goths, & combien luy & toute l'Europe luy estoient redevables, resolut voyant qu'il estoit sans enfans, de la marier avec celuy qu'il vouloit associer à l'Empire, afin qu'elle fut apres luy maistresse des Estats, qu'elle avoit si prudemment & si longuement conservez. En ce dessein il jetta l'œil sur l'un des plus grands Capitaines de son armée, & duquel la valeur & la sage conduitte recognuë de chacun le rendoient veritablement digne de commander. Il s'appelloit Constance, homme qui estoit de race tres-ancienne, & de vertu tres-recommandable. Vous en pouvez voir le pourtrait aupres de celuy de Placidie, dans lequel vous lirez une grandeur d'esprit & de courage, qui n'est pas commune. Et sans mentir ç'a esté un des grands personnages que l'Empire ayt eu de long temps auparavant. C'est donc à celui-cy qu'Honorius donne sa sœur, & en mesme temps l'envoye en Espagne, avec une grande armée contre les Alains, les Suéves, & les Vandales qui l'occupoient presque entierement. Le bon Roy Vualia sçachant que Constance estoit mary de la sage Placidie, l'assista de toutes ses forces, & luy mesme le suivit en personne, & cela fut cause qu'à son retour Constance fit donner l'Aquitaine audit Vualia, où depuis il vesquit en repos & en bonne intelligence avec les Romains. Ce grand Constance d'abord surmonta les Alains, & tua leur Roy, nommé Acaces, vainquit les Suéves, qui s'estoient saisis de la Meride. Et ne faut point douter que les Vandales n'eussent esté chassez de la Betique, que de leur nom, ils appelloient Vandalousie, n'eust esté la revolte qu'Attalus avoit faicte à Rome, pour estre declaré Empereur, voyant qu'Honorius n'avoit point d'enfans, & ne nommoit point de successeur. Car Constance laissant imparfaite l'entreprise d'Espagne s'en vint à Rome, où il prist ce seditieux, & le confina dans l'Hyppodrome ; dequoy Honorius fut si satisfait qu'il l'associa à l'Empire, & le declara Auguste : & tout ainsi que la fortune n'envoye que fort rarement un malheur tout seul, de mesme elle ne se contante guiere de donner un bien qui ne soit suivy de quelque autre. Voila donc Constance vaincueur en Espagne, triomphant à Rome, & associé à l'Empire : elle veut encores luy faire une grande faveur, & qui ne fut pas moindre que les precedentes, en luy donnant deux enfans de sa chere, & tant estimée Placidie, à sçavoir, Valentian & Honorique, desquels j'ay esté curieux d'avoir les pourtraits. Voila celuy de Valentinian vis à vis d'Eudoxe sa femme, fille de l'Empereur Arcadius, & celuy d'Honorique aupres d'Attila qu'elle suivit en Pannonie, apres l'avoir espousé.
Voila donc Placidie & Constance au supréme degré de leur felicité : Lors que la fortune fit ressentir à ceste sage Princesse, qu'elle avoit bien fait tréve avec elle pour quelque temps, mais non pas la paix. Car sur le point que son cher mary preparoit une grande armée pour remettre entierement l'Espagne souz l'Empire, il fut attaint d'une si violente maladie, qu'en peu de jours il mourut, donnant bien par là cognoissance que la fortune ennemie de la vertu, la laisse en repos le moins qu'elle peut. Il est vray que d'autant que le Ciel permet bien que le vertueux soit travaillé mais non pas accablé : ceste sage Princesse eut de grandes consolations, en ce que sa perte qui fut commune fut aussi plainte, & regretté[e] d'une commune voix par tout l'Empire : Et que les regrets estoient meslez de tant de loüanges, que jamais Prince n'en receut davantage : Mais sur toutes la consolation fut tres-grande des deux enfans que son mary luy avoit laissez, qu'elle fit eslever, & instruire le plus soigneusement qui luy fut possible.
Il y avoit en ce temps-là, dans l'armée, un tres-sage & vaillant Capitaine, qui se nommoit Ætius, fils de ce Gaudens, qui fut tué en Gaule par les soldats. J'advouë que je suis partial pour luy, parce qu'ayant fait la guerre fort long temps dans les provinces voisines, nous n'avons jamais receu incommodité de luy ny de ses armes. Au contraire j'ay recogneu en luy tant de bonne volonté, pour nostre conservation, que veritablement tous les Gaulois luy doivent estre obligez. Pour ce subject je fus curieux d'avoir son pourtrait, que j'ay mis contre celuy d'Attila, parce que ce fut luy qui chassa ce fleau de Dieu des Gaules. Vous voyez bien à ce nez acquilin sa generosité, à ce front large & coupé de rides, sa prudence, & à ses yeux vifs & ardans, sa vigilance & sa promptitude. Et à la verité c'estoit un des plus prudens & des plus vaillans hommes de son temps, prevoïant les choses avant presque qu'il y en eust aucune apparence, plein de courtoisie, & de telle sorte liberal, qu'à l'imitation d'Alexandre, il ne se reservoit que l'esperance. Or celuy-cy fut esleu par Honorius, pour achever l'entreprise d'Espagne, à quoy l'advis de Placidie, eust beaucoup de pouvoir. Elle en avoit une tres-bonne opinion par le rapport que Constance luy en avoit fait. Mais combien est l'homme miserable, d'estre au jugement des hommes ! Si vous y vivez sans reputation, vous estes mesprisé, & si vous avez ceste reputation, & que vos effets ne respondent incontinent à l'opinion que l'on a conceuë de vous, vous estes soupçonné de n'y pas marcher rondement. Et le pis est quand il en faut rendre conte à une personne qui n'en a point d'experience. Ce fut le malheur de ce grand personnage qui pensant s'en aller en Espagne sans sejourner en Gaule, fut bien deceu, trouvant les Bourguignons qui se vouloient saisir du pays des Heduois, & desSequanois ; & les Francs qui conduits par Faramond leur Roy, avoient passé le Rhin, & se vouloient loger en Gaule : Il fut contraint comme au danger plus proche, de tourner teste à ceux cy, avant que de passer outre : ce qu'il fit si heureusement, qu'il renvoya les Bourguignons au lieu d'où ils estoient partis, & contraignit les Francs de repasser les rives du Rhin, où pour lors ils s'arresterent, non pas toutesfois sans plusieurs dangereux combats, comme l'on peut penser, puis que les Francs sont entre tous les peuples Septentrionaux, les plus belliqueux & les plus aguerris, & ausquels la fortune promet une aussi bonne part aux Gaules, tant pour leur vaillance, que pour leur courtoisie, mais plus encores pour la conformité de leurs mœurs & humeurs, avec celle des Gaulois, & de leurs loix, polices & religion, qui est telle qu'il est aysé à cognoistre, à ceux qui le veulent remarquer que veritablement ce n'a esté autre-fois qu'un peuple, & que ces Francs de leur extraction sont Gaulois : Mais sortis de nos terres pour quelque conqueste, ou pour les descharger du temps de Sigouese, & Belouese, de Breme ou d'autres : Mais quoy que c'en fut pour ce coup, Faramond repassa le Rhin, & fut contraint de s'y arrester par la prudence & valeur d'Ætius, qui toutesfois sentit bien l'effort de ces guerriers, puis qu'encore que victorieux, il demeura de sorte debilité, que quand il fut passé en Espagne, il se trouvabeaucoup plus foible que ceux qu'il alloit attaquer, parce que les Vandales fortifiez dans la Betique, souz la conduite de Genseric, s'estoient rendus fort puissans. Les Suéves & les Alains estoient rentrez dans la Meride, & s'y estoient logez, & les Goths depuis la mort de Vualia, ayant perdu la bonne volonté qu'ils portoient à l'Empire, & ne pouvant se contenir dans les limites de l'Aquitaine, s'estoient eslargis en Espagne, de sorte que ce que les Romains y tenoient estoit la moindre partie, qui contraignit ce grand Capitaine, voyant les forces ennemies surpasser de beaucoup les siennes, de les surmonter plustost par prudence que par l'effort des armes, faisant dessein de les rendre ennemis entre-eux, & de temporiser, jusques à ce qu'il vid son advantage, & ne rien hazarder mal à propos. Mais Honorius qui ayant desja veu comme Ætius avoit chassé les Bourguignons, & les Francs, s'estoit persuadé, qu'aussi tost qu'il auroit nouvelle de son arrivée en Espagne, il recevroit ensemble celle de la deffaite des Vandales, Suéves, Alains, & Goths : voyant ceste longueur, le soupçonna, & eut opinion qu'il s'entendoit avec eux. Ce Prince estoit timide, & nonchalant pour les choses de la guerre, & qui jamais n'avoit vesti le harnois : de sorte qu'il n'en sçavoit rien de veuë : mais seulement mesuroit toute chose aux évenemens heureux du grand Theodoze, ou de ceux qui souz Constance luy estoient arrivez, si bien qu'entranten meffience de Ætius, il le renvoya querir, & mit Castinus en sa place. Ce Castinus estoit l'un des plus grands amys de Ætius, & cela fut cause que les affaires de l'Empire s'en firent mieux, parce qu'il luy donna toutes les meilleures instructions qu'il pût, & luy ouvrit tous ses desseins, & les moyens de les executer. Cependant il s'en retourna à Rome, où il rendit conte à Honorius de son administration. Mais recognoissant que l'Empereur estoit entré en soupçon de luy, il se retira en sa maison, comme personne privée ; où voyant depuis que ce soupçon au lieu de diminuer s'augmentoit de jour à autre, & que l'on vouloit mesme attenter à sa vie, il fut contraint de se sauver en Pannonie, parmi les Huns, & les Gepides. Et ce qui le fit recourre plustost à ceux cy, qu'à tous autres, fut une tres-prudente consideration : Car s'il se fut retiré vers les Francs, Bourguignons, Goths, Visigots, ou Vandales, on eust dit que l'Empereur l'avoit soupçonné à juste cause, & qu'il avoit de longue main contracté amitié avec eux : mais cela ne se pouvoit dire, des Huns, & Gepides, qui n'estoient encor presque cognus du peuple Romain. Et d'effet, ils ne faisoient que sortir de leurs froides & horribles demeures, pour entrer en la Pannonie, invitez à cette entreprise par l'heureux succez des Goths. Placidie infiniment offencée contre son frere, tant pour la perte qu'il avoit faite de Ætius, que pour sa mauvaise conduitte en tout le reste : resolut de se retirer enConstantinople, vers son nepveu Theodoze, où elle fut allée dés long temps, n'eut esté qu'Arcadius son frere, venant à mourir, avoit remis son fils Theodoze, entre les mains d'Isdigerde Roy de Perses & des Parthes, qu'il avoit esleu pour son tuteur : Parce qu'encor' qu'il fut son amy & son confederé, toutefois ces peuples avoient esté de tout temps ennemis de l'Empire, & elle ne pouvoit trouver bon que des estrangers gouvernassent son Nepveu : toutefois Isdigerde se monstra tres-homme de bien en ceste occasion, & parce qu'il n'y pouvoit aller en personne, il envoya à Constantinople un tres-grand Capitaine pour Gouverneur de la personne & de l'Estat de ce jeune Prince, qui pour lors ne pouvoit avoir que huict ans : Ce Parthe se nommoit Antiochus, homme qui s'acquitta si bien de la charge qui luy avoit esté donnée, que son administration fut sans reproche. Si vous tournez l'œil deçà, vous verrez le pourtrait d'Isdigerde, pres de celuy d'Arcadius, auquel il tend la main, & aux pieds de Theodoze second, voila son sage & bien-aymé Gouverneur Antiochus, à la phisionomie de ce dernier, on juge bien que veritablement c'estoit un homme rond, & sans ambition. De fortune quelque temps auparavant que Honorius, ne se ressouvenant plus des obligations qu'il avoit à sa sœur, luy donnast occasion de laisser l'Italie : Theodoze son Neveu, se trouva hors de tutelle, qui fut causequ'elle se resolut plus aysément de s'en aller, & emmena avec elle ses enfans : Et d'autant que ceste sage Princesse estoit infiniment aymée, & que le jeune Valentinian commençoit de donner une grande esperance de luy. Plusieurs des Senateurs, & des chevaliers mirent leurs jeunes enfans avec luy, pour luy faire service. Dequoy Placidie fut tres-ayse, pour obliger par ainsi les principaux seigneurs Romains à ses enfans. Entre autres Ursace fils d'un des principaux chevaliers : Je nomme celuy-cy, parce que depuis il fit la vengeance de la mort de Valentinian.
Silvandre alors interrompant le Druyde, Pardonnez moy, dit-il, mon pere, si je vous interromps, car il faut que je vous die, que si vous parlez de cet Ursace qui tua Maxime, il n'y a personne en cette trouppe qui en puisse dire plus de particularitez que moy, par ce qu'estant aux escolles des Massiliens, de fortune son vaisseau s'eschoüa en une coste, où je croy qu'il fut mort & son amy Olymbre, sans le secours que quelques uns de mes compagnons & moy luy donnasmes, & depuis attendant que son vaisseau se refit, il me raconta des particularitez de sa vie, qu'il seroit mal-aysé de sçavoir d'autre que de luy.
C'est de celuy là mesme, dit Adamas, de qui je parle, & quand vous aurez entendu ce que je veux dire de la fortune de la sage Placidie, je m'asseure que ceste trouppe sera bien ayse d'oüyr ce que vous en sçavez.Mais pour reprendre ce que nous avons laissé, sçachez donc que cependant qu'Honorius vivoit de cette sorte en Italie, Ætius qui estoit en Panonnie, ne demeuroit pas inutile : au contraire d'autant qu'une des plus douces pensées, de celuy qui est offencé, c'est celle de la vengeance, estant homme comme les autres, & d'autant plus sensible qu'il luy sembloit que l'Empereur luy faisoit cet outrage plus injustement, il ne pût estre exempt du desir de faire repentir Honorius, de l'avoir traicté de ceste sorte. Et parce qu'il estoit homme de qui le nom avoit par tout une grande reputation, il persuada aysément ce qu'il voulut à ces barbares, leur representant combien c'estoit chose facile d'entreprendre sur l'Italie, & mesmes avec les intelligences qu'il y avoit : pour leur en donner plus d'envie leur racontoit les richesses, & les thresors de l'Empereur & des particuliers. Ces peuples qui ne desiroient rien, tant que de changer de demeure, oïant la fertilité & les richesses d'Italie brûloient de desir d'y entrer, & lors qu'ils s'apprestoient & que sans doute ils l'eussent inondée d'un nombre infiny, il sembla que Dieu pour ce coup en eust pitié, & destourna cest orage ailleurs par la mort de l'Empereur Honorius. Parce que Ætius, qui ne vouloit point de mal à l'Italie, mais à Honorius seulement, ayant les nouvelles de sa mort, changea incontinent de dessein : Et fit entendre à ces barbares qu'il estoit necessaire qu'il allast à Rome, pourvoir de quelle sorte elle estoit disposée, & quelles forces il y avoit. Eux qui ne s'estoient esmeus qu'à son rapport trouverent bon qu'il s'y acheminast avec promesses reciproques, de toutes sortes de secours & d'assistance. Il y vint donc, & s'assurant sur l'amitié de Castinus, faisoit dessein de se faire Empereur ; mais trouvant la faction d'Honorius encore tres-grande, & craignant un grand Capitaine nommé Boniface, qui avoit les forces d'Affrique, mais plus encores le jeune Empereur Theodoze ; il ayma mieux faire sonder le gay à un nommé Jean, qui avoit esté premier Secretaire d'Honorius, avec lequel il avoit tousjours eu tres-bonne intelligence : Il luy fait donc prendre le tiltre d'Empereur, & souz son nom dispose & ordonne toutes choses. Et certes, il fist bien paroistre en cela qu'il estoit prudent, car Theodoze n'approuvant point ce Jean, declare Valentinian son cousin germain Empereur d'occident : & d'autant qu'il sçavoit bien que le meilleur Sceptre des Empereurs, estoit la force des armes, il dresse une puissante armée qu'il envoye en Italie soubz la conduitte de Artabure. C'estoit un Capitaine tres experimenté, comme il fit bien paroistre à Castinus : toutefois la Mer luy fut si contraire que l'orage le jetta contre la coste de Ravenne, où son vaisseau se trouva seul, qui se brisa contre un escueil. Ce fut tout ce qu'il pût faire que de gaigner le bord, où il fut incontinent pris par ceux qui gardoient le rivage, & conduit à Jean qui le retint prisonnier à Ravenne. Le reste de l'armée avoit esté escarté en divers lieux : Mais Aspar fils d'Artabure, qui avoit accompagné son pere en ceste expedition, de fortune n'estant pas dans le mesme vaisseau : Lors que l'orage fut cessé, & qu'il sçeut la fortune de son pere, ramassa tout ce qu'il pût de l'armée, & mettant pied à terre de nuict, fut comme miraculeusement mené dans Ravenne, avec toutes ses forces par un conduit duquel ceux de la ville, ne se donnoient garde, & le jour estant venu, il prit Jean, luy fist trancher la teste au milieu de la place, & delivra son pere.
Presque en mesme temps, la sage Placidie arrive à Ravenne avec le jeune Empereur son fils, où peu de jours apres les choses luy succederent, tout ainsi qu'elle eust sçeu desirer, parce que Castinus qui revenoit d'Espagne, ne sçachant encor l'accident de Jean, pensoit joindre ses forces avec celles de son amy Ætius, & de leur Empereur : & pour cet effet, venoit à grandes journées : dequoy Placidie estant advertie pour empescher que cela ne fut, envoye Artabure sur le chemin, qui le rencontrant à Verceil, luy donna la bataille, deffit son armée, & le mena prisonnier à Ravenne : Et comme si le Ciel eust voulu entierement asseurer d'abord l'Empire de Valentinian, Ætius qui estoit à Rome, attendant les forces de Castinus, & celles des Huns & Gepides, fut pris prisonnier par les partisans d'Honorius, qui le conduisirent à Ravenne, entre les mains de Placidie.
Ce fut en ceste occasion que ceste grande Princesse fit paroistre, que veritablement elle avoit un esprit genereux, & avec beaucoup de prudence : car au lieu de se venger de ces deux grands personnages par leur mort, elle pensa que ce seroit un grand avantage à Valentinian, si elle les luy pouvoit acquerir pour fidelles serviteurs. Quant à Castinus, elle ne l'aymoit pas beaucoup, & luy sembloit qu'avec fort peu de raison, il s'estoit soustrait de l'obeissance de l'Empire ; de sorte que peut-estre luy eust-elle esté plus rude, n'eust esté la consideration qu'elle eust de l'amitié qui estoit entre luy & Ætius, duquel elle sçavoit le jugement, l'experience, & la valeur, & qu'elle cognoissoit pouvoir estre tres-utile à son fils, à cause de la grande creance que les Huns & les Gepides avoient en luy, qui par son conseil avoient fait de grands preparatifs pour entrer en Italie, & desja commençoient de marcher : De plus, elle consideroit que Honorius par ses soupçons luy avoit donné occasion de laisser son service, & pour conserver sa vie, de se retirer parmy ces barbares ; desquels elle redoutoit infiniment les forces, à l'evenement de son fils à l'Empire. Toutes ces choses donc longuement considerées, elle pensa que si elle faisoit punir Castinus elle offenceroit merveilleusement Ætius, pour l'amitié qu'il luy portoit, & qu'au contrairetenant en seure garde Castinus, ce seroit donner occasion à l'autre de faire mieux son devoir, le contregageant presque par la vie de son amy. En ceste resolution elle met en prison Castinus dans l'Hyppodrome, d'où peu de temps apres elle le sortit pour obliger d'avantage Ætius : auquel cependant elle donne toute liberté, luy fait des graces, au lieu de luy donner des chastimens : L'excuse de tout ce qu'il a fait, remettant l'erreur sur les soupçons mal fondez d'Honorius, & ne se contantant point de le remettre en ses premieres charges & offices, elle faict en sorte que Valentinian le fait Patrice, & ayant pris asseurance de luy par sa parole l'envoye general en Gaule, contre les diverses nations qui l'occupoient. Avant que de s'y acheminer pour preuve de sa fidelité, il fait en sorte que les Huns & Gepides, qui s'estoient acheminez pour entrer en Italie, rebrossent chemin, & retournent en Pannonie. Et dés qu'il fut en Gaule, il fait lever le siege d'Archilla, que Thierry fils de Vualia, le bon amy de l'Empire, avoit mis devant, & reduit la place en tresgrande necessité. Puis se tournant contre les Bourguignons, les retient dans les limites que l'Empereur leur avoit données : Et pour les Francs, ne pouvant empescher qu'ils ne fissent quelque progrez souz leur Roy Clodion, pour le moins il leur donna tant de peine qu'ils ne gaignerent en ce temps-là de la Gaule, que fort peu autour du Rhin. Etparce que la Bretagne ne pouvoit resister aux Pictes, quoy que les Romains y eussent fait un grand rempart en forme de muraille, pour deffendre la Bretaigne des courses de ces peuples voisins & ennemis : Il y envoya Galvion, avec la legion qui pour lors estoit dans Paris.
Jusques icy toutes choses arrivoient à souhait à la sage Placidie, & à l'Empereur son fils ; Mais Boniface fut le premier qui commença en se ruinant de faire perdre & l'Affrique & l'Espagne. Ce Boniface estoit gouverneur d'Affrique, & haïssoit infiniment Castinus, & par consequent Ætius. Sçachant de quelle sorte Placidie, les avoit traictez, & le grand pouvoir qu'elle avoit donné à Ætius, le faisant Patrice, & luy remettant la charge des Gaules, il resolut de se soustraire de son obeïssance, & de ceste sorte ne voulut suivant ses commandemens s'en revenir à Rome, dequoy estant fort offencée, elle fit en sorte que Mahortius y fust envoyé avec une forte armée. Quelques-uns soupçonnoient qu'Ætius y usa d'artifice pour le ruiner aupres de Placidie & de l'Empereur, tant y a que Mahortius ayant esté deffait par Boniface, Valentinian y envoya Sisulfus, duquel vous pouvez voir icy le pourtraict souz celuy de Valentinian. J'ay esté curieux de l'avoir tant pour sa valeur & prudence, que pour la fidelité qu'il a tousjours conservée à son maistre, me semblant que ces perfections le rendoient digne d'estremis au rang des hommes plus Illustres. Or ce Sisulphus se saisit d'abord de Carthage, & contraignit Boniface de s'enfuyr en la Mauritanie Cesarienne, où ne se trouvant encor' asseuré, appella Genseric Roy des Vandales, qui pour lors estoit en la Betique. Ce Vandale fut tres ayse de sortir d'Espagne, parce que les Goths souz Thierry leur Roy, ne pouvant s'eslargir en Gaule, à cause d'Ætius, & toutesfois n'ayant assez de terre pour le grand nombre de gens qu'ils avoient, s'estoient en ce temps là, jettez avec une multitude tres-grande de peuple sur la Betique, & tourmentoient de sorte les Vandales, qu'ils ne la pouvoient plus deffendre. Et lors que Boniface offrit à Genseric, de partager l'Affrique avec luy, il estoit reduit à tel point qu'il ne sçavoit de quel costé se tourner. Il prend donc le party que Boniface luy presente. Il quitte la Betique, qui depuis fut tousjours appellée Vandalosie, & passe en Affrique, avec femme & enfants, mais il apprit bien à Boniface que c'est que de se fier aux barbares. Car aussi tost qu'il fut en Affrique, il se saisit de la Mauritanie, & reduit le pauvre Boniface en des montagnes inaccessibles, & puis s'accorde avec les Romains, à condition que ce qu'il avoit osté à Boniface luy demeureroit. Valentinian y consent librement : & pensant que le reste de l'Affrique luy estoit tres-assuré par la paix nouvellement faite avec le Vandale, il retire le vaillant Sisulphus de Carthage pour s'en servir aux occasions qui se presentoient en l'Italie, & en Gaule : Mais Genseric ne luy tint pas mieux sa parolle qu'il avoit faict à Boniface. Car Sisulphus n'est pas si tost en Italie, avec toutes ses legions, que le Vandale se saisit de Carthage, & chassa les Romains de tout le reste de l'Affrique : de sorte que cette grande ville fut soustraite de l'Empire, dix & neuf siecles & demy apres que le grand Scipion l'eut surmontée, & acquise à sa Republique. En ce mesme temps vivoit en une ville d'Affrique, nommée Iponne, un tresgrand & vertueux personnage, tant pour la bonté de ses mœurs, que pour sa profonde doctrine, nommé Augustin, tres-grand amy de Boniface, & qui n'adoroit qu'un seul Theutates : & quoy qu'il fut differant de la religion que nous tenons, si en estoit-il beaucoup plus approchant que les anciens Romains, car il faisoit le sacrifice du Pain & du vin, comme nous, & ne recevoit en façon quelconque la pluralité des Dieux, & sur tout reveroit ceste Vierge qui doit enfanter, à laquelle il y a tant de siecles, que nous avons dedié un autel dans l'antre des Carnutes. Mais pour revenir à nostre discours ; Il sembla qu'en ce temps-là, le grand Dieu voulut changer les peuples d'un païs en l'autre, & principalement en Europe. Car le regne des Vandales print alors commencement en Affrique[.] Celuy des Visigots en Espagne : parce qu'aussi tost que les Vandales en sortirent,ils yentrerent & s'y establirent. Celuy des Anglois, en la grande Bretagne, d'autant que Galvion ayant esté r'appellé par l'Empereur, pour l'envoyer en Affrique : les Pictes, tourmenterent de sorte ce Royaume que les Bretons furent contraincts d'appeller à leurs secours les Sesnes Anglois, qui depuis s'en sont rendus les maistres. Celuy aussi des Francs, qui soubs Clodion avoient franchy le Rhin, & qui bien tost apres soubz Meroüée, s'establirent où ils sont maintenant. Voyla sages Bergeres, comme le Ciel quand il luy plaist, change les regnes, & les dominations.
Or la sage & prudente Placidie qui se sentoit désja surchargée d'un grand aage, & qui avoit esprouvé tant de grandes & diverses fortunes, voyant bien que desormais, elle ne pourroit supporter le faix des grandes affaires qu'elle prevoyoit devoit arriver sur les bras de Valentinian, desira infiniment de le voir marié, comme dés long temps elle avoit resolu avec la fille de son Nepveu Theodoze, qui avoit tousjours eu ceste mesme intention, & fit en sorte que Valentinian s'en alla en Constantinople, où les nopces furent faictes au grand contentement de Theodoze & de Placidie. De Theodoze, parce qu'il voyoit sa fille Imperatrice, qui estoit ce qu'il avoit le plus desiré. Et de Placidie d'autant qu'elle eust opinion que ceste alliance asseureroit d'avantage son fils, contre tousses ennemis, & obligeroit Theodoze de luy donner secours en toutes les occasions qui se presenteroyent comme elle veid avant que son fils revint de Constantinople, parce qu'avec sa fille Eudoxe, il envoya aussi une grande armée pour servir Valentinian en tout ce qu'il auroit affaire.
Voyla, sages Bergers, la vie que vous avez desiré d'entendre, qui à la verité est si plaine de divers accidents, qu'il se peut dire, que Placidie de son temps a esté la butte de la bonne & mauvaise fortune. Car si elle a esté fille, sœur, femme, mere, & tante d'Empereurs, Elle s'est veuë aussi prise par les barbares, & a eu occasion de regretter la mort de la pluspart de ceux qu'elle a le plus aymez. En fin toutesfois nous la pouvons dire heureuse, puis qu'elle est morte en Rome, Mere d'un Empereur, qui l'aymoit & l'honoroit ainsi qu'il estoit obligé, & de plus regrettée de tout l'Empire, pour sa prudence & bonté, car elle mourut presque incontinent que son fils fut revenu en Italie avec sa femme.
Adamas finit de cette sorte son discours, qui fut cause que toute la trouppe admirant la vertu de ceste grande Princesse, jetta plus particulierement la veuë sur elle considerant les traicts de son visage. Mais Alexis qui se ressouvenoit de ce que Silvandre avoit dit de la belle Eudoxe, desireuse de sçavoir s'il avoit oüy raconter cette histoire,comme elle l'avoit apprise de la bouche mesme d'Ursace, ainsi qu'elle avoit commencé de dire à Leonide, lors que Adamas les avoit interrompuës : Elle dit assez bas à la Nymphe, qu'elle fit en sorte que le Berger s'acquittat de sa promesse, qu'aussi bien il estoit tard, & que le sage Adamas ne permettroit pas à ces vieux pasteurs de s'en aller, que le lendemain. Leonide qui desiroit de complaire à Alexis, en tout ce qui luy estoit possible, & qui de son costé estoit bien ayse d'oüyr parler Silvandre, & d'apprendre ces particularitez d'Eudoxe, le somma de sa parole : & parce qu'il s'excusoit sur le peu de jour qui leur restoit, Adamas luy respondit qu'il ne prist pas ceste excuse, parce qu'il ne permettroit que l'on se retirast si tard de chez luy, & qu'il vouloit joüyr de leur compagnie pour tout ce jour. Diamis, Phocion, & Thyrcis en firent quelque difficulté : mais Hylas, fut celuy qui accepta le premier ceste semonce ; & se tournant vers Adamas, luy dit, Que quant à luy, il estoit d'advis que ceux qui s'en vouloyent aller, s'en allassent, & qu'il fust permis de demeurer à ceux qui vouloyent demeurer : & que pour luy il luy promettoit que de bon cœur il luy tiendroit compagnie tant qu'Alexis y seroit. Adamas sousrit des paroles de Hylas, & apres l'avoir remercié de sa bonne volonté, au nom de sa fille, il se tourna versles autres, & les pria, de sorte qu'il leur fut impossible de ne luy obeyr : faisant donc apporter des sieges pour faire asseoir la compagnie, chacun prit place, & Silvandre estant au milieu, commença de parler de cette sorte.
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LE
DOUZIESME LIVRE
DE LA SECONDE PARTIE D'ASTREE.
Puis qu'il vous plaist sage Adamas, & vous grande Nimphe, d'oüir la fortune de la belle Eudoxe, vous me permettrez s'il vous plaist de vous dire comment je l'ay apprise, & par qui je l'ay entenduë, afin que vous adjoustiez plus de foy à mes parolles. Encores que vous me voyez avec ces habits de Berger, & vivre avec la charge d'un petit trouppeau, dans le hameau de ces sages & courtois Bergers : ce n'est pas pour cela que je sçache asseurement d'estre de cette contrée, ny quej'aye esté nourry pour estre Berger. Au contraire l'on a eu tant de soing de moy, que pour me rendre plus honneste homme, j'ay esté nourry en tous les plus beaux exercices où la jeunesse puisse estre employée : si bien qu'il n'a tenu qu'à mon peu d'entendement, si je n'ay beaucoup appris. Pour ce sujet, je fus envoyé aux escolles des Phocenses, Massiliens, où je demeuray jusques à ce que j'eus finy mes estudes. Et parce qu'il y avoit tousjours fort bonne compagnie, lors que nous n'estions point sur nos livres, nous faisions divers exercices. Quelquefois nous assemblant sur le bord de la Mer, nous luittions, nous courions, sautions, ou jettions la pierre : d'autrefois quand il faisoit chaud, nous nagions, chassant de cette sorte le plus que nous pouvions l'oysiveté qui veritablement est la mere des vices. Il advint en Esté, lors que les estudes cessent, & que nous estions moins empeschez à nos livres ; que nous mettant cinq ou six de compagnie, nous fismes resolution de nous baigner, & pour cet effet sortismes de la ville, & prenant le costé de la Ligurie, allions cherchant la pointe d'un rocher qui s'avançoit en Mer, duquel nous avions accoustumé de sauter la teste premiere dans l'eau, & allions bien souvent toucher l'areine de la main, & pour marque en apportions des pongnées sur l'eau : Mais à ce coup quand nous eusmes monté cest escueuil, & que nous commencions de nous desabiller, nous en fusmes empeschés par untourbillon qui survint, & qui peu apres fust suivy de quelques esclats de tonnerre. Incontinent le Ciel se noircit d'une espaisse nuée, & les ondes commencerent de s'eslever si hautes, qu'à peine estions nous asseurez sur cet écueuil, tant les flots rompus hurtoient de furie contre le dos du rocher : c'estoit une chose espouvantable de voir le jour presque changé en nuict, d'oüyr le mugissement de la mer, de sentir l'esbranlement du rocher, par le hurt des ondes. Et bref de considerer le cahos, & la confusion de tout ce grand Element. Et ne faut point douter que la pluye & l'orage ne nous eussent contraints de nous en aller, si quelque bon Démon ne nous y eut arrestez. Nous avions veu que ceste tourmente s'estoit eslevée si promptement que nous pensasmes bien que plusieurs vaisseaux en auroient esté surpris : & parce que le vent poussoit contre nostre bord, nous nous resolumes d'attendre que l'orage fut passé, pour voir si de fortune nous en pourrions point secourir quelqu'un, & toutefois pour nous garentir un peu de la pluïe, nous nous mîmes dans le reply du rocher où nous avions accoustumé de cacher nos habis quand nous nous baignons. L'orage dura plus de deux heures, & lors que nous commencions de nous ennuyer, & qu'il y en avoit de la compagnie qui parloient de s'en retourner, il sembla que le Ciel s'esclaircissoit, & peu apres la pluye cessa. Nous sortismes alors du Rocher, & montant sur le haut de l'Escueuil, jettions la veuë le plus loing que nous pouvions, pour descouvrirs'il y avoit rien sur la Mer. Le vent en fin chassa toutes les nuës, & le Soleil commença d'esclairer, & toutesfois les ondes ne s'abaissoient point, parce que les vents continuoient aussi grands qu'ils avoient esté de tout le jour. Et lors que nous discourions entre nous de la hardiesse des mariniers, & particulierement du premier qui hazarda de se mettre sur les eaux, combien la mer courroucée estoit espouvantable, & que l'homme sage ne s'y devoit jamais fier, Il y eust un de la compagnie qui plus attentif à descouvrir la Mer, qu'à nos discours, parce qu'il se plaisoit de faire des preuves de sa bonne veuë, se leva tout à coup sur les pieds, Et taisez-vous, nous dit-il, il me semble de voir un vaisseau, & mettant la main sur ses sourcils demeura quelque temps sans parler : & lors que nous nous mocquions de luy & de sa veuë, Et bien, dit il, vous verrez promptement si je l'ay si mauvaise, & vous souvenez que voyla deux vaisseaux que le vent rompra contre nostre rocher, si Dieu ne les favorise de donner sur le sable le long de la coste. Nous nous levasmes pour voir s'il disoit vray : au commencement, personne n'appercevoit rien, mais quelque temps apres, il y en eust qui virent quelque chose. Le vent estoit si impetueux, que ces vaisseaux furent bien tost apres, jusqu'où ma veuë se pouvoit estendre : & lors chacun les voyoit à plain. Il n'y avoit plus ny voiles, ny entennes, ny mats : L'orage
HISTOIRE
D'EUDOXE, VALENTINIAN,
ET URSACE.
Vostre desir est trop juste, courtois Silvandre (il avoit apris que je m'appellois ainsi) pour ne luy satisfaire. Car il est tres raisonnable que vous sçachiez à qui vous avez sauvé la vie, & quelle est la condition de ceux qui vous ont tant d'obligation : nous n'eussions tant demeuré à le vous dire, n'eust esté la crainte qu'estant recognus nous ne receussions du desplaisir de quelques ennemis secrets : nous vous prierons donc de n'en faire point de semblant à fin que la peine que vous avez prise à nous sauver ne demeure inutile. Et à fin que nous ne puissions estre escoutez de personne, je vous supplie de pousser la porte, ce qu'ayant fait & m'estant remis en ma place, il reprit la parolle de ceste sorte.
Sçachez donc que Theodose fils de l'Empereur Arcadius, & le petit fils du grand Theodose estant Empereur d'Orient espousa Eudoxe fille du Philosophe Leontius Athenien,Encores que ceste Dame ne fut pas de race tant illustre qu'eust bien requise la majesté d'un tel Empereur, si est-ce que sa beauté & sa vertu estoient telles qu'elles la pouvoient bien encores eslever à une plus haute dignité s'il s'en fut trouvé parmy les hommes. Theodose n'eut qu'une fille d'elle, & parce qu'il aymoit passionnement sa femme, il voulut que sa fille en portast le nom. Elle fut donc appellée Eudoxe, & comme si ce nom eust esté fatal aux belles ceste jeune Princesse dés ses premieres années parvint à une telle beauté, qu'elle surpassa de beaucoup sa mere, & que chacun advoüoit que la nature ne pouvoit rien faire de plus beau ny de plus parfait. En ce mesme temps Placidie ayant quelque mauvaise satisfaction de son frere Honorius s'estoit retirée en Constantinople vers son nepveu Theodose, car elle estoit fille de Theodose le grand, & sœur d'Arcadius : emmenant avec elle ses enfans Valentinian & Honorique, & de fortune j'avois esté donné fort jeune enfant à Placidie, pour estre nourry avec son fils comme plusieurs autres de mesme âge, enfans des principaux Chevaliers & Senateurs de Rome : & lors qu'elle quitta l'Italie j'avois pris une si grande amitié à Valentinian & luy à moy, que l'on ne nous pouvoit separer. Il avint que l'Empereur Theodose ne voyant point d'enfant à son oncle Honorius, resolut de donner sa fille à Valentinian,& le faire Empereur d'Occident, apres la mort d'Honorius. La sage Placidie qui voyoit bien que c'estoit l'avantage de son fils, & le mieux qui luy pouvoit arriver, luy commandoit d'ordinaire de rechercher ceste belle Princesse : mais voyez que c'est que la contrainte en amour : jamais Valentinian ne pût aymer d'amour Eudoxe, quoy que ce fust la plus belle Princesse du monde. Toutefois pour ne desplaire à la sage Placidie ny à son Germain, desquels toute sa fortune dependoit : il se resolut de faindre & de dissimuler : si bien que chacun le creut estre veritablement amoureux, Et pour ce subject il faisoit bien souvent des tournois, dans les Cirques & dans l'Hippodrome où la belle Eudoxe assistoit ordinairement, quoy qu'elle fut si jeune qu'il n'y eust pas grande apparence qu'elle deust prendre garde à l'Amour. Et parce que j'estois nourry aupres de ce jeune Prince, il faut que je confesse que tournant inconsideramment les yeux sur elle, j'en devins de sorte amoureux, que depuis il m'a esté impossible de m'en retirer. Dois-je dire ceste veuë heureuse ou malheureuse pour moy, qui m'a cousté tant de travaux & tant de soing ? Mais comment le puis-je mettre en doubte, puis que jamais personne ne fut plus heureux, ayant conçeu un si genereux dessein, quelque peine & travail que la fortune m'ayt envoyé pour ce subject. Je devins donc serviteur de ceste Princesse, & si Valentinian entroit aux tournois, soubs le nom faint de Chevalier de la belle Eudoxe, je puis dire, que je n'en faisois pas de mesme, estant de sorte espris de sa beauté, & de sa vertu, que mon amour estoit incroyable pour l'aage que nous avions tous deux.
En ce mesme temps, il fut donné une jeune fille des meilleures maisons de Grece à la jeune Eudoxe, pour estre nourrie avec elle. Elle s'appelloit Isidore : & faut avoüer que hormis Eudoxe, il n'y avoit rien en la Cour qui la valust. Valentinian ne jetta pas les yeux plustot sur son visage, qu'il en devint amoureux : Mais elle se trouva si soigneuse de son honneur & de sa reputation, que cognoissant bien ceste affection, & que Valentinian ne la pouvoit espouser, pour les occasions que je vous ay dittes (car chacun sçavoit la volonté de Theodoze) elle ne voulut jamais souffrir sa recherche, s'en deffendant au commencement par les plus douces voyes qu'elle put : mais en fin la rejettant plus rigoureusement, peut estre que la qualité de Valentinian ne meritoit pas. Et quoy qu'il s'y voulut opiniastrer, si traitta-t'elle de sorte avec luy, qu'elle le contraignit de s'en retirer en apparence, parce qu'elle luy jura que s'il continuoit, elle le declareroit à Theodoze, & à Placidie. Ce jeune Prince qui ne vouloit point desplaire à l'Empereur ny à sa mere, cacha si bien ses desirs, que personne ne s'en print garde, que Eudoxe & moy, comme je vous diray. Cependantmon affection alloit croissant sans que ceste jeune Princesse s'en apperceust. Tant que ma jeunesse fut telle qu'il m'estoit permis de la voir sans soupçon, jamais je n'en perdis une commodité, me rendant si soigneux pres de sa personne, qu'elle estoit contrainte de se servir plus souvent de moy que de nul autre de mes compagnons, Et quoy qu'en ce temps là je ne sçeusse presque que c'estoit que l'Amour, si ne laissois-je d'avoir un tres-grand plaisir d'estre aupres d'elle, de la servir, d'en recevoir les commandements, de baiser (lors qu'elle me tendoit quelque chose) l'endroit que sa main avoit touché, ce qu'elle ne voyoit point, ou si elle le voyoit, elle l'attribuoit à civilité. Je me souviens qu'en ce temps là, elle se promenoit un jour dans une gallerie, où il y avoit quantité de belles & rares peintures qu'elle aloit considerant. Entre les autres elle vit un Icare qui tout déplumé se laissoit choir dans la mer. Ursace, me dit elle (c'est ainsi que l'on me nomme) qu'est-ce que signifient ces plumes esparses, & cest homme qui tombe d'enhaut : c'est, luy dis-je, Madame, un jeune homme qui porté d'un genereux courage, ne voulut pas se contenter de voler si bas que son pere, que vous voyez au dessus de luy : & parce que ses ayles estoient jointes avec de la cire, la chaleur du soleil, les fit relacher, & luy n'en estant plus soustenu fut contrainct de tomber comme vous voyez. Vrayement me respondit-elle, il estoit bien inconsideré. Mais luy repliquay-je il avoit uncourage bien genereux. A quoy luy servit-il, me dit-elle, puis qu'il ne le peust garantir de la mort. La mort, luy respondis-je, est peu de chose quand elle laisse une si belle memoire de nous. Et quoy, me dit-elle, vous loüez ceste action ? Je la loüe de sorte, luy dis-je, Madame, que je ne refuseray jamais la mort, pour une semblable gloire. Elle pouvoit avoir douze ans & moy quinze ou seize : âge peu capable encores de ressentir les traits d'Amour ; & toutefois je n'en estois pas exempt ; mais j'avois si peu de hardiesse que je n'avois osé luy en rien découvrir. Et quoy me dit-elle, vous estimez donc bien peu vostre vie ? C'est sans doute, Madame, luy dis-je, qu'il y a plusieurs choses que j'estime beaucoup plus. Et lesquelles entre autres, adjousta-t'elle, car il me semble que quand nous ne sommes plus, tout le reste ne nous touche guere : l'honneur, & l'Amour luy respondis-je. Et qu'est-ce que l'honneur, me dit elle, C'est une opinion, repliquay-je que nous laissons de nous & de nostre courage. Et l'Amour, c'est un desir de posseder quelque chose de grand & de merite. Et c'est pourquoi, Madame, je ne ferois jamais difficulté de mourir en une genereuse action, ny en vous faisant service, en la premiere pour la gloire qui m'en demeureroit en la derniere pour l'affection que je vous porte. Et comment, me dit elle tout' enfant vous avez donc de l'Amour pour moy ? à quoy l'avez-vous reconneu ? Aux effets luy respondis-je, car quand je ne vous vois point je brusle dedesir de vous voir : Quand je vous vois, je meurs de regret de ne vous voir pas assez. Et comment, me dit-elle, vous est survenuë ceste maladie ? & qui en a esté cause ? vos perfections Madame, luy dis-je, & vos beautez m'ont fait ce mal, par la longue demeure que j'ay faict pres de vous. Si j'estois en vôtre place, me respondit-elle, je voudrois y demeurer le moins que je pourrois : Mais n'y a-t'il point de remede pour guerir de ce mal ? Si a, luy dis-je, si vous vouliez m'aimer autant que je vous aime. Comment, dit-elle soudain, en se tournant vers moy, que je bruslasse quand je ne vous verrois point ? En ma foy, Ursace cherchez quelque autre recepte, car pour celle-là, je ne la puis pas faire. Je me suis quelquefois brûlée le doigt, mais c'est une douleur insuportable, & n'attendez point vous dis je encor un coup, d'estre soulagé de moy, par ce moyen : Je n'osay repliquer, parce qu'en la gallerie il y avoit plusieurs Dames & Chevaliers, qui discouroient ensemble, sans toutefois prendre garde à nous, quoy qu'ils y fussent pour accompagner cette jeune Princesse : mais son enfance & ma jeunesse nous permettoient d'estre ensemble sans soupçon, encores que je ne le pensasse pas ainsi.
Depuis elle devint bien plus sçavante lors que l'âge luy enseigna la resolution des doutes qu'elle me souloit faire en son enfance, & en mesme temps, je devins aussi beaucoup plus amoureux, que je ne soulois estre. Valentinian qui avoit dessein sur la belle Isidore faisoit le plus souvent qu'il pouvoit des tournois, parce qu'estant fort adroit, il luy sembloit que c'estoit un bon moyen pour acquerir les bonnes graces de ceste sage fille, faignant toutesfois que ce fut pour la belle Eudoxe. Et parce qu'il prenoit ordinairement de ceux de son aage, & qu'il n'y avoit difference entre luy & moy, que de deux ou trois ans qu'il pouvoit avoir plus que moy, j'estois presque tousjours de sa partie. Et sembloit que la fortune me voulut favoriser, me faisant emporter bien souvent le prix, que tousjours, faignant que ce fut à cause de Valentinian, je portois à Eudoxe : & lors qu'en le recevant, elle me permettoit de luy baiser la main ; O que j'estimois toutes les peines que j'avois eües, le reste du jour bien employées ! Je vivois toutesfois avec tant de discretion, qu'elle ne s'en pouvoit offencer, encores qu'elle eust quelque memoire des discours, que je luy avois tenus : car pensant que ce fussent des imprudences de l'enfance, elle avoit opinion que l'aage m'avoit fait recognoistre ce que je luy devois. La premiere fois qu'elle soupçonna le contraire, ce fut un jour qu'elle s'estoit allé promener de l'autre costé du trajet dans les jardins de l'Empereur. Apres s'estre longuement promenée, elle s'endormit souz un frais ombrage dans le giron d'Isidore : nous estions quantité de jeunes Chevaliers à l'entrée du cabinet, qui discourions, lors qu'uneAbeille se vint poser sur sa levre, & apres l'avoir succée quelque temps la picqua bien fort : la douleur l'eveilla en sursaut, & portant la main sur la picqueure se pleignit du peu de soin qu'Isidore avoit d'elle. Valentinian qui se promenoit par le jardin, accourut au cry qu'elle avoit fait, & voyant qu'elle blasmoit Isidore à fin de reparer la faute qu'elle avoit faite, il luy dit que j'avois une recepte qui la guariroit incontinent, & qu'il en avoit bien souvent veu l'experience sur plusieurs, mais particulierement sur luy, depuis deux jours. Et que faut-il faire luy dit elle. Il dit, respondit Valentinian, quelque parole sur le mal & soudain la douleur cesse. Et lors me demandant s'il estoit vray, je luy dis qu'ouy, & que jusques en ce temps là je n'en avois point failly, & que je ne pensois pas que la fortune me fust moins favorable pour elle que pour tous les autres. Elle se faschoit fort que j'approchasse ma bouche si pres de la sienne, & en me presentant la main, me commanda que j'essayasse dessus. Je luy mets la bouche contre, & soufflant un peu, j'approchay les levres jusque à la peau & la pressay doucement. O Silvandre quel commencement fut celuy-cy ! Elle retire la main, & me dit que c'estoit baiser, & non pas une recette, & ne voulut point le permettre, mais la douleur qui la pressoit la contreignit en fin de me dire que je l'aprisse à Isidore, & qu'elle la luy feroit. Je fusbien commbatu, car je desirois fort d'estre celuy qui approcheroit de ses belles levres, & toutesfois j'estois bien marry du mal qu'elle souffroit. Amour me conseilla de dire d'autres paroles à Isidore, afin que ne la trouvant pas bonne, elle fut contrainte de recourre à moy. Et mon dessein reüssit comme je l'avois proposé, parce qu'ayant murmuré en vain ces fausses paroles, & fait toutes les autres ceremonies, la douleur ne cessa point, Dont Valentinian se moquant, Pensez vous, luy dit-il, ma maistresse, que chascun soit propre à ceste recepte ? je vous jure que je l'ay espreuvée, & que si elle ne vous profite c'est qu'Isidore y oublie quelque chose, & à ce mot ressortant du cabinet emmena avec luy tous les Chevaliers. La douleur augmentoit, & la levre commençoit d'enfler, lors que se tournant vers moy, Par vostre foy dit-elle, Ursace la recette est elle bonne ? Je vous jure luy dis-je Madame, par l'honneur que je vous dois, que je ne le vis jamais manquer, & suis si marry qu'Isidore ne l'ayt sçeu faire, que je n'ay jamais desiré d'estre fille qu'à ce coup, pour vous rendre service. Isidore prenant la parole, Je ne sçay, dit-elle, Madame quelle difficulté vous en faites : mais si vous voyez comme la bouche vous grossit, vous ne voudriez pourquoy que ce fust que le mal passast plus outre. Mais dites moy, Ursace reprit Eudoxe, demeurerez vous long temps à faire vostre recette ? Le moins que je pourray, luy dis-je Madame,& lors m'approchant d'elle, elle se retira à l'endroit le plus obscur du cabinet, comme ayant honte d'estre veuë, & permit forcée de la douleur que je fisse mon enchantement. Fut-il jamais sorcier plus heureux que moy ? Je dis donc les paroles sur sa lévre : mais quand je la pris entre les miennes, & qu'en sucçant je la pressay un peu, J'avouë que si quelqu'un eust peu mourir de douceur, qu'Ursace ne seroit plus. Elle se retire toute rouge de honte, Voyla dit-elle, la plus importune recepte qui fut jamais. Mais Madame, luy dit Isidore, vous a-t'elle soulagée ? Il me semble respondit elle, que j'y recognois quelque amendement. Vostre douleur, luy dis-je, se passera bien tost : mais j'en auray tout le mal, Comment, me dit-elle, vous aurez mon mal ! Oüy Madame, luy respondis-je, les conditions de cette recepte sont telles que celuy qui guerit autruy de ceste sorte, en souffre la douleur. Elle qui ne l'entendoit pas, ou pour le moins faignoit de ne l'entendre ainsi que je disois. Vrayement Ursace me dit-elle, je vous suis trop obligée de m'avoir voulu guerir en prenant mon mal. Madame, luy dis-je si je pouvois aussi bien rendre mien, tout celuy que vous devez jamais avoir, soyez certaine que vous n'en ressentiriez jamais. Mais, dit Isidore en sousriant, si vous aviez autant de bonne volonté, Madame, pour lui qu'il en a pour vous, il faudroit qu'à ceste heure, vous luy fissiez la mesme recepte pour le guerir du mal qu'il apour vous. J'ayme mieux, respondit Eudoxe, luy estre redevable en cecy, que s'il me l'estoit, & puis ce seroit tousjours à recommencer, car il est trop courtois Chevalier, pour me laisser avec le mal qu'il me pourroit oster. Il est vray, Madame, adjoustay-je, & puis mon mal n'est plus en la lévre, il est passé au cœur. Elle entendit bien ce que je voulois dire, quoy qu'elle fit semblant de ne l'avoir point oüy, & sans Isidore qui estoit trop pres de nous, je luy en eusse bien dit d'avantage. Je me contentay donc de ceste ouverture pour ce premier coup. Et depuis je fis tels vers sur cette piqueure.
SONNET.
D'une Mousche sur les lévres de sa Dame endormie.
Cependant que Madame à l'ombre se repose,
Et trompe du Soleil la trop aspre chaleur,
Un petit animal volant de fleur en fleur,
Les douceurs va cherchant dont le miel se compose.
De fortune sa lévre, estant à moitié close,
La fleur representoit la plus vive en couleur,
Lors que cest animal, la voyant par malheur,
Y vole, & la sucçant pensa succer la rose.
Ah, trop sage au faillir, trop heureux à l'oser !
Puis qu'à ta hardiesse on n'a sceu refuser,
Ce qu'on nye aux desirs dont mon ame s'allume.
Mais cette mousche Amour, ravit tout nostre bien,
Que nous reste-t'il plus, puis qu'elle a rendu sien,
Le miel dont s'adoucit toute nostre amertume ?
Je serois ennuyeux, ô courtois Silvandre, si je vous racontois par le menu le commencement & le progrez de mon affection : Je vous diray donques seulement ce qui sera plus necessaire que vous sçachiez. Amour me rendit en fin si hardy, que je me resolus de luy declarer tout ouvertement ce que je ressentois pour elle : Je demeuray long temps à disputer en moy-mesme, si ce seroit de bouche ou par l'escriture, en fin je conclus qu'il valoit mieux le luy dire, que de le luy faire lire, parce que j'avois de long temps apris qu'il faut faire demander par quelque autre ce que l'on ne veut pas obtenir. Outre que je prevoyois bien que la difficulté ne seroit pas petite de luy faire recevoir de mes lettres. Mais, ô Dieux, combien de fois ayant fait ceste resolution m'en revins-je en mon logis, sans y avoir rien advancé ? Le Ciel en fin qui sembloit en ce temps de vouloir favoriser mon dessein, m'en donna une telle commodité.
Il ne faut comme je vous ay dit, que passer le Bosphore, pour aller aux jardins de l'Empereur, scituez toutefois en Asie, en un lieu nommé Calcedoine, qui est si pres de Constantinople, qu'on peut ouyr la voix d'un homme d'un lieu àl'autre. Eudoxe s'alloit promener fort souvent en ces jardins, & toutes les fois qu'il m'estoit permis, je l'y accompagnois avec tant de soing de luy faire quelque service, que quand ce n'eut esté que de luy amasser une fleur en tout un jour, j'estois fort contant de ma journée ; ayant apris des long temps qu'en amour les petits services, s'ils sont en grand nombre font plus d'effet, que ceux qui sont d'importance,[ & ] qui arrivent rarement, parce qu'à ceux-cy on est obligé, si l'on ne veut estre estimé ennemi plustot qu'amy : mais il n'y a rien qui nous pousse aux autres que la seule affection. J'estois donc d'ordinaire avec elle, & me rendois si soigneux qu'elle n'avoit une seule de ses filles, qui fut plus prompte à tous ces petits messages que j'estois. Il advint qu'un jour Valentinian l'avoit suivie en ce lieu, à cause d'Isidore, & parce qu'elle aymoit fort à se promener, & qu'Isidore se trouvoit un peu lasse, elles se separerent ; Eudoxe continua le promenoir, & Isidore entra dans un cabinet, où elle trouva des sieges rehaussez de gazons, & couverts de quelques aix. Elle n'y eust pas demeuré long temps que Valentinian, qui estoit pour lors avec Eudoxe, feignant d'estre las, s'alla asseoir dans le mesme cabinet, Isidore en voulut ressortir, mais il la retint par sa robe : Eudoxe qui s'en prit garde, ne pût s'empescher de sousrire en me regardant, & me semblant que c'estoit une tres bonne occasion pour commencer mon dessein ; je ne la voulus perdre : Je me sousris donc, comme elle, & plye les espaules, me tournant del'autre costé, & alors me demanda que j'avois à sousrire, Je luy respondis tout franchement, que c'estoit de voir que Valentinian la quittat pour aller vers Isidore. Et quoy me dit elle, Ursace, n'en feriez-vous pas de mesme ? Moy, Madame ? luy dis-je, auriez [vous] bien opinion que j'eusse si peu de jugement ? vous le devriez faire, me dit-elle, puis qu'il y a plus d'apparence qu'elle doive estre servie de vous que de Valentinian. Je sçay bien luy dis-je, Madame, que la condition d'Isidore & de moy, m'y devroit plustost convier, Mais j'advoüe que j'ayme mieux faire une contraire faute à celle de Valentinian, comment l'entendez-vous ? respondit-elle, Je veux dire, continuay-je, que plustost que de servir quelque chose d'égal à moy, comme Isidore, j'ayme mieux mourir d'amour, pour ce qui est par dessus moy, comme vous. Comme moy ? reprit incontinent Eudoxe, & que pensez-vous dire, Ursace ? Je pense dire, Madame, luy respondis-je, que j'ayme mieux mourir en vous adorant, que de vivre aymé d'Isidore, & que la grande inegalité qui est entre-nous, ne m'a sceu empescher que je n'aye eu ceste volonté, depuis le jour qu'il me fut permis de vous voir. Je crois, me dit la Princesse, que vous estes hors de vous-mesmes, de me tenir ces propos. Ne le croyez point, luy dis-je, Madame, je ne parlay jamais ny avec plus de verité, ny avec un plus sain jugement. Elle demeura ferme & me regarda entre les yeux, & puis me dit,Est-ce à bon esciant, ou par jeu, que vous me tenez ce langage ? Je jure, Madame, repliquay-je, par le service que je vous doy, que je ne proferay jamais paroles plus veritables, ny d'une volonté plus resoluë, que celles que vous venez d'oüyr, & de plus que ceste extresme affection, dont je vous parle, ne changera jamais, quelque traictement que je reçoive de vous. Je suis marrie, me dit-elle, Ursace, de vostre folie, parce que la longue nourriture que vous avez euë de l'Empereur, mon pere m'obligeoit de vous voir & de me servir de vous d'une meilleure volonté, que de plusieurs autres, dont les merites pouvoient esgaler les vostres. Mais puis que vostre outrecuidance a passé toutes les bornes de la raison, & vous a osté la cognoissance de ce que vous me devez, ressouvenez-vous, que s'il vous advient jamais de me parler de ceste sorte, je vous feray repentir de vostre temerité, & que l'Empereur & Valentinian en seront avertis. Madame, luy respondis-je, si je ne craignois que ceux qui sont en ce Jardin, s'apperceussent de ce que je vous dis, je me jetterois à vos genoux, pour vous demander pardon de l'offence que je vous ay faite, mais estant retenu de ceste consideration, ayez agreable la volonté que j'en ay, & me permettez de vous dire, que les menaces que vous me faictes, pourroient avoir quelque force sur moy, si c'estoit de ma volonté, que ceste affection fut née, mais puis que c'est le Ciel qui m'y force,n'esperez que la crainte de l'Empereur, ny la consideration de Valentinian m'en divertissent jamais. Il est vray que je puis bien me taire & mourir d'amour pour la belle Eudoxe : Et pour preuve de cela, & afin de ne vous ennuyer jamais des fascheuses paroles qui vous ont offencée, je vous jure par le tres-humble service que je vous dois, de ne vous en parler jamais : Mais ressouvenez vous que toutes les fois que je m'approcheray de vous, & que je vous diray, bon jour Madame, ou que seulement je vous feray la reverence, ce sera à dire, Je meurs d'amour pour vous Madame, & vous n'aurez jamais un plus fidelle serviteur que moy. Et quand je prendray congé & qu'en vous salüant je vous donneray le bon soir & me retireray, ce sera autant que si je vous disois : Jusques à quand ordonnez vous que je sois miserable, & combien encore durera vostre rigueur ? Et pour commencer, luy dis je, froidement, vous me permettez de prendre congé de vous, & de vous donner le bon soir. Et à ce mot, je fis une grande reverence, & me retiray, de peur qu'elle ne me deffendit encores ces deux paroles, & toutefois je pris garde qu'elle se tourna de l'autre costé en sousriant. Ce qui ne me donna point une petite esperance.
Or, Gentil estranger, je vesquis depuis ce jour de ceste sorte avec elle, ne luy faisant jamais semblant de tout ce qui s'estoit passé, sinon par le bon jour, & le bon soir, ausquelsquand elle n'estoit point veuë elle respondoit le plus souvent en branlant la teste, comme si elle se fust encores offencée de ce souvenir que je luy donnois. Plus de six mois s'escoulerent que je continuay tousjours de mesme façon, & qu'elle aussi s'oppiniastroit de ne point recevoir mon affection. En fin je vainquis, mais aussi qu'est-ce que ne peut le service & la perseverance d'un amant avisé ? Un matin que Valentinian la conduisoit au Temple, je m'avançay & luy faisant une grande reverence, je luy dis, bon jour Madame, elle alors en sousriant, & se tournant vers moy. Vos bon-jours Ursace, me dit elle, sont receus de bon cœur. O Dieux, pourrois je dire quel fut le contentement que je receus, je proteste, que jamais je n'esperay d'estre si heureux, & moins en ce temps là que l'on parloit du mariage de Valentinian & d'elle, & toutefois j'appris depuis, que ce que je croyois la devoir esloigner de moy, fut ce qui me l'obligea d'avantage, parce que voyant que l'affection qu'il portoit à Isidore s'augmentoit, & que celle qu'il luy faisoit paroistre, n'estoit que pour complaire à l'Empereur ; Elle se resolut de ne l'aymer aussi que pour estre femme d'un Empereur, & de faire estat de mon service, comme Valentinian de l'affection qu'il portoit à Isidore. Je sceus ceste resolution peu apres, car dés la premiere occasion qui se presenta, elle me dit que mon
Cependant que nous vivions de cete sorte Honorius, qui avoit espousé la fille de Stilicon, mourut sans enfans, & parce qu'un Romain nommé Jean, son premier Secretaire, s'estoit fait eslire Empereur, par le moyen de Castinus, & de Ætius, l'Empereur Theodoze qui avoit fait dessein de faire Empereur d'Occident, son cousin Valentinian, l'y voulut envoyer avec sa mere Placidie. Je fis semblant de la vouloir suivre, en ce voyage : mais en effet, je ne desirois rien plus, que de demeurer pour la garde d'Eudoxe, Car encor que le desir de la gloire m'attirat en Italie, l'amour me retenoit en Constantinople, avec des liens qui n'estoient pas foibles, parce que ceste belle Princesse se laissa aller outre son dessein de telle sorte à l'amitié qu'elle m'avoit promise, qu'en fin elle n'avoit pas moins d'affection pour moy, que j'en avois pour elle : Je croy bien qu'elle y fut trompée, & qu'au commencement ellene creut jamais d'en venir si avant, mais je pense sans mentir, que l'Amour a beaucoup de ressemblance avec la mort, & que comme on ne peut mourir à moitié, que de mesme on ne sçauroit aymer à demy. Et lors que j'estois plus en peine de trouver une bonne excuse. L'Empereur reçeut des nouvelles que quelques ennemis avec un nombre infiny de personnes le venoient attaquer du costé de Constantinople : Ces nouvelles convierent plusieurs de demourer, qui autrement eussent esté contraints pour leur devoir, de s'en aller souz la charge d'Artabure, qui conduisoit une forte armée par mer, ayant avec luy Aspat son fils, tres vaillant & heureux Capitaine, comme il fit bien paroistre en la prise de Jean dans Ravenne, & en la delivrance de son pere. Encores que je ne fusse point jaloux de Valentinian, quoy qu'Eudoxe luy fit paroistre de la bonne volonté, sçachant assez que ce n'estoit que pour complaire à Theodose & pour estre Imperatrice : si est-ce qu'ayant apris de longue main, que la doute qu'on fait paroistre de n'estre pas assez aymé, convie les Dames à nous en donner plus de cognoissance, & qu'aussi faindre de la jalousie leur donne bien souvent occasion de redoubler leurs faveurs, je fis semblant d'estre un peu jaloux de Valentinian, & de me rejoüir de son départ, & je fis des vers sur ce sujet que je chantay devant elle, à la premiere occasion qui se presenta. Ils estoient tels.
SONNET
Sur le départ d'un Rival.
Jamais contre les rocs tant de flots amassez,
Escumant de courroux, n'ont blanchi les rivages :
Jamais les bancs couverts n'ont veu tant de naufrages
Que cest esloignement m'a d'ennuys effacez.
Bien-heureux souvenirs de mes soupçons passez,
Maintenant de mon heur asseurez tesmoignages ;
Qu'il est doux au nocher apres de grands orages,
De voir dedans un port ses navires cassez !
Blessé de froide peur dedans la fantasie,
J'ay tremblé mille-fois attaint de jalousie,
Mais en fin son déspart m'a du tout rendu sain.
Heureux esloignement, puisses-tu tousjours estre,
Ou bien s'il s'en revient, Amour fay luy paroistre,
Qu'à son dam il partit, & qu'il retourne en vain.
Je ne vous diray point en ce lieu quel fut le voyage de Valentinian, car vous le pouvez avoir entendu par plusieurs, tant y a qu'apres avoir mis tel ordre aux affaires d'Occident, qu'il jugea estre à propos, il revint en Constantinople, où il fut receu par Theodoze, comme si c'eust esté son fils, & soudain à la solicitation de Placidie, qui estoit demeurée au gouvernementd'Italie, le mariage de la belle Eudoxe fut conclud avec luy. Seroit-il bien possible, que je vous pusse raconter ce que je ressentis en cete occasion ? je ne le croy pas, car je fus de sorte combatu de la crainte & du regret, que sans Eudoxe, il est certain que je ne l'eusse pû supporter. Mais elle qui estoit sage & prudente, encor que de son costé elle fut fort affligée de se voir entre les mains d'une personne qu'elle n'aymoit point, si surmonta-t'elle ce desplaisir avec la resolution. Et parce qu'elle voyoit bien en quelle peine je vivois, elle me donna commodité de parler à elle dans son cabinet, sans qu'autre y fut qu'Isidore, en qui elle se fioit infiniment. Elle estoit assise sur un petit lict, & je me mis sur un genoüil devant elle, ayant dessous quelques carreaux qu'elle m'avoit fait apporter : Et parce que ravy de contentement je ne faisois que la contempler, & luy baiser la main qu'elle m'avoit permis de luy prendre, apres m'avoir consideré quelque temps, elle me parla de ceste sorte. Et bien mon Chevalier, vous plaindrez vous toute vostre vie de moy, & serez vous tousjours en doute de l'amitié que je vous porte ? Ma belle Princesse, luy dis-je, si je n'avois accoustumé de recevoir de vous plus de faveurs que je n'en merite, vous auriez quelque raison de me faire ceste demande, à ceste heure que je reçois celle cy qui veritablement est telle que je ne puis la redire. Mais pourquoy ne me permettez vous de me plaindre de la fortune, qui m'ayant montré le bien qu'elle me pouvoit donner, l'ordonne toutesfois à un autre de qui l'affection le merite aussi peu, que la mienne pourroit estre digne de l'obtenir, si elle le pouvoit estre par un'extreme Amour ? Mon Chevalier, me respondit-elle, vivez content & assuré de ce que je vous vay dire. Tout ce qu'une extreme affection peut obtenir de moy, sçachez qu'Ursace le possede, & ce que vous regrettez qui soit à un autre, croyez moy, mon Chevalier que c'est ce qui se doit donner par devoir & non point par Amour, & cela estant, quelle raison avez vous de vous plaindre de la fortune ? La raison que j'en ay repliquay-je, est aussi grande que l'obligation en quoy vous me mettez, par ceste asseurance, Pourquoy ma Princesse ne me plaindray-je pas d'elle qui ayant voulu favoriser mon affection, m'a toutefois privé de ce qui seul me pouvoit faire parvenir au bien que je desirois ? Ah mon Chevalier, me dit-elle, vous m'offensez. Comment ? vous ne m'avez aymée que pour avoir de moy ce que mon devoir vous refuse ? Et quelle m'avez-vous estimée ? Et comment m'avez vous peu aymer si vous m'avez euë en si mauvaise opinion ? Je ne pus luy respondre voyant comme elle le prenoit, mais avec un grand souspir je m'abouchay sur son gyron, tenant sa main contre ma bouche. Elle qui recognust bien ma peine, me mit l'autre main sur la teste, & passoit ses doigtsdans mes cheveux, & sans me dire mot sembloit d'attendre ce que je luy respondrois. En fin me levant je luy respondis. J'advouë ma belle Princesse, que je vous ayme plus que vous ne voulez, & plus encores que la raison ne veut, mais qui pourroit vous aymer moins que cela ? Je confesse qu'il n'y a raison ny devoir qui puisse mesurer la grandeur de mon affection, & si je vous offence en cela, pardonnez moy en considerant que ce seroit profaner vostre beauté que de l'aymer moins, & pleignez moy qui ayant eu tant de courage me suis trouvé avec si peu de merite. Et toutesfois vostre bonne volonté pourroit suppleer à ce deffaut, si l'Amour avoit un peu plus de force en vous. Je ne vous entens point, me dit-elle, & ne sçay en quoy vous voudriez que mon Amour eust plus de force. O Dieu repliquay-je, qu'il sera bien malaysé que mes paroles vous fassent entendre à mon advantage, ce que l'Amour ne vous a peu faire concevoir ! Je veux dire, ma Princesse, que si l'Amour avoit plus de puissance sur vous, ce debvoir que vous m'opposez en auroit beaucoup moins, & que ce trop heureux Valentinian possederoit ce qu'il recherche, & moy ce que je desire. Ah mon Chevalier, respondit elle, avec un grand souspir, si vous sçaviez ce que je ressens en mon ame, & quelle est la contrainte que je me fais : vous croyriez bien qu'Amour a toute la puissance sur moy qu'il peutavoir sur un cœur. Mais si je vous refuse quelque tesmoignage de ceste puissance, ressouvenez vous quelle je suis née, & à quelles loix ma naissance m'oblige. Si la fortune m'avoit fait naistre d'un Leontin Athenien comme ma mere, je pourrois disposer de moy, aussi bien que de mon affection, mais estant fille d'un Empereur Theodose, petite fille d'un Empereur Arcadius, & ayant pour bisayeul Theodose le grand, ne voyez vous pas que ceste naissance m'astraint pour ne leur point faire de honte, à laisser la disposition de mon corps à ceux qui me l'ont donné : C'est un tribut de l'humanité que de ne voir jamais ça bas chose qui soit entierement accomplie : les grandeurs & les Empires treinent inseparablement ceste contrainte que jamais on ne s'apparie que par raison d'estat, ny vous ny moy ne voyons rien de nouveau, il y a long temps que nous avons préveu qu'il nous adviendroit ce que nous ressentons, & quand je tournay les yeux sur vous, & que je vous aimay, ce fut avec ceste resolution que Valentinian seroit mon mary. Je m'asseure que vous avez pensé la mesme chose, dés le premier jour que vous fistes dessein de m'aymer, & qu'est ce donc qui vous afflige maintenant, & quel accident voyez vous que vous deviez dire inopiné ? Ces mots me toucherent si vivement, fut pour voir une si grande resolution que j'accusois de peu d'amitié, fut pour penser qu'un autre la possederoit, qu'il me futimpossible de lui permettre de parler d'avantage sans l'interrompre. Vous croyez donc, luy dis-je, Madame, que ce soit aymer que de retenir ces considerations ? vous avez opinion que la vraye amour puisse estre subjecte aux loix du devoir ? O Dieux, que vous & moy sommes trompez ! vous qui avez creu d'aymer, & moy qui ay pensé d'estre aimé de vous ; Et là m'arrestant un peu, je repris de ceste sorte, lors que je vis qu'elle vouloit prendre la parolle. Les loix d'Amour, Madame, sont bien differentes de celles que vous vous proposez, & si vous voulez cognoistre, quelles elles sont, lisez les en moy, & vous verrez que comme l'inegalité qui est entre nous ne m'a peu empescher d'eslever les yeux à ma belle Princesse, de mesme ne vous doit elle divertir de baisser les vôtres vers vostre Chevalier, n'y ayant pas plus de difference de vous à moy, que de moy à vous. Et quant à ce que vous m'alleguez de vostre naissance, puis qu'elle est telle que rien ne vous peut relever par dessus ce que vous estes, pourquoy au lieu de tourner vos yeux sur la grandeur, qui ne vous peut estre augmentée, ne les jettez vous sur vôtre contentement, afin que comme vous estes de vostre naissance la plus grande Princesse du monde, vous soyez aussi par vostre choix la plus contente Princesse qui fut jamais. Vous dites que je commançay de vous servir avec ceste opinion, que Valentinian seroit vostre mary. Ah, Madame ! j'advouë, que quand je commançay de me donner à vous, j'eus ceste creanceque je pourrois supporter, mais si depuis mon affection est tellement creuë, qu'il m'est impossible d'y penser sans perdre incontinent toute resolution, que pourrez vous m'opposer que la foiblesse de vostre amitié qui ne s'est point augmentée depuis le premier jour qu'elle prist naissance ? Comment ma belle Princesse, vous refuserez des faveurs à mon affection que vous accorderez à une personne qui ne vous ayme point ! Vous consentirez que ces beautez, qui sans plus doivent estre la recompence, & la felicité d'une parfaite Amour, soient possedées par celuy qui les desdaigne, ou ne les recognoist pas ? comment soufrirez vous ces caresses ? & comment ne regretterez vous point la peine & le cruel desplaisir de vostre Chevalier ? Isidore qui ouyoit une partie de nos discours, & qui desiroit infiniment de nous y favoriser, non pas pour amitié qu'elle me portast, ou pour volonté qu'elle eust de tenir la main à semblables recherches, mais pour l'esperance qu'elle avoit que ceste affection pourroit passer si outre que peut estre elle romproit le mariage de Valentinian, & d'Eudoxe ; Afin de nous donner plus de commodité de parler ensemble, peu à peu se retira dans un arriere cabinet, où en fin elle s'endormit. Je m'en apperceus incontinent, encore que j'eusse le dos tourné contre elle, parce que passant devant les flambeaux qui estoient sur la table derriere nous, je vis son ombre contre la muraille, qui me fit remarquer qu'elle s'en alloit. La Princesse qui s'estoit appuyée du coude contre le chevet du lict, & qui avoit la teste sur la main, ne s'en prit point garde, estant si attentive à ce que je luy disois que malaisément l'eust elle peu voir, encore qu'elle eust passé par devant ses yeux. Et parce que mes dernieres paroles la toucherent fort vivement, elle demeura quelque temps sans me respondre, baissant les yeux contre terre, en fin sans se remuer, apres un grand souspir. Ah, mon Chevalier, me dit elle ! que vos paroles me persent l'ame cruellement, & que les choses que vous me representez me sont difficiles à supporter, mais que puis-je faire ? que puis-je devenir ? si je n'espouse Valentinian, que sera[-ce] que de moy ? & si je l'espouse, ô Dieu, à quel supplice me vois je destinée ! Je vis à ces dernieres paroles que les larmes luy couloient le long du visage, & qu'elle s'estoit tuë, pour ne pouvoir parler de peur que les souspirs ne se meslassent & sortissent au lieu de la voix. Ces pleurs m'esmurent de pitié, mais ils ne me donnerent pas une petite asseurance & n'augmenterent peu mon courage. Je vous confesse, gentil Berger, que je n'eusse jamais esperé de reduire ceste Princesse en cest estat, mais voyant plus d'Amour en elle que je n'eusse creu, je pris plus de hardiesse que je n'eusse jamais pensé. Je m'approche donc d'elle un peu plus que je n'estois, & feignant de luy soustenir la teste contre mon espaule, ma bouche se rencontra justement à l'endroit de ses yeux, au commencement je n'osois les baiser, & faisois semblant que c'estoit par mesgarde, mais voyant qu'elle n'en disoit rien, peu à peu je descendis plus bas & rencontray sa bouche, qu'elle retint longuement sur la mienne, & parce qu'elle ne me faisoit point de deffence, je luy mis une main dans le sein, mais avec tant de transport que je tremblois comme la feüille agitée du vent. Depuis ce temps je me suis trouvé en plusieurs rencontres, en beaucoup de grandes & diverses batailles, & en maints assauts : mais je ne fus de ma vie saisi de telle crainte qu'en ceste occasion. Elle me permit donc encores cette privauté sans m'en rien dire, mais lors que descendant la main un peu plus bas, je la voulus mettre sous la robbe, elle me dit froidement. Que pensez vous faire, mon Chevalier, Isidore vous voit ? Il y a long temps, luy dis-je, ma belle Princesse, qu'elle nous a laissez seuls. Comment, dit-elle, en sursaut, Isidore n'est-elle pas icy ? & se relevant sur le lict. Elle a eu tort, continua-t'elle, de nous laisser seuls de ceste sorte. Et pourquoy, Madame, luy dis-je, nous n'avons point affaire d'elle. Non-pas vous, me repliqua-t'elle, mais si ay-je bien moy : Et si vous m'aymiez comme vous dittes vous seriez content de ce que je vous ay permis, sans me rechercher de chose que je ne puis. Je pensois que la presence d'Isidorevous empescheroit de passer plus outre, que l'honnesteté me peut permettre, & voulois bien que ce fut elle, qui par ce moyen vous en fit la deffence, & non pas moy, à fin de vous laisser avec ceste satisfaction de mon amitié, qu'il n'avoit pas tenu à moy que vous n'eussiez eu toute sorte de preuve de ma bonne volonté, mais puis qu'elle s'en est allée, & que vous ne vous arrestez pas à ce que vous devez, je suis contrainte de vous dire, que si vous voulez de moy, ce qu'il me semble que contre mon honneur vous recherchiez, je le vous permettray, à condition toutesfois que je tiendray un poignard nud en la main, pour incontinent apres m'en donner dans le cœur, & le punir tout à l'instant de ceste sorte, de la faute qu'il m'aura contrainte de commettre ; que si vous ne voulez que je meure, ne me contraignez donc point, je vous supplie, de vous permettre ce que je ne puis ny ne dois faire sans mourir. Il faut advoüer que ces paroles me rendirent de telle sorte confus, que me levant de la place où j'estois & me rejettant à ses genoux, je luy protestay de ne rechercher jamais ny tesmoignage de son amitié, ny soulagement à mes desirs, plus grands que ceux qu'elle venoit de me donner. Si vous le faites, me dit-elle, je vous permettray le reste de ma vie les mesmes privautez que vous avez receuë, & ceste preuve de l'affection que vous me portez me sera agreable, cognoissantque cet Amour outrepassant toutes les limites des plus violentes Amours, s'arreste toutesfois à celle de mon honnesteté. Et à ce mot me prenant par la teste avec les deux mains, elle me baisa pour arres de sa promesse, nous avions fait du bruit, & avions un peu relevé la voix, de sorte qu'Isidore s'esveilla, & parce que la nuit estoit fort avancée, & que les flambeaux estoient presque achevez, Eudoxe l'appella & luy demanda quelle heure il estoit. C'est l'heure, Madame, dit-elle, que je viens de faire un grand sommeil & que chacun dort, sinon vous. Et pensez vous Isidore, dit la Princesse, que Valentinian ne veille pas à ceste heure pour sa Maistresse. Je ne sçay, dit Isidore, ce qu'il fait, mais je sçay bien que si ce n'estoit que pour luy, je serois à ceste heure au lict & dormirois fort bien. Je luy respondis ; C'est bien au lit aussi où il voudroit vous trouver. Et quoy, dit-elle en sousriant, n'en voudriez vous point ailleurs ? La Princesse se mit à rire, & apres luy dit. Et que pensez vous dire, Isidore ? Je pense que vous dormez. Que voulez vous que j'y fasse dit-elle, en se frottant les yeux, Ursace me fera devenir folle. Et parce qu'il estoit tard & que Eudoxe ne se vouloit point cacher de ceste fille, dont l'humeur luy estoit tres agreable, & la prudence fort cogneuë. En se levant de dessus le lict, elle me prit par la teste & me baisa, & s'approchant du feu, elle me commanda de me retirer,ce que je fis : mais non pas sans user du privilege qu'elle m'avoit donné de la baiser, & parce qu'elle prit garde qu'Isidore la consideroit sans dire mot, elle luy dit. Que regardez vous, Isidore ? Je regardois, Madame, dit-elle, si la mouche vous avoit fort picquée. Quelle mouche ? dit la Princesse : La mouche du jardin, dit-elle : car ce Chevalier vous fait souvent la recette de la picqueure, & à ce mot prenant un des flambeaux qui estoient sur la table, elle se mit devant moy pour me conduire par un petit degré dérobé qui sortoit dans la basse court du chasteau, non pas sans qu'Eudoxe ne sousrit de ceste rencontre, & ne luy dit, gardez qu'estant seule avec luy il ne vous face la mesme recette. N'ayez peur, Madame, dit-elle, ceste recette ne vaut rien pour moy, car je ne croy point en paroles.
Voyla en quels termes j'estois lors que Valentinian espousa ceste belle Princesse, qu'incontinent apres il emmena en Italie. Je ne vous dis point les regrets que je fis, ny les desplaisirs que je receus, principalement la nuict de ses nopces, parce qu'ils vous ennuyeroient, & qu'ils furent entierement inutiles, mais ceux de la belle Eudoxe ne furent guieres moindres, à ce qu'elle me dit, & Isidore, qu'elle emmena avec elle quand elle partit de Grece, pour l'extréme confiance qu'elle avoit en elle. A quoy Valentinian ne contraria pas, comme vous pouvez penser. Mais si ceste premiere nuict me fut presque insupportable, Je ne fus pas sans peine à trouver une excuse pour suivre ceste belle Princesse, car j'estois tombé malade du grand desplaisir que j'eus, lors que Valentinian estoit party, & depuis ayant receu ma santé, je demanday congé à l'Empereur de suivre Ariobinde, ou Asila deux grands Capitaines qu'il donnoit à Valentinian, avec une armée, pour l'assister contre l'innondation de ces peuples Barbares, qui de tous coustez se venoient jetter sur son Empire. Mon aage & ma juste requeste obtindrent facilement ce que je demandois, mais le mal-heur ne voulut-il pas que ceste armée s'estoit arrestée en Sicile, & Valentinian ayant passé outre & la belle Eudoxe, Theodose nous contremanda, à cause d'Attila, qui par le moyen des Huns, Alains, & Gepides avoit assemblé un peuple presque infiny, & s'en alloit fondre sur Constantinople. Le commandement du retour ne fut pas plustost porté à Ariobinde, & à Asila, qu'ils receurent presque en mesme temps la nouvelle de la mort de Theodose, qui attaint de peste estoit mort sans fils. Je ne voulus porter ces mauvaises nouvelles à la belle Eudoxe, mais je suppliay Ariobinde qu'il me laissast tenir compagnie à celuy qu'il y envoyeroit, feignant que j'avois un extréme desir derevoir l'Italie avant que de m'en retourner, ce qui me fut aysément accordé. Et partant, nous vinsmes à Naples, & de là à Rome, où je fus receu avec tant de bonne chere que je n'en pouvois desirer d'avantage. Eudoxe ressentit la mort de son pere, comme son bon naturel luy commandoit, & durant le temps que les grands pleurs demeurerent à s'escouler, Valentinian fut averty par quelques personnes que Pulcheria, qui estoit sœur de Theodose, avoit espousé un vieux Capitaine nommé Martian, & qu'elle l'avoit fait eslire Empereur. Ce Martian estoit celuy sur qui Genseric, Roy des Vandales, vit voler l'Aigle quand il le tenoit prisonnier en Affrique, & avec lequel il avoit fait depuis une tres-grande amitié. Et parce que c'estoit un tres-grand Capitaine, & de grande reputation, il contraignit bien-tost Attila de se retirer en Pannonie, où despité contre son frere Bleda, il le fit mourir par trahison à fin de demeurer seul Roy de toutes ces nations Barbares. Quand je fus adverty de l'election de ce nouvel Empereur, & que Attila avoit esté repoussé, je pensay qu'il n'y avoit rien qui me contraignit de partir d'Italie, au contraire la guerre qui s'y faisoit de tous costez, me convyoit avec Amour d'y demeurer. Et lors que j'estois en ces considerations, l'Empereur fut adverty que ce fleau de Dieu Attila,car c'est ainsi que luy-mesme se nommoit, avoit pris la Gaule pour son premier dessein. Et qu'ayant rendu presque sujets par ses armes, Valamer & Ardaric Roy des Ostrogots & des Gepides, il les avoit contraints de se joindre à ses forces composées des Erules, des Alains, des Turingiens, des Marcomancs, & de quelques Francs qui estoient demeurez delà le Rhin en leurs premieres habitations, lors que sous le grand Pharamond ce peuple guerrier s'efforça de passer & d'occuper en Gaule les pays qu'ils tiennent maintenant, & qu'ils commencent du nom de Franc, d'apeller France. Aussi tost que ces nouvelles furent asseurées, l'Empereur r'enforça l'armée du Patrice Ætius, l'un des meilleurs & des plus grands Capitaines Romains, & qui avoit la charge des Gaules. Encores que ce me fut une chose bien difficile que de quitter la belle Eudoxe, si falut-il m'en aller : Et lors que je luy en demanday congé. Pourquoy, me dit-elle, mon Chevalier, voulez vous vous esloigner de moy ? quel sujet vous en ay-je donné ? Avez-vous si peu d'affection qu'elle vous permette de me laisser ? Ma belle Princesse, luy dy-je, si je ne fay ce voyage où tant de jeunesse de cette Cour s'en va, quelle opinion aura-t'on de de mon courage ? pourquoy pensera-t'on que je sois demeuré ? & vous-mesme, que jugerez-vous de moy ? Elle alors en sousriant, Or souvenez-vous, me dit-elle, des raisons que vous ne vouliez point recevoir avantmon mariage, & avoüez que ce mesme honneur qui alors me les faisoit proferer, vous les met à cette heure en la bouche, & que ce que je vous en ay dit, n'a seulement esté que pour vous rendre preuve qu'encores que je contrariasse à vos desirs, je ne laissois de vous aymer autant que vous m'aymez à cette heure, & croyez-le pour faire autant pour moy que je fay pour vous, car je ne doute point que vous ne m'aymiez, encor' que le devoir ait assez de force pour vous faire esloigner de moy. Et lors, en me baisant ; Ressouviens toy, me dit-elle, mon Chevalier, de revenir bien tost, & de m'estre tousjours fidele. Et ne pouvant demeurer plus long temps aupres d'elle, je partis, & m'en veins trouver Ætius, & fis tels vers sur ce sujet.
SONNET,
SUR UN ADIEU :
J'estois pour mon malheur prest à partir des lieux
Où dans le sein d'autruy je me laissay moymesme,
Lors que plein de regret en mes derniers adieux
J'alois contre l'Amour proferant ce blaspheme.
Doncques, cruel Amour, si tu fais qu'elle m'ayme,
Et que je l'ayme aussi cent fois plus que mes yeux,
C'est seulement à fin qu'un regret plus extréme
Nous blesse l'un & l'autre, & nous offence mieux.
Mais quand je pris congé : Souvien toy, me dit-elle,
De revenir bien tost, & de m'estre fidelle.
O tourment bien-heureux guery si doucement !
Content en mon malheur, je fus contraint de dire
Je cognois qu'on peut estre heureux mesme au tourment
Et que le bien d'Amour surpasse son martyre.
Cependant Valentinian, qui estoit infiniment amoureux de la sage Isidore, continuoit sa recherche, mais avec toute sorte de discretion, & pensant que le refus qu'elle faisoit de luy, ne procedoit que de la crainte qui accompagne ordinairement les filles, de ne se pouvoir marier quand on sçait qu'elles ont aymé : Il se resolut de la loger, & apres avoir cherché en sa Cour quelqu'un qui fut propre pour elle, il jugea que Maxime, Chevalier Romain, homme de grande authorité, seroit fort bon : tant parce qu'il demeuroit le plus souvent à Rome, & qu'il luy seroit plus aisé de la voir, que d'autant qu'il estoit fort ambitieux, & que luy faisant de l'honneur, il l'abuseroit facilement. Maxime qui desiroit de se marier, & qui pretendoit tout son avancement de l'Empereur, receut à tres-grande faveur l'offre que Valentinian luy en fit faire, outre que cette Dame estant tres-belle, & de bonne & illustre race, avoit aussi bonne reputation qu'autre qui fut en la Cour. Isidore d'autre costé n'y contraria pas, parce que Maxime estoit des plus riches de Rome, &avoit esté deux fois Consul ; Et l'Imperatrice qui aymoit infiniment cette Dame, fut bien aise de la voir logée dans Rome, tant avantageusement. N'y ayant donc rien qui contrariast à ce mariage, il fut incontinent conclud au contentement de chacun : Mais quand l'Empereur voulut tenter quelques jours apres la volonté de la sage Isidore, il la trouva plus retirée de son amitié qu'auparavant, dont il print un si grand dépit, qu'il resolut de ne se plus arrester aux supplications. Il avint donques qu'attirant Maxime le plus pres de sa personne qu'il pouvoit, il joüoit presque ordinairement avec luy. Un jour Maxime eust le jeu si contraire qu'il perdit tout son argent, & n'ayant plus rien sur luy qu'il pût joüer, que la bague qui luy servoit de cachet, & qu'il portoit tousjours au doigt, il la mit en jeu & la perdit : L'Empereur s'imaginant d'avoir trouvé une tres-bonne occasion pour achever son dessein, feignit d'avoir quelque affaire d'importance, & laissant un des siens en sa place, luy commanda de continuer le jeu sur le credit de Maxime jusques à ce qu'il se fut r'aquité, ce qu'il faisoit en dessein de l'amuser : Cependant il envoye vers la sage Isidore de la part de son mary, & luy commande de venir visiter l'Imperatrice, & pour marques luy montre la bague de son mary. Elle qui creut à ce messager & ne pensant point à cette tromperie, s'y en vintincontinent, mais estant conduite par celuy que l'Empereur y avoit envoyé, au lieu d'aller chez Eudoxe, elle fut menée en des jardins où l'Empereur l'attendoit, luy faisant entendre que l'Imperatrice y estoit. Parvenuë donc en ce lieu retiré, jugez si elle fut estonnée de se voir entre les mains de Valentinian. Elle commence de paslir, & de trembler, l'Empereur qui le recogneut, la prenant par la main, la voulut faire asseoir dans un cabinet qui estoit au milieu du jardin, mais elle refusa d'y entrer, se voyant seule avec luy, toutesfois la prenant par le bras, & usant de force, il l'y porta & poussa la porte sur eux. O Dieux, courtois Sylvandre, quelle devint le pauvre Isidore, voyant un tel commencement ? Elle estoit telle que si elle eut esté conduite au supplice : mais l'Empereur qui pensoit de la vaincre par belles paroles, & qui n'eust jamais pensé qu'un femme luy pût resister, l'ayant assise sur un lit, se mit aupres d'elle, & luy parla de cette sorte. Je ne fay point de doute, belle Isidore, que vous ne trouviez fort estrange la tromperie que je vous ay faite, & que vous n'en soyez estonnée, & peut-estre courroucée contre moy. Toutefois, quand vous considererez l'extréme affection que je vous porte, combien elle a continué, & comme il m'a esté impossible de m'en divertir, soit par les raisons que je me suis plusieurs fois moy-mesme representées, soit par les rigueurs dont vousavez usé contre moy ; vous ne trouverez point cette action si estrange, ny n'en serez point si courroucée contre moy, que prenant pitié d'une personne qui est entierement vostre, vous ne pardonniez cette hardiesse, & me rendiez content avant que de partir d'icy. Toutes choses vous y doivent convier : Premierement l'affection que je vous porte, que vous recognoissez bien telle qu'il n'y a rien qui l'égale, Puis la qualité de celuy qui vous ayme, que je ne representeray point autre que vous la sçavez, & qui est telle, qu'estant Empereur, vous pouvez aspirer à l'Empire, si vous voulez me rendre autant de satisfaction que le merite l'amour que je vous porte : Et en fin la consideration de Maxime ne vous en peut divertir puis que par la bague qu'il vous a envoyée, il fait bien paroistre qu'il n'y consent pas seulement, mais qu'il le desire. Que sera-ce donc, ma belle Isidore, qui me niera le bien que je desire, puis que toute raison le veut ainsi ? Et lors luy mettant la main sous le menton la voulut baiser, mais elle tourna doucement la teste à costé, sans le repousser avec trop de violence, parce que voyant l'estat où elle estoit, & que la force ne luy serviroit de rien, elle resolut de recourre à tous les artifices que la prudence & la ruze luy pourroient mettre en l'esprit : Le repoussant donc doucement avec la main, elle le supplia de l'écouter & de se r'asseoir, & luy qui desiroit sur tout de la vaincre par douceur, luyvoulut bien complaire à ce coup : & lors elle reprit ainsi la parole. Je ne puis nier, Seigneur, que je ne sois infiniment estonnée de me voir seule aupres de vous en ce lieu écarté, & tant contre mon opinion, puis que d'icy dépend la ruine de mon honneur, & la fin de ma vie, mais il n'y a rien qui m'empesche d'estre bien fort asseurée que vous ne ferez rien contre vostre devoir, & contre ma volonté, lors que je considere qui vous estes, & qui je suis, car pour ce qui vous concerne, comment redouterois-je d'estre entre les mains de ce grand Valentinian, fils de ce genereux Empereur Constance, le plus grand, le plus sage, & le plus accomply qui ayt jamais esté apellé du nom de Cesar ? De ce Valentinian, dis-je, qui a eu pour mere cette grande & sage Placidie, l'honneur & le miroir des Dames, & de qui les sages conseils luy ont esté continuez si longuement, & avec tant de profit de tout l'Empire ? Penseriez-vous, Seigneur, que j'eusse peur de vous, de qui la sagesse est cogneuë de tout le monde, de qui la prudence est admirée de chacun, & de qui la justice n'est redoutée de personne ? Il faudroit que j'eusse peu de cognoissance des perfections de l'Empereur si j'entrois en doute de sa preud'hommie pour me voir seule avec luy en ce lieu écarté, sçachant bien que sa puissance n'est pas moindre dans le milieu des ruës & des plus grandes assemblées, qu'elle sçauroit estre icy, & que les occasions qu'ondit estre meres des meschancetez, ne le sçauroient rendre autre qu'il est ; parce que toutes heures & tous endroits luy sont mesmes occasions, puis que sa puissance est egale en tous lieux & en tous temps. C'est pour les foibles & les personnes sujettes aux autres que telles occasions qu'ils nomment commoditez, peuvent estre propres & necessaires, mais nullement pour Cesar, qui peut tout & qui n'a point de borne à sa puissance que sa volonté. Que si ceste volonté, Seigneur, qui limite sans plus vostre puissance, m'est entierement acquise, ainsi que vous me l'avez tant de fois juré, comment pourray je craindre qu'elle s'estende plus outre qu'il ne me plaira ? Non, non, je ne dois point estre estonnée de me voir seule entre les mains de l'Empereur, n'y estant pas d'avantage à cette heure que j'y suis ordinairement : mais j'advoüe bien que je ne puis assez trouver estrange que je sois venuë en ce lieu par le consentement de Maxime, & qu'il ayt servi d'instrument pour m'y conduire, & cela m'offence de sorte contre luy, que jamais son respect ne me divertira de consentir à tout ce que vous voudrez de moy, estant sans doute indigne, ayant si peu d'honneur, d'avoir Isidore pour sa femme : Isidore, dis-je, qui a tousjours vescu de sorte qu'il n'y a rien qui la puisse faire rougir, sinon d'estre femme d'une personne de si peu de merite que de ce deshonoré Maxime, la honte & le vitupere des hommes.Or Seigneur, je ne veux pas demander que c'est que vous voulez de moy, ny à quelle occasion vous m'avez fait conduire en ce lieu ; Ce traistre de qui je voy la bague le sçait assez, & vos discours ne me le font que trop entendre ; mais je vous veux bien supplier tres-humblement d'avoir consideration à ce que je suis, & de vous ressouvenir que c'est qu'une femme qui n'a plus d'honneur, & si vous m'aimez ne veüillez me rendre tant indigne d'estre aymée de ce grand Cesar, de qui le nom est honoré par tout le monde. Ressouvenez vous, Seigneur, que vous foulez sous les pieds l'honneur, & la vie de celle que vous dittes que vous aymez, & qu'en mesme temps vous faites une si grande offence à vostre reputation, que je ne sçay si jamais il vous sera possible de la reparer. Vous dites qu'en vous rendant ceste satisfaction, vous estes tel que je puis pretendre à l'Empire. O Dieux ! & comment ? en jugeriez vous digne celle qui ne merite pas seulement de vivre apres une si grande faute ? Si vous avez ceste bonne volonté, conservez moy telle, que sans honte vous me puissiez faire telle que vous dites, si la fortune veut favoriser vos desseins en cecy, comme elle a desja fait paroistre en tant d'autres occasions. Si vos paroles sont veritables, vous m'aymez, & si vous m'aymez que pouvez vous desirer d'avantage que d'estre aymé de moy ? Mais comment ? pensez vous que je puisse aymerceluy qui me ravit l'honneur que j'ay plus cher que la vie ? Ne precipitez rien, Seigneur, vous avez si longuement temporisé : Il y a si long temps que vous me faictes l'honneur de m'aymer, Vous avez esté vostre maistre jusques icy, continuez encore un peu, & croyez que le Ciel ne vous a point fait de si grandes faveurs, sans vous en vouloir donner de plus grandes. Considerez l'obligation que vous avez à Dieu, qui vous a donné pour pere, Constance, estimé voire presque adoré de tout l'Empire, pour mere, Placidie, la plus sage Princesse qui fut jamais, & lors qu'esloigné de l'Italie, vous y aviez le moins d'esperance, il vous a suscité un parent, qui vous donnant une sage Princesse pour femme, vous a remis un Empire pour son dot : Mais Dieu s'est-il contenté de ceste faveur ? Nullement, Seigneur, il vous a conduit comme par la main, & mis miraculeusement dans le throsne où vous estes : Il vous a fait vaincre Jean, par le jeune Aspar, je dis ce Jean, qui avoit occupé l'Empire : Il a fait surmonter ce vaillant Castinus, par ce mesme Artabure, qui peu auparavant estoit prisonnier de Jean, dans Ravenne : Il vous a remis entre les mains ce prudent & sage Patrice Ætius, par le moyen de ceux qui presque ne vous cognoissoient point : Il vous a deffait de ce Boniface, usurpateur de l'Affrique : Il vous a rendu amy depuis n'aguieres ce redoutable Genseric, Roy des Vandales : Bref que n'a-t'il point fait pour vous, ce grand Dieudont je vous parle, & quelles graces ne luy devez vous point rendre ? Or Seigneur, ce mesme Dieu à qui vous avez toutes ces obligations : c'est celuy là mesme qui maintenant vous voit, & qui regarde quel sujet vous luy donnerez à ce coup de continuer ses graces envers vous, ou bien de vous envoyer des chastimens. Considerez quels miserables accidens, voire quelles tragedies sont autrefois survenues en ce mesme Empire, pour une semblable occasion que celle-cy. O Dieu tout-puissant, jette plustost sur moy ton foudre, & me cache dans le profond de la terre, que de permettre que je sois cause d'esmouvoir ton courroux contre ce grand Empereur, le plus sage, le plus juste, le plus aymé & le plus estimé de tous ceux, qui depuis Auguste ont tenu cet Empire souz leur puissance. Et à ce mot, se jettant à ses genoux, elle continua : Et vous, Seigneur, faites moy plustost mourir, que de me ravir ce qui me peut rendre digne d'estre aymée de vous, & de me faire estre le sujet d'attirer sur vous la haine de Dieu, & des hommes. Monstrez à ce coup que veritablement vous estes Cesar, c'est à dire, Seigneur, & commandez de sorte sur ceste passion, que vous soyez aussi bien invincible à vous-mesme, que Dieu vous a rendu victorieux sur vos ennemis.
Valentinian la voyant à genoux la releva, & touché de ses remonstrances, estoit honteux de ce qu'il avoit fait, & eust bien desiré de ne l'avoir point entrepris : Ses parolles siplaines de veritables raisons, ses pleurs dont elle avoit tout le visage & tout le sein noyé, & la crainte de ce qui en pourroit advenir, avec sa naturelle bonté, luy firent prendre resolution de se surmonter soy-mesme, & de la renvoyer sans la toucher, & en ceste volonté apres l'avoir un peu r'asseurée, il luy promit & jura, que jamais il n'useroit de force : Mais qu'il la supplioit d'avoir consideration de son amitié, & pour le moins de l'asseurer de n'avoir jamais memoire de ce qu'il avoit voulu faire, & que Maxime & Eudoxe venant à mourir, Elle seroit contente de l'espouser. La sage Isidore oyant ces parolles, rassereine son visage, luy jure & promet tout ce qu'il veut, & le supplie de permettre qu'elle s'en aille. A ce mot, Valentinian luy baise la main, & avec un grand souspir, appelle Heracle l'Eunuque, qui estoit celuy de tous ceux de sa Cour, en qui il se fioit le plus, & le conseil duquel il suivoit presque en tout : Cet Eunuque estoit meschant, & n'avoit rien d'aymable, sinon qu'il estoit fidelle, au reste le plus avare, & le plus grand flateur qui fut jamais : C'avoit esté luy qui avoit porté la bague à la sage Isidore, & qui l'avoit conduitte en ce jardin. Et par ce que l'Empereur vouloit que ceste affaire fût la plus secrette qu'il luy seroit possible, il n'avoit pris autre compagnie, que celle de cet homme, auquel il avoit commandé de demeurer dans un arriere-cabinet, pour venir vers luyaussi tost qu'il l'appelleroit. Heracle à la voix de l'Empereur, courut incontinent à luy, pensant qu'Isidore ne voulant de bon gré consentir au desir de Valentinian, il l'appelloit pour luy ayder, mais quand il oüyt le commandement qu'il luy faisoit de la r'amener chez-elle, & qu'il luy eust redit les considerations qui la faisoient renvoyer sans l'avoir touchée. Est-il possible, dit-il, Seigneur, que des parolles vous puissent faire perdre une telle occasion de vous contenter ? Vous arrestez-vous aux belles promesses qu'elle vous fait ? & ne voyés vous pas que ce n'est que la crainte qui en est cause ? & d'effect, vous a-t'elle jamais parlé de ceste sorte, que depuis qu'elle se voit entre vos mains ? Craignez-vous ce que l'on pourra dire, ou de vous, ou d'elle ? De vous c'est sans raison : Car, que peut-on dire pis que de vous publier infiniment amoureux d'une belle Dame ? Et quelle injure est celle-là, ou qui sont ceux qui s'en sont souciez ? Et quant à ce qui la touche, aussi bien n'y a-t'il personne qui (sçachant que vous l'aymez, & que vous l'avez tenuë en ce lieu si longuement sans autre tesmoing, que Heracle,) ne croye que vous en avez passé vostre envie ? & plus vous direz & jurerez le contraire, & moins vous adjoustera-t'on de foy : Que si personne n'en sçait rien, & que la chose soit secrette, comme il ne tiendra qu'à vous deux, qu'elle ne le soit, qu'importera-t'il à sa reputation ? Ce qui ne sera point sçeu, ne luy touche nonplus que s'il n'estoit pas. Et quant à ce qui est de Maxime, ou il sçaura qu'elle a esté icy, ou il ne le sçaura pas. S'il l'ignore, il ne sçaura non plus tout ce que vous ferez, & s'il le sçait, dittes-moy je vous supplie, où est le mary qui ne croiroit tout le pis qui en sçauroit estre, & qui ne penseroit que les protestations contraires de sa femme, ne seroient que des excuses ? Et quant à ce qui est de Dieu, ressouvenez-vous, Seigneur, qu'il sçait bien qu'encores que vous soyez Cesar, vous ne laissez d'estre homme, & cela estant, il excusera aussi bien en vous ceste faute, qu'en tout le reste des hommes : mesmes que j'ay oüy dire à quelques-uns, que s'il ne se resout de pardonner ceste erreur, il peut bien faire estat de demeurer seul dans le Ciel, ou pour le moins sans homme. Ne laissez donc perdre ceste commodité que vous regretterez longuement en vain si elle vous eschappe sans que vous vous en serviez.
La sage Isidore, qui veit que l'Empereur se laissoit emporter aux meschantes persuasions d'Heracle, voulut reprendre la parole pour respondre à ce qu'il avoit dit, mais l'Eunuque qui en eut peur, & qui veit bien que son maistre desiroit, & n'osoit pas user de violence, pour interrompre Isidore, luy dit : Seigneur, n'escoutez point la voix de ceste Syreine, qui ne parle de ceste sorte que contre sa propre intention, & qui pour vous faire croire qu'elle est preude femme, ne desire rien tant qued'y estre contrainte par vous, afin de pouvoir se couvrir ainsi de ceste action ; & croyez que si vous laissez perdre ceste commodité, elle vous mesestimera, & se mocquera de vous, & si vous me le permettez, dit-il, en passant de l'autre costé du lict, vous verrez que je dis vray, & lors voulant mettre la main sur elle, elle luy donna de la main sur la joüe un si grand coup, que le sang luy en sortit incontinent du nez : Mais l'Eunuque qui estoit accoustumé à semblables rencontres, voyant que l'Empereur n'en disoit mot, la print par le haut des manches, & la tirant à la reverse sur le lict, luy lia de sorte les bras, qu'elle ne s'en pouvoit servir. Elle se mit bien à crier, & à faire toute la deffence qu'elle pût, mais tout luy fut inutile, & l'Empereur en eut par l'ayde d'Heracle tout ce qu'il en voulut : Et lors qu'elle estoit en cet estat ; Ah ! Valentinian, luy dit-elle, ressouviens-toy que tu fais un acte indigne de toy, & que je mourray vengée de ceste offence. Mais aussi tost qu'Heracle l'eust laschée, elle se jetta sur luy, & des ongles, des dents & des pieds, le meurtrit en cent lieux, & entre autres endroits luy mit les ongles au visage, dont elle luy deschira une partie de la joüe, & ne luy pouvant plus faire de mal, courut par le cabinet pour trouver quelque arme pour tuer Valentinian, & elle aussi : Mais de fortune il n'y en avoit point. Elle se met donc aux injures, & contre l'un, & contre l'autre, se veuttuer, se frappe le visage ; bref fait des enrageries tant elle estoit transportée. Lors que Valentinian la veid en cet estat, il voulut la consoler, luy demande pardon, accuse l'Eunuque de toute la faute, & luy remonstre que si elle continuë, elle en donnera cognoissance à toute la Cour, qu'aussi bien la chose estoit faicte, & qu'on n'y pouvoit plus remedier, qu'elle excusat l'Amour, qu'elle luy demandat tout ce qu'elle voudroit pour amende de cet outrage : Bref il luy representa tant de choses, qu'en fin outrée de douleur, & de lassitude, elle s'assit sur un siege, tant hors d'elle mesme qu'elle ne pouvoit parler : Valentinian s'approche d'elle, se mit sur un autre siege, continuë ses supplications, & ses remonstrances, & en fin luy declare que son mary n'en sçavoit rien, & luy dit, de quelle sorte il avoit eu ceste bague.
Voyez sage Silvandre, quelle vertu eurent ces paroles en ce genereux courage, l'Empereur luy faisoit ceste declaration, afin qu'elle ne le dist pas à Maxime, & pour luy donner quelque consolation, sçachant que le tout estoit ignoré de son mary : Et au contraire, depuis qu'elle avoit receu cet outrage, le plus grand desplaisir qu'elle eust, c'estoit de penser que son mary y estoit consentant, & ne sçavoir à qui recourre pour estre vengée : Mais quand elle entendit la tromperie que l'on luy avoit faicte, elle en receust une grande satisfaction, esperant d'estre maintenuë& d'en pouvoir faire la vengeance : Et afin de le faire mieux à propos, apres avoir demeuré quelque temps sans parler, elle se contraignit de sorte, que Valentinian jugea qu'elle estoit un peu remise, car luy adressant sa parole, elle feignit d'avoir un grand contentement de ce que Maxime n'en sçavoit rien, & le conjura de ne luy en vouloir rien dire, & garder que ny luy, ny autre ne le sceut, afin que ne pouvant vivre en effect, telle qu'elle devoit estre, elle fut pour le moins en bonne opinion aupres de chacun. L'Empereur qui l'aymoit passionément, & qui sans l'Eunuque n'eust jamais usé de force, le luy promet avec tous les sermens qu'elle veut, & le commande si absolument à Heracle, qu'il ne faloit avoir peur qu'il y contrevint.
Apres avoir r'accommodé sa coiffure, & le reste de son habit, le mieux qu'il luy fut possible, elle se retire chez elle, où elle attendoit la venuë de son mary, que Valentinian trouva encor' au jeu, & qui s'estoit r'acquitté d'une partie de sa perte. La nuict estant venuë, & l'Empereur l'ayant licentié, il revint en son logis, où il ne fut pas plustost, que suivant sa coustume, il alla voir la sage Isidore : elle estoit dans un cabinet toute seule, si couverte de larmes, que quand il la veid, il en demeura tout estonné, & l'ayant supplié de s'asseoir aupres d'elle : Mon mary, luy dit-elle, ne vous estonnez point de me voir en cet estat, j'en ay tant d'occasion que je ne veux plus vivre, mais avant que mourir faictes moy un serment qui me rendra contente à jamais, qui est de venger ma mort. Maxime qui aymoit ceste femme pour sa sagesse, & pour sa beauté, plus qu'il ne se peut croire, voulut s'approcher d'elle, comme de coustume pour la baiser, & sçavoir ce qui l'affligeoit, mais elle se recula, & luy dit : Il n'est pas raisonnable, Maxime, que ce corps soüillé, comme il est, s'approche de vous : Je ne suis plus ceste Isidore, que vous avez tant aymée, & qui n'ayma jamais rien que vous : Je suis (ô amy, que je n'ose plus nommer mon mary,) Je suis une autre femme, que je ne soulois pas estre ! le plus meschant, & le plus grand Tyran qui fut jamais, m'ayant de sorte soüillée, que je ne veux plus vivre, ne meritant pas de vivre vostre femme. Et sur cela, luy raconta tout ce que je viens de vous dire, luy monstrant pour marque de ce qu'elle disoit sa bague, les meurtrisseures qu'elle s'estoit faite, & le sang d'Heracle, qui en la tenant luy estoit tombé dessus. Je serois trop long si je voulois redire les plaintes, qu'elle & Maxime firent ensemble. Tant y a que du tout resolu à la vengeance, il la pria de n'avancer point ses jours, de peur d'irriter Dieu contre elle, & qu'elle pût avoir le contentement de la vengeance qu'il luy promettoit de faire, si grande qu'elle auroit subjet de satisfaction. Et que cependant n'ayant point consenty de la volonté à ceste violence, elle creut qu'il ne la croyoit pas moins chaste, nymoins digne d'estre sa femme qu'auparavant, que pour achever le dessein qu'ils avoient fait il falloit feindre, & qu'elle asseurat Valentinian, de ne luy en avoir rien dit, afin qu'il ne prit garde à luy. Elle le fit de sorte que jamais l'Empereur ne s'en douta, voire mesme luy rendit la bague de son mary, afin de le luy mieux persuader. Et environ ce temps Eudoxe accoucha d'une fille qui fut nommée Eudoxe, comme elle, & l'année apres d'une autre qui eut le nom de son ayeule Placidie.
Cependant nous estions en Gaule, attendant Attila, où Ætius se preparoit de tout ce qu'il jugeoit estre necessaire : Ce barbare ayant ramassé une tres-grande armée, comme je vous ay dit, faisoit dessein d'attaquer Constantinople : Mais voyant que la bonne conduitte de Martian l'empeschoit d'y faire progrez, & qu'il ne pouvoit entretenir la grande multitude de gens qui le suivoient, ny en Pannonie, ny en Germanie presque deserte, à cause des divers passages que tant de nations y avoient faits, delibera de se jetter sur l'Empire d'Occident, desja bien fort esbranlé & dissipé, par tant de peuples qui y estoient venus fondre. A quoy l'assistance que Genseric Roy des Vandales luy promettoit, ne luy servoit pas d'un petit éguillon. Ce Vandale ayant eu la fille de Thierry, Roy des Goths, en mariage, pour Honoric son fils, prit opinion qu'elle le vouloit empoisonner, & souz ce pretexte, luy fit couper le nez, & la renvoya en Gaule, vers sonpere, duquel redoutant le courroux, il pensa estre à propos de se fortifier de l'amitié des Huns, en leur promettant toute sorte d'assistance. Attila qui n'avoit pas moins promis à son ambition, que tout l'Empire d'Occident : ayant renouvellé & remis son armée en bon estat, prit le chemin des Gaules, mais auparavant depesche vers Thierry, pour lors le plus puissant Roy de tous ceux qui les avoient occupées : car il tenoit presque toute l'Espagne, & une grande partie de la Gaule, à sçavoir, depuis les Pirenées, jusques à Loire. Et parce que Attila redoutoit la grandeur de ce puissant Barbare, il luy fait entendre qu'il ne vient en Gaule que contre les Romains, & qu'ils partageront ensemble l'Empire, qui aussi bien s'en alloit tout dissipé. Il en fit de mesme à Gondioc, Roy des Bourguignons, & à ce vaillant Meroüée, Roy des Francs, & successeur de Clodion, fils de Faramond : Et traitta si secrettement avec Singiban, Roy des Alains, qu'il luy promit de tenir son party. Mais Ætius qui a esté l'un des plus avisez Capitaines du Monde, recognoissant sa ruze, la descouvrit à ces Roys, leur fait entendre que quand les Romains seroient deffaits, Attila tourneroit ses forces sur eux, & se les rendroit tributaires comme il avoit desja fait à Valamer, & à Ardaric, & aux autres ses voisins, & que l'amitié de l'Empereur Valentinian leur estoit bien plus necessaire & honorable : Necessaire, d'autant que l'Empire Romain estant si grand, & de silongue main estably, il n'y avoit pas apparence qu'il ne deust se maintenir, & qu'il estoit impossible, que ayant un si puissant voisin pour ennemy, ils pussent dormir d'un bon sommeil en leurs maisons. Que quant à Attila, ce n'estoit qu'un orage, qui estant passé ne reviendroit plus, & qui seroit de sorte mâté, avant que d'arriver jusques à eux, qu'il ne sçauroit leur faire, ny beaucoup de bien, ny beaucoup de mal : Et que l'amitié de l'Empereur leur estoit plus honorable, d'autant que Valentinian estoit un grand Prince, bon, & qui leur estoit desja conjoint d'amitié : Qu'aux Bourguignons il avoit donné leurs habitations où ils estoient, & que l'amitié de Vualia avec Constance, pere de Valentinian, avoit acquis aux Visigots, tout ce qu'ils tenoient en Gaule : Bref, qu'ils avoient desja esprouvé la foy de l'Empire Romain, qui leur devoit empescher d'en douter, au lieu que ce seroit une grande folie à eux de se fier à Attila, de qui l'ambition estoit telle, que violant tout droict divin & humain, il n'avoit pas mesme pû souffrir pour compagnon son frere Bleda, qu'il avoit miserablement fait mourir. Ces remonstrances furent cause que les Francs, les Visigots, les Bourguignons, & les Alains se confedererent avec Ætius contre Attila, qui ayant escoulé quelques années en l'aprest de son armée, s'en vint fondre en fin, avec cinq cens mille combattans sur la Gaule. Les premiers qu'il attaqua, furent les Francs, prenant & razantpresque toutes leurs villes, encores qu'il en eust en son armée, comme je vous ay dit : mais c'estoient de ceux qui n'avoient pas eu le courage de passer le Rhin, avec les premiers qui avoient pris leurs demeures en Gaule, & ruinant & bruslant de ceste sorte toute ceste province, il parvint jusques à une ville des Carnutes, nommée Orleans, où il mit le siege, & l'eust prise sans doute, si les Francs, & Visigots, ne se fussent presentez à luy, avec une telle armée, qu'il fut contraint de s'en aller. Ceste armée, & celle d'Ætius estoit composée aussi bien que celle d'Attila, de diverses nations, entre les autres des Francs, des Visigots, des Sarmates, des Alains, des Armoriquains, des Luteciens, Bourguignons, Saxons, Ribarols, Auvergnats, Heduois, & divers autres peuples Gaulois, avec les Lambrions, jadis soldats de l'ordonnance Romaine, & maintenant alliez & gens de secours. Attila deçeu de son attente, (parce qu'il pensoit que Sigiban Roy des Alains, luy mettroit Orleans entre les mains, y estant avec les siens, mais il fut descouvert) ne sçachant presque s'il devoit combattre ou s'en retourner, se retire jusques en la plaine de Mauriac, où interrogeant ses sacrificateurs, du succez de la bataille, il leur demande quelle en seroit l'issuë. Ils respondent apres avoir veu les entrailles des animaux : qu'il perdroit la bataille : Mais que le principal chef des ennemis y seroit tué, Luy qui creut que ce seroit Ætius, se resout à la donner, nese souciant pas de la perdre, pourveu que ce grand Capitaine mourut, esperant de bien tost remettre une autre armée sur pieds, & n'ayant plus un tel homme en teste, de se rendre incontinent tributaire l'Empire Romain. Il advint donc que le lendemain la bataille se donna : Je pourrois bien vous particulariser tout ce qui s'y fit, car j'estois avec Ætius, aupres duquel je combatis ce jour-là. Mais je serois trop long, & cela ne serviroit de rien à nostre discours ; Tant y a qu'Attila fut vaincu, & contraint de se retirer dans son camp, qu'il avoit fermé de ses chariots. Et parce qu'il avoit opinion qu'on l'y viendroit attaquer, il avoit fait une haute Pyramide de toutes les selles, & bats de son armée, au milieu de ses chariots, en dessein d'y mettre le feu, & de s'y brusler plustost que de tomber entre les mains de ses ennemis. Je le vis ce jour-là, & le lendemain aussi, & l'on recognoissoit bien à sa mine, la vanité qui estoit en l'ame de cet homme : Mais Priscus, Secretaire de Valentinian, & qui fut envoyé en Scythie, vers luy avant qu'il vint en Pannonie, m'a dit qu'il ne veid jamais un homme plus presomptueux ny plus hautain, ayant deliberé de se faire Monarque de tout le monde, & deslors se donnoit le nom de Roy des Huns, des Medes, des Goths, des Danois, & des Gepides : Il prenoit le tiltre de la terreur du Monde, & de Fleau de Dieu, & parce que je luy demanday, si sa taille estoit telle queson courage, il me respondit, qu'il estoit plustost petit que grand, avoit l'estomach large, la teste grande, les yeux petits, mais vifs & luisans, la barbe claire, le nez enfoncé, & la couleur brune, que son marcher estoit glorieux, & monstroit bien l'orgueil de son esprit, & les traits de son visage faisoient bien cognoistre qu'il estoit amateur de la guerre. Qu'au reste, il estoit ruzé, & qu'encores qu'il fut courageux, si n'avoit-il pas accoustumé de combatre de sa personne qu'à l'extremité, se reservant tousjours aux grandes affaires. Que comme il estoit tres-cruel & inhumain à ses ennemis, aussi estoit-il doux & courtois à ceux qui se sousmettoient à luy, ou qui l'ayant offencé, luy demandoient pardon : Ausquels il gardoit la foy inviolablement, & les deffendoit contre tous.
Ce rapport que Priscus fit d'Attila estant de retour à Rome, fut cause qu'Honorique sœur de Valentinian, desira de l'épouser, comme je vous diray. Mais cependant pour retourner à Ætius, il faut que vous sçachiez amy Silvandre, que ce grand Capitaine estant hors du danger où Attila l'avoit mis, cogneut bien qu'il r'entroit en un plus grand : Parce que si les Francs, Bourguignons, & Visigots venoient à recognoistre leurs forces, il n'y avoit point de doute qu'ils pourroient beaucoup offencer l'Empire, & pour un ennemi il s'en voioit tout à coup plusieurs sur les bras. Pour les retenir donc en quelque crainte, il trouva à propos de laisser sauverAttila, pensant que la doute qu'ils auroient d'un si grand ennemy, les retiendroit tousjours unis à l'Empereur : Et parce que Thierry, Roy des Visigots, estoit mort en ceste bataille, & que Thorismonde & Thierry ses enfans, vouloient pour venger leur pere, forcer Attila dans ses chariots, il faignit de les aymer d'avantage qu'il ne haïssoit pas Attila, & leur conseilla de s'en retourner en diligence à Tolose, avec le reste de leur armée, d'autant qu'il estoit à craindre, que leurs freres qui avoient esté laissez, ne s'emparassent du Royaume en leur absence, disant qu'avant la mort de leur pere, ils faisoient désja courre ce bruit : Et qu'à ceste cause il estoit d'advis qu'ils ne diminuassent point plus leur armée, afin que s'ils avoient affaire de gens, ils ne s'en trouvassent dénuez, & que pour les assister en ceste occasion, & en toute autre, il leur offroit toute la puissance de l'Empire. Thorismonde qui estoit d'un naturel assez deffiant, & qui se souvenoit qu'il avoit laissé trois autres de ses freres dans le païs, nommez, Frideric, Rotemer, & Honoric tenant Ætius pour son amy, sans faire plus long séjour, prend le corps de son pere, & s'en va en diligence en Aquitaine, où sans difficulté il est receu, ses freres n'ayant point pensé à ce qu'Ætius luy avoit persuadé. Ces trouppes estant separées de nostre armée, elle demeura si foible, que chacun fut d'opinion qu'il estoit bon de laisser Attila, disant, qu'un Capitaine prudent, doit faire un pont d'or à sonennemy quand il s'en veut aller. Cest ennemy de l'Empire eschappa donc des mains de Ætius de ceste sorte, & quoy que ce grand Capitaine l'eust fait avec une bonne intention : si est ce que depuis l'Empereur le recogneust fort mal.
Or je suivis tousjours Ætius en toutes ces dernieres expeditions, sans que j'osasse partir de l'armée, tant à cause des diverses occasions de combatre qui se presentoient à toute heure, que pour l'expres commandement que la belle Eudoxe m'en faisoit, qui estoit bien ayse de me tenir loing d'elle, de peur que l'ordinaire recherche que je luy faisois, n'emportast quelque chose par dessus son dessein, ou que quelqu'un s'en prit garde. Et Dieu sçait quelle contrainte je me faisois, & combien de fois je me resolus de partir, & mettre sous les pieds toute consideration de devoir & de discretion : mais quand je me representois les exprez commandements qu'elle me faisoit, je ne pus jamais y contrevenir. Je demeuray donc en ceste armée l'espace de douze ans, sur la fin desquels se donna la bataille dont je viens de vous parler, il est vray que durant ce long exil je receus plusieurs fois des lettres d'Eudoxe, par lesquelles elle me continuoit tousjours l'asseurance de ses bonnes graces : Et parce que porté du desir que j'avois de faire quelque chose qui fut digne de l'amitié d'une si grande Princesse, je ne perdis jamais occasionde me signaler, que je ne rendisse preuve de mon courage : j'acquis beaucoup de reputation parmy l'armée, mais plus encores aupres de la belle Eudoxe, qui en estant avertie, par les lettres qu'Ætius escrivoit à l'Empereur, s'en rejouïssoit comme de chose qu'elle sçavoit bien estre faite à son occasion ; & par celle qu'elle m'escrivoit, elle m'en remercioit comme si c'eust esté quelque present que je luy eusse fait. Je me ressouviendray toute ma vie de la lettre que je receus d'elle, apres ceste grande bataille. Elle estoit telle.
LETTRE
D'EUDOXE A URSACE.
Il n'appartient qu'à mon Chevalier, d'estonner ses ennemis de son bras, & ses amis de son courage. Avoir relevé deux fois l'Aigle Romaine abatuë par les Francs, & Gepides : Avoir trois fois en un jour remis à cheval Ætius, presque estouffé par la foule des ennemis, ce sont veritablement des actions dignes de celuy qui doit estre aymé de moy. Mais puis que la fortune a secondé jusques icy vostre valeur ; je vous deffends de la tenter si souvent à l'advenir que vous avez fait par le passé, & vous commande de vous conserver, non pas comme vostre, mais comme mien. Ayez donc soin de ce que je vous donne en garde, & m'en venez rendre conte quand Ætius laissera l'armée ; à fin que comme vous avez participé à ses peines & à ses dangers, vous ayez part aussi, à l'honneur & à la bonne chere que l'Italie luy fera & que je vous prepare.
Durant le temps que j'estois demeuré en l'armée, j'avois fait amitié fort particuliere avec un jeune Chevalier Romain nommé Olimbre, c'est celuy que vous voyez icy. Plusieurs bons offices faits & rendus l'un à l'autre, (comme en semblables lieux les occasions en sont ordinaires) en estreignirent de sorte les nœuds, que jamais depuis il n'y a rien eu qui nous ayt peu separer. Ce Chevalier pour l'amitié qui estoit entre nous, fut depuis tant suporté d'Eudoxe qu'il fut Senateur, Et vous advoüe qu'apres elle, il n'y a rien au monde qu'il cherisse plus que mon amitié, si ce n'est celle de Placidie : Car il faut que vous sçachiez, Silvandre que la bonne volonté qui estoit entre nous, ne nous a jamais peu permettre de nous separer depuis le commencement de nostre cognoissance, si ce n'a esté pour leservice l'un de l'autre. De sorte que me voyant resolu de revenir à Rome, quand Ætius y retourna, il desira de faire ce voyage avec moy ; & d'autant que nous n'avions rien de secret qui ne fut communiqué entre nous, je luy déclaray librement l'affection que je portois à Eudoxe, & la bonne volonté qu'elle me faisoit paroistre, le priant toutesfois de ne luy en point faire de semblant, de peur qu'elle n'en fut offencée contre moy. Ceste declaration fut cause que depuis se rendant familier d'Eudoxe, il prit la hardiesse de regarder Placidie sa fille, & commença de la servir qu'elle n'avoit pas encores plus de douze ans, monstrant en cela d'avoir quelque conformité d'humeurs avec moy : car ce fut presque en mesme aage que je commençay de servir la mere, de qui ceste fille avoit beaucoup de traits. Olimbre estoit plus jeune que moy, n'ayant pour lors plus de vint & sept ans, & moy j'en avois plus de trente & cinq, & la belle Eudoxe environ trente ; toutesfois la difference de l'aage, de luy & de moy, ne fit point d'empeschement ny à la naissance ny à l'accroissement & conservation de nostre amitié, au contraire il me semble qu'elle y estoit presque necessaire pour supporter les imperfections l'un de l'autre, parce que s'il faisoit quelque chose qui me desplust, j'en accusois sa jeunesse, & s'il en remarquoit en moy qui ne luy fust pas agreable, il la supportoit pour le respectqu'il portoit à l'aage que j'avois plus que luy. La belle Eudoxe & moy, prismes bien garde de la naissance de son affection, & que Placidie ne l'avoit point à contre-cœur. Et quoy qu'Olymbre ne fut ny Roy ny Empereur, si est-ce qu'Eudoxe ne s'offencoit point de ceste affection, parce qu'il estoit & de richesse, & de race autant illustre qu'autre qui pour lors fut à Rome ; son pere, ayeul & bisayeul ayant esté Senateurs, & plusieurs fois Consuls : Si bien que pour ces considerations, pourveu que ce ne fut pas devant les yeux de l'Empereur, elle ne s'en soucyoit point, mais plus encores pour l'amitié qu'elle voyoit entre nous. J'ay bien voulu vous dire ces choses avant que vous raconter la reception que la belle Eudoxe me fit, à fin de n'estre contraint d'interrompre plusieurs fois mon discours.
Sçachez donc, courtois Silvandre, que nous en revenant avec Ætius, nous receumes par toute l'Italie tant d'honneur & de remerciments, & le peuple Romain fit de telles acclamations lors que ce grand Capitaine entra dans la ville, qu'encores que l'Empereur ne luy eust pas discerné le triomphe, si sembloit-il qu'il triomphast, fust pour les voix, fut pour la suitte du peuple qui accouroit à la foule de tous costez. Ce qui ne toucha pas un cœur insensible en frappant celuy de Valentinian, car ceste grandeur de courage qui estoit en Ætius, ceste prudence dont ilconduisoit toutes ses actions, ceste loüange que le peuple luy donnoit, & l'honneur que toute l'Italie luy avoit rendu, le rendirent de sorte sopçonneux de la grandeur de Ætius, que dés lors il en conceut une jalousie, qui depuis le fit aisément consentir au mauvais conseil qui luy fut donné. Mais quand à moy qui ne me soucyois guere des affaires d'estat, & qui avois seulement devant les yeux, & en tous mes desseins, l'affection de la belle Eudoxe, dés que je fus arrivé, & qu'en compagnie de Ætius, j'eus baisé la main de l'Empereur, je passay chez l'Imperatrice, où feignant d'avoir à luy dire quelque chose de la part de mon general, je la vis en particulier, & receus tant de bonne chere, que les douze ans d'absence me sembloient bien employez, puis qu'à mon retour je recevois tant d'extraordinaires faveurs. Estant en fin contraint de sortir de son cabinet, pour ne donner cognoissance de ce que nous avions si longuement celé, je m'en allay trouver la sage Isidore, comme celle que j'aymois & honorois le plus, apres Eudoxe ; mais je la trouvay bien changée de ce qu'elle souloit estre, n'ayant plus ceste gaillardise, ny ceste hardiesse dont elle estoit tant estimable. Je luy en demanday la cause, mais ses larmes me respondirent pour elle, & ne peus tirer de ce coup autre responce, dont estant infiniment estonné, je creus, au commencement, que les soucis du mariage, en estoient peut estre cause, ou que son mary luy estoit rude, ou la desdaignoit pour quelque autre, & ceste doute me fit racourcir ma visite, plus que je n'eusse fait, mais quand je remarquay depuis que Maxime l'aimoit & caressoit infiniment, quand je sceus les richesses qui estoient en ceste maison, je perdis l'opinion que j'avois euë, & ne peus imaginer la cause de sa tristesse, qu'un soir, que parlant à la belle Eudoxe, je sceus qu'elle ne venoit plus à la Cour que fort rarement, & qu'elle estoit si changée envers elle, qu'elle n'estoit pas cognoissable. Je me doutay incontinent, non pas de tout ce qui estoit avenu, mais d'une partie, & m'enquerant si l'Amour de Valentinian continuoit, & qu'elle m'eust dit qu'elle n'y avoit point pris garde, croyez, luy dis-je, ma Princesse, qu'il y a quelque mal entendu entre-eux : Et que l'Empereur luy a fait quelque desplaisir, ou le luy a voulu faire, & que cela l'empesche de vous voir si souvent, qu'elle avoit accoustumé, car vous ne l'avez pas esloignée de vous par quelque défaveur. Son mary ne la traitte pas mal, & ses affaires domestiques ne la contraignent pas de vivre de ceste sorte, si bien que la cause doit venir de plus haut. Que si c'estoit quelque maladie du corps, elle paroistroit autrement. Je croy me dit-elle, que vous avez raison, car elle ne me voit jamais qu'elle n'ayt les larmes aux yeux, & quand l'Empereurvient où elle est, je la vois toute changer, & s'en aller le plustost qu'il est possible. Je luy en ay souvent demandé le sujet, mais je ne l'ay peu sçavoir d'elle, & vous me faites souvenir que je l'ay souvent ouy souspirer. Ces considerations furent cause qu'elle me commanda de l'aller trouver de sa part, & de faire tout ce qui me seroit possible pour le descouvrir : J'y fus & y usay de tout l'artifice que je pus, mais ce fut inutilement, n'y cognoissant autre chose qu'une grande animosité contre l'Empereur ; Et lors que je fis ce r'aport à la belle Eudoxe, je l'avertis de feindre qu'elle en eut sceu quelque chose de Valentinian, & que cela, peut-estre, la feroit relâcher : Et il avint comme je l'avois pensé : car un soir estant tous trois dans le cabinet de l'Imperatrice, elle fut tant tourmentée de nous, qu'en fin toute couverte de pleurs, & la belle Eudoxe feignant fort à propos d'en sçavoir une partie, elle fut contrainte de nous avoüer la méchanceté qui luy avoit esté faite, & suivit apres un torrent d'injures contre l'Empereur, & de paroles desesperées, qui émeurent de sorte Eudoxe, qu'elle ne se peut empécher d'accompagner de ses larmes la sage Isidore. J'eus à la verité, compassion de cette honneste Dame, & faut avoüer que si c'eust esté autre que l'Empereur, je luy eusse offert & ma main & mon espée pour venger un si grand outrage ; mais contre celuy que j'avois recogneu pour mon Seigneur, & à qui j'avoistant de fois promis fidelité, & duquel j'avois eu plusieurs bien faits, & receu beaucoup d'honneur, je fusse mort plutost que d'y songer, ny d'entreprendre chose quelconque contre luy, ny contre son estat : Et lors que leurs larmes furent un peu escoulées, & que je peus parler à la belle Eudoxe : Madame, luy dis-je, voicy ce me semble un bon sujet pour me rendre le plus heureux homme qui fut jamais. Et comment ? respondit-elle. Vangez vous, luy dis-je, ma belle Princesse, & des mesmes armes dont vous avez esté offencée, vous ferez trois, voire quatre actions dignes de vous. Premierement vous tirerez vengeance de l'offence que l'on vous a faite, puis vous donnerez quelque satisfaction à vostre chere Isidore, vous chastierez celuy qui a failly, & vous me recompenserez & rendrez le plus content qui puisse estre entre les hommes. La sage Isidore qui n'avoit parlé de long temps empeschée de ses pleurs, se hasta de respondre avant que l'Imperatrice. Madame, dit-elle, se jettant à ses genoux, je vous jure que ceste vengeance seroit la plus juste & la plus grande que je sçaurois jamais recevoir aussi bien n'est il pas raisonnable, que celuy qui recognoist si mal le bien que le Ciel luy à fait, le possede plus longuement, sans compagnon : Il est indigne, Madame, de vous avoir, & vous estes injuste si vous demeurez plus longuement sienne : Le mespris qu'il a fait de vous, la mécognoissancede l'obligation en laquelle l'a mis l'Empereur vostre pere, le deshonneur qu'il a fait à vostre maison, & bref l'outrage qu'a receu ceste miserable Isidore, à qui vous avez fait autrefois l'honneur de vouloir du bien, & que vous avez nourrie : Vous convient d'octroyer à Ursace la demande qu'il vous a faite. Quel mal vous en peut-il advenir ? vous aymez ce Chevalier, il est discret, personne ne le sçaura, & vous vous vengerez doucement d'une injure qui d'autre sorte est irreparable. L'Imperatrice en souriant nous respondit. Je voy bien que les personnes interessées ne sçauroient estre bons juges, vous me conseillez tous deux de me vanger, en m'offençant d'avantage. Si l'Empereur a failly, j'advoüe bien que j'en reçois quelque injure, mais d'autant que je ne dispose pas de ses actions, je n'en suis pas coulpable : or vous voulez que je la devienne, en commettant la mesme faute. Ma Princesse, interrompis-je, il y a bien de la difference, car soyez tres certaine que vous ne m'oyrez jamais plaindre de la force que vous m'avez faite. Je crois cela de vostre bonne volonté, respondit-elle, en baissant la teste, & tournant les yeux de mon costé, & toutesfois si vous vouliez veritablement estre mon Chevalier, vous le devriez faire, puis que ce nom vous oblige plus à conserver mon honneur que ma vie. Pour ce coup, respondis-je, Madame, je le laisseray pour prendre celuy de vostre vangeur,& toutesfois je ne voy pas qu'il y allast de vostre honneur, puis que personne ne le sçauroit, comme Isidore vous a representé. Et si personne, dit-elle, ne le sçavoit, quelle vengeance seroit la mienne, puis que celle qui n'est point sçeuë, ny ressentie, est comme si elle n'estoit pas ? Voyez vous, mon Chevalier, je vous ayme mais comme je doy, & je voudrois bien me vanger, mais sans m'offencer, & puis que cela ne peut estre de ceste sorte, n'en parlons plus & tournons nostre pensée ailleurs. Les sages discours de ceste grande Princesse nous osterent la parole, & nous firent dire d'une commune voix, Qu'elle meritoit de trouver un autre mary que Valentinian, ou Valentinian une autre femme qu'Eudoxe.
Et toutesfois le refus de ceste vangeance, qui peut estre eust contenté l'esprit de ceste Dame offencée, fut cause qu'Isidore, ne laissant jamais son mary en repos, le sollicitoit continuellement à la vanger de l'injure qu'ils avoient receuë. Luy qui ne l'avoit point oubliée, mais qui ne dissimuloit que pour executer son dessein bien à propos, pensoit jour & nuict à ce qu'il avoit affaire. En fin ne voulant une moindre vangeance que la vie de celuy qui l'avoit offencé ; Il jugea que s'il entreprenoit quelque chose contre l'Empereur, les forces qui estoient entre les mains d'Ætius, & l'authorité & prudence de ce Capitaine pourroient le mettre en danger de sa perte, & de celle de ses ennemis.Il creut donc estre à propos d'oster du monde Ætius, à fin que Valentinian estant affoibly de ce costé là, fut apres plus aysé à ruiner. Mais quand il eut pris cette resolution, la difficulté fut de l'executer, par ce que la grande puissance de ce vaillant Capitaine étoit telle que par force mal aysément l'eut on peu offencer, & sa prudence si grande, que la finesse & la ruse étoient bien foibles pour la decevoir : il pensa donc qu'il n'y avoit point un meilleur instrument, que le mesme Valentinian, duquel il cognoissoit l'humeur soupçonneuse, qui se conduisoit par des ames viles & basses, & craignoit les moindres apparances du danger. Il s'adresse à Heracle, qui avoit tousjours porté depuis comme par une secrette punition de Dieu, les marques des ongles d'Isidore, & luy represente, la soupçonneuse grandeur d'Ætius, l'honneur que toute l'Italie luy avoit fait à son retour, les loüanges que chacun luy donnoit, l'Amour que le peuple luy portoit, l'affection des soldats, les richesses qu'il avoit acquises en Gaule, les liberalitez ou plutost prodigalitez envers tous, le credit qu'il avoit parmi les estrangers, les intelligences avec les ennemis de l'Empire : & bref pour confirmer du tout ce soupçon, luy remontre qu'ayant peu deffaire & ruiner entierement Attila, il l'avoit fait sauver & luy avoit donné passage, avec promesse, comme il y avoit apparence, d'estre assisté de luy en son pernitieux dessein : que depuis il s'estoit rendu amy nonseulement des Visigotz & Bourguignons qui étoient desja en Gaule, mais de plus, des Francs qu'il y avoit retenus, & des Vandales mesmes, par le moyen desquels il avoit ruyné les affaires de l'Empire en Affrique, & en Espagne, & par l'entremise des Anglois, ravi la Bretaigne, & par celle des Bretons, presque toute l'Armorique : qu'il ne restoit plus que l'Italie, qu'il auroit desja fait usurper à quelques nations barbares, s'il ne l'avoit reservée à son ambition : Que les apparences en étoient si grandes, que si l'on ne se hastoit de le prevenir, il y avoit beaucoup de danger que l'on n'en ressentit bien tost les malheureux effets. Que quant à luy, il concluoit, que pour le salut de tous, il estoit expedient de ne le bannir pas seulement de l'Empire, mais de tout le monde, d'autant qu'un esprit ambitieux comme celuy-là ne pouvoit estre gaigné ny par douceur ny par force. Heracle qui de son naturel estoit effeminé, & sans courage, & par consequent soupçonneux & cruel, se laissa aysément persuader, que Ætius desseignoit quelque nouvelleté, & que pour luy trancher tous ses desseins il falloit le prevenir. En ceste opinion apres avoir remercié Maxime du soing qu'il avoit de l'Empereur, & du bien public, il s'en alla trouver Valentinian auquel il representa le peril si proche & si grand, que le jour mesme, il fit tuer Ætius par ses Eunuques. Action qui le rendit si mal voulu de chacun, que deslors presque il cessa d'estreEmpereur, n'estant obey que comme Tyran ; & certes il cogneut bien peu de temps apres que Proxime chevalier Romain luy avoit respondu fort veritablement, lors qu'il luy demanda s'il n'avoit pas bien fait de tuer Ætius ; de cela, dit-il, je vous en laisse le jugement, mais je sçay bien que de la main gauche vous vous estes coupé la droite. Car Attila solicité par l'Amour d'Honorique qui luy avoit envoyé son portrait & qui pour estre mal traitée de son frere, desiroit infiniment de sortir de ses mains, & d'espouser ce grand Roy Barbare, & de plus porté de son extresme ambition, voyant Ætius son grand ennemy, n'estre plus, remettant son armée sur pieds s'en vint attaquer l'Italie. Et si furieusement que les premieres troupes des nostres qui s'opposerent à luy, ayant esté deffaites, il ne trouva plus que les villes qui luy fissent teste, & entre les autres Aquiles, qu'en fin apres un siege de trois ans, il prit & démolit jusques au fondement. Ceux de Padouë en ce temps là & quelques peuples nommez Vennetes, venus dés long temps de la Gaule Armorique (lors comme je croy que sous Belovesus un peuple infini de Gaulois passa en Italie) fuyant la furie d'Attila, se retirerent en quelques petites isles de la mer Adriatique, avec leurs femmes, enfants, meubles, & tout ce qu'ils avoient de precieux, où desseicchant les palus, & marais qui y estoient, ils commencerent de se loger, & premierement en un lieu qu'ils nommerent Rialte, voulant dire, comme je pense, rive haute, parce que ce lieu là estoit plus relevé que les autres : & depuis ayant trouvé le lieu commode, s'y sont du tout arrestez, & du nom qu'ils portoient l'ont appellé Venise, & les habitans Venitiens. Incontinent que Aquilée fut destruitte, tous ceux qui se purent sauver, recoururent aux mesmes Isles & Palus, qui estoient à l'entour de Rialte, & edifierent Grade : Ceux de Concorde, Caorly, ceux d'Altine, Vorcelly : Bref ceux de Vincence, de Veronne, de Bresse, de Mantouë, de Bergame, de Milan, & de Pavie, voyant comme ces premiers demeuroient asseurez en ces lieux se resolurent de s'y retirer, & bastissant le mieux qu'ils purent & le plus pres les uns des autres, se lierent d'une si estroitte amitié, que depuis ils n'ont tous fait qu'un peuple, qui pour estre composé de diverses nations n'ont peu s'accorder à l'election d'un Roy, mais pour oster toute jalousie, se sont eux mesmes donné des loix communes, & commencent de vivre en republique, s'estant soustraits & separez de l'Empire. Or ce qui m'a fait vous dire plus au long ce commencement c'est parce que tous les Astrologues qui ont jetté la figure de la naissance de ceste assemblée de gens refugiez, ont dit que jamais republique ne fut fondée en un point plus heureux quecelle-cy. Non pour une grande & fort estenduë domination, mais pour sa longue durée, qui ne sembloit point avoir de fin, sinon lors que toutes les choses qui sont sous la lune, doivent estre changées. Et pour la douceur de la vie, pour les justes loix, & pour les grands personnages qui en sortiroient, fut en paix, fut en guerre : Qu'elle remettroit l'Empire de Constantinople, & luy donneroit des Empereurs, que ses armes se verroient victorieuses par tout l'Orient, & que l'Italie, & tous les Princes d'Occident estant pres d'estre surmontez par quelque grand & dangereux Barbare, seroient rendus victorieux pres de Naupacte, & remis en leurs premieres suretez. Bref, ils promettent tant d'heur, & de felicitez à ces petites Isles, qu'il semble que ce doive estre un jour, le recours de tous les affligez & de tous ceux qui ne trouvent point d'asseurance ailleurs. Et qu'à ceste occasion Dieu ne leur a point voulu donner d'autres murailles que la mer, pour faire entendre qu'elle est ouverte à tous les hommes. Dieu qui dans sa profonde providence dispose toute chose à une bonne fin, sçait luy seul si ces predictions sont veritables, & pourquoy il veut les favoriser de tant de bon-heur : tant y a qu'il se voit beaucoup d'aparence de leur future grandeur, puis qu'à peine tout ce peuple s'y est-il retiré, que desja ces isles ne paroissent plus isles, mais une grande ville r'atachée par uneinfinité de Ponts, & dont les ruës n'ont autre pavé que la Mer, y estant accouru de toutes pars tant d'artisants, & tant de grands personnages, que veritablement dés son origine elle se peut dire admirable.
Mais pour revenir à nostre discours, Apres qu'Attila eut pris Aquilée & ruiné le païs d'alentour, il s'achemina droit à Rome, & ne faut point douter qu'il ne l'eust prise & saccagée, si Valentinian perdu de courage, ne se fut rendu son tributaire, & ne luy eust accordé sa sœur Honorique pour femme : Mais ceste honteuse paix estant faicte, il se retira en Pannonie, où le soir de ses nopces, outré de viande & de vin, s'estant mis au lict, il fut trouvé mort le lendemain : Les uns disent que ce fut d'une perte de sang par le nez qui le suffoqua, d'autres qu'il fut tué par une de ses femmes, tant y a que veritablement il mourut la nuict qu'il se maria ; delivrant par ce moyen l'Empire, & de frayeur & de tribut. Valentinian recognut bien en ceste necessité quelle faute il avoit faicte d'avoir tué Ætius, ne trouvant Capitaine pour opposer à ce barbare, & n'y ayant personne qui se souciast de luy faire service, puis qu'il recompensoit si mal ceux qui luy en avoient rendu le plus. Quant à moy j'eusse eu honte de me trouver en Italie, qui estoit le lieu de ma naissance, & la voir en telle desolation, sans essayer de me perdre avec elle, n'eust esté que par commandement de Valentinian, & par celuy d'Eudoxeaussi, dés qu'Aquilée fut assiegée, je fus envoyé vers l'Empereur Martian, demander secours : mais je le trouvay fort refroidy envers Valentinian, tant à cause de la mort de Ætius qu'il ne pouvoit approuver, que parce qu'Attila luy avoit mandé qu'il ne venoit en Italie, que pour obtenir Honorique, de laquelle il estoit devenu amoureux : Et sçachant que Valentinian s'opiniastroit à la luy refuser, il ne fit pas grand conte de le secourir en ceste necessité, où il luy sembloit qu'il s'estoit reduit par sa mauvaise conduitte & sans raison. Cependant que je faisois ceste poursuitte, je tombay de sorte malade, que chacun me tint pour mort, & mesme il y en eut qui dirent à Eudoxe qu'ils m'avoient veu enterrer. Jugez quel sursaut fut le sien, & quel regret elle eust de ma perte : car je puis dire avec verité, que jamais personne ne fut plus aymée que moy. Elle n'avoit autre soulagement que celuy d'Isidore à qui elle racontoit tous ses desplaisirs, & lors qu'elle en estoit plus en peine, elle receut des nouvelles d'un des miens, qui par mon commandement avoit escript à la sage Isidore, parce que je n'avois eu la force de tenir la plume, ny de voir les lettres. Mon mal fut dangereux, car c'estoit le pourpre, mais beaucoup plus long encores, parce qu'il m'avoit mis si bas que je ne pouvois me r'avoir, & demeuray plus de huict mois de ceste sorte : en fin ayant esté arresté à Constantinople, dix-huict ou vingt mois inutilement, je me resolusde me faire porter dans les vaisseaux qui m'attendoient au port, & m'en vins à Ravenne, où Valentinian s'estoit retiré pour sa seureté, avec Eudoxe, & ce qu'il avoit eu de plus cher ayant abandonné Rome, à toute sorte de violence si la paix ne fut survenuë, comme je vous ay dit.
Estant donc l'Italie r'asseurée de sa peur, & plus encores lors que la mort d'Attila fut sçeuë. Petronius Maxime mary de la sage Isidore, se resolut de faire sa vengeance, luy semblant que toutes choses secondoient son dessein. Il l'avoit retardé, tant qu'Attila avoit esté en Italie, pour la crainte de ce barbare, & qu'il avoit opinion que le peuple mesme ne pouvant supporter ce Prince fayneant, feroit quelque sedition publique, voyant maintenant que ces occasions de crainte estoient passées, & que le peuple avoit supporté avec patience la nonchalance de l'Empereur, il se resolut à l'entiere vengeance, & à ne la plus dilayer. Il avoit une grande auctorité dans l'Empire, par ce qu'il estoit Patrice, & ayant le dessein de se venger, & peut-estre de se faire Empereur, avoit de longue-main acquis l'amitié du peuple & des soldats : de ceux-cy par sa liberalité, car il estoit fort riche, & de ceux-là se rendant populaire, & joignant tousjours sa voix aux requestes qui estoient faites pour la descharge & franchise du peuple, sans esgard du bien du Prince, ny de l'Estat : & pour rendre hay Valentinian de chacun, il le conseilloit secrettement de ne point recompenser les soldats,ny par honneur, ny par bienfaits, & de surcharger de sorte le peuple qu'il n'eust que le moyen de vivre, & non pas d'entreprendre quelque nouvelleté. Et pour mieux parvenir à son dessein, il s'estudia d'agrandir tant qu'il luy seroit possible, les amis du grand Ætius, avec lesquels il se rendit si familier, qu'ils estoient presque d'ordinaire avec luy. L'Empereur n'entroit point en doute de toutes ces choses ; car il sçavoit que Maxime avoit esté d'advis qu'on se deffit de Ætius, outre qu'il y avoit desja si long temps que ce meurtre avoit esté fait, qu'il ne pensoit plus, que quelqu'un en eust encor le souvenir. Et quant à ce qui estoit de la violence faicte à la sage Isidore, il croyoit qu'elle n'en avoit rien dit à son mary, puis que depuis tant d'années il n'en avoit point faict de semblant. Bref, il vivoit si asseuré, qu'il avoit mesme approché de sa personne, les plus grands amys d'Ætius. Ce qu'ayant de long temps consideré le vindicatif Maxime, & ne cherchant que les moiens de contenter la sage Isidore, qui sans cesse luy estoit aux oreilles ; un jour tirant à part Thrasile l'un des plus grands amys du grand Ætius, & qui pour lors avoit charge de la garde de l'Empereur, il sçeut de telle sorte luy remettre devant les yeux la mort de son amy : La nonchalance & le peu de courage de Valentinian, qui n'avoit jamais fait la guerre que de son cabinet, & la facilité qu'il y avoit de s'en venger, qu'il le porta aysément à tout cequ'il voulut : & non contant de la vengeance, & passant plus outre, resolurent d'usurper l'Empire, & que Maxime y estant parvenu, en feroit si bonne part à Thrasile, qu'il auroit subject de se contenter : Ceste resolution estant prise, ils ne tarderent guiere de l'executer : car Thrasile en trouva la commodité telle qu'il voulut, estant d'ordinaire pres de la personne de l'Empereur. Un jour que Valentinian estoit à table, & qu'il mangeoit retiré, Thrasile & Maxime le tuerent miserablement, & l'Eunuque Heracle aupres de luy ; non point tant pour s'estre voulu mettre en deffence, que pour le conseil qu'il avoit donné à l'Empereur, quand la sage Isidore fut forcée. Ainsi mourut Valentinian apres avoir regné trente ans. Si j'eusse esté pres de sa personne, en ceste occasion, il n'y a point de doute que j'y fusse mort, ou que je l'eusse deffendu : car encor' que ce fut une meschante action, que celle qu'il commit contre la sage Isidore ; Si est-ce que ce n'est point au subject de mettre la main sur son Seigneur, & qu'il doit bien essayer par toutes voyes, & par bon conseil de le retirer de son vice : Mais non pas de l'en chastier ; & moins encores d'oster la vie à celuy pour lequel il est obligé de mettre la sienne. J'estois pour lors au sacrifice, avec la belle Eudoxe, où le tumulte fut si grand, qu'elle fut contrainte pour se sauver de la furie du Tyran, de se retirer hors de Rome : Mais il fallut bien tost y retourner. Car Maxime ayantcommis cet homicide, se ressouvint bien qu'il ne faut jamais faire une meschanceté à moitié, & pour ce se trouvant les forces entre les mains par le moyen de Thrasile, & de quelques autres dont il s'estoit acquis l'amitié, & de plus, tres asseuré du consentement du peuple, il se fit incontinent eslire, & proclamer Empereur ; ce qui fut faict sans que personne s'y opposast, pour le trouble en quoy toute la ville estoit. Isidore fut incontinent advertie, & par son mary, & par le bruit commun de la mort de Valentinian : Mais elle luy portoit tant de haine, qu'elle ne le pût croire mort avant que l'avoir veu, elle sort donc de son logis, s'en va droit au Pallais, & voyant le corps sans teste, se lave les mains de son sang, & reçeut un si grand contentement de sa mort, que la joye luy dissipant entierement les forces & les esprits, elle tomba morte de l'autre costé [:] Quant à moy, j'estois comme je vous ay dit, avec la belle Eudoxe, & ne voulus la délaisser en une fortune si estrange. Je l'accompagnay par tout où elle voulut, trop heureux de luy pouvoir faire service, & de lui tesmoigner & mon affection, & ma fidelité.
Vous pourrois je dire amy Silvandre, combien de fois de peur je la tins esvanoüie entre mes bras, combien de fois par mes ardans baisers je r'appellay son ame à moitié sortie de ce beau corps : Et combien de fois je luy noyay le visage & le sein de mes larmes ? La haste que nous avions euë de partir, estoit cause que nous estions presque seuls, & que la nuitnous perdant par les chemins, nous fusmes contraints de nous arrester dans un bois, où cherchant l'endroit le plus caché ; je fis tout ce que je pus, pour amoindrir l'incommodité du lieu sauvage. Elle n'avoit avec elle que ses deux filles, Olymbre & deux jeunes hommes, qui avoient accoustumé de nous suivre ordinairement, & qui furent assez empeschez à garder nos chevaux : de sorte qu'il n'y eust toute la nuict aupres d'elle que ces deux jeunes Princesses, Olymbre & moy. Je me couchay en terre, & elle mit sa teste sur mon estomach, ses filles estoient à ses pieds, qui luy tenoient les jambes, & l'accommodâmes de ceste sorte le mieux que nous pusmes. Nous faisions dessein de nous eschapper d'Italie, & d'aller en Constantinople trouver Martian, parce qu'encores que nous ne sçeussions que Maxime eut tué l'Empereur, (ayant faict faire ce meurtre par Thrasile) si est ce que nous avions sçeu qu'il avoit pris le tiltre d'Auguste, & craignions qu'estant Empereur il ne voulut se venger sur elle, de l'injure reçeuë en la personne d'Isidore. Quoy que ceste nuit fut penible & pleine d'alarmes pour la belle Eudoxe, si avoüray-je n'avoir jamais passé une plus douce nuict, car j'eus continuellement la main dans son sein, & la bouche jointe à la sienne. Amour sçait quels furent mes transports, & combien de fois je faillis de perdre tout respect : Elle le recognut lors que sentant ses deux filles endormies, je voulus couler une main parla fente de sa robe, car me prenant doucement la main, elle joignit sa bouche contre mon oreille, & me dit le plus bas qu'elle put telles paroles. Et quoy mon Chevalier, ne vous semble-t'il point que Dieu soit assez courroucé contre moy, sans que vous attiriez sur ma teste par des nouvelles offences, de nouveaux chastimens ? à ce mot elle se teust, & remit sa teste où elle la souloit avoir, me donnant un baiser, qui me rendit bien tesmoignage qu'elle m'aymoit, & moy apres ceste faveur joignant de mesme ma bouche contre son oreille, je luy dis. Mais, ma belle Princesse, quelle offence seroit-ce, puis que vous n'estes plus à personne qu'à vous-mesme ? Voulez-vous, peut estre, que j'attende que vous soyez encore à quelqu'un qui vous possedera devant mes yeux ? est-il possible que vous-vous reserviez de ceste sorte pour ceux qui ne vous aymerent jamais ? Elle alors haussant la bouche contre mon oreille. Mon chevalier me dit-elle, n'offençons point Dieu, ny mon honneur, & pour vous asseurer de la doute où vous estes, reçevez le serment que je vous fais. Je vous jure, Ursace, par le grand Dieu que j'adore, que je n'espouseray jamais homme que vous, & si ce que j'ay esté me permettoit de pouvoir disposer librement de moy, je vous prendrois dés à ceste heure pour mon mary : Mais je veux croire que vostre amitié est telle que vous ne voudriez pas, qu'ayant esté Imperatrice, je vesquisse d'autre sorte, & tinsseun moindre rang : peut estre que la fortune disposera de sorte de vous, que je pourray vous contenter avec honneur, & lors plaignez vous de moy si j'y faux. Cependant vivez avec ceste satisfaction, que je n'espouseray jamais personne si ce n'est vous, & pour asseurance de ce que je vous jure, recevez ce baiser : Et lors joignant sa bouche à la mienne, elle demeura long temps collée dessus. Si ceste assurance me fut agreable, & si je receus ce serment de bon cœur, jugez le gentil estranger, puis que je n'avois jamais rien desiré avec tant de passion. Je luy respondis donc de ceste sorte. Ma belle Princesse je reçois ceste promesse avec tant de remerciemens, & d'une si bonne volonté qu'en eschange je me donne entierement à vous, & vous proteste que jamais je ne contreviendray à ceste donation : Mais permettez-moy aussi de jurer par ce grand Dieu, devant lequel vous m'avez fait ceste promesse, que si jamais il advient que par vostre volonté ou autrement, quelqu'un vous possede en qualité de vostre mary : Je le feray mourir avec la mesme main que maintenant vous tenez entre les vostres, sans que vous en puissiez estre offencée contre moy, ny que vous diminuyez l'amitié que vous m'avez promise. Elle alors s'abouchant à mon oreille. Je ne le vous permets pas seulement, me dit-elle, mais je vous croiray pour traistre, & deffailly de cœur, si vous ne le faictes : Et à ce mot, elle se remit comme elle estoit, &passâmes la nuict comme nous l'avions commencée. Mais helas ! je ne joüys pas long temps du contentement d'estre seul aupres d'elle, ny mon amy non plus, d'estre auprés de Placidie, car le lendemain ce Tyran Maxime voyant qu'Eudoxe & ses deux filles s'estoient sauvées, envoya de tous costez pour nous attraper, & dépescha tant de gens, qu'en fin nous fusmes rencontrez & ramenez vers luy quelque deffence qu'Olymbre & moy pussions faire : qui apres avoir esté blessez en divers lieux, mais moy beaucoup plus qu'Olimbre, fûmes en fin emportez vers ce Tyran, qui ne se contentant pas d'avoir tué Valentinian, & usurpé l'Empire, voulut encores pour une entiere vengeance, ou plustost pour rafermir son usurpation, & luy donner quelque couleur, espouser la belle Eudoxe. O Dieux ! que ne fit elle point pour s'en empescher ? mais, ô Dieux, que ne ressentis-je point ? J'estois de sorte blessé que je ne pouvois sortir du lict, & entre les coups que j'avois, j'estois tres-mal d'une jambe & du bras droit : Si bien que je ne me pouvois ayder ny de l'un ny de l'autre ; En fin le Tyran voyant que Eudoxe n'y vouloit point consentir de sa volonté, usa d'une si grande violence que dix ou douze jours apres la mort de Valentinian, il contraint Eudoxe d'estre sa femme. Je sçeus ces nouvelles par Olimbre, qui estoit desja presque guery, & qui ne bougeoit le plus souvent du chevet de mon lict. Et lors que nous ne sçavions que juger de ceste action, & que nous estions presque en doutequ'il n'y eust du consentement de ceste Princesse, je reçeus une de ses lettres qui fut telle.
LETTRE D'EUDOXE A URSACE.
Si Eudoxe n'est miserable, il n'y en eust jamais au monde : Je suis entre les mains d'un Tiran, qui me force à des injustes nopces. J'appelle le Dieu qui a oüy les sermens que je vous ay faits pour tesmoing que je n'ay consenti ny ne consentiray jamais à sa volonté : & que je vous somme de la promesse que vous me fistes en mesme temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que vous & moy avons d'occasion de nous douloir de la fortune, qui m'a laissé assez de vie pour me voir entre les mains de celuy qui me ravit tant injustement des vostres ; & que particulierement j'en auray de vous accuser de faute d'affection, si vous ne me tenez mieux parole que je ne la vous tiens, puis que le desastre le veut ainsi.
Que n'eusse-je point entrepris si la force eut égalé ma volonté ? ou seulement si mes blesseures me l'eussent permis : Mais helas ! j'estois en estat que malaysément eusse je pû faire mal à autruy, puis qu'il me fut impossible de m'en faire à moy-mesme, lors que pour ne veoir Eudoxe possedée par ce Tyran, je voulus me mettre le fer dans l'estomach.Et peut-estre en fin j'y fusse parvenu sans mon cher Olymbre, qui plus soigneux de moy, que je ne vous sçaurois dire, s'en prenant garde, m'ostoit toute sorte de moyen de me pouvoir offencer. Et puis me representoit tant de raisons pour me divertir de mon dessein, qu'en fin il me retint en vie, jusques à ce que huict ou dix jours apres ces injustes nopces, je vis entrer dans ma chambre, la sage & belle Eudoxe : Elle avoit obtenu ceste permission de Maxime, luy disant, qu'il estoit bien raisonnable qu'elle me veid en mon mal, puis que pour la deffendre, j'avois esté blessé de ceste sorte : luy qui la vouloit gaigner par la douceur, s'il luy estoit possible, & qui n'avoit point de soupçon de moy, tant nous avions vescu discrettement par le passé, & tant Isidore avoit esté discrette & fidelle à sa maistresse. Elle vient donc me voir, & feignant qu'il ne falloit pas que beaucoup de personnes entrassent dans ma chambre, elle laissa toute sa suitte dans une anti-chambre, & ne mena avec elle que Placidie la petite Princesse, sçachant bien qu'Olymbre l'entretiendroit & l'empescheroit de prendre garde à ce que nous dirions. Elle s'approche donc de mon lict, & s'assit au chevet, & chacun s'estant retiré, elle voulut parler : mais elle demeura long temps sans le pouvoir faire. En fin voyant que les larmes me sortoyent des yeux, & que je ne pouvois proferer une parole, tournant sa chaire contre le jour,(parce qu'elle n'avoit voulu passer dans la ruelle) elle se couvrit, & par son ombre me cacha presque entierement, de peur que ceux qui me servoient ne pussent remarquer nostre desplaisir. Nous demeurasmes encor quelque temps de ceste sorte sans dire mot : Mais ayant repris un peu de resolution, je luy dis en fin ces parolles. A ce que je vois Madame, il n'y a personne qui ait perdu en ceste fortune, que Valentinian, & Ursace. Luy se voyant ravir la vie, son Empire & sa femme : Et moy, les bonnes graces d'Eudoxe. Mais combien est plus douce la perte qu'il a faite, puis que mourant il a perdu tout le ressentiment de son mal, au lieu que la vie m'est seulement demeurée pour ressentir mieux le mien, & pour me pouvoir dire le plus malheureux de tous les hommes qui vivent. Elle me respondit, premierement avec des larmes, qu'elle ne put retenir, & puis avec telles parolles. Vous aussi mon Chevalier, vous-vous aydez à me donner de la douleur ; & au lieu de soulager, & de plaindre mon mal, vous l'augmentez par vos reproches ? Et bien puis que vous en avez le courage, j'avoüe que je merite d'estre traittée de ceste sorte, & que le Ciel ny vous, ne sçauriez augmenter mes ennuis : car tout ce qui me reste à souffrir, qui n'est plus que la perte de ma vie, ne me peut estre que soulagement, puis que je cognois qu'Ursace ne m'ayme plus. O Dieu, m'écriay-je tant haut que je pus !transporté de l'offence que ces parolles me faisoient, & fus bien marry de m'estre escrié si haut, car deux ou trois personnes accoururent pour sçavoir que je voulois, ausquels je respondis que c'estoit un eslancement que j'avois senty en la blesseure de mon bras, & que cela estoit passé, ils me respondirent qu'il ne falloit point remuer, de peur d'efforcer le nerf, qui estoit un peu offencé, & lors s'estans retirez je repris ainsi la parolle. Comment, Madame, Ursace ne vous ayme plus ? vous le pouvez dire sans rougir ? & vous ne craignez point que le Ciel vous punisse de l'outrage que vous me faictes ? Ursace ne vous ayme plus Madame ? & depuis quand avez vous recognu ce changement en luy ? Est-ce devant que Valentinian soit mort ? vous m'avez escrit le contraire, & vos lettres en feront foy en terre, & l'ame de la sage Isidore aux Cieux. Est-ce depuis sa mort ? les promesses que vous m'avez faictes, (dont vous avez eu si peu de memoire,) & celles que vous avez receuës de moy, (desquelles je me souviendray bien mieux que vous,) vous reprocheront que cela n'est pas. Mais ce sera peut-estre depuis l'outrage que vous m'avez fait, en vous donnant à ce cruel Tyran. S'il est ainsi, ç'a donc esté pour avoir veu que j'aye pû vivre, apres avoir receu de vous une si grande offence ; Mais de cela vous en devez accuser Olymbre, qui m'en a osté tous les moyens, & qui m'a faict entendre que vous le vouliez & me le commandiez ainsi. Que si la vie qui m'est demeurée, vous a donné ceste creance, je la vous feray perdre, aussi tost que je seray en estat de recouvrer un fer pour me le planter au cœur : Car aussi bien le veux-je punir, cét inconsideré qu'il est, de vous avoir aymée, & d'avoir esperé que vous l'aymeriez aussi constamment que luy. Et si vous me voulez rendre quelque preuve, non pas d'amitié, (car je n'en espere plus de la femme de Maxime :) Mais de compassion seullement : Et quelle compassion dois-je attendre de la femme d'un Tyran ? quelque recognoissance donc de n'estre pas entierement ingrate, donnez-moy vous-mesme le fer, que je ne puis si promptement recouvrer, à fin que je vous fasse voir que c'est la force, & non la volonté qui me retient en vie, apres un si grand outrage. Elle alors vaincuë de ces parolles, & ne pouvant supporter que je les continuasse, s'approchant d'avantage de moy, me respondit de ceste sorte. Quand vous avez dit, qu'il n'y avoit que Valentinian. & vous qui eussiez perdu en ceste miserable fortune, j'ay creu que ne me mettant point du nombre, vous ne m'aymiez plus, puis que je suis celle qui y ay faict la plus grande perte : N'ayant pas seulement esté privée de la personne, & de la vie de mon mary : Mais de moy-mesme, qui me vois en la possession de celuy, queje hay plus que toutes les choses du monde, qui se doivent le plus haïr. Oyant maintenant le contraire par vos parolles, & sçachant bien que vous avez tousjours esté tres-veritable, je changé d'opinion, & ne me dis plus si miserable, puis que je sçay que vous m'aymez encores. Je vous en dirois d'avantage, si je ne craignois que l'on prist garde à nos discours, & seulement je vous veux conjurer par l'amitié que vous me portez, de croire que comme vous estes demeuré par force en vie que de mesme, c'est en despit de moy, que je vis aupres de Maxime, que je ne tiens non plus que vous faictes pour Empereur : Mais pour le plus cruel Tyran, qui fut jamais en Rome. Et si le desir de vengeance & celuy de vous pouvoir rendre un jour contant de moy, ne me retenoit en vie, soyez certain que dés l'heure que pour ma deffence, je vous vis si cruellement blesser devant mes yeux, & plus encores depuis la force qui m'a esté faite, je serois sans doute dans le tombeau : Mais le Ciel qui est juste, me promet que je verray la vengeance du sang de Valentinian, & de l'outrage qui a esté fait à Ursace, & à ceste miserable Eudoxe. Cependant contraignez-vous mon Chevalier, & vous guerissez, car il n'y a que ce seul moyen pour parvenir à ce que nous pretendons. Vous sçaurois-je dire quel soulagement fut celuy que je receus par ceste declaration : Il fut tel que me resolvant de guerir, pour faire promptementceste vengeance, il me sembloit que je n'avois plus de mal : pour ce coup elle ne m'en voulut dire d'avantage, estant contrainte de s'en aller, pour ne faire soupçonner nostre dessein. Mais deux ou trois jours apres qu'elle me vint revoir, elle me fit entendre que Maxime avoit tué Valentinian, & que ç'avoit esté pour l'espouser, à ce qu'il luy en avoit dit luy mesme : dont elle estoit si offencée, qu'elle estoit resoluë de le faire mourir par quelque voye qu'elle peut rencontrer. Il faut, luy dis-je, ma Princesse, que vous ne fassiez rien imprudemment, parce que si vous faillez vostre entreprise une fois, il ne faut plus que vous esperiez de l'executer, outre le danger en quoy vous vous mettriez, & puis vous me feriez un trop grand outrage, si autre que moy mettoit la main dans le sang de celuy qui est parricide de mon Seigneur, & qui par violence vous a ravie. Mais voicy ce que je juge à propos. Valentinian, quelque temps avant qu'Attila tourna ses armes contre l'Italie, avoit fait la paix avec Genseric Roy des Vandales, & luy laissa l'Affrique, à condition qu'il fut son amy, & confederé : Ce Barbare a tousjours depuis fait paroistre qu'il aymoit l'Empereur, & ne s'est voulu allier avec ses ennemis, faites luy sçavoir la méchanceté de Maxime, le meurtre de Valentinian, l'usurpation de l'Empire, la force qu'il vous a faite, & le sommez de l'amitié qu'il a promise à l'Empereur, par laquellel'Affrique est sienne, & ne doutez point qu'il ne vous secoure : car encores qu'il soit Barbare, si est il genereux, & telles nations font plus d'estat de conserver l'amitié aux morts, que non pas à leurs amys vivants, leur semblant qu'il n'y a rien qui les y porte ny convie que la libre volonté qu'ils ont de maintenir leur promesse. Et toutesfois, à fin que vous ne soyez pas deceuë en luy, tous ces Barbares, sont avares de leur naturel : offrez luy l'Empire, & à fin qu'il l'entreprenne de meilleure volonté & avec plus d'asseurance, faites luy entendre le moyen que vous avez de luy donner l'Italie, & combien vous y avez de serviteurs, qui vous sont restez encores apres le parricide commis en la personne de l'Empereur : & quoy qu'il soit bien fâcheux de voir un Barbare estre Seigneur de l'Italie, si est-ce qu'il vaut mieux que cela soit, que demeurer sans vangeance, & mesme que Genseric estoit amy de Valentinian, & l'est de Martian. Eudoxe ayant quelque temps consideré ce que je luy disois, me respondit que toute la doute qu'elle faisoit en cet affaire, c'estoit de traitter avec le Vandale si secrettement, & promptement qu'elle le pût voir plutost en Italie que l'on ne sçeut qu'il y vint : Et qu'elle ne sçauroit, veu l'estat où j'estois qui pourroit estre capable de faire ce voyage, que de retarder, elle aymoit autant mourir pour l'insupportable regret qu'elle avoit de coucher aupres de ce Tyran ; que pour quelque temps elle s'en exenteroit, feignant d'estre malade : mais qu'à la longue cela ne pouvoit estre. Je luy conseillay de continuer cette fainte, & que pour tromper les yeux de ceux qui regarderoient son visage, elle usast de la fumée de souffre tous les matins, la recevant & au visage & aux mains, mais qu'au commencement ce fut fort peu, à fin qu'on ne s'estonnast de la voir si tost changée, que ceste fumée luy rendroit le teint si different de ce qu'elle l'avoit, qu'il n'y auroit personne qui ne creut sa maladie tres-grande. Que pour aller en Affrique mon mal-heur m'en empéchoit pour lors, outre que j'avois fait vœu de ne sortir jamais d'Italie, que je n'eusse fait mourir le Tyran : mais qu'elle se pouvoit fier de mon cher Olymbre, & que je l'assurois qu'il ne failliroit jamais à chose qu'elle luy commandat, & que je luy respondois de son affection, de sa fidelité, & de sa capacité. Elle qui [a]voit desir semblable de se vanger, & sortir des mains de ce Tyran, s'en remit entierement à moy, & me pria de faire ceste dépesche. Je le fis, Silvandre, & Olymbre s'y monstra si sage, & si diligent, qu'estant arrivé à Carthage en moins de quinze jours, il disposa de sorte Genseric, fut à la vangeance, fust à l'usurpation, & au pillage de Rome, que deux mois apres le Roy Vandale print terre en Italie, avec trois cens mille combattansqu'il avoit ramassé des Affriquains, des Mores, ou des Vandales, dont toute la ville fut de sorte effroyée, & toute la province, que chacun fuyoit dans les Montagnes, & dans les bois & rochers : & parce que nous le solicitions de venir droit à Rome pour prendre le Tyran : il se hasta tant qu'il peut, sans s'amuser à point de villes le long de son chemin, dequoy Maxime prit une telle frayeur, que sans faire aucune resistance, il permit à chacun de se retirer dans les montagnes & lieux plus cachez, & luy mesme s'en voulut fuyr comme les autres. J'estois guery en ce temps là, & ne me ressentois plus de mes blesseures, & n'eust esté que la belle Eudoxe me deffendit de ne point executer mon dessein, que le Vandale ne fut pres de Rome, à fin d'estre plus asseuré : il n'y a point de difficulté que j'eusse desja mis la main sur le Tyran. Et à ce coup voyant qu'au lieu de deffendre l'estat qu'il avoit usurpé, il le laissoit en proye à ces Barbares, j'eus peur qu'il ne se sauvast, & que Genseric ayant quitté l'Italie, il ne revint encores en sa tyrannie : Cela fut cause que je me mis apres luy, avec quelques uns de mes amis, & l'atteignis sur le bord du Tibre, ainsi qu'il remontoit à cheval apres avoir repeu, pour faire une grande traitte, & se jetter dans les montagnes : Encores que ceux qui venoient avec moy fussent harassez du chemin que nous avions desja fait, & d'un nombre beaucoup plus petit, si fis-je resolution de le charger, & de ne le laisser point passer plus outre : Je le deffie donc sur la méchanceté qu'il a faite, en la mort de l'Empereur, en l'usurpation de l'Italie, & en la force commise contre la belle Eudoxe, & parce qu'il se sentoit coulpable & de l'un & de l'autre, il refusa de venir aux mains avec moy, & voulut prendre la fuitte, dont les siens mesmes furent tant animez, que se joignant presques tous avec mes amis, ils coururent apres, & de fortune mon cheval estant plus viste que tous les autres, je l'atteignis le premier, & luy donnay un si grand coup sur la teste, que fust de peur ou autrement, il se laissa choir en terre, où incontinent ceux qui venoient apres moy, acheverent de le tuer, tant chacun estoit animé contre sa perfidie, & contre son peu de courage. Ainsi finit ce Tyran, tant hay des siens, que quand il fut mort ils le mirent en pieces, & les jetterent dans la riviere, comme s'ils eussent voulu effacer son offence de ceste sorte : mais toute l'eau du Tybre n'eust sçeu laver la moindre de celles qu'il avoit commises, fut contre l'Empereur, fut contre la belle Eudoxe, ou contre tout l'estat.
Or je vous ay raconté jusques icy, de miserables accidens pour la belle Eudoxe, & pour moy : Mais ceux que j'ay maintenant à vous dire, sont bien encores plus fâcheux. Car helas ! ce sont ceux qui m'ont reduit en l'estat où vous m'avez veu, lorsque le Ciel tantinopinément vous a fait arriver pour me sauver la vie, & quoy que je n'y espere remede quelconque, que celuy que vous m'avez empéché, je veux dire la mort, si ne laisseray de continuer pour satisfaire à la priere que vous m'en avez faite.
Voyla donc Genseric arrivé dans la ville, il y entra sans trouver resistance, & sans qu'une seule porte se trouvast fermée. Eudoxe le reçoit, l'appellant du nom d'Auguste, & luy dit, que l'Empire luy doit sa liberté : Bref, luy rend tous les honneurs, & les remercimens qui luy sont possibles : mais ce courage Barbare au lieu de s'amolir par ces faveurs, se rend plus altier & insuportable. D'amy, il devint ennemy, & se porte non pas comme un Prince appellé pour secourir une Princesse affligée, mais comme un conquerant qui a sousmis par armes & apres une longue guerre une province ennemie. Il donne donc la ville en pillage, & sans pardonner non plus aux choses sacrées qu'aux prophanes, il despoüille les temples de leurs vazes, de leurs tresors, & des raretez dont la devotion du peuple, & des Empereurs Romains, les avoit enrichis par tant de siecles. Et apres que ceste confusion eut duré quinze jours, il courut une partie de l'Italie, & vint jusques à Parthenopé, où toutesfois il ne fit que perdre son temps & gaster le plat pays : & se voyant outré, s'il faut dire ainsi, de toute sorte de despoüille il s'en retourna en Affrique, ayant chargé ses vaisseaux de tout ce qu'il avoit trouvé de rare dans la ville : Mais helas ! ne se contentant pas des choses inanimées, il ravit encores les personnes qu'il jugea luy pouvoir estre utiles, & entre les autres, ô Dieux, il emmena la belle Eudoxe, & ses deux filles, Eudoxe, & Placidie : J'estois pour lors pres de ceste Princesse desolée, quand il luy manda qu'elle se tint preste pour partir trois jours apres : Elle tomba evanouye, & peu s'en fallut qu'elle ne perdit la vie, & plust à Dieu qu'elle & moy fussions morts à l'heure, pour le moins elle n'auroit point esté captive, & je ne serois pas demeuré en Italie lors que l'on l'emmena en Affrique. O Dieux, comment puis-je me ressouvenir de cet accident sans mourir ! Je sors de Rome avec quelques uns de mes amis, sans dire à personne mon dessein, non pas mesme à mon cher Olymbre, à qui je ne peus parler en partant : par ce qu'il estoit aupres de Genseric, qui l'avoit pris en amitié depuis son voyage d'Affrique, & par le commandement de Eudoxe il ne bougeoit guere d'aupres de luy, à fin de conserver la ville, le plus qu'il luy estoit possible, d'autant qu'à sa requeste il faisoit plusieurs graces à diverses personnes. J'envoyay depuis vers luy, à fin qu'il asseurast Eudoxe que je la sortirois des mains de ces Barbares, ou que je mourrois en la peine. Elle qui avoit un jugement fort sain, cogneut bien que mon entreprise estoitimpossible, pour le grand nombre de soldats que Genseric avoit amené, qui passoient trois cens mile hommes : & si elle eust sçeu en quel lieu j'estois, c'est sans doute qu'elle m'eust deffendu d'executer ce dessein : mais pour n'estre surpris des Vandales, je ne demeurois jamais une nuit entiere en un lieu. Je r'amassay environ mille chevaux, & si j'eusse eu plus de loisir, peut estre euss[e]-je fait une telle armée que ces barbares ne s'en fussent pas tous allez en Affrique si chargez de nos despoüilles, sans pour le moins esprouver combien pesent les coups des soldats Romains. Mais je n'eus que huict jours de loisir, & toutesfois ne pouvant souffrir que l'on emmenast Eudoxe, je resolus de combattre une si grande & espouventable armée, avec une si petite trouppe, faisant mon conte que je mourrois les armes en la main, pour un subjet si honorable, que jamais ma vie ne sçauroit estre mieux employée. Il advint toutefois autrement, car m'estant embuché dans un bois qui est sur le chemin d'Hostie, je vis passer une partie de l'armée en assez mauvais ordre, mais d'autant que je ne voulois qu'Eudoxe, j'attendis jusques à ce que je vis venir quelques chariots, dans lesquels j'aperceus des Dames, & pensant que ce fussent celles que je demandois, je donnay courage à ceux qui estoient aupres de moy, les assurant que j'avois une grande intelligence dans l'armée des ennemis par le moyen d'Olymbre,duquel ils sçavoient la faveur, & que nous ferions aujourd'huy un acte digne du nom Romain. A ce mot poussant mon cheval, & eux me suivant d'un grand courage, nous chargeons ces chariots à la garde desquels il y avoit plus de dix mille Barbares, je ne vous raconteray point par le menu de quelle sorte cette charge fut faite, car cela n'importe de rien : Tant y a que nous les défismes, & que si Eudoxe eust esté où je pensois qu'elle fust, c'est sans doute que je la delivrerois des mains de ces Barbares : mais le malheur voulut, qu'elle estoit encores derriere, & que les Dames que j'avois veuës, estoient de celles qui estant prises & dans la ville & par la campagne, estoient emmenées avec le reste du butin en Affrique. O Dieux, quel regret fut le mien quand je vis mon entreprise faillie ! & que j'avois toute l'armée sur les bras : car à ce tumulte l'avant garde recula & l'arriere garde s'avançant, se joignit presque au gros de la bataille qui n'estoit pas encore passée, de sorte que je fus environné de tous costez d'un si grand nombre d'ennemis, que nous fusmes tous deffaits. Quelques uns se sauverent, mais la plus grande partie y demeura : quand à moy je demeuray parmy les morts, & fus despoüillé comme tel, & cela fut cause de mon bien : Car mes habits estans portez par un soldat, Eudoxe les recogneut, & les montrant à Olymbre qui ne l'abandonnoit point, tout ce qu'elle peut dire ce fut. Ursace en fina trouvé le repos que la fortune luy a tousjours refusé. Et à ce mot s'esvanouyt dans la lictiere où elle estoit. Olymbre courant apres celuy qui portoit mes habits, s'enquit de luy où il les avoit pris, & luy ayant dit l'endroit, il partit incontinent, & chercha tant qu'il me trouva. Quels furent les regrets que son amitié luy fist faire ? il n'y a personne qui les puisse redire [:] tant y a qu'ayant eu permission du Vandale de me rendre les derniers devoirs, il s'en revint à Rome où il me fit r'aporter, n'ayant osé asseurer ma mort à la belle Eudoxe, qui toutesfois ne luy fut cachée par Genseric, à ce que depuis nous avons sçeu : Tant y a que me faisant porter sur des brancards, je ne sçay si ce fut que le marcher des chevaux, qui par le branlement esmut mes sentiments, ou qu'estant couvert de quelques habits, la chaleur qui n'estoit point encor esteinte du tout en moy, reprit force peu à peu, tant y a que je donnay signe de vie. Olymbre qui avoit continuellement l'œil sur moy, s'en prit garde incontinent, & plein d'une joye incroyable, me fit mettre dans la premiere maison qu'il rencontra ; où il me secourut de sorte, qu'en fin je revins de ce long évanouïssement. Vous pourrez mieux sçavoir de luy, amy Silvandre, que je ne vous sçaurois dire, quel extréme contentement fut le sien, quand apres m'avoir pleuré mort, il me revit en vie. Ceux qui le virent en cet estat, jugerent bien que sa vie ne luy estoit pas pluschere que la mienne : & toutesfois nous eussions esté & l'un & l'autre beaucoup plus heureux, si mes jours eussent esté finis en ceste rencontre : Car je n'eusse point eu les déplaisirs que l'absence & le ravissement d'Eudoxe m'ont depuis r'apportez, & Olymbre, ne seroit point separé de sa chere Placidie, ny Eudoxe abandonnée d'Olymbre, duquel elle eust receu plusieurs services en ceste occasion : sans ceste vie miserable qui ne m'est restée que pour un plus grand malheur. Ceste consideration fut celle qui me fit resoudre à la mort, aussi tost que je sçeus que ce perfide Genseric l'avoit emmenée avec ses deux filles : Mais l'extréme soing que mon amy avoit de moy, m'empescha d'executer ce genereux dessein, tant que mes playes me retindrent dans le lict. Ce qui fut cause qu'aussi tost que je fus guery, & que je peus monter à cheval, je me dérobay le plus secrettement de luy qu'il me fut possible, & prenant le chemin de Toscane, je me cachay dans les montagnes de l'Appennin, faisant dessein d'y mourir, à faute de manger, ou d'autre incommodité : ne voulant respandre mon sang pour n'offencer, le grand Dieu qui punit les homicides : Mais lors que la longueur de ce dessein me fit resoudre à une plus prompte mort, & que perdant toute sorte de consideration du Ciel, je me voulois ouvrir le cœur avec un glaive ; Mon cher Olymbresurvint, qui m'arresta le bras, & me redonna la vie pour une seconde fois. Et lors que je m'opiniastrois, & m'efforçois d'effectuer ceste derniere resolution, il survint un jeune homme, qui par sa beauté & par sa sagesse, nous fist croire qu'arrivant si à propos, c'estoit un messager du grand Dieu qui estoit envoyé pour me divertir de ce dessein. J'advoüe qu'au commencement je le creus, & que me rendant du tout obeïssant à ses paroles, je perdis pour lors ceste volonté de me faire mourir, esperant recevoir de luy quelque tres-grand & incroyable secours, & que deceu de ceste sorte, nous nous retirasmes tous trois en la plus proche ville pour faire penser Olymbre d'une grande blesseure que je luy avois faite en la main, quand il me voulut oster le fer duquel je me voulois tuer. Mais quand je sçeus que ce jeune homme estoit Segusien comme vous, & qu'il estoit arrivé au lieu où j'estois par hazard, j'advoüe que je pris une plus forte volonté de mourir, qu'au paravant, & l'eusse fait sans ce jeune homme qui s'appelloit Celadon, comme depuis il me dit, qui me representa tant de raisons, qu'en fin je resolus d'attendre la guerison d'Olymbre. Il y avoit en ce lieu un vieux & sage chirurgien qui pensoit la blesseure de mon amy, auquel l'aage & les voyages qu'il avoit faits en divers lieux, avoient apris beaucoup de choses : cestuy-cy ne vint pas souvent où nous estions, sans prendregarde à nostre tristesse, & par ce que d'une parole à l'autre, on vient quelquefois à descouvrir beaucoup de secrets qu'on voudroit tenir cachez, je ne peus si bien me dissimuler, qu'il ne recogneut en partie le dessein que j'avois. Cela fut cause qu'un jour voyant que la blesseure de mon cher Olymbre ne le pouvoit plus convier de nous venir visiter, estant presque guerie, il me tira à part & me tint ce langage : Seigneur, ne trouvez estrange si je me mesle de vous donner un conseil que vous ne me demandez pas : Mon aage, vostre merite, & ce que je dois au grand Dieu m'y convient. Prenez donc en bonne part ce que je vous vay dire, J'ay recogneu que vous estes saisi d'une si grande tristesse, que vous desseignez contre vostre vie, ne le faites pas, car le grand Dieu punit tres rigoureusement, apres leur mort, les homicides d'eux mesmes, outre que c'est un deffaut de courage que de se tuer, pour ne pouvoir supporter les coups du desastre, & tout semblable à celuy qui s'enfuiroit le jour d'une bataille, de peur des ennemis : car ceux qui se donnent la mort pour quelque desplaisir qu'ils prevoyent, ou qu'ils souffrent, s'enfuyent veritablement de ce monde à faute de courage, & pour n'oser soustenir les coups de la fortune. Ce n'est pas à dire pour cela que les hommes, comme esclaves, soient obligez d'endurer toutes les indignitez que ceste fortune leur fait, ou leur prepare : Carle grand Dieu les ayme trop pour les avoir sousmis à cette misere. Mais il leur a donné le jugement, & la prudence pour faire ceste élection avec une bonne & saine raison. Et parce que l'homme prevenu de la passion, ne sçauroit ny bien juger, ny bien élire, il l'a rendu accompagnable, & luy a donné un naturel qui ayme la societé, à fin que s'eslisant un ou plusieurs amis, il leur demande conseil lors qu'il voudra disposer, non seulement de sa vie & de sa mort, mais de tous autres affaires d'importance. Et d'autant que les amis sont le plus souvent interessez en ce qui touche le bien ou le mal de la personne qu'ils ayment : Ce grand Dieu ne voulant point laisser encor en cecy l'homme sans une bonne guide, luy a donné des Juges & des Rois qui en ordonnent ainsi qu'ils trouvent à propos ; pour nos dissentions qui touchent le bien, ou quelque offence receuë[,] le Senat y pourvoit tres-sagement, mais pour les outrages de la fortune, parce qu'elle a tousjours esté tant aymée du peuple & de l'Empire Romain, il n'en a pas voulu estre le juge, cognoissant bien que comme les amis sont interessez en la cause de leurs amis, il ne pouvoit que juger favorablement, & à l'advantage de la fortune. Toutesfois ce grand Createur des hommes qui les ayme comme ses enfans, les a voulu pourvoir de tout ce qui estoit necessaire pour vivre & mourir en hommes ; & pour ce sujet a inspiré ces grands& prudens Massiliens de s'en establir les juges, leur semblant que la mort n'estant point un tort, ny un outrage, mais un tribut de nature, c'est faire tres-injustement & tres-laschement de refuser le remede à ceux qui avec raison le demandent : que le temps en fin ne peut nyer à leur aage, & pourtant il y a un lieu public en leur ville où ils gardent du poison meslé avec de la siguë, qu'ils donnent à boire à celuy qui veut mourir, si toutesfois le conseil des six cens, juge que les raisons soient bonnes pour lesquelles il desire la mort. Je vous donne cet advis, Seigneur, à fin que si le desastre vous poursuit injustement, vous puissiez justement sortir de sa Tyrannie, par l'advis de tant de personnes estimées, sages & prudentes. Et quand à moy à fin que vous ne pensiez pas que je vous donne un conseil que je ne veüille prendre. Je suis resolu de partir dans peu de jours, pour les aller trouver, à fin de clorre heureusement ma vieillesse, y estant toutesfois poussé par une contraire opinion à la vostre, car ayant vescu un si long aage que quatre vingts & dix-neuf ans avec toute sorte de felicité selon ma condition, à sçavoir riche des biens de fortune autant qu'autre de mon estat, heureux en enfans, bien aymé de tous mes voisins, estimé de chacun ; Je ne suis pas resolu d'attendre la centiesme année, pour donner loisir au desastre de me faire mourir malheureux : Ayant apris que si Priam fust mort quelque temps avantla perte de sa ville, il eust esté le plus grand Prince de l'Asie.
Ce bon vieillard me tint ces paroles, qui ne firent pas un petit effect en moy, car aussi tost m'approchant d'Olymbre je luy en fis le recit, & presque en mesme temps nous resolûmes tous trois de venir ensemble en ce lieu, pour de compagnie mettre fin à nos jours. Mais le Ciel ne l'a pas voulu, le faisant mourir lors que vous nous avez secourus, & parce que ces deux femmes que vous avez sauvées sont deux de ses filles plus aymées, qui estoient venues pour luy clorre les yeux, si de fortune le conseil des six cents luy eust accordé le poison, nous avons pensé d'estre obligez de les assister en cet accident, & de ne les point abandonner, jusques à ce qu'elles ayent trouvé le corps de leur pere, & rendu ce dernier devoir à celuy qui n'eut jamais infortune durant sa vie, à fin que mesme apres sa mort, il soit si heureux, que d'estre enterré par les mains de ses enfans. Et apres nous avons fait dessein de les renvoyer à nos despends, aussi tost que nous aurons eu nouvelle de Rome. Mais pour ce qui nous concerne, nous sommes resolus d'achever nostre dessein, & ne retardons de nous presenter devant le conseil, que pour faire paroistre que la perte des biens, ny le naufrage ne nous ont point donné ceste volonté, estant plus riches, puis que le Ciel le veut, de grandes terres & possessions que de contentement, & pour cette occasion nousavons envoyé en nos maisons pour faire venir nos esclaves & serviteurs, avec une partie de nos biens.
Ursace finit de ceste sorte, me laissant infiniment touché de compassion pour sa fortune, & pour celle d'Eudoxe, & luy ayant respondu que j'en avois veu plusieurs qui avoient fait la requeste du poison au conseil des six cens, ausquels on l'avoit accordée, & refusée à d'autres ; il me pria de les tenir secrets, de peur que s'il y avoit quelques amys de Maxime, ou quelqu'un outragé de Genseric, il ne les prevint, & leur empeschast de mourir de leur volonté : Et apres s'enquirent comment la requeste se devoit presenter, en quels termes, & quelles ceremonies il y falloit faire. Je leur respondis que la chose estoit fort aisée, & qu'il ne falloit s'adresser qu'au Magistrat particulier, auquel on donnoit la requeste, qu'il r'apportoit au conseil des six cens, & qu'il ne falloit y nommer personne, à fin que sans esgard des qualitez, ils pussent en mieux juger, & que la requeste devoit estre telle.
REQUESTE
Qui se presente au conseil des six cens,
demandant le Poison.
Le souverain Conseil des six cens, est requis d'accorder au suppliant, le favorable soulagement des miseres humaines, en vertu des sages & genereuses loix des Massiliens, ordonnez juges en terre entre la Fortune & les hommes. Et pour cet effet luy soit donné jour pour desduire ses raisons pardevant eux : ainsi se conserve & s'augmente leur grandeur.
Ils m'en demanderent coppie, afin de n'y point faillir, & la leur ayant promise, je continuay. Apres leur dis-je, on vous assignera le jour, & devant eux vous desduirez les occasions qui vous convient à vouloir mourir ; sans toutefois que vous soyez obligé de dire vôtre nom, ny d'autre, que vous alleguiez en vostre discours, qui doit estre fort clair & de peu de mots : & croyez que si c'est chose juste, ils vous accorderont ce que vous requerez. Je vis bien à ces dernieres paroles qu'Ursace vouloit mourir, car je lisois à ses yeux le contentement de son ame : Mais je cognus bien aussi qu'Olymbre n'y estoit poussé que de la seule amitié qu'il portoit à son compagnon, duquel il ne se vouloit point separer.
Or quelques jours s'escoulerent de ceste sorte, au bout desquels ils eurent nouvelle d'Italie, telle qu'ils attendoient, par un vaisseau, qui leur apporta grande quantité d'esclaves, de serviteurs, & de richesses. Il faut que j'abbrege ce long discours : Toutes choses donc estant prestes,ils me prierent de les accompagner devant les Juges, & leur rendre ce dernier pitoyable office. Je le fis à regret, car je les aymois, & voyant la volonté qu'ils avoient, je craignois que le Conseil trouvast leur demande juste. Ils presentent donc leur requeste, & sont assignez au troisiesme jour d'apres, car c'estoit le terme qu'ils donnoient pour changer d'advis : Mais Ursace constant & ferme en ceste opinion se trouva dés le matin devant eux, avec Olymbre, tous deux bien vestus, & bien accompagnez, & estans appellez dans le Conseil, & enquis du suject qu'ils avoient de vouloir mourir : Ursace parla briefvement de ceste sorte.
DEMANDE D'URSACE.
Je veux mourir, Seigneurs Massiliens, parce que la vie m'est desagreable, inutile, & honteuse : Desagreable d'autant qu'aymé & Amant d'une tres belle, & tres-vertueuse Dame, elle m'a esté enlevée & emmenée esclave en pays estranger : Inutile parce que ce ravisseur est infiniment puissant par dessus toutes mes forces : Et honteuse d'autant qu'ayant mille fois juré à ceste belle Dame de ne souffrir, tant que je serois en vie, qu'il luy fut fait outrage ; ce m'est une honte extréme de vivre & ne la secourir pas.Or le grand Dieu n'ayant donné la vie aux hommes, que pour leur bien, il n'est pas raisonnable qu'elle me demeure seulement pour mon mal. C'est pourquoy je me presente devant vous, sages Seigneurs, pour obtenir le soulagement que vous ne refusez point aux miserables, & croyez que vous ne l'accorderez jamais à personne plus affligée, ny qui le desire d'avantage.
Ursace parla de ceste sorte, qui fit tourner les yeux de chacun sur luy, admirant sa constance, & la fermeté de sa parole, car jamais il ne changea de voix ny de couleur. Et peu apres Olymbre se descouvrant la teste, dit ainsi.
DEMANDE D'OLYMBRE.
Je veux mourir, Seigneurs Massiliens, pour les mesmes raisons que mon amy vous a desduittes, parce que comme luy j'ay perdu celle que j'aymois : Et de plus, parce que je vois qu'il veut mourir : Car l'aymant plus que tout ce qui est en l'univers, je ne puis, ny ne dois consentir qu'il se separe de moy. Je ne le puis, d'autant que l'amitié n'estant qu'une union de deux volontez, je n'aymeroispoint, (& cela est impossible) si je consentois à ceste des-union. Et je ne le dois, parce que c'est contre le devoir d'un homme d'honneur, de cesser d'aymer, ce qu'avec raison il a commencé d'aymer. Or toutes raisons m'ont contraint à ceste amitié : car il est vertueux, bon amy, & je luy suis obligé de la vie. Ne seroit-ce contrevenir à toutes raisons, si je deffaillois en ceste amitié ? C'est pourquoy, sages Seigneurs, puis que le Ciel vous a establis pour le soulagement des affligez, ne m'en refusez point le remede afin de ne contrevenir à vos loix & ordonnances, que par tant de siecles vous avez jugées si justes & si sainctes.
Chacun certes, admira la resolution de cet amy ; & n'y eust celuy qui ne desirat d'estre le tiers, pour participer au bon heur d'une telle amitié. Le conseil cependant apres avoir longuement disputé, demeura en doute, si l'on devoit leur accorder ou refuser ce qu'ils demandoient, jusques à ce que le principal du conseil par l'advis de tous, demanda à Ursace, s'il vouloit permettre à son amy de mourir. A quoy il respondit que non : Et pourquoy ? adjousta le sage Massilien. Parce respondit Ursace, qu'il doit vivre pour soulager, ainsi qu'il le peut, l'infortune de saDame, & de la mienne. Et vous continua-t'il, avez vous permission de celle que vous aymez de vous oster la vie, ne la pouvant secourir en ceste infortune ? Je ne l'ay point, dit Ursace, d'autant que depuis ce malheur je ne l'ay point veuë : Mais je m'asseure bien que son cœur genereux y consentira, & que si elle estoit en ma place, elle vous feroit la mesme requeste que je vous ay faite. Les Seigneurs du Conseil alors disputerent entre eux fort long temps, sans qu'on les pût entendre : En fin les voix ayant esté recueillies par le principal, & s'estant remis en sa place, il profera d'une voix grave & assez haute, telles parolles.
JUGEMENT
du Conseil des six cens.
Sur les requestes à nous presentées par ces deux suppliants, pour obtenir le soulagement des miseres humaines. Le Conseil ordonne avant qu'accorder la premiere, que le suppliant aura permission de la Dame qu'il ayme, de pouvoir disposer de sa vie : avec laquelle revenant, son desir sera contenté. Et pour l'autre, son amy ne voulant consentir à sa mort, il est declaré incapable d'obtenir ceste grace. Et celad'autant que l'un & l'autre sont Amants & aymez, & que l'Amant ne doit pas vivre pour soy, mais pour la personne aymée : & par consequant ne peut, ny ne doit disposer de sa vie, sans la permission de celuy à qui elle est.
O Dieu s'escria Ursace, ayant oüy ceste ordonnance ! combien ay-je encores à passer de tristes jours, & de fascheuses nuicts ? Et faisant une grande reverence à ces Seigneurs, il sortit du Conseil, si affligé de n'avoir pû obtenir ce qu'il demandoit, qu'il faisoit estonner chacun de sa constance, & ferme resolution à la mort. Olymbre n'en estoit pas de mesme, qui n'avoit desiré de mourir, que pour l'accompagner, & qui estoit bien ayse du dény que l'on leur avoit fait à tous deux : car il n'eust pas voulu que c'eust esté à luy seul. Ils se retirerent donc en leur logis accoustumé, où apres s'estre plaints de la fortune, qui ostoit la volonté à ces sages Massiliens, de leur accorder ce qu'ils ne refusoient aux plus miserables : Le bruit s'espancha non seulement par la ville, mais par toute la contrée, que deux grands personnages Romains, estoient venus exprés pour demander le poison. Cela fut cause qu'entre les autres, il y eut un grand Astrologue, qui desireux de les cognoistre les vint visiter.Cet homme estoit vieil, & avoit vescu pres de trois siecles, je veux dire des nostres, s'estant tousjours adonné à ceste science, avec tant d'estude, qu'il estoit reussy admirable en ses predictions. Celuy-cy donc estant adverty de leur dessein, craignant que leurs courages fussent tellement disposez à la volonté de mourir, que le poison leur estant refusé, ils ne recourussent au fer, il desira de les conseiller selon que sa science le lui pourroit permettre, Et en ce dessein les vint trouver un matin qu'ils estoient seuls dans leur chambre. Il voulut y estre conduit par moy, parce que nous avions quelque cognoissance à cause de mes estudes. Je ne vous diray point les discours particuliers qu'ils eurent, car ils seroient trop longs ; tant y a qu'ayant sçeu le poinct de leur nativité, leur ayant long temps consideré, & le visage & les mains, & ayant jetté quelques figures sur un papier qu'il separa & puis rejoignit ensemble, il leur tint telles paroles.
Seigneurs, vivez & vous conservez à une meilleure saison que le Ciel vous promet : Vous dit-il, s'addressant à Ursace, vous recouvrerez celle que vous avez perduë, par le moyen de l'homme, que vous aymez le plus au monde, & plain de contentement, la possederez à longues années dans la mesme ville où vostre Amour a pris naissance. Et vous, dit-il, se tournant vers Olymbre, vous espouserez celle que vous aymez, la r'amenerez en sa patrie avec sa mere, & ne mourrez jamaisque fait Empereur, vous n'ayez commandé à l'Empire d'Occident. Ces choses que je vous dis sont infaillibles, & rien ne les peut divertir.
La reputation de cet homme eut une grande force sur Ursace, & plus encores les particularitez de sa vie passée, qu'il luy dit, & qu'il ne pouvoit avoir sçeuës, que par sa doctrine : de sorte qu'il resolut de le croire, & de suivre le conseil qu'il luy donneroit. Et se descouvrant à ceste occasion entierement à luy, le pria par le grand Dieu qu'il adoroit, de le vouloir assister de son advis. Et lors il luy proposa la hayne de Genseric, & le danger qu'il y avoit pour luy, de s'en aller en Affrique. Il faut, dit-il, que vous renvoyez en Italie tous vos domestiques, & que vous fassiez semblant de vous tuer, afin que le bruit s'en espanche par tout : Et puis de-là à quelques jours, vous-vous desguiserez ou en esclave ou autrement, & vous mett[r]ez au service de vostre amy, qui vous emmenera en Affrique, où mesme il le racontera à Genseric : & ne doutez point que de ceste sorte demeurant incognu, vous ne parveniez à ce que vous desirez. Je vous conseillerois bien d'aller en Constantinople, attendre qu'Olymbre vous y allat trouver avec Eudoxe & Placidie, car je voy bien par mes observations qu'il les y doit conduire : Mais trois occasions me font vous dire, que vous devez aller en Affrique. La premiere, parce que je prévoyqu'il faut que vous soyez tenu pour esclave, & que vous ne le pouvez éviter : L'autre que peut estre le sejour vous seroit bien ennuyeux d'attendre si long temps sans vostre amy, & sans voir celle que vous aymez : Et la derniere, afin que vous assistiez de conseil Olymbre, qui en aura bien affaire aux occasions qui se presenteront, & desquelles il n'est pas à propos qu'il se declare à personne : Outre, qu'il est necessaire pour oster à Genseric tout soupçon, & toute la mauvaise volonté qu'il pourroit avoir conçeuë contre Olymbre, que l'on fasse courre le bruit que vous estes mort : que si vous demeuriez en Grece ou en Italie, il seroit impossible que quelqu'un ne vous descouvrit. Ainsi les conseilla ce sage ; & apres les avoir laissez en la garde de Dieu, se retira en sa maison.
Ursace, ayant longuement debatu en luy mesme, ce qu'il avoit affaire, se resolut en fin de l'observer de poinct en poinct, & pour ce un soir ayant accommodé le long de son costé une vessie plaine de sang, il s'alla promener sur le bord de la mer avec la plus part de ses domestiques, & plusieurs de ceux de la ville, où apres avoir fait quelque discours de ses miseres, & s'estre plaint du dény qu'on luy avoit fait du poison, faignant de ne vouloir plus vivre, il se mit un couteau dans le costé, d'où le sang sortit en telle abondance, que chacun creust qu'il estoit mort : Mais se démeslant de nos mains, il se jetta de furiedans la mer, nous laissant sa robe entre les mains, à Olymbre, & à moy, qui faisions semblant de le vouloir retenir. Il estoit entre jour & nuict, & il sçavoit fort bien nager : De sorte que plongeant, & s'en allant fort loing entre deux eaux, nous le perdismes incontinent. Je ne vous rediray point l'estonnement de chacun, ny les plaintes qu'Olymbre faisoit, afin de mieux faire croire la mort de son amy : Tant y a, que disant alors son nom, la nouvelle en fut divulguée par tout. Cependant je m'en allay où je sçavois qu'il se devoit retirer, & luy portant des habits d'esclave, le fis coucher dans une pauvre maison, où je l'accommoday de tout ce que je pûs. Il advint qu'Olymbre, le lendemain faisant semblant de chercher le corps de son amy, trouva celuy du vieil Myre, pere des deux filles qui estoient retirées avec luy, & le leur remettant entre les mains, elles luy rendirent les derniers devoirs de la sepulture, comme si le Ciel n'eust pas mesme voulu que cet heureux vieillard eust esté privé de quelque heur qui peust arriver aux hommes[,] mesme apres leur mort : Sur son tombeau à la requeste de ses sages & honnestes filles, je fis ces vers.
EPITAPHE
D'UN HOMME HEUREUX.
Enfant chery de tous, nourry de pere & mere,
Jeune, sans point de peine, & sans mauvaises mœurs ;
Puis homme j'ay vescu, sans fortune contraire.
Et vieux sans maladie : à la fin si je meurs,
C'est que la mort à tous, est chose necessaire.
Passant ne trouble point maintenant mon repos,
Et toy terre à jamais, sois legere à mes os.
Quelques jours apres, Olymbre renvoya en Italie tous ses domestiques & ceux d'Ursace, & mesmes les deux filles du bon Mire, ausquelles il fit de grands biens : & prenant d'autres serviteurs, s'en alla avec son amy, déguisé en esclave, en Affrique, non pas sans m'y vouloir mener : Mais mon dessein n'estant point de desobeyr à celuy qui m'avoit nourry, je ne voulus disposer de moy sans sa volonte.
Voila, Madame, dit Silvandre, s'adressant à Leonide, ce que j'ay sçeu de la fortune d'Ursace, qui à la verité meritoit bien toute sorte de contentement, pour la fidelité qui estoit en luy. Leonide voulut respondre lors queHylas se levant de son siege : Voila dit-il, le plus vray fol, qui fit jamais profession d'aymer. Comment, continua-t'il ? avoir servy toute sa vie, pour n'en avoir autre contentement, que d'estre appellé mon Chevalier, & la nommer ma belle Princesse, ou d'en avoir seulement quelque miserable baiser ? Et cependant avoir couru tant de fortune de sa vie, respandu tant de sang, avoir demandé le poison : & bref, s'estre rendu esclave ? Je conclus quant à moy, que le Ciel a esté tres juste de le traitter ainsi, & qu'avec raison il luy a fait prendre l'habit qu'il a emporté en Affrique, puis que toute sa vie il en a faict les actions. Adamas & toute la troupe, ne se pûrent empescher de rire, de l'opinion de Hylas, & n'eust esté qu'il estoit heure de souper, je croy qu'il ne s'en fut pas allé sans responce. Mais le Druyde se leva, prenant Tyrcis d'une main, & Phocion de l'autre, & attendant que la viande fut portée, il fit quelques tours en la Gallerie, chacun considerant ce qui luy sembloit de plus rare. Et entre autres, Tyrcis regardant un grand Roy armé, & tout couvert de pannaches, à longue barbe, & à longue chevelure, & de qui le visage estoit remply de gravité. Qui est celuy-là, dit-il, mon pere, qui porte un escu de Gueulles à trois Diadémes d'or ? C'est, dit le Druyde, Pharamond le premier Roy des Francs, qui a faict sentir ses armes victorieuses aux Romains en Gaule : & celuy-cy continua Thyrcis, qui est aupres de luy, qui porte d'azur à un chat d'argent armé de Gueulles ? C'est, dit Adamas, Gondioch, Roy des Bourguignons, qui prist cet animal en signe de liberté. Et cest autre adjousta Tyrcis, qui porte d'or à trois corbeaux à aisles estenduës, de pourpre, membrés de Gueulles ? C'est, respondit Adamas, le Roy des Gepides, nommé Ardaric. Quant à celuy-cy, reprit Tyrcis, qui porte de Gueulles à un Espervier à aisles estenduës, d'or membré & couronné d'argent, je ne le vous demande pas, car vous m'avez desia dit, qu'il s'appelloit Attila Roy des Huns. Il faut avoüer que vous avez esté curieux, non seulement pour les peintures de tant de grands personnages : Mais pour avoir encor' eu la curiosité de les faire vestir & armer comme ils souloient estre ; C'est apprendre à bon marcher, que de se promener en ce lieu avec vous. Cependant Hylas qui tenoit Alexis d'un costé, alloit bien discourant sur d'autres sujets : car estant devenu passionnément amoureux d'elle, il ne la pouvoit quitter. Adamas, qui s'en prenoit garde, & qui estoit bien ayse, qu'il se trompast de ceste sorte, pour mieux cacher Alexis. Lors qu'il fallut aller à la table, & sortir de la gallerie, se tournant vers Hylas : Et bien, Berger, luy dit-il, avoüez la verité, qu'est-ce que vous avez trouvé de plus beau en ce lieu ? Hylas sans y longuement songer respondit, Alexis. Mais adjousta le Druyde, je parle des raretez que vous y avez veuës,& que j'ay esté curieux d'y assembler. Quant à moy, repliqua Hylas, je n'ay point d'yeux, pour regarder autre chose qu'Alexis, & si vous voulez sçavoir des nouvelles de ce que vous me demandez, il s'en faut enquerir de Tyrcis, parce que ce ne sont que peintures mortes, & il n'ayme que celles qui ne sont plus au monde. Je respondray, dit Tyrcis, que je n'y ay rien veu de plus beau qu'Alexis, ny qui m'agree d'avantage. En fin s'escria Hylas, qui commençoit d'estre jaloux, Hylas ne sera pas le seul inconstant de ceste troupe, puis que vous-vous en meslez. Mais ma maistresse, continua-t'il, s'adressant à Alexis, ne vous laissez pas mourir pour cela : car il vaut bien mieux qu'il soit inconstant. Et pourquoy, dittes-vous cela, mon serviteur, respondit Alexis, Parce, dit-il, qu'il n'a accoustumé que d'aymer la mort. Et ne voyez vous pas reprit Tyrcis, que ceste belle Alexis, doit estre aymée de moy, si j'ayme la mort, puis que ses beautez en font plus mourir que la mort mesme ? Ah ! dit Hylas, si vous le prenez de ceste sorte je le quitte : Mais puis qu'il est ainsi, pour nous rendre tous deux contens, il faut qu'elle donne la mort à Tyrcis, & à Hylas la vie. Vous & moy, repliqua Tyrcis, serions trop contens pour des hommes, si nous recevions une mort ou une vie si belle. Et à ce mot sortant de la galerie, chacun se mit à table, & le soupé estant finy, & une partie de la nuict escoulée endivers discours, ils furent tous conduits en leurs chambres, où ayant reposé jusques au jour : Ils se retirerent dés le matin en leurs hameaux, si satisfaicts, & de la courtoisie d'Adamas, & de la beauté & bonne grace d'Alexis, qu'il n'y avoit celui qui ne les loüast infiniment. Mais sur tous, Hylas qui ne se pouvoit taire des perfections de ceste nouvelle maistresse. Et de fortune, ils rencontrerent Astrée, Diane, & Phyllis, dans le grand pré, avec Madonthe, Laonice, Pallinice, Cyrcéne, & Florice, qui les attendoient de compagnie, pour apprendre des nouvelles de la beauté d'Alexis, de laquelle elles avoient desja oüy parler. Et Phillis s'approchant de Licidas : Et bien Berger, luy dit-elle ? Qu'est-ce que de ceste beauté, dont l'on parle tant ? Je ne vous en veux rien dire, respondit le Berger, que vous n'ayez parlé à Hylas. Et bien mon serviteur, dit-elle, que nous en raporterez-vous ? Et parce qu'il ne respondoit rien. Et quoy, mon serviteur, dit-elle, ne parlerez vous point à vostre maistresse ? vous, dit Hylas, ma maistresse, & moy vôtre serviteur ? Si vous l[e] croyez il y en a bien de trompées, car je n'y pensay jamais moins que je faits. Et comment, mon serviteur, dit Phillis, faignant d'en estre bien en peine ? vous ne me voulez plus pour vostre maistresse ? Je vous prie Bergere, dit-il, n'usons plus de ces mots de serviteur, & de maistresse, ils ne sont plus de saison entre nous. Et à quel jeu, dit-elle, vous ay-jeperdu Hylas ? A celuy des plus belles, respondit-il. Ne sçavez vous pas que j'ay accoutumé de donner congé à celles que j'ayme quand j'en trouve de plus belles ? demandez à Florice, à Cyrcéne, à Pallinice, à Madonthe, & à Laonice. Et si toutes celles là ne le vous veullent dire, vous pouvez dés à ceste heure vous en enquerir à Phillis, qui est l'une de vos meilleures amies : car si elle vous veut advoüer la verité, elle vous dira que je la quitte pour Alexis, qui à la verité est la plus belle & la plus aymable que je vis jamais. Chacun se mit a rire des discours de Hylas : Et Phillis ayant fait comme les autres, enfin reprenant la parole. Et quoy Berger, vous estes donc resolu de ne me plus aymer ? Est-il possible que vous me quittiez pour une Druyde ? Pour le moins je me console que vous ne jouyrez de long temps de vos amours : puis qu'Alexis ne peut estre mariée qu'elle n'ayt achevé son siecle avec les Carnutes. Alors Hylas se sousriant, & branlant la teste. Je vous asseure, luy dit-il, Bergere que vous me dites là une chose qui me rendroit amoureux de la belle Alexis, si je ne l'estois pas : Car depuis que j'ay commencé de voir des femmes, je n'en ay encore jamais aymé une seule, que je n'aye hay aussi tost que j'ay pensé à l'espouser : De sorte que si Alexis ne se contente d'un siecle, je luy en donne deux, & que cependantelle m'ayme. Et puis il faut que je vous die une ambition d'Amour qui m'est venuë. J'ay aymé des filles, des femmes, & des veufves ; j'en ay recherché des moindres, d'egales à moy, & de plus grande qualité que je n'estois : J'en ay servy de sottes, de ruzées, & de bonnes : J'en ay trouvé de rigoureuses, de courtoises, & d'insensibles, à la haine, & à l'Amour. J'en ay eu de vieilles, de jeunes, & autres qui estoient encores enfans. Je me suis pleu à la blonde, à la noire, & à la claire brune. Je me suis adressé à des unes qui n'avoient jamais aymé, & à d'autres qui aymoient, & à de celles qui n'aymoient plus, à des trompeuses, à des trompées, & à des innocentes. Bref je puis dire n'avoir rien laissé d'intenté en ce qui concerne l'Amour de quelque condition ou humeur que puisse estre une femme, sinon de servir une Druyde ou Vestale : Et j'advoüe qu'en cela je suis encor novice, ne m'estant jamais rencontré à propos pour en faire l'apprentissage, & pense que les Dieux m'ont envoyé ceste belle Alexis, à fin que je me pusse vanter d'estre le plus parfait & capable Amant qui fut jamais. Tous ceux de la trouppe se mirent à rire oyant le dessein de Hylas, & Florice prenant la parole : Et quoy Hylas, dit-elle, ne creignez vous point le foudre de Tharamis, recherchant ceste fille qui luy est dediée ? Et pensez vous, respondit-il, en haussant la teste,comme par mespris, que tout ce qui est au monde ne soit pas à luy sans qu'il luy soit dédié. Et vous, Florice, qui estes si religieuse envers les Dieux, n'estes vous pas à Tharamis ? & toutesfois n'avez vous pas eu mille fois Theombre entre vos bras, sans qu'une seule il ait esté foudroyé ? Vous avez raison, dit froidement Florice, mais je pensois que les choses deffenduës, offençoient plus les Dieux que celles qui estoient indifferentes. Voila, respondit Hylas, une bonne excuse, & bien trouvée : Et dittes moy, je vous supplie, où avez vous trouvé que les Dieux ayent fait cette deffence ? Si vous aviez quelquefois, dit-elle, veu recevoir une Druyde ou Vestale par leurs anciennes, vous ne me feriez pas ceste demande. J'entens bien, dit Hylas, que ces vieux Druydes font les deffences que vous dittes, mais ils ne sont pas des Dieux : & partant la deffence n'est faitte que par des hommes, & des hommes encor[e]s qui estant vieux, sont marris que les jeunes jouïssent des douceurs desquelles par l'impuissance de leur aage ils sont privez. Ah, Berger, dit Tircis ! ne meslons jamais les choses sacrées avec les prophanes, & vous souvenez que l'or du Temple d'Apollon qui cousta si cher à nos Gaullois, luy avoit esté dédié par des hommes ? Vrayment, dit Hylas, tu m'avois longuement gardé ceste remonstrance. Et Tyrcis, mon amy depuis quand es tu devenu si amoureux ?Toy dis-je qui ne te contentant pas des personnes vivantes, vas fouïller dans les tombeaux pour y dérober mesme ce que les Dieux ont voulu oster d'entre les hommes, pour s'en rendre les seuls possesseurs. Toy qui pour te rendre desobeissant à leurs ordonnances, aymes mieux quitter les actions des hommes qui doivent aymer les personnes vivantes, & avoir en horreur celles qui sont mortes. Toy, dis-je, Thyrcis, tu me viens parler des Dieux, & du devoir des hommes ? Ah, Hylas ! respondit Tircis en souspirant, que tes reproches me touchent vivement, & que c'est à grand tort que tu me les fais. J'advoüe que j'ayme Cleon, & que je seray plutost sans me souvenir de moy mesme, que sans la memoire de ses perfections : Mais en quoy offence-je les Dieux, & en quoy sors-je du devoir des hommes ? puis qu'au contraire ce seroit estre infiniment ingrat envers les Dieux que de n'honorer point leur plus parfait ouvrage ? & que ce seroit n'estre pas homme que de n'aymer point, ou d'oublier la chose du monde la plus digne d'Amour, & de memoire ?
Ainsi discouroient ces Bergers, cependant que Lycidas racontoit à Philis & à la belle Astrée, ce qu'il avoit veu chez Adamas, & quelle estoit la beauté d'Alexis : Et afin, disoit-il, que sans l'offencer, je vousdise quelle elle est, representez-vous le visage de feu mon frere quand il estoit en sa plus grande beauté : car elle luy ressemble de sorte, que je ne vis jamais pourtrait qui ressemblast mieux à un visage, ou pour mieux dire, jamais miroir ne representa rien plus nayfvement. Est il possible, dit Astrée, que cela soit ? il n'est rien de si vray, dit-il, que je n'y cognois difference qu'en l'habit, & que sans mentir je trouve Alexis un peu plus belle ce me semble. O Dieux ! dit Astrée, me ferez vous ceste grace que je puisse encor une fois contenter mes yeux de ceste agreable veuë ? Et puis se tournant à Diane, & luy parlant à l'aureille : Je vous promets ma sœur que si je puis, j'auray ses bonnes graces, & que je seray refusée, ou je m'en iray avec elle pour me rendre Druyde. Mon Dieu ma sœur, dit Diane, ne parlons point de ceste separation, ou il faut que vous vous resolviez de nous emmener Philis & moy. Il n'est pas raisonnable, dit Astrée, toute contente de l'esperance qu'elle avoit, vous feriez trop de tort à Silvandre, & à Licidas, qui ne peuvent mais de ma faute. Diane vouloit respondre, mais Astrée luy fit signe du doit, qu'elle se teut, de peur qu'elles ne fussent ouyes. De ceste sorte ceste belle trouppe se retiroit au petit pas, & apres chacun se separa en sa cabane, apres avoir fait resolution d'aller le troisiesme jour visiter Adamas& la belle Alexis : Terme qu'Astrée trouvoit fort long & ennuyeux pour l'extréme desir qu'elle avoit de voir le visage tant aymé. Cependant que de son costé Celadon mouroit d'impatience de son retardement ; Amour se moquant ainsi de tous les deux, ne leur laissoit jouyr du bien qui estoit en leur puissance, s'il leur e[u]st permis de le sçavoir recognoistre.
FIN
de la deuxiesme partie d'Astrée de
Messire Honoré d'Urfé.